124251.fb2 La main tendue - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

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— Pardonnez-moi, Monsieur, mais Mr. Lombard désire vous voir.

La voix provenait d’un rayon sonique du roboréceptionniste que Lombard lui-même avait offert à Vahino. Le Cundaloien avait ressenti toute l’incongruité qu’il y avait à incorporer le métal brillant de l’appareil au milieu des boiseries sculptées et des tapisseries anciennes qui décoraient son appartement, mais il n’avait pas voulu vexer l’auteur du cadeau. En outre, l’appareil s’avérait utile.

Lombard, chef de la Commission Solienne de Reconstruction, était l’Humain le plus important dans le système avaikien. De plus, en ce moment, Vahino pouvait apprécier la courtoisie d’un homme qui se déplaçait pour venir le voir au lieu de l’envoyer simplement chercher. Seulement… pourquoi fallait-il qu’il choisisse spécialement ce moment pour venir?

— Dites à Mr. Lombard que j’arrive dans un instant.

Vahino alla mettre un vêtement. Les Humains ne s’étaient pas encore complètement faits à la nudité qui était chose courante chez les Cundaloiens. Puis il passa dans le hall d’attente. Il y avait disposé quelques fauteuils destinés aux Terriens qui n’appréciaient pas de devoir s’asseoir sur une natte tissée — autre incongruité! A son entrée, Lombard se leva.

L’homme était petit, trapu, avec une épaisse broussaille de cheveux gris surmontant un visage marqué de cicatrices. Il avait gravi les échelons, partant du niveau d’ouvrier et passant par celui d’ingénieur, jusqu’au poste de Haut Commissaire, et il portait encore sur lui les marques du combat incessant qu’il avait dû mener. Il s’attaquait au travail avec ce qui ressemblait presque à un furieux désir de vengeance personnelle, ce qui le rendait parfois plus dur que l’acier. Mais le reste du temps, c’était une personne agréable qui témoignait d’une gamme étonnante d’intérêts et de connaissances. Sans oublier naturellement qu’il avait fait des miracles pour le Système Avaikien.

— Paix sur votre maison, frère, dit Vahino.

— Comment allez-vous? fut le salut moins cérémonieux du Solien.

Comme son hôte faisait signe à des domestiques, il s’empressa de poursuivre:

— Non, je vous en prie, épargnons-nous le cérémonial habituel de votre hospitalité. Je l’apprécie beaucoup, mais je ne pense pas que ce soit le moment de nous installer tranquillement devant un repas pour discuter de sujets culturels pendant trois heures avant de nous mettre à travailler. Je souhaiterais d’ailleurs… Enfin, vous êtes de cette planète, moi pas: aussi j’aimerais que vous donniez personnellement des instructions autour de vous — avec le plus de tact possible naturellement — pour que soient abandonnés ce genre de préliminaires.

— Mais… ils font partie de nos plus anciennes traditions…

— Précisément! Ancien équivaut souvent à rétrograde, donc retardant le progrès. Loin de moi l’intention d’être désobligeant, Mr. Vahino; je souhaiterais que nous autres Soliens ayons des coutumes aussi agréables que les vôtres. Mais pas… pendant les heures de travail. Vous me comprenez?

— Eh bien… oui… je suppose que vous avez raison. Cela ne convient certainement pas à un type de civilisation industrielle moderne, chose que nous sommes en train d’essayer de construire, naturellement.

Vahino s’installa dans un des fauteuils et offrit une cigarette à son visiteur. Fumer était l’un des vices typique de Sol, sans doute le plus facilement transmis et sûrement le plus facilement défendable. Vahino alluma sa cigarette avec la béatitude du néophyte.

— C’est exactement cela, reprit Lombard. Et c’est précisément pour discuter de cette question que je suis venu vous voir, Mr. Vahino. Je n’ai aucune doléance particulière à formuler, mais je constate simplement l’existence d’une foule de petits problèmes auxquels vous seuls, Cundaloiens, pouvez apporter une solution. Nous autres Soliens ne le pourrions pas et ne souhaitons pas de toute façon nous immiscer dans vos affaires internes. Mais il vous faut changer certaines choses, sinon nous ne serons plus du tout en mesure de vous aider.

