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Le Ministre des Finances écrasa sa cigarette. Sa main tremblait légèrement tandis qu’il lançait un regard furieux à l’envoyé skontarien. Il n’y avait en effet pas de quoi faire tant d’histoires, le système d’air conditionné chassant instantanément la fumée. Et, de toute façon, on ne parle pas sur ce ton à un ministre! Surtout quand on vient lui demander une aide…
— D’autres systèmes vont être concernés, s’empressa de reprendre Dalton pour essayer de dissiper l’atmosphère de gêne et de tension qui venait subitement de s’instaurer. Il ne s’agit pas seulement des colonies de Sol: je suppose que vos deux races vont s’étendre au-delà des limites de votre propre triple système, ainsi les ressources révélées par cette nouvelle colonisation…
— Nous serons obligés, fit Skorrogan avec aigreur. Après que traité nous a volé tout un quart planète… Aucune importance, prière m’excuser. C’est très désagréable être assis à même table qu’ennemi quand on se souvient que, pas longtemps encore, il était ennemi.
Cette fois le silence parut se prolonger une éternité. Éprouvant alors une sensation de malaise presque physique, Dalton réalisa que Skorrogan venait de détériorer irrémédiablement son image de marque. Au point que, même s’il prenait subitement conscience de la gravité de son comportement et tâchait de faire amende honorable — mais qui avait jamais vu un noble skontarien s’excuser de quoi que ce soit? — il serait de toute façon trop tard. Trop de millions de téléspectateurs venaient d’être témoins de son arrogance impardonnable. Trop d’hommes importants, tous les chefs de Sol, étaient assis à la même table que lui et pouvaient voir l’expression de mépris dans ses yeux et sentir l’odeur âcre, inhumaine, de sa peau.
Il n’y aurait pas d’aide pour Skontar.
Avec l’arrivée du crépuscule, des nuages s’étaient amoncelés derrière la ligne sombre de falaises qui s’étendaient à l’est de Geyrhaym, et un petit vent glacial soufflait dans la vallée en faisant entendre comme des chuchotements d’hiver. Il amenait avec lui les premiers flocons de neige, qui tourbillonnaient dans le ciel violacé que les dernières lueurs sanglantes du jour faisaient doucement rosir. Il y aurait certainement une tempête de neige avant la nuit.
Émergeant de l’obscurité, le spationef descendit et vint s’immobiliser sur son berceau. Derrière le petit spatioport s’étendait la ville de Geyrhaym, enveloppée dans le crépuscule et semblant se tasser pour se protéger du froid. Dans chacune des vieilles maisons à toit pointu on pouvait voir le flamboiement rutilant d’un feu, mais les rues sinueuses, pavées de galets, ressemblaient à des canyons déserts serpentant vers le sommet de la colline où se dressait, presque menaçant, le grand château des vieux barons. Le Valtam se l’était réservé pour son propre usage, et la petite Geyrhaym était à présent la capitale de l’Empire, car la fière Skirnor et la majestueuse Thruvang avaient été réduites à l’état de cratères radioactifs, et les bêtes sauvages hurlaient à la mort dans les ruines de l’ancien palais.
Skorrogan, fils de Valthak frissonna en descendant la rampe d’accès au sortir du sas. Skontar était une planète froide; même pour son propre peuple elle était froide. Skorrogan ramena frileusement les pans de son épaisse cape de fourrure autour de ses épaules.
Ils attendaient en bas de la rampe: tous les hauts dignitaires de Skontar. Sous son masque d’impassibilité, Skorrogan était tendu à l’extrême. Ce pouvait être la mort qui l’attendait dans ce groupe d’hommes silencieux, sinistres. En tout cas, sûrement la disgrâce…
Le Valtam lui-même était là, sa crinière blanche ondoyant sous le vent. Ses yeux dorés semblaient briller d’un éclat plus vif à la lumière du crépuscule, des yeux durs et féroces, comme éclairés par ce lugubre feu intérieur couvant sous la cendre, Son fils aîné et héritier présomptif, Thordin, se tenait à côté de lui. Les dernières lueurs du soleil faisaient rougeoyer la pointe de sa lance, d’où semblait couler du sang vers le ciel. Il y avait aussi les autres personnages puissants de Skang, les comtes des provinces de Skontar et des autres planètes. Et tous étaient là qui l’attendaient. Derrière eux, dans un alignement impeccable, un détachement de gardes de la Maison Impériale, casques et corselets étincelant sous le crépuscule; leur visage à chacun était dans l’ombre, mais la haine et le mépris s’irradiaient comme un souffle vivant de la masse qu’ils formaient.
