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Ce qui importe, ce n'est même pas d'être le plus fort, mais le survivant.
BERTOLT BRECHT, Dans la jungle des villes.
La nuit était d'un noir d'encre et les embruns fouettaient leurs visages. L'eau de mer balayait le pont, les trempant jusqu'aux os. Des nuages sans cesse plus nombreux couraient sur le ciel, occultant les étoiles. Un vent froid soufflait maintenant, venant du sud-ouest et là-bas, à l'horizon, il y avait comme un mur sombre, dense et menaçant. Des éclairs blanc-bleu traversaient parfois cette nuée encore lointaine, mais dont la présence se rapprochait implacablement.
Les vagues étaient devenues de puissantes ondulations liquides, écumantes de rage.
La Manta tranchait les flots, pilotée par Travis qui courait d'un bout à l'autre de l'embarcation, en leur hurlant des ordres qu'ils ne comprenaient pas toujours du premier coup. Il demandait à Hugo de s'actionner sur un winch, puis sur un autre et Anita, dont la blessure ne permettait pas d'efforts trop prononcés, le remplaçait par moments à la barre. Le reste du temps elle communiquait par radio avec les gardes-côtes et la police de Faro.
– Il y a un orage terrible sur Faro et Sagrès, leur cri a-t-elle en remontant sur le pont. Une grosse tempête. Les hélicos ne pourront pas sortir et les navires vont être à la peine. Même l'aéroport est fermé…
Hugo la regarda en essayant d'intégrer l'information. Travis venait de lui hurler de drisser quelque chose qu'il n'avait pas compris et il se tenait à la rambarde sans trop savoir quoi faire.
– Reprenez la barre. Maintenez le cap plein sud, hurla l'Anglais à Hugo avant de se précipiter sur une voile.
Il fallut plusieurs minutes à Travis pour amener les voiles puis faire basculer le grand mât en avant.
Si l'on voulait avoir une chance de rattraper Alice, il faudrait faire donner toute leur puissance aux turbines, avait crié l'Anglais dès la mise à l'eau.
La Manta fonçait maintenant, frappant les vagues dans un battement implacable. Sur leur gauche, au loin, les petites falaises et les dunes dessinaient une barre grise.
Soudainement la pluie se mit à tomber, à grosses gouttes, quoiqu'il ne puisse vraiment la discerner des embruns et des éclaboussures qui attaquaient le bateau.
Au-dessus de lui, le ciel n'était plus qu'une coupole noire, qu'il aurait pu toucher en levant la main.
Un éclair raya l'horizon.
Travis replongeait déjà derrière la barre. Hugo ne vit pas le canot tout de suite. C'est Anita, remontée sur le pont, s'accrochant elle aussi au bastingage, qui tendit le doigt vers la nuée sombre.
– Regardez! lui cria-t-elle au-dessus du vacarme.
Il plissa les yeux et les abrita du mieux qu'il put derrière sa main. L'Océan semblait recouvert d'un gaz gris-bleu, là-bas, vers le sud-ouest et, entre deux vagues, il crut bien apercevoir quelque chose qui fonçait vers le large. Une tache blanche et fantomatique qui voulait disparaître dans l'orage. À force de patience et de concentration, il réussit à discerner un hors-bord, avançant dans une gerbe d'écume, contre le vent et les vagues.
Il allait hurler quelque chose à Travis lorsqu'il vit celui-ci tourner la barre vers tribord, à toute vitesse.
Le bateau gîta dangereusement et Travis lui tendit une énorme paire de jumelles ultra-modernes en hurlant:
– Ne les perdez pas de vue, c'est sûrement eux…
Il s'agissait de lunettes à vision nocturne de la Royal Navy et le spectacle de l'Océan et de l'orage scintilla en vert devant ses yeux. Il pointa assez vite le hors-bord et réussit à le suivre entre les vagues.
Il aperçut plusieurs silhouettes blotties au fond du petit bateau. Les cheveux de l'une d'entre elles flottaient au vent. Une silhouette menue, au milieu d'un groupe d'hommes visiblement armés.
– Ce sont bien eux, hurla-t-il. Foncez… Foncez!
Il tendit les jumelles à Anita.
Il attrapa son sac de sport, aux pieds de Travis, et l'image du fusil à pompe en amena une autre, dans son esprit. Celle du corps de Pinto, à l'entrée du hangar, baignant dans son sang, lorsqu'ils l'avaient découvert. Le fusil gisait à côté de lui.
Travis avait alors juste dit: «Il a même pas eu le temps de s'en servir…»
Hugo extirpa la mitraillette et vérifia que les deux chargeurs pleins, attachés tête-bêche au Chatterton, tenaient solidement. Il arma l'engin et le plaça en position de tir. Il réussit à stabiliser son viseur sur le hors-bord mais, évidemment, il étaIt hors de question d'effectuer le moindre tir à cette distance.
– Rattrapez ce bateau, Travis, putain…, siffla t-il entre ses dents.
C'est à ce moment qu'un autre navire surgit de l'obscurité.
À quelques centaines de mètres du hors-bord il vit une haute structure se dessiner au-dessus des flots. Un beau yacht moderne qui surgissait de l'orage, de profil, la proue dirigée vers le sud. En pointant le navire avec le viseur il discerna quelques silhouettes à la poupe. Il vit également un long câble noir qui plongeait dans les vagues. Ils avaient jeté l'ancre.
Il tourna la tête vers Anita. Malgré la situation il ne put s'empêcher de se dire qu'elle était incroyablement belle, les cheveux en oriflamme, le visage constellé de gouttes d'eau, son gilet de sauvetage comme une cuirasse guerrière.
Elle tournait la tête vers lui.
– C'est sûrement le bateau d'Eva Kristensen, lui hurla-t-elle aux oreilles. L'orage l'a obligée à se rapprocher des côtes pour récupérer ses hommes et Alice.
