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La petite sonnerie mélodieuse fut aussitôt suivie par la voix neutre et métallique du roboréceptionniste:
— Son Excellence Valka Vahino, Envoyé Extraordinaire de la Ligue de Cundaloa auprès de la Confédération de Sol!
Les Terriens se levèrent poliment à son entrée. En dépit des conditions de pesanteur et de température beaucoup plus rudes sur la Terre, il se déplaçait avec cette aisance gracieuse caractéristique de sa race, et beaucoup parmi les Humains ne manquèrent pas d’être une nouvelle fois impressionnés par l’image de beauté qu’offrait le peuple issu de cette race.
Car on pouvait bien parler de peuple: les habitants de Cundaloa avaient en effet ce qu’il fallait d’humanoïde, du point de vue physique et mental, pour justifier cette désignation. Leurs différences d’avec les Humains de pure souche étaient relativement mineures et, en fait, ils alliaient le charme et l’exotisme souvent propres à ce qui est étranger à cette impression rassurante qu’ils donnaient de ne pas être fondamentalement autres.
Ralph Dalton laissa errer son regard sur l’ambassadeur. Valka Vahino était très représentatif de sa race, race constituée par des mammifères humanoïdes, bipèdes, avec un visage très proche de celui de l’Homme, dont il se distinguait seulement par l’extraordinaire finesse des traits, des pommettes placées très haut et d’immenses yeux noirs. Vahino était également un peu plus petit qu’un Terrien, plus mince, et se mouvait avec cette incomparable souplesse de mouvements silencieuse, féline. De longs cheveux d’un bleu brillant, qui encadraient un front très large et tombaient sur ses épaules étroites, faisaient un contraste particulièrement tranché, mais agréable à voir, avec la riche couleur dorée de sa peau. Il portait le traditionnel costume d’apparat de Luai, en vigueur sur Cundaloa — éclatante tunique argentée, cape pourpre d’où semblaient s’échapper, dans un scintillement pareil à celui d’étoiles fugitives, de petites étincelles de métal; bottes en cuir souple lamé, d’or. Sa main fine à six doigts tenait le bâton minutieusement sculpté, symbole de sa fonction, qui était les seules lettres de créance que lui avait remises sa planète.
Il s’inclina, dans un geste ondoyant qui ne portait aucun témoignage de servilité, et prit la parole dans un excellent terrien ou perçait simplement un peu de l’accent chantant, mélodieux de sa langue natale:
— La paix soit sur vos demeures! La Grande Maison de Cundaloa adresse son salut et ses vœux les plus bienveillants à ses frères de Sol. Son humble membre Valka Vahino parle en son nom en ami.
Quelques Terriens esquissèrent un salut d’un air embarrassé. La traduction de ce préambule devait donner quelque chose d’assez maladroit, pensa Dalton; pourtant la langue de Cundaloa était l’une des plus belles de toute la Galaxie.
Lui-même répondit, en s’efforçant d’observer la même gravité cérémonieuse:
— Salut et bienvenue. La Confédération de Sol reçoit le représentant de la Ligue de Cundaloa en toute amitié. Ralph Dalton, Président de la Confédération, parle en ce moment au nom du peuple du Système Solien.
Après quoi il leur présenta ses collaborateurs: ministres, conseillers techniques, membres de l’État-major des Armées, soit au total une assemblée assez importante. On pouvait considérer que l’essentiel de la puissance et de l’influence du Système Solien était représenté ici.
Dalton acheva son préambule:
— Ceci est une conférence préliminaire officieuse portant sur les propositions d’ordre économique faites récemment à votre gouv… à la Grande Maison de Cundaloa. Elle n’a aucune portée officielle, mais, du fait qu’elle est télévisée, je crois pouvoir dire que l’Assemblée Solienne se déterminera sur la base de ce qui aura été débattu dans le cadre de réunions comme celle-ci.
— Je le comprends et estime également que c’est une excellente idée.
