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Thordin XI, Valtam de l’Empire de Skontar agita doucement sa tête ornée seulement d’une crinière très mince:
— Ma foi… je pense que c’est tout à fait possible. Encore que la semaine prochaine m’eut convenu davantage.
— Permettez-moi d’insister pour demain.
La nuance implorante dans cette requête n’avait pas échappé à Thordin:
— Soit. Mais que va-t-il donc se passer demain?
— J’aimerais vous emmener faire un petit tour sur Cundaloa.
— Cundaloa? Mais… pourquoi Cundaloa? Et pourquoi spécialement demain?
— Je vous le dirai à ce moment-là.
Skorrogan inclina la tête, cette tête dont la crinière était toujours aussi épaisse bien que complètement blanche à présent, et il coupa le télécran de son côté.
Thordin sourit d’un air quelque peu intrigué. Skorrogan était un curieux personnage à pas mal de titres, mais… malgré tout la vieillesse rassemble: il y avait une nouvelle génération, et encore une autre derrière, qui se pressaient sur leurs talons.
Sans doute une trentaine d’années d’existence en quasi-ostracisme avaient-elles changé l’ancien Skorrogan optimiste et sûr de lui. Mais du moins ne l’avaient-elles pas aigri. Quand la lente mais sûre réussite de Skontar était devenue si évidente que son propre échec pouvait être oublié, le cercle de ses amis s’était de nouveau resserré autour de lui. Il vivait encore seul la plus grande partie du temps, mais il n’était désormais plus indésirable partout où il allait. Thordin, en particulier, s’était rendu compte que leur ancienne amitié pouvait revivre comme avant, et il leur arrivait souvent de se rendre visite, le Valtam à la Citadelle de Kraakahaym, Skorrogan au Palais. Thordin avait même de nouveau offert au vieux noble un poste au sein du Haut Conseil, mais l’autre avait refusé, et dix autres années — n’était-ce pas même vingt? — s’étaient ainsi écoulées sans que Skorrogan fut investi d’autre mandat que ses fonctions héréditaires de duc. Jusqu’à ce jour où, pour la première fois, quelque chose qui ressemblait à une faveur venait d’être demandée par lui… Oui, Thordin irait demain. Au diable le travail pour une fois! Les monarques méritent bien des vacances eux aussi.
Thordin se leva de son fauteuil et s’approcha en boitant de la grande fenêtre. Le nouveau traitement à base de glandes endocrines contre les rhumatismes faisait des merveilles, mais ses effets n’étaient pas encore complets. Il frissonna légèrement en contemplant dans la vallée la neige chassée par le vent. L’hiver était de retour.
Les géologues disaient que Skontar était en train d’entrer dans une nouvelle ère glaciaire. Mais on n’en arriverait jamais à un stade avancé: dans une dizaine d’années les ingénieurs météorologiques auraient perfectionné leurs techniques, et les glaciers seraient tous repoussés vers le nord. Mais, en attendant, il faisait froid dehors; tout était recouvert par la neige et un vent glacial mugissait entre les tours du Palais.
Ce devait être l’été en ce moment, dans l’hémisphère sud; les champs devaient être verts, et dans le ciel bleu et chaud devait monter l’a fumée qui sortait des petites maisons individuelles. Qui avait dirigé cette mission scientifique déjà? Ah oui: le fils d’Aesgayr Haasting. Son travail dans le domaine de l’agronomie et de la génétique avait permis à une population de petits propriétaires indépendants de produire de la nourriture en quantité suffisante pour la nouvelle civilisation scientifique. La notion de citoyen libre, colonne vertébrale de Skontar tout au long de son histoire, ne s’était pas éteinte.
D’autres choses avaient changé, bien sûr. Thordin ne put s’empêcher de sourire en revoyant à quel point le Valtamat avait changé au cours des cinquante dernières années. C’était l’œuvre de Dyrin en matière de sémantique générale qui, en servant de base à toutes les sciences, avait conduit aux nouvelles techniques psychosymbologiques de gouvernement. Skontar n’avait plus d’empire que le nom aujourd’hui. Elle avait mis en application avec succès le paradoxe d’un état libertaire doté d’un gouvernement non électif et efficace. Il n’y avait lieu que de s’en féliciter naturellement, car c’était là ce vers quoi Skontar évoluait lentement et douloureusement depuis le début de, son histoire. Et puis la nouvelle science était venue accélérer le processus et permettre de ramener des siècles d’évolution à deux courtes générations. Mais pendant que la physique et la biologie se transformaient de façon stupéfiante, il était étonnant de constater que les arts, la musique, la littérature, tout cela n’avait pratiquement pas changé, que l’artisanat se maintenait, que l’on parlait toujours l’ancien haut-naarhaym.
