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Une demi-heure plus tard, Béatrice, Kerans et le docteur Bodkin purent descendre dans les rues. De grandes mares demeuraient encore çà et là, s’écoulant des rez-de-chaussée des immeubles, mais la plupart d’entre elles n’avaient pas plus de soixante ou quatre-vingts centimètres de profondeur. Il y avait des bandes de pavés asséchés sur plusieurs centaines de mètres de long, et quelques-unes des rues voisines avaient été complètement drainées. Des poissons et des plantes marines crevaient au milieu des chaussées, et d’immenses plaques de boue noirâtre encombraient les caniveaux et les trottoirs ; mais heureusement, l’eau qui sortait des immeubles creusait des rigoles au milieu de cette boue.
Toujours vêtu de son costume blanc, tirant des fusées éclairantes dans les rues sombres, Strangman courait, en tête de l’équipage qui le suivait en une masse hurlante ; ceux qui se trouvaient en avant balançaient un tonnelet de rhum, posé sur leurs paumes retournées, tandis que les autres brandissaient tout un assortiment de bouteilles, de machettes et de guitares. Quelques-uns crièrent Par dérision : « Missié des os » ! en voyant Kerans qui aidait Béatrice à descendre de la passerelle ; puis le trio se retrouva seul dans le silence du grand bateau à aubes échoué.
Tout en jetant un regard incertain vers l’anneau de la jungle qui se dressait au loin dans l’obscurité comme le tour du cratère d’un volcan éteint, Kerans ouvrit le chemin sur le trottoir vers le plus proche immeuble. Ils s’arrêtèrent à l’entrée d’un des plus grands cinémas.
Béatrice prit le bas de sa robe dans la main, et ils passèrent lentement devant les cinémas, les cafés et les cabarets occupés maintenant par les seuls bivalves et mollusques. Au premier carrefour, ils s’éloignèrent des hurlements de joie qui leur parvenaient de l’autre côté du square, et se dirigèrent vers l’ouest en longeant les gorges sombres et ruisselantes. Quelques fusées éclairantes continuaient à exploser au-dessus de leurs têtes, et de délicats mollusques accrochés aux portes brillaient doucement en reflétant des lumières roses ou bleues.
— Coventry Street, Haymarket…
Kerans lisait les noms de rues sur les panneaux rouillés. Ils se dissimulèrent vivement derrière une porte en entendant Strangman et sa suite traverser le square au pas de charge dans une confusion de bruits et de lumière, frappant de leurs machettes les bords pourris des vitrines.
— Espérons qu’ils trouveront quelque chose qui les satisfassent, murmura Bodkin. Il scruta l’horizon envahi comme s’il cherchait les profondeurs de l’eau noire qui avait recouvert les immeubles.
Ils marchèrent pendant plusieurs heures dans les rues étroites, comme d’élégants fantômes oubliés, rencontrant à l’occasion un des membres bruyants de l’équipage qui déambulait, ivre, au milieu de la chaussée, tenant des haillons dans une main, une machette dans l’autre. Quelques petits feux avaient été allumés au milieu des carrefours, et les hommes, par groupes de deux ou trois, se réchauffaient devant l’amadou enflammé.
Tout en les évitant, le trio s’était dirigé au centre du réseau des rues, vers ce qui avait été la rive sud de la lagune, là où l’immeuble de Béatrice se dressait dans l’obscurité, le faîte perdu dans les étoiles.
— Il va falloir que vous montiez à pied les dix premiers étages, dit Kerans à Béatrice.
Il désigna du doigt l’épaisse masse de boue qui formait une sorte de talus marécageux jusqu’aux fenêtres du cinquième étage, partie de l’immense massif de glaise coagulée, qui, comme l’avait expliqué Strangman, encerclait maintenant la lagune et formait une digue impénétrable contre les assauts de la mer. Le long des trottoirs ils pouvaient voir la grande masse visqueuse monter à l’assaut des toits, se glissant entre les immeubles vidés comme des poissons, qui constituaient une armature rigide.
