124251.fb2 La main tendue - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 5

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— Du solien petit nègre, fit Skorrogan avec une grimace. Lui aussi est en voie de disparition, étant donné que les tous jeunes Cundaloiens apprennent entièrement la manière correcte de parler. Mais les touristes, eux, n’apprendront jamais.

Il lança un regard menaçant à l’adresse du touriste solien et, l’espace d’un instant, il fit le geste de porter la main à son fulgureur.

Mais non… les temps ont changé. On ne supprime pas quelqu’un parce qu’il s’est simplement trouvé vous déplaire personnellement. Même pas sur Skontar. Cela ne se fait plus.

Le touriste se retourna et faillit lui rentrer dedans.

— Oh! je suis vraiment désolé! fit-il aussi poliment qu’il le put. J’aurais dû faire attention où je marchais.

— Cela n’avoir pas d’importance, dit Skorrogan en haussant les épaules.

Alors le Solien se mit à lui parler dans un haut-naarhaym laborieux encore alourdi par un fort accent:

— Permettez-moi cependant de vous présenter toutes mes excuses. Puis-je vous offrir un verre?

— Pas d’importance, répéta Skorrogan, agacé.

— Quelle planète! Aussi arriérée que… que Pluton! D’ici, je me rends à Skontar ensuite: j’espère y décrocher un contrat, car au moins vous savez vous y prendre en affaires, vous autres Skontariens!

Skorrogan le gratifia d’un regard de profond mépris et tourna les talons, tirant littéralement Thordin par le bras pour l’entraîner à sa suite. Lorsqu’ils eurent parcouru une centaine de mètres, le Valtam s’enquit:

— Mais que vous est-il arrivé? Il faisait tous ses efforts pour être courtois envers nous. Est-ce parce que vous ne pouvez pas vous empêcher de détester les Humains?

— Je les aime bien dans l’ensemble, mais par leurs touristes. Louons le Destin que nous n’ayons pas beaucoup de représentants de cette engeance sur Skontar. Je n’ai rien à redire à propos de leurs ingénieurs, hommes d’affaires et étudiants; je me réjouis même que nos relations avec Sol soient suffisamment étroites pour que nous puissions recevoir en grand nombre les membres de ces catégories. Mais que le Destin nous préserve éternellement des touristes!

— Pourquoi?

Skorrogan désigna d’un geste rageur une affiche illuminée par le néon:

— Voilà pourquoi!

Et il traduisit du solien:

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DE L’ANCIENNE CUNDALOA!

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— La religion de Mauiroa représentait quelque chose autrefois, expliqua-t-il. Elle reposait sur une noble foi, même si elle comportait certains aspects peu scientifiques. Ces aspects auraient pu être changés…. mais il est trop tard maintenant. La plupart des Cundaloiens sont ou bien néopanthéistes, ou bien agnostiques, et ils célèbrent les anciens rites pour de l’argent. Comme un spectacle!

«Cundaloa n’a pas perdu ses vieilles maisons, son folklore, sa musique, tout ce que sa culture compte de pittoresque: mais elle est devenue consciente, précisément, que c’est pittoresque, ce qui est pire.

— Je ne vois pas très bien ce qui vous rend si furieux, dit Thordin. Les temps ont changé. Il en est de même sur Skontar.

— Pas de cette façon. Regardez autour de vous! Vous n’avez jamais été dans le Système Solien, mais vous en avez certainement vu des photos. Vous devez alors vous rendre compte que ceci est une cité solienne typique — un peu arriérée peut-être, mais typique. Vous ne trouverez aucune cité dans le Système Avaikien qui ne soit essentiellement… humaine.

