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Au petit matin, lorsqu'ils passèrent Dijon, Alice s'était réveillée, et s'était relevée sur la banquette. Son visage était apparu, embué de sommeil, dans le rétroviseur.
Hugo lui avait demandé à nouveau si elle ne désirait pas appeler son père au téléphone et Alice lui avait répondu qu'elle n'avait pas de numéro où le joindre. Hugo avait conduit quelques kilomètres avant de lui demander, soucieux:
– Tu as une adresse au moins?
– Oui… J'ai une adresse… heu… sa dernière adresse…
– Elle est où cette adresse?
Alice se pencha en avant pour qu'il la voie poser sa main sur le front, lui montrant où se trouvait l’adresse.
Hugo se tourna vers elle et lui envoya d'instinct un sourire complice. Décidément cette gosse aurait pu être une des meilleures élèves d'Ari.
– J'ai aussi une photo. Une photo de la maison.
Elle tendit un polaroïd par-dessus l'épaule Hugo et celui-ci jeta un bref coup d'œil au cliché.
– À quand elles remontent cette adresse, cette photo?
– Un an et demi, environ.
Pas mal, pensa Hugo, ça devrait aller.
Vers neuf heures, ils s'étaient arrêtés sur une vaste aire de repos, au sud de Lyon, station-service, cafétéria, toilettes, supermarché et ils avaient avalé une solide collation, au goût tout à fait détestable, avant de reprendre la route. Alice avait fait un brin de toilette dans les lavabos de la station.
Pendant toute la matinée, il avait donc tracé comme une fusée le long des autoroutes qui suivaient le cours du Rhône.
À un moment donné, il n'aurait su expliquer la brutalité de ce mécanisme, il ne put résister à la tentation. Il tendit la main vers la boîte à gants, qu'il ouvrit d'un coup sec. Il se saisit du dictaphone. Il vérifia d'un coup d'œil qu'une cassette était engagée dans l'appareil et il se tourna légèrement vers Alice qui observait le paysage, la tempe collée à la glace. Des peupliers barraient le bas-côté de la route, simples figures cinétiques, fugitives, à l'extérieur.
Hugo posa la grille devant ses lèvres et débita lentement:
– De la nécessité d'une littérature-en-direct. Là tout de suite. Maintenant. Simplement la traversée de la grande civilisation conurbaine, alors que la fin du monde, ou quelque chose qui y ressemble, approche inexorablement. La pensée est un virus. Il continuera de se répandre, ou bien s'endormira momentanément, attendant qu'on veuille bien, un jour, l'éveiller pour de bon.
Les livres sont peut-être de redoutables bombes à retardement… Ainsi, en ce beau jour de l'an de grâce 1993, en France, une voiture roule sur l'autoroute. Par le jeu incroyable de la vie et du chaos, deux individus traversent le continent de part en part, simples fantômes dans le crépuscule de l'Europe. Et de cette collision, miraculeusement, naît un peu de désordre, de bouleversement. Il n’y a donc plus qu'à raconter la vie, telle qu'elle se déroule, et appréhender l'expérience comme une incessante transformation…
Or, indubitablement cette traversée d'un monde crépusculaire se faisait à deux, maintenant. Alice devait être intégrée au scénario. Mieux, elle devenait certainement un des moteurs de cette fiction puisée dans l'énergie de la vie elle-même. Il reprit:
– Peut-être pourrait-on commencer ainsi: Le samedi 10 avril 1993, un peu après huit heures du matin, une jeune adolescente se présenta au commissariat central d'Amsterdam… Nul n'aurait pu se douter qu'elle mettrait bientôt toute les polices d'Europe en alerte…
Il coupa l'enregistrement et offrit son profil à la jeune fille:
– Tu as faim?
Elle hocha négativement la tête.
Mais sa voix couvrit le bruit du moteur, alors qu'il se retournait vers la route.
– Vous êtes écrivain? Vous écrivez quoi comme livres?
Hugo hésita une fraction de seconde. Il jugea qu’elle pourrait suivre aisément.
– Je ne sais pas vraiment… C'est mon premier… Un roman sur la fin du monde… maintenant je le vois comme un road movie, sur la route, avec une petite fille poursuivie par les flics et par sa mère, et un type qui revient du noyau actif de l'enfer.
Il réprima un petit rire.
– Mais… c'est notre histoire, dites?
Il répondit par un vague hochement de tête. Puis, brisant enfin le silence relatif de la voiture:
– Je savais, en revenant de là-bas, que mon projet de roman et ce que je vivais allaient se télescoper. Mais très franchement, je ne t'imaginais pas dans le scénario de départ…
Un petit rire, à nouveau.
– Or c'est ça que je veux expérimenter, l'irruption de la vie dans la fiction, et sans doute réciproquement.
Alice ne répondit rien pendant un bon moment.
Il comprit qu'elle analysait le tout en profondeur.
– Hugo? finit-elle par lâcher timidement, vous m'avez dit que vous travailliez pour une organisation internationale… Et puis il y a les armes… Vous m’avez parlé d'enfer tout à l'heure… Vous voulez bien m'expliquer?
