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Le soleil, dont la lumière se diffusait dans le pare-brise, finit par l'éveiller. Il reprit conscience avec la bouche complètement desséchée, une impérieuse envie de pisser et l'œil collé à la pendule du tableau de bord.
Nom de dieu, réalisait-il en essayant d'adhérer à la réalité. Pas loin de huit heures et demie!
De vastes nuages de brume se délitaient autour des mesas et la lumière solaire s'y perdait, dans un chatoiement irréel.
Alice dormait la tête contre la vitre, emmitouflée dans la couverture navajo, et la flic aussi, sous le duvet militaire. Il s'étira et ouvrit la portière.
Il alla pisser derrière l'ancienne tour de guet. Merde, se disait-il en gonflant ses poumons de l'air sec, où soufflait un léger vent tiède. Une heure de retard sur le programme.
Il tenta de faire le point, dans la solitude et le decor de la nature.
Si Travis avait un bateau au Portugal, nommé la Manta, on finirait bien par trouver un entrepôt, un hangar, ou une société, quelque chose. Il suffirait de telephoner aux capitaineries des divers ports de l'Algarve pour voir si un bateau nommé la Manta n'était pas immatriculé quelque part. Ça, la fli quesse aux cheveux fauves pourrait fort bien s'en occuper. Pendant ce temps-là il pourrait commencer à se taper les bars sur les ports de la côte.
Ce qu'il fallait faire, donc, en premier lieu, c'était quitter l'Alentejo, et le Portugal puis descendre jusqu'à Vila Real de Santo Antonio, par l'Espagne. Un plan se dessinait dans sa tête. Ensuite on trouverait une planque où mettre Alice en sécurité et on chercherait Travis. On pouvait sûrement y arriver en quelques jours si on le voulait vraiment. Pour cela, il faudrait que cette flic, Anita Van Dyke, accepte le deal qu’il allait devoir lui proposer.
Il retourna a la voiture et se saisit discrètement de la bouteille d’eau minérale quìl veilla à ne pas finir. Puis il alla s’asseoir au volant et alluma doucement l’autoradio. Il enclencha la cassette d’un vieux Dylan, Nashville Skyline, qui lui remettait les compteurs à zéro, au petit matin.
Anita s'éveilla lentement, sans pousser la moindre plainte. Il entendit simplement un signe d'activité derrière lui. Une respiration plus affirmée. Des mouvements. Des ondes.
Alice reprenait ses esprits elle aussi, mais très vivement.
Elle s'éveilla presque instantanément, comme si on avait rebranché une machine puissamment active à l'intérieur d'elle-même. Elle ouvrit des yeux qui ne mirent pas deux secondes à s'accommoder. Elle se les frotta rapidement, puis observa le spectacle du soleil qui jouait avec les restes du brouillard matinal, au-dessus de la vallée.
Toorop prit ses lunettes noires dans la boîte à gants, les enfila sur son nez et mit la clé dans le Neiman.
– Bon lança-t-il presque joyeusement, une demi-bouteille d'Évian comme petit déjeuner, ça me semble un peu restreint… Surtout au vu de la journée qu'on a devant nous.
Il sentit qu'il avait foiré. Que sa fausse nonchalance n'avait fait qu'irriter les deux femmes de la voiture et que, si le silence seul lui répondait, c'était entièrement de sa faute.
Il démarra sans faire le malin et demanda gentiment à Alice de déplier la carte à nouveau. Il fit une marche arrière puis demi-tour de l'autre côté de l'ancien donjon. Il observa le cheminement qu'il fallait pratiquer pour rejoindre l'Espagne par les axes discrets puis pour descendre vers le sud.
Il lança la voiture à bonne vitesse sur le chemin caillouteux.
Dans un petit village, quelques kilomètres plus loin, il dénicha quelques magasins et acheta de quoi se restaurer. Plus loin encore, il s'arrêta au bord de la route, et leur petit déjeuner de fortune fut englouti en une dizaine de minutes, sans même sortir de la voiture.
