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Il se tut. Ils la regardèrent. Ses paupières tremblaient.
— Essayez... Encore... Nous sommes vos amis... Courage...
Et les yeux s’ouvrirent.
On ne s’y habituait pas. On ne pouvait pas s’y habituer. On n’avait jamais vu d’yeux aussi grands, d’un bleu aussi profond. Ils avaient un peu pâli, ils n’étaient plus du bleu de fond de la nuit, mais du bleu d’après le crépuscule, du côté d’où la nuit vient, après la tempête, quand le grand vent a lavé le ciel avec les vagues. Et des poissons d’or y sont restés accrochés.
— Regardez !... Regardez !... disait la voix. Où est mange-machine ?
Devant ses yeux, deux mains tenaient une image, la remplaçaient par une autre, une autre... C’étaient des images représentant des objets qui lui étaient familiers.
— Mange-machine ?... Où est mange-machine ? Manger ? Vivre ? Pourquoi ? A quoi bon ?
— Regardez !... Regardez !... Où est mange-machine ?... Où est mange-machine ?
Dormir... Oublier... Mourir...
— Non ! Ne fermez pas les yeux ! Regardez !... Regardez encore... Ce sont les objets qu’on a trouvés avec vous... L’un d’eux doit être mange-machine. Regardez !... Je vais les montrer encore... Si vous voyez mange-machine, fermez les yeux, et rouvrez-les...
A la sixième photo, elle ferma les yeux, et les rouvrit.
— Vite ! dit Simon.
Il tendit la photo à Hoover qui se précipita dehors avec le poids et la vitesse d’un cyclone.
C’était un des objets non encore examinés, qu’on avait replacés dans le socle, à côté de l’arme.
Il est bon d’expliquer rapidement ce qui rendit si difficile le déchiffrage et la compréhension de la langue d’Eléa. C’est qu’en réalité, ce n’est pas une langue, mais deux : la langue féminine langue masculine, totalement différentes l’une de l’autre dans leur syntaxe comme dans leur vocabulaire. Bien entendu, les hommes et les femmes comprennent l’une et l’autre, mais les hommes parlent la langue masculine, qui a son masculin et son féminin, et les femmes parlent la langue féminine, qui a son féminin et son masculin. Et dans l’écriture, c’est parfois la langue masculine, parfois la langue féminine qui sont employées, selon l’heure ou la saison où se passe l’action, selon la couleur, la température, l’agitation ou le calme, selon la montagne ou la mer, etc. Et parfois les deux langues sont mêlées.
Il est difficile de donner un exemple de la différence entre la langue-lui et la langue-elle, puisque deux termes équivalents ne peuvent être traduits que par le même mot. L’homme dirait : « qu’il faudra sans épines », la femme dirait : « pétales du soleil couchant », et l’un et l’autre comprendraient qu’il s’agit de la rose. C’est un exemple approximatif : au temps d’Eléa les hommes n’avaient pas encore inventé la rose.
« DE mange-machine ». C’était bien trois mots, mais, selon la logique de la langue d’Eléa, c’était aussi un seul mot, ce que les grammairiens français auraient appelé un « nom », et qui servait à désigner « ce-qui-est-le-produit-de-la-mange-machine ». La mange-machine, c’était la-machine-qui-produit-ce-qu’on-mange.
Elle était posée sur le lit, devant Eléa, que l’on avait assise et que des oreillers soutenaient. On lui avait donné les « vêtements » trouvés dans le socle, mais elle n’avait pas eu la force de les mettre. Une infirmière avait voulu lui passer un pull-over, elle avait eu alors un réflexe de recul avec sur le visage une telle expression de répulsion qu’on n’avait pas insisté. On l’avait laissée nue. Son buste amaigri, ses seins légers tournés vers le ciel étaient d’une beauté presque spirituelle, surnaturelle. Pour qu’elle ne prenne pas froid, Simon avait fait pousser la température de la chambre. Hoover transpirait comme un glaçon sur le gril. Il avait déjà mouillé sa veste, mais les chemises de tous les autres étaient à tordre. Une infirmière distribua des serviettes blanches pour essuyer les visages. Les caméras étaient là. L’une d’elles diffusa un gros plan de la mange-machine. C’était une sorte de demi-sphère verte, tachetée d’un gros nombre de touches de couleur disposées en spirale de son sommet jusqu’à sa base, et qui reproduisaient, en plusieurs centaines de nuances différentes, toutes les couleurs du spectre. Au sommet se trouvait un bouton blanc. La base reposait sur un socle en forme de court cylindre. Le tout avait le volume et le poids d’une moitié de pastèque. Eléa essaya de soulever sa main gauche. Elle n’y parvint pas. Une infirmière voulut l’aider. Simon l’écarta et prit la main d’Eléa dans la sienne.
Gros plan de la main de Simon soutenant la main d’Eléa et la conduisant vers la sphère mange-machine.