– Expliquer quoi?
Sa voix s'était faite nettement plus rude.
– Ben… vous êtes écrivain, mais vous avez une mitraillette et un pistolet, vous travaillez pour une organisation qui peut nous faire changer de voiture, de papiers et…
Elle se montra du regard et d'un geste des deux mains ouvertes.
Et d'identité, au sens strict, oui, compléta-t-il pour lui-même.
– Qu'est-ce que tu veux savoir?
Bruit du moteur.
– Alors?
– D'où venez-vous? C'était quoi l'enfer?
Bravo, pensa-t-il, par où commencer, hein, Hugo?
L'avion décrivit un large cercle au-dessus de l'Océan, avant d'entamer sa descente sur Faro. Le ciel était dégagé au-dessus de la côte, il faisait un temps magnifique sur toute la péninsule Ibérique.
À côté d'elle, le jeune garçon portugais avec qui elle avait échangé deux-trois mots durant le voyage rangea son bouquin dans un petit sac de sport.
Elle mit le nez au hublot et observa avec attention la terre venir à leur rencontre.
Ocre lumineuse, blancheur ensoleillée des maisons, bleu-vert irisé de vif-argent, jusqu'à l'autre bout de l'horizon. Elle ne connaissait pas Faro et elle ne sut pourquoi le souvenir de Lisbonne remonta à la surface de son esprit.
Lisbonne, pensa-t-elle en se remémorant le vieux quartier historique qui avait flambé juste avant son arrivée, pendant l'été… 1988, oui, c'était ça. Les ruelles tortueuses, parsemées de porches ombragés et de petites places encastrées entre des façades aux balcons couverts de linge, – avaient apporté une aide précieuse à l'incendie et les maisons, quand elles n'étaient pas entièrement démolies, offraient au visiteur de larges fresques noircies à la fumée.
Elle ne ferait pas de tourisme ici, pas de promenade nocturne dans la chaleur qui tombait des murs, bercée par les accents de fado soupirant des fenêtres ouvertes.
Le choc des pneumatiques sur le béton, le bruit des roues sur la piste, l'odeur de kérosène à la sortie, sur la passerelle, les formalités expédiées au transit, tout s'enchaîna très vite. Un inspecteur du commissariat central de Faro vint la chercher et moins de vingt minutes après son arrivée elle en franchissait les portes.
Le capitaine Joachim Da Costa était un petit homme grassouillet, aux moustaches épaisses et aux manières assez rudes pour un Portugais. Après les formalités d'usage qu'il avait rapidement expédiées, il l'avait fait entrer dans son bureau et lui avait présenté une chaise dure et un peu bancale.
Il s'était assis dans son fauteuil de l'autre côté du bureau et avait poussé un soupir vibrant d'une résignation millénaire.
– Vous parlez un peu notre langue, je crois?
– Quelques rudiments, tout au plus.
Le capitaine Da Costa la dévisagea un instant.
– Bien. Nous avons fait des recherches sur cet Anglais, Stephen Travis.
Il compulsait vaguement les feuillets dispersés sur son bureau.
Anita ne répondit rien.
– Sa dernière adresse connue est habitée par un couple d'Allemands, maintenant. Il aurait déménagé il y a trois mois environ. Nous ne savons pas encore où.
Anita digéra l'information.
– Vous auriez cette adresse? Le flic la dévisagea à nouveau.
– Vous n'y apprendrez rien. Notre inspecteur a questionné les Allemands et le personnel de l'agence immobilière. Stephen Travis avait déjà entièrement vidé la maison lorsque la transaction a été conclue. Les Allemands sont arrivés une semaine plus tard. L'agence n'a jamais plus entendu parler de l'Anglais.
Anita tentait d'analyser le tout en quelques micro-secondes.
– Ils n'ont vraiment aucune idée de l'endroit où il serait parti?
Le flic eut comme une esquisse de geste fataliste de la main, qui signifiait au moins une chose: l'homme pouvait être n'importe où. Et sans doute hors de l'Algarve, et même du Portugal.
Anita s'accrocha.
– Écoutez, Capitaine, donnez-moi cette adresse. C'est la seule chose solide que j'aie pour démarrer…
L'homme poussa un autre soupir, qui exprimait à quel point il ne comprenait pas pourquoi la police néerlandaise pouvait avoir tant besoin de l'adresse d'un ancien marin anglais vivant au Portugal. Il griffonna quelque chose sur un morceau de papier.
– D'autre part, sans vous y obliger…
Anita suspendit sa phrase pour attirer son attention.
L'homme levait un sourcil.
– …serait-il possible de parler à l'inspecteur qui a interrogé les nouveaux locataires et l'agence?
L'homme réprima un bougonnement.
– L'inspecteur Oliveira? Vous le trouverez à la quatrième section, au premier.
Anita comprit que l'entretien touchait à sa fin. Déjà le regard du gros flic se perdait dans l'azur lumineux qui surplombait la mer.
– Bien. Je vous remercie pour tout le mal que vous vous donnez, Capitaine.
Elle ne s'attarda pas une seconde de plus.