À la manière dont elle disait cela, elle indiquait que la mère d'Alice avait sûrement commis là une grosse erreur.
Il ignorait encore comment mais il était clair qu'il fallait s'en saisir, de cette erreur.
Un détail lui revint subitement en mémoire. Lors de leur visite du voilier, Travis lui avait raconté qu'ils avaient pallié la fragilité habituelle de la proue, surtout à cause de la vitesse exceptionnelle du navire. Ils avaient en quelque sorte blindé l'avant de la Manta, sacrifiant un peu de légèreté à une résistance supérieure.
– Foncez, hurla-t-il à nouveau, foncez!
Un plan était en train de germer dans sa tête. Un foutu plan de kamikaze, ça oui.
Travis tourna la tête vers lui, l'air intrigué.
– Foncez, répéta Hugo, un ton en dessous.
– C'est quoi vot'plan? cria Travis.
– Rattraper ce foutu hors-bord…
– C'est pas sûr qu'on ait le temps…
Hugo ne répondit rien. Le hors-bord s'approchait en effet du beau yacht blanc qui se découpait plus nettement à chaque seconde malgré les trombes d'eau qui balayaient l'univers maintenant. Jamais, ça non, jamais, Hugo ne s'était à ce point senti trempé. Il avait l'impression d'avoir passé des siècles au fond de l'Océan.
Anita l'attrapa par le bras.
– Qu'est-ce que vous comptez faire, Hugo? Alice est dans le hors-bord…
Il le savait, bon dieu, avait-il envie de hurler, maisil se retint. Il était en effet en train de calculer les chances de réussite de son plan de dingue. À peine supérieures au zéro absolu. Il vit le hors-bord s'approcher encore du yacht mais la Manta gagnait sur lui, c'était clair. Le voilier de Travis était une véritable corvette des mers.
Il replaça le viseur de la Steyr-Aug devant son œil et pointa les silhouettes sur le pont du yacht.
Un éclair raya de nouveau le ciel, beaucoup plus près, suivi presque aussitôt d'un énorme roulement de tonnerre. L'orage les engloutissait, peu à peu. Et le yacht pointait son nez vers le sud, là où les éléments se déchaînaient pour de bon. Le yacht semblait attendre le hors-bord, aux prises avec des vagues qui se creusaient un peu plus à chaque seconde. Le vent soufflait en une longue rafale continue, d'une violence croissante. Le grand bateau était voilé derrière un rideau de pluie et d'embruns. À chaque éclair, sa coque d'un blanc immaculé brillait comme sous un coup de projecteur.
Il vit le hors-bord atteindre le yacht, par le flanc gauche… bâbord, rectifia-t-il. Il se maintenait à l'arrière du gros bateau, fragile esquif, ballotté au sommet des vagues. Dans la luminescence verdâtre du viseur il vit un homme jeter une longue corde vers l'arrière du yacht, où un autre homme s'en saisit. Le hors-bord avait du mal à se maintenir près du yacht, mais à l’occasion d'un espace de répit entre deux vagues il vit le même homme pousser une petite silhouette devant lui, jusqu'à l'échelle de bord. Il l'aida à s'y agripper et à entreprendre la difficile ascension.
Oh, putain, faillit-il hurler, foncez, Travis, foncez. Mais sa mâchoire ne voulait même plus s'ouvrir. Il vit l'homme et la petite silhouette être pris en charge sur le pont alors que le canot était rejeté à quelques mètres de l'échelle par les vagues.
C'est à ce moment qu'il vit une des silhouettes du pont tendre le doigt vers la mer, dans leur direction. Putain, pensa-t-il, ça y est, on s'est fait repérer…
Il s'attendait à tout sauf à ce qui suivit, une petite poignée de secondes plus tard.
Des éclairs trouèrent la nuit mais pas dans le ciel. Non, les éclairs jaillissaient du pont, seigneur, il comprit, abasourdi, que les types arrosaient le hors-bord. Et… nom de dieu, il vit un type jeter quelque chose dans le canot. Un simple mouvement du bras et un objet qui…
L'explosion souleva le canot hors des flots, en l'éventrant littéralement. Sur le pont les flammes continuaient de trouer la nuit. Mais dans leur direction cette fois-ci.
Au même instant une des silhouettes s'activa sur un treuil pour remonter l'ancre.
Incroyable, pensait-il, tétanisé. Eva Kristensen avait sacrifié ses hommes pour prendre la fuite plus vite. Elle n'avait pas hésiter à les faire massacrer, sans doute pour qu'ils ne parlent pas…
La Manta était désormais à cent mètres du yacht, fonçant sur lui par le flanc.
Les flammes zébrèrent la surface de son viseur. Des balles fusaient au-dessus d'eux, comme des embruns parfaitement mortels. Il se tourna vers Anita.
– Tenez-moi par la taille! lui hurla-t-il en essayant de stabiliser son collimateur sur les hommes.
– Quoi? cria-t-elle, visiblement stupéfaite.
– Tenez-moi par la taille, putain, faut que je puisse viser,…
Il sentit Anita passer derrière lui et l'attraper solidement par les hanches. Cela réduisit légèrement le tangage et il appuya sur la détente.
L'arme tressauta contre son épaule et il vit les silhouettes se protéger derrière le bastingage. L'homme qui tentait de remonter l'ancre s'écroula en arrière. La chaîne se déroula dans les flots.
– Qu'est-ce qu on fait? hurla Travis.
Hugo continua d'arroser le pont du yacht. Puis, sans même tourner la tête, il cria:
– Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse, nom de dieu, éperonnez ce putain de bateau!
Cela faisait maintenant près d'une heure qu'Alice avait perdu tout espoir. Ni Hugo, ni Anita, ni son père ne pourraient jamais plus la retrouver. Sa mère était en train de gagner la partie.