Vahino attendit que les autres se fussent assis avant de prendre à son tour un fauteuil.
Il y eut un temps mort. Les yeux n’arrêtaient pas de se porter vers la pendule au mur. Vahino était arrivé très exactement à l’heure fixée, songeait Dalton, mais Skorrogan, de Skontar, était en retard. C’était un manque de tact de sa part, mais les habitudes des Skontariens étaient notoirement déplorables, aux antipodes en tout cas de l’aimable courtoisie des Cundaloiens; laquelle n’était nullement synonyme de faiblesse.
S’ensuivit alors, pour meubler ce temps mort, un échange de propos anodins tournant autour des impressions d’ordre touristique de Vahino. En fait, l’ambassadeur avait eu l’occasion de visiter le Système Solien à plusieurs reprises au cours de la dernière décennie, ce qui n’avait rien de surprenant, compte tenu des liens économiques étroits qui unissaient sa planète à la Confédération. Il y avait de nombreux étudiants Cundaloiens dans les universités terriennes et, avant la guerre, s’était développé un trafic important entre Sol et Avaiki. Ce trafic reprendrait certainement très bientôt, si notamment les dommages dus à la conflagration étaient réparés et…
— Il est évident, dit Vahino en souriant, que l’ambition de tout jeune anamai, de tout jeune homme de Cundaloa, est de se rendre sur Terre, quand ce ne serait qu’à titre purement touristique. Ce n’est pas simple flatterie de notre part que de dire que notre admiration pour vous et l’œuvre que vous avez accomplie est sans bornes.
— Cette admiration est réciproque, répondit Dalton. Votre culture, votre art, votre musique, votre littérature, tout cela rencontre un vaste engouement dans tout le Système Solien. De fait, beaucoup de monde, et pas seulement parmi les écoliers, apprennent le Luaien uniquement pour le plaisir de lire le Dvanagoa-Epai dans le texte. Les chanteurs cundaloiens, de l’artiste de concert à l’animateur de night-club, obtiennent un succès que beaucoup de professionnels leur envient. — Il sourit. — Vos jeunes gens ont beaucoup de mal à ne pas être trop sollicités par nos jeunes filles; et vos jeunes filles qui séjournent ici sont submergées d’invitations. Je présume d’ailleurs que seul le fait qu’il ne puisse y avoir d’enfants a empêché jusque-là le nombre de mariages d’être plus élevé qu’il ne l’est.
— Sincèrement, reprit Vahino, nous avons conscience chez nous que votre civilisation sert de modèle à toute la Galaxie; et pas seulement parce que la civilisation solienne est la plus avancée sur le plan technique, encore que ce facteur y soit naturellement pour beaucoup. C’est vous qui êtes venus jusqu’à nous avec vos vaisseaux spatiaux, votre énergie atomique, votre science médicale, entre autres apports — mais, après tout, nous pouvons apprendre toutes ces techniques et continuer à entretenir des relations depuis notre planète. Mais ce sont des initiatives telles que… eh bien telles que votre proposition d’aide actuelle, et ce, pour relever de leurs ruines des planètes situées à des années-lumière de chez vous, en insufflant dans nos foyers votre propre génie et vos propres ressources, alors que nous vous offrons si peu en retour, ce sont des initiatives comme celles-là, dis-je, qui font de vous la première race de la Galaxie.
— Nos motifs ne sont pas totalement désintéressés, comme vous le savez, souligna Dalton un peu gêné. Loin de là. Certes, nous agissons aussi par simple humanitarisme: nous ne pourrions laisser des races si proches de la nôtre connaître le besoin alors que le Système Solien et ses colonies ont de la richesse à revendre. Mais le sang avec lequel a été écrite notre propre histoire nous a appris que des projets tels que ce plan d’aide économique s’avèrent en fin de compte très profitables à leur instigateur. Lorsque nous aurons reconstruit Cundaloa et Skontar, lorsque nous aurons fait en sorte qu’elles produisent de nouveau, en modernisant leur industrie retardataire et en leur enseignant notre science, elles seront en mesure de commercer avec nous; car, après tous ces siècles, notre économie est demeurée essentiellement mercantile. Alors également nous aurons créé un lien trop étroit entre ces deux planètes pour que se reproduise une guerre désastreuse comme celle qui vient de se terminer. Et elles seront désormais des alliées pour nous contre toute culture, planète, système ou empire réellement étranger et menaçant avec lequel nous ayons un jour à entrer en conflit.