En franchissant le seuil du restaurant, Anita remercia le culot qui avait poussé l'inspecteur à l’inviter à dîner.
À la quatrième section, Antonio Oliveira s'était révélé un jeune flic serviable et visiblement efficace. Il lui avait patiemment raconté ses entrevues avec l'agent immobilier et le couple de locataires allemands. L'homme lui avait ensuite expliqué que des affaires plus urgentes avaient retenu son attention. Son sourire exprimait la dure réalité que tous les flics connaissent, que ce soit à Amsterdam ou à Faro et Anita avait saisi le message.
– Oui, j'imagine que le travail ne manque pas, même ici…
– Non, avait répondu le jeune flic, et encore ce n'est pas la grande saison.
La discussion avait ensuite dérivé sur le raz de marée de pickpockets, voleurs de voitures, dealers et autres arsouilles qui déboulaient ici chaque été, avec le flot de touristes, et Anita s'était contentée de hocher la tête en silence, à plusieurs reprises.
Elle avait à son tour expliqué les éléments de l'affaire et donné en deux ou trois détails révélateurs une idée du travail que les flics avaient à assumer à Amsterdam.
Elle perçut une note d'intérêt authentique dans l'œil du jeune flic et elle se rendait compte également que son charme flamand ne le laissait pas tout à fait insensible.
Elle avait peu de temps. Elle devait retrouver l'Anglais en quelques jours. Elle décida de jouer legrand jeu. Il serait tout à fait capital d'avoir un allié sûr dans cette course contre la montre. Un type qui connaîtrait le terrain, son boulot, et serait, disons, légèrement plus motivé que la normale.
Elle allait se jeter à l'eau lorsque le flic l'avait devancée, laissant tomber:
– Vous pensez que nous pourrions prendre le temps de dîner et de parler de tout ça devant quelques filets d'espadon?
Et maintenant un jeune garçon les emmenait à leur table, recouverte d'une petite nappe blanche, près d'une fenêtre donnant directement sur une crique escarpée.
Oui, pensait-elle en s'asseyant à sa place, il faut également que je comprenne rapidement comment agirait un flic du coin.
Elle laissa le repas commencer avant d'attaquer sérieusement.
– Vous ne m'avez pas dit ce que faisait ce Travis…
Oliveira fit une petite grimace.
– Hmm, pas très clair visiblement.
Anita accentua son attention.
– Vous pouvez m'en dire plus?
Elle avala une bouchée d'espadon.
– Oui. J'ai eu le temps de réunir quelques informations, en fait.
Un sourire frisait ses commissures et ses yeux pétillaient de malice.
Anita ne put s'empêcher de rire.
– Ah ça, vous alors… Bon sang, mais quand est ce que vous vous seriez décidé à me le dire?
Le jeune flic esquissa un geste dans l'espace, dont Anita perçut le sens. À un moment ou à un autre. Mais c'était tellement mieux ici, non?
Anita masqua son rire d'une main retournée. Quelques cheveux cuivrés balayèrent ses yeux et elle replaça d'un geste la mèche rebelle. Elle se rendit compte immédiatement que son mouvement avait déclenché quelque chose chez le jeune flic.
Elle n'était certes pas un de ces canons plastiformes de couvertures de magazine ou de vidéo-clip. Son visage triangulaire était trop mince, ses pommettes trop saillantes, son corps un peu trop longiligne à son goût, et elle avait toujours rêvé de posséder des formes, disons, plus sensuelles. Mais, elle savait que ses yeux provoquaient souvent quelques montées d'adrénaline et il arrivait même qu'elle puisse lire des formes variées de désir sexuel chez des individus du sexe mâle.
Ça semblait bien être le cas.
Tout doux, pensa-t-elle. Ce n'est pas non plus tout à fait le moment de t'embarquer dans une affaire sentimentale, pour autant qu'il s'agisse une seconde de ça.
Elle rétablit un masque un peu plus austère.
– Bon, dites-moi de quoi il s'agit, qu'est-ce qu'il faisait ce Travis?
Oliveira détacha ses yeux d'elle et réfléchit un instant avant de se lancer:
– J'y vais dans l'ordre chronologique. Enseigne de vaisseau dans la Royal Navy. Opère en Extrême-Orient, d'abord, puis à Gibraltar. Après sept années de bons et loyaux services pour celui de Sa Majesté, il s'installe à Barcelone, puis en Andalousie, puis en Algarve. Entre-temps il a fait connaissance de cette femme hollandaise, Eva Kristensen. L'homme pratique de multiples activités. Il peint quelques toiles qu'il expose au Portugal et en Espagne et promène des touristes l'été, soit sur un voilier, soit sur un cabin-cruiser. La femme voyage beaucoup, à l'étranger, diverses affaires, très fructueuses. Peu après la naissance de leur fille, la famille déménage à Barcelone et là je n'ai plus rien… Mais pendant les mois qui ont précédé le départ, il semblerait que Travis ait été en contact avec divers individus louches, à Lisbonne, et en Espagne… Des types du milieu, plus ou moins apparentés à diverses branches de la maffia italienne. Pas net. Après, je ne sais pas grand-chose, sauf qu'après le divorce, il y a cinq ans environ, il est revenu vivre par ici, en Algarve. Il ne sortait presque plus, peignait toute la journée et exposait très irrégulièrement.