Sa mère. Qui maintenant lui faisait face. Qui plongeait son regard d'acier jusqu'aux tréfonds de son âme. Sa mère, un petit rictus de squale rieur aux lèvres, qui la contemplait en silence, dans le salon principal du yacht, plongé dans la pénombre.
De l'extérieur lui parvint le bruit d'une fusillade mais elle n'y prit même pas garde.
Oui, maintenant, seigneur, elle faisait face à la chose qu'était devenue sa mère, qui ne disait toujours rien, se contentant de la détailler des pieds à la tête.
La fusillade se tut et sa mère se leva. Tétanisée, Alice la vit se lever de son luxueux fauteuil et tourner autour de la grande table du salon, venant lentement à sa rencontre. Un ongle rouge comme du sang glissa le long du bois précieux, dans une caresse crissante. Sa démarche souple et ondoyante semblait pleine d'une puissance redoutable. Son sourire même avait l'apparence d'une grimace carnassière. Sa beauté était celle d'une arme de destruction massive, Alice le comprenait désormais avec une sorte de précision tout à fait hors du commun, comme si elle pouvait lire dans les pensées de celle qui l'avait engendrée.
– Maman…, balbutia-t-elle sans vraiment le vouloir.
– Ma très chère fille…, susurra sa mère.
On aurait dit le sifflement d'un serpent venimeux.
Alice sentit un tremblement l'envahir de la tête aux pieds, irrépressible.
Sa mère s'arrêta à moins de deux mètres d'elle. Son regard luisait d'un bleu étincelant malgré la demi-obscurité. Alice savait qu'elle tenait ses propres yeux de sa mère. Celle-ci ne lui avait-elle pas maintes fois répété à quel point elles se ressemblaient toutes deux, combien le patrimoine génétique maternel avait modelé son propre visage? Cette similitude presque parfaite ne faisait qu'accentuer la terreur glacée qui l'étreignait. Comme si c'était une image d'elle-même qui se tenait devant elle. Une sorte de clone adulte, venu de son propre futur. Elle faillit bredouiller quelque chose mais le sourire de sa mère s'accentua.
– Je crois que j'ai laissé de très nombreuses lacunes dans ton éducation, ma petite chérie… Tout ça n'est pas vraiment de ta faute. Mais je vais pallier ça dans le tout proche avenir, rassure-toi.
Alice ne comprit pas vraiment de quoi sa mère voulait parler, mais elle perçut un sous-entendu voilé, qui ne lui disait rien de bon.
Elle se rendit compte qu'elle reculait, peu à peu, alors que sa mère avançait, gardant une distance constante entre elles.
Sa mère allait de nouveau dire quelque chose, quand la fusillade reprit sur le pont, ce qui, cette fois, lui fit redresser un sourcil. Un plissement d'inquiétude se lisait sur son front. Alice entendit un bruit de pas précipités dans l'escalier, puis dans la coursive et la porte s'ouvrit brusquement.
L'homme qui l'avait aidée à grimper à bord fit son apparition sur le seuil du salon, dégoulinant de flotte, les cheveux trempés, en plaques humides contre les joues. Il tenait un pistolet à la main.
– Qu'est-ce qui se passe Lucas? jeta sa mère de sa voix autoritaire.
– Y a un problème, madame Eva…
– Quel problème?
– Vot'mari et le Sicilien ils s'accrochent on dirait, ils ont pris leur foutu bateau, ils sont là à moins de cent mètres sur le côté et ils foncent vers nous…
– Bon dieu, mais coulez-les, nom de dieu, comme les autres…
– Ils maintiennent le pont sous un feu serré et on n'est plus que trois maintenant… J'crois même qu'un de vos Espagnols est touché à la jambe…
– Les fumiers… Reste là, Alice.
Sa mère la poussa sur le côté et se dirigea vers un râtelier d'armes, situé derrière la porte. Elle l'ouvrit et empoigna un gros fusil, muni d'un chargeur sous la culasse.
Elle ouvrit un tiroir et en extirpa une poignée de balles qu'elle fourra dans une poche de son manteau de cuir avant de se ruer à l'extérieur.
Alice la vit courir dans la coursive puis monter l'escalier. La porte était restée grande ouverte. Le vacarme de la fusillade couvrait le bruit des éléments déchaînés et elle voulut aller jeter un coup d'œil au hublot, pour voir le bateau de son père. Mais un corps dégringola brutalement l'escalier, avec une plainte étouffée et des éclats de verre.
Il y eut un bruit mou lorsque le corps stoppa sa course au bas des marches. Alice vit que l'homme était recouvert de sang et qu'un gros fusil-mitrailleur avait accompagné sa chute, barrant sa poitrine. Un autre objet avait roulé sur le sol de la coursive. Un objet qui avait glissé d'une de ses poches et tournoyait comme une petite toupie à côté de sa tête. Une petite toupie noire, et quadrillée, munie d'une goupille de métal.
Elle savait parfaitement de quoi il s'agissait et elle n'hésita que quelques secondes avant de s'élancer dans le corridor.
C'est à ce moment-là qu'un choc terrible ébranla tout le bateau, dans un tonnerre de métal froissé.
Elle s'affala de tout son long à quelques centimètres de la grenade.
Travis l'avait d'abord regardé fixement, n'en croyant pas ses oreilles, puis Hugo avait vu le vieil instinct de pirate britannique prendre le dessus.
Travis lui hurla:
– Prenez les sangles, à mes pieds, et attachez-vous… faut pas que vous soyez éjectés au moment du choc!
