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Everard les suivit. Une sorte de vedette à vapeur, longue et rapide, bondissait sur les vagues, à un kilomètre de la côte. Des mouettes volaient en un tourbillon d’ailes blanches et de cris aigus. Il songea que s’il avait été le responsable, il y aurait eu un navire de guerre posté là devant.
Etait-il même obligé de prendre une décision ? Il y avait d’autres Patrouilleurs dans l’antiquité préromaine qui voudraient rentrer eux aussi dans leur propre époque et…
Il se raidit. Un frisson le parcourut.
Ils reviendraient, s’apercevraient de ce qui était arrivé et s’efforceraient de corriger les événements. Si l’un d’entre eux réussissait, ce monde-ci disparaîtrait de l’espace-temps, et lui-même par ricochet.
Deirdre s’immobilisa. Everard, transi dans sa sueur, remarqua à peine ce qu’elle fixait des yeux, avant de l’entendre pousser un cri et de la voir lever la main. Alors il la rejoignit et scruta les eaux.
La vedette approchait, crachant étincelles et fumée par sa haute cheminée, et le serpent doré de sa proue scintillait. Il distinguait les petites silhouettes des hommes à bord, et quelque chose de blanc, avec des ailes. L’objet s’éleva dans l’air au-dessus de la poupe, et prit de l’altitude, entraîné par un câble. Un planeur ! L’aéronautique celtique avait au moins atteint ce point…
— C’est joli, dit Van Sarawak. Sans doute ont-ils des ballons.
Le planeur lâcha sa remorque et descendit vers la côte. Un des gardes sur la plage cria. Les autres accoururent de la maison, le soleil accrochant des éclairs aux canons de leurs armes. La vedette fonça vers la côte et le planeur atterrit, creusant un sillon dans le sable.
Un officier hurla en faisant signe aux travailleurs de reculer. Everard aperçut le visage de Deirdre, pâle et ahuri. Puis une tourelle pivota sur le planeur – un coin de son cerveau lui dit qu’elle devait être actionnée à la main — et un canon tonna.
Everard s’aplatit sur le sable.
Van Sarawak fit de même, entraînant la jeune fille dans sa chute. La mitraille se fit un chemin sanglant parmi les soldats afalloniens.
Puis il y eut une fusillade rageuse. Des hommes descendaient du planeur, des hommes au visage foncé, portant des rubans et des sarongs. L’Hinduraj ! songea Everard. Ils échangèrent des coups de feu avec les gardes survivants qui s’étaient rassemblés autour de leur capitaine.
Ce dernier poussa un cri et partit à la charge. Everard leva la tête et le vit presque parvenu à la hauteur du planeur et de son équipage. Van Sarawak bondit pour se précipiter dans la bagarre. Everard le prit par la cheville et le tira au sol.
— Lâchez-moi !
Le Vénusien se débattait. Il sanglotait presque. Le bruit de la bataille emplissait le ciel.
— Non, espèce d’idiot ! C’est à nous qu’ils en ont. Et cet idiot de capitaine a fait la plus grosse imbécillité possible…
Everard donna une gifle à son ami et releva les yeux.
La vedette, à faible tirant d’eau et propulsée par hélice, était montée sur la plage et vomissait des hommes en armes. Les Afalloniens se rendirent compte un peu trop tard qu’ils avaient déchargé leurs armes et se trouvaient pris à revers.
— Venez ! (Everard fit lever Deirdre et Van Sarawak.) Il faut partir d’ici… aller chez les voisins…
Un détachement de l’équipage le vit et fit demi-tour. Une balle s’aplatit avec un bruit mat dans le sable. Autour de la maison, des esclaves hurlaient. Les deux limiers se précipitèrent et furent fauchés par les balles.
Everard pivota pour s’enfuir. Accroupi et en zigzag, c’était le moyen… franchir le mur et sauter sur la route ! Il y serait peut-être parvenu, mais Deirdre trébucha et tomba. Van Sarawak s’arrêta et se planta devant elle en grondant. Everard freina brutalement, mais il était trop tard. Ils étaient sous la menace des armes.
Le chef des hommes sombres aboya quelque chose à l’adresse de la jeune fille. Elle s’assit et lui répondit d’un ton de défi. Il eut un rire bref, et montra du pouce la vedette.
— Que nous veulent-ils ? demanda en grec Everard.
— C’est à vous qu’ils en ont. (Elle le regarda, horrifiée.) A vous deux… L’officier dit quelque chose. Et à moi, pour traduire… Non !
Elle se débattait entre les bras qui la maintenaient et griffa un homme au visage. Le poing d’Everard décrivit un arc court qui s’acheva par un bruit d’écrasement bien satisfaisant sur un nez. Cela ne pouvait pas durer ; une crosse de fusil s’abattit sur sa tête. Il n’eut que vaguement conscience qu’on l’emportait à bord de la vedette.
L’équipage abandonna le planeur, repoussa le bateau en eau profonde, puis démarra à pleine vitesse. Ils laissèrent sur place les cadavres des gardes, mais ils emmenèrent leurs propres morts.