Anita ne masqua pas son admiration. Pour un type qui avait vaguement expédié l'enquête…
L'homme avait sorti ça sur un rythme fluide et chantant, qu'elle était arrivée à suivre sans peine.
Oui, ça marchait. Elle commençait à se sentir presque chez elle. Elle commençait à penser portugais.
– Bien, comment est-ce que vous procéderiez, vous, à ma place?
Elle avala une autre bouchée d'espadon. L'homme eut un petit rire, à peine esquissé.
– Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il vit toujours par ici?
– Rien. Mais pourquoi pas commencer par ici?
Oliveira lui jeta un coup d'œil furtif, mais où perçait l'amusement, et un peu d'étonnement.
– Commencez à l'extérieur de Faro.
– Pourquoi?
– Parce que j'ai déjà interrogé toutes les agences immobilières de la ville. Ainsi que la capitainerie du port.
Anita faillit avaler de travers sa gorgée de vin espagnol.
– Vous avez fait quoi?
– Ce matin, quand on nous a appelés d'Amsterdam pour nous prévenir de votre arrivée, j'ai interrogé les agences de la ville et les autorités du port. Il ne vit pas à Faro même.
Anita l'observait avec une attention soutenue.
Oliveira tint à l'inviter et ne céda pas d'un pouce.
Anita savait que les Latins ne supportent pas l'idée qu'une femme puisse payer la note et elle n'insista que par pure forme.
Il la raccompagna jusqu'au commissariat central et lui expliqua qu'il devait partir le lendemain matin pour Lisbonne, ou peut-être plus loin, jusqu'à Porto, à l'autre bout du Portugal, pour un mandat d'amener. Il lui conseilla de commencer à l'est de la ville, vers la frontière espagnole. Peut-être était-il passé en Espagne, dans l'extrême Sud andalou. En commençant de ce côté on avait une petite chance de l'apprendre plus vite.
Anita perçut tout le fatalisme qu'il y avait dans cette explication et ne répondit rien. Elle n'ouvrit d'ailleurs pas la bouche de tout le trajet.
Elle reprit place dans la petite Corsa et finalement opta pour la méthode Oliveira. Elle n'était franchement pas pire qu'une autre.
Vers midi, la discussion s'était enfin éteinte et Hugo avait détecté un signal bien connu prendre possession de sa vessie.
Au fil des heures, Alice avait montré une curiosité boulimique et il s'était vu obligé de mettre en ordre ses connaissances historiques, là, en direct, les yeux fixés sur l'autoroute, tentant de lui expliquer clairement la genèse du conflit, en remontant méthodiquement jusqu'au début du siècle et en dérivant sur les multiples visages qu'avait pris le communisme totalitaire, en Europe et dans le monde.
Il en était à l'éclatement du premier conflit mondial à Sarajevo, en ce beau mois de juin 14, lorsque l'envie de pisser s'était clairement déclarée. De toute façon, pensait-il, il avait bouclé la boucle. Le xxe siècle, comme une immense parenthèse délirante, bornée par la même ville, au cœur des Balkans. Allez, pensa-t-il avec un fatalisme désormais coutumier. En route pour le futur. Il enclencha une vieille cassette des Stones dans l'appareil, pour patienter jusqu'à la prochaine station-service, 15 kilomètres.
Sur le terre-plein bétonné de l'immense station Esso, les voitures étaient nombreuses, garées en file indienne devant les pompes et plusieurs gros poids-lourds étaient à l'arrêt sur le parking qui longeait l'autoroute. La cafétéria était remplie de voyageurs de commerce et de routiers, de quelques touristes et de deux ou trois auto-stoppeurs semblant sortir d'une encyclopédie du baba-freak fin de siècle. De l'entrée, Hugo jeta un long regard cIrculaire sur toute l'étendue de la salle, tâchant de remarquer un détail bizarre, une tronche ou des regards suspects, des bosses sous les vestes. Il avait pris instinctivement Alice par la main en l'amenant devant le long bar où étaient entreposés à la chaîne les assiettes et les plats de nourriture. Il ne détecta rien de suspect et décida de s'offrir une petite pause de détente mentale, en relâchant vraiment la pression.
– Prends-moi une part de tarte au citron et une bière… Choisis ce que tu veux. Va t'asseoir à la petite table isolée, là-bas, je te rejoins dans deux minutes.
Et il partit d'un pas ferme et rapide en direction des toilettes.
Dans le cabinet, alors qu'il sentait toute sa structure biologique se détendre, le jet d'urine jaune fusant dans la cuvette dans un vacarme de Niagara, il s'offrit même un petit râle de satisfaction. Il se lava les mains et s'aspergea le visage, aux lavabos, en compagnie d'une demi-douzaine d'hommes, costumes marron de VRP ou chemises à carreaux et tee-shirts graisseux de routiers.