Puis il avait fait face au yacht, vers lequel ils fonçaient, droit sur bâbord. Hugo saisit les sangles et ils se retrouvèrent attachés en quelques secondes. Puis il replaça l'arme à l'épaule. Sur le bateau les deux hommes reprenaient le tir eux aussi, mais avec une précision très moyenne. Le premier chargeur fut rapidement vidé. Il balayait le pont avec acharnement et il put également arroser la cabine de pilotage où il put voir les impacts que laissaient ses rafales. Le type qui tenait la barre s'effondra, tête en avant. Un type s'enfuyait, le dos courbé, vers le pont avant. La grande vitre latérale n'existait tout bonnement plus. Il discerna quelques hurlements derrière le mur sonore de l'Océan et de l'orage. Il effectua le mouvement cent fois, mille fois répété. Éjection, retournement. Ré-enclenchement. Le yacht s'imposait maintenant dans tout le viseur, de profil. Il s'approchait à toute vitesse. Il arrosa de nouveau le pont et vit une silhouette disparaître, avant qu'elle ait eu le temps d'épauler. Il tira sans discontinuer, balayant de nouveau la cabine. Le yacht fit une embardée qui le rapprocha encore d'eux. Un homme se tenait juste au-dessus de l'échelle de bord, une espèce de fusil d'assaut en main et sa rafale déchira la nuit. La poitrine de l'homme saturait tout l'espace du viseur lorsque Hugo appuya sur la détente. L'homme s'écroula à la renverse. Le Red Siren n'était plus qu'à quelques mètres. Ça y était, nom de dieu, ils allaient le percuter…
Il n'aurait jamais cru qu'un tel choc fût concevable.
Travis avait su parfaitement manœuvrer, doublant le yacht par bâbord avant de foncer droit sur la poupe, là où se trouvait le moteur. La collision fut spectaculaire. Ils furent tous trois éjectés de leur place, malgré leur préparation à l'inévitable et à leurs sangles. Anita tomba et roula sur son mauvais bras, en poussant un cri de souffrance aiguë. Travis ne lâcha que d'une main la barre, se retenant par miracle. Hugo bascula vers l'avant, perdant l'équilibre et manquant de lâcher son arme dans la chute. Il s'agrippa à elle comme à une bouée.
Un trou énorme avait déchiré la coque du Red Siren, dont il voyait le monogramme, une sirène écarlate et les deux mots en lettres gothiques. La percussion avait également fait éclater l'avant de la Manta, tordant l'acier-titane et le polycarbonate en une sculpture surréaliste.
Vite, maintenant, très vite.
– Take the gun and the bullets in the bag. Quickly!
Il se relevait déjà à toute vitesse, dérapant à moitié sur le pont trempé d'eau de mer. Il replaça aussitôt son œil derrière le viseur.
Les vagues puissantes s'engouffraient par l'ouverture béante.
Le moteur du yacht s'éteignait en toussotant pitoyablement, ses turbines stoppèrent. Seule la symphonie impressionnante des éléments se faisait entendre. Aucun son humain ne semblait provenir du gros cruiser, maintenant entravé au voilier, comme deux êtres marins cherchant une impossible symbiose. Déjà la Manta s'arrachait du yacht, sous l'attaque des vagues. Néanmoins, et il fut surpris de constater qu'il pouvait s'en rendre compte, néanmoins la pluie tombait avec moins d'ardeur maintenant, et l'orage s'éloignait de la mer pour pénétrer à l'intérieur des terres, là-bas, vers l'Alentejo…
Il se pencha vers Anita.
– Comment ça va?
– Ça ira, émit-elle d'une voix blanche en se relevant.
Travis avait empoigné le Remington calibre 12 et armait la pompe. Hugo discerna une détermination farouche sur ses traits. Nul doute qu'il serait prêt à tuer.
Bien, pensa-t-il, allons donc affronter le monstre dans son antre puisque c'est de cela qu'il s'agit.
– Et maintenant qu'est-ce qu on fait? demanda Anita en essayant de ne pas trop couvrir le vent.
– Il faut monter… Mais j'ai peur qu'ils nous attendent avec l'échelle de bord en ligne de mire…
Travis avait compris, lui aussi.
– Qu'est-ce qu'on fait alors?
C'est vrai que son plan avait dû être improvisé en quelques secondes. Il n'avait pas eu le temps de prévoir cette alternative. Il fallait donc continuer. Continuer à improviser.
– Si on passait par l'intérieur? Par l'orifice qu'on a fait… Avant que le yacht n'ait coulé…
Deux secondes de réflexion, hachées par les rafales chargées de pluie.
– Non, dit Travis, trop dangereux, il faut réussir à s'amarrer, comme le canot, et pour ça y a qu'un moyen…
– Et lequel? demanda Hugo.
– Faire confiance à la Manta et aux durs enseignements de la Navy.
Travis était de nouveau à la barre et il enclencha une grosse manette à sa droite. Hugo entendit un vague bourdonnement dans son dos, et ressentit une légère vibration sous ses pieds.
Travis réussit à stabiliser le voilier contre le flanc du yacht qui dérivait. Hugo attrapa un barreau de l'échelle et se hissa, la Steyr-Aug en bandoulière. Il détestait cette impression d'être suspendu à quelques mètres au-dessus des flots déchaînés, par cette nuit d'encre. Heureusement que ses quatre mois de «tourisme» dans les Balkans lui avaient redonné une assez brillante forme physique, se disait-il pour se donner du courage, s'efforçant de ne surtout pas regarder vers le bas.
Il savait à peu près quoi faire arrivé en haut. Déjà attendre l'Anglais, sur un côté de l'échelle, la tête rasant la rambarde. Ensuite, lui avait dit Travis, on arrosera le pont. Vous avec votre jouet, d'une seule main, et moi avec ça. Il avait engagé une balle dans le canon de son 45. Ensuite on roule par-dessus bord chacun d'un côté et votre amie, elle nous suit pour nous couvrir.
C'était cohérent au moins, s'était dit Hugo avant d'acquiescer et de se propulser sur l'échelle. Travis vint se glisser à ses côtés, avec un filin muni d'un système métallique à son extrémité… Hugo se maintenait difficilement à l'échelle et l'idée de devoir épauler d'une seule main la Steyr-Aug ne l'enchantait pas du tout. Il empoigna l'automatique dans son harnais, sous son gilet de sauvetage, et montra l'engin à Travis.
