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CHAPITRE XXIII

Hugo laissa la BMW sur le parking de l'aéroport de Faro et ils prirent la Fiat louée par Pinto pour leur expédition vers le Cap de Sinès.

Koesler était aux mains des flics, Anita saurait s'en occuper.

Il décida qu'ils resteraient groupés, trahissant la promesse faite à la flic hollandaise. C'était sa journée mensonge et trahison se dit-il, mais il avait besoin de Pinto comme interprète, il était hors de question de le laisser moisir inutilement dans une chambre d'hôtel.

Passé Odeceixe on quitte l'Algarve pour entrer en Alentejo. Il roulèrent le long de la côte sauvage qui s'étend ici face à l'Atlantique, empruntant de petites routes qui n'étaient même pas indiquées sur sa carte routière, s'arrêtant de bar en bar, à chacun des petits villages de pêcheurs rencontrés. Ils encadraient Alice et restaient au bar, ou s'asseyaient à des places permettant de scruter la route et de s'échapper par une fenêtre ou une porte dérobée. Généralement, c'est au moment de commander ou de payer les consommations que Pinto apostrophait le maître des lieux. Ils cherchaient un bateau nommé la Manta, appartenant à un Anglais, nommé Travis. Les Portugais sont des gens aimables, ouverts et hospitaliers, dans la plupart des cas. Et les réponses négatives qu'ils recevaient n'avaient rien d'agressif, les gens s'excusaient presque de ne pouvoir mieux les renseigner. Pinto faisait aisément office d'interprète. Il semblait parfaitement à son aise dans ces auberges de bord de mer, ou ces petits cafés dominant les plages couvertes de barques colorées.

Mais personne ne semblait connaître Travis. Ils finissaient alors leurs verres, et payaient avant de quitter les lieux et de remonter dans la voiture. Hugo avait opté pour une conduite raisonnable. Ils ne consommèrent pas de boissons alcoolisées, pas même de bières. Comme Alice, ils se contentèrent donc de Coca, ou alors de cafés.

Ils dérivèrent ainsi une bonne partie de l'après-midi, du sud au nord, et vers seize heures, ils franchirent le Rio Mira, sur la N393, et passèrent par Vila Nova de Milfontès.

Ils n'étaient plus très loin de l'Estremadure, maintenant, et du Cap de Sinès, pensait Hugo en observant sa carte. Peut-être Travis avait-il mis deux bonnes provinces entre lui et son ancienne maison de Sagrès…

Ils ne trouvèrent rien à Vila Nova même, mais un peu plus haut ils s'arrêtèrent dans un minuscule hameau de quelques familles.

Le hameau de pêcheurs s'appuyait sur un petit coteau dominant une plage où s'étalaient quelques barques aux couleurs chatoyantes, les rouges claquant comme des capes de toréadors, les blancs frappés de soleil, les verts intenses, comme gorgés de chlorophylle tropicale.

Au milieu de la plage un petit groupe de pêcheurs remontait à la main un long filet dérivant. Chacun son tour ils empoignaient la longue traîne et la bloquaient sur leur épaule avant de remonter la plage. Arrivé à la lisière des dunes le pêcheur enroulait la traîne autour d'un pieu planté dans le sable et un homme sortait à son tour de l'écume, courbé sous l'effort, pour accomplir sa part de travail. Les hommes se relayaient ainsi patiemment et Hugo observa quelques instants leur manège millénaire.

Il y avait un petit établissement, faisant office d'auberge, café, salle de jeux et cabine de téléphone à l'entrée du village. Il ressemblait à toutes les auberges rencontrées précédemment. Les filets de pêche et les poissons naturalisés comme décor de base. C'est en s'asseyant avec Pinto et Alice à une petite table du fond qu'il discerna quelque chose de particulier. Alice semblait dans un état étrange, comme si tous ses sens parvenaient à un degré limite de perception. Tendue, dans une sorte d'hypnose. Il se rendit compte que ses yeux parcouraient la pièce, comme si elle y découvrait un mystérieux secret caché ici depuis des siècles. Hugo suivit son regard. Les murs de la grande salle de restaurant étaient parsemés de toiles. Une bonne demi-douzaine, et de formats différents. L'une d'entre elles était assez proche, sur le pan de mur séparant deux fenêtres près desquelles ils sirotaient leur Coca.

Ça ressemblait un peu à du Turner, se disait Hugo en contemplant les effets de lumière et les clairs-obscurs qui tendaient un décor crépusculaire autour des navires, dont certains paraissaient être la proie des flammes. La seule différence vraiment notable provenait d'une approche plus brutale et chaotique, avec des reliefs apparents visiblement tourmentés, dans la matière même de la peinture et par le fait que les navires à voiles faisaient place à des bâtiments de guerre modernes. Ciel et océan presque indiscernables, dans un noir de charbon, des éclats blancs et orange et quelques taches grises, vertes et bleues, comme un instantané tiré d'une séquence de bataille navale nocturne. Le Jutland sûrement, sur cette toile à la bichromie d'une image d'archives, avec ces silhouettes d'antiques cuirassés géants, les dreadnoughts, affrontant leurs homologues allemands de la Kriegsmarine. Et sans doute ici, une représentation symbolique de la bataille de l'Atlantique, avec la menace lointaine et pernicieuse d'une sorte de banc de requins métalliques, dont on n'apercevait que l'aileron-périscope, entre les vagues.

À l'autre bout de la salle, près de la porte d'entrée, il apercevait un des petits formats. Ça ressemblait à une image verdâtre de viseur à vision nocturne, on y discernait le panache de flammes et de lumière d'un missile de croisière tiré d'un croiseur ultra-moderne, comme la queue d'un météore fusant bizarrement vers le ciel, au lieu d'en tomber.

Il sentit tout son corps tressaillir, comme si on venait de lui injecter une dose mortelle de vérité.

Que lui avait dit Anita, putain, un ancien de la Royal Navy?

Il fusa hors de sa chaise, comme saoul, malgré son abstinence. Il vit Pinto relever les yeux vers lui, étonné, et Alice tourner la tête, surprise par la brusquerie de son geste. Devant lui, un petit format distillait une lumière ocre et écarIate. Une plage rouge, sur fond de ciel au crépuscule. Planté dans le sable, aux limites d'une mer de sang, se dressait un poteau d'acier surplombé de deux mégaphones rougeoyants. Une sorte de sirène d'alarme solitaire, abandonnée et étrangement menaçante. The Red Siren, lut-il sur un carton de bristol noir. Il en ressentit une émotion confuse dont il ne sut expliquer l'origine. Il y avait une signature au bas du tableau, dans le coin de droite. Trois lettres: SKP. En anglais ça donnait «escape», échappée. Il tourna autour de la salle, et s'arrêta, stupéfait devant le grand format qui ornait le mur du fond, sous un espadon empaillé. Le titre en était The Great Escape-1990. La grande échappée. Un bateau noir et blanc fusait au ras des flots, comme un de ces schooners anglais qui partaient à l'assaut du cap Horn ou de l'océan Indien, au siècle dernier. Effilé et visiblement rapide, comme un requin, le voilier se discernait à peine de la masse de l'océan, fendant les flots vers une aube pâlotte qui rayonnait doucement à l'horizon.

La grande échappée.

Il fit volte-face vers le bar où le patron lisait le journal en dévorant des cacahuètes salées et fit un signe à Pinto. Ils se retrouvèrent côte à côte, accoudés sur le zinc de part et d'autre du tenancier ventripotent qui relevait vers eux un regard aimablement attentionné.

– Si, senhors?

Hugo vit Pinto armer un franc sourire et lâcher tranquillement:

– Nous cherchons un vieil ami, on nous a dit qu'il vivait dans le coin en ce moment. C'est un Anglais. Un nommé Travis. Il possède un bateau. un voilier qui s'appelle la Manta

Le silence n'était rompu que par le bourdonnement d'une machine à jeux, là-bas à l'extrémité du bar.