Il rejoignit Alice à sa table en ayant l'impression d'être gonflé à l'hélium.
– Bon, dit-il en s'asseyant sur la chaise de plastique orange, maintenant j'aimerais que tu m'en dises un peu plus sur ton père. L'homme du Portugal.
Il attaqua sa tarte au citron. Goût parfaitement industriel.
Alice le regardait par-dessous. En mâchonnant un bâtonnet de crabe.
– Je ne l'ai pas vu depuis quatre ans, maintenant…
– Qu'est-ce qui s est passé entre lui et ta mère pour qu'il n'ait plus le droit de te voir…
Il réfléchit une seconde, puis:
– … et que tu ne portes plus son nom?
Allee baissa les yeux sur son assiette.
Il n'y était pas allé avec le dos de la cuillère, mais bon, il fallait juste qu'il sache.
– Je ne sais pas exactement. J'étais petite à l'époque. Ma mère a divorcé, puis il s'est passé quelque chose. Avec ses avocats. Une sorte de procès… Que mon père a perdu. Un an après le divorce, il est venu me voir pour la dernière fois… Puis ma mère m'a dit que pour l'état civil je n'étais plus Alice Barcelona Travis Kristensen, mais Alice Barcelona Kristensen tout court.
Hugo sourit. Tout court.
– Tu n'en connais vraiment pas la raison? Je veux dire, ce qui s'est passé exactement.
Alice hocha négativement la tête en silence. Puis sembla se raviser, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis changea à nouveau d'avis et engloutit un autre bâtonnet de crabe.
Hugo n'avait pas manqué une seconde du manège.
– Pourquoi ne peux-tu rien me dire?
Alice leva une paire d'yeux vaguement inquiets vers lui. Elle le fixa un instant, avala une autre bouchée de surimi puis reposa sa fourchette et laissa tomber:
– Ce n'est pas très bon, ces trucs au crabe.
Hugo ferma doucement les yeux.
– O.K… si tu penses que c'est mieux ainsi.
Il termina sa tarte, acheva sa bière d'un coup sec et réunit ses couverts dispersés dans un des plateaux.
– Tu ne veux rien d'autre?
– Non, je n'ai pas très faim, en fait.
– Bien, alors allons-y.
Il se leva de table et se dirigea vers la caisse. Alice le suivit, sans mot dire et en gardant un bon mètre de distance.
Ils n'échangèrent pas une parole pendant les deux cents kilomètres suivants. À la sortie de Narbonne, il eut à faire face à un obstacle imprévu. Un carambolage sur l'autoroute était en train de provoquer un bouchon de plusieurs kilomètres. Il consulta la carte de Vitali et réfléchit intensément. C'était l'occasion de quitter ce grand axe menant à la frontière, au sud de Perpignan. En rejoignant la route des Pyrénées centrales, il éviterait le grand poste de douane menant à Barcelone. Il entrerait en Espagne par les routes montagneuses du Pays Basque et de Navarre; Pampelune, puis Burgos.
De là il descendrait à fond sur Salamanque et entrerait au Portugal par le nord, là où «on» ne l’attendrait vraisemblablement pas. Dix minutes plus tard, il roulait droit vers l'ouest, vers Carcassonne, Toulouse et Tarbes d'où il obliquerait vers la frontière. Il avait bien tracé toute la journée. Il pouvait échanger quelques heures de route supplémentaires contre l'assurance d'une totale discrétion.
À un moment donné, Alice s'ébroua sur la banquette. Elle posa ses coudes sur le haut du dossier et c'est d'une petite voix qu'elle lui demanda:
– Vous êtes fâché Hugo?
Hugo ne sut trop quoi répondre.
– Vous auriez voulu que je vous dise le truc tout à l'heure…
C'était plus un constat qu'une question, mais il entreprit de dissiper ses doutes:
– Non, ne t'en fais pas, j'imagine que tu as de bonnes raisons pour agir ainsi.
Lui-même n'avait certes pas dit toute la vérité, tout à l'heure, quand il s'était agi de préciser l'enfer. Il n'avait cité aucun nom, évidemment, et surtout pas la véritable identité de Vitali, ni d'aucun membre du Réseau. Il avait inventé une sorte d'organisation humanitaire un peu spéciale, travaillant pour le gouvernement bosniaque et s'était présenté comme chargé de la sécurité de son personnel, ce qui expliquait les armes. Il avait suffisamment mêlé d'éléments de réalité à sa fiction pour que tout paraisse plausible. Il n'avait pas raconté la livraison d'armes, les combats à Cerska et à Sarajevo, ni leur entrée dans le village de montagne, et les centaines de cadavres qu'ils y avaient trouvés. Il n'avait surtout pas raconté les jeunes femmes violées et égorgées, baignant dans leur sang sur le carrelage des cuisines ou dans les chambrettes aux lits couverts de déjections.Il n'avait certes pas décrit l'adolescente éventrée crucifiée sur une porte de cave, qu'il avait éclairee de sa torche à la lumière si crue, avec Béchir Assinevic, Marko Ludjovic et les deux autres Français. Cette image qui pouvait mettre des heures à refluer tout à fait de sa mémoire, une fois qu'elle y était apparue. Il avait également passé sous silence les dizaines de petites filles entassées dans la grande salle d'école, comme de vulgaires poupées aux membres disloqués que lui présenta un groupe d'officiers bosniaques, dont certains ne pouvaient empêcher les larmes de suinter de leurs regards vidés, troublés à jamais.
