124301.fb2 La sir?ne rouge - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 22

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CHAPITRE XX

Sur la route d'Ayamonte, il tenta de sonder un peu la flic. Lui aussi, il avait besoin d'informations.

– Qu'est-ce que vous pouvez me dire sur la mère d'Alice?

Elle lui jeta un petit coup d'œil en coin.

– Si vous commenciez par me dire ce que vous savez?

Il voyait où elle voulait en venir. Elle aussi connaissait la valeur d'une information.

– Alice m'a raconté une histoire un peu décousue. Je sais que sa mère est extrêmement riche. Et que visiblement elle a des méthodes assez expéditives. D'autre part elle a réussi à divorcer du père d'Alice en le privant de tous ses droits paternels… Alice m'a également raconté une histoire de cassette-vidéo, trouvée dans sa maison d'Amsterdam. et qui a déclenché sa fuite. Elle m'a raconté quelques rêves aussi.

Il décela un éclair d'intérêt dans le regard de la jeune femme mais celle-ci ne répondit rien.

Il aurait pu entendre le bourdonnement de son cerveau tant elle semblait réfléchir intensément.

– Qu'est-ce que vous savez de la cassette?

Il réprima un sourire.

– Tout, je pense. Un snuff-movie, c'est ça?

Elle hocha la tête, gravement, en silence.

Il flairait quelque chose de plus. Occulté par omission.

– Bon, parlons de Travis, maintenant. Vous sembliez penser qu'il puisse être en relation avec la maffia…

– L'histoire de cette famille est vraiment compliquée, vous savez… Il semblerait qu'il ait eu des contacts, dans le temps, avec des gangsters de Sicile… je pensais qu'il avait pu embaucher un type. Une ancienne connaissance, quelque chose comme ça…

– O.K. Et que fait-il exactement? C'est un mec de la Cosa Nostra?

– Non, je ne crois pas. C'est un ancien marin de la Navy. Ensuite il a rencontré la mère d'Alice, en Espagne. Puis ils sont venus s'installer en Algarve. Ce que je peux vous dire c'est que c'est un junkie, un toxico. Et qu'il fabriquait ce bateau, la Manta, avec un témoin de l'affaire.

Il tilta aussitôt.

– C'est qui ce témoin?

Il vit Anita hésiter, puis prendre une décision.

– Vous l'auriez lu dans les journaux, de toute façon… Ce témoin était un dealer. Les hommes d'Évora l'avaient trouvé avant nous, hier soir. Mais j'ai réussi à dénicher quelques infos chez lui.

Il comprit qu'un homme était mort, sans doute salement, et que le hit-squad Kristensen était dejà sûrement aux trousses de Travis. Avec peut-être même une bonne longueur d'avance.

Quelque chose se mit à le tracasser.

– Dites-moi, lâcha-t-il un peu avant l'entrée de la ville… Comment croyez-vous que les hommes d'Évora ont appris que nous étions à l'hôtel, moi et Alice?

– Je n'en sais rien, répondit-elle. Peut-être ont-ils eux aussi des informateurs un peu partout, comme la maffia. Peut-être le patron de l'hôtel, je ne sais pas.

– Non, ils n'auraient pas tué un de leurs indics… Ça ne venait pas de l'hôtel.

Le silence emplit l'habitacle.

Il s'arrêta devant la cabine et fit un dernier point avec Anita.

Une discussion éclata au sujet d'un point crucial qu'il croyait réglé.

– Non, résistait-il vaillamment, je vais vous accompagner à la cabine. Je suis dans l'obligation de prendre cette précaution.

Elle fulminait intérieurement et son regard jetait des étincelles..

– Écoutez, reprit-il. Ensuite je vous ramène à la maison et si voulez changer de version auprès des flics ce sera votre affaire… Vous devrez juste leur expliquer le premier mensonge,… Sans compter tous les risques pour Alice, que nous connaissons. Je veux assurer le coup… Alors on va à la cabine et vous déballez le scénario prévu, O.K.?

Elle l'observait avec attention et l'orage intérieur semblait disparaître progressivement.

– D'accord, laissa-t-elle tomber, résignée.

Il lui ouvrit la porte de la cabine et s'installa à ses côtés.

Elle téléphona d'abord à Faro.

Il comprit que c'était la panique là-bas.

On ne savait plus où elle était depuis la fusillade de la nuit et elle débita patiemment la version fictive des faits en indiquant qu'elle se trouvait au sud de Setubal, comme prévu. Elle demanda ensuite qu'on recherche un bateau nommé la Manta. Elle expliqua pourquoi toutes les morts violentes des deux derniers jours avaient un lien avec Travis et Alice. Elle occulta les détails importants, en jetant son regard azur au plus profond de lui. Puis programma un rendez-vous téléphonique vers sept heures du soir avec le flic qui chapeauterait les recherches auprès des capitaineries d'Algarve.

Elle raccrochait et son regard étincelant lui demandait clairement: alors c'était comment, monsieur «je-n'ai-confiance-en-personne»?

Hugo la regardait du coin de l'œil, branché sur l'observation des alentours. Un sourire plissa ses lèvres.

– Parfait… Appelez Amsterdam, maintenant.

Le regard étincelant le vrilla d'un rayon bleu, méchamment ardent.

Ils trouvèrent un distributeur pas loin de la cabine, où il tira du liquide avec la carte Zukor. Puis ils firent des courses dans un supermarché où Hugo remplit un plein Caddie de bouffe et de vêtements pour Alice. Il trouva également une librairie et il acheta un énorme paquet de journaux portugais et des bouquins en tous genres, en espagnol (il savait qu'Alice le comprenait parfaitement). Il prit également deux journaux français de l'avant-veille qui titraient sur le martyr de la ville assiégée de Srebrenica, y voyant un parallèle avec l'insurrection du ghetto de Varsovie, cinquante ans plus tôt, très exactement. Ils n'avaient pas tort. Hugo retint difficilement la vague de rage froide qui l'envahissait devant la photo du Dr Karadjic. Le psychiatre reconverti dans la purification ethnique arborait un fier sourire, aux côtés de son chef d'état-major, le général Mladic. Tous deux semblaient défier le monde entier et surtout, envoyaient un message clair à tout l'Occident. Maintenant, messieurs, semblaient-ils dire, il est effectivement trôp tard. Hugo se demanda s'il était possible d'envisager leur assassinat et se dit que les musulmans du monde entier seraient bien inspirés de lancer des «fatwas» contre ce genre de criminels de masse, plutôt que de condamner des écrivains «sacrilèges».

Dans les journaux portugais et espagnols du jour il comprit qu'on démilitarisait la ville de Srebrenica, côté musulman, alors que les troupes serbo-tchetniks campaient aux faubourgs de la ville. Seigneur, pensa-t-il, voilà qui illustrait de manière parlante le désormais célèbre «il ne faut pas ajouter de la guerre à la guerre»…

Il y avait plus grave, plus obscur et plus désespérant en cette belle journée du 21 avril 1993. À cause du plan Vance-Owen, qui avalisait la politique de redécoupage ethnique de la nation bosniaque, Croates et Musulmans se battaient pour le contrôle de la Bosnie centrale, territoire censé revenir aux «Croates» de Bosnie. Seigneur… Peut-être Marko Ludjovic et Béchir Assinevic s'affrontaient-ils désormais, sur cette terre abandonnée de tous. Le désespoir qui pulsait dans ses veines prenait le visage lisse et souriant de la diplomatie européenne. Il se souvint de ce qui l'avait poussé à rejoindre Ari, Vitali et le premier noyau des Colonnes Liberty-Bell, un bel été de 1992. Ce jour-là, à la radio, la secrétaire d'État aux affaires européennes [*Élisabeth Guigou, à l'époque.] avait tranquillement affirmé que les partisans d'une intervention étaient les «complices des forces de mort déchaînées dans l'ex-Yougoslavie». Il avait aussitôt appelé Ari pour lui dire que c'était d'accord.

Encore une fois l'Occident n'avait rien compris. Et les bonnes âmes pouvaient pointer de l'index cette «guerre d'un autre âge», sans voir qu'elle préfigurait tout au contraire le futur. Que l'Europe avait cédé devant la vision raciste du développement séparé et du redécoupage des frontières par la force, créant un fâcheux précédent, à l'aube du XXIe siècle. Il se mordit les lèvres en se demandant si les Colonnes Liberty-Bell, dont l'organisation était encore embryonnaire, n'arrivaient décidément pas trop tard…

Il demanda à Anita de lui traduire les passages les plus importants en lui faisant une rapide synthèse des articles.

Dans les pages intérieures, à la rubrique faits divers, juste après la tuerie de Waco, au Texas, elle tomba sur l'attaque de l'hôtel d'Évora. On y disait que les meurtres d'un dealer grec à Beja, et de deux hommes à Castelo Branco, étaient peut-être liés à l'affaire d'Évora. D'après ce qu'elle comprenait un appel au secours fictif avait envoyé la moitié des hommes de service dans un piège. Les autres, quatre hommes, avaient été enfermés dans les coffres des voitures. Les fils du téléphone avaient été sectionnés, ainsi qu'à la caserne de pompiers. En plus des assaillants, le gardien de nuit et un policier avaient été tués. On recherchait un gang d'une bonne dizaine d'hommes. On recherchait aussi un homme jeune avec une petite fille brune ou blonde, les témoignages divergeaient, dans une voiture noire, aux plaques françaises, ou allemandes.

Il réalisa que la BMW était repérée et qu'il serait dangereux de circuler avec elle…

Il remonta à toute vitesse vers la maison.

Il gara la voiture dans le parc, le long de la face arrière, hors de vue de la route et réfléchit intensément. Ça ne se présentait pas si bien que ça, sans véhicule. Il faudrait louer une caisse à Ayamonte.

Il se tourna vers la fliquesse.

– La BMW ne ressortira que quand on aura retrouvé Travis… Je prendrai le car jusqu'à la frontière et je louerai une voiture. Vous, tâchez de vous soigner et surveillez attentivement la maison. Bouclez tout…

Il sortit de la voiture et se rendit à l'arrière, ouvrir le coffre. Anita s'extirpa de son siège.

Il fouilla dans son sac de sport et se redressa, un fusil à pompe luisant dans les mains.

L'image d'Alice trimballant les armes qu'il lui avait fait prélever sur les cadavres, alors qu'il portait la jeune femme inconsciente dans ses bras, interféra puissamment avec le réel, à l'intérieur de son crâne.

Il fallait rester en contact avec la réalité, bon dieu… Ce n'était pas le moment de planer.

– J'en ai récupéré deux comme ça à l'hôtel, avec une boîte de cartouches pleine. J'en garde un avec moi.

Il arma la longue culasse d'acier, dans un claquement caractéristique.

– Prêt à l'emploi…

Elle observa le gros Remington d'un air résigné.

– Vous savez, je ne suis pas sûre que cela sera vraiment tres… manœuvrable, avec ça…

Elle montrait du regard son attelle et le bandage plâtré qui enveloppait son épaule, son bras nu dépassant du pull noir à la manche découpée.

Il se demanda sur le coup quelle était cette étrange impression. Pourquoi ses yeux ne pouvaient-ils se détacher de ce morceau de corps, bandé de blanc médical et de carbone noir, avec ce polo noir mutilé, asymétrique, découvrant la peau, gainant le reste, si étrangement et imparablement sexy?…

Il s'ébroua et replongea sa main dans le sac de sport.

Il la ressortit armée d'un gros pistolet étincelant.