Tel avait été le cours des choses. Thordin retourna à son bureau. Il y avait encore pas mal de questions à examiner; comme par exemple celle de la colonie sur la Planète d’Aesric. Mais qui penserait pouvoir gérer plusieurs centaines de colonies interstellaires prospères sans rencontrer quelques difficultés? L’empire était en sécurité. Et il se développait.
Comme ils étaient loin aujourd’hui de ce fameux jour de désespoir, il y a cinquante ans, et de la famine, de la peste et de la désolation qui avaient suivi! Oui, très loin! Thordin n’était même pas sûr de mesurer exactement tout le chemin parcouru.
Il prit le microlecteur et parcourut les pages du document étalé sur son bureau. Il ne maîtrisait pas les nouvelles techniques comme la jeune génération, qui était formée à ces techniques pratiquement depuis la naissance, mais ce qu’il en savait était suffisant pour lui permettre d’assimiler rapidement les données, de les intégrer à un ensemble dans son subconscient et de produire presque instantanément une série de calculs de probabilités. Il se demandait même comment il avait pu survivre autrefois en raisonnant à partir d’une base purement consciente.
Thordin émergea de la rampe juste à l’extérieur de la Citadelle de Kraakahaym. Skorrogan avait fixé le lieu de rencontre à cet endroit, plutôt qu’à l’intérieur, parce qu’il aimait le panorama qu’on y avait sous les yeux. Le Valtam devait admettre qu’il était majestueux, même un peu vertigineux: il consistait en une perspective tourmentée de rochers gris à pic, d’aspect lugubre, et de nuages éclatés par le vent, le tout se prolongeant sur une centaine de mètres jusqu’à la vallée verte tout au fond. Au-dessus de Thordin se dressaient les immenses remparts à créneaux, avec le kraakar aux ailes noires qui avait donné son nom à l’endroit, planant et croassant dans le ciel. Le vent grondait autour du Valtam, poussant devant lui une neige très blanche et très dure.
Les gardes levèrent leur lance en guise de salut. Ils n’avaient pas d’autre arme, et les fulgureurs aux murs du château étaient en train de rouiller irrémédiablement. Il n’y avait pas besoin d’armes au cœur! d’un empire qui venait seulement après les dominions de Sol. Skorrogan attendait dans la grande cour. Cinquante années avaient à peine voûté son dos ou ôté sa férocité à l’éclat doré de ses yeux. Pourtant il semblait à Thordin que son visage exprimait aujourd’hui une sorte d’impatience, de passion couvant sous la cendre. Comme quelqu’un qui attendrait d’arriver au bout d’un! voyage.
Skorrogan lui adressa les paroles rituelles de bienvenue et l’invita à entrer.
— Non, non, merci, dit Thordin. J’ai vraiment beaucoup de travail. J’aimerais que nous partions tout de suite si c’est possible.
Visiblement le duc non plus n’était pas mécontent de ne pas perdre de temps. Sans attendre davantage, il le conduisit à son vaisseau stationné derrière la citadelle. C’était un petit robonef luisant qui possédait la forme, devenue courante dans la flotte spatiale skontarienne, d’un tétraèdre. Ils montèrent et s’installèrent dans leurs sièges, au centre de l’appareil, d’où ils avaient la meilleure vue.
— A présent, fit Thordin, peut-être allez-vous me dire pourquoi vous tenez à aller à Cundaloa aujourd’hui?
Skorrogan lui lança un regard dans lequel on pouvait| sentir une ancienne douleur se raviver.
— Aujourd’hui, dit-il lentement, cela fera très exactement cinquante ans jour pour jour que je suis revenu de Sol.
— Oui? Eh bien?…
Thordin était intrigué mais se sentait aussi quelque peu mal à l’aise. Cela ne ressemblait pas au vieux noble taciturne de remuer ainsi les cendres.
— Vous ne vous souvenez probablement pas, reprit Skorrogan, mais si vous faites un effort pour l’extirper de votre subconscient, vous reverrez ce jour où j’ai dit aux dignitaires qu’ils pourraient venir me trouver dans cinquante ans pour me demander pardon.
— Vous tenez à vous justifier, si je comprends bien.
Thordin n’éprouvait aucune surprise: c’était typiquement dans la psychologie skontarienne. Mais il n’en continuait pas moins à se demander de quoi il pouvait bien être question de s’excuser.