Puis il reprit la route sans dire un mot.
Il franchit la frontière par de petits axes secondaires et rattrapa la N433, puis la 435, quinze kilomètres plus loin. Il veilla à ne faire aucun excès de vitesse et une heure et demie plus tard ils arrivèrent en vue des faubourgs de Huelva.
Seules les cassettes qu'il enfournait régulièrement dans le lecteur troublaient le silence.
Il y avait un drugstore, là, à l'entrée de la ville, Il s'arrêta sur le bord du vague trottoir défoncé. Il improvisait au fur et à mesure. Il descendit de la voiture et d'un pas vif entra dans le magasin. Il en ressortit moins de deux minutes plus tard, un petit sachet de papier à la main. Il s'engouffra dans l'habitacle et jeta le sachet dans la boîte à gants.
Il fonça droit vers l'ouest, vers Vila Real de Santo Antonio.
Passé Gibraléon, il demanda aux «filles» de bien vouloir repérer les gîtes en location, sur le bord de la route. Il était onze heures et des pous sières et un plein soleil frappait le paysage. Elles trouvèrent près d'une dizaine de panneaux indiquant des locations, sur le bord de la nationale, mais il ne s'arrêta que dix kilomètres avaiit Ayamonte, la ville frontière du côté espagnol. Après Ayamonte il y avait le Rio Guadiana qui marque la limite entre les deux nations ibériques concurrentes, depuis des siècles. De l'autre côté on tombait aussitôt sur Vila Real de Santo Antonio, la rivale lusitanienne d'Ayamonte l'andalouse.
Alice repéra un panneau indiquant une petite route qui partait de la grande nationale vers le nord.
Cinq cents mètres plus loin la même inscription se retrouva devant une petite maison à un étage.
Il jeta un regard interrogateur à Alice qui semblait connaître la langue locale.
– C'est à louer, et c'est libre.
– Bon, se contenta-t-il d'émettre.
Il y avait un numéro de téléphone écrit sur la pancarte. Il reprit la route jusqu'à Ayamonte où il trouva une cabine, à l'entrée de la ville.
Il gara la voiture juste à côté de la porte, le coffre à moins d'un mètre.
Il se concentra sur la méthode Burroughs-Maskiewiez et passa l'univers extérieur au scanner alors qu'il composait le numéro, appris de mémoire.
Il négocia la location de la villa dans un volapuk touristique hispano-anglais et comprit que quelqu'un serait à la maison dans un peu plus d'une heure. Vers treize heures. Un senor Juanitez.
Parfait.
Il reprit la route en sens inverse et décida de trouver un coin discret dans la cambrousse environnante. Il se retrouva au bord d'une plage, à cinq-six bornes au sud-est de la villa à louer. Il gara la voiture près d'un chemin d'accès à la mer et se retourna à demi sur la banquette.
Il jeta un coup d'œil à Anita puis à Alice.
– On a une heure devant nous, lâcha-t-il. On peut se détendre un peu.
La flic hollandaise eut un petit sourire.
Il ouvrit la boîte à gants et s'empara du sachet qu'il tendit à Alice.
– Je crois que tu as l'habitude maintenant.
Alice ouvrit le sac et en retira un petit flacon de shampooing colorant. Un noir d'ébène. Elle lui offrit un rictus résigné, mais un éclair de malice jaillit dans sa prunelle lorsqu'elle ouvrit la portière.
Elle se dirigea d'un pas nonchalant vers la mer qui battait le sable. à cent mètres de là, en contrebas des dunes.
Il se retourna vers Anita.
– Bon, je crois qu'il faut que nous ayons une petite discussion, tous les deux.
Il lui offrit le visage le plus neutre qu'il pouvait puis sortit de la BMW et lui ouvrit la portière, le plus simplement du monde. Elle déclina son aide quand elle mit le pied sur le sol.
Il faisait assez chaud et un vent tiède soufflait du sud, de l'Afrique, mais elle s'emmitoufla dans son blouson, parcourue par un léger frisson.