– Du 38 magnum. Avec un chargeur en rab. Avec ça, vous stoppez un taureau. Et vous gardez le fusil… Trouvez un système…

Autour d'eux les eucalyptus et les cèdres du parc s'agitaient sous un souffle tiède, chargé d'odeurs marines, et de sable. Un vent du désert. Venu d'Afrique, pensa-t-il. Le soleil jouait entre les frondaisons des arbres, tombant comme un chapelet de perles de lumière. Et cette fille était si belle, là, soudainement, avec cette lumière dorée, cette odeur de femme touareg amenée ici par on ne sait quel sirocco et la caresse du vent, comme une invitation sensuelle à s'abandonner…

Il s'ébroua de nouveau, tentant de trouver une suite convenable à la séquence de gestes idiots et mécaniques.

Il referma le coffre. Posa les armes sur le métal. Y laissa également les clés de la voiture. S'assura qu'il n'avait rien oublié, la regarda un bref instant et décida qu'il était temps de partir.

– Il se fait tard, il faut que j'y aille.

Il se retourna et emprunta le petit sentier en pente qui longeait le côté de la maison.

La voix d'Anita éclata derrière lui:

– Attendez…

Il se figea et se retourna à nouveau.

– Je crois que j'ai une piste, moi aussi…

Il l'observa d'un regard qu'il savait protégé par ses lunettes noires. Il aurait pu rester des heures ainsi, sûrement, à la contempler…

– À Tavira, aux entrepôts nautiques Corlao… n y a un homme qui connaissait Travis, un nommé Pinto, Joachim… Peut-être que la Manta, ça lui dira quelque chose…

– Tavira?

– Oui… C'est à cinquante kilomètres de la frontière mais je ne vous demande pas d'y aller, je pourrai faire ça, ici, au téléphone. Ça me donnera quelque chose d'utile à faire en attendant…

– Parfait Anita, faites ça, lâcha-t-il laconiquement.

II s'élançait déjà vers la route.

II lui semblait que deux rayons bleus se collaient à ses omoplates.

Sur la route d'Ayamonte, dans l'autocar, il se concentra à nouveau sur les problèmes pratiques.

II avait laissé les noms de Berthold et d'Ulrike Zukor à l'hôtel d'Évora. Il avait fait des achats à Ayamonte sous ce nom mais avait eu le réflexe de louer la maison sous l'autre fausse identité que Vitali lui avait préparée. Celle qu'il aurait dû emprunter pour son retour vers la France. Jonas Osterlink, de nationalité néerlandaise. Maintenant ce qu'il pouvait faire c'était tenter de faire croire à un déplacement de Zukor vers l'ouest, au fur et à mesure de son enquête, afin d'éloigner les flics, ou toute autre personne, de l'endroit où ils reslderaient pendant ces quelques jours supplémentaires, non prévus au programme. Il se servirait de l'identité Osterlink en Espagne, pour la location de la maison puis pour le retour, pour la fuite vers le nord. Dès qu'il aurait localisé Travis il laisserait une trace de Zukor assez loin de sa cachette puis remettrait Alice à son père, Anita à une cabine de téléphone et il foncerait jusqu'à la maison, changerait de voiture puis roulerait vers les Pyrénées, d'une seule traite.

Ça, ça commençait à ressembler à une des «stratégies virales» dont Ari dévoilait les subtils mécanismes dans ses cours. Avec un tel canevas, il mettait de sérieuses chances de son côté…

L'autocar arrivait à la station d'Ayamonte. Il descendit sur la chaussée poussiéreuse et se dirigea vers la gare, où il apercevait l'enseigne d'une agence Hertz.

Il loua une grosse Nissan verte, à la semaine, sous le nom de Zukor et fonça directement vers la frontière. Il traversa le Rio Guadiana à son embouchure, l'Océan comme une masse de plasma ardent sous le soleil, à sa gauche, par la vitre qu'il avait ouverte. Le vent était étonnamment tiède, comme un avant-goût de l'été, une première bouffée de chaleur, venant des tropiques. Dès qu'il fut arrivé à Vila Real de Santo Antonio, il sut se diriger d'instinct vers le port et il gara la voiture près des quais. Il y avait déjà de nombreux bateaux dans la rade et il y avait du monde dans les troquets alentour.

Il prit une inspiration, et se fabriqua un personnage crédible pour la chose.

Il marcha lentement vers le premier établissement, affinant le rôle dans sa tête.

Au troisième bar son personnage avait pris un peu d'épaisseur, sans doute distendu par les effets de l'alcool. Ses inhibitions disparurent et il finit par se pénétrer de la consistance de ce comportement fictif.

Il n'hésita plus à se lancer dans un euro-slang approximatif, combinaison d'anglais, d'espagnol, de français et de portugais afin de multiplier les chances de se faire comprendre. Traduisant trois ou quatre fois de suite les mots importants. Je suis un journaliste spécialisé dans le domaine des bateaux, disait-il à la cantonade, je cherche un certain Stephen Travis pour l'interroger sur un navire de sa conception, la Manta, on m'a dit qu'il venait parfois chez vous, dans ce bar… Il offrit d'entrée une tournée générale.

Il sentit les gens se détendre autour de lui, alors que le patron servait les verres. Sa grande bière arriva, couronnée de mousse, et il entra parfaitement dans l'identité-virus.

Le patron jeta un coup d'œil panoramique dans la salle, cherchant et trouvant l'assentiment quasi général et se retourna vers lui.

– Monsieur Travis il venait pas souvent chez nous, mais il allait là-bas, tous les jours, à l'Atlantico…

– Obrigado, vraiment, very much, jeta-t-il après une large lampée de bière.

– Dites-moi, reprit le barman… Vous travaillez pour quel journal?

– Heu, pour Yachting International, l'édition allemande…

– Vous êtes allemand…

– Oui… je suis de nationalité allemande, mais je suis né en Suisse…

– Dites-moi, senhor, pourquoi tant de gens y s’intéressent au bateau de senhor Travis?

Hugo tilta, malgré les effluves d'alcool.

– Comment ça?

– Ben… les autres journaux. Y a un autre journaliste qu'est passé y a pas une heure, il disait qu'il travaillait pour une revue hollandaise lui. Un article sur les bateaux construits «artisanalement» et qu'on lui avait parlé d'un certain Travis et d'un navire en construction, nommé la Manta

Nom de dieu. Les types du hit-squad Kristensen étaient déjà passés avant lui. Le dealer grec avait craché le morceau.

– Et vous lui avez dit la même chose. Le bar Atlantico?

– Oui, je sais qu'il y allait souvent, avec ce type, ce Grec dont on parle dans les journaux… Ditesmoi c'est ça l'histoire, hein? C'est ça qui vous intéresse? C'est quoi le fin mot de l'histoire? La maffia? Du trafic de drogue?

C'était sans doute inutile de mentir. Disons que ce mensonge de plus était parfait, rectifia-t-il aussitôt. Il acheva son verre de bière.

– Oui, je mène une enquête sur ces événements. Je vous remercie pour tout. Offrez une autre tournée.

Il se leva en laissant un paquet de dollars sur le zinc.

Il sortit du bar avant que quiconque ait eu le temps de réagir.

Au bar Atlantico le même scénario se répéta. Il était maintenant tout à fait entraîné à son rôle de journaliste blasé, s'inspirant de quelques modèles du genre qu'il avait vus dans les grands hôtels de Split ou de Sarajevo. La plupart d'entre eux n'étaient pas de mauvais bougres, loin de là. Mais ils avaient assisté tant de fois aux débâcles humanitaires de l'Occident, ces derniers temps, qu’ils considéraient généralement les éléments des Colonnes Liberty-Bell comme de doux rêveurs. Certains d'entre eux ne bougeaient pas des hôtels de Zagreb, de Split ou de Dubrovnik, d'autres avaient vraiment vécu l'enfer sous le feu de l'artillerie néo-tchetnik, à Sarajevo ou ailleurs, certains avaient pu approcher de camps de prisonniers, dans les zones serbes, pendant l'été et l'automne 1992, d'autres avaient suivi les convois de l'O.N.U. qui avaient pénétré en Bosnie orientale, en février, après un blocus de dix mois, dans des contrées où, pour survivre, des hommes s'étaient vus obligés de revenir au cannibalisme.

– Vous faites votre boulot et nous le nôtre, c'est tout, avait-il lâché un jour à une journaliste tchèque avec qui il passait la soirée, à Dubrovnik, alors qu'elle repartait pour Prague et lui pour il ne savait pas encore très bien où, précisément.

– Oui, mais c'est quoi exactement votre boulot?

– Faire en sorte que des types comme Zladtko ne disparaissent jamais tout à fait.

Et il avait montré Zladtko Virianevic, un journaliste serbe de «Oslovojenje», un des Serbes démocrates, anti-tchetnik, «Bosniaque», qui luttaient aux côtés des Croates et des musulmans comme font d'autres dans la capitale encerclée et partout ailleurs en Bosnie.

– Arrêtez vos conneries, avait dit la journaliste en émettant un petit rire. Je vous demande quel est votre boulot, alors répondez-moi simplement, s'il Vous plaît.

Il avait un peu titubé sous les vapeurs de l'alcool et es effets de la vodka eurent raison de son vœu de silence, comme si une soupape s'était momentanément ouverte.

– Disons que nous nous considérons comme des mercenaires privés, œuvrant pour la justice et la liberté. Une forme moderne des chevaliers du Moyen Âge et des frères de la côte…

La jeune Tchèque l'avait regardé et avait murmuré, éberluée:

– Oh non, ne me dites pas que vous faites partie de ce truc-là…

– Quel truc? avait-il demandé..

– Ne faites pas l'idiot (son délicieux accent slave allait âvoir raison de ses dernières résistances, avait-il pressenti), cette organisation dont on parle à mots feutrés dans tous les couloirs d'ambassade. Les Colonnes Liberty-Bell. C'est ça n'est-ce pas?

Il avait souri, impénétrablement.

– Nous ne sommes encore qu'une poignée mais nous allons nous étendre, nous aussi, comme un virus. Un anti-virus, en fait, contre le retour de la barbarie et du totalitarisme, vous voyez, ici, déjà, puis, sans doute, un peu partout dans le monde…

– Vous êtes complètement fous, avait-elle jeté en éclatant de rire. La rhapsodie de son rire flûté avait eu raison de tout et il avait éclaté de rire à son tour.

– Oui, avait-il admis, nous sommes de véritables cinglés. Nous pensons que la liberté et le mensonge sont des virus rivaux, nous croyons que la littérature, la biologie et l'astrophysique sont des armes de pointe dirigées contre l'anti-pensée, contre le délire totalitaire, quel qu'il soit, quelle que soit sa couleur, brune, ou rouge si vous voyez ce que je veux dire.

– Bon dieu, vous êtes'encore plus atteints que je ne le pensais…

Et ils avaient éclaté de rire à nouveau.

Ce soir-là, il avait senti qu'il aurait sans doute pu faire l'amour avec cette fille mais quelque chose d'indiciblement obscur et caché l'en avait empêché, au dernier moment.

L'avant-veille encore son unité avait libéré un village musulman occupé depuis des mois et les images du massacre qui avait précédé la retraite des nationalistes serbes tournoyaient encore dans son esprit. Le récit des viols collectifs hantait sa mémoire et le sexe, il le savait, demanderait sans doute encore quelques jours de sas avant de pouvoir s'épancher sans pensées négatives, cauchemardesques.

La fille et lui s'étaient quittés au petit matin, après qu'il eut brûlé son smoking sur la plage, comme prévu.

Hugo se rendit compte que sa rêverie l'avait momentanément extrait de la réalité du café l'Atlantique, où il venait d'offrir une tournée générale après avoir récolté la même réponse qu'au bar précédent. Qu'est-ce que les journalistes voulaient àTravis? C'était au sujet du Grec? On ne savait rien.