— Prions le Très-Haut que ce jour ne vienne jamais, déclara Vahino gravement. Nous avons connu assez de guerre.
La sonnerie retentit de nouveau, et le robot annonça de la même voix métallique parfaitement inhumaine:
— Son Excellence Skorrogan, fils de Valthak, Duc de. Kraakahaym, Envoyé Extraordinaire de Skontar auprès de la Confédération de Sol.
Tout le monde se leva de nouveau, peut-être un peu plus lentement cette fois, et Dalton surprit l’expression d’hostilité sur plusieurs visages, hostilité qui se changea tout juste en indifférence neutre au moment où le nouvel arrivant fit son entrée. Il était évident que les Skontariens n’étaient pas très populaires dans le Système Solien actuellement, et pour une part, ils devaient s’en prendre à eux. Mais force était d’admettre que, dans l’ensemble, ce n’était pas de leur faute.
Selon l’opinion la plus communément répandue, c’était Skontar qui portait la responsabilité de la guerre avec Cundaloa. En réalité, cette thèse n’avait aucun fondement. Un hasard malchanceux avait voulu que les deux soleils Skung et Avaiki, qui formaient un système séparé d’une demi-année-lumière environ, aient un compagnon que les Humains appelaient Allan, du nom de capitaine qui avait effectué la première expédition dans ce système. Et les planètes d’Allan étaient inhabitées.
Lorsque la technologie terrienne avait pénétré sur Skontar et Cundaloa, les premiers résultats en avaient été de faire de ces deux planètes, et en fin de compte de ces deux systèmes, des états rivaux qui lançaient des regards envieux vers les nouvelles planètes vertes d’Allan. Toutes deux y avaient fondé des colonies, les sources de conflit s’étaient alors multipliées, et il y avait eu finalement cette guerre de cinq ans qui avait dévasté les deux systèmes et s’était terminée par une paix négociée par l’entremise terrienne. Cet affrontement avait été un nouvel exemple de conflit entre deux impérialismes rivaux, comme il en avait existé souvent dans l’histoire humaine avant la Grande Paix et l’avènement de la Confédération. Les termes du traité étaient aussi équitables que possibles et les deux systèmes étaient sur les genoux. Il leur fallait respecter cette paix à présent, surtout à un moment où tous deux avaient un besoin impérieux de se ménager l’aide solienne en vue de la reconstruction.
Il n’en restait pas moins que l’Humain moyen aimait bien les Cundaloiens et, comme corollaire, détestait les Skontariens, sur qui il faisait retomber la responsabilité du conflit. D’ailleurs, dès avant la guerre même, ils étaient loin de jouir de la sympathie générale: leur isolationnisme, leur façon de s’accrocher à des traditions dépassées, leur accent âpre, leur attitude arrogante et jusqu’à leur simple apparence physique, tout plaidait contre eux.
Dalton avait eu du mal à convaincre l’Assemblée d’admettre la participation de Skontar aux conférences sur l’aide économique. Pour y parvenir, il avait fait ressortir que cette participation était essentielle non seulement en raison des ressources inappréciables que Skang pouvait leur fournir en échange, particulièrement ses minéraux, mais aussi par le fait qu’ils avaient ainsi l’occasion de se gagner l’amitié d’un empire virtuellement puissant et jusqu’ici éloigné.