– En fait, c'est mon père…
Hugo eut du mal à enregistrer l'information.
Son esprit ne pouvait totalement réintégrer ce corps qui conduisait une BMW noire sur une autoroute de France. D'une certaine manière, c'était vrai une partie de sa mémoire et de son identité était sans doute restée bloquée à jamais, devant cette porte de cave sinistre et poussiéreuse, devant toute cette chair meurtrie, cette vie détruite.
– Ton père? laissa-t-il tomber dans un souffle rauque.
– Oui… c'est lui qui me l'a demandé… je lui ai promis… Ne pas dévoiler ce qu'il me disait dans ses lettres…
Hugo se renfrogna.
Tant pis, de toute façon Alice Kristensen serait sortie de sa vie dans vingt-quatre heures. Qu'elle garde donc ses fichus secrets!
Il avait la bande de l'autoroute, une cassette de Jimi Hendrix, et la guitare pyrotechnique de Purple Haze finit par tout remettre en place.
Il réussit même à faire disparaître cette putain d’image de son cerveau. Cette putain de porte clouée de chair humaine.
Elle se retrouva sur la route de l'est qui suivait la côte. Se fondre dans le décor. Épouser la terre, le pays, dompter les odeurs et la langue, apprivoiser quelques visages ou paysages…
Il faudrait compter pas mal sur l'instinct et la chance, sil'on voulait aussi aller vite.
Sur la radio, une station locale déversait sa disco internationale et impersonnelle. À sa gauche, elle pouvait apercevoir les plages bordées de pinèdes et de grands cyprès. Elle se mit à battre la mesure sur le volant, un truc de Whitney Houston, sûrement.
Passé Olhâo, la large nationale 125 trace droit vers l'ouest, au milieu des pinèdes. La voiture dévora la double bande grise, à une vitesse élevée, et parfaitement constante.
Le soleil avait depuis longtemps disparu sous l'horizon, tombant de l'autre côté de l'Atlantique comme un signal plus sûr que l'horloge et le compteur kilométrique du tableau de bord.
Les arbres avaient l'allure de grands fantômes végétaux piégés, une fraction de seconde, dans la lumière des phares.
Elle décida de s'arrêter à une petite auberge, qui semblait tombée du ciel, là, sur une avancée dans la mer, très en retrait de la route déserte. Elle gara la voiture sur un vague parking de terre battue et pénétra dans la douce chaleur des murs blanchis à la chaux, recouverts de filets de pêche et d'espadons naturalisés.
À l'intérieur, deux vieux pêcheurs dînaient à une table près des fenêtres donnant sur l'Océan et quatre hommes, un peu moins âgés, jouaient aux cartes, à une table du fond. Un des joueurs semblait être le patron, car il se leva et, avec l'hospitalité humble et effacée si caractéristique de cette région du monde, l'accueillit d'un sourire simple et de quelques mots, aux consonances chuintantes.
Elle répondit par quelques bribes et prit place à une table près de la fenêtre, juste derrière celle des deux vieux pêcheurs.
Elle commanda un grand verre de cervesa et elle grignota quelques olives.
Par la fenêtre, elle pouvait apercevoir une petite rambarde blanche dominant une pinède en pente, qui descendait jusqu'aux plages. La mer était parcourue de frémissements aux formes infinies, cristallines, sous l'emprise d'une lune épanouie, sûre d'elle-même au-dessus des flots.
Un vieux disque jouait en sourdine. Un air léger, mais d'où perçait l'inévitable accent de complainte des chansons portugaises. Une mélodie de marins-pêcheurs, peut-être, comme ces deux vieux bonshommes, dévorant leur bacalhau sans prononcer un seul mot.
Un quart d'heure plus tard, les vieux pêcheurs se levèrent et quittèrent les lieux après avoir lancé des adieux à la dérobée, et l'avoir saluée, avec respect, et sans ostentation.
Alors qu'elle commandait un petit café, Anita extirpa la photo de Stephen Travis de son sac:
– Je cherche cet homme, un ami. Un Anglais. Un ancien marin. On m'a dit qu'il vivait aux alentours de Faro.
L'homme détailla poliment et attentivement le cliché et le lui retendit en hochant la tête.
– No, no… je ne connais pas cet homme… Hé Joachim, viens voir, tu connais ce type?
Il venait de s'adresser à la table des joueurs de cartes et un homme vêtu d'une chemise rouge leva les yeux vers lui.
– Qu'est-ce qu'il y a Antonio? Quel type?
– Celui-là, martela le patron en brandissant le cliché, celui sur la photo, viens voir, c'est un ami de la petite demoiselle étrangère.
L'homme posa ses cartes, se leva et vint rejoindre le patron.