Le barman semblait rompu aux règles de la langue de Shakespeare. De nombreux touristes devaient s'arrêter ici, pendant l'été.

Hugo offrit une seconde tournée.

– Je m'intéresse au bateau en fait, reprit-il en anglais. Plus qu'à l'histoire de drogue elle-même, corrigea-t-il, dans ce sens là, cette fois-ci.

– Le bateau?

– Oui, la Manta, le bateau qu'il fabriquait avec ce Grec…

– C'est exactement ce que m'a dit le type qui est venu tout à l'heure, incroyable, vous vous êtes passé le mot ou quoi?

– Quel mec, un autre journaliste?

– Oui, pour un journal de voile néerlandais.

– Tiens mais ce serait pas mon collègue Rijkens, par hasard, vous pourriez me le décrire? Tenter le coup, de toute façon.

– Oh… Un type assez grand, athlétique, un bon mètre quatre-vingts. Une quarantaine d'années, brun, yeux clairs.

Parfait.

– Il vous a dit comment il s'appelait? C'était pas Rijkens?

Il y avait une petite chance pour que le type se soit servi de son vrai nom.

– Non, il ne nous a pas dit son nom, juste qu'il travaillait pour un magazine nautique hollandais.

– Ah, ça correspond pas à la description de toute façon… Bon et qu'est-ce que vous lui avez dit alors à mon concurrent d'Amsterdam?

– La même chose qu'à vous, qu'on savait rien…

Ça semblait plus difficile à négocier ici qu'au bar précédent.

– Bon je remets une troisième tournée, je présume?

Et il avait aplati les dollars sur le comptoir.

– La seule chose qu'on sait, c'est que Travis y venait quelque fois avec le Grec, reprit alors le barman, doué comme par enchantement d'une mémoire soudaine. Ils se mettaient là-bas et y buvaient un coup, ensuite y partaient on ne sait où… Mais le Grec il habitait ici alors y z'allaient p'têt chez lui…

Ouais, ça ne menait pas très loin, ça.

Il regarda fixement le gros bonhomme moustachu. L'invitant calmement à assurer le coup. Sa main restait collée au petit paquet de billets verts.

– Ah, et à vot' collègue on lui a dit aussi que Travis y rencontrait un type de Tavira, ici, qui travaillait pour une société de construction de navires…

Oh merde pensa Hugo, le tuyau d'Anita.

Il jeta ses yeux au plus profond de ceux du barman et acheva sa sixième bière de l'après-midi.

Il alla évacuer dans les chiottes de l'arrière-cour, vraiment saoul, et paya une ultime tournée de remerciement avant de s'éjecter au-dehors et de marcher jusqu'à la voiture en prenant l'air sur les quais.

Un quart d'heure plus tard, vaguement dessaoulé, il chercha la poste, qu'il trouva par miracle, dans un brouillard cotonneux, comme si un violent coup de pompe se profilait à l'horizon.

Il appela Anita, à la maison d'Ayamonte. Selon le code convenu. Trois sonneries. Puis une deuxième salve. Elle devrait alors répondre à la quatrième, pour prévenir que tout allait bien. Sans quoi, il devait rappliquer au plus vite avec la Steyr-Aug et le riot -gun prêts à l' emploi.

Elle décrocha à la quatrième.

C'était à elle de s'annoncer, illico.

– Anita, j'écoute.

Ça, ça voulait dire une nouvelle fois que tout allait bien. Si elle employait son nom. Van Dyke, cela signifierait qu'il y avait un problème.

Il pouvait parler sans crainte.

– C'est moi, Hugo. Y a un petit problème…

– Quel genre?

– Le squad est sur la piste de Tavira. Un type cherhe ici, lui aussi. C'est drôle, parce qu'il utilise la même couverture que moi, ou presque. Bon faut prévenir votre témoin là-bas. Qu'il ne parle à personne d'autre que moi, d'accord? Vous êtes arrivée à le joindre, au fait?

– Oui. dès votre départ, je l'ai appelé, il ne m'a parlé d'aucune visite…

– Oui c'est normal, j'ai l'impression que le type a à peine une heure d'avance sur moi. Il consulta sa montre, fébrilement… J'ai perdu un peu de temps. Appelez vite votre témoin. Je me présenterai comme M. Zukor, d'accord? Qu'il ne dise rien à personne d'autre, O.K.? Je vous rappelle dans… dix minutes, au maximum.

Et il raccrocha, aussi sec. Il sortit à l'extérieur et alla se balader vers les jardins qui bordaient le fleuve et d'où l'on apercevait les maisons blanches d'Ayamonte.

Il revint cinq minutes plus tard et recomposa le numéro de la maison.

Même système.

– Anita, j'écoute.

– Hugo… Alors?

– Un type est passé…

– Merde.

– Non… Joachim ne lui a rien dit. Il me l'a affirmé. L'homme s'est présenté comme un journaliste désireux de faire un reportage sur certains bateaux originaux du coin mais Pinto lui a dit ne rien savoir sur la Manta et je pense que c'est la vérité. Il a dit à l'homme qu'il connaissait très mal Travis en fait, qu'il l' avait connu il y a longtemps et qu'il l'avait juste conseillé pour quelques détails techniques lors de la conception initiale.

Hugo soupira, de soulagement.

– Description?

– Grand, brun, yeux bleus. Musclé et sûr de lui.

– Bon et ce Pinto, là, y sait quelque chose ou y'n'sait vraiment rien?

– Il m'a dit ne rien savoir… Qu'il en était tojours au même point que lors de ma visite. Il ne sait pas où est Travis. Il n'a aucune idée du lieu où pourrait se trouver un éventuel bateau nommé la Manta. Qu'il aimerait qu'on lui fiche la paix avec tout ça.

– Vous lui avez dit que je passerais?

– Mais je vous ai dit qu'il ne savait rien et que…

Il la coupa, beaucoup trop sèchement.

– Dites-lui que je vais passer, Anita, j'ai besoin d'infonnations et rien ne nous prouve qu'il dit vraiment la vérité.

– O.K…

– Je peux y être dans trois quarts d'heure…

– Oui… D'accord.

– Bon, je vous rappelle après l'interview de Pinto.

– D'accord Hugo. Pennettez-moi juste une chose…

– Quoi?

– Je peux appeler le commissariat central de Faro dans l'après-midi avant votre retour? Si jamais ils trouvent quelque chose dans une capitainerie vous pourrez vous y rendre directement.

Il réalisa que c'était un excellent moyen de gagner du temps.

– Faites-le. Mais ne restez pas en ligne trop longtemps. Dites que vous appelez d'une cabine dans un autre coin près de Setubal, toujours.

– Bon, bon, d'accord…

– Et dites à votre témoin d'être sur ses gardes, vous savez ce dont ces mecs sont capables.

– Oui, je l'avertirai.

– Bon, à ce soir.

Et il raccrocha en s'efforçant de ne pas écouter sa petite voix qui le priait de rallonger leur conversation, allez, ne serait-ce que de quelques secondes.

Merde, putain, c'était pas le moment…

Il reprit le volant aussitôt et prit la route de la côte, droit vers l'ouest.

*

Vondt s'était arrêté sur la route pour jeter un dernier regard aux bâtisses des entreprises Corlao, par la fenêtre ouverte. Il se confectionnait un joint en réfléchissant. Ce Pinto, là, il lui avait caché quelque chose, il l'avait senti confusément tout au long de l'entrevue. Pas de gros mensonges, non. Mais le type était resté sur ses gardes. Il avait avoué connaître Travis mais ne plus l'avoir vu depuis cette époque, justement, où il lui rendait visite à Vila Real pour lui donner quelques conseils dans la conception du bateau. Ça faisait bien deux ans, maintenant. Et il ne savait pas où était ce bateau, non.

Il avait menti. Oui, c'était ça. Le reste était sans doute vrai, mais le type avait vu Travis depuis. C'était comme un petit signal qui pointait le défaut de la cuirasse. Pendant près de dix ans, ce signal lui avait permis de percer les couvertures et les mensonges des dealers qu'il coinçait. Si la police néerlandaise avait été un peu plus intelligente, elle aurait investi sur ses talents au lieu de le virer comme ça, juste parce qu'une petite salope de Haarlem avait craché le morceau, concernant les petits cadeaux qu'il recevait de ses indics.

Bon… Il fallait faire venir Koesler, pour qu'il surveille ce Pinto pendant qu'il continuerait les recherches. L'après-midi était bien entame, à Faro, il avait un rencart avec un contact du grossiste qui pouvait peut-être lui filer un tuyau.

Ensuite il lui faudrait aller à Sagrès, jusqu à Casa Azul où Eva Kristensen avait jeté l'ancre. Il démarra en direction de Faro et appela Monchique avec la radio.

Koesler ne se fit pas prier pour quitter la maison de Monchique dans laquelle Sorvan tournait en rond comme un tigre dans une cage.

Vondt analysait la situation, point par point, par association d'idées, au rythme fluide de la route. Sorvan avait perdu cinq de ses meilleurs hommes dans l'attaque foirée. Auxquels il fallait ajouter Boris, un des deux types de Castelo Branco. Koesler, deux seulement, Lemme, à Évora et l'autre, avec Boris. La roue avait tourné..

Il fonça d'une traite jusqu'à Faro où il avait rendez-vous avec le contact du grossiste. Le grossiste leur avait déjà refilé le tuyau du Grec et ses plans s'avéraient fiables.

Le contact était australien, un jeune mec qui bossait sur les plages l'été et dealait l'hiver. Ils communiquaient en anglais, sur ce quai retiré du port.

L'homme lui parla d'un bateau qu'il avait vu une ou deux fois, pas loin de Sagrès, en mer, un bateau noir et blanc, qui s'appelait la Manta il s'en souvenait très bien, c'était à la fin de l'automne 1992. Durant le mois de novembre.

– Quais, la première fois que je l'ai vu c’est sur la route, en fait, il était tracté par un genre de 4X4 Toyota, près d'une plage, au nord de Sagrès, vers Odeceixe. La deuxième fois, quinze jours plus tard environ, je l'ai vu au large d'une autre plage, un peu en dessous de Sines, j'lai reconnu à cause de son aspect et de sa couleur, noir et blanc. La première fois j'ai bien pu lire son nom la Manta, et j'm'en suis rappelé.

– Sines? C'est un peu au-dessous de Setubal c'est ça, sur la côte ouest?

– Oui, au nord de Sagrès. Voilà, c'est tout ce que je sais.

Son sourire invitait à passer à la caisse.

Vondt laissa les mille deutsche marks de récompense comme prévu et reprit illico la route pour Sagrès. Nom de dieu, tout s'agençait si nettement. Il mettrait en place un plan cohérent avec la reine mère et n'aurait plus qu'à remonter vers le nord, le long de la façade atlantique du pays, au-delà de la Serra Monchique, jusqu'à Odeceixe, et commencerait à fureter en remontant systématiquement la côte jusqu'à Sines.

Il finirait bien par le repérer ce foutu bateau.

CHAPITRE XXI

Arrivé devant les hangars de l'entreprise Corlao, Hugo contempla un instant la masse bleue de l'Océan avant de s'extirper de la voiture.

À l'accueil il demanda Joahim Pinto, pour M. Zukor.

Une jeune fille charmante lui indiqua le bureau au fond du couloir de droite.

L'homme le reçut d'un œil froid et vaguement soupçonneux et ne se cacha pas pour le détailler de la tête aux pieds. Hugo attendit patiemment que la séance de scanner se termine.

– You're dutch, too? demanda l'homme en s'asseyant dans son fauteuil, sans le prier de s'asseoir.

Un type de quarante ans, joufflu, un peu bedonnant, d'apparence ronde et joviale mais cachant sans doute un tempérament plus affirmé.