– Ça ne me dit rien, senhors, Travis, vous dites?

Pinto ne cessait d'offrir son sourire le plus aimable.

– Demandez-lui de qui sont les toiles, lâcha Hugo en anglais à Pinto, qui lui jeta un bref coup d'œil en coin.

– Qui a peint ces toiles? demanda Pinto au tenancier, en montrant vaguement la pièce d'un geste de la main.

L'homme hésita une fraction de seconde, à peine.

– Ce n'est pas votre ami, l'homme s'appelle O'Connell et il est irlandais…

– Donnez-nous deux autres Coca, s'il vous plaît.

Pinto profita de l'éloignement provisoire de l'homme pour se tourner vers Hugo.

– Je savais que Travis peignait mais je n'avais jamais vu qu'une ou deux toiles, au début, et ça ne ressemblait pas vraiment à ça… Comment vous avez compris?

– Escape, SKP, ça vous dit quelque chose?

Pinto s'absorba un bref instant dans ses réflexions.

– Non. Rien.

– Alors je ne sais pas. Intuition, feeling. C'était un ancien de la Navy et certains tableaux…

L'homme revenait avec deux nouveaux verres et deux petites bouteilles à l'étiquette rouge et blanc.

Hugo décapsula sa bouteille en s'adressant en anglais à Pinto, comme si de rien n'était:

– Demandez-lui pour ce peintre. Dites-lui que je suis collectionneur et que ces toiles m'intéresSent au plus haut point. Ajoutez que Travis peint aussi et que c'est pour cela, en fait, que nous le cherchons. Vous, vous le connaissez un peu et moi je désire acheter ses toiles…

Il fallait balancer sur-le-champ un virus plausible, camouflant la bonne information, le fait qu'ils cherchaient Travis.

L'homme essuyait vaguement quelques verres, sur le bord de l'évier.

Pinto s'éclaircit la voix et se risqua:

– Bien, nous vous devons la vérité, senhor…

L'homme que j'accompagne est un riche collectionneur et il s'intéresse à l'œuvre de Travis, il désire acheter certaines de ses toiles et en discuter avec lui. Il a cru que les œuvres d'ici étaient de lui. Mais du coup il vient de me dire que celles-ci l'intéressaient également et qu'il aimerait rencontrer l'homme qui les a peintes, vous croyez que ce serait possible?

Hugo sortait la dernière liasse de dollars et l'aplatissait sans trop d'ostentation à côté de son verre. Il fallait rester décent et ne pas risquer d'offenser l'homme.

Le tenancier planta son regard dans celui de Pinto puis dans celui d'Hugo. Il les sondait froidement. Puis il s'approcha lentement d'eux.

– Ça fait plusieurs mois que M. O'Connell n'est pas passé. La dernière fois c'était pour me laisser la petite toile, là, à côté de la porte; en janvier.

– Il ne vous a laissé aucun contact, une adresse, un numéro de téléphone, une boîte postale? surenchérit Pinto.

L'homme s'approcha des verres et des bouteilles vides et ramassa la liasse de dollars, sans rien dire.

Hugo vit ses yeux faire rapidement le compte. Cinquante dollars. Pour cinq Coca, et un petit renseignement. Le cours de l'escudo multipliait cela en une jolie petite somme, ici, sur cette partie côtière de l'Alentejo.

– Je… Je ne sais pas où il est, senhor, mais… je crois que je connais quelqu'un qui pourra nous renseigner.

L'homme n'était pas si à l'aise que ça avec les billets verts. C'était comme s'ils lui chauffaient les doigts. Il les tripatouillait du bout des ongles, et finit par les enfourner dans la caisse, après leur avoir lancé un regard gêné.

Hugo voulut dissiper sa honte, après tout l'époque voulait ça. C'était normal. Qu'étaient ces cinquante dollars par rapport aux millions qui transitaient en pots-de-vin divers par des sociétés d'études bidon? Et c'est d'un geste royal, qu'il espérait en concordance avec son statut fictif de riche collectionneur d'art, qu'il lança, dans son portugais approximatif:

– Gardez la monnaie, senhor…

L'homme referma sa caisse avec un soulagement qui détendit aussitôt ses traits et toute sa structure.

– Merci infiniment, senhors, je vous suis extrêmement reconnaissant. Je vais essayer de joindre la personne dont je vous ai parlé… Mais je ne sais pas s'il est chez lui à cette heure-ci.

Et il se dirigea vers l'extrémité du bar, où se trouvait un appareil à jetons.

Il y avait quelqu'un à l'autre bout du fil.

L'homme parla à voix basse, mais Hugo vit Pinto tendre l'oreille. L'homme parlait en portugais, Pinto saisirait peut-être certaines informations.

L'homme raccrocha rapidement et revint leur faire face.

– Mon ami m'a dit que ce n'était pas facile de joindre M. O'Connell en ce moment, mais qu'il allait essayer. Il me rappellera d'ici deux ou trois heures…

Hugo fit comprendre à Pinto qu'il était inutile de rester ici plus longtemps et après les remerciements d'usage, promettant d'être de retour dans deux ou trois heures, ils attrapèrent Alice au passage et sortirent au grand air.

– Tu as déjà vu des toiles comme celles-là, Alice?

La môme ne répondit rien, elle semblait perdue dans des limbes de souvenirs.

Hugo regarda sa montre. Il était un peu plus de cinq heures. L'air était tiède, mais avec déjà un souffle de fraîcheur, en provenance de l'Océan. Les pêcheurs achevaient de remonter leur grand filet dérivant et s'apprêtaient à s'occuper d'un second, situé à une centaine de mètres à leur gauche.

Il décida de leur accorder un quart d'heure de détente. Après ils continueraient de chercher la Manta, discrètement, histoire de ne pas perdre le temps qu'ils avaient à tirer.

Ils laissèrent la voiture mais Hugo emporta le sac de sport avec lui.

Ils s'adossèrent tous trois à une dune et observèrent en silence le ballet des pêcheurs sur le sable, autour de leurs pieux de bois, comme une très ancienne cérémonie, vouant un culte aux trésors enfouis sous la mer.

Puis ils remontèrent jusqu'à l'auberge, prirent place dans la Fiat et entamèrent leur trajectoire fatale vers le nord.

Ça faisait quand même un sacré bout de temps qu'on n'avait pas connu pareille activité frénétique ici, au commissariat central de Faro. Koesler avait été totalement isolé des autres, et des équipes entières se relayaient pour interroger les types.

Koesler demanda illico un avocat mais dut se contenter de la présence d'Anita et de deux inspecteurs du commissariat qui l'assaillirent de questions. Malgré la petite bande magnétique où Hugo avait enregistré ses secrets, Koesler résista assez solidement, au début.

Les premiérs à lâcher furent les deux Portugais capturés dans la maison de la serra. Ils possédaient peu d'informations mais suffisamment pour impliquer les autres dans l'attaque de l'hôtel et le meurtre du dealer grec. Vers midi, un «Belge» nommé De Vlaminck fut identifié par la police néerlandaise à qui Anita avait faxé les portraits et les fausses identités. L'homme s'appelait en réalité Vaarmenck et était recherché pour divers délits. Il fréquentait Johan Markens.

La muraille commençait à céder de toutes parts.

À treize heures, Peter Spaak arriva d'Amsterdam avec des informations intéressantes de son côté et Anita put commencer à appuyer sur les bons boutons, quand elle reprit l'interrogatoire de Koesler.

– Bon, je vais faire un petit récapitulatif de ta situation et ensuite je te poserai une question et une seule et ce sera: es-tu prêt à coopérer afin de faire tomber Mme Kristensen, ou à finir de toute façon en prison en te demandant à chaque instant d'où pourrait venir le coup?