Il détailla lui aussi le cliché avant de hocher négativement la tête.
– Héou, les gars, vous le connaissez?
Joachim apportait la photo aux deux autres joueurs, qui finirent leur verre en se repassant le cliché avant de dire doucement:
– No, no…
Joachim repassa le cliché au patron qui le retendit à Anita:
– Désolé mademoiselle, nous ne savons pas qui c'est. Il ne doit pas vivre par ici… Vous êfes d'où?
– De Hollande, les Pays-Bas, précisa-t-elle en néerlandais, stupidement.
Elle rangea la photo dans son sac.
– Vous connaissez ici? lui demanda le patron dans un hollandais à touristes.
– Non. C'est la première fois, reprit-elle en portugais. Vous auriez une chambre à louer? Pour la nuit?
– Oui, bien sûr, lui répondit l'homme, visiblement ravi que son auberge ait pu ainsi stopper la course d'une jeune étrangère venue du nord. Une chambre très jolie. Donnant sur la mer. Juste là, au premier..
Et ses yeux se levaient vers le plafond, tendu lui aussi d'un vaste filet aux teintes d'algues marines.
– Parfait, s'entendit-elle répondre. Je peux avoir un peu de cognac avec mon café?
– Cognac? demanda l'homme.
Oui, acquiesça-t-elle en silence.
Il revint trois minutes plus tard, avec son café et un verre rempli d'un liquide ambré.
Il posa le tout sur la table comme s'il s'était agi d'un précieux élixir, ambroisie, voire un peu de sang du Saint-Graal lui-même.
Anita lui envoya un sourire de reconnaissance et lâcha un petit obrigado avant de plonger ses lèvres dans le café brûlant, puis dans le cognac français.
L'homme repartait s'asseoir à sa table de jeu, reprenant la partie comme si elle ne s'était jamais interrompue.
Sur l'Océan, la lune jouait avec les vagues et l'écume.
Elle se laissa griser par le spectacle de la mer et du ciel. Sirotant le café et l'alcool. Elle n’aurait su dire quand exactement elle se leva, prit possession de ses clés, se fit accompagner par le patron, qui avait tenu à porter sa minuscule valise jusqu'au premier, avant de la laisser devant la porte grande ouverte par laquelle elle pénétra dans la petite chambre.
Elle se jeta sur le lit, fit valser ses vêtements jusqu'à la chaise près de la fenêtre et se glissa dans les draps frais, avec une impression de bonheur et de félicité qu'elle n'avait pas connue depuis bien longtemps. Elle dormit près de dix heures d'affilée.
Le soleil descendait sur l'horizon, boule orange, nette et aveuglante, presque en face d'eux. Le ciel était pur de tout nuage. Il n'y avait que cette densité de bleu alchimique, et la boule en fusion qui repeignait l'univers d'une lumière chaude.
L'aiguille de la jauge flirtait avec le zéro.
– Bon, arrêt pipi et plein de carburant au prochain arrêt, laissa-t-il tomber.
Dix kilomètres plus loin, une grosse enseigne Texaco perça le clair-obscur chatoyant qui tombait sur la chaussée. Il s'arrêta aux pompes, fit un plein de super et reprit le volant aussitôt.
Dès qu'il fut engagé sur la route qui menait à Pampelune, il ouvrit le tube de Désoxyne et avala deux nouveaux comprimés, toujours à sec. Moins de deux minutes plus tard, il sentit son pied enfoncer de lui-même la pédale d'accélérateur mais il réussit à garder le contrôle et le sens des mesures. Il rebrancha le détecteur de radar.
Il roula dans l'hypnose désormais coutumière de la conduite, les nerfs aiguisés par le speed, un goût acide sur la langue, les lèvres desséchées et gercées par une bise mystérieuse, purement chimique.
Il n'alluma pas la radio et n'écouta aucune cassette. Il se contenta du ronflement constant du moteur, en contrepoint sur le défilement du monde nocturne autour de la route.
À un moment donné, un peu avant Torrès del Rio, il perçut un mouvement à la périphérie de sa vision. Au prix d'une étrange gymnastique, Alice roula par-dessus le siège passager et vint se placer à ses côtés. Il tourna la tête vers elle en haussant un sourcil.
Elle lui transmit un faible sourire.
Le genre de grimace qui voulait dire «Nous sommes bien embarqués dans la même galère, non?» et Hugo ne put rien répondre qui contredise le fait.
C'est elle qui rompit la glace, quelques heures plus tard. A peine passé Burgos, vers Quintana del Puente, la nuit était déjà bien entamée, il la vit brusquement se tendre, se crisper sur son siège. Il ne sut en expliquer la raison. Elle semblait jusqu'alors tout entière absorbée par de profondes réflexions.
Il alluma l'auto-radio pour détendre l'atmosphère. La station qu'il capta était vraiment trop nulle aussi en chercha-t-il une autre sur la bande FM. Du disco, de la musique folklorique, du disco, du disco, de la variétoche locale, du disco, ah, du classique, oh non, mon dieu, Offenbach, du disco, de la musique folklorique, un discours ennuyeux, du disco et merde… Ah…
Une guitare de blues qui sinuait dans l'espace comme un virus chaleureux.