Skorrogan s’avança vers le Valtam, frappa sa lance contre terre en guise de salut et inclina la tête exactement selon l’angle réglementaire. Il y eut alors un long silence uniquement rempli par le gémissement du vent. La neige commençait à être balayée de plus en plus fort à travers le spatioport.
Enfin le Valtam prit la parole sans même observer le cérémonial de bienvenue. Pour Skorrogan ce fut comme un soufflet en plein visage:
— Vous voici donc revenu!..
— Oui, Sire.
Skorrogan s’efforçait de conserver à sa voix un ton ferme, ce qui n’était guère aisé. Il n’avait pas peur de la mort, mais il était douloureusement difficile de supporter le poids de l’échec.
— Comme vous le savez, je suis au regret de vous informer de l’insuccès de ma mission.
— En effet, nous recevons des téléprogrammes ici, répondit le Valtam sur un ton acide.
— Sire, les Soliens offrent une aide pratiquement illimitée à Cundaloa et ils ont refusé la moindre aide à Skontar. Ni crédits, ni conseillers techniques, rien. Et nous ne devons guère attendre de commerce digne de ce nom et encore moins de visiteurs.
— Je sais, dit Thordin. Et c’est vous que nous avons envoyé pour obtenir leur aide.
— J’ai essayé, Sire.
Skorrogan se forçait à prendre le ton le plus neutre possible. Il savait qu’il était bien obligé de dire quelque chose, mais qu’ils ne comptent surtout pas qu’il plaide désespérément sa cause!
— Mais les Soliens ont un préjugé sans fondement à notre encontre, préjugé qui est en partie le corollaire direct de leur sympathie purement sentimentale envers Cundaloa, et en, partie due, j’imagine, au fait que nous sommes différents d’eux à de très nombreux points de vue.
— Ce fait ne date pas d’aujourd’hui, fit remarquer le Valtam sur un ton glacial. En outre les Mingoniens, qui sont encore moins humains que nous, ont reçu, eux, une aide appréciable de la part des Soliens. Ils ont obtenu le même type d’aide que Cundaloa va obtenir aujourd’hui et dont nous-mêmes aurions pu bénéficier. Nous qui ne désirions qu’entretenir de bonnes relations avec la plus grande puissance de la Galaxie, nous avions même l’occasion d’avoir bien plus que cela. Je sais de source bien informée dans quelles dispositions était la Confédération à notre égard: ils étaient tout prêts à nous aider pour peu que nous fassions preuve d’esprit coopératif. Nous aurions pu reconstruire, et même aller bien plus loin que cela…
Ses paroles semblèrent un moment rester un suspension dans l’air, déformées par le vent. Puis, lorsqu’il parla de nouveau, sa voix tremblait d’une colère véhémente:
— Je vous ai envoyé là-bas tout spécialement en qualité d’ambassadeur personnel pour recueillir l’aide généreusement offerte. Vous, en qui j’avais mis toute ma confiance et que je croyais conscient de notre cruelle situation… Arrrgh! — Il cracha par terre. — Et vous avez au contraire passé tout votre temps là-bas à vous montrer insultant, arrogant, grossier. Vous, vers qui tous les yeux de Sol étaient tournés, vous êtes fait l’incarnation parfaite de toute ce que les Humains jugent le plus insupportable chez nous. Il n’est pas étonnant que notre requête ait été repoussée! Vous pouvez même vous estimer heureux que Sol n’ait pas déclaré la guerre!
— Il n’est peut-être pas trop tard, intervint Thordin. Nous pouvons envoyer un autre…
— Non.
Le Valtam releva la tête dans un geste qui reflétait la fierté farouche, innée, de sa race et la grandeur spécifique d’une culture pour laquelle ne pas perdre la face avait toujours été plus important que conserver la vie.
— Skorrogan a été envoyé par nous en qualité de représentant accrédité. Le désavouer publiquement, présenter des excuses, non pour acte manifeste, sinon pour simple mauvaise conduite, signifierait se traîner aux pieds de la Galaxie… Non! Rien ne mérite pareille humiliation. Nous devrons simplement nous passer de Sol.