Vahino se doutait plus ou moins de ce qui allait suivre: cela faisait malheureusement quelque temps déjà qu’il s’y attendait et il ne voyait pas très bien ce qu’il pouvait y faire. Pour le moment, il se contenta de tirer une bouffée de sa cigarette et de laisser filtrer lentement la fumée entre ses lèvres tout en prenant une expression d’interrogation polie. Puis, se rappelant que les Soliens n’étaient pas habitués à interpréter les nuances dans l’expression du visage comme une forme de langage, il dit tout haut:

— Dites le fond de votre pensée, je vous en prie. Croyez bien que je n’y vois à priori aucune intention d’offenser.

— Très bien. — Lombard se pencha en avant, croisant et décroisant sans arrêt ses mains dans un geste de nervosité. — Il est un fait patent que toute votre culture, toute votre psychologie ne sont pas adaptées aux nécessités de la civilisation moderne. Cet état de choses peut changer, mais le changement devra être radical. Vous pouvez y arriver — par des lois, par des campagnes d’information, par une modification du système d’éducation, et cetera. Mais il faut absolument que tout cela se fasse.

— Tenez, par exemple, prenons simplement cette coutume de la sieste. A l’heure où je vous parle et dans cette zone de votre planète, aucune machine ne tourne pratiquement, personne n’est au travail: tout le monde est en train de se dorer au soleil, qui composant un poème, qui fredonnant une chanson, qui encore dormant tout simplement. Il reste encore toute une civilisation à construire, Vahino! Des plantations, des mines, des usines, des cités entières à l’aire tourner, à surveiller. Vous n’y arriverez certainement pas au régime de quatre heures de travail par jour!

— Non. Mais peut-être n’avons-nous pas l’énergie de votre race. Vous êtes une espèce hyperactive, vous savez.

— Ce sont des choses qui s’apprennent. Le travail n’a pas nécessairement besoin d’être éreintant. Le but recherché en mécanisant votre culture est précisément de vous soulager de l’effort physique et de l’incertitude due à une totale dépendance de la terre. Et une société mécanisée ne peut s’embarrasser de toutes ces vieilles croyances, rites, coutumes, traditions qui sont les vôtres. Ce temps est révolu. La vie est trop courte, et le style de la vôtre n’est pas adapté à cette réalité. Vous êtes encore comme les Skontariens, qui n’en finissent plus de trimbaler partout leurs lances ridicules alors qu’elles ont perdu toute utilité depuis très longtemps.

— La tradition fait la vie… le sens de la vie…

— La civilisation de la machine a sa propre tradition: vous l’apprendrez. Elle a son propre sens, et je pense que c’est celui de l’avenir. Si vous persistez à vous accrocher désespérément à des habitudes périmées, vous ne rattraperez jamais l’histoire. Tenez, votre système monétaire…

— Il est pratique.

— Dans son propre domaine, peut-être. Mais comment pourrez-vous commercer avec Sol si vous continuez à gager vos crédits sur l’argent-métal alors que ceux de Sol représentent une quantité actuarielle abstraite? Vous devrez, là encore, adopter notre système pour les besoins de votre commerce extérieur — comme vous pourriez du reste le faire, pendant que vous y êtes, sur le plan intérieur. Parallèlement, vous devrez apprendre le système métrique si vous voulez utiliser nos machines ou vous faire comprendre de nos savants. Vous devrez aussi adopter… eh bien, tout!

«Votre type de société même est en cause. On ne s’étonne plus que vous n’ayez pas exploité les planètes de votre propre système quand on sait que tout le monde chez vous insiste pour être enterré dans son lieu de naissance! C’est un souci honorable, certes, mais qui ne devrait pas avoir autant d’importance, et dont vous devrez vous débarrasser si vous voulez un jour partir à la conquête des étoiles.

«Même votre religion… Excusez-moi, mais vous devez prendre conscience que beaucoup de ses aspects ont été catégoriquement désapprouvés par la science moderne.

— Je suis agnostique, fit observer Vahino sans se départir de son calme. Mais la religion de Mauiroa a une profonde signification pour beaucoup de gens.