Elle le laissa méditer ça quelques secondes puis reprit:

– Tu es le seul des hommes capturés à connaître le nom de Mme Kristensen comme le démontre cette bande, tous les autres disent seulement avoir entendu parler d'une certaine Mme CristobaI. Cela signifie que tu fais partie d'une strate supérieure de l'organisation et que tes responsabilités pèseront lourdement dans la balance. Je ne reviens même pas sur les tentatives d'enlèvement, meurtres, dont celui d'un policier dans l'exercice de ses fonctions, ici au Portugal… Même avec un bon avocat auquel tu auras droit dès son arrivée, tu vas plonger pour tellement de temps que tu vas véritablement compter les années. Donc je te propose un contrat clair: la compréhension des juges, aussi bien ceux du tribunal que ceux chargés de l'application des peines. Pour cela et pour ta propre sécurité il faut que Mme Kristensen tombe…

Elle plongea ses yeux le plus froidement qu'elle put dans les yeux du tueur sud-africain.

– Je sais qu'elle se trouve sûrement pas très loin de la Casa Azul. Je veux savoir où.

L'homme réfléchissait à toute vitesse, visiblement.

– Je… Je l'ai déjà dit à votre collègue. Je ne sais rien sur cette Casa Azul. Je savais que Vondt se dirigeait vers la pointe de Sagrès, c'est tout… Il était le seul à connaître le «point de contact», ici.

– Bon, ça n'arrange pas ton cas. Deuxième question: Peter Spaak, ici présent, s'est occupé de la partie juridico-financière de notre affaire et nous aimerions connaître ta réaction à l'évocation de noms comme Golden Gate Investments, Holy Graal International Productions ou Gorgon Ltd.

L'homme resta de marbre.

– Je ne connais aucun de ces noms. Je ne m'occupais que de la sécurité de la maison et…

– Et des opérations spéciales, nous savons. Je reviendrai là-dessus dans quelques instants, en attendant nous voulons que tu nous dévoiles l'organigramme complet de l'organisation de cette chère Mme Kristensen…

Les informations que Peter Spaak avait ramenées d'Amsterdam lui permirent d'obtenir un mandat de perquisition pour la Casa Azul dès le début de l'après-midi. En revenant dans la petite pièce isolée avec les mandats, Anita fit face à Koesler:

– Je ne sais pas encore ce que nous allons trouver à la Casa Azul, mais tu as intérêt à avoir passé des aveux complets avant notre retour…

Jamais sa voix ne lui avait paru aussi dure.

Ce que Peter Spaak avait déniché tenait presque du miracle. La Casa Azul appartenait à M. Van Eidercke, citoyen néerlandais, ainsi qu'à deux compagnies, l'une portugaise, domiciliée à Lisbonne, et l'autre espagnole, domiciliée à Barcelone. Derrière la compagnie de Barcelone se profilait l'ombre de la Golden Gate Investments, la compagnie financière de Mme Kristensen, établie en Suisse et à New York.

La Casa Azul fut mise sous surveillance par des forces locales alors qu'un convoi de plusieurs voitures de police se lançait sur la N125. Dans la seconde voiture de tête, Anita tentait de réfréner son impatience en lisant et relisant le dossier que lui avait ramené Peter d'Amsterdam.

La Golden Gate possédait en sous-main un autre centre de thalassothérapie à la Barbade, dirigé par un autre Néerlandais, M. Leeuwarden. Bizarrement, le bateau arraisonné à Saint-Vincent avait été vu par un témoin, la veille, pas très loin du centre de thalassothérapie.

Une sorte de schéma se dessinait dans son esprit. Des centres de thalassothérapie, disséminés dans le monde, par lesquels transitaient des cassettes… Ensuite sur place, les bandes étaient acheminées par le milieu local, avec les drogues, ou les armes…

Oui, oui, pensait-elle, furieusement excitée. La Casa Azul était la réplique européenne de ce centre de la Barbade…

Mais le dossier de Spaak levait le voile sur d'autres parties de l'architecture occulte de la «Kristensen Incorporated».

La Holy Graal Company, société établie aux Pays-Bas et à Londres, possédait une filiale en Allemagne. Cette filiale contrôlait, avec l'appui de la Golden Gate, une petite société spécialisée dans les trucages photo-optiques pour le cinéma, la Gorgon Ltd. Cette société avait fait l'acquisition d'un vieux complexe minotier désaffecté dans l'ex-RDA afin d'en faire des studios de trucage. Mais la police allemande n'y avait rien trouvé de suspect, dans la journée d'hier. Cela dit, la Gorgon et la Holy Graal possédaient d'autres établissements, dans toute l'Europe.

On épluchait les dossiers désormais de manière conjointe en Allemagne et aux Pays-Bas, ainsi qu'en France et en Belgique, mais il faudrait encore des semaines de boulot pour tout faire remonter à la surface, lui avait dit Peter en prenant place sur le siège passager. Elle était persuadée du contraire en voyant l'immense maison se profiler à l'horizon, en contrebas de la falaise, aux limites des hautes dunes, bordée par son parc d'eucalyptus et de cèdres.

On allait certainement remonter un gros morceau ici.

La maison était cernée par une bonne dizaine de voitures lorsqu'ils franchirent les grilles de l'institut de thalassothérapie.

La jeune femme de l'accueil leva des yeux écarquillés en voyant apparaître Anita suivie d'une cohorte de flics. Anita et le commissaire, qui s'était déplacé pour l'événement, lui firent comprendre qu'il était temps de s'agiter, de rameuter personnel et résidents, et que la police allait procéder à une fouille en règle de tout l'établissement. Lorsque la jeune fille revint deux minutes plus tard, encore affolée, elle était accompagnée d'un homme jeune, au costume strict mais de bonne coupe, sûr de lui et visiblement intelligent.

Il se présenta comme Jan de Vries, assistant personnel de M. Van Eidercke, pour l'instant en voyage et demanda de quoi il s'agissait, dans un portugais impeccable.

Anita décida de l'affronter sur son terrain.

– Je suis Anita Van Dyke, de la police criminelle d'Amsterdam, j'ai ici un mandat de perquisition et les forces de police nécessaires pour fouiller et interroger l'ensemble des personnes présentes en ce lieu.

Elle avait mis tout ce qu'elle pouvait de suavité lusitanienne dans ses chuintantes.

– Je désire en particulier interroger l'ensemble des résidents et du personnel administratif, votre vice-directeur est là?…

– Heu… Oui, oui, dans son bureau, voulez-vous que j'aille le chercher?

– Nos hommes vont vous accompagner, en attendant je veux jeter un coup d'œil à la liste de vos hôtes.

– Aucun problème.

– Ensuite vous réunirez l'ensemble du personnel et demanderez aux résidents de se rendre dans le hall. Et ensuite vous me ferez faire le tour complet du propriétaire. Des équipes spécialisées jetteront un coup d'œil dans vos livres de comptes…

Elle montrait Peter et deux inspecteurs de la police portugaise.

– Enfin, reprit-elle, pendant que nous ferons notre visite vous me raconterez tout ce que vous savez sur M. Van Eidercke, ses voyages en Amérique du Sud et sur une certaine Mme Kristensen, ou Cristobal.

L'homme fut encadré de quatre flics quand il remonta dans les étages.

Pendant que les résidents présents étaient pris en charge par le commissaire et une demi-douzaine d'inspecteurs, le vice-directeur et le personnel administratif étaient confiés à Peter Spaak et un autre groupe d'inspecteurs.

Elle demanda à De Vries où étaient deux résidents absents, un certain Plissen, néerlandais, et un autre, Wagner, de Munich.

Elle le vit hésiter un instant.

– Je… je ne sais pas où sont ces deux personnes, je crois que M. Wagner devait se rendre à Lisbonne aujourd'hui et demain… M. Plissen, je ne sais pas.

Elle décela aussitôt que l'homme lui cachait quelque chose, mais qu'il hésitait aussi à le faire.

– Vous avez intérêt à ne rien nous cacher, si vous faites la moindre entrave à la justice je vous jure que vous allez connaître une véritable descente aux enfers.

Elle lui avait sorti ça en néerlandais, langue qu'elle trouvait mieux adaptée à l'image qu'elle voulait faire naître dans l'esprit du jeune homme. Du Jérôme Bosch vivant en quelque sorte.