– Vous avez pris vos comprimés, comme je vous l'avais dit, à Ayamonte? lui demanda-t-il, sur le ton neutre d'un médecin bienveillant.
Elle murmura un vague assentiment puis le regarda sans ciller.
– De quoi voulez-vous que nous discutions?
Il mit ses idées en place, une ultime fois.
Il jeta un coup d'œil panoramique sur la plage, pointa Alice et ouvrit le coffre. Il s'empara presque machinalement du sac de sport, où pesait l'acier de la Steyr-Aug.
Il rejoignit Anita et descendit lentement vers la plage, l'invitant à en faire autarit dans un geste à peine formulé.
– De notre future collaboration.
Il plongeait ses verres noirs dans les yeux de la jeune Hollandaise.
– Ce que vous me demandez est complètement dingue.
La flic et lui étaient assis au pied d'une dune, le dos contre le sable. Alice se teignait méthodiquement les cheveux, les pieds nus dans l'écume.
Il surveillait Alice et la voie d'accès à la plage tout en débitant méthodiquement les grandes lignes de son plan.
Il n'avait pu s'empêcher de sourire.
– Non. Je vous propose quelque chose de clair. Et de concret… En échange de quoi, comme je vous l'ai dit, je vous autoriserai à entrer en communication avec la police néerlandaise et les flics portugais.
– Ça frise l'illégalité la plus totale.
– Oui mais ça ne fait que la friser; justement. Croyez-moi je connais assez bien le problème, malgré les apparences.
Il esquissa un autre sourire.
Il tentait de légèrement détendre la situation. De manière décente.
Mais ça ne marcha pas.
– Non, vous me demandez de mentir à mes collègues et à mes supérieurs…
Elle plaça son bras bandé dans une position plus confortable.
– Je ne vous demande que de taire certains aspects de la situation, pour le bénéfice de votre enquête. Très momentanément…
Anita ne répondait rien. Elle semblait cogiter à toute vitesse. Très bon signe, ça.
– Écoutez, reprenait-il pour enfoncer le clou. J'ai besoin de vous et de la puissance d'investigation policière mais vous, vous avez besoin de moi si vous voulez qu'Alice soit vraiment en sécurité…
Ce qu'il voulait dire c'est qu'Alice courait le plus grand risque à se retrouver dans les mains de la police locale. Sa mère pourrait faire intervenir ses armées d'avocats et la récupérer dans la journée. Il n'existait aucun élément tangible permettant de relier l'attaque d'Évora avec Eva Kristensen. Ce qu'il fallait donc faire c'était plonger momentanément avec lui dans la clandestinité, tout en maintenant un contact régulier avec son équipe et les flics de Faro. Il suffirait de dire une moitié de la vérité.
Dans l'attaque, Oliveira était mort. Alice avait fui avec un homme responsable de la déroute des assaillants. Anita avait été blessée. L'homme l'avait soignée puis laissée à un arrêt d'autocars, à un endroit fictif qu'on choisirait au Portugal, indiquant une direction opposée à cette frontière. Elle indiquerait que tout allait bien et qu'elle continuait l'enquête de son côté. Il faudrait dire aux flics de Faro de concentrer les recherches sur les hommes d'Evora. De leur côté, il fallait de toute urgence retrouver Travis et lui confier la petite. Ensuite Anita ferait ce qu'elle voudrait.
L'autre solution, lui dit-il, c'était qu'il laisse en plan la maison, Anita sur le bord de la route, et qu'ils partent avec la môme, seuls, à la recherche de son père.
Elle grimaça un rictus résigné.
Il alluma une cigarette et en tendit une vers la flic.
– Trois jours. Quatre, au plus. Le temps qu'on repère Travis…
Elle tendit les lèvres et la Camel vers la flamme tremblotante du Zippo.
– Non… Non, émit-elle en hochant la tête d'un air désespéré. Je ne crois pas que je puisse accepter cela… Cela serait considéré comme une faute grave.