La neige tombait plus drue à présent, et les nuages étaient en train de masquer complètement le ciel, laissant encore scintiller quelques rares étoiles par endroits. Et il faisait froid, de plus en plus froid.
— Mais que le prix de notre honneur est lourd! fit Thordin, accablé. Notre peuple meurt de faim… alors que la nourriture de Sol pourrait le sauver. Ils n’ont que des guenilles pour se vêtir, alors que Sol auraient des vêtements à leur envoyer. Nos usines sont détruites ou périmées, notre jeunesse grandit dans l’ignorance de la civilisation et de la technologie galactiques: Sol nous aurait envoyé des machines et des techniciens pour nous aider à nous relever. Sol pourrait envoyer ses enseignants et nous deviendrions grands nous aussi… Mais c’est trop tard, trop tard. — Dans l’obscurité, ses yeux semblaient fouiller avec une expression à la fois incrédule et atterrée la conscience de ce Skorrogan qui avait été son ami. — Mais pourquoi avez-vous fait cela? Pourquoi?
— J’ai fait de mon mieux, répondit Skorrogan en se raidissant. Si je n’étais pas fait pour cette mission, vous n’auriez pas dû me choisir.
— Mais vous étiez fait pour cette mission, précisément, dit le Valtam. Vous étiez notre meilleur diplomate. Votre habileté, votre science de la psychologie extra-skontarienne, votre personnalité, tout cela faisait de vous un négociateur inestimable dans nos relations avec l’étranger. Et puis il a fallu que pour cette mission capitale, où rien ne laissait pourtant prévoir… Non, plus jamais!… — Sa voix devint presque un cri qui résonna contre le vent. — Plus jamais je ne pourrai avoir confiance en vous! Skontar saura que vous avez échoué.
— Sire… — La voix de Skorrogan tremblait subitement. — Sire, je viens d’entendre prononcés par votre bouche des mots qui, venant de tout autre, aurait signifié un duel sans merci. Si vous avez encore d’autres choses à me dire, parlez; sinon, permettez-moi de m’en aller.
— Je ne suis pas en droit de vous dépouiller de vos titres et possessions héréditaires, dit le Valtam. Mais il est désormais mis fin à vos fonctions au sein du gouvernement impérial, comme il vous sera dorénavant interdit d’apparaître à la Cour ou d’exercer le moindre mandat officiel. Je crains également qu’il ne vous reste plus beaucoup d’amis à partir de ce jour…
— Peut-être, en effet, dit Skorrogan. J’ai agi comme j’ai agi, et même si j’étais en mesure de fournir de plus amples explications à cet égard, cela me serait dorénavant impossible après avoir essuyé pareilles insultes. Mais, si vous souhaitez connaître mon opinion sur l’avenir de Skontar…
— Non, l’interrompit le Valtam. Vous avez déjà fait assez de mal comme cela.
— … Vous devrez prendre trois facteurs en considération, poursuivit Skorrogan comme si de rien n’était. — Il pointa sa lance en direction des quelques étoiles encore visibles. — En premier lieu, ces soleils là-bas. Ensuite, une certaine évolution scientifique et technologique sur notre planète — due en particulier aux travaux de Dyrin dans le domaine de la sémantique. Enfin, regardez autour de vous: regardez les maisons que vos pères ont bâties, regardez les vêtements que vous portez, écoutez aussi la langue que vous parlez. Et je vous le dis: vous viendrez me trouver dans une cinquantaine d’années pour me demander pardon!
Il rabattit sa cape contre sa poitrine, salua le Valtam et traversa le spatioport à longues enjambées en direction de la ville. Ils le suivirent tous du regard, l’amertume et l’étonnement dans les yeux.
La faim sévissait dans la ville; il la sentait presque de l’autre côté des murs sombres, cette faim d’un peuple en haillons, d’un peuple désespéré recroquevillé devant son feu; et il se demandait s’il survivrait à l’hiver. Il commença même à essayer d’imaginer combien mourraient, mais il n’osa pas pousser plus loin ses pensées.
