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— Des tas de détails. (L’histoire tout entière avait pris plus d’une heure.) Le point important c’est celui-ci : elle connaît fort bien l’Histoire… mais elle ne parle jamais des Scipions.

— Des quoi ?

— Publius Cornelius Scipion commandait l’armée romaine à Ticinus et y fut vaincu. Mais, par la suite, il eut l’esprit de se tourner vers l’ouest et de saper les bases carthaginoises d’Espagne. Hannibal finit par se trouver complètement isolé en Italie et les renforts ibériques envoyés à son secours furent anéantis. Le fils de Scipion, qui portait le même nom, avait également un haut commandement et ce fut lui qui vainquit finalement Hannibal à Zama. C’est Scipion l’Africain, l’aîné.

« Le père et le fils étaient de loin les meilleurs chefs romains… mais Deirdre n’en a jamais entendu parler.

— Donc… (Van Sarawak regarda à l’est de l’autre côté de la mer, où Gaulois, Cimbres et Parthes s’ébattaient parmi les ruines du monde classique.) Que leur est-il donc arrivé dans cette trame temporelle ?

— Ma propre mémoire totale me dit que les deux Scipions étaient à Ticinus et faillirent y être tués ; le fils sauva la vie du père pendant la retraite qui, à mon avis, devait être une vraie débandade. Je vous parie à dix contre un que dans cette Histoire-ci les Scipion y sont morts.

— Quelqu’un a dû les assassiner. Un voyageur temporel… il ne peut y avoir d’autre explication, dit Van Sarawak d’une voix plus animée.

— En tout cas, cela semble probable. Nous verrons. Nous verrons.

Everard détourna les yeux du visage de Deirdre endormie.

Dans le chalet de chasse du Pléistocène – temps : une demi-heure après l’avoir quitté – les Patrouilleurs remirent la jeune fille aux bons soins d’une femme aimable qui parlait le grec, puis ils convoquèrent tous leurs collègues. Alors, les capsules-messages se mirent en branle dans l’espace-temps.

Tous les Bureaux antérieurs à 218 avant J.C. – le plus proche était celui d’Alexandrie, 250-230 – étaient « encore » là, soit environ deux cents agents au total. Le contact par écrit avec le futur s’avéra impossible et quelques brèves incursions dans l’avenir apportèrent les preuves voulues. Une conférence angoissée se tint à l’Académie de la période oligocène. Les Agents Non-Attachés avaient le pas sur ceux qui avaient des missions définies, mais ils étaient égaux entre eux ; sur les bases de son expérience personnelle, Everard se trouva élu président du Bureau des officiers supérieurs.

C’était un travail décevant. Ces hommes et ces femmes avaient franchi des âges et manié les armes des dieux ; mais c’étaient néanmoins des humains, avec tous les défauts inhérents à leur nature.

Chacun s’accordait à penser qu’il fallait réparer le dommage. Mais on éprouvait des craintes pour ceux des agents qui étaient partis en avant dans le temps sans avoir été prévenus ; s’ils n’étaient pas de retour quand on referait l’Histoire, on ne les reverrait jamais. Everard envoya des groupes à leur secours, mais il doutait de leur réussite. Il les avertit sévèrement d’avoir à revenir avant une journée ou de subir les conséquences.

Un homme de la Renaissance Scientifique souligna un autre aspect. D’accord, les survivants avaient le devoir de remettre en place la voie normale du temps. Mais ils avaient aussi un devoir envers la connaissance. Il y avait là une chance unique d’étudier toute une phase nouvelle de l’humanité ; on devrait se livrer à plusieurs années de travaux anthropologiques avant de… Everard eut du mal à le faire taire. Il ne restait pas assez de Patrouilleurs pour courir un tel risque.

Les groupes d’étude devaient fixer le moment exact et les circonstances du changement. Les discussions sur les méthodes à appliquer furent interminables. Everard scrutait furieusement la nuit préhumaine par la fenêtre et se demandait si, en définitive, les tigres à dents de sabre ne faisaient pas du meilleur travail que leurs successeurs simiesques.