Il ne reconnut pas le morceau mais opta pour Albert King.
– En fait, j'aimerais dormir… dans un vrai lit… Hugo?
Hugo regardait fixement la route. Il laissa échapper un «quoi?» informe et distendu par les amphétamines.
– J'aimerais qu'on s'arrête Hugo. J'en ai assez de rouler dans cette voiture.
La gosse boudeuse, à nouveau.
Il réprima difficilement un soupir. Qu'est-ce qu'elle voulait, putain, un wagon-lit-pullman?
Mais il perçut la tension extrême qui traversait sa voix blanchie par la fatigue et les émotions contradictoires.
Merde, sois un peu humain, ce n'est qu'une gosse. Une gosse plongée dans un cauchemar.
Il tourna la tête vers elle et lui offrit son sourire le plus engageant, dans la situation présente.
– O.K., O.K… lâcha-t-il de sa voix empoisonee de speed. On va s'arrêter…
Un panneau surgissait d'ailleurs devant eux, comme une oriflamme de métal piégée dans les phares.
Un parador qui tombait à point nommé.
Un chemin obscur menait à la bâtisse, partant d'un petit terre-plein bordant la route.
Il se rangea sur le vaste parking de terre et de gravier qui bordait la haute maison à tourelles, éclairée de quelques projecteurs harmonieusement disposés. La pierre rose semblait revivre sous la lumière électrique, effaçant la patine des siècles et du soleil.
Il coupa la radio, puis le moteur.
À ses côtés, Alice était perdue dans un labyrinthe de pensées, plus sombres les unes que les autres. La situation n'allait visiblement pas en s'arrangeant. Il souhaita qu'elle ne pique pas de dépression nerveuse, là tout de suite, mais il savait au fond de lui-même qu'il ne pourrait lui en vouloir, si tel était le cas.
Un soupir s'échappa de ses lèvres alors qu'il mettait la main sur la poignée de sa portière.
– Hugo? Vous savez… Je vous remercie vraiment pour tout ce que vous faites…
Hugo ouvrit la portière.
Il posait un pied à l'extérieur.
– Hugo? Il faut que vous m'écoutiez… s'il vous plaît.
Il stoppa son mouvement et se retourna vers elle. Il lui transmit le même genre de sourire que dans la voiture. Elle le regardait fixement de ses yeux artificiels et une nuance de désespoir peu commune envahissait ses traits. Elle l'agrippa par le bras.
– Hugo? Promettez-moi une chose…
Il lui fit comprendre d'une mimique de poursuivre.
– Il ne faut pas que ma mère vous retrouve. Vous comprenez?
Il ne détacha pas ses yeux des siens.
Vous retrouve? Pourquoi ne s'adressait-elle qu'à lui? La question était clairement écrite dans son regard. Et Alice la décrypta parfaitement, bien sûr.
Ses yeux noisette auraient pu être vrais tant son émotion était intense et perceptible.
– Promettez-moi de ne pas chercher à la combattre si vous la voyez… sauvez-vous.
Hugo retint un sourire ironique et sûr de lui.
– Écoute Alice, on va être clairs tous les deux… Tu es montée dans ma voiture et j'ai accepté de te conduire jusqu'au Portugal. J'ai sollicité de l'aide auprès de certains amis et maintenant je vais jusqu'à Faro où je te remettrai à ton père. Ne me demande surtout pas pourquoi je le fais et si un jour on te le demande, tu répondras que tu n'en savais rien, voilà, c'est tout, d'accord?
Il la regardait presque durement. Il fallait qu'elle revienne à la réalité, bon dieu. Il y avait des mecs armés lancés à ses trousses, commandés par une mère criminelle et sans doute à moitié dingue, alors ce n'était pas exactement le moment de vouloir faire machine arrière…
– On est lancés… Comme une fusée, on peut pas s'arrêter au décollage. Tu comprends?
Elle en savait assez sur les vols orbitaux pour parfaitement comprendre.
Elle hocha la tête mais elle n'en avait pas fini.
– Ce n'est pas ça… C'est ma mère, Hugo…
– Quoi, ta mère? souffla-t-il.
– Il ne faut pas qu'elle vous retrouve Hugo…
– Oh, bon dieu, Alice…
– Vous ne comprenez pas: je ne sais pas trop ce qu'elle va faire de moi mais je sais ce qu'elle fera si elle vous retrouve.
Elle semblait absolument sûre de son fait. Hugo remit la main sur la poignée de la portière.
– Si elle vous retrouve, elle vous tuera, Hugo, vous comprenez, elle vous tuera!
Il s'éjecta du siège, claqua sa portière et fit le tour de la voiture.
Le visage d'Alice était totalement déstructuré par un mélange virulent d'angoisse et de désespoir. Il attendit patiemment qu'elle veuille bien sortir à son tour puis il lui tendit la main, gentiment, juste pour lui donner un peu de chaleur humaine, et de confiance.
Il n'avait pas du tout l'intention de se faire tuer par qui que ce soit.