L'homme avait parlé anglais sans aucune difficulté et directement, comme s'il avait deviné que Hugo maîtrisait mal la langue locale.

– Non. Allemand, répondit Hugo du tac au tac.D’origine suisse. Je travaille pour une agence de recherche privée…

L'homme le scruta en silence un long moment.

– Privé? Détective?.

L'homme lui indiqua d'un geste de prendre place sur la chaise.

Hugo s'installa et soutint tranquillement le regard profond et noir.

– Oui c'est ça. Détective privé. Je… dois trouver M. Travis au plus vite. Et je voudrais qu'on commence par l'homme qui est passé chez vous, tout à l'heure.

– J'ai déjà tout dit à Mme Van Dyke. Je ne sais rien…

– Oui, mais l'homme qu'est-ce qu'il voulait savoir?

– Il m'a demandé si je connaissais un certain Travis, si j'avais entendu parler d'un bateau nommé la Manta J'lui ai dit que j'connaissais Travis mais que j'savais rien sur le bateau et c'est ce que je vais vous dire à vous aussi.

Ça avait le mérite d'être clair.

– Il vous a dit être journaliste d'une revue nautique?

– Ouais…

– Vous ne l'avez pas cru?

– Non. Je connais bien le milieu de la presse spécialisée et… je n'sais pas… L'instinct. Mme Van Dyke était passée me voir et je savais qu'y avait une embrouille, et puis ce matin j'ai lu la presse, voyez?

Il voyait parfaitement.

– Vous connaissiez les relations de Travis et du Grec?

– Vaguement, ça datait de l'époque où Travis vivait ici avec Mme Kristensen, j'ai déjà tout raconté à Anita Van Dyke…

Hugo digéra l'information.

– Bon. D'accord. Vous ne savez pas où est Travis et vous ne savez pas où est la Manta…

– C'est ça.

– O.K. Maintenant voyons les choses sous cet angle…

Il suspendit sa phrase un instant pour jauger la curiosité qui se gravait doucement dans le regard de Pinto.

– Ne vous demandez pas où est ce putain de bateau mais où il pourrait être. Qu'est-ce que vous diriez?

L'homme plongeait son regard sombre au plus profond de lui, cherchant à le sonder pour de bon.

– Vous voulez quoi, une séance de voyance? Que je vous trouve le bateau en agitant un pendule sur une carte?

Hugo éclata de rire spontanément. Elle était bien balancée celle-là.

– Non. Mais vous connaissez Travis et vous êtes marin. En essayant d'être logique et en faisant appel à vos souvenirs, est-ce que vous verriez un endroit où Travis aurait pu monter un hangar, au bord d'une plage, avec un bateau dedans?

L'homme entra dans une profonde réflexion.

– Non, consentit-il à lâcher. Franchement ça pourrait tout à fait être n'importe où, je ne sais pas ruoi, de Setubal à… allez, Algesiras…

– Non, non, c'est au Portugal, ici, en Algarve. Un endroit qu'il aimait vraiment bien…

– Cristus, vous êtes têtu, vous… (En portugais, cette fois.)

– Oui. Écoutez je ne veux pas vous faire peur, mais le mec de tout à l'heure c'est pas un rigolo. Il faut qu'Anita et moi nous trouvions Travis avant lui, vous voyez?

– C'est en rapport avec l'affaire d'Évora? Y a eu un véritable massacre, y paraît…

Hugo réprima difficilement un sourire. La vérité serait bien pire à lui avouer, en cette circonstance.

– Ouais, ce sont des sérieux. Je pense que Travis est en danger, que vous n'êtes pas loin de l'être aussi et que le mieux que nous ayons à faire c'est de le trouver avant eux.

Le silence retomba sur la pièce, rythmé par le concerto lointain des machines à écrire et d'une sonnerie de téléphone.

Pinto s'enfonça dans son fauteuil.

– Je suis d'accord, M. Zukor – il laissa passer un long soupir- mais comme je vous l'ai dit, je ne sais vraiment rien, Travis est un homme particulier, qui disparaît périodiquement comme ça, j'ai déjà tout expliqué à Mme…

– Van Dyke, je sais. Je vous demande juste de remuer vos méninges et de me sélectionner quelques endroits où Travis aimait se rendre à l'époque bénie où vous le connaissiez bien, est-ce que vous pensez pouvoir vous en sortir?

Il fallait remettre les pendules à l'heure. Le temps pressait. On ne rigolait plus.

L'homme lui jeta un regard profond où se mêlaient des sentiments mélangés, mais rien d'agressif.

– Bon, je pense pas qu'il se rendrait à la Casa Azul, à Sagrès…

– L'ancienne maison d'Eva Kristensen?

– Ouais… ça lui aurait rappelé des mauvais souvenirs, mais en même temps…

Hugo le pria d'un simple regard de poursuivre sans toumer autour du pot.

– Comment dire? Travis était un passionné d'histoire navale. C'est à Sagrès que la première génération de grands explorateurs portugais s'est mise à contempler l'océan Atlantique et à entreprendre les expéditions vers le cap de Bonne-Espérance et la suite… Travis était fasciné par ça, je m'en rappelle, il allait souvent à la pointe de Sagrès où Henrique le Navigateur lança les premières caravelles vers Madère, les Açores, l'Afrique…

Hugo enregistra l'information, pointe de Sagrès.

– Mais bon comme je vous le disais tout à l'heure, ce n'est pas très loin de la Casa Azul et sans doute considère-t-il l'endroit comme hanté par la présence maléfique de sa femme…

– Il croit aux sorcières, à votre avis? L'homme lui jeta un regard intense.

– Vous ne connaissez pas Mme Kristensen ça se voit… De plus comme tous les marins, Travis était superstitieux, il n'aurait pas baptisé son navire à quelques encablures de la Casa Azul.

– Bon, d'accord, soupira Hugo, on raye Sagrès… Quoi d'autre?

– Ben là, franchement, c'est là que je vois plus bien…

– Faites un effort.

L'homme lui jeta un bref coup d'oeil en réprimant un sourire.

– Ben, on peut dire que vous lâchez pas facilement prise vous…

– Je vous assure être parfaitement social et civilisé mais je suis, comment dire, sous la pression des événements, vous saisissez?

– Oui, je crois. L'homme lâcha un petit rire. Vous savez, ne vous en faites pas trop pour moi.

Il ouvrit un tiroir et ressortit sa main armée d'un pistolet automatique grisâtre, qu'il posa sur le bureau.

Hugo reconnut un Tokarev russe. Il hocha lentement la tête en signe d'assentiment.

– Ça ne sera pas du luxe… Bon, et pour cet endroit?

Il se devait d'honorer sa réputation.

Pinto soupira.

– Je n'sais pas… Peut-être un vague truc…

– Je vous écoute.

– Avant leur départ pour Barcelone, il m'avait parlé d'un coin vers Odeceixe, je crois, qu'il aimait bien et où il allait souvent. Y a trois ans environ, avant qu'y m' demande des conseils pour son bateau je l'ai rencontré par hasard dans le coin.

– Odeceixe?

– Oui, enfin un peu plus au nord, l'embouchure du Mira, vers le cap de Sines. On s'est croisé sur la route et on a discuté le coup.

Ça commençait à être une information digne de ce nom, ça.

– Parlez-moi en kilomètres.

– Par la 125 puis la 120 comptez deux cents bornes. Après Odeceixe il faudra bifurquer vers la mer, par une petite départementale.

Hugo se mit à réfléchir à toute vitesse.

– D'accord… Disons deux-trois heures.

Il regarda sa montre, le plus calmement possible.

Oh, putain, six heures passées, déjà…

Il enfonça son regard dans celui de Pinto et lui offrit le sourire le plus humain qu'il se connaissait.

– Dites-moi, Joachim, vous avez prévu quelque chose ce soir?

Assis à côté de lui, l'ancien skipper brésilien se mit à éclater de rire tout seul, alors qu'ils arrivaient en vue des environs de Tavira.

– Ah ça, on peut dire que vous êtes le type le plus persuasif que je connaisse…

Hugo fit un vague sourire en passant une vitesse.

– Vous aviez quelque chose de plus essentiel à faire, sinon?

Pinto posa sa nuque contre l'appuie-tête.

– Non, évidemment… Si Travis est dans la merde il est normal que je fasse quelque chose pour l'en tirer.

Et il tapota doucement le flingue passé à sa ceinture.

Hugo enclencha sans rien dire une cassette de Hendrix dans le lecteur.

À la sortie de la ville il aperçut une cabine téléphonique et se gara devant.

– Il faut que j'appelle Anita, lâcha-t-il en ouvrant sa portière.

Il composa le numéro et exécuta avec une impatience presque fébrile, ce qui l'étonna, la trop longue séquence de codes de sécurité.

À la quatrième sonnerie de la deuxième salve, Anita décrocha.

Son image flottait déjà dans son esprit alors que sa voix prenait possession du combiné.

– Anita, j'écoute…

Il pouvait percevoir son souffle, et la photo vaguement vivante prit plus de consistance. Ses cheveux qui tombaient en boucles fauves sur les epaules. La silhouette aux formes délicates drapées par le polo noir, ce bras nu dépassant du bandage et de la manche coupée, gainé de carbone noir, comme un exosquelette étrangement guerrier.

– Anita, j'écoute.

Seigneur. Il fallait revenir sur le plancher des vaches. La voix d'Anita s'était faite plus inquiète, là, à l'instant.

– Hugo… hello. Tout va bien, un petit problème de pièces… Bon j'ai des news. Et vous?

– Je viens de rappeler l'inspecteur de Faro. Il a téléphoné dans presque tous les ports de la province, pour l'instant il n'a détecté aucune Manta dans les registres…

– C'est normal.

– Comment ça, c'est normal?

– Il ne faut pas chercher en Algarve. Il faut essayer plus haut, dans le Baixa Alentejo, Odeceixe, cap de Sines, vous voyez?

– Bon dieu, mais comment vous avez appris ça?

– C'est un peu long… Pinto s'est rappelé quelque chose et nous allons fureter par là-bas…

– Vous allez fureter? Qu'est-ce vous voulez dire?.

– Ce que j'ai dit. Pinto m'accompagne…

– Vous êtes dingue.

Il soupira.

Elle avait lâché ça sur un ton de désespoir authentique.

– Je ne suis pas si dingue que ça. Pinto connaît le coin, c'est un marin, il est immergé dans la culture de ce pays et il connaît Travis. Avec ça je multiplie mes chances de trouver le père d'Alice avant les autres. Un des ces quat' je vous parlerai des cours d'Ari Mos… de Bilbo.

Putain il avait faillit lâcher la véritable identite d'Ari.

– Harry Moss de Bilbo?

– Un ami à moi. Bon, vous vous souviendrez? Que les flics cherchent sur les côtes de l'Alentejo, pas en Algarve. Moi, je vous rappellerai dans la soirée, pour vous dire où nous en sommes…

– D'accord.

Elle semblait résignée à son inaction forcée.

Il ne sut d'où provenait l'élan qui le conduisit à reprendre:

– Sinon vous n'avez rien vu de louche? Pas de bagnoles tournant autour de la maison? Des touristes avec de grosses jumelles?

Il y eut un petit éclat de rire cristallin.

– Non, non, ne vous inquiétez pas Hugo. D'ailleurs il faut que je vous félicite pour votre intervention. La blessure se referme et la fracture était bénigne en fait. Dans une semaine je serai opérationnelle à cent pour cent.

– Tant mieux…

Il ne savait quoi dire d'autre. Le silence hachuré de parasites avala l'espace tout entier.

– Allô, Hugo?

Un petit éclat de rire.