Çà et là, la digue s’ancrait à un obstacle plus important – une église ou un bâtiment officiel – et s’écartait de sa forme circulaire autour de la lagune. Un de ces détournements correspondait au chemin qu’ils avaient suivi lorsqu’ils étaient allés assister à la séance de plongée, et le pas de Kerans s’accéléra tandis qu’ils s’approchaient de planétarium. Il attendit impatiemment pendant que les autres s’arrêtaient devant les vitrines vides d’un grand magasin ou regardaient la boue noirâtre qui descendait en suintant le long des escaliers roulants sous les groupes de bureaux pour former des mares visqueuses au milieu de la rue.
Les plus petits immeubles eux-mêmes avaient été barricadés avant d’être abandonnés, et un fouillis de barres d’acier et de grilles bouchait les entrées, cachant ce qui pouvait se trouver derrière. Tout était recouvert par une mince couche de boue, dissimulant la grâce et le caractère qui avaient pu autrefois distinguer les rues les unes des autres, de telle sorte que la ville entière donnait l’impression à Kerans d’être ressortie de ses propres égouts. Lorsque le jour du Jugement dernier viendrait, des armées de morts se dresseraient probablement, recouverts du même manteau sale.
— Robert.
Bodkin le saisit par le bras, désignant une rue sombre devant eux. À une cinquantaine de mètres devant, son dôme métallique se dessinant dans la lumière fragmentaire des fusées de signalisation éloignées, se dressait, la masse sombre et enveloppée d’ombre du planétarium. Kerans s’arrêta, reconnaissant les rues qui l’entouraient ; les trottoirs et les lampadaires ; puis il avança, mi-hésitant, mi-curieux, vers ce Panthéon à l’intérieur duquel se dissimulaient tant de ses terreurs et tant d’énigmes.
Des éponges et du varech rouge s’affaissaient mollement en travers du trottoir, devant l’entrée dont ils s’approchaient maintenant, cherchant soigneusement leur chemin, au milieu des plaques de boue qui couvraient la rue. Les bosquets fantomatiques de fucus qui avaient entouré le dôme flottaient maintenant doucement devant la verrière, leurs longues frondes pendant devant l’entrée, comme des morceaux d’une tente en lambeaux. Kerans s’en approcha, écarta les frondes et regarda prudemment à l’intérieur du hall obscur. Il y avait partout de minces plaques de boue, d’où sortaient quelques faibles sifflements au fur et à mesure qu’expirait la vie marine qui y avait été contenue, dans un long dégonflement de poches d’air ; il y en avait au-dessus de l’escalier qui menait au balcon, le long des murs et des portes. Le manteau de velours dont il avait gardé le souvenir depuis qu’il était descendu, était maintenant un dépotoir de déchets organiques en décomposition, comme des linceuls dans une tombe. Ce qui avait été le seuil translucide d’un utérus avait disparu, remplacé par l’entrée d’un égout.
Kerans avança dans le hall, se souvenant du profond berceau crépusculaire de l’auditorium et de son étrange zodiaque. Mais il n’y avait plus qu’un liquide sombre qui s’écoulait en ruisseaux sous ses pieds, comme le sang que perdrait une baleine blessée.
Il saisit rapidement Béatrice par le bras, et ils rebroussèrent chemin vers la rue.
— J’ai bien peur que la magie ait disparu, fît-il remarquer d’un ton neutre. Il se força à rire pour ajouter : je suppose que Strangman dirait qu’un suicidé ne doit jamais retourner sur les lieux de son crime.
En essayant de trouver un raccourci, ils s’égarèrent dans une ruelle sinueuse qui se terminait en cul-de-sac ; au moment où ils faisaient demi-tour, d’une mare, un petit caïman s’élança brusquement vers eux. Ils se précipitèrent entre les carcasses rouillées des voitures et regagnèrent une vraie rue, tandis que l’alligator fonçait derrière eux. L’animal s’arrêta près d’un lampadaire au bord du trottoir, frappant lentement le sol de sa queue, les mâchoires battantes ; Kerans tira Béatrice derrière lui. Ils avaient à peine couvert dix mètres en courant lorsque Bodkin glissa et tomba lourdement dans une flaque de vase.
— Alan ! Vite !
Kerans allait revenir l’aider lorsque la tête du caïman se tourna vers eux. Oublié dans la lagune, il semblait terrorisé et prêt à attaquer n’importe quoi.
