124274.fb2 La nuit des temps - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 1

La nuit des temps - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 1

1968

Ma bien-aimée, mon abandonnée, ma perdue, je t’ai laissée là-bas au fond du monde, j’ai regagné ma chambre d’homme de la ville avec ses meubles familiers sur lesquels j’ai si souvent posé mes mains qui les aimaient, avec ses livres qui m’ont nourri, avec son vieux lit de merisier où a dormi mon enfance et où, cette nuit, j’ai cherché en vain le sommeil. Et tout ce décor qui m’a vu grandir, pousser, devenir moi, me paraît aujourd’hui étranger, impossible. Ce monde qui n’est pas le tien est devenu un monde faux, dans lequel ma place n’a jamais existé.

C’est mon pays pourtant, je l’ai connu...

Il va falloir le reconnaître, réapprendre à y respirer, à y faire mon travail d’homme au milieu des hommes. En serai-je capable ?

Je suis arrivé hier soir par le jet australien. A l’aérogare de Paris-Nord, une meute de journalistes m’attendaient, avec leurs micros, leurs caméras, leurs questions innombrables. Que pouvais-je répondre ?

Ils te connaissaient tous, ils avaient tous vu sur leurs écrans la couleur de tes yeux, l’incroyable distance de ton regard, les formes bouleversantes de ton visage et de ton corps. Même ceux qui ne t’avaient vue qu’une fois n’avaient pu t’oublier. Je les sentais, derrière les réflexes de leur curiosité professionnelle, secrètement émus, déchirés, blessés... Mais peut-être était-ce ma propre peine que je projetais sur leurs visages, ma propre blessure qui saignait quand ils prononçaient ton nom...

J’ai regagné ma chambre. Je ne l’ai pas reconnue. La nuit a passé. Je n’ai pas dormi. Derrière le mur de verre, le ciel qui était noir devient blême. Les trente tours de la Défense se teintent de rosé. La tour Eiffel et la tour Montparnasse enfoncent leurs pieds dans la brume. Le Sacré-Cœur a l’air d’une maquette en plâtre posée sur du coton. Sous cette brume empoisonnée par leurs fatigues d’hier, des millions d’hommes s’éveillent, déjà exténués d’aujourd’hui. Du côté de Courbevoie, une haute cheminée jette une fumée noire qui essaie de retenir la nuit. Sur la Seine, un remorqueur pousse son cri de monstre triste. Je frissonne. Jamais, jamais plus je n’aurai chaud dans mon sang et dans ma chair...

Le Dr Simon, les mains dans les poches, le front appuyé au mur de verre de sa chambre, regarde Paris, sur lequel le jour se lève. C’est un homme de trente-deux ans, grand, mince, brun. Il est vêtu d’un gros pull à col roulé, couleur pain brûlé, un peu déformé, usé aux coudes, et d’un pantalon de velours noir. Sur la moquette, ses pieds sont nus. Son visage est mangé par les boucles d’une courte barbe brune, la barbe de quelqu’un qui l’a laissée pousser par nécessité. A cause des lunettes qu’il a portées pendant l’été polaire, le creux de ses yeux apparaît clair et fragile, vulnérable comme la peau cicatrisée d’une blessure. Son front est large, un peu caché par les premières boucles des cheveux courts, un peu bombé au-dessus des yeux, traversé par une profonde ride de soleil. Ses paupières sont gonflées, le blanc de ses yeux est strié de rouge. Il ne peut plus dormir, il ne peut plus pleurer, il ne peut pas oublier, c’est impossible...