Gros plan du visage d’Eléa. De ses yeux. Lanson ne pouvait s’en détacher. Toujours l’une ou l’autre de ses caméras, obéissant à ses impulsions à demi inconscientes, revenait se fixer sur l’insondable nuit de ces yeux d’outre-temps. Il ne les envoyait pas à l’antenne. Il les gardait sur un écran de contrôle. Pour lui.
La main d’Eléa se posa an sommet de la sphère. Simon la guidait comme un oiseau. Elle avait de la volonté, mais pas de force. Il sentait où elle voulait aller, ce qu’elle voulait faire. Elle le guidait, il la portait. Le long doigt du milieu se posa sur le bouton blanc, puis effleura des touches de couleur, de-ci, de-là, en haut, en bas, au milieu...
Hoover notait les couleurs sur une enveloppe humide tirée de sa poche. Mais il n’avait aucun nom pour différencier les trois nuances de jaune qu’elle toucha l’une après l’autre. Il renonça.
Elle revint sur le bouton blanc, s’y posa, voulut appuyer, ne put pas. Simon appuya. Le bouton s’enfonça à peine, il y eut un léger bourdonnement, le socle s’ouvrit et par l’ouverture un petit plateau d’or rectangulaire sortit. Il contenait cinq sphérules de matière translucide, vaguement rosé, et une minuscule fourchette en or, à deux becs.
Simon prit la fourchette et piqua une des petites sphères. Elle opposa une légère résistance, puis se laissa percer comme une cerise. Il la porta vers les lèvres d’Eléa...
Elle ouvrit la bouche avec effort. Elle eut de la peine à la refermer sur la nourriture. Elle ne fit aucun mouvement de mastication. On devina que la sphère fondait dans sa bouche. Puis le larynx monta et descendit, visible dans la gorge amaigrie.
Simon s’épongea le visage, et lui tendit la deuxième sphérule...
Quelques minutes plus tard, elle utilisa sans aide la mange-machine, effleura des touches différentes, obtint des sphères bleues, les absorba rapidement, se reposa quelques minutes, puis actionna de nouveau la machine.
Elle reprenait des forces à une vitesse incroyable. Il semblait qu’elle demandât à la machine plus que la nourriture : ce qu’il fallait pour la tirer immédiatement hors de l’état d’épuisement dans lequel elle se trouvait. Elle effleurait chaque fois des touches différentes, obtenait chaque fois un nombre différent de sphères de couleur différente. Elle les absorbait, buvait de l’eau, respirait profondément, se reposait quelques minutes, recommençait.
Tous ceux qui étaient dans la chambre, et tous ceux qui suivaient la scène sur l’écran de la Salle des Conférences voyaient littéralement la vie la regonfler, son buste s’épanouir, ses joues se remplir, ses yeux reprendre leur couleur foncée.
Mange-machine : c’était une machine à manger. C’était peut-être aussi une machine à guérir.
Les savants de toutes catégories bouillaient d’impatience. Les deux échantillons de la civilisation ancienne qu’ils avaient vus se manifester : l’arme et la mange-machine excitaient follement leur imagination. Ils brûlaient d’interroger Eléa et d’ouvrir cette machine, qui, elle au moins, n’était pas dangereuse.
Quant aux journalistes, après la mort de Ionescu qui leur avait fourni de la sensation pour toutes les ondes et tous les imprimés, ils voyaient avec ravissement, dans la mange-machine et ses effets sur Eléa, une nouvelle source d’information non moins extraordinaire, mais cette fois optimiste. Toujours de l’inattendu, du blanc après du noir ; cette Expédition était décidément une bonne affaire journalistique.
Eléa, enfin, repoussa la machine, et regarda tous ceux qui l’entouraient. Elle fit un effort pour parler. Ce fut à peine audible. Elle recommença, et chacun entendit dans sa langue :
— Vous me comprenez ?
— Oui, Yes, Da...
Ils hochaient la tête, oui, oui, oui, ils comprenaient...
— Qui êtes-vous ?
— Des amis, dit Simon.
Mais Léonova n’y tint plus. Elle pensait à une distribution générale de mange-machines aux peuples pauvres, aux enfants affamés. Elle demanda vivement :
— Comment ça fonctionne, ça ? Qu’est-ce que vous mettez dedans ?
Eléa sembla ne pas comprendre, ou considérer ces questions comme du bruit fait par un enfant. Elle suivit sa propre idée. Elle demanda :
— Nous devions être deux dans l’Abri. Etais-je seule ?
— Non, dit Simon, vous étiez deux, vous et un homme.
— Où est-il ? Il est mort ?
— Non. Il n’a pas encore été ranimé. Nous avons commencé par vous.
Eléa se tut un instant. Il semblait que la nouvelle, au lieu de la réjouir, eût ravivé en elle quelque sombre souci.
Elle respira profondément et dit :
— Lui, c’est Coban. Moi, c’est Eléa.
Et elle demanda de nouveau :