– J'préfère me servir de ça, dans un premier temps, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. Travis lui fit un clin d'œil affirmatif.
– O.K… À trois, on y va…
– O.K., émit faiblement Hugo…
Non mais qu'est-ce qu'il foutait ici, au milieu de cette mer déchaînée, à la poursuite d'une putain de sirène rouge? eut-il le temps de se dire avant que les lèvres de Travis n'émettent un «Three, let's go!» fatidique, dans un ralenti tout à fait étrange, mais qui le propulsa dans un film-éclair.
Ils se hissèrent simultanément et Hugo vit son bras se détendre au ras du pont, sous la rambarde. Au bout de son poing l'univers se dévoila, sombre et menaçant. Un corps allongé en travers, à deux mètres. L'arrière de la cabine avec une porte entrouverte. L'habitacle de la salle de commandes, troué par ses rafales, les deux coursives latérales désertes. Son doigt appuyait déjà sur la détente. Plombant la cabine. Il se rua par-dessus le bastingage avec une bonne seconde de retard sur Travis. Bon sang, pensait-il en roulant sur le pont, pas mal l'enseignement de la Navy, en effet.
Travis enroulait à toute vitesse son filin à la bite d'amarrage lorsqu'on tira depuis l’avant du bateau. Des deux côtés. Hugo vida son chargeur en direction des flammes. Il entendit des voix et des plaintes en espagnol. Travis ouvrit le feu à son tour et ils se ruèrent vers la porte de la cabine d'un même élan, mus par une force invisible qui les synchronisait.
Travis retira le fusil à pompe de son épaule et Hugo l'imita, rangeant le Ruger avant d'empoigner le pistolet-mitrailleur.
O.K., pas mal, on est vivants, pensait Hugo en s'aplatissant contre le chambranle de la porte. Il vit Anita prendre difficilement position sur le pont, et il comprit que tout devait s'enchaîner à toute vitesse, maintenant. La protéger. Il se mit en position de tir, épaulant en direction de l'autre bout du navire. Il vit la proue se découper dans la luminescence verdâtre.
Nom d'un chien, au même instant une silhouette se découpait brutalement et faisait feu. Il entendit nettement les insectes mortels buzzer au-dessus de sa tête. Des lueurs vives rayèrent l'écran vert. Il arrosa avec rage et entendit un hurlement, suivi par le bruit d'une chute. Son percuteur cliqueta, à vide. Il reprit l'automatique et plaça la mitraillette contre son dos. À sa droite, Travis et Anita répondaient à un autre tireur, qui cessa le feu au bout d'un moment, lui aussi.
Le riot-gun de Travis était fumant.
La pluie avait presque cessé. Les éléments se calmaient imperceptiblement, comme une longue séquence de musique répétitive, aux changements impalpables, mais dont on prenait conscience par à-coups.
Il se demanda aussi combien ils étaient encore à les attendre dans l'obscurité? Où était cette putain d'Eva Kristensen… Et où était Alice, nom de dieu?
Ils retenaient leur respiration, plaqués de part et d'autre de la porte, les oreilles aux aguets.
Il y avait une sorte de vibration dans l'air.
Ils finirent par se regarder tous trois, stupéfaits. Ils entendaient des voix leur parvenir. De nulle part, de très loin, délitées par le vent, freinées par les parois du bateau. Oui, comprenaient-ils, on parlait à l'intérieur du navire, là, derrière cette porte.
Hugo regarda Travis et mit la main sur la poignée, qu'il tira vers lui, d'un centimètre, en silence. Il n'y avait pas de doute, on parlait dans les entrailles du bateau. Et il allait donc falloir descendre.
C'est à ce moment-là que le navire prit brusquement du gîte, vers l'avant et bâbord, et qu'ils faillirent rouler tous trois sur le pont. Ils se rattrapaient par miracle les uns aux autres, lorsqu'ils entendirent un hurlement à l'intérieur, là, toujours derrière cette porte..
«Aliiiice!» hurla-t-on avant qu'une violente explosion ne déchire les entrailles du navire.
– Donne-moi cette grenade, Alice, avait dit sa mère. Je ne te le demanderai pas deux fois.
Alice avait contemplé, fascinée et terrorisée, le canon du fusil qui se collait à son front, alors que deux yeux étincelants luisaient dans la pénombre, avec une intensité diabolique.
Alice tenait la grenade dans ses deux mains, tendues en avant. Elle n'avait pas eu le temps de la dégoupiller, sa mère était déjà sur elle.
Dans le salon il y avait dix centimètres d'eau et ses pieds étaient gelés. Étrangement cette information n’arrivait pas tout à fait à prendre corps en elle. Comme si son corps, justement, n'était qu'une vague structure vivante, mais lointaine.
– Maman, émit-elle doucement, pose ce fusil, je t'en prie.
– Donne-moi cette grenade. petite sotte, avait jeté sa mère, plus durement…
Là-haut, sur le pont, ça pétaradait comme dans une rue en fête et l'attention d'Alice fut momentanément attirée par la fusillade. Elle ne vit qu'un mouvement incroyablement vif. D'une main sa mère continuait de tenir le fusil, solidement bloqué sous l'aisselle. De l'autre elle venait de lui arracher la grenade, sans qu'elle ait eu le temps de réagir.
Le petit fruit de métal noir se retrouva enserré entre les griffes rouges de sa mère.
– Ma petite chérie, susurra sa mère en reposant son fusil sur la table et en brandissant l'objet devant elle… Je vois que tu as quelques dispositions néanmoins… Rien ne me fait plus plaisir…
Les traits de sa mère semblaient transfigurés, comme proches d'une extase mystique. Elle maintenait la grenade au-dessus de son visage, comme une offrande à un dieu particulièrement dangereux.