L’AVENTURE commença par une mission des plus banales, la routine, le quotidien, l’ordinaire. Il y avait des années que le travail sur le continent antarctique n’était plus l’affaire des intrépides, mais celle des sages organisateurs. On avait tout le matériel qu’il fallait pour lutter contre les inconvénients du climat et de la distance, pour connaître ce qu’on cherchait à savoir, pour assurer aux chercheurs un confort qui eût mérité au moins trois étoiles – et tout le personne nécessaire possédant toutes les connaissances indispensables. Quand le vent soufflait trop fort, on s’enfermait et on le laissait souffler ; quand il s’apaisait, on ressortait et chacun faisait ce qu’il avait à faire. On avait découpé sur la carte le continent en tranches de melon, et la mission française implantée de façon permanente à la base Paul-Emile Victor avait découpé sa tranche en petits rectangles et trapèzes qu’elle explorait systématiquement l’un après l’autre. Elle savait qu’il n’y avait rien d’autre à trouver que de la glace, de la neige et du vent, du vent, de la glace et de la neige. Et, au-dessous, des roches et de la terre comme partout. Cela n’aurait rien d’exaltant, mais c’était passionnant quand même, parce qu’on était loin de l’oxyde de carbone et des embouteillages, parce qu’on se donnait une petite illusion d’être un petit morceau de héros explorateur bravant les horribles dangers, et parce qu’on était entre copains.

Le groupe venait de terminer l’exploration du trapèze 381, le dossier était clos, un double était parti au Siège à Paris, il fallait passer à la suite. Bureaucratiquement, du 381, on aurait dû sauter sur le 382, mais ça ne se passait quand même pas comme ça. Il y avait les circonstances, les impondérables, et le besoin d’un minimum de variété.

La mission venait justement de recevoir un nouvel appareil de sondage sous-glaciaire de conception révolutionnaire et que son constructeur prétendait capable de déceler les moindres détails du sol sous plusieurs kilomètres de glace. Louis Grey, le glaciologue, trente-sept ans, agrégé de géographie, brûlait de le mettre à l’épreuve en comparant son travail à celui des sondeurs classiques. Il fut donc décidé qu’un groupe irait faire un relevé du sol sous-glaciaire au carré 612, qui se situait à quelques centaines de kilomètres à peine du pôle Sud.

En deux voyages, l’hélicoptère lourd déposa les hommes, leurs véhicules et tout leur matériel sur le lieu d’opération.

L’endroit avait déjà été grossièrement sondé par les méthodes et les engins habituels. On savait que des profondeurs de 800 à 1000 mètres de glace voisinaient avec des gouffres de plus de 4000 mètres. Aux yeux de Louis Grey, il constituait un champ d’expérience idéal pour tester le nouvel appareil. C’était, croyait-il, ce qui avait motivé son choix. Personne, aujourd’hui, n’ose plus le croire. Avec tout ce qui a été révélé depuis, comment pourrait-on encore penser que ce fut le hasard seul, ou une quelconque raison raisonnable, qui fit venir ces hommes avec tout le matériel nécessaire en ce point précis du continent, plutôt qu’en tout autre point de ce désert de glace plus grand que l’Europe et les Etats-Unis réunis ?

Beaucoup d’esprits sérieux pensent maintenant que Louis Grey et ses camarades ont été « appelés ». Par quel procédé ? Cela n’a pas été éclairci par la suite. Il n’en a même pas été question. Il y avait des problèmes bien plus énormes et plus urgents à élucider. Toujours est-il que Louis Grey, onze hommes et trois snodogs[1] se posèrent exactement à l’endroit où il fallait.

Et deux jours après, tous ces hommes savaient qu’ils étaient venus à la rencontre d’un événement inimaginable. Deux jours... Comment parler ici de jours et de nuits ? On était au début de décembre, c’est-à-dire en plein été austral. Le soleil ne se couchait plus. Il tournait autour des hommes et des camions, sur le bord de leur monde rond, comme pour les surveiller de loin et partout. Il passait vers 9 heures du soir derrière une montagne de glace, reparaissait vers 10 heures à son autre extrémité, semblait vers minuit sur le point de succomber et de disparaître sous l’horizon qui commençait à l’avaler. Il se défendait en se gonflant, en se déformant, devenait rouge, gagnait la bataille et reprenait lentement ses distantes et sa ronde de sentinelle. Il découpait autour de la mission un immense disque blanc et bleu de froid et de solitude. De l’autre côté, plus loin que ces bords lointains sur lesquels il montait la garde, derrière lui, il y avait la Terre, les villes et les foules, et les campagnes avec des vaches, de l’herbe, des arbres, des oiseaux qui chantent.