Everard, assis sur un banc du pont mouvant, regardait s’amincir la ligne côtière. Ses idées se clarifiaient. Deirdre pleurait sur l’épaule de Van Sarawak qui s’efforçait de la consoler. Un vent bruyant et glacé soufflait en travers des vagues, les souffletant d’embruns.
Everard recouvra ses mouvements lorsque deux blancs sortirent de la cabine. Ce n’étaient pas des Asiatiques, mais des Européens. Quant au reste de l’équipage aux traits caucasiens… Du maquillage !
Il contempla prudemment ses nouveaux geôliers. L’un était un homme d’âge moyen, de taille moyenne, replet, vêtu d’une blouse de soie rouge, de vastes pantalons blancs et d’une toque d’astrakan ; il était entièrement rasé et ses cheveux étaient rassemblés en une tresse. L’autre, un peu plus jeune, était un géant blond mal dégrossi ; il portait une tunique à crochets de cuivre, des culottes à guêtres, un manteau de cuir et un casque à cornes. Ils avaient l’un et l’autre des revolvers à la ceinture et on les traitait avec déférence.
Everard examina les alentours. Ils étaient déjà hors de vue de la terre et prenaient une route au nord. La machine faisait vibrer la coque et l’écume embarquait quand la proue plongeait dans une vague.
L’homme le plus âgé parla tout d’abord en afallonien. Everard haussa les épaules. Ensuite le Nordique barbu essaya en premier lieu un dialecte totalement inconnu, puis il dit :
— Taelan thu Cimbric ?
Everard, qui connaissait l’allemand, le suédois et l’anglo-saxon, courut sa chance, et Van Sarawak tendit son oreille de Hollandais. Deirdre se tassa, les yeux grands ouverts, trop ahurie pour bouger.
— Ja, fit Everard, ein wenig. (Comme le blond semblait hésiter, il se reprit :) A little.
— Ah ! aen litt. Gode ! (Le gros homme frotta ses mains poilues.) Ik hait Boierik Wulfilasson ok main gefreond heer erran Boleslav Arkonsky.
Everard n’avait jamais entendu parler cette langue. Ce ne pouvait être du Cimbre primitif, après tant de siècles… mais le Patrouilleur parvenait à comprendre à peu près. La difficulté serait de parler… Il ignorait comment la langue avait évolué.
— What the hell erran thu maching, anyway, làcha-t-il. Ik bin aen man auf Sirius… the stern Sirius, mit planeten ok all. Set uns gebach or willen be der Teufel to pay !
Boierik Wulfilasson eut l’air peiné et suggéra de poursuivre la discussion à l’intérieur, avec la jeune femme pour interprète. Il les conduisit jusqu’à la cabine, petite mais bien meublée. La porte resta ouverte, avec un garde en armes aux aguets et d’autres à proximité.
Boleslav Arkonsky dit quelque chose à Deirdre en afallonien. Elle fit un signe de tête et il lui donna un verre de vin. Cela parut la réconforter, mais elle s’adressa à Everard d’une voix blanche :
— Nous sommes pris, Manslach. Leurs espions ont découvert votre retraite. Un autre groupe doit prendre votre machine – ils savent également où elle se trouve.
— Je m’en doutais. Mais qui sont-ils, au nom de Baal ?
Boierik éclata de rire en entendant la question et exposa longuement la haute opinion qu’il avait de lui-même. Son idée était de faire croire aux Suffètes d’Afallon que l’Hinduraj était responsable. En fait, l’alliance secrète du Littorn et du Cimberland avait organisé un service d’espionnage très efficace. Ils se dirigeaient pour le moment vers la résidence d’été de l’Ambassade du Littorn, à Ynys Llangollen (Nantucket), où l’on forcerait les sorciers à expliquer leurs enchantements, pour faire une surprise aux grandes puissances.
— Et si nous ne voulons pas… ?
Deirdre traduisit mot pour mot la réponse d’Arkonsky.
— J’en regretterai les conséquences pour vous. Nous sommes des civilisés et nous vous paierons largement, en or, votre collaboration volontaire ; mais l’existence de nos pays est en jeu.
Everard les regarda. Boierik paraissait mal à l’aise et malheureux, sa joie exubérante s’était évaporée. Boleslav Arkonsky tambourinait sur la table, les lèvres serrées, mais non sans une certaine prière dans le regard. Ne nous forcez pas à agir ainsi. Nous devons continuer à vivre dans notre peau.
Ils étaient sans doute pères et époux, ils devaient aimer boire un pot de bière en jouant aux dés, tout comme un autre homme ; peut-être Boierik élevait-il des chevaux en Italie et Arkonsky cultivait-il des roses sur les côtes de la Baltique. Mais rien de tout cela ne profiterait à leurs captifs, lorsque la Nation toute-puissante serait en conflit avec les voisins.
Everard prit le temps d’admirer la machination et se demanda ce qu’il allait faire. La vedette était rapide, mais il lui faudrait une vingtaine d’heures pour atteindre Nantucket, s’il se souvenait bien des distances. Il avait au moins ce temps devant lui.
— Nous sommes fatigués, dit-il en anglais. Pourrions-nous nous reposer un moment ?