La voix tintait comme du cristat la cabine téléphonique elle-même résonnait comme une coupe en baccarat.

Il réalisa qu'il n'était pas du tout dans son état normal et il fit un violent effort pour se concentrer sur la dure matérialité de la vie.

Il fallait reprendre la route.

– A ce soir.

Sa voix n'était plus qu'un feulement rauque, voilé d'une émotion nouvelle et particulièrement résistante.

Il raccrocha sans attendre et retourna s'asseoir au volant.

Il démarra et monta un peu le volume du lecteur de cassettes. Easy Riiiider tourbillonnait la voix de Hendrix dans des volutes de guitares en fusion.

Easy Riiiider…

Passé Faro il continua sur la 125 en direction de Vila Moura.

– Vous ne l'avez vraiment jamais entendu parler d'un terrain quelque part, d'un entrepôt, même à l'époque où vous alliez le voir à Vila Real?

– Non, non. Jamais. Il m'disait juste qu'il conseillait quelqu'un pour la fabrication d'un voilier, y m'avait même pas dit que c'était le sien…

– Je vois…

Hugo jeta un coup d' œil au rétroviseur.

– Je ne sais pas pourquoi il a voulu garder le secret, peut-être parce que le Grec était dans le coup…, reprit Pinto, comme s'il réfléchissait tout haut.

– Quais… Sinon revenons un peu au type du journal nautique, là. Vous avez aperçu sa voiture?

– Quais, répondit Pinto avec un large sourire. J'ai regardé par la fenêtre et y s'est arrêté un moment sur la route, en haut du chemin. Une Peugeot 405 crème, une MI 16. Une super-bagnole.

– Ah bon… C'était pas une Seat blanche…

– Non, une MI 16, j'suis sûr… pourquoi?

– Ben… c'est à cause de celle qui nous suit, depuis Tavira j'crois bien… Mais j'l'ai vraiment repérée qu'à la sortie de Faro..

Pinto ne se retourna pas. Il essaya d'apercevoir l'arrière de la voiture par le rétroviseur droit.

– Une Seat blanche?

– Quais. Mais il est assez loin derrière, maintenant…

– Qu'est-ce vous comptez faire?

– Pour le moment, rien, rouler…

– Et jusqu'où, Christus, jusqu'à la planque de Travis?

Le ton de sa voix n'était pas tendre.

– Non, jusqu'à la nuit… ça ne devrait plus trop tarder maintenant.

– La nuit? Vous avez un plan?

– Non, pas encore, mais d'ici là on aura trouvé une occasion, croyez-moi.

– Donc on roule?

– C'est ça, on roule.

L’opportunité se dévoila entre Albufeira et Silves, il vit une petite départementale, voire une communale qui s'enfonçait vers le nord, vers les contreforts des serras de Monchique et de Caldeirao. Au-dessus d'eux, le ciel était rose et des nuages bleu et violet couraient au-dessus des serras. Le soleil venait de disparaître sous la ligne d'horizon en jetant un ultime éclat orange. Il prit à droite toute, sans hésiter. Puis il décéléra pour adopter une conduite vraiment peinarde.

Dans le rétroviseur la Seat quittait la nationale à son tour pour s'enfonçer dans le paysage sec et rocheux, mais peuplé de bois à la végétation luxuriante, sur les flancs des collines.

– Bon maintenant, faut trouver un chemin de campagne, ou une toute petite route…

Il la trouva une dizaine de kilomètres plus loin, à une autre intersection, une piste caillouteuse qui partait, vers l'est, vers la Serra de Caldeirao, se perdant dans la nuit qui tombait sur les flancs des collines.

– Bon, je vais vous dire ce que nous allons faire. A un moment donné, je m'arrêterai et vous ferez tout ce que nous allons répéter maintenant, O.K.?

Pinto acquiesça, en silence.

Koesler n'arrivait pas à joindre Vondt, et c'est ça qui l'avait rendu nerveux, se dirait-il plus tard en repensant à tout ça. Vondt était avec Eva Kristensen, quelque part en Algarve, peut-être au large, personne ne connaissait la fréquence spéciale utilisée par Eva K. lors de ses déplacements en mer et il doutait même qu'on puisse la joindre avec ce simple poste de C.B.

De toute façon, Vondt lui avait ordonné expressément de ne jamais essayer de le joindre quand il était en rendez-vous «physique» avec Mme Kristensen, et Koesler fixait le petit appareil de radio suspendu sous le tableau de bord, avec une impatience mal contenue. C'est pour cela qu'il faillit ne pas voir les deux types prendre à droite, vers le nord.

Putain, réagit-il en allumant son clignotant. Ils vont droit vers la Serra de Monchique!

Il sentit une boule se former dans son estomac.

Les deux types seraient sur la piste de la maison?

Putain mais comment auraient-ils pu découvrir…

Vondt.

Vondt était passé voir ce mec, Pinto, dans l'après-midi, aux entrepôts Corlao puis lui avait dit de rappliquer. Koesler n'était pas arrivé depuis une demi-heure quand Pinto était ressorti, avec un type, brun, portant des lunettes noires, et une sorte de blouson militaire de cuir noir.

Koesler avait eu Vondt, qui se rendait vers Sagrès. Vondt lui avait demandé de s'accrocher aux basques des mecs et de ne les lâcher sous aucun prétexte. Il le joindrait tout de suite après son entrevue avec Mme K. Koesler lui avait demandé:

– Qui c'est à votre avis ce mec-là?

– Je sais pas, avait craché la voix métallique de Vondt dans le haut-parleur.

– Vous pensez pas que ça pourrait être le gars en question? Le Sicilien de Travis? Le tireur de l'hôtel?

– Putain, Koesler… heu Gustav, j'en sais foutrement rien, vous m'avez tous dit n'avoir vu qu'une putain d'ombre avec des cheveux couleur de métal. O.K? Et là, en plus tu m'parles d'un type brun, alors j'te dis, j'en sais foutrement rien. Ce que je veux c'est que tu ne perdes pas de vue un seul instant leurs feux arrière.

Et ce fils de pute avait coupé la communication. Mais voilà c'était à cause de Vondt si les mecs se rendaient vers Monchique. Il s'était fait repérer, ce con, et d'une manière ou d'une autre ça signifiait que les types étaient sur les traces du groupe.

Vondt lui avait dit expressément ne rien faire d'autre que suivre les mecs et attendre son appel.

Mais si Pinto et le tueur sicilien trouvaient la planque des gars, alors là on était cuits pour de bon, pensait-il avec fébrilité.

Il hésita longtemps puis finit par appeler la maison, où il tomba sur Dorsen.

– Quais, Dorsen.

– C'est moi Koesler. Bon y a du nouveau…

– J't'écoute.

– Pinto, le mec que Vondt est allé voir à Tavira, il est avec le Sicilien d'Évora alors j'les suis, O.K?

– Quais, O.K Et alors?

– Et alors, y's'dirigent droit vers la Serra de Monchique.

Un silence.

– Tu as appelé Vondt?

– Non il est pas joignable pour le moment.

– Qu'est-ce que tu proposes?

– Parles-en à Sorvan et tenez-vous sur vos gardes.

– Qu'est-ce ça veut dire ça? J'te demande c' qu'on fait si les mecs rappliquent par ici…

– Tu sais aussi bien que moi que j'peux donner aucun ordre. Je ne peux en recevoir que de Vondt, mais je n'peux en donner à personne, alors t'en parles à Sorvan et lui y décide. Et toi tu me rappelles.

Il coupa sèchement la communication. Putain les mecs n'étaient plus sur la départementale, bordel… Ah si, il apercevait leurs lumières s'enfonçant dans cette petite route défoncée et caillouteuse qui partait vers des massifs rocheux à l'est, s'éloignant de Monchique.

Il fut obligé de piler sèchement pour ne pas rater le croisement.

Il apercevait les plots rouges et les faisceaux blancs des phares, par intermittence, entre les flancs des collines. Il se maintint à bonne distance pour ne pas se faire repérer.

Sorvan lui-même le rappela:

– Alorrs, c'est quoi cette histoirre? Le Sicilien de Trravis est à nos trrousses?

– Ouais, je sais pas trop. Ils rôdent vers la Serra de Monchique mais là ils viennent de prendre vers l'est, vers la Serra de Carvoeiro ou j'sais p'us quoi…

– Si eux rrevenirr vers Monchique rrappelez-moi tout de suite, Koesler…

– Qu'est-ce que vous comptez faire?

– Ça être mon affairre, rrappelez-mol c’est tout.

Sorvan n'avait même pas attendu son vague O.K. pour couper.

Il se rebrancha sur le véhicule dont les lumières se déplaçaient dans la nuit.

À un moment donné il n'y eut plus d'intermittence. Les feux disparurent. Et ne réapparurent pas.

Nerveux, trop nerveux, il accéléra le train et la voiture se mit à rebondir de partout sur la piste caillouteuse. Il tomba sur la Nissan juste à la sortie d'un virage assez brusque, dans une côte pas trop raide, mais bien camouflée.

Elle était juste là. Tous feux éteints et les deux portières fermées. Il faillit percuter l'arrière de la bagnole malgré son coup de frein.

Il ne coupa pas le moteur et mit la main sous sa veste, prestement.

Au même instant un tonnerre de déflagrations éclata dans l'espace et les vitres explosèrent.

Il sentit son corps se recroqueviller d'instinct dans l'habitacle, alors que le Plexiglas retombait en une pluie coupante, et que des flammes trouaient la nuit, devant lui.

Le silence, tout aussi brutal que le tonnerre. Une voix éclatait, à l'extérieur, en anglais:

– La prochaine fois j'arrose toute la caisse, OK?

La voix provenait du côté avant droit. Où le pare-brise n'existait tout bonnement plus et où se tenait un type sur le versant de la colline, surgissant d'un gros rocher. Le type épaulait un fusil-mitrailleur massif et trapu, avec un gros viseur télescopique au-dessus. L'arme était encore fumante.

L'homme s'approchait lentement sans décoller son œil du viseur.

Koesler se rendit compte que la première rafale avait plombé le siège passager et la partie droite du capot, rendant le moteur inutilisable, mais le gardant miraculeusement en vie, lui. Sa main enserrait la crosse du revolver mais ne l'en sortait pas.

Une autre voix s'éleva en provenance du côté arrière gauche.

– Ne bougez surtout pas senhor.

En tournant la tête vers le rétroviseur extérieur, ce qu'il put voir n'était pas plus engageant.

Un type longeait la portière arrière, en braquant un gros fusil devant lui.

Koesler redressa lentement les mains, bien en vue au-dessus de lui.

Putain, cette fois-ci Mme Kristensen ne serait pas contente du tout.

– Qu'est-ce que vous comptez faire de lui?

Pinto désignait de son arme l'homme aux yeux gris, debout devant le capot de la Nissan, les mains liées dans le dos par une paire de menottes récupérée sur lui. Hugo avait placé le revolver du type à sa ceinture.

– Je ne sais pas encore, je réfléchis…

Il se leva du capot de la Nissan et plongea ses yeux dans ceux de leur traqueur.

L'homme qui avait rendu visite à Pinto dans l'après-midi avait laissé un chien de garde dans les parages. C'était ça. Et ce type avait réussi à suivre Anita l'autre soir, oui c'était ça, sûrement après sa visite à Pinto et il l'avait suivie jusqu'à Évora puis le reste du gang avait rappliqué.

Peut-être les mecs étaient-ils au courant de sa localisation actuelle. Il ne fallait pas traîner.

– Joachim, balancez sa caisse dans le fosse pour nous faire le passage, on va faire demi-tour.