— Si la Grande Maison nous permet d’amener quelques missionnaires, nous pourrons les convertir, par exemple, au Néopanthéisme — religion qui, soit dit en passant, apporte à mon avis bien plus de réconfort sur le plan individuel et contient certainement bien plus de vérité scientifique que votre mythologie. Si votre peuple doit continuer à avoir une foi, celle-ci ne doit pas entrer en conflit avec des faits que l’expérience, dans le cadre d’une technologie moderne, fera bientôt apparaître comme incontestables.

— Peut-être. Et je suppose aussi que notre système de relations familiales est trop compliqué et rigide pour une société industrielle moderne… Oui… je me rends compte que cela implique bien davantage qu’une simple transformation d’équipement technique.

— Absolument. Il s’agit d’une complète transformation des mentalités. — Lombard esquissa un geste d’apaisement. — Mais je suis sûr que vous y parviendrez. Vous étiez d’ailleurs en train de construire des vaisseaux spatiaux et des centrales nucléaires au moment du départ d’Allan. Je suggère simplement que vous accélériez quelque peu le processus.

«J’allais oublier le problème de la langue… A cet égard, et sans vouloir faire preuve de chauvinisme, j’estime que tous les Cundaloiens devraient se voir enseigner le solien. Il serait étonnant qu’ils n’aient pas à s’en servir à un moment ou à un autre de leur vie, sans parler de vos savants et de vos techniciens qui auront à l’utiliser sur le plan professionnel. Les langues de Laui et de Muara, ainsi que toutes les autres, sont très belles, mais elles ne sont pas appropriées à des concepts scientifiques. Il suffit de regarder ne serait-ce que l’agglutination des mots… Franchement, vos ouvrages de philosophie me font parfois l’effet de… ne m’en veuillez pas de vous dire ça, mais d’un véritable baragouin. Beau peut-être, mais totalement vide de sens. Votre langue manque vraiment trop de… précision.

— Araclès et Vranamaui ont pourtant été considérés de tout temps comme des modèles de pensée limpide, souligna Vahino d’un air navré. Et je dois avouer de mon côté que je ne saisis pas toujours clairement la pensée de vos Kant, Russell ou même Korzybski… Mais je suppose que cela vient de ce que mon esprit n’est pas familiarisé avec certains modes de pensée. Au demeurant, vous avez certainement raison, et la jeune génération se retrouvera probablement en plein accord avec vous. J’en parlerai à la Grande Maison et obtiendrai peut-être que quelque chose soit entrepris dès maintenant. Mais, quoi qu’il en soit, vous n’aurez pas à attendre beaucoup d’années: tous nos jeunes n’ont de cesse aujourd’hui qu’ils ne soient devenus ce que vous souhaitez. Ce sont eux la voie de notre réussite.

— En effet. — Lombard prit un instant un air songeur. — Parfois je me prends à souhaiter que la réussite ne s’obtienne pas toujours à un tel prix. — Se ressaisissant: — Mais il vous suffit de regarder l’exemple de Skontar pour vous rendre compte combien des sacrifices sont souvent nécessaires.

— Pourtant… ils ont fait des miracles au cours de ces trois dernières années. Ils se sont relevés de la grande famine, ils ont reconstruit par leurs propres moyens; ils ont même envoyé des explorateurs prospecter d’éventuelles colonies parmi les étoiles. Vahino esquissa un sourire amer. — Je n’aime pas nos anciens ennemis, mais je ne peux faire autrement que de les admirer.

— Ils ont du courage, reconnut Lombard. Mais que vaut le courage seul? Ils sont toujours en train de se débattre dans un fouillis de structures et d’habitudes périmées. Déjà la production globale de Cundaloa est trois fois supérieure à la leur. Leur œuvre de colonisation n’est tout au plus qu’une initiative mineure due à quelques centaines d’individus, c’est tout. Certes, Skontar peut subsister, mais elle sera toujours une puissance de dixième ordre. Sous peu même, elle deviendra un état satellite de Cundaloa.