Quand il eut enfin dépêché ses émissaires, il ouvrit une bouteille et s’enivra en compagnie de Van Sarawak.

Réuni de nouveau le lendemain, le comité directeur entendit les rapports de ses envoyés, qui avaient parcouru un total impressionnant d’années dans le futur. On avait sauvé une douzaine de Patrouilleurs dans des situations plus ou moins embarrassantes ; une vingtaine avaient tout bonnement disparu et il n’en serait plus question.

Le rapport du groupe d’espionnage était plus intéressant. Il semblait que deux mercenaires helvètes eussent joint Hannibal dans les Alpes et gagné sa confiance. Après la guerre, ils avaient occupé de hautes situations à Carthage ; sous les noms de Phrontes et Himilco, ils avaient pratiquement dirigé le gouvernement, organisé l’assassinat d’Hannibal et établi de nouveaux records de vie pompeuse. Un des Patrouilleurs avait vu leurs demeures et les hommes eux-mêmes :

— Une quantité d’améliorations auxquelles on n’avait pas pensé dans l’antiquité classique. Les hommes m’ont paru être des Neldoriens du 205e millénaire.

Everard fit un signe d’assentiment. C’était une époque de banditisme qui avait « déjà » donné du fil à retordre à la Patrouille…

— Je pense que l’affaire est claire, dit-il. Peu importe qu’ils aient été avec Hannibal avant Ticinus ou non. Nous aurions un mal de tous les diables à les arrêter dans les Alpes sans nous trahir et sans transformer nous-mêmes à notre tour l’avenir. Ce qui compte, c’est qu’ils paraissent avoir supprimé les Scipions et c’est à ce point qu’il nous faut intervenir.

Un Britannique du XIXe siècle, capable, mais très « colonel de l’armée des Indes », déroula une carte et fit un exposé de ses observations aériennes de la bataille du Ticinus. Il s’était servi d’un télescope à l’infrarouge pour examiner les opérations à travers les nuages.

— Et ici se trouvaient les Romains…

— Je sais, dit Everard. Une mince ligne rouge. C’est le moment où ils ont pris la fuite qui est crucial, mais la confusion même de cet instant nous donne notre chance. D’accord, il va falloir encercler le terrain sans nous faire voir ; mais je ne crois pas que nous puissions réellement envoyer plus de deux agents sur les lieux mêmes. Le Bureau d’Alexandrie peut nous fournir les costumes, à Van Sarawak et à moi.

— Mais, je pensais que ce privilège me serait réservé, dit l’Anglais.

— Non, je regrette, fit Everard avec un demi-sourire. Ce n’est d’ailleurs pas un privilège. Il s’agit de risquer sa peau, tout cela pour effacer tout un monde peuplé de vos propres semblables…

— Mais, bon sang…

— Il faut que j’y aille, dit Everard en se levant. Je ne sais pas pourquoi, mais il faut que j’y aille.

Van Sarawak fit un signe de tête.

Ils laissèrent leur saute-temps dans un bouquet d’arbres et se mirent en marche à travers champs. Autour de l’horizon et dans le ciel, une centaine de Patrouilleurs en armes attendaient, mais ce n’était qu’une faible consolation, au milieu des javelots et des flèches. Des nuages menaçants fuyaient devant un vent aigre et sifflant, il y avait des averses ; l’Italie ensoleillée était à la fin de son automne.

La cuirasse pesait aux épaules d’Everard qui trottait dans la boue. Il avait un casque, des jambières, un bouclier romain au bras gauche et un glaive à la ceinture ; mais il tenait de la main droite un paralyseur. Van Sarawak le suivait, semblablement équipé, les yeux en éveil sous son panache d’officier qui dansait dans la bise.

Les trompettes mugissaient, et les tambours battaient. Leur bruit se perdait presque dans les hurlements et les piétinements des hommes, les hennissements des chevaux et le sifflement des flèches. La légion de Carthage avançait, cognait du glaive contre les lignes romaines qui fléchissaient. Çà et là, la bataille se divisait déjà en petits nœuds de combattants qui portaient au hasard des coups sans conviction.