Puis il observa attentivement le mec aux chveux bruns et aux yeux gris. Les cheveux étaient presque noirs mais les sourcils très clairs. Comme lui, ce type s'était teint les cheveux. L'homme fixait froidement un point obscur du paysage, Hugo considéra froidement la situation alors qu'il entendait Pinto ahaner pour pousser la voiture sur le flanc de la colline.

– You're in big, big trouble…, lâcha-t-il en enfournant la mitraillette dans son sac de sport. Il entendit le bruit de la voiture qui glissait le long de la pente, comme pour donner un contrepoint fatidique à ses paroles. Puis en le détaillant, saisi par il ne savait quelle drôle d'intuition:

– You're dutch?

Le type lui jeta un coup d'œil étonné involontaire.

Hugo reprit, en néerlandais cette fois:

– Tu es dans la merde jusqu'au cou. Est-ce que tu t'en rends compte?

Le type eut un rictus à la fois méchant et fataliste.

– Bon je t'explique en deux mots. T'as lu la presse. Toute ta putain d'équipe est fichue. Vous avez tué deux flics et vous avez toute la police du pays à vos trousses. Et ils sont en train de resserrer leur étau d'après ce que je sais. Si tu es un gars sérieux tu sais très exactement que vous ne pourrez rien faire quand deux ou trois cents flics vont cerner votre baraque. Deux, les flics savent où est Travis, tu piges?… et donc ils le protègent. Enfin, pour terminer, ta patronne a une brigade spéciale de la police d'Amsterdam aux fesses et elle n'en a plus pour longtemps non plus. Alice est sous haute surveillance, bien planquée.

Une simple illusion d'optique, ce petit virus. Il suffisait de s'appuyer sur la réalité et de la grossir légèrement, garantissant authenticité et efficience. Il vit le mec blêmir. Son mensonge avait tapé juste. Les types devaient commencer à devenir paranos, isolés quelque part dans un pays inconnu, avec toute la police du coin aux fesses. Le virus allait faire son effet.

– Donc voilà, vous allez tous vous retrouver en taule, si ta bande de pistoleros ne décide pas de se jouer un petit remake de Fort Alamo… Moi je te propose un marché. De quoi sauver ta peau.

Il vit le type émettre un nouveau rictus mais en le regardant droit dans les yeux cette fois-ci.

– Quel genre de marché?

– Ce à quoi tu t'attends, bien sûr. Tu passes de l'autre côté, avec nous, et j'essaye d'arranger le coup avec les flics.

– T'essayes d'arranger le coup avec les flics? C'est un marché à la con ton truc… Qui t'es?

Le type cherchait à gagner un peu de temps, visiblement. Ses copains n'étaient sans doute pas loin.

L'homme ne fixait pas de point bien particulier, mais l'ensemble de la Serra de Monchique, derrière Hugo, debout près du rétroviseur. Sa propre image avait été saisie par le miroir, fantôme de cuir noir, les yeux injectés de sang par le speed et la poudre et Hugo la percevait comme une sorte d'écran de télévision bizarrement vivant, interposé entre la réalité et lui.

– Je suis un privé, mentit-il effrontément, j'ai une licence et un port d'armes, ce que je peux faire d'autre c'est te tirer une rafale dans les jambes et appeler les flics de la première cabine que je trouverai, tu comprends mieux ce dont je veux parler maintenant?

L'homme garda le silence un long moment puis hocha la tête.

– Bon, d'accord, qu'est-ce qu'on fait?

– D'abord tu vas te foutre dans le coffre et on va déguerpir d'ici. Ensuite si t'es sage on reprend cette discussion dans un endroit plus propice.

Pinto ouvrait déjà le coffre de la Nissan. avec un large sourire.

Koesler se contorsionna pour rouler dans le réduit obscur.

Pinto referma le coffre à clé et lança le trousseau à Hugo.

– En route, jeta Hugo en se mettant au volant. Il fonça droit vers l'est dans un crissement de pneus.

– On ne fait pas demi-tour? demanda Pinto.

– Non, j'ai changé d'avis.

– Ah ben putain ça alors… Vous ne manquez pas de culot vous…

– Non je voulais juste avoir le choix. Statistiquement ses copains peuvent arriver par l'une ou l'autre direction. Je ne sais pas pourquoi mais je vais aller droit vers l'est puis redescendre vers la 125 et on ira se planquer sur un bord de plage isolée. Et on verra ce qu'on peux vraiment faire de lui.

– Putain ça alors…, marmonnait Pinto, souriant doucement tout en hochant la tête.

– Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer.

– J'espère… Ça vaudrait mieux pour vous.

– On a une chance sur deux, c'est raisonnable.

Pinto éclata de rire en hochant la tête comme s'il n'arrivait pas à se faire à cette idée.

– Ah putain ça alors, marmonnait-il entre deux quintes de rire, qui s'espacèrent et se diluèrent peu à peu dans le bruit huileux du moteur.

Il réussit à rejoindre Faro par la N2 sans faire de mauvaises rencontres, puis en ressortit par la 125, qu’il reprit vers l'ouest, repassant par le morceau de route qu'ils avaient emprunté une heure auparavant.

Un peu après Almansil il obliqua vers l'Océan.

Il ne s'arrêta qu'au bout d'un chemin qui s'arrêtait devant les dunes et la plage. Il n'était pas loin d'une petite ville côtière nommée Quarteira. Il coupa le moteur, les feux, et jeta un coup d'œil à Pinto avant de s'éjecter de la voiture. Il alla ouvrir le coffre, le Ruger bien en mains, la mitraillette en bandoulière dans le dos.

Koesler s'extirpa du coffre avec une certaine souplesse, malgré son handicap.

Il se redressa sur le sable et fixa Hugo, puis Pinto qui les rejoignait, le fusil à pompe à la main.

– Bon, laissa tomber Hugo, reprenons donc notre petite discussion… Voilà ce que je te propose. Je vais demander conseil aux flics.

– Attendez… Qu'est-ce que vous voulez dire? Le mot flic avait fait son effet.

– Rien de plus. Que je vais me renseigner pour savoir si je peux légalenient passer un marché avec toi et ce que je peux négocier. Toi, en attendant, tu vas me dire jusqu'où tu irais si j'te proposais, par exemple, de te donner quelques heures pour filer et disparaître…

Le type se mit à réfléchir intensément puis plongea son regard dans celui d'Hugo.

– Combien d'heures?

– Ça… c'est justement ce que je négocierais à mon tour avec les flics quand tu auras craché le morceau. Vois les choses sous cet angle: je vais te servir de médiateur pour que tu puisses sauver ta peau.

Le type digéra l'information, ses yeux ne trahissant pas la moindre trace d'émotion, froids comme des roulements à billes.

– O.K., qu'est-ce que vous voulez savoir?

– Je vais être franc avec toi: la localisation exacte du reste de la petite troupe. J'pense que les flics ne vont pas mettre plus d'un jour ou deux pour vous mettre le grappin dessus maintenant (un petit mensonge plausible) mais je veux que ce soit une affaire réglée dans la nuit. Evidemment jusqu'à ce que les flics m'annoncent que l'opération s'est déroulée comme convenu, tu resteras en notre compagnie…

Il n'eut même pas à montrer Pinto qui offrait un sourire rayonnant au type, sa bonne bedaine dépassant de son jean, où il tapotait nonchalamment la crosse brune de son Tokarev.

– Bon et là tout de suite j'aimerais que tu nous dises comment on peut t'appeler.

L'homme replongeait son regard dans celui d'Hugo.

– Je m'appelle Gustav Siemmens. C'est tout?

– Non, évidemment. Tu me diras aussi tout ce que tu sais sur votre bonne patronne, où elle se planque et aussi jusqu'où t'étais impliqué dans ses affaires. Ensuite seulement je te laisserai partir. Il faudra que la qualité ou le volume des informations atteigne un certain niveau, je ne te le cache pas.

L'homme soupira en plissant les yeux. Il prenait seulement pleinement conscience de la chose, de la merde dans laquelle il était.

– Il est évident que ce que je cherche c'est que ta trahison soit irrémédiable. Dès ce soir. Que tu ne puisses faire machine arrière et que tu sois dans l’obligation de te tirer au plus vite d'ici. Peut-être même d'Europe. En échange, je négocierai le délai maximal que je pourrai obtenir. En trichant même un peu avec les flics pour te filer du rab, si je suis content de toi.

– Qu'est-ce qui me prouve que vous tiendrez vos promesses?

– Une seule chose: le fait que j'aurais pu te tirer d'abord une rafale dans les jambes. Avant de commencer la discussion.

L'homme émit un vague assentiment en opinant doucement du chef.

Il pesa une décision, le regard tourné vers l'intérieur. Un choix douloureux, mais exécuté sans trop de remords visiblement.

– Bon, si j'obtiens vingt-quatre heures de délai tu peux considérer le marché comme réalisable.

– J'ai besoin d'une marge de manœuvre pour négocier. Tu descendras à douze heures. Ça te laisse amplement le temps de te barrer pour les antipodes.

Le type lui jetait un regard glacé qu'Hugo soutint d'un œil parfaitement neutre.

L'homme finit par laisser tomber:

– D'accord pour douze heures.

– Bien, laissa tomber Hugo négligemment, maintenant tu te réinstalles dans le coffre.

Et il montrait la gueule noire grande ouverte, comme déjà habituée à la présence de ce passager incongru.

À Almansil il trouva une cabine et un endroit discret pour garer la Nissan. Si le dénommé Siemmens avait communiqué la description de la caisse à ses complices il faudrait d'urgence la changer dès demain matin, à la première heure, pensa-t-il en ouvrant la porte vitrée à soufflets.

Il composa à toute vitesse la série de codes de sécurité, mais il lui semblait que des siècles passaient avant que la voix d'Anita ne résonne à nouveau à son oreille.

– Anita, j'écoute.

Tout allait bien.

– Bon, c'est toujours moi, Hugo. J'ai encore du nouveau. Silence et chuintement électrique de la ligne téléphonique.

– Quel genre?

Hugo mit de l'ordre dans sa tête, il n'avait pas vraiment préparé son speech.

– Genre imprévisible. Bon voilà: à la sortie de Faro, avec Pinto, je me suis rendu compte qu'on était suivi… Je… comment dire… On cherchait Travis, vous voyez, et je voulais pas trop conduire ce type dans la bonne direction…

– C'est normal.

Elle en convenait aussi. Ça pourrait marcher.

– Bon, donc j'ai improvisé et… on a quitté la nationale, vers Silvès.

– O.K, Hugo…, soupira-t-elle.

Ça voulait dire d'aller droit au but, ça.

– Bon, on a trouvé une espèce de piste vers la Serra de Caldoeiro. Une route déserte, voyez. Y'faisait nuit. On a piégé le mec.

A nouveau le silence et l'électricité, sur lesquels se posait un souffle gracile.

Il se demanda s'il avait expliqué la chose avec suffisamment de concision.

– Bon dieu. Vous avez son identité?

– Il m'a dit s'appeler Gustav Siemmens, écoutez voilà, je…

– Vous avez vérifié?

– Quoi, vérifié?

– Son identité. Vous avez vérifié son identité?

Putain pensa-t-il suprêmement agacé, non, il etait pas flic, lui.

– Non j'ai quelque chose de plus important à vous dire dans l'immédiat.

Un soupir.

– O.K. Quoi?

– On peut traiter avec lui. Il nous donne la cache de ses complices. Nous refile tout ce qu'il sait sur la mère Kristensen. Ce qu'il faisait et l'organigramme complet de l'organisation, en échange de quoi vous lui octroyez une douzaine d'heures de délai pour qu'il disparaisse dans la nature.

Un long silence électrique, avec ce souffle posé, diaphane, à la limite du perceptible.

– Vous avez déjà engagé des tractations avec lui?