Il perdait de sa prestance et de sa maîtrise de soi, c'était visible.

– Je… Ce M. Plissen était en rapport avec cette madame Cristobal dont vous avez parlé.

Il avait soufflé ça d'un seul jet, libérateur, dans sa langue maternelle.

– Comment le savez-vous?

– J'ai reçu un coup de fil de M. Van Eidercke qui m'a dit de m'occuper particulièrement de ce M. Plissen. J'avais un numéro de téléphone où joindre une certaine Mme Cristobal…

– Pourquoi?

– M. Plissen me l'a laissé, si jamais il recevait un coup de fil urgent pendant sa visite. C'est ce qui s'est passé, un homme a appelé M. Plissen en disant que c'était urgent et j'ai essayé de le joindre sur le bateau…

– Sur le bateau?

L'homme baissa légèrement la tête, comprenant qu'il avait tâché là une information capitale.

– Je… oui, sur le bateau.

– Quel bateau?

– Celui de Mme Cristobal, il mouillait au large d'ici… Mais ce matin il n'était plus là…

– Quel nom ce bateau?

– Je ne sais pas.

– Vous avez gardé le numéro de téléphone?

– Je… oui, je le connais de mémoire.

Anita inscrivit le numéro sur une feuille de son calepin et le communiqua à un inspecteur de Faro afin qu'il apprenne qui était le propriétaire officiel de la ligne et si on pouvait remonter jusqu'au nom du bateau.

– Que cachent les activités officielles de ce petit morceau de paradis, dites-moi M. De Vries?

Elle soupçonnait l'homme de n'être qu'à moitié au courant des ténébreuses affaires de cette Mme Cristobal et de M. Van Eidercke, mais elle voulait tout lui faire lâcher d'un coup, afin de gagner du temps.

– Je… très franchement je n'en sais rien… Je… Je m'rendais compte qu'y avait des petites choses bizarres, mais je vous jure que je ne sais rien…

– Quel genre de choses bizarres?

– Ben… des mouvements de bateaux justement. Comme cette Mme Cristobal, M. Van Eidercke possédait un poste radio amateur… souvent il s'enfermait dans son bureau, la nuit, pour transmettre des messages… Parfois.des bateaux venaient mouiller pas loin et M. Van Eidercke leur rendait visite… mais je n'étais pas au courant, dans la plupart des cas. Il me demandait de m'occuper de la gestion courante de l'établissement et lui voyageait beaucoup…

– Comme en ce moment. En Amérique du Sud, c'est ça? Où exactement?

– Je… Je ne sais pas exactement…

– Crachez-moi le morceau, De Vries…

– Je vous assure, il doit faire un long périple, jusqu'au Brésil, mais je ne connais pas tous les détails…

– La Barbade? Est-ce qù'il doit passer par la Barbade?

Un petit instant de réflexion.

– Il me semble bien, le Venezuela aussi…

– Pour affaires?

– Oui, mais je ne suis pas tenu au courant de tout, je vous l'ai déjà…

– O.K., O.K., maintenant vous allez répondre directement et spontanément à cette question: avez-vous déjà vu des cassettes vidéo transiter par la Casa Azul?

– Des cassettes vidéo?

– Oui, cassettes vidéo, videotapes, vous voulez que je vous le dise en quelle langue?

– Heu… excusez-moi, oui, nous avons des cassettes ici, dans une vidéothèque. Des films pour distraire les résidents et des programmes audiovisuels également, remise en forme, phytothérapie marine, des choses comme ça.

– Montrez-nous.

De Vries les emmena directement à une vaste vidéothèque située au sous-sol. Une grande pièce, sans doute une ancienne buanderie, à demi enterrée, et qui donnait sur les caves.

Elle demanda à de Vries où se trouvait un magnétoscope et un des flics en tenue monta dans le bureau du sous-directeur pour en descendre un.

Il y avait pas loin de deux cents cassettes, ici. De nombreux films, dans à peu près toutes les langues et une trentaine de ces cassettes de programmes spécialisés. Thalassothérapie, diététique, biologie marine, relaxation et astrologie «new-age». Anita tressaillit en découvrant que la plupart de ces bandes avaient été produites par la Holy Graal Company, mais aucune ne révéla quoi que ce soit de choquant. Pas d'images d'assassinats et de tortures, pas même de pornographie enfantine, rien que des films didactiques ou promotionnels, vantant telle nouvelle technique. tel nouveau produit ou centre de soin, ou de la pub vantant l'ouverture prochaine d'un centre de luxe au Brésil, ou aux Seychelles.

– Il y a d'autres cassettes ailleurs?

– Heu, non, je ne crois pas… À part celles empruntées par les résidents…

– Y a-t-il d'autres magnétoscopes ici?

– Heu… eh bien, c'est-à-dire… oui, il y en a un autre dans mon bureau ainsi que dans une pièce au rez-de-chaussée et, évidemment, chaque chambre en est dotée.

Il sous-entendait par là qu'on était dans un établissement de haut standing.

– Bien, je voudrais pouvoir en disposer d'une demi-douzaine, des policiers en tenue vont entreprendre de visionner toutes vos bandes…

– Bon sang, mais qu'est-ce que vous cherchez donc?

Il y avait une dose substantielle de sincérité dans ce cri étonné.

– Je ne peux vous le communiquer mais j'ai besoin de ces magnétoscopes. Et d'autant d'écrans.

On descendit cinq autres appareils des étages et on réussit à les brancher dans la buanderie, avec des blocs multiprises, trouvés à la cave.

Six policiers en tenue commencèrent à visionner les bandes, en accéléré, afin de détecter des séquences suspectes.

Puis elle demanda à De Vries de la guider pour une visite en règle.

Elle ne trouva rien dans le bâtiment principal et demanda à De Vries de lui montrer les autres bâtiments. Il s'agissait de deux pavillons indépendants, formant chacun une «suite» de catégorie supérieure et d'un appentis, élevé perpendiculairement à l'extrémité ouest de la maison. Un des pavillons était loué par ce M. Plissen et elle demanda à De Vries de lui ouvrir la porte. Avec les deux flics portugais elle passa la suite jaune au peigne fin, mais ne troùva rien qui permettaIt d'identifier clairement Johan Plissen. Sinon qu'elle était certaine qu'il s'agissait de ce Lucas Vondt, l'ex-stup d'Amsterdam devenu détective privé dans les années quatre-vingt et qui dirigeait le hit-squad, ici au Portugal.

L'homme n'avait strictement rien laissé derrière lui mais Anita demanda qu'on relève les empreintes dans tout le pavillon.

Lorsqu'elle ressortit à l'extérieur elle vit que des nuages s'amoncelaient au sud-ouest, gagnant progressivement sur le ciel. La vision de ces cumulonimbus se formant sur la mer l'emplit d'une sorte d'anxiété mélancolique. Les choses ne tournaient pas tout à fait comme prévu. Rien ne semblait remonter avec le filet. La fouille de la Casa Azul n'amènerait sans doute rien, sinon mettre Eva Kristensen en alerte et lui permettre de disparaître.

De guerre lasse elle demanda à De Vries de leur ouvrir les portes de l'appentis.

L'appentis servait de débarras. Il était encombré d'un assemblage d'objets hétéroclites, tel un vieux grenier. Mais un grenier de luxe, débordant d'antiques baignoires de bronze, de fonte ou de faïence, aux canalisations chromées, style Art déco, de vieux rideaux de popeline roulés avec des tapis d'Orient couverts de poussière, d'antiques lits aux armatures de fer forgé, d'instruments de cuisine, de batteries complètes de casseroles en cuivre, de fers à repasser à vapeur datant des années vingt, de vieux meubles de télévision, dont certains contenaient encore d'antiques postes Thomson français des années soixante…

De Vries laissa Anita se couvrir de poussière en déambulant au milieu des objets entassés.