«Et ce n’est pas qu’ils manquent de ressources, naturelles ou autres, mais, ayant envoyé promener notre offre d’aide comme ils l’ont fait, ils se sont mis tout seuls à l’écart du grand courant de la civilisation galactique. Pire même, ils sont en train d’essayer d’élaborer des principes et des méthodes scientifiques comme nous en connaissions déjà il y a cent ans, et ils s’éloignent tellement de la vérité que j’en rirais si ce n’était pas si pathétique. Leur langue non plus, comme la vôtre, n’est absolument pas adaptée à la pensée scientifique et ils continuent à traîner derrière eux des chaînes de traditions complètement rouillées.

J’ai par exemple vu quelques-uns des vaisseaux spatiaux qu’ils ont conçus eux-mêmes au lieu de copier les modèles soliens: ils sont ridicules d’aberration technologique! Ils en arrivent à passer par une cinquantaine de modes d’approche différents pour essayer désespérément de trouver le seul valable, comme nous y sommes nous-mêmes parvenus il y a déjà très longtemps. Des sphères, des ovales, des cubes… J’ai même entendu dire que quelqu’un pensait pouvoir construire! un vaisseau tétraédrique!

— Peut-être est-ce possible, fit Vahino d’un air songeur. La géométrie riemannienne sur laquelle est fondée la balistique interstellaire pourrait permettre…

— Mais non! La Terre a déjà expérimenté cette méthode et en est arrivée à la conclusion qu’elle ne pouvait pas marcher. Seul un cerveau dérangé — et, en s’isolant ainsi, les savants skontariens sont en train de devenir une race de cerveaux dérangés — peut continuer à croire qu’elle est applicable. Nous autres Humains avons eu de la chance, c’est tout. Nous avions nous aussi un long passé historique derrière nous avant que notre culture s’éveille à une mentalité appropriée à une civilisation scientifique. Au début, notre technologie en était au point mort. Par la suite nous avons atteint les étoiles. D’autres races peuvent y parvenir elles aussi, mais elles devront d’abord adopter le type de civilisation adéquat, la mentalité adéquate; et, sans notre aide, Skontar, comme n’importe quelle autre planète, n’a aucune chance de faire évoluer cette mentalité pour les nombreux siècles à venir. Ce qui me fait penser, d’ailleurs…

Lombard fouilla dans sa poche:

— J’ai ici un journal édité par l’une des sociétés savantes de Skontar. Vous constaterez en passant qu’un certain courant d’informations continue à circuler entre nos planètes; il n’y a pas d’embargo officiel d’un côté ni de l’autre. Disons simplement que Sol a renoncé à Skang dans la mesure où celui-ci représente une mauvaise affaire. Quoi qu’il en soit… _ Il finit par trouver son journal. — … un de leurs philosophes, Dyrin, est en train d’effectuer un certain travail en matière de sémantique générale, travail qui a l’air de susciter pas mal d’enthousiasme chez eux. Vous lisez le skontarien, n’est-ce pas?

— Oui. J’étais au service des renseignements de l’armée pendant la guerre. Permettez?..

Vahino parcourut le journal jusqu’à ce qu’il trouve l’article et commença à traduire tout haut:

— «Les précédents ouvrages de l’auteur montraient que le principe de non-élémentalisme n’est nullement une proposition universelle en soi mais doit faire l’objet au contraire de certaines réserves d’ordre psycho-mathématique qui s’élèvent dès que l’on prend en compte le champ de broganar… «Broganar: c’est un mot que je ne comprends pas.»… lequel se combine avec des nucléons d’onde électroniques pour…»

— Mais que veut dire tout ce charabia? explosa Lombard.

— Je ne sais pas, dit Vahino d’un air désolé. La mentalité skontarienne m’est aussi étrangère à moi qu’à vous.

— Ce n’est que du charabia! répéta Lombard. Assaisonné de ce fichu dogmatisme si cher aux Skontariens. — Il jeta le journal dans le petit brasero en bronze, où le feu commença instantanément son travail de destruction. — N’importe qui ayant un minimum de connaissances en sémantique générale, ou ne serait-ce qu’un atome de bon sens, se rendrait compte que ce sont des inepties flagrantes.

Pour finir, il esquissa un petit sourire navré en secouant la tête:

— Une race de cerveaux dérangés!…

* * *