Un coup de feu éclata soudain, sa flamme illuminant la rue. Tenant des lampes au-dessus de leurs têtes, un groupe d’hommes apparut au coin de la rue. En tête se trouvait la silhouette toute blanche de Strangman, suivi par l’Amiral et grand César, le fusil à la bretelle.
Les yeux de Strangman brillaient dans la lumière brutale. Il s’inclina légèrement devant Béatrice puis salua Kerans. Le dos brisé, l’alligator se débattait sans espoir dans le caniveau, montrant son ventre jaune ; le grand César leva sa machette et se mit à lui couper la tête.
Strangman observait le tableau avec une satisfaction diabolique.
— Quelle brute ignoble ! commenta-t-il. Il tira de sa poche un énorme collier de faux diamants dans lequel des algues étaient encore emmêlées, et le tendit à Béatrice.
— Pour vous, ma chère.
Il attacha adroitement les pierres autour du cou de la jeune femme, regardant l’effet obtenu avec satisfaction. Les herbes accrochées parmi les pierres brillantes se détachaient sur la peau blanche de sa poitrine et la faisaient ressembler à quelque naïade sortie des profondeurs de l’eau.
— Tous les autres bijoux de cette mer morte sont à vous !
Il fit un large geste du bras et disparut, entraînant avec lui les lumières et les cris de ses hommes, les laissant tous trois dans l’obscurité et le silence, avec les pierres blanches et l’alligator décapité.
Au cours des journées qui suivirent, la situation devint encore plus aberrante. De plus en plus désorienté, Kerans errait seul tous les soirs dans les rues sombres – dans la journée, la chaleur était insupportable dans le labyrinthe de ruelles – incapable d’oublier la lagune, incapable en même temps de s’arracher aux rues vides et aux immeubles vidés de leur substance.
Passé le premier choc qu’il avait ressenti en voyant la lagune soudain asséchée, il était rapidement retombé dans un état de lourde inertie dont il essayait sans succès, de se débarrasser. Il comprenait confusément que la lagune avait représenté un complexe de besoins neuroniques qu’il était impossible de satisfaire par un autre moyen. Cette léthargie annihilante augmentait, que la violence qui l’entourait ne pouvait rompre ; il se sentait de plus en plus comme un homme abandonné dans un temps infini, encerclé par une masse de réalités dissonantes, datant de millions d’années.
Le grand soleil qui battait dans son esprit faisait presque disparaître les bruits du pillage et des orgies, les grondements des explosifs et des coups de fusil. Comme un aveugle il errait sous les vieilles galeries, franchissait des seuils, son smoking blanc souillé et taché de noir, essuyant les quolibets des marins qui passaient à côté de lui et lui frappaient amicalement l’épaule. À minuit, il retournerait déambuler au milieu des hurlements des chanteurs dans le soir, assisterait aux bacchanales aux côtés de Strangman, à demi caché dans l’ombre du bateau à aubes, regardant les danses, écoutant le battement des tambours et des guitares, tout son esprit absorbé par le martèlement sourd du soleil noir.
Il ne tenta pas de retourner à l’hôtel : la crique était bloquée par les deux chalands de pompage et l’autre lagune peuplée d’alligators ; il occupait ses journées, soit à dormir sur le divan de l’appartement de Béatrice, soit à demeurer, engourdi, dans un coin tranquille sur le pont du navire-magasin. Une partie des marins dormaient au milieu des caisses, tandis que d’autres discutaient de leur butin, attendant le crépuscule avec impatience et le laissant seul. Au mépris de toute logique il était plus prudent pour lui de rester auprès de Strangman que de revenir à son ancienne solitude. Bodkin, lui, avait choisi ce dernier régime, se retirant dans un état d’hébétude de plus en plus évident dans la station d’essais, accessible maintenant par les degrés à pic d’un escalier de secours à moitié déglingué ; mais des marins s’étaient emparés de lui au cours d’une de leurs razzias nocturnes dans les rues du quartier universitaire et l’avaient violemment brutalisé. En s’attachant de lui-même à l’entourage de Strangman, Kerans avait au moins reconnu l’autorité absolue de ce dernier sur les lagunes.