– M. Van Eidercke dit qu'il y a des objets très rares dans ce capharnaüm et il entreprend d'en restaurer les plus beaux…

Anita disparaissait progressivement vers le fond, franchissant un amoncellement de tapis et de caisses diverses.

Les deux flics portugais encadraient De Vries, impassibles, à l'entrée de la double porte grande ouverte.

Au bout d'un moment elle réapparut, les cheveux pleins de toiles d'araignées, le blouson et le pantalon couverts d'une poussière grise.

– Dites-moi, lança-t-elle vivement, il y a une espèce de trappe dans le fond, fermée par un cadenas neuf, vous pourriez me donner la clé?

De Vries figea ses traits en un masque d'incompréhension. Il vérifia soigneusement son trousseau de clés et releva la tête, d'un air penaud.

– Écoutez inspecteur, je ne comprends pas. Je ne possède pas la clé de cette… trappe. Je crois que personne d’ailleurs, il me semble que c'est une porte condamnée dont plus personne ne se sert.

– Pourquoi y a-t-il un cadenas neuf, alors?

Il répondit par une mimique désespérée qu'il ne savait vraiment pas.

– Bon. Ça n'aucune importance… Suivez-moi. Elle réussit à ouvrir le cadenas avec un de ses passes spéciaux et un des flics portugais tira l'anneau de fer vers lui. Elle remarqua qu'il n'y avait pas énormément de poussière sur l'épais carré de chêne.

La trappe découvrit un petit escalier de bois, rudimentaire, très raide, s'enfonçant dans un puits carré de deux mètres de profondeur environ, jusqu'à une porte de bois épaisse, solidement fermée par un autre cadenas. Elle alluma sa torche et un disque de lumière fit scintiller le métal. Elle promena le faisceau. Le puits était fait de pierres de taille, datant sans doute des origines de la maison.

– Vous n'avez pas de clé pour ouvrir cette porte non plus, je présume?

L'homme hocha négativement la tête, en silence.

Elle se glissa dans le trou, descendit les marches et se retrouva face à la porte.

Elle réussit à ouvrir le cadenas après quelques minutes de patiente recherche dans les dizaines de clés qui ornaient son trousseau de cambrioleur.

La porte se poussait et elle émit le couinement caractéristique de la rouille en tournant sur ses gonds.

La pièce était vide, à l'exception de quelques cartons empilés çà et là. Elle entra dans la petite salle plongée dans l'obscurité, au plafond bas. Elle entendit le bruit que faisait un des flics en descendant les marches derrière elle.

Il n'y avait aucun interrupteur dans la pièce. Rien qu'une cave voûtée munie d'un minuscule soupirail, donnant de l'autre côté de l'appentis. Les cartons étaient soigneusement fermés par de larges bandeaux de Scotch brun. Elle s'approcha précautionneusement d'une des caisses marron. De la pointe du canif elle déchira un des bandeaux et ouvrit légèrement l'espace entre deux pans de carton.

Sa torche éclaira le plastique noir et scintillant d'un boîtier de cassette vidéo.

Elle tressaillit et ouvrit plus largement le carton.

Il y avait plusieurs dizaines de cassettes. Des cassettes analogues aux programmes audiovisuels de l'institut. Cela ressemblait à une collection spéciale, de prestige, avec une petite sirène rouge dans un disque doré, sur la tranche des cassettes.

New Life Pictures, écrit en délicates elzévir.

Elle sortit un gant de soie de sa poche et le mit à sa main droite. Elle extirpa une des boîtes du lot et l'observa à la lumière de sa torche.

The Power of Transformation.

Le jeune flic s'accroupissait à côté d'elle.

– Qu'est-ce que c'est?

– Je ne sais pas, justement, souffla-t-elle. Elle se releva et observa la petite dizaine de cartons entassés aux quatre coins de la pièce.

– Il faut visionner ça tout de suite.

Dix minutes plus tard, les cartons s'entreposaient dans l'ancienne buanderie. De Vries fixait la scène, comme halluciné, les six magnétoscopes en ligne diffusant des images de jacuzzis et d'océans à un rythme effréné, s'arrêtèrent. Anita prit six des nouvelles bandes et les fit placer dans la gueule noire des appareils.

Elle attendit patiemment que les images apparaissent.

Elle avait trouvé cinq titres différents, et l'un d'entre eux était diffusé en double à chaque extrémité du mur d'écrans. The Power of Transformation, donc, encadra Chaud et rouge comme la vie, Sister Full Moon, La fête des ténèbres et Le culte de la tronçonneuse.

Six longues séries d'atrocités filmées défilèrent, comme d'odieux vidéoclips, tournés au cœur de l'enfer.

Il fallut baisser le son des télévisions, tellement les hurlements et les plaintes s'avérèrent insoutenables. Certaines soufflées dans des langues étrangères que personne ne sembla reconnaître. Peut-être slaves, pensait Anita, pétrifiée devant l'abomination cathodique. Des jeunes filles, parfois très jeunes, vraiment. Quatorze, quinze ans…

L'étendue des supplices que peut recevoir un corps humain est sans limites. Sur chacun des films elle assista à plusieurs exécutions précédées de longues séances de tortures et de mutilations. Les images étaient nettes, avec un piqué dense, profond et régulier. Filmées de manière professionnelle sans aucun doute. De beaux effets de lumière, des fumigènes. Et de la musique. Du classique, ou du jazz des années 30 et 40. En contrepoint aux suppliques et aux hurlements animaux.

Anita comprit quelque chose, pétrifiée, devant le spectacle intolérable.

Dans La fête des ténèbres, par exemple, les tortionnaires étaient au nombre d'une bonne douzaine, tous masqués, hommes et femmes, et ils buvaient le sang de leurs victimes, suspendues par les pieds, dans de splendides coupes de cristal, comme les deux couples de Chaud et rouge. comme la vie.

Dans Le culte de la tronçonneuse, quatre adolescentes venant de pays divers, Europe de l'Est, Asie du Sud-Est et Moyen-Orient étaient violées et dépecées vivantes par deux hommes et une femme, aux visages cachés par des cagoules de cuir.

Dans Sister Full Moon, un groupe, composé exclusivement de femmes voilées de rouge, mutilaient longuement deux jeunes adolescents aux traits orientaux, peut-être hindous, ou pakistanais, ainsi que deux femmes noires et une petite adolescente maigrichonne, aux cheveux roux.

Ce qu'elle lisait sur les visages autour d'elle, à part l'effarement et le dégoût, c'était comme une lueur de pitié et de compassion pour les victimes.

Certains regards, noirs et intenses, fixaient De Vries, qui lui contemplait ses pieds…

C'était donc ça. Non seulement Eva K et son nouvel amant s'offraient des tournàges interdits mais ils faisaient profiter de leur expérience à d'autres. Au prix d'un substantiel ticket d'entrée, très certainement. Un club privé, très sélect, où l'on pouvait s'offrir un week-end de sauvagerie pure, filmé avec un équipement luxueux et non plus un vulgaire camescope. Les bandes devaient ensuite pouvoir être vendues très cher, à d'autres adhérents du réseau, bientôt membres de l'élite, à leur tour…

Dans le monde entier… Avec une organisation très cloisonnée et des sociétés écrans.

Dans le monde entier, depuis des mois, des aimées, des hommes et des femmes s'adonnaient sans doute régulièrement à des actes abominables et collectionnaient ainsi les souvenirs de leurs abjections dans quelques recoins de leurs bibliothèques privées. D'autres s'en délectaient secrètement, en attendant de pouvoir y goûter pour de bon… Oui, Eva Kristensen avait inventé une drogue bien plus dure que les diverses poudres blanches commercialisées par la Mafia.

Une drogue rouge et chaude comme la vie. Le sang. La violence. La Terreur.

Le Pouvoir pur.

La plus implacable des drogues.