Il entendit que quelqu’un chantait et s’arrêta. C’était un barde itinérant, qui allait de ville en ville en demandant l’aumône, et qui remontait en ce moment la rue, sa cape en lambeaux flottant autour de lui en une vision presque irréelle. Ses doigts maigres couraient le long de sa harpe et il chantait une vieille ballade qui exprimait à la fois l’âpre sonorité musicale et le cri véhément et farouche de la langue des ancêtres, la langue de Naarhaym de Skontar. Skorrogan s’amusa pendant quelques instants à en transposer quelques strophes en terrien:
Mais cela ne rendait rien. Ce n’était pas seulement qu’on n’y retrouvait pas le rythme martelé, la successions heurtée, métallique des syllabes, d’habitude presque aboyées, de même que l’enchevêtrement luxuriant de la rime et de l’allitération; il y avait aussi le fait que le sens se perdait à peu près complètement en terrien. Chaque concept était vidé de sa substance. Comment pouvait-on rendre par exemple un mot comme vorkansraavin par «voyage» et espérer obtenir davantage qu’un fragment d’idée mutilé? Non, décidément, les psychologies étaient trop différentes.
Et c’était là sans doute qu’il trouverait la réponse à donner aux hauts dignitaires. Mais ils n’en sauraient jamais rien, ils en étaient incapables. Pendant ce temps, il se retrouvait seul et l’hiver était déjà revenu.
Assis dans son jardin, Valka Vahino laissait le soleil baigner son corps entièrement nu. Il ne lui était pas arrivé souvent, ces derniers jours, d’avoir l’occasion de se livrer à aliacaui — quel était cet ancien équivalent en terrien? Ah, oui, la «sieste». Mais cette traduction n’était pas fidèle: un Cundaloien qui se repose ne dort pas l’après-midi; il reste assis ou s’allonge dehors, en laissant le soleil pénétrer jusque dans ses os ou au contraire une pluie tiède tomber sur lui comme une bénédiction, pendant qu’il laisse vagabonder son esprit. Les Soliens appelaient cela «rêverie», mais ce n’en était pas exactement: c’était plutôt… non, il n’y avait vraiment pas de terme rigoureusement équivalent. «Récréation psychique» était une formule maladroite, et les Soliens ne comprendraient jamais.
Parfois il semblait à Vahino qu’il n’avait jamais réellement pris de repos depuis une éternité d’années. Ç’avaient été d’abord les urgentes et impitoyables nécessités de sa charge en temps de guerre, puis cette période trépidante de voyages dans le Système Solien, et enfin sa nomination par la Grande Maison, il y a trois ans, en qualité officielle de chargé de relations au plus haut niveau, en partant du principe qu’il était l’homme connaissant le mieux les Soliens dans toute la Ligue.
Peut-être était-ce vrai, en effet: il avait passé énormément de temps chez eux et il les aimaient bien en tant que race et en tant qu’individus. Mais… par tous les esprits, ils avaient une manière incroyable de concevoir le travail! Comme s’ils avaient des démons aux trousses!
Certes, il n’existait pas trente-six façons de reconstruire, de réformer les vieilles méthodes et de saisir cette fantastique nouvelle richesse qui n’attendait plus que d’être créée. Mais, en ce moment, il trouvait suprêmement apaisant de se reposer dans son jardin, entouré de ces grandes fleurs dorées aux longues tiges recourbées qui répandaient dans l’air d’été leur parfum qui vous inclinait au sommeil, bercé par le bourdonnement de quelques insectes à miel et la naissance d’un nouveau poème dans la tête.
Les Soliens paraissaient éprouver des difficultés à comprendre une race de poètes. A comprendre par exemple que le plus pauvre et le plus stupide des Cundaloiens puisse s’étendre au soleil et composer des poèmes. En fait, chaque race a ses talents bien à elle. Qui pouvait rivaliser avec le génie technicien que possédait les Humains?
Les vers aux sonorités limpides commençaient à faire un chant majestueux dans sa tête. Il les pétrit, les modela de nouveau, peaufinant chaque syllabe et reformant l’ensemble d’une façon définitive avec un sentiment de délice. Celui-ci serait bon, très bon! Il passerait à la postérité, il serait chanté encore dans un siècle, et personne n’oublierait Valka Vahino. Il laisserait même un souvenir au titre de maître-composeur de vers: Alia Amaui cauianriho, valana, valana, vro!