— Oui, répondit Skorrogan. A ce moment-là, je ne pouvais pas m’expliquer: personne ne m’aurait écouté, et même moi, je n’étais pas absolument sûr que j’avais agi comme il le fallait. — Il sourit tandis que ses mains fines se posaient sur les commandes. — A présent je le suis. Le temps est venu justifier mon acte. Et je veux racheter tout l’honneur que j’ai perdu ce jour-là en vous montrant aujourd’hui que je n’avais pas vraiment échoué. Au contraire, j’ai pleinement réussi. Voyez-vous, c’est exprès que j’avais éconduit les Soliens.
Il appuya sur le bouton de propulsion principal et le vaisseau traversa une demi-année-lumière d’espace. Le grand bouclier bleu de Cundaloa roulait majestueusement devant leurs yeux, irradiant une douce lumière sur un fond de millions d’étoiles scintillantes.
Thordin ne disait rien. Il laissait simplement la déclaration qu’il venait d’entendre s’insinuer dans tous les compartiments de son esprit. Sa première réaction émotionnelle était la constatation à peine surprise que, subconsciemment, il s’attendait à quelque chose de ce genre. Il n’avait jamais réellement cru, au plus profond de lui-même, que Skorrogan ait été un incapable. Pas plus qu’un traître, non, mais… Disons qu’il était permis toutefois de se demander à quoi il voulait en venir.
— Vous n’avez pas souvent été à Cundaloa depuis la guerre, n’est-ce pas? demanda Skorrogan.
— Non, en effet: seulement trois fois, et dans le cadre de visites de travail extrêmement brèves. C’est un système prospère. L’aide solienne les a remis complètement sur pied.
— Prospère… certes, ils le sont…
Pendant un instant, un sourire retroussa le coin des lèvres de Skorrogan, mais c’était un petit sourire triste, comme s’il essayait de pleurer sans y parvenir. Il reprit:
— Nous avons affaire à un petit système très actif qui a réussi, avec ses trois colonies parmi les étoiles.
D’un geste brusque chargé de colère, il pressa les commandes d’atterrissage et le robonef vint se poser doucement dans un coin du grand spatioport de Cundaloaville. Aussitôt les robots du berceau se mirent au travail, procédant aux vérifications d’usage après avoir étalé un champ de force autour de l’appareil.
— Et… maintenant? interrogea Thordin.
Il se sentit brusquement saisi d’une violente appréhension: il savait déjà vaguement qu’il n’aimerait pas ce qu’il allait voir.
— Nous allons simplement nous promener un peu à travers la capitale, répondit Skorrogan. Avec peut-être quelques petites incursions dans certains coins un peu plus retirés de la planète. Je tenais à ce que nous venions ici discrètement, incognito, parce quel c’est la seule manière de voir le monde réel, l’existence de tous les jours des êtres vivants qui l’habitent: c’est tellement plus important et fidèle que n’importe quelles statistiques ou tableaux économiques. Je veux vous montrer ce dont j’ai sauvé Skontar. — Il esquissa un sourire dans lequel perçait une pointe de satisfaction. — J’ai donné ma vie pour ma planète, Thordin. Cinquante ans de cette vie en tout cas; cinquante années de solitude et de disgrâce.
Ils traversèrent au milieu d’un bruit assourdissant l’immense étendue d’acier et de béton qui les séparait des portes de la ville. Là, ils furent aussitôt dans l’énorme flux de gens qui entraient et sortaient, un flux incessant, témoignage de la formidable énergie sans cesse en mouvement de la civilisation solienne. Une partie non négligeable de cette population grouillante présentait une apparence humaine et venait à Avaiki pour son travail ou pour ses loisirs; il y avait aussi quelques représentants d’autres races. Mais la grande masse était naturellement constituée par les Cundaloiens d’origine. On avait d’ailleurs parfois quelque difficulté à les distinguer des Humains. Après tout, les deux espèces se ressemblaient, et comme, de plus, les Cundaloiens portaient tous des vêtements soliens…
Tout étourdi par le brouhaha de voix, Thordin secouait la tête avec une expression d’ébahissement dans le regard. Il dut presque crier pour parler à Skorrogan:
— Je n’arrive pas à comprendre ce qu’ils disent. Je connais pourtant le cundaloien, les deux langues Laui et Muara, mais…
— Il n’y a rien d’étonnant à cela, lui dit Skorrogan. La plupart parlent solien. Les langues natales sont en train de disparaître rapidement.
Un Solien grassouillet en vêtement de sport criard était en train d’interpeller un commerçant qui, impassible, se tenait sur le seuil de sa boutique:
— Hé, toi! Toi donner à moi souvenir, là, vite vite!…