– Je n'arrive même pas à t'en vouloir, Alice, c'est étrange… C'est vrai que tout n'est pas de ta faute… Je ne me suis pas assez occupée de toi… J'ai laissé toute cette éducation humaniste et égalitariste pervertir ton esprit…
Alice ne voyait sa mère que comme une silhouette déformée par le rideau de larmes qui recouvrait ses yeux.
– Maman… Te t'en supplie, qu'est-ce que tu fais?
Sa mère lui jeta un regard fou.
– J'admire la clé de notre libération, ma petite chérie.
Elle dégoupilla la grenade, d'un geste terriblement sûr. Ses doigts blanchissaient sous la pression qu'ils exerçaient.
– Maman…
– J'ai commis une grossière erreur en ne prenant pas en charge ton éducation moi-même. Je t'aurais enseigné les véritables mystères de la vie. Je t'aurais fait découvrir l'extase de la fusion transpsychique… le rituel du sang, le Saint-Graal… Tu ne dois pas t'en faire, Alice, avait alors murmuré sa mère. Rien ne peut nous arriver… notre généalogie est spéciale, nous… je t'expliquerai plus tard, quand nous serons loin d'ici, je t'expliquerai pourquoi nous appartenons à une race supérieure, faite pour dominer l'humanité dans un futur proche.
– Maman…, émit-elle doucement, je t'en prie. Il faut te rendre… Ils… Ils ne te feront pas de mal… Ils…
– Qu'est-ce que tu racontes, petite sotte?
Le ton de sa voix s'était brutalement durci. Ses yeux étincelaient, d'une colère maladive, et paranoïaque. Elle brandit l'engin meurtrier au-dessus de sa tête.
Alice se rendit compte à cet instant que la fusillade s'était tue. Seuls les craquements du bateau et la vibration infernale de l'Océan emplissaient l'atmosphère.
Le navire gémissait sous l'assaut des vagues qui frappaient inlassablement sa coque.
– Qu'est-ce que tu crois? jeta sa mère, avec un rictus méprisant. Tu sais ce qu'ils feront? Ils me déclareront folle… Ils m'enverront dans un asile… Moi. Alors que je n'ai fait qu'expérimenter de nouvelles formes de domination absolue, afin de régénérer mon âme par des mécanismes primitifs complexes que je me suis efforcée d'actualiser, d'adapter à notre époque, un jour, tu verras, Alice, mon génie sera reconnu à sa juste valeur…
– Maman… je t'en supplie… qu'est-ce que tu vas faire maintenant?
Sa mère émit un bref éclat de rire
– Ce que je vais faire? Tout ça c'est à cause de cette stupide éducation basée sur la science et le matérialisme… La décadence, l'incompréhension et le refus des grandes lois naturelles… Seuls les plus forts survivent. La prédation est un jeu. Qui ouvre sur l'Immortalité… J'écrirai un livre un jour là-dessus… tu sais.
Et sa mère se mit à exécuter une danse bizarre avec la grenade.
– Ce qu'il faut comprendre, d'abord, c'est que tuer est un art… Et que seule une élite peut y parvenir, évidemment. Le monde est une réserve de chasse pour l'aristocratie du XXle siècle. Ceux qui seront chargés d'exterminer toute cette masse grouillante qui se dénomme pompeusement humanité…
– Maman, maman, réussit-elle à articuler derrière son rideau de larmes… Pourquoi Mlle Chatarjampa, pourquoi?
Sa voix s'était teintée d'une sorte de tension rageuse sur le dernier mot.
Sa mère eut un geste d'énervement.
– Ah! Qu'est-ce que cette petite pouffiasse du tiers-monde vient faire là-dedans?… c'est Wilheim évidemment, les hommes sont très faibles, tu t'en rendras compte très vite, il est facile de les mener par le bout du nez, ou d'un autre endroit, mais ils ne sont pas fiables… En plus elle l'a bien payé cette petite salope, j'ai bien vu comment elle te farcissait la tête de conceptions matérialistes. Comment oser faire abstraction du caractère sacré de l'homme et du cosmos? Nous avons besoin de religions je te l'assure, mon ange. De religions nouvelles, qui retrouvent la pureté sauvage des anciens rites. Tout en préparant l'avenir… j'ai des projets grandioses à ce sujet, Alice, des projets où tu tiens une grande part, je te le jure…
– Maman…
Quelque chose s'effondrait en Alice. C'était comme si sa mère disparaissait en tant que telle, définitivement. L'ultime noyau d'amour se volatilisa, comme une roche pulvérisée par la dynamite, dans un éblouissement de douleur mentale. Tu n'es plus ma mère, pensait-elle, la glotte bloquée, comme asphyxiée par un gaz intérieur… Tu es la Chose. Tu es devenue…
C'est à ce moment qu'une vague plus puissante s'engouffra violemment dans le navire. La porte s'ouvrit brutalement, déversant un tapis d'eau noirâtre et l'univers bascula.
Quelque chose se débloqua brutalement dans les profondeurs de son cerveau. Elle perçut toute la séquence dans une globalité que seuls les rêves possèdent.
Sa mère qui s'effondrait en arrière, lâchant la grenade qui accompagnait sa chute comme un satellite fatal. Elle, qui tombait en avant mais se retenait par miracle à la poignée de la porte. L'univers bascula encore plus alors qu'elle glissait dans l'eau huileuse. Sa mère s'abattait dans un plouf sonore en poussant une sorte de plainte étrange. Alice vit la grenade s'écraser dans l'eau entre les jambes gainées de soie.
Elle se propulsait avec une énergie désespérée dans la coursive.
Derrière elle un hurlement commença à s'étirer dans l'espace alors que par contrecoup le yacht se remettait d'aplomb. Elle s'affala dans l'eau au pied des marches alors que l'explosion soufflait le salon. Elle eut le temps de voir que le corps qui avait roulé au bas des marches avait glissé sur le côté de la coursive. Elle sentit un vent chaud chargé de débris et de fumée, ainsi que des brûlures un peu partout sur le corps, avant qu'elle ne s'évanouisse à moitié, la tête contre la première marche de l'escalier.