Ils franchirent assez vite la frontière de l'Estremadure et à Tanganheira, Hugo trouva une cabine de téléphone d'où il appela le commissariat central de Faro. Il se fit passer pour 1'«inspecteur Hugo», d'Amsterdam, selon le code convenu et tâcha de se faire comprendre en anglais. Le policier de service réussit à lui apprendre qu'Anita n'était pas présente au commissariat et qu'elle demandait qu'il la joigne à un numéro qu'il lui donna.

Hugo regarda l'heure sur sa montre. Plus très loin de six heures, maintenant.

Il appela le numéro et tomba d'abord sur une voix de jeune femme, une voix blanche, stressée. «Casa AzuI, bom dia», à qui il demanda l'inspecteur Anita Van Dyke, puis sur une voix bourrue qui l'interpella en portugais, en lui demandant visiblement quelle était la raison de l'appel.

Il tenta le coup, dans un anglais simpliste, en décomposant bien chaque syllabe.

– Je suis l'inspecteur Hugo, d'Amsterdam, il faut que je la joigne.

L'homme hacha péniblement quelques mots d'anglais à touristes:

– L'inspecteur Van Dyke est repartie pour Faro, vous pourrez la joindre là-bas… dans une petite heure maintenant.

Merde, pensa-t-il, il avait trop traîné.

Il prit son inspiration et demanda, en détachant bien chaque syllabe:

– Serait-il possible de la joindre dans sa voiture et de lui demander de me retrouver quelque part?

Un long silence, hachuré de parasites. L'homme décortiquait visiblement l'information.

– Si… Où voulez-vous qu'elle vous rejoigne?

– Dites-lui d'aller jusqu'à Vila Nova de Milfontès, puis de prendre la petite route côtière et de s'arrêter au premier petit village de pêcheur. Il y a un bar à l'entrée du village. Je l'y attendrai.

Un nouveau silence, encore plus long.

– Vila Nova de Milfontès…, Petite route… premier village, d'accord, senhor.

– De la part de l'inspecteur Hugo, d'accord? Dites-lui de s'y rendre dès réception du message, O.K.?

– O.K., inspecteur…

– Je vous remercie infiniment. Obrigado…

Et il raccrocha en espérant qu'Anita recevrait bien son message.

Ils avaient encore un peu de temps à tirer et Hugo décida de continuer vers le nord. Il prirent la N120 en direction de Sines. La route traversa les coteaux qui bordent les plages à cet endroit et obliqua vers l'est, à l'embouchure du promontoire qui s'avance dans l'Océan.

Une inspiration subite le fit réagir.

– Dis-moi, demanda-t-il à Alice, qui avait retrouvé sa position sur la banquette arrière, est-ce que le nom O'Connell te dit quelque chose?

Il entr'aperçut le visage d'Alice qui entrait dans une intense réflexion.

– Oui… C'est le nom de ma grand-mère, je crois… Mais je ne l'ai jamais connue…

– Ta grand-mère paternelle, la mère de ton père?

– Oui, souffla-t-elle.

Hugo et Pinto croisèrent un bref instant leurs regards, d'un air entendu.

– Bon, dis-moi maintenant… Tu as déjà vu quelque chose qui ressemblait aux toiles de l'auberge, des peintures de ton père, c'est ça?

Elle opina lentement du chef.

Il s'arrêta un peu avant le cap qui se dessinait sur l'horizon. À un moment donné, il quitta la nationale et emprunta une petite piste sablonneuse qui longeait la mer.

Il y avàit une plage en arc de cercle ici, creusant une lande sableuse et de petites falaises à l'autre extrémité. Quelques pins de diverses souches poussaient çà et là. Des massifs broussailleux et désordonnés bordaient la piste.

Hugo observa le ciel qui s'orange ait autour de la boule de feu surplombant l'horizon.

Ainsi O'Connell était Travis. Avec un peu de chance ils réussiraient à entrer en contact avec lui dès ce soir.

Sa course-poursuite s'achevait. Elle l'avait emmené étrangement dans une escapade folle du nord au sud de l'Europe, sans qu'il ne sache vraiment pourquoi. Comme un signe incompréhensible venu du futur. Pourquoi avait-il fallu que cela arrive à un type comme lui, qui tentait maladroitement de surfer sur le chaos et l'histoire? Un écrivain encore inabouti qui avait un jour décidé que sa condition humaine ne permettait pas qu'on lui ôte tout espoir, en laissant se propager le virus de la purification ethnique, sur un continent qui avait failli déjà être définitivement détruit à cause d'elle…

Cela n'éclairait-il pas justement les choses sous un jour nouveau? Lorsqu'il s'était arrêté chez Vitali, avant de remonter jusqu'à Amsterdam, ils avaient eu une longue discussion tous les deux. Vitali lui avait raconté que des gangs de jeunes faisaient leur apparition en Allemagne, un peu partout, dans les grandes villes. Ces jeunes représentaient un espoir, tout autant qu'un début de riposté.

– Dès qu'ils voient des nazis dans leurs quartiers ces types leur font comprendre qu'il faut qu'ils dégagent, très vite et très loin… Ils se nomment les Panik Panthers.

Pas mal, avait pensé Hugo. La génération nucléaire prend le relais.

– Tu as des contacts avec eux?

– Oui. Ces jeunes sont parfaits. Ils sont totalement réfractaires aux idées totalitaires, quelles qu'elles soient. Ils font de la musique, certains sont des as de l'ordinateur…

Hugo avait éclaté de rire.

– Je vois que tu ne perds pas de temps…

– Tu sais aussi bien que moi qu'il nous est compté.

– Exact… Bon… Tu penses pouvoir réellement les incorporer à l'intérieur d'un de nos «black programs»?

– Avec AD, nous pensons pouvoir former un premier noyau assez rapidement.

– Sur quoi? quel programme?

– Sans doute sur «CyberFront», dans un premier temps.

CyberFront c'était leur opération d'intrusion et de destruction des réseaux télématiques néonazis ou néobolcheviks qui fleurissaient un peu partout dans le monde, aux États-Unis, en Amérique latine, en Russie, ou en Europe. Elle concernerait également des bases de données appartenant à des fondations, journaux ou groupuscules totalitaires, en Europe de l'Ouest principalement. Piratage des fichiers, implantations de virus de dernière génération et tout le toutim. Ça faisait des mois qu'ils bossaient dessus. Hugo avait compris qu'on mettait le turbo. Il avait demandé une ou deux semaines de vacances.

Où est-ce qu'on en était vraiment là-bas, s'était alors enquis Vitali. La situation n'était pas brillante avait répondu Hugo. Au pire, nous aurons une guerre balkanique généralisée qui enflammera toute la région et déstabilisera jusqu'à l'exédifice soviétique, Ukraine, Russie… Avec toutes les chances de conflit nucléaire que tu connais. Au «mieux», le «plan de paix» de nos Chamberlain de service sera accepté par les Serbes et une Afrique du Sud néotchetnik verra le jour sur les côtes de l'Adriatique… Nous allons devoir frapper très fort avant l'été.

Leur objectif était simple. Faire cesser l'embargo qui empêchait les nouvelles démocraties de se battre, développer les Colonnes Liberty-Bell, augmenter la cadence des opérations clandestines, comme la livraison d'armes et de munitions aux combattants bosniaques.

Vitali avait alors sorti, gravement:

– Ce putain de virus se développe. Nos correspondants à Moscou font état de contacts rapprochés entre les communistes et les néonationalistes…

Hugo n'avait rien répondu. Il avait vu de près le nouvel hybride totalitaire, comme ils rappelaient. Des supplétifs russes et ukrainiens se retrouvaient parfois au sein des milices néotchetniks. Ceux qu'ils avaient pu faire prisonniers étaient soit d'anciens KGBistes, ou des partisans de l'aile dure du Parti Communiste, soit des cosaques à moitié illettrés, contaminés par un nationalisme extrême, teinté d'intégrisme orthodoxe. La fin du siècle promettait.

Et maintenant, pensait-il devant le soleil qui descendait doucement et imparablement sur l'horizon, les choses en étaient-elles arrivées au point que puisse se développer une sorte de réplique «capitaliste» du virus totalitaire? Une forme de nazisme privé? Comme toute cette putain d'entreprise Kristensen en apportait la preuve éclatante?