– Vous croyez que ce ne serait pas une faute grave de laisser la môme retomber dans les griffes de sa mère? Avant que vous ne trouviez quoi que soit de sérieux et qu'elle s'envole pour la Patagonie?
Il sentit la fliquesse peser consciencieusement le poids de sa décision.
– D'accord, finit-elle par souffler. J'accepte. Jusqu'à mercredi soir. Ensuite je reconsidérerai ma position. Mais je veux autre chose en échange.
Toorop soupira.
– Dites toujours.
– Dites-moi ce que vous faites réellement. Je ne vous demande aucun nom, rien de précis… Juste qui vous êtes. Votre activité réelle.
– Je pourrais vous raconter n'importe quoi.
– C'est vrai.
Elle entendait par là qu'elle pensait qu'il n'en ferait rien.
– Je ne peux pratiquement rien vous dévoiler, malheureusement.
Elle le regarda avec une intensité électrique qui le troubla.
– Vous êtes de la maffia? Un syndicat apparenté?
– Bon sang, réagit-il instinctivement, qu'est-ce qui vous fait croire ça?
Mais il regretta ne pas avoir mûri plus longuement sa réponse. C'était une excellente couverture, ça. Un type de la maffia. Qu'aurait employé Travis… Il devinait ce qui avait germé dans la tête d'Anita Van Dyke. Elle s'occupa d'ailleurs d'anéantir ses doutes dans la seconde.
– Travis vous emploie, c'est ça? Mais quelque chose a foiré dans son plan et vous ne savez pas où il se planque, vos communications sont coupées…
Putain, pensa-t-il, presque fébrile, ça pouvait tenir la route ça, en effet.
– Quelque chose comme ça…
Une suspension d'un instant. Le temps d'une respiration.
– Vous savez, je préfère que vous ne me disiez rien plutôt qu'un tissu de mensonges mal improvisés.
Il n'avait pas mis assez de sincérité dans son rôle, elle avait flairé le truc bidon. Cette fille était une véritable télépathe, ça ne serait pas si facile.
– Mais je vous rappelle que je désire connaître la partie émergée de l'iceberg, tout du moins, reprit-elle, d'une voix glaciale. Je veux savoir avec qui je m'embarque.
Il réfléchit à toute vitesse en élaborant un tri entre les informations secondaires et importantes. Appliquer les règles stratégiques d'Ari. Toute information est un virus. A vous de savoir le coder pour qu'il effectue tel type de travail ou un autre. Évidemment ne pas mentionner le Réseau.
– O.K. Je vais essayer de vous faire un topo réaliste… Un, je ne connais pas Travis. Comme vous l'a dit la môme, c'est le hasard seul qui nous a réunis. Deux, je travaille pour mon compte. Une forme de mercenariat. Disons que je suis un agent privé qui offre ses services à droite à gauche…
Elle enregistra les données, en le sondant de son regard d'azur.
– Quel genre de services? Et qui, à droite, à gauche?
Il n'y couperait pas. Il faudrait aller jusqu'au bout, maintenant.
Quand vous livrez une information importante, disait Ari, veillez à ce qu'elle soit suffisamment dramatique pour éveiller l'intérêt et la survaloriser. De ce fait vous semblez offrir un renseignement capital alors que l'essentiel est resté dans l'ombre, occulté par la «magnitude» émotionnelle de votre information-virus.
Quand Ari aura le prix Nobel, l'humanité sera presque au bout de ses peines.
Il prit son inspiration et lâcha la couleuvre:
– Par exemple l'approvisionnement en armes du gouvernement bosniaque.
Elle avala l'information, en silence, en vraie pro.
Puis en faisant un geste machinal de l'index dans le sable:
– J'imagine que vous ne pouvez m'en dire plus?
– Non, répondit-il du tac au tac. C'est déjà trop. C'est tout ce que je peux faire.
Elle acheva son dessin sur le sable, l'observa un instant puis l'effaça, du plat de la main.
– O.K., lâcha-t-elle. Nous passons un accord.
Et elle lui tendit un peu gauchement sa main valide en signe d'alliance.