«Vous ne trouvez plus ici d’art original, de littérature, de musique originales: seulement des imitations bon marché de produits soliens, ou alors carrément l’expression archaïque de traditions parfaitement dépassées, une contrefaçon romantique du passé. Vous ne trouvez plus de science qui ne soit essentiellement solienne, de machines qui soient fondamentalement différentes de celles des Soliens: vous verrez peu de maisons qui se distinguent réellement des constructions humaines. L’ancienne société est morte; il n’en reste aujourd’hui que quelques infimes fragments. La cellule familiale, base même de toute culture propre, a disparu, et les liens consécutifs au mariage sont aussi distendus que sur la Terre elle-même. L’amour de la terre natale n’existe plus. Il ne reste pratiquement plus de fermes tribales: les jeunes affluent, tous dans les villes pour gagner toujours plus d’argent. Ils mangent les produits fabriqués par des usines alimentaires de type solien, et l’on ne fait plus de cuisine originale que dans quelques restaurants très chers. «Il n’existe plus de poterie artisanale, de vêtements tissés à la main. Tout le monde ne porte plus aujourd’hui que ce qui sort d’une usine. Il n’y a plus de bardes pour chanter les vieux lais d’autrefois et en composer de nouveaux. On ne regarde plus que le télécran maintenant. Il n’y a plus de philosophes de l’école aracléienne ou vranamauienne, mais désormais seulement quelques mauvais ouvrages opposant Aristote à Korzybski ou traitant de la théorie du savoir de Russell…

La phrase de Skorrogan resta en suspension, inachevée. Au bout d’un moment de silence, Thordin reprit la parole d’une voix douce:

— Je vois ce que vous voulez dire: Cundaloa s’est aliénée au modèle solien, c’est cela?

— Exactement. Et cela était inévitable à partir du moment où ils acceptaient l’aide de Sol. Ils étaient obligés d’adopter la science solienne, l’économie solienne, et finalement toute la culture solienne. Parce que c’était le seul modèle qui paraissait concevable aux Humains qui prenaient la direction de la reconstruction. Et, comme cette culture semblait avoir fait ses preuves, Cundaloa l’a adoptée. A présent il est trop tard pour espérer pouvoir revenir en arrière. De toute façon, personne ne veut plus retourner en arrière.

"Ce phénomène s’est déjà produit, vous savez. J’ai étudié l’histoire de Sol. Bien avant que la race humaine ait atteint les autres planètes de son système, il existait de nombreuses cultures, souvent radicalement différentes les unes des autres. Mais en fin de compte, une seule, celle de ce qui s’appelait la Société Occidentale, est parvenue à acquérir une supériorité technologique tellement écrasante que… eh bien, qu’aucune autre n’a pu coexister avec elle. Pour être concurrentielles, elles ont dû adopter les techniques de l’Occident. Et quand l’Occident les a aidées à rattraper leur retard, il les a évidemment aidées selon le modèle occidental. C’est ainsi qu’avec les meilleures intentions du monde l’Occident a fait disparaître tous les autres modes de civilisation.

— Et c’est de cela que vous vouliez nous sauver? interrogea Thordin. Je comprends votre point de vue en un sens. Pourtant je me demande si la valeur sentimentale attachée à de vieilles institutions compensait des millions de vies perdues, une décade de sacrifices et de souffrances.

— C’était bien plus que du sentiment! fit Skorrogan avec véhémence. Ne voyez-vous donc pas? L’avenir est dans la science, c’est vrai. Pour parvenir à un résultat, nous devions en passer par la science. Mais la science solienne était-elle la seule possible? Fallait-il que nous devenions des Humains de second ordre pour survivre?… Ou pouvions-nous choisir résolument une voie inédite, où nous n’aurions pas à porter le fardeau écrasant que représentait l’influence d’un type de civilisation hautement développé mais essentiellement autre. J’ai pensé que nous pouvions. J’ai pensé que nous devions.

«Voyez-vous, aucune race non humaine ne pourra jamais devenir vraiment une race humaine digne de ce nom. Les psychologies, les métabolismes, les instincts, les types de pensée, tout est trop différent. Une race peut parvenir à saisir les caractéristiques d’une mentalité qui n’est pas la sienne, mais jamais complètement. Voyez déjà les difficultés que l’on éprouve à transposer d’une langue à l’autre. Et toute pensée est un langage, et le langage reflète les types fondamentaux de pensée. Même si elles sont les plus précises, les plus rigoureuses, les plus hautement élaborées que l’on puisse imaginer, la philosophie et la science d’une espèce donnée ne seront jamais totalement compréhensibles pour une autre espèce. Parce que, à partir d’une même réalité de base, chacune tirera des abstractions sensiblement différentes.