Oh, merde, pensa Hugo. Les Colonnes LibertyBell allaient-elles devoir bientôt engager le combat contre une nouvelle race d'assassins en série? Nazis dorés, vampires sans autre idéologie que la cruauté et la dégradation de l'autre, prédateurs aux visages liftés et aux corps bronzés, s'accomplissant dans la mise en scène de la mort et de la terreur?

Était-ce cela le sens de cette histoire chaotique?

Le ciel explosait dans une pyrotechnie éblouissante et sauvage, comme le début mystérieux d'une réponse.

Alice le tira de sa rêverie, en surgissant à ses côtés.

– Vous pensez à quoi, Hugo?

Hugo ne pensait à rien, avait-il envie de lui répondre. Il se nourrissait simplement de ces quelques instants volés à la nature, au décor du ciel et de l'océan, à la plage de sable et de rocs vers laquelle Pinto descendait, les mains dans les poches. Toute cette sérénité lumineuse des éléments, des arbres, des pierres et des oiseaux de mer qui planaient en jacassant au-dessus des flots.

La fillette semblait inquiète tout autant qu'intriguée. Son monologue intérieur avait certainement duré plusieurs minutes.

Hugo lui fit un sourire qu'il voulut amical et chaleureux.

Elle resta à ses côtés, au sommet de la dune, et entra à son tour dans la contemplation du décor.

Là où la petite falaise fermait l'autre extrémité de la plage, il y avait une sorte de rampe de béton qui descendait dans la mer. La rampe menait à un bâtiment préfabriqué, en aluminium, qui semblait allié à un cuivre étincelant, sous la lumière orange. Un hangar à bateau. Ce qui les avait attirés en premier lieu dans le coin, c'était ce hangar, justement, qu'Alice avait aperçu du haut de la route. Il y avait peu de chances statistiques pour qu'ils tombent sur celui de Travis, mais d'un autre côté, ils n'avaient pas rencontré beaucoup de tels bâtiments isolés depuis Odeceixe. Celui-ci semblait tout exprès situé dans une partie déserte et difficilement abordable de la côte. On pouvait sacrifier dix minutes pour s'en assurer.

Malgré son austère fonctionnalité, le hangar était beau, métallique, lumineux, simple et net sous le projecteur infernal qui bombardait latéralement l'univers, donnant aux ombres une longueur démesurée et à toutes les matières une teinte chaude, gonflée d'infrarouge.

Hugo sentit une vague d'harmonie l'envahir. Ce simple petit bout d'univers était si beau, si réel et si vivant à quelques heures d'avion de l'enfer. C'était comme s'il avait toujours été là pour l'attendre et lui apporter la paix et le soulagement. Ne faisait-il pas partie, lui aussi, de cette plénitude foisonnante? N'était-il pas un simple humain de la fin du xxe siècle, jetant des bouteilles dans la mer du futur? Des bouteilles contenant un simple message «hey les gars, j'étais ici en l'an de grâce 1993, putain avons-nous réussi»? Il eut envie de laisser un signe de son passage et il grava une grosse pierre de la pointe de son canif.

FOX. Son pseudo de guerre du réseau. Le O s'enroulait comme un serpent, représentant le virus de la connaissance et du verbe. Le X évoquait deux sabres croisés, ou deux flèches, ou deux os de tête de mort, selon l'inspiration du moment.

Alice observa son manège avec attention et lorsqu'il eut fini son œuvre il lui tendit le couteau. Sans un mot elle s'en empara et grava son nom, Alice, de l'autre côté de la roche. Alice K. 1993.

On devrait pouvoir retrouver leurs traces dans quelques siècles…

Il se redressa, cala le lourd sac de sport sur son épaule et descendit vers l'Océan, à son tour. Ils traversèrent la plage, en marchant au ras de l'écume. Il remarqua qu'Alice avançait devant eux au bord des vagues, sans même essayer d'éviter l'attaque répétée des flots. Elle se retourna une ou deux fois dans leur direction, le visage tiré, les yeux pleins d'un éclat vif mais sans véritable gaieté. Il ne l'avait pas souvent vue rire, se dit-il en repensant aux quelques jours qui venaient de s'écouler.

Cela n'avait été qu'un long tunnel d'autoroutes, de violence et d'angoisse. Pourchassée par le plus terrible ennemi qu'on puisse imaginer, sa propre mère, sociopathe haut de gamme. Sans doute sentait-elle intuitivement qu'on était proche du but, de la délivrance, de son père, se disait-il en évitant à son tour une vague plus puissante que les autres. Oui. Alice possédait ce don rare et mystérieux, qu'il avait déjà noté à plusieurs reprises, cette intuition étonnante qui se mêlait avec son intelligence de jeune surdouée dans une alchimie explosive.

Alice courut devant eux, loin devant, jusqu'aux roches de la falaise et la rampe de béton.

À ses côtés Pinto marchait, l'air détendu. Il faisait beau. Le ciel était d'une pureté totale. Au pied de la falaise tombant dans la mer, l'eau était d'un vert profond et dense. Un petit vent frais se levait, luttant avec la chaleur qui se dégageait de la terre.

C'est en arrivant au pied des rochers et de la rampe qu'il se rendit compte que l'attitude d'Alice avait franchi un cap. Radicalement.

Elle se tenait devant la porte du hangar, qui faisait face à l'Océan. Il pouvait la voir de profil, les yeux levés vers quelque chose qu'il ne voyait pas, littéralement pétrifiée. Son regard trahissait une stupeur indicible.

Il sentit ses jambes accélérer le mouvement, sans qu'il n'y puisse rien. Il prit appui sur une pierre et grimpa l'amas de roches qui s'entassait le long de la rampe. Pinto le suivit prestement.

Lorsqu'il se redressa au sommet, Alice ne bougeait toujours pas. Elle contemplait une haute porte de métal qui barrait l'entrée du hangar. Un genre de porte automatique, se rabattant vers le haut.

Il y avait deux choses sur la porte. Une sorte de digicode à touche, avec un interphone. Et une petite plaque de plastique transparent. Derrière la plaque il y avait une inscription et un dessin. Il n'était même pas besoin de lire ce qui était écrit.

Le dessin représentait une raie manta, comme une sorte d'avion animal noir et blanc.

Quelque chose ne collait pas, se dit presque aussitôt Hugo. Alice n'était pas censée connaître ce détail de la vie de son père. Il s'approcha d'elle et posa une main sur son épaule.

– Dis-moi, ça te dit quelque chose cette raie manta?

Elle leva vers lui des yeux pleins d'une intensité foudroyante.

– C'est à mon père… Ici.

Il planta son regard dans celui de la fillette.

– Qu'est-ce que tu veux dire? Comment le sais-tu?

Putain, il était bien certain que ni lui, ni Pinto ni Anita ni personne n'y avait jamais fait allusion devant elle.

Alice montra la plaque du doigt.

– La raie manta. C'est un signe de mon père, j'en suis sûre…

Une sorte de révélation subite ébranla Hugo.

– Attends… ne me dis pas que ton père el toi communiquiez secrètement?

Il vit qu'il avait tapé juste. Le regard d'Alice se troublait.

– Qu'est-ce que tu sais de cette manta, Alice?

Il la vit hésiter, réfléchir, hésiter une nouvelle fois, mettre de l'ordre dans ses idées.

– Non, ça mon père ne m'en a jamais parlé, mais c'est bizarre… Depuis qu'on est entré dans cette auberge j'ai… j'ai senti que mon père n'était pas loin et là c'est encore plus bizarre…

– Quoi, qu'est-ce qui est bizarre?

– Ben cet endroit, vu d'ici il ressemble à… Elle se coupa.

– Vas-y Alice, je t'en prie, j'ai besoin de savoir. Pour un peu il aurait hurlé.