La voix était sévère. Et réclamait un éclaircissement immédiat.

– Non, je lui ai dit que je devais d'abord avoir l'autorisation légale d'un officier de police judiciaire. Mais c'est vrai qu'il est déjà d'accord. Si on lui donne une douzaine d'heures il nous crache tout ce qu'il sait. Là, tout de suite. Les flics n'auront plus qu'à foncer jusqu'à leur planque et ça nous débarrassera d'une. énorme épine dans le pied, pour retrouver Travis, vous saisissez? On décapite toute la bande et on asphyxie la Eva K. sous la pression des flics. On trouve Travis tranquillement, on lui remet Alice et vous vous occuupez de la scène finale avec Mme Kristensen.

Une nouvelle virgule de silence.

– Je vois… Et vous?

Tiens… Elle manifestait un intérêt pour ce qui allait advenir de lui, sur l'autre branche du futur.

– Moi aussi je devrai m'évanouir dans la nature, mais je vous expliquerai ça plus tard. En attendant est-ce que vous m'autorisez officiellement à entreprendre des tractations avec Siemmens, dans le cadre dont je vous ai parlé?

Un nouveau silence. Une plus forte pression du souffle.

– Oui. Pas plus de douze heures. Mais je veux aussi savoir où est Mme Kristensen et je veux sa véritable identité, à lui.

Hugo suspendit sa respiration. Il n'avait pas pensé à ça.

– Je n'avais pas prévu ça, Anita… Désolé. Ecoutez, je vais essayer de faire passer cette pilule et je vous rappelle aussitôt. En attendant préparez les flics à un hallali. Si ça marche, dans une demi-heure vous pouvez leur communiquer l'adresse de la bande.

– D'accord, on dit un autre coup de fil dans une demi-heure. Si vous ne le faites pas dans trois quarts d'heure c'est qu'il y aura eu un problème, disons… sérieux. Dites-moi où vous êtes.

Un mélange d'attention et de professionnalisme. Il en fut particulièrement touché.

– Oui, je suis à Almansil, à l'ouest de Faro.

– Je connais. Si dans quarante-cinq minutes vous n'avez pas rappelé j'alerte les flics d'Almansil. vous me décrivez votre voiture?

– O.K. Nissan vert sombre. Neuve. Plaques espagnoles.

– Décrivez-moi Siemmens.

– Un grand type, solide. Cheveux bruns, yeux bleus presque gris, un visage mince. un peu émacié, aux traits réguliers, avec un grand nez droit et qrelques rides. Un type de quarante-cinq ans, pas plus.

Le souffle, légèrement suspendu.

– Cheveux bruns?

– Ouais, mais c'est de la teinture, je suis sûr que ses cheveux sont comme ses sourcils et l'ensemble de sa pigmentation, un blond très clair, presque cendré, je peux parfaitement le décrire parce que mon père lui ressemblait, sur ce plan-là strictement, j'entends…

Un léger rire, fruité, comme une saveur palpable malgré la distance.

– Incroyable, Hugo, vous savez qui c'est?

– Non, du tout, répondit-il sincèrement étonné par ce qualificatif.

– D'après votre description il s'agit sûrement de Koesler, Karl.

– Et alors?

– C'était… disons le secrétaire spécial d'Eva Kristensen et Wilheim Brunner pour toutes les questions de sécurité. Il doit connaître tous les rameaux de l'organisation, oh bon dieu, Hugo, vous ne vous rendez pas compte? Il faut absolument que nous puissions le coincer. Il a quelque chose à voir avec les snuff-movies lui aussi, vous comprenez?

– Non, je ne comprends rien. Vous me dites oui, puis après vous me dites non. Et c'est quoi putain cette histoire de snuff-movies, au pluriel, Alice ne m'a parlé que d'une seule cassette.

Un soupir, avec son cortège de parasites saturés.

– Pluriel?… Ah, évidemment, vous ne vous doutiez pas de la chose?

– Que… Non… Putain… ah, bon dieu je ne sais même plus comment m'expliquer clairement. Bon, résumons-nous, Eva Kristensen a fait d'autres films que celui qu'Alice a trouvé chez elle?

– Oui. Quand Alice a volé cette bande elle était entreposée dans une pièce remplie d'autres cassettes.

Ah, oui, d'accord, se mettait-il à comprendre. La mère Kristensen montrait enfin son véritable visage.

– Est-ce qu'on peut dire que c’est le genre de cannibale moderne qui aura réussi à transformer l'artisanat du snuff-movie en technique industrielle?

Un bref éclat de rire froid, et réprimé, désespéré.

– Oui, je pense qu'on peut la décrire comme telle.

– Je vois…, laissa-t-il tomber, rêveur. Cette chasse prenait tout son sens.

L'enfer s'était déplacé. Non, il proliférait, comme un virus. Comme les deux gosses britanniques de février, qui avaient supprimé de manière abominable un môme de deux ans. Lorsque cette information lui était parvenue, à Sarajevo, par Zladtko Virianevic, lorsqu'il avait appris ce meurtre d'enfant commis par d'autres enfants donc, cela avait éclairé l'univers tout entier. L'Europe succombait à ses virus, le monde occidental moderne à ses limites, montrant là son vrai visage, annonciateur d'un crépuscule redoutablement tangible, encore une fois. Le visage ambivalent du yuppie cannibale et humanitaire… Ce qu'il savait d'Eva Kristensen suffisait maintenant pour dessiner un monstrueux portrait psychologique. Femme d'affaires branchée dans les milieux de la finance internationale, de la mode, de la pub et du vidéoclip le jour, elle réalisait des films interdits la nuit. Tortures et assassinats en direct-live, sur de la bande magnétique. Avec son niveau de pouvoir elle avait pu accéder à une échelle grandiose, sur le plan de la quantité, comme sans doute aussi de la qualité des films. Il était certain qu'elle faisait de généreuses donations à de nombreuses fondations.

– Dites-moi, vous avez vu les images, vous… c'était comment, genre vidéo 8 amateur, filmée à la va comme j'te pousse ou ça vous semblait, comment dire, tourné de manière professionnelle?…

– Je comprends… Oui, professionnel. Les images étaient, comment dire, presque belles, vous voyez, au niveau des lumières, du cadrage, c'était net, esthétique, à tel point que des experts de chez nous n'ont pas vraiment pu se déterminer à cent pour cent, pour dire s'il s'agissait de trucages ou d'actes réels… Stupéfiant, non?

Oui, pensait-il, le siècle s'achevait par la cerise confite couronnant le tourbillon de la chantilly.

Quant à lui, il télescopait l'histoire au moment le plus imprévu, alors qu'il était allé la chercher jusqu'au cœur des Balkans, sans voir rien d'autre que la guerre, obscure, chaotique et fatalement destructrice, l'histoire sortait de l'ombre, du hasard, comme un diable de sa boîte. Ici, dans l'Europe postmoderne de la fin du xxe siècle.

Comme si tout avait été subtilement programmé pour qu'une telle rencontre survienne. Lui, identité-fantôme, clandestine, opaque, y compris à ses propres yeux et elle, Golden Girl de l'abominable.

– Bon, reprit-il en s'ébrouant. Qu'est-ce qu'on fait pour Koesler?

Un bref silence, puis:

– Je veux la planque de Kristensen et un organigramme complet. Avec le nom des societés-écrans ou des hommes de paille.

– O.K. On fait comme on a dit, dans trois quarts d'heure, maxi. Au revoir, Anita, et merci.

Son souffle avait été beaucoup plus grave que prévu sur les derniers mots.

Et son bras se détendit mollement pour reposer le combiné sur son socle.

Il entendit un lointain au revoir nimbé de chuintements téléphoniques puis le claquement du métal et du plastique.

Il mit une bonne minute pour tout à fait reprendre ses esprits, avant de s'élancer hors de la cabine.

Sur la plage de Quarteira, Hugo ouvrit de nouveau le coffre de la voiture pour faire sortir Koesler. Il avait eu tout le temps de préparer la suite des événements en conduisant et voulait essayer de se faire plus humain, mais sans lâcher le morceau.

– Ça va? lâcha-t-il au quadragénaire aux yeux gris…

L'homme marmonna quelque chose d'incompréhensible en se rétablissant une nouvelle fois sur le sable, du même mouvement leste…

– Désolé pour les menottes, mais tant que nous n'aurons pas enclenché pour de bon la machine je dois veiller à ne faire aucune erreur.

– J'comprends ça.

– Bon passons aux choses sérieuses. Les flics sont d'accord pour douze heures, pas une de plus. Et ils veulent la cachette de votre patronne. C'est à prendre ou à laisser. Je ne peux rien faire d'autre.

L'homme restait debout, solidement campé sur ses jambes, bien droit, strictement autodiscipliné.

Comme un militaire. Un ancien soldat. Un ex-mercenaire. Ou quelque chose dans ce goût-là.

– J'ai pas énormément le choix de toute façon.

Hugo avait de nouveau sa mitraillette en mains.

– Non, effectivement. Sans compter que les flics connaissent ta véritable identité, Karl Koesler, et que t'as donc tout intérêt à filer droit sans faire de vagues, puis à te faire oublier ailleurs. Très sincèrement, c'est la meilleure solution.

L'homme restait impassible. Il semblait attendre patiemment la suite.

– Bon on va commencer par le gros morceau tout de suite, après ça ira tout seul.

Il mit la Steyr-Aug en bandoulière dans son dos et enclencha l'enregistrement sur le petit dictaphone. Il posa le dictaphone entre lui et Koesler, sur le coffre arrière de la Nissan.

L'homme n'émit qu'un vague haussement de sourcils, parfaitement résigné, déjà prêt à faire le grand saut. Il avait eu tout le temps d'y penser dans le coffre de la bagnole.

Il ne poussa aucun soupir, se contentant de s'éclaircir la gorge.

– La planque centrale est à Monchique. Dans la Serra, vers le pic de Foia, une grande maison, isolée dans les bois, très en retrait de la route. La maison appartient à un homme de paille d'Eva Kristensen, j'connais pas son nom.

– Bien on va prendre cinq-dix minutes pour un tableau complet. D'abord quel est ton rôle exact dans la machine Kristensen, quelles sont tes fonctions…

– Je m'occupais des problèmes de logistique et de sécurité.

– Ça veut dire quoi ça exactement? On m'a dit que t'étais une sorte de secrétaire spécialisé pour Brunner et Kristensen.

– Ouais… j'avais une fonction officielle, chargé de la Sécurité et de la Logistique. Mais ce rôle ne couvrait que la zone d'Amsterdam, disons, des Pays-Bas…

– Bon… En quoi ça consistait exactement?

L'homme se fit vague, tout d'un coup.

– Boh, plein de trucs, des systèmes d'alarme à l'espionnage industriel. Je devais rendre la maison d'Amsterdam inviolable et préserver le secret des diverses opérations que menait Eva K., sur le territoire néerlandais, encore une fois.

– Ça signifie quoi, ça, qu'Eva Kristensen possède un réseau international, avec des hommes de paille et des secrétaires spéciaux un peu partout dans le monde?

– Je ne sais pas. L'information est extrêmement cloisonnée dans l'organisation d'Eva K.

– O.K., voyons un peu en détailles types de la bande, fais-moi un topo.

– Qu'est-ce que voulez savoir?

– Tout, comment ça fonctionne, qui ils sont, tout le toutim, ensuite on remontera à la tête.

– Ben… D'abord y a le nouveau Chef des Opérations Spéciales, Sorvan, un Bulgare. Lui je savais qu'il existait mais j'l'avais jamais rencontré avant… toute cette histoire. C'est un type qu'Eva K. a embauché l'année dernière, elle l'a rencontré en Turquie.