«Je voulais nous empêcher de devenir les esclaves spirituels de Sol. Skang était en retard: elle devait changer ses habitudes. Mais pourquoi le faire en adoptant un modèle totalement étranger? Pourquoi ne pas suivre plutôt une voie naturelle pour nous, notre voie?

Skorrogan haussa les épaules avant de conclure:

— C’est ce que j’ai fait. C’était un formidable pari, mais il a réussi. Nous avons sauvé notre culture; elle reste la nôtre. Poussés par la nécessité à devenir une civilisation scientifique, nous avons évolué selon nos propres méthodes.

«Vous connaissez le résultat. La sémantique de Dyrin a pris son essor, alors que les savants soliens la vouaient à l’échec dès le début. Nous avons mis au point le vaisseau tétraédrique, que tous les ingénieurs humains jugeaient inconcevable, et nous traversons aujourd’hui la Galaxie pendant qu’une flotte spatiale ancienne fait le trajet de Sol a Alpha du Centaure. Nous avons perfectionné l’utilisation de l’espace, la psychosymbologie propre à notre race — et qui n’est valable pour aucune autre — le nouveau système agronomique qui sauvegarde l’existence du propriétaire individuel, institution qui est le fondement de notre culture. Bref, tout! En cinquante ans, Cundaloa a été révolutionnée, mais Skontar s’est révolutionnée: il existe entre les deux un univers de différence.

«Et nous avons par-là même sauvé les valeurs immatérielles qui nous sont propres: l’art, l’artisanat, les coutumes originales de notre peuple, la musique, la langue, la littérature, la religion. L’ampleur de notre réussite ne nous a pas seulement emmenés jusqu’aux étoiles, faisait de nous l’une des grandes puissances de la Galaxie, elle est en train de provoquer une renaissance du culte de ces valeurs intangibles comme en ont connu peu d’Ages d’Or dans l’histoire de la civilisation. Et ce, uniquement parce que nous sommes restés nous-mêmes.

Il se tut, et Thordin ne trouva rien à dire pendant un moment. Ils étaient arrivés dans une petite rue plus tranquille située dans un vieux quartier où la plupart des maisons remontaient à une époque antérieure à la venue des Soliens, et où l’on pouvait encore voir porter le vieux costume original cundaloien. Un groupe de touristes humains en visite dans ce secteur de curiosités était agglutiné autour d’un étalage de poterie en plein air.

— Eh bien, qu’en pensez-vous? interrogea Skorrogan au bout d’un moment. N’êtes-vous pas convaincu?

Thordin se caressa le menton dans un geste embarrassé:

— Je ne sais pas. Tout ceci est si nouveau, si brusque pour moi. Peut-être avez-vous raison, peut-être pas. Il faut que je réfléchisse un peu.

— J’ai eu cinquante ans pour y réfléchir moi-même fit Skorrogan sur un ton glacial. Je suppose que vous avez droit à quelques minutes.

Ils s’approchèrent de l’étalage. Un vieux Cundaloien était assis derrière, au milieu d’un bric-à-brac d’articles divers, de vases, bols, coupes aux couleurs brillantes. De l’artisanat du pays. Une touriste était en train de marchander un article.

— Regardez, dit Skorrogan à Thordin. Avez-vous déjà vu de l’artisanat cundaloien? Ceci n’est qu’une production bon marché fabriquée en milliers d’exemplaires pour les touristes. Tout, dans la conception comme dans la façon, sent la mauvaise qualité. Pourtant, chaque dessin, chaque ligne avait une signification autrefois.

Leur regard tomba sur un vase posé à côté du vieil artisan, et même le Valtam, pourtant peu sujet aux manifestations extérieures d’émotion, ne put s’empêcher de laisser échapper un «oh!» d’admiration. Quelle lumière dans ce vase! On aurait pu croire qu’il vivait. Quelqu’un avait mis toute sa passion, tout son amour dans la perfection dépouillée, lumineuse, du

dessin et la grâce des longues courbes lisses. Peut-être l’auteur avait-il pensé: «Ce vase continuera à vivre même après ma mort.»

Skorrogan ne put retenir lui non plus une exclamation d’appréciation:

_ Voilà un vase ancien authentique. Il doit bien avoir un siècle. Une véritable pièce de musée! Comment peut-il se trouver ici?