Juste avant de partir, il se teignit les cheveux lui aussi, avec le shampooing colorant d'Alice. La toison blanchie par l'eau oxygénée n'était pas des plus discrètes. Même si le portier de l'hôtel, la seule personne qui aurait pu témoigner que M. Berthold Zukor avait les cheveux gris-blanc oxygénés, se trouvait dans l'incapacité de parler, maintenant.
Il décida aussi de ne pas montrer la présence d'Alice tout de suite. Un peu de temps de gagné. Si l'homme de la maison avait mis une heure pour venir, il ne devait pas habiter tout près et ne repasserait sans doute pas avant plusieurs jours. Il la laissa donc dans la voiture planquée derrière un bouquet d'arbres et visita la maison avec Anita, en la présentant comme sa femme. Ils étaient hollandais et passaient des vacances d'une douzaine de jours dans le coin. L'homme consentit à leur louer la maison pour deux semaines.
Il paya avec ce qu'il lui restait de cash espagnol.
Il aurait le temps de tirer du fric sur le compte Zukor dans la journée, à Ayamonte.
Hugo était resté la plupart du temps à la fenêtre, l'œil fixé sur la route et les arbres derrière lesquels scintillait le métal noir de la BMW, Il fit comprendre à l'homme qu'ils étaient pressés, d’une simple vibration, son simple comportement, fermé, froid et précis, envoyant comme un signal
Invisible et inaudible, mais parfaitement sensible.
L'homme leur laissa les clés, leur fit quelques ultimes recommandations pour le gaz et repartit sur sa vieille motocyclette.
Hugo courut chercher la voiture, qu'il gara derrière la maison, empoigna les valises et demanda à Alice de prendre possession des lieux le plus vite possible. Il fallait maintenant passer à un plan d'opérations cohérent et détaillé. Il demanda à Anita et à Alice de s'asseoir avec lui, dans le salon, plongé dans la pénombre, les volets à demi fermés.
Primo, annonça-t-il, Alice ne devrait sortir sous aucun prétexte. Secundo, Anita resterait ici avec elle la plupart du temps sauf pour les coups de fil qu'elle et Hugo passeraient aux flics, de la cabine d'Ayamonte.
Tertio, il lui faisait confiance, lui laisserait son arme et partirait chaque jour glaner des infos sur les docks des ports de l'Algarve. Il pourrait s'àbsenter jusqu'à vingt-quatre heures d'affilée, au maximum. En la joignant ici, toutes les cinq ou six heures. Il devrait sortir un message codé pour annoncer que tout allait bien. Il le trouverait tout à l'heure. Anita raconterait le scénario prévu aux flics de Faro et leur demanderait de pister cette dizaine d'hommes. Étrangers. Sans doute néerlandais, mais peut-être de nationalités différentes. D'autre part elle demanderait qu'un inspecteur vérifie auprès de toutes les capitaineries si un bateau nommé la Manta n'était pas enregistré quelque part.
Il vit la flic réfléchir puis émettre un pâle sourire.
– D'accord sur la trame d'ensemble mais je voudrais apporter quelques rectifications. D'une, je ne vois pas pourquoi on devrait se rendre à la cabine d'Ayamonte alors qu'il y a le téléphone dans la maison…
– Parce que les flics pourraient être tentés de détecter l'appel et que je ne veux prendre aucun risque.
– Est -ce que vous entendez par là que vous ne me faites pas confiance et que vous voulez contrôler ce que je raconterai?
Il hésita une fraction de seconde. Se concentra.
Cette fille n'était pas née de la dernière pluie.
– Si je ne vous faisais pas confiance vous croyez que je vous laisserais toute seule ici, avec votre flingue?
C'était pas mal paré, ça.
– Ça ne veut rien dire… D'autre part je ne vois pas pourquoi je vous laisserais mener seul l'enquête pendant que je passerais le temps ici, à attendre votre retour, comme Pénélope…
– Bon sang… Et qu'est-ce que vous faites d'Alice?