Le Dr Simon en avait la nostalgie. Il n’aurait pas dû être là. Il achevait un séjour de trois ans, presque ininterrompu, dans les différentes bases françaises de l’Antarctique, et il était plus que fatigué. Il aurait dû prendre l’avion pour Sydney. Il était resté, à la demande de son ami Louis Grey, pour accompagner sa mission, le Dr Jaillon, son remplaçant, étant occupé à la base par une épidémie de rougeole.

Cette rougeole était invraisemblable. Il n’y a presque jamais de malades en Antarctique. On dirait que les microbes ont peur du froid. Les médecins n’ont guère à soigner que les accidents. Et parfois les gelures des nouveaux arrivants, qui ne savent pas encore s’empêcher d’être imprudents. D’autre part, la rougeole a à peu près disparu de la face de la Terre depuis la mise au point du vaccin buccal que tous les nourrissons avalent dans leurs premiers biberons. Malgré ces évidences, il y avait la rougeole à Base Victor. Un homme sur quatre, environ, grelottait de fièvre dans son lit, la peau transformée en tissu à pois.

Louis Grey ramassa une poignée de rescapés, dont le Dr Simon, et les embarqua en hâte pour le point 612, en souhaitant que le virus ne les suivît point.

S’il n’y avait pas eu la rougeole...

Si ce jour-là, au lieu de grimper dans l’hélicoptère, je m’étais embarqué avec mes cantines dans l’avion de Sydney, si du haut de son décollage vertical, avant qu’il ne s’élançât en rugissant vers les terres chaudes, j’avais dit adieu pour toujours à la base, à la glace, au monstrueux continent froid, que serait-il advenu ?

Qui aurait été près de toi, ma bien-aimée, au moment terrible ? Qui aurait vu à ma place ? Qui aurait su ?

Celui-là aurait-il crié, hurlé le nom ? Moi, je n’ai rien dit. Rien...

Et tout s’est accompli...

Depuis, je me répète qu’il était trop tard, que si j’avais crié, cela n’aurait rien changé, que j’aurais simplement été accablé sous le poids d’un désespoir inexpiable. Pendant ces quelques secondes, il n’y aurait pas eu assez d’horreur dans le monde pour emplir ton cour.

C’est cela que je me redis sans cesse, depuis ce jour, depuis cette heure : « Trop tard... trop tard... trop tard... »

Mais peut-être est-ce un mensonge que je mâche et remâche, dont j’essaie de me nourrir pour tenter de vivre...

ASSIS sur une chenille du snodog, le Dr Simon rêvait à un croissant trempé dans un café-crème. Trempé, juteux, ramolli, mangé en l’aspirant, à la façon d’un malotru. Mais un malotru debout devant un comptoir parisien, les pieds dans la sciure, au coude à coude avec les hargneux du matin, partageant leur premier plaisir de la journée, peut-être le plus grand, celui de s’éveiller tout à fait en ce lieu de première rencontre avec les autres hommes, dans la tiédeur et les courants d’air et la merveilleuse odeur du café express.

Il n’en pouvait plus de toute cette glace et de ce vent, et de ce vent, et de ce vent qui ne cessait jamais de s’appuyer sur lui, sur eux, sur tous les hommes de l’Antarctique, toujours du même côté, avec ses mains trempées dans le froid de l’enfer, de les pousser tous sans arrêt, eux et leurs baraques et leurs antennes et leurs camions, pour qu’ils s’en aillent, qu’ils débarrassent le continent, qu’ils les laissent seuls, lui et la glace mortelle, consommer éternellement dans la solitude leurs monstrueuses noces surglacées...

