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— Que s’est-il passé ? demanda Van Sarawak en tremblant de tout son corps mince.
— Je n’en sais rien, dit lentement Everard. Je ne sais pas. La machine est censée ne jamais faire d’erreurs, mais nous sommes peut-être plus bêtes qu’il n’est permis.
— Un patelin comme celui-ci, ça n’existe pas, fit Van Sarawak d’un ton désespéré. Serait-ce un rêve ? (Il réussit à esquisser un pâle sourire. Il avait la lèvre fendue et enflée et un œil au beurre noir.)
Everard saisit les barreaux et la chaîne unissant ses poignets tinta.
— Est-ce que malgré tout les commandes n’auraient pas été dérangées ? Existe-t-il une ville quelconque, n’importe quand, sur la Terre – au moins je suis sûr qu’il s’agit bien de la Terre – une ville si peu connue soit-elle qui ait jamais ressemblé à ceci ?
— Pas à ma connaissance.
Everard se cramponna à son bon sens et fit appel à tout le bagage mental que lui avait inculqué la Patrouille. Cela signifiait la mémoire totale de l’Histoire, même de celle des époques qu’il n’avait jamais visitées.
— Non, finit-il par déclarer, des Blancs brachycéphales portant le kilt, mélangés à des Indiens et utilisant des automobiles à vapeur, cela ne s’est jamais vu.
— Le XXXVIIIe siècle, fit Van Sarawak, d’une voix étouffée. Les colonies reproduisant des sociétés des temps passés…
— Aucune ne ressemble à celle-ci.
La vérité naissait en lui comme un cancer. Il lui fallait toute sa volonté pour se retenir de hurler.
— Il faudra voir, dit-il d’une voix atone.
Un policier – Everard pensait qu’ils étaient entre les mains de la police – leur apporta leur repas et tenta de leur parler. Van Sarawak déclara que sa langue rappelait les dialectes celtes, mais ne put saisir que quelques mots. Le repas n’était pas mauvais.
Dans la soirée, on les emmena aux lavabos où ils purent faire leur toilette sous les canons des armes officielles. Everard les examina ; des revolvers à huit coups et des fusils à canon long. Les installations et l’allure générale suggéraient une technique assez analogue à celle du XIXe siècle. Il y avait des becs de gaz et Everard remarqua que les appliques affectaient un dessin de feuilles et de serpents entrelacés de façon compliquée.
A leur retour, il vit quelques écriteaux sur les murs. L’écriture était visiblement sémitique, mais Van Sarawak, malgré une connaissance relative de l’hébreu acquise pendant ses démêlés avec les colonies juives, ne put la déchiffrer.
Une fois renfermés, ils virent qu’on conduisait les autres prisonniers faire également leur toilette – une foule étonnamment gaie de clochards, de durs et d’ivrognes.
— On dirait qu’on nous a accordé un traitement de faveur, observa Van Sarawak.
— Guère surprenant. Comment agiriez-vous vous-même vis-à-vis d’étrangers apparus mystérieusement de nulle part et brandissant des armes inconnues ?
Van Sarawak tourna vers lui un visage assombri et insolite.
— Avez-vous la même idée que moi ?
— Probablement.
La bouche du Vénusien se tordit et sa voix se chargea d’horreur :
— Une autre trame temporelle. Quelqu’un a donc réussi à changer le cours de l’Histoire !…
Everard hocha la tête. Il n’y avait rien d’autre à dire.
Ils passèrent une nuit pénible. Cela leur aurait fait du bien de dormir, mais les autres cellules étaient trop bruyantes. La discipline paraissait assez lâche. En outre, il y avait des punaises.
Après un petit déjeuner sinistre, on leur permit de nouveau de faire leur toilette et de se raser. Puis une escorte de dix hommes les entraîna dans un bureau et se planta solidement contre les murs.
Ils s’assirent devant une table et attendirent l’arrivée des autorités. Celles-ci parurent : un homme aux cheveux blancs et au teint coloré, vêtu d’une tunique verte et d’une cuirasse – sans doute le chef de la police ; et un métis maigre, au visage dur, aux cheveux gris, à la moustache noire, portant une tunique bleue, un béret et les insignes de son rang : une tête de taureau dorée. Il aurait eu une certaine dignité d’oiseau de proie sans ses jambes maigres et poilues visibles sous son kilt. Il était suivi d’hommes plus jeunes, en uniforme et en armes, qui prirent place derrière lui quand il se fut assis.
Everard se pencha et murmura :
— Je parie que ce sont les chefs militaires. Nous semblons avoir de l’importance pour eux.
Van Sarawak fit un signe de tête, l’air malheureux.
Le chef de la police toussota d’un air important et dit quelques mots au… général ? Ce dernier se détourna avec impatience et s’adressa aux prisonniers. Il aboyait ses paroles avec une netteté qui aidait Everard à en saisir les phonèmes, mais sur un ton assez peu rassurant.
Il faudrait bien finir par entrer en communication. Everard se désigna et dit : « Manse Everard. » Van Sarawak se présenta de même.
Le général sursauta et entra en consultation avec le chef. Puis il fit sèchement :
— Yrn Cirherland ?
— Pas comprendre, fit Everard.
— Gothland ? Svea ? Nairoin Teutonach ?
— Ces noms-là, s’il s’agit bien de noms, ont une consonance un peu germanique, n’est-ce pas ? murmura Van Sarawak.
— Les nôtres aussi, en y réfléchissant, dit Everard d’une voix tendue. Peut-être qu’ils nous prennent pour des Allemands ? (Il s’adressa au général :) Sprechen Sie Deutsch ? (Il n’obtint pas de réponse.) Do you speak English ? Talar ni svenska ? Spreekt u nederlands ? Dönsk tunga ? Enfin, Bon Dieu ! Habla usted español ?
Le chef de la police toussa de nouveau et se désigna :
— Cadwallader Mac Braca, dit-il.
Quant au général, il s’appelait Cynyth ap Ceorn.
— C’est bien celtique, fit Everard. (La sueur lui coulait sous les aisselles.) Mais, rien que pour nous en assurer… (Il désigna plusieurs autres hommes d’un air interrogateur et entendit des noms tels que : Hamilcar ap Angus, Asshur yr Cathlann, Finn O’Carthia.) Non… il y a clairement aussi un élément sémite. Cela concorde avec leur alphabet…
Van Sarawak avait la gorge sèche.
— Essayez les langues classiques, suggéra-t-il brusquement. Peut-être pourrons-nous apprendre à partir d’où ce temps s’est détraqué.
— Loquerisne latine ? Pas de réponse. Έλληνίξειζ ?
Le général ap Ceorn tressauta, souffla dans sa moustache et ferma à demi les paupières :
— Hellenach ? Yrn Parthia ? aboya-t-il.
Everard hocha la tête.
— En tout cas, ils savent que le grec existe, dit-il.