Anita jeta un bref coup d' œil à la fillette, les fesses posées au bord de la banquette, à côté de ce curieux trafiquant d'armes.
– Je dis simplement qu'on pourrait faire ça à tour de rôle… Nous nous ferons repérer moins vite, d'ailleurs…
– Ne me faites pas rigoler, avec votre bras, vous ne risquez pas de pouvoir conduire plus loin que le premier virage…
– Je vais déjà beaucoup mieux… Vous avez parlé de quatre jours. Je vous propose de vous laisser aujourd'hui et demain et que, selon l'état de la blessure je fasse les deux suivants…
Il n'aimait pas tellement le risque qu'il allait prendre. Mais cette fille semblait remarquablement obstinée, dans le genre.
– D'accord, je fais aujourd'hui et demain et mercredi on avisera.
– Parfait, laissa-t-elle tomber, d'une belle voix grave.
– Bon, on va commencer tout de suite, on va descendre pour le premier coup de fil et on fera quelques courses. Ensuite je vous ramène et je file a à Vila Real.
Les yeux de la jeune femme le pointaient d'une intensité électrique.
– Ça, on peut dire que vous êtes têtu, en effet.
Il laissa un rire franc éclater de l'intérieur.
– Oui, lâcha.t-il, et encore je me suis fait extrêmement conciliant ces derniers temps.
L'image des flammes trouant la nuit du corridor et fauchant les ombres vertes qui hurlaient ne pouvait tout à fait quitter sa mémoire.
Vondt atteignit les bords de la Serra de Monchique vers sept heures et demie. Il joignit Dorsen à la maison et lui demanda d'appeler le médecin Laas, à la Casa Azul, avec les mots de passe nécessaires. Koesler et Sorvan ne devaient plus être loin. Un peu avant huit heures il entrait dans la grande maison, isolée sur un flanc de la serra, et prenait des nouvelles du Bulgare.
Dorsen, l'homme qu'il avait laissé en réserve sur place, avait appelé la Casa Azul et le médecin ne devrait plus tarder à arriver, maintenant. Le tueur de Sofia gisait sur un divan du salon, la jambe gonflée sous le bandage de fortune, imbibé de sang, qui tachait d'un rouge intense le velours beige.
– Y a aut'chose, lâcha Dorsen.
Vondt lui fit face.
– Qu'est-ce qui y a? Mme K a appelé?
– Non, c'est notre équipe de Marvao, les Portugais. Ils ont téléphoné y a pas dix minutes… Au sujet de notre patrouille de Guarda.
Vondt l'emmena un peu à l'écart, dans le couloir de l'entrée. Il y avait assez de mauvaises nouvelles comme ça. Il voulait contrôler la circulation de l'information.
– Je t'écoute.
– Ben y m'ont dit qu'ils avaient cherché partout, hier, mais qu'y avait trace nulle part de nos gars. Mais y m'ont dit que dans la nuit y z'avaient appris qu'y avait eu une fusillade au nord de Castelo Branco dans l'après-midi. Deux types dans une voiture étrangère, remplis de plomb…
Merde, pensa Vondt, le pire était effectivement arrivé. L'homme de Travis était un tueur patenté.
Dorsen reprenait.
– Quand y m'ont appelé tout à l'heure y'm'ont dit que c'était plus la peine qu'y cherchent. C'est dans les éditions locales du matin. Deux hommes porteurs de faux papiers belges. Abattus. Puis jetés dans leur caisse au fond d'un ravin.
Vondt avala difficilement sa salive. Le tableau qu'il aurait à présenter à Mme Eva serait des plus sombres.
Il fit le bilan et tenta d'adopter un plan de retraite. Sept hommes perdus à l'hôtel. Deux à Castelo Branco. Restaient les Portugais. L'équipe qui surveillait la baraque de Travis à Albufeira. L'équipe de Vila Real de Santo Antonio. Ceux de Badajoz. Les quelques hommes qu'il avait laissés aux frontières, après l'appel des hommes de Guarda, par simple mesure de prudence (il n'avait repatrié vers Monchique que Jampur et Rudolf qui s’occupaient de la N 433, au sud-est de Moura).