Le programme d’aide n’était encore qu’à l’état de proposition. L’Assemblée devrait voter une loi prévoyant en détail qui bénéficierait de l’aide et à concurrence de combien, après quoi cette loi devrait faire l’objet de traités avec les planètes concernées. La réunion officieuse qui allait se tenir ici n’était que la première phase de cette procédure. Mais une phase cruciale, en fait.
Dalton s’inclina cérémonieusement pour saluer le Skontarien. L’envoyé répondit en frappant son énorme lance contre le sol, inclinant l’arme archaïque contre le mur et tendant son fulgureur dans son étui, côté manche. Dalton le prit avec précaution et le posa sur la table.
— Salut et bienvenue, commença-t-il comme Skorrogan ne disait toujours rien. La Confédération…
— Merci…
La voix était dans le registre de la basse rauque, un peu métallique et avec un très fort accent.
— Le Valtam de l’Empire de Skontar adresse son salut au Président de Sol par l’intermédiaire de Skorrogan, fils de Valthak, Duc de Kraakahaym.
Il se dressait de toute sa taille au milieu de la salle, semblant l’emplir toute entière de sa massive et rébarbative présence. Bien qu’habitant une planète où la pesanteur était plus élevée et la température plus basse, les Skontariens étaient une race d’individus de très haute taille — plus de deux mètres — et d’une carrure si impressionnante qu’ils en paraissaient presque trapus. On pouvait les classer dans la catégorie des humanoïdes, dans la mesure où l’on avait affaire à des mammifères bipèdes, mais la ressemblance s’arrêtait à peu près là. Sous un front très large et très bas et une épaisseur de sourcils inquiétante, les yeux de Skorrogan avaient la couleur dorée et la férocité des yeux d’un faucon. En guise de visage, un museau épaté dont la mâchoire était garnie d’une effrayante rangée de crocs; ses oreilles étaient arrondies et plantées très haut sur le crâne massif. Une fourrure brune très courte recouvrait son corps musculeux jusqu’au bout d’une longue queue qu’il ne cessait d’agiter, et une crinière rutilante encadrait sa tête et son cou. En dépit de ce qui devait être pour lui une température tropicale, il portait les fourrures et peaux revêtues traditionnellement chez lui lors des cérémonies officielles et une forte odeur âcre se dégageait de sa propre peau.
— Vous êtes en retard, fit l’un des ministres sur le ton de la courtoisie forcée. J’espère que vous n’avez rencontré aucune difficulté pour venir.
— Non, moi sous-estime temps nécessaire pour venir ici. Prière m’excuser.
En fait, il n’avait l’air nullement désolé: il se contenta de prendre le fauteuil qui se trouvait le plus près de lui pour y installer sa masse imposante et ouvrit sa serviette:
— Nous avons affaires à discuter, Messieurs?
— Euh… oui, en effet.
Dalton prit place au bout de la longue table de conférence:
— Encore que nous n’ayons pas à entrer dans le détail des données et chiffres au cours de cette discussion préliminaire: nous souhaiterions simplement nous mettre d’accord sur des points, des objectifs politiques généraux.
— Je suppose naturellement que vous voudrez une liste complète des ressources disponibles sur Avaiki et Skang, comme sur les colonies allaniennes? dit Vahino de sa voix douce. L’agriculture de Cundaloa et les mines de Skontar constituent déjà une base importante pour aboutir plus tard à la nécessaire indépendance économique.
— Ici intervient aussi l’aspect éducation, dit Dalton. Nous enverrons beaucoup d’experts, de conseillers techniques, d’enseignants…
— Et bien entendu se posera un problème d’effectifs militaires… commença le chef d’État-major.
— Skontar a armée à elle, l’interrompit Skorrogan sur un ton sec. Pas nécessité de discuter cela maintenant.
— Peut-être que non, en effet, intervint le Ministre des Finances d’un air doucereux. Sur quoi il alluma une cigarette.
— S’il vous plaît, Monsieur! — La voix de Skorrogan ressemblait carrément à un rugissement. — Pas fumer! Vous savez que Skontariens allergiques au tabac.