– C'est un autre rêve. Plusieurs fois ces temps derniers j'ai fait un rêve avec une maison en métal au bord de la mer. Mais une vraie maison, vous voyez? Dans cette maison mon père m'attendait… et…

Hugo se retint de soupirer et de montrer son impatience, comme un renvoi qui montait aux lèvres sans qu'on y puisse rien.

– Dans la maison il y avait un marineland, vous savez… et dans le marineland il y avait des dauphins, des orques, des requins, et aussi des raies mantas. Beaucoup de raies mantas. À la fin du rêve mon père lui-même devenait une sorte de raie manta…

Oh, putain.

Il se retourna vers Pinto qui contemplait la plaque lui aussi. Puis de nouveau vers Alice, puis vers le logo.

En deux ou trois enjambées il fut à l'interphone. Son index écrasa le gros bouton d'appel.

Il sonna plusieurs fois de suite. À un moment donné une voix lui répondit. Le seul problème c'est qu'elle venait de derrière lui, cette voix, et qu'elle disait:

– Ne faites aucun geste, messieurs. Et tout se passera bien…

Tout indiquait qu'une arme était pointée dans leur dos.

Lorsqu'elle reçut le message d'Hugo, Anita se trouvait dans une voiture de patrouille, avec Olivado et deux agents en tenue. Elle demanda au conducteur de faire des appels de phares à la voiture de devant, où se trouvaient Peter Spaak et le commissaire de Faro. Elle réussit à convaincre le gros flic, dans un mélange de charme et d'intensité presque désespétée, de lui laisser une voiture banalisée, afin qu'elle puisse retrouver son autre collègue d'Amsterdam, vers le cap de Sinès. Pour des témoins très importants.

À ces mots Peter leva une paire d'yeux interrogateurs vers elle, mais ne fit aucun commentaire devant son air tout à fait grave et sérieux. Ils échangèrent un regard complice. Elle lui demanda de rentrer à Faro avec les autres afin de continuer à s'occuper de l'interrogatoire de Koesler. Elle se trouvait entre Lagoa et Alcantarijha, à cinquante bornes de Faro. Elle fit demi-tour sur la route dans la vieille Datsun grise et entreprit de dévorer les quelque cent cinquante kilomètres qui la séparaient de Vila Nova de Milfontès.

Elle mit deux bonnes heures avant de se garer devant cette petite auberge, située un peu en retrait, à l'entrée du petit bourg. À l'horizon le ciel était rouge et violet, le soleil venait d'être englouti dans l'Océan.

Il n'y avait aucune voiture. Pas de Fiat bleue à l'horizon.

Elle entra dans l'établissement avec un petit pincement au cœur. Hugo n'avait jusqu'ici jamais eu de retard. Un homme se tenait derrière le bar et lui offrit un sourire aimable en lui souhaitant la bienvenue. Elle s'assit sur un tabouret et demanda un café.

Lorsque l'homme revint avec l'expresso fumant elle se lança, dans la langue locale.

– Excusez-moi, je suis étrangère et je cherche des amis, qui m'ont donné rendez-vous ici… Deux hommes, l'un étranger, l'autre portugais, avec une petite fille…

L'expression de l'homme se figea. Il la regarda sans répondre.

– Écoutez, soupira-t-elle en exhibant sa carte officielle, je suis officier de police, je viens des Pays-Bas et je travaille ici en collaboration avec la police portugaise…

Elle inventa un mensonge plausible.

– Ces deux hommes sont des inspecteurs, un de la police néerlandaise, l'autre du commissariat de Faro… Ils m'ont donné rendez-vous chez vous.

Elle observa sa montre.

– C'est extrêmement important. Pourriez-vous me dire où ils sont?

Elle vit l'homme tanguer légèrement, comme s'il vacillait sous une révélation soudaine.

– Excusez-moi, madame, mais ces hommes se sont fait passer pour des acheteurs d'art.

Il embrassa la pièce des yeux et d'un geste de la main.

– Ils cherchaient quelqu'un, un peintre, et m'ont dit être également intéressés par ces toiles…

Anita se retourna et jeta un lent coup d'œil panoramique sur les tableaux disséminés sur les murs. Elle fit face à l'homme et porta ses lèvres à la tasse brûlante.

– De qui sont ces toiles?

– D'un Irlandais… Qui passe parfois. Il m'a vendu un ou deux tableaux et m'en a confié en dépôt-vente en quelque sorte… Je… Je connais quelqu'un qui peut le joindre et j'attends sa réponse d'une minute à l'autre… Vos amis policiers devraient être là d'un instant à l'autre, eux aussi.

Anita se détendit légèrement et avala une autre gorgée de café. Mais l'homme reprit.

– Écoutez, il y a autre chose…

Anita releva les yeux vers lui, le priant silencieusement de poursuivre.

– Il y a une heure environ, deux autres hommes, des étrangers, sont passés. Et eux aussi ils cherchaient cet homme…

– Travis? Vous voulez parler de Travis?

– Oui, Travis, c'est ça.

– Que vous ont-ils demandé?

Elle venait de se tendre, comme la corde d'une arbalète.

– La même chose que vos amis. Travis, un bateau, qui s'appelle la Manta, mais tout ça ne me dit rien et c'est que je leur ai dit…

Sa tasse restait suspendue à ses lèvres.

– Ils vous ont demandé pour les toiles?

– Non… eux ils sont repartis presque tout de suite, ils n'ont même pas fait attention aux tableaux. Ils avaient l'air fatigués et, comment dire… nerveux, tendus… mais en même temps maîtres d'eux, vous voyez?

Elle voyait parfaitement.

– Qu'est-ce qu'ils vous ont demandé d'autre?

– Heu… ben justement… ils m'ont demandé si d'autres personnes seraient pas passées dans l'après-midi, comme eux, à la recherche de ce Travis…

– Qu'est-ce que vous leur avez dit?

– Ben… sur le moment j'ai hésité, mais j'ai réfléchi et ils me plaisaient pas trop alors je leur ai dit que non, j'avais vu personne, c'est là qu'ils ont payé et qu'ils sont repartis.

– Ce peintre irlandais comment il s'appelle?

– O'Connell. Il signe SKP.

S K P. Comme un diminutif de Skip. Nom d'un chien pensait-elle, tétanisée, cet O'Connell était tout bonnement le père d'Alice.

– Savez-vous où ils sont allés?

– Vos amis, ils sont partis vers le nord j'crois bien. Et les deux types y sont remontés dans une grosse voiture noire dans la même direction, il y a une heure environ comme j'vous disais… Mais j'leur ai rien dit…

C'était vague, ça, le nord.

– Mes amis ne vous ont pas rappelé depuis?

– Non, madame, non. Ils ne devraient plus trop tarder maintenant…

Anita acheva lentement sa tasse de café, pleine d'une angoisse qui se faisait plus virulente à chaque seconde. Les deux hommes devaient appartenir aux survivants du coup de filet. Vondt, Sorvan et leur poignée d'hommes. S'ils rôdaient par ici cela signifiait qu'ils étaient eux aussi sur la piste de la Manta. Cela signifiait aussi qu'Hugo, Pinto et Alice étaient en danger. Un danger sans doute mortel.

Elle allait demander une description détaillée dans le but de la communiquer d'urgence aux flics de tout le Portugal lorsque le téléphone sonna, à l'autre bout du bar.

– Ça doit être mon ami… Ou peut-être les vôtres…

L'homme trottina jusqu'à l'appareil et décrocha.

– Jorge, j'écoute…

Il y eut une brève conversation, à voix basse. Elle n'entendit qu'un vague et lointain je vous la passe et l'homme trottina dans sa direction en montrant le combiné posé sur le zinc.

– C'est pour vous madame… heu Van Dyke… Un M. Hugo…

Anita prit le téléphone et reconnut la voix du jeune homme. Il l'appelait d'un coin perdu, sur une plage au sud de Sinès. Dans un hangar à bateau.

Il avait trouvé Travis.

Ou plutôt, comme il le corrigea avec un petit rire, c'était lui qui les avait trouvés.