– Vas-y, trace-moi les grandes lignes…

– Ben c'est un ancien de la sécurité bulgare, avec la chute du communisme un peu partout il a fui en Turquie où il avait des connexions avec des personnages occultes, à la fois financiers internationaux et trafiquants d'armes ou de drogue. Il est arrivé avec une équipe parfaitement constituée, d’une dizaine d'hommes, ramassée sur les ports d’Athènes et Istanbul, que t'as proprement décimée hier soir…

– Tu veux dire par là qu'il m'en veut à mort?

Le type eut un rictus cruel qui indiquait que c'était le terme exact.

– O.K. et toi là dedans tu faisais quoi, à part nous pister?

L'homme hésita un instant.

– Plus t'en diras, moins les flics seront tentés de raboter ton petit capital d'heures…

L'homme regardait le dictaphone où la petite bande tournait, impitoyablement.

– Moi, j'ai été affecté à un poste spécial, pour cette opération «spéciale».

– Raconte tout.

– Je devais vous traquer et en rendre compte…

– À qui, à Eva Kristensen?

– Non… non…

– Alors à qui, à Sorvan?

L'homme ne répondit rien tout de suite. Il dansait presque d'un pied sur l'autre.

– Oui, c'est ça… À Sorvan…

Une dose de sincérité à peu près aussi consistante que dans un film de Rohmer.

– Joue pas au con. Tu sais très bien que t'as aucune chance si Eva K. échappe au coup de filet. Faut que tu dises tout, que toute la toile tombe d'un coup. Sans ça, t'échapperas p'têt' aux flics, mais tu vivras constamment avec l'œil vissé pardessus l'épaule, sans répit…

L'homme soupira nettement cette fois-ci. Ses épaules se tassèrent légèrement..

– Bon pour cette opération, y a quelqu'un qui chapeautait tout le monde, ici au Portugal. Chargé d'opération. Un type qu'Eva K. embauchait à l'occasion pour des missions spéciales, un peu partout sur le continent. Faut pas penser à l'organisation d'Eva K. comme à un truc figé, voyez? C'est une vraie caméléon c'te femme-là, elle s'adapte tout le temps.

– Bon qui c'est ce big boss? Et où il est?

– À l'heure où j'vous parle il est peut-être sur la route de Monchique. Mais il a passé toute la fin de l'après-midi avec Eva K.

– Où ça?

– Ça j'en sais foutre rien. Seul Vondt savait où elle était.

– C'est qui Vondt, le type en question?

Un assentiment de la tête.

– Haut et clair. J'ai une bande qui tourne.

– Ouais.

– Bon, qui s'occupait de traquer Travis?

– Vondt. Moi je devais surveiller la fliquesse d'Amsterdam, celle avec qui vous communiquez au téléphone. J'n'ai tué personne à l'hôtel, c'est Sorvan qui a tué le flic et Jampur a égorgé le gardien pass' qu'il allait la ramener. C'est Sorvan aussi qu'a sans doute blessé la fliquesse.

L'homme avait un petit pli malin au coin des lèvres.

«Celle avec qui vous communiquez…»

Il avait deviné ce que cachait le manège et le faisait savoir, par bande interposée. En même temps qu'il assurait ses arrières en dénonçant ses complices.

– Bon et où il en était Vondt, sur Travis?

– Ben il avait eu le tuyau de Tavira à un bar de la frontière. Il est venu interroger vot'copain là (il montrait Pinto d'un bref mouvement du menton), puis y m'a dit de rappliquer pour le suivre. Entretemps t'étais arrivé.

Il y avait comme une sorte d'hommage professionnel dans le ton de la voix. C'est vrai qu'il s'en sortait pas trop mal, pour un simple écrivain revenu des ténèbres.

– Bon maintenant raconte-moi l'attaque de l'hôtel à Évora, et l'histoire du Grec à Bejà.

– Pour le Grec j'sais rien, sinon que Vondt a eu le tuyau par un contact qu'il avait quelque part, ici, j'sais pas où, Vondt ne donnait jamais le nom de ses contacts. J'crois qu'il en avait un en Espagne, c'est tout et quelques autres ici, au Portugal… Si c'est eux qu'ont fait ça au Grec, j'en sais foutre rien parce que moi, pendant ce temps-là, je pistais la dame jusqu'à Évora.

– Elle s'était bien arrêtée chez le Grec pourtant.

– Ouais, mais moi je savais pas ce qui s'était passé.

Hugo décela aussitôt un gros mensonge, mais n'avait pas le temps de s'arrêter à ces détails. L'homme essayait de sauver sa peau, c'était tout.

– Bon, O.K., tu sais rien sur le Grec, passons à Évora.

– Ben à Évora Vondt a rappliqué avec l'équipe de Sorvan presque au complet, plus deux gars à moi. C'est vrai qu'ils ont fait trop de bruit, surtout dans l'escalier, et Sorvan et moi on les a rappelés à l'ordre. Mais les mecs étaient surexcités par toute cette putain de coke et ça a tourné comme tu sais…

Hugo laissa passer un pâle sourire. L'homme lui avait fait une fleur en n'indiquant pas clairement qu'il était, lui, responsable de la mort de plusieurs hommes. Mais il sentait que le geste n'était pas altruiste. Le regard de Siemmens/Koesler disait clairement qu'il faudrait que ce soit payé de retour.

– Bon je te promets une chose: dès que la maison sera prise et toute la bande avec, je t'ouvrirai les menottes.

L'homme ne répondit rien et son visage se ferma. Il avait fait sa part. Il observa un bref instant le magnétophone et son regard se perdit vers les dunes et l'Océan d'où soufflait un vent rafraîchi par la nuit et les embruns.

Hugo arrêta le magnétophone et le mit dans une des larges poches pectorales du blouson. Il ouvrit le coffre, un air authentiquement désolé sur la figure.

– Dernier voyage dans ces conditions, c'est une promesse. Dès que mon coup de fil est donné, on revient ici et je te sors.

Koesler roula lestement dans le réduit obscur.

– N'vous bilez pas. Jusqu'à présent j'peux pas dire que vous n'avez pas été correct.

Hugo referma le coffre, presque gêné par le sort qu'il faisait une nouvelle fois endurer au soldat d'infortune.

Il roula doucement sur la route mal entretenue, afin d'éviter que le voyage dans le coffre ne devienne un enfer de vibrations.

Vingt minutes plus tard il se garait devant une autre cabine et rappelait Anita une seconde fois.

L'éternel «Anita-j'écoute» auquel elle se pliait comme à une règle monastique.

– Hugo. Bon Koesler a parlé. Il m'a craché tout le truc sur une bande que j'ai là avec moi. Le repaire du hit-squad est dans la Serra Monchique. Dans un coin retiré, près du pic de Foia. Une grande maison sur un versant de la montagne, ils trouveront avec ça?

– Attendez, je note… O.K. Rien de plus précis?

Il soupira.

– Non… Mais doit pas y avoir beaucoup de mégapoles tentaculaires dans le coin… Ça devrait se trouver une grande maison vers le pic de Foia isolée en retrait de la route, dans la montagne…

– O.K. Bon, et la planque de la Reine Mère comme vous l'appelez?

– Ça il dit ne rien savoir…

– Ben voyons!

– Je pense qu'il dit la vérité. Il n'a aucun avenir avec Mme Kristensen et il le sait parfaitement, mais il m'a parlé d'un certain Vondt, qui chapeauterait toute leur putain d'organisation, ici, dans le but de retrouver Travis et de piéger Alice.

– Attendez, Vondt, vous avez dit? Bon sang, ça me dit quelque chose ce nom…

– Vondt? répéta stupidement Hugo.

– Oui. Attendez faut que je me rappelle.

– Écoutez, voyez ça de votre côté mais moi je considère qu'il a respecté les termes de notre contrat. Filez-lui ce délai et qu'on n'en parle plus. Communiquez au plus vite le tuyau que je vous ai refilé au lieu de vous obstiner…

– Je ne m'obstine pas, Karl Koesler est un témoin capital de l'affaire, pour ne pas dire plus. Vous comprendrez que ça me fasse mal au cœur de le voir s'évanouir comme ça.

– Quais, mais sans lui on est bloqué avec une dizaine d'hommes armés opérationnels et une Eva Kristensen qui tire les ficelles quelque part. Si on retombe sur eux, ils ne nous feront aucun quartier et je pense que j'ai suffisamment abusé de ma chance comme ça, vous me saisissez?

– Bon, bon, qu'est-ce que vous voulez?

– Une vraie tête en bois, ma parole, le délai. Je veux votre parole d'officier de police judiciaire, là, clairement dans le combiné, c'est tout.

– O.K., O.K., mais pas douze heures, c'est trop, je ne pourrais faire avaler ça à personne.

– On avait convenu douze heures, merde.

– Oui, mais on avait convenu qu'il nous livrait aussi le cadeau surprise, la planque de madame. Ça diminue de moitié la valeur des…

– Six heures c'est pas assez, putain, il nous livre tout l'escadron…

– De la piétaille. Ce qui est intéressant c'est le cerveau, ou un organe principal comme ce Vondt, là, où il est? Il est pas à Monchique?

– Non, mais il n'y aura plus que lui et la bonne femme. Elle sera privée de tous moyens opérationnels… écoutez à mon avis les choses ne tournent pas du tout comme elle l'avait prévu et nous avons un avantage pendant encore quelques heures, avant qu'ils ne découvrent ou n'entendent parler d'une Seat blanche vide de tout occupant, au bas d'un coteau. Cet avantage c'est Koesler et nous devons nous en servir. Comme vous dites, ce qui compte c'est le cerveau. Et un organe important. Si on coince Eva K. et ce M. Vondt on l'aura fait si on saisit toutes les opportunités qui se présentent, sans rechigner. Là, en échange de la fuite aléatoire d'un homme, on va serrer dix ou douze hommes d'un coup dont le chef opérationnel, leur capitaine, le Bulgare, Sorvan. On supprime le hit-squad et Mme Kristensen est privée de ses sens et de ses moyens d'action, O.K.? Elle devra fuir le pays en y laissant sa fille et nous pourrons la remettre à son père, vous pigez? Après à vous de gérer la poursuite de cette dame en dehors des frontières de l'Europe… Et moi je reprends mes activités initiales.

Dne longue virgule de silence qu'il rompit à nouveau:

– Bon, négocions à douze heures, O.K.?

– Huit.

– Anita, arrêtez votre cirque, douze heures. Nous n'avons pas le temps de jouer au marchand et à la cliente dure en affaires, voyez?

– D'accord, soupira-t-elle, presque violemment, vous avez gagné. Dix heures, pas une seconde de plus.

Putain de nom de dieu, pensait-il en raccrochant, c'était pas le genre facile cette Hollandaise.

Il donna trois petits coups en passant sur le coffre arrière et se pencha vers la serrure de métal.

– Koesler? Vous m'entendez?

– Ouais, entendit-il faiblement, derrière la cloison.

– Bon ça marche, on redescend à la plage et vous sortez.

Il s'engouffra au volant en se demandant combien de temps les flics locaux mettraient pour ramasser tout le banc de requins d'un seul coup. Toutes les forces de Faro, minimum, plus une coordination avec différentes unités locales, d'ici au Baixa Alentejo. Réunir une bonne centaine d'hommes et mettre en place un plan d'opération efficace et cohérent n'est pas chose si simple. Il faudrait sûrement quelques heures à la police pour tout organiser, mais bon ça signifiait qu'avant l'aube, la maison serait cernée, voire prise d'assaut par surprise.

Fallait juste dormir dans un coin peinard en attendant que l'orage passe. Il y avait nombre de petites plages ou criques désertes, à cette heure-ci, le long de cette côte.