Le combat avait dépassé cette zone et se poursuivait au-delà. La mort était tout autour d’eux. Everard se pressa à la suite des forces romaines, vers les aigles étincelantes au lointain. Par-dessus les casques et les cadavres, il distingua une bannière qui flottait triomphalement, rouge vif et pourpre sur le fond tourmenté du ciel. Masse grise et monstrueuse, trompe levée et barrissant, un escadron d’éléphants chargeait.

Il avait déjà vu la guerre. C’était toujours la même chose – non pas un dessin propre de lignes sur une carte ni un courage bruyant, mais des hommes haletants, suants et saignants, et ahuris.

Un mince jeune homme au visage sombre s’agitait non loin, s’efforçant d’arracher la javeline qui lui avait transpercé l’estomac. C’était un cavalier carthaginois, mais le paysan romain assis près de lui, à regarder sans y croire le moignon de son bras, ne lui accordait aucune attention.

Un vol de corbeaux planait au-dessus d’eux, dans le vent, en attente.

— Par ici, murmura Everard. Et vite ! La ligne va céder d’un moment à l’autre.

Sa respiration lui irritait la gorge tandis qu’il se traînait vers les étendards de la République. Il songea soudain qu’il avait toujours souhaité qu’Hannibal eût été vainqueur… Il y avait quelque chose de répugnant dans l’avidité froide et sans imagination de Rome. Et voilà qu’il était en train d’essayer de sauver la Ville. Après tout, la vie était le plus souvent une drôle d’affaire.

C’était une consolation de savoir que Scipion l’Africain devait être l’un des rares honnêtes hommes à survivre à la guerre.

Les clameurs et les bruits s’amplifièrent et les Romains reculèrent. Everard vit quelque chose qui ressemblait à une vague se brisant contre un roc. Mais c’était le roc qui avançait, en hurlant, en tailladant et en pointant.

Il se mit à courir. Un légionnaire le dépassa, criant de panique. Un vétéran romain aux cheveux gris cracha à terre, se campa sur ses jambes et resta sur place jusqu’à ce qu’il eût été taillé en pièces. Les éléphants d’Hannibal barrirent et levèrent leurs défenses courbes. Les rangs carthaginois restaient serrés, avançant sous l’impulsion inhumaine des tambours. La cavalerie se livrait à des escarmouches sur les flancs, dans un flamboiement de lances.

En avant, maintenant ! Everard vit des hommes à cheval, des officiers romains. Ils brandissaient leurs aigles en hurlant, mais personne ne les entendait dans le tumulte.

Un petit groupe de légionnaires passa et s’arrêta. Leur chef héla les Patrouilleurs :

— Arrivez ici ! Nous allons leur faire voir, par le ventre de Vénus !

Everard hocha la tête et voulut passer outre. Le Romain gronda et bondit vers lui :

— Arrive, capon…

Un rayon de paralyseur lui coupa la parole et il s’abattit dans la boue. Ses hommes frissonnèrent, quelqu’un cria et le groupe prit la fuite.

Les Carthaginois étaient tout près, bouclier contre bouclier, épées rougies de sang. Everard distinguait une cicatrice livide sur la joue d’un homme, le grand nez busqué d’un autre. Un javelot lancé rebondit sur son casque ; il baissa la tête et se mit à courir.

Il y avait un nœud de combattants devant lui. Il voulut le contourner et trébucha sur un cadavre tailladé. Un Romain trébucha sur lui, à son tour. Van Sarawak poussa un juron et l’entraîna. Une épée traça un sillon dans le bras du Vénusien.

Plus loin, les hommes de Scipion étaient encerclés et se battaient sans espoir. Everard s’arrêta, inspirant l’air dans ses poumons desséchés, et tenta d’y voir à travers le mince rideau de pluie. Des armures mouillées brillaient, des cavaliers romains galopaient, de la boue jusqu’aux naseaux de leurs chevaux. Ce devait être le fils, le futur Scipion l’Africain, qui accourait au secours de son père. Le bruit des sabots sur le sol évoquait le tonnerre.