Il fallait être vraiment obstiné pour résister à son obstination. Simon était arrivé au bout de la sienne. Avant de s’asseoir, il avait posé une couverture pliée en quatre sur la chenille du snodog, afin que la peau de ses fesses n’y restât pas collée avec son slip, son caleçon de laine et son pantalon.

Il faisait face au soleil et se grattait les joues au fond de sa barbe, en se persuadant que le soleil le réchauffait, bien qu’il lui dispensât à peu près autant de calories qu’une lanterne à huile accrochée à trois kilomètres. Le vent essayait de lui rabattre le nez vers l’oreille gauche. Il tourna la tête pour recevoir le vent de l’autre côté. Il pensait à la brise de mer le soir à Collioure, si tiède, et qu’on trouve fraîche parce qu’il a fait si chaud dans la journée. Il pensait au plaisir incroyable de se déshabiller, de se tremper dans l’eau sans se transformer en iceberg, de s’allonger sur les galets brûlants... Brûlants !... Cela lui parut si invraisemblable qu’il ricana.

— Tu te marres tout seul maintenant ? dit Brivaux. Ça va pas mieux... Tu couves la rougeole ?

Brivaux était arrivé derrière lui, le sondeur sur le ventre, pendu à une large courroie qui passait derrière son col en peau de loup.

— J’étais en train de penser qu’il y a des endroits du monde où il fait chaud, dit Simon.

— C’est pas la rougeole, c’est la méningite... Reste pas assis comme ça, tu vas te geler la rate... Tiens, viens voir un peu ça...

Il lui désignait le cadran du sondeur, avec sa feuille enregistreuse déjà en partie enroulée. C’était le modèle courant avec lequel il venait de prospecter le secteur qui lui avait été affecté.

Simon se leva et regarda. Il ne connaissait pas grand-chose à la technique. Le mécanisme du corps humain lui était plus familier que celui d’un simple briquet à gaz. Mais il avait eu le temps, depuis trois ans, de se familiariser avec les dessins que traçait, sur le papier magnétique, le trembleur au graphite des sondeurs portatifs.

Cela ressemblait, en général, à la coupe d’un terrain vague, ou d’un éboulis, ou de n’importe quoi qui ne ressemblait à rien. Or, ce que lui montrait Brivaux, cela ressemblait à quelque chose...

A quoi ?

A rien de connu, rien de familier, mais...

Son esprit habitué à faire la synthèse des symptômes pour en tirer un diagnostic, comprit tout à coup ce qu’il y avait d’inhabituel dans ce relevé du sol glaciaire. La ligne droite n’existe pas dans la nature brute. La ligne courbe régulière non glus. Le sol brutalisé, raboté, mélangé au cours des âges géologiques par les formidables forces de la Terre, est partout totalement irrégulier. Or, ce que le sondeur de Brivaux avait inscrit sur le papier, c’était une succession de courbes et de droites. Interrompues et brisées, mais parfaitement régulières. Que le sol pût présenter un tel profil, cela était tout à fait improbable, et même impossible. Simon en tira la conclusion évidente :

— Il y a quelque chose de coincé dans ton machin...

— Et toi, tu as quelque chose de coincé là-dedans ?

Brivaux se frappait le front du bout de son index ganté.

— Ce « machin » fonctionne au poil. Je voudrais fonctionner aussi bien que lui jusqu’à mon dernier jour. C’est là-dessous qu’il y a quelque chose qui ne va pas...

Il tapota la surface de la glace du talon de sa botte fourrée.

— Un profil pareil, c’est pas possible, dit Simon.

— Je sais, ça a pas l’air vrai.

— Et les autres ? Qu’est-ce qu’ils ont trouvé ?

— J’en sais rien. Je vais leur filer un coup de trompette...