124392.fb2
Le soleil se coucha dans un enfer rouge. Deirdre et Van Sarawak, accoudés au bastingage, contemplaient la vaste étendue des eaux. Trois hommes d’équipage, débarrassés de leur maquillage et de leurs vêtements asiatiques, se tenaient en alerte sur la poupe ; un homme gouvernait à la boussole ; Boierik et Everard arpentaient le pont en devisant. Ils portaient tous de lourdes capes pour se protéger contre la brise rude et cinglante.
Everard commençait à se débrouiller en cimbrien ; il faisait encore des erreurs, mais arrivait à se faire comprendre. Toutefois, il laissait Boierik faire les frais majeurs de la conversation.
— Ainsi vous venez des étoiles ? Je ne comprends pas ces choses-là. Je suis un homme simple. Si j’étais libre, j’administrerais paisiblement ma propriété en Cimberland et je laisserais le monde devenir fou à sa guise. Mais nous, les Gens, nous avons nos obligations.
Les Teutons semblaient avoir totalement remplacé les Latins en Italie comme les Saxons avaient pris la place des Bretons dans le monde d’Everard.
— Je comprends vos sentiments, dit le Patrouilleur. C’est étrange que tant d’hommes se battent alors que si peu le désirent.
— Mais c’est nécessaire. Vous ne comprenez pas. Carthagalann nous a volé l’Egypte, notre bien légitime.
— Italia Irredenta, murmura Everard.
— Comment ?
— Peu importe. Donc, vous les Cimbres, vous êtes les alliés du Littorn et vous espérez vous emparer de l’Europe et de l’Afrique pendant que les grandes puissances se battent dans l’Est.
— Pas du tout ! répliqua Boierik, indigné. Nous affirmons uniquement nos revendications territoriales, légitimes et historiques. Le roi lui-même a dit…
(Et ainsi de suite.)
Everard se campa pour résister au roulis.
— J’ai l’impression que vous nous traitez assez mal, nous autres, sorciers, déclara-t-il. Faites attention que nous ne nous mettions réellement en colère contre vous.
— Nous sommes tous protégés contre les malédictions et les sorts.
— Dans ce cas…
— Je voudrais que vous nous aidiez de votre propre gré, dit Boierik. Je serai heureux de vous démontrer que notre cause est juste, si vous avez quelques heures à m’accorder.
Everard hocha la tête et s’arrêta près de Deirdre. Son visage était indistinct dans le crépuscule, mais il perçut un défi dans sa voix :
— J’espère que vous lui dites ce qu’il peut faire de ses plans, Manslach.
— Non, fit lourdement Everard, nous allons les aider.
Elle était comme paralysée.
— Que dites-vous, Manse ? s’enquit Van Sarawak.
Everard le lui répéta.
— Non ! fit le Vénusien.
— Si.
— Bon Dieu, non ! Je vais…
Everard lui prit le bras et lui dit froidement.
— Tenez-vous tranquille. Je sais ce que je fais. Nous ne pouvons pas prendre parti en ce monde, nous sommes contre tout le monde, vous feriez bien de le comprendre. La seule chose à faire, c’est de feindre de marcher dans le jeu pendant un temps. Et ne le répétez pas à Deirdre.
Van Sarawak baissa la tête et réfléchit un moment.
— D’accord, fit-il sans enthousiasme.
La résidence littornienne se trouvait sur la côte sud de Nantucket, près d’un village de pêcheurs, mais protégée par des murs. L’ambassade avait bâti, à l’image de son pays, de longues maisons de rondins avec des toits arqués comme le dos d’un chat, une salle commune, et des communs autour d’une cour dallée. Everard, une fois réveillé, déjeuna tristement sous les yeux de Deirdre, tandis qu’ils abordaient au quai privé. Il y avait déjà là une vedette plus importante, et le coin fourmillait d’hommes à l’air dur. Les yeux d’Arkonsky s’illuminèrent ; il dit en afallonien :
— Je vois qu’on a amené la machine magique. On va se mettre au travail.
Quand Boierik eut traduit, Everard eut froid au cœur.
Les invités – le Cimbre tenait à les désigner sous ce nom – furent conduits dans une vaste salle où Arkonsky fit une génuflexion devant une idole à quatre visages : cette Svantevit que les Danois avaient réduite en bois à brûler dans l’autre Histoire. Il y avait un bon feu dans l’âtre, pour lutter contre la fraîcheur de l’automne, et des gardes postés le long des murs. Everard n’avait d’yeux que pour le saute-temps qui brillait là sur le plancher.
— Il paraît que la lutte a été dure à Catuvellaunan, lui dit Boierik. Il y a eu de nombreux morts, mais les nôtres ont pu battre en retraite sans être suivis. (Il toucha prudemment une poignée de guidon.) Et cette chose peut vraiment apparaître quand elle le veut, dans l’air ?
— Oui.
Deirdre lança à Everard un regard de mépris comme il ne s’en était jamais attiré, puis s’écarta de lui avec hauteur.
Arkonsky lui dit quelque chose pour qu’elle le traduise. Elle lui cracha aux pieds. Boierik soupira et parla à Everard :
— Nous désirons une démonstration de la machine. Vous et moi, nous allons partir dessus. Je vous préviens que mon arme sera dans vos reins ; vous me direz à l’avance tout ce que vous aurez l’intention de faire et s’il arrive quoi que ce soit d’anormal, je tire. Mais je suis sûr que nous resterons tous bons amis.
Everard fit un signe affirmatif. Il se sentait les muscles noués, les paumes moites et froides.
— Tout d’abord, je dois prononcer une formule magique.
Il lança un coup d’œil. Il nota du premier regard les coordonnées spatiales des cadrans de position et le temps indiqué par la montre du saute-temps. Un second lui montra Van Sarawak assis sur un banc, sous les canons du pistolet d’Arkonsky et des fusils des gardes ; Deirdre était aussi assise, toute droite, le plus loin possible de lui. Everard calcula au plus juste la position du banc par rapport au saute-temps, leva les bras et, s’exprimant en temporel, psalmodia :
— Sarawak, je vais tenter de vous tirer d’ici. Restez exactement où vous êtes en ce moment ; exactement. Je vous prendrai au vol. Si tout va bien, cela se produira une minute après que j’aurai disparu d’ici avec notre camarade hirsute.
Les traits du Vénusien demeurèrent impassibles. Il y avait une mince couche de sueur sur son front.
— Très bien, reprit Everard en Cimbrien approximatif. Enfourchez le siège arrière, et nous allons mettre en marche ce cheval magique.
Le grand homme obéit. Quand Everard se fut installé sur le siège avant, il sentit contre ses reins un canon de pistolet qui tremblait.
— Dites à Arkonsky que nous serons de retour dans une demi-heure, ajouta-t-il.
Ils employaient ici approximativement le même système horaire que dans le monde d’Everard ; l’un et l’autre étaient dérivés du système babylonien. Cela fait, Everard dit :
— La première chose que nous allons faire, c’est apparaître en l’air au-dessus de l’océan et planer.
— T-t-très bien, fit Boierik, d’un ton peu assuré.