La fille était au Portugal maintenant, c'était une certitude absolue. Il était inutile de garder toutes les réserves aux frontières. Il laisserait la maison d’Albufeira sous surveillance et pourrait combler une partie des pertes avec ces six hommes.
Il demanderait à Dorsen de s'occuper de ça puis dormirait le temps que Mme K appelle, comme convenu.
Ensuite il irait au bar du port de Vila Real. Il fallait retrouver Travis. Coûte que coûte.
Il ne put même pas dormir trois heures, dans une des grandes chambres de l'étage.
Dorsen vint le réveiller pour lui dire que Mme Kristensen était au téléphone. Il était onze heures et des poussières. Lorsque Vondt empoigna le combiné dans le vestibule, il avait à peine eu le temps de reprendre ses esprits.
– Bonjour, madame K, lâcha-t-il de sa voix la plus neutre.
Une sorte de feulement rauque était sorti de son larynx, en fait.
– Bonjour, Lucas. Qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui ne va pas?
Eva Kristensen semblait posséder des antennes invisibles. Il fallait jouer net et carré, ne pas tourner autour du pot, elle détestait cela.
– Des problèmes. Graves. Où êtes-vous?
– Où croyez-vous que je sois, nom de dieu… En cure de thalasso évidemment.
– Vous êtes dans la maison? Écoutez… Il ne faut pas que vous sortiez de votre bateau, où que vous soyez.
Il tentait de la jouer pro. Lui faire comprendre qu'il contrôlait la situation, malgré le désastre.
Il y eut un bref soupir, hachuré de parasites…
– Qu'est-ce qu'il se passe encore? On m'a dit a mon arrivée que le Dr Laas était passé vous voir pour une urgence…
– Oui. L'intervention à Évora s'est très mal passée. Nous avons eu des morts et des blessés.
Un autre soupir.
– Seigneur… J'imagine qu'Alice s'est une fois de plus évanouie dans la nature?
– Oui (il ne chercha pas à minimiser la chose, au contraire). Elle est protégée par un homme de Travis. Un spécialiste. De plus les flics de tout le Portugal vont être sur les dents après Évora… C'est pour cela qu'il faut que vous restiez à bord… C'est extrêmement important. Je passerai vous voir dans l'après-midi, pour mettre en place un plan cohérent…
Il commençait à connaître la psychologie d'Eva K.
– À quelle heure? laissa-t-elle tomber, froidement.
Il avait réussi.
– Dans l'après-midi. Je dois d'abord passer à Vila Real de Santo Antonio, nous avons une piste sérieuse pour Travis… Sorvan a été blessé mais ce n'est pas très grave, il s'en sortira. Mais bon c'est vrai nous avons perdu sept hommes… et nous avons perdu aussi deux gars hier après-midi, au nord de Castelo Branco, vous verrez tout ça dans les journaux ou aux infos de midi.
– Putain, Lucas, ce type… Descendez-le dans la seconde, Vondt… Vous m'entendez?
Elle en parlait comme si un serpent allait s'enrouler sous ses jupes.
– Passez quand vous aurez fini là-bas. Ce qui compte maintenant c'est Travis. Ma fille doit déjà etre chez lui, nom de dieu…
– Ce n'est pas certain… je vous expliquerai cet apres-midi. Il faut que je me mette en route.
– O.K., au revoir, Lucas.
Et elle avait déjà raccroché.
Vondt prit une douche, s'envoya un bon petit dejeuner et demanda à Koesler quelques amphés.
Puis il expliqua à Dorsen ce qu'il attendait de lui. Il avait bien fait de le mettre en réserve celui-là. C'était de loin le plus intelligent de la bande. Et un excellent tireur de surcroît. Il était jeune mais montrait des aptitudes exceptionnelles. Il pourrait mener la barque ici, pendant son absence.
Il était très exactement midi lorsqu'il prit la route du sud.