Elle se rendit à peine compte qu'on ouvrait brutalement la porte au-dessus d'elle. Un courant d'air froid et humide envahit néanmoins l'atmosphère et dans l'obscurité elle discerna la volée de marches qui menait droit à trois silhouettes, sous un ciel nocturne et tourmenté.
– Ainsi Eva K. échappe à la justice…
Anita regardait le yacht qui s'enfonçait dans la mer alors que Travis manœuvrait pour faire demi-tour.
La Manta était blessée mais pouvait encore naviguer, à vitesse réduite.
– La sirène rouge disparaît dans les flots. Moi, ça me semble logique, avait marmonné Hugo.
Dix minutes auparavant, au bas de l'escalier, Travis s'était précipité sur Alice, tandis qu'Anita et Hugo avaient pénétré avec précaution dans le salon dévasté. Ils entendirent Alice hacher quelques phrases péniblement: «Elle a lâché la grenade, papa, je n'ai rien pu faire…»
Hugo avait vu les restes ensanglantés d'un corps horriblement mutilé, les deux jambes arrachées, abdomen et thorax carbonisés et éventrés à un autre bout de la pièce, la tête à moitié détachée du cou, à demi recouverts d'une eau sale et encombrée d'objets flottants. Une masse de cheveux blonds brûlés camouflait une charpie qu'il ne voulut pas regarder de trop près.
Un trou énorme redressait le métal déchiqueté comme une fleur noircie, sur le sol, dans un bouillonnement d'eau de mer.
Anita s'était raidie devant le spectacle et Hugo l'avait regardée.
– Inutile de sortir vos mandats, Anita, avait-il laissé tomber. Puis dans un souffle:
– Inutile aussi qu'ils voient ça. Ce putain de bateau coule, tirons-nous au plus vite…
Il l'avait attrapée par son bras valide et forcée à quitter son état de fascination morbide pour le cadavre.
Maintenant, à moins de cent mètres d'eux, le Red Siren se couchait sur un côté, au ras des flots. Quand ils avaient quitté le navire en perdition, il avait vu un cadavre glisser contre le bastingage sur le pont avant, et un autre plus loin, qui poussa une plainte étouffée. Il se répéta qu'il n'avait rien entendu, en descendant l'échelle et en atterrissant pas trop mal sur le pont du voilier.
Dans deux ou trois petites minutes, le Red Siren se dresserait à la verticale et disparaîtrait lentement dans les flots.
Travis manœuvrait la barre, le visage fermé, tendu vers la lointaine ligne grise de la côte. Au-dessus d'eux les nuages se délitaient et les étoiles faisaient timidement leur apparition. Alice se blottissait contre son père, le visage livide, les cheveux trempés d'une eau noirâtre.
Anita et Hugo se tenaient à l'arrière de la Manta, observant le spectacle du yacht qui s'abîmait au çœur de l'Océan. Leurs corps se touchaient sans qu'ils s'en rendent vraiment compte, cherchant un peu de chaleur, dans le vent froid qui découpait leurs membres trempés.
Lorsqu'ils abordèrent sur la petite plage du hangar, l'image du navire s'occultant dans la nuit marine persistait durablement dans son esprit. Travis réussit à échouer le voilier sur le sable, sans trop de casse supplémentaire, près de la rampe. Anita put joindre ses collègues avec le poste de radio et les grésillements métalliques résonnèrent longuement sur la plage, Anita essayant de situer au mieux le lieu du naufrage.
Travis emmena sa fille à l'intérieur du hangar et Hugo vit l'Anglais recouvrir d'une bâche le corps de Pinto, au passage.
Hugo attendit la jeune flic au bord de l'écume.
– Vous leur avez dit que nous étions ici?
– Comment? s'exclama-t-elle, stupéfaite.
– Vos collègues, vous leur avez dit que nous étions revenus ici?
– Oui… oui, mais je leur ai dit aussi que tout allait bien… Que nous nous rendrions à Sagrès au petit matin… J'leur ai dit qu'Eva Kristensen avait sombré avec son bateau et j'ai pu joindre mon collègue d'Amsterdam. Brunner est en fuite, en Afrique visiblement. Eva Kristensen est morte mais maintenant nous devons défaire toute la pelote, ses complicités, les membres de son espèce de secte, partout…
– Écoutez… Il saisissait son bras, sans même s'en rendre compte, l'esprit en compote, partagé entre mille désirs et nécessités contradictoires, épuisé par la pression des événements. Je… Travis m'a dit que son 4x4 était planqué quelque part dans les collines… Moi je vais prendre la Fiat et récupérer ma voiture à Faro…
La main d'Anita s'enroulait autour de son bras. Ses yeux dardaient sur lui deux rayons d'un éclat phénoménal, dont il fallait absolument faire abstraction.
– Je… je vous l'ai dit tout à l'heure, c'est pas possible… je dois absolument m'éclipser, vous comprenez, il est hors de question que je témoigne et que j'apparaisse dans les procès-verbaux de l'enquête…
Anita ne le quittait pas du regard.
– Ça… Ça va être difficile… Il faudra expliquer le massacre d'Évora…
Elle s'approchait de lui en maintenant la pression de son bras valide.
– Vous… Vous pouvez dire que Berthold Zukor est mort dans l'attaque du yacht. Mon corps a disparu dans les flots… Demandez à Travis et à Alice de tenir cette version, je sais qu'ils le feront.
Ils n'étaient plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Malgré le vent, il pouvait sentir l'onde de chaleur qui se dégageait de la rencontre de leurs deux corps, si intensément vivants.
– Je n'ai pas du tout l'impression que votre corps a disparu dans les flots…
– Bon sang, vous êtes une drôle de fille, Anita.
– Écoutez, Hugo, ou Berthold Zukor, ou qui que vous soyez, sachez qu'on ne se soustrait pas si facilement au bras de la justice.
Un sourire sensuel et fascinant prenait possession de son visage.
Il essaya de s'échapper, mais Anita se tenait à lui solidement et sa volonté, il devait le reconnaître, était considérablement diminuée.
– Ne faites pas l'imbécile, martela-t-il. Je vous demande déjà de mentir et donc de vous parjurer, n'aggravez pas votre cas…
– C'est si important que ça?
– Quoi?
– Je n'sais pas justement, votre foutue mission ou j'sais pas trop quoi.
Il y avait une palette impressionnante d'émotions dans le regard de la jeune femme. Désir et colère, frustration et curiosité. Il en ressentit comme un tourbillon de sensations à son tour.
– Je… ça… ça n'a rien à voir avec ça…
Il mentait sans aucune conviction, anéanti par la beauté et le désir.
– Écoutez, soupira-t-elle en lâchant son bras…, je… je suis épuisée. Je veux juste dormir quelques heures et partir à l'aube… Vous pourrez réfléchir à tout ça demain matin, à tête reposée…
Sa main s'enroulait comme une langue de soie mouillée autour de sa paume et il comprit qu'il était inutile de résister. Ses lèvres étaient salées, d'un goût merveilleux, qui devint le centre de l'Univers.
Ils dormirent dans la Fiat, enlacés l'un à l'autre, épuisés, d'un sommeil lourd mais étonnamment bienheureux.
Lorsque l'aube se leva il s'éveilla pour voir une ambulance remonter la piste, à l'autre bout de la plage, emmenant le cadavre de Pinto et les corps des tueurs. Anita se tenait sur la rampe, le visage tourné vers l'Océan.
Lorsqu'il remonta vers la côte basque, quelques heures plus tard, Hugo Cornelius Toorop, alias Jonas Osterlinck, ne pouvait effacer l'image qui emplissait son esprit, comme un écran de cinémascope. Le visage d'Anita lorsqu'ils s'étaient séparés à Faro, sur le parking de l'aéroport. Une autre image interférait souvent avec ce prodigieux gros plan, l'image d'Alice et de Travis, à quelques kilomètres de la Casa Azul, là où leurs routes s'étaient séparées.
Il avait essayé de ne pas trop prolonger les adieux.
Lorsqu'il s'était agenouillé devant Alice, il avait agrafé l'emblème des Liberty Bell à la boutonnière de son blouson.
– Un petit souvenir… Ton père t'expliquera plus en détail, mais tu devras dire que je suis mort sur le bateau, abattu par ta mère. Il l'avait embrassée et Alice l'avait tenu par le cou, enfouissant sa tête contre son épaule.
Il avait fermement serré la main de Travis, alors qu'Anita l'attendait avec tact à la voiture.
– Que comptez-vous faire après?
Il voulait dire après les interrogatoires et la longue marche de la justice.
– Je ne sais pas encore, lui répondit Travis. Peut-être Barcelone, ou alors l'Irlande, voire retourner aux Pays-Bas… Il faudra que j'en parle avec Alice…
– Dommage, susurra Hugo, malgré lui.
– Qu'est-ce que voulez dire?
Hugo tenta de ne pas paraître trop sibyllin, sans rien dévoiler de vraiment important.
– Eh bien, je connais des gens qui seraient foutrement intéressés par votre expérience, Travis.
– Vous pensez à quoi exactement?
– À votre expérience dans le domaine du pilotage et de la navigation, à votre connaissance des techniques navales les plus modernes… A votre sens de la clandestinité.
– J'ai la responsabilité d'Alice, maintenant… Je vais me consacrer à la peinture et à la plaisance.
– Oui, murmura Hugo. C’est pour ça que je ne voulais pas vraiment vous en parler.
Puis le Land Cruiser de l'Anglais avait continué vers Sagrès, vers la Casa Azul où il devrait demander l'inspecteur Peter Spaak, de la police d'Amsterdam.
Anita et lui avaient repris la route dans la Fiat, sans dire un seul mot.
A Faro ils s'étaient longuement regardés devant le capot de la BMW, avant de s'enlacer. Il avait vainement tenté de garder ses distances.
Elle avait senti le truc et avait plongé ses yeux au plus profond de lui.
– Je… je me fiche de vos putains d'occupations occultes, Hugo… je trouve simplement stupide que nous nous quittions comme ça, comme si rien n'était arrivé… Laissez-moi quelque chose, une adresse, un numéro de téléphone.
Elle se pendait à son cou et Hugo fit un effort surhumain pour la repousser.
Ses pieds lui semblaient solidifiés dans le béton.
– Je… c'est impossible… je dois quitter le Portugal au plus vite, Anita, je n'y suis pour rien… Je repasserai sans doute à Amsterdam. Vous savez…
Il tenta de faire passer du regard à quel point c'était vrai. Mais il vit un voile de tristesse troubler celui de la jeune femme. Bon sang, hurlait une voix dans sa tête, mais qu'est-ce que tu fous, nom de dieu, embrasse-la et emmène-la à trois mille kilomètres d'ici. Mais une autre voix tout aussi belliqueuse lui criait, en écho:
«Putain dégage, déguerpis d'ici avant qu'il ne soit trop tard, sois un peu réaliste.»
Il ne sut d'où lui vint l'instinct qui le fit agir. Il l'embrassa longuement et maintint son visage à moins d'un centimètre du sien. Un regard brouillé le fixait.
Puis il s'était engouffré dans l'habitacle et avait démarré dans la seconde.
Il ne put détacher ses yeux du rétroviseur alors qu'elle disparaissait lentement, toute seule sur le parking.
Alors qu'il franchissait la frontière, l'image était toujours là.
Il savait qu'il mettrait des siècles pour l'oublier.