Il s’astreignit une fois à aller voir Bodkin ; il le trouva tranquillement installé dans son abri qu’un ventilateur fait à la main et un appareil déficient de conditionnement d’air parvenaient à rafraîchir. Comme lui, Bodkin paraissait être isolé sur une petite île de réalité au milieu d’une mer des temps.
— Robert, murmura-t-il entre ses lèvres gonflées, allez-vous-en d’ici. Emmenez cette fille (il chercha à se rappeler le nom), Béatrice ; trouvez une autre lagune.
Kerans approuva tout en se glissant dans le cône étroit d’air frais projeté par le conditionnement d’air.
— Je sais, Alan. Strangman est fou et dangereux, mais il y a une raison pour laquelle je ne peux pas encore partir. Je ne sais pas pourquoi, mais il y a quelque chose ici – ces rues nues… (Il abandonna sa tentative d’exprimer ce qu’il ressentait.) De quoi s’agit-il ? Un étrange démon hante mon esprit ; je vois d’abord une échappée.
Bodkin parvint à s’asseoir lourdement.
— Écoutez, Kerans : emmenez-la, fichez le camp. Ce soir. Le temps n’existe plus ici.
Dans le laboratoire qui se trouvait à l’étage au-dessus, une mousse d’un brun pâle demeurait accrochée sur le grand demi-cercle de graphiques : le zodiaque neuronique démembré de Bodkin, et dissimulait les bancs d’essais et les hottes. Kerans essaya sans grande conviction de remettre en place ces graphiques qui étaient tombés par terre, puis il abandonna et passa l’heure suivante à laver son smoking de soie dans une flaque d’eau demeurée dans le coin d’un des éviers.
Peut-être par mimétisme, plusieurs membres de l’équipage portaient également maintenant des smokings et des cravates noires. On avait découvert dans un entrepôt, un camion de déménagement plein de tenues de soirée enfermées dans des enveloppes étanches. À l’instigation de Strangman une demi-douzaine de marins s’étaient habillés ainsi, avaient noué des cravates autour de leur cou épais et se pavanaient dans les rues, poussant des cris d’allégresse, agitant leurs basques et lançant leurs jambes de tous côtés, telle une troupe de garçons de restaurant à demi fous dans un carnaval de derviches tourneurs.
Après le laisser-aller du début, le pillage prenait maintenant une allure plus sérieuse. Quelles que fussent ses raisons personnelles, Strangman ne s’intéressait qu’aux objets d’art et après avoir procédé à une reconnaissance minutieuse, il avait repéré un des principaux musées de la ville. Toutefois, à son grand regret, l’édifice avait été entièrement vidé et il ne put récupérer qu’une grande mosaïque que ses hommes transportèrent morceau par morceau depuis le hall d’entrée jusque sur la dunette du navire-magasin où ils furent déposés comme un immense puzzle.
Son désappointement incita Kerans à aviser Bodkin que Strangman risquait de vouloir passer ses nerfs sur lui ; mais quand il grimpa à la station d’essais de bonne heure le soir suivant, il constata que Bodkin avait disparu. Le carburant du conditionneur d’air était épuisé et Bodkin avait, délibérément semblait-il, ouvert les fenêtres avant de partir, de telle sorte que la station fumait comme un chaudron.
Assez curieusement, la disparition de Bodkin n’affecta guère Kerans. Plongé en lui-même, il supposa que le biologiste avait suivi ses propres conseils et qu’il s’était dirigé vers une lagune plus au sud.
Béatrice pourtant était toujours là. Comme Kerans, elle était plongée dans une profonde rêverie. Kerans la voyait rarement pendant la journée : elle s’enfermait alors dans sa chambre ; mais à minuit, lorsque la température se rafraîchissait, elle avait pris l’habitude de descendre de son appartement niché au milieu des étoiles et de rejoindre Strangman au milieu de ses bacchanales. Elle demeurait à côté de lui, comme engourdie, dans sa robe du soir bleue, la tête ornée de trois ou quatre diadèmes pris par Strangman dans la chambre forte de bijouterie, les seins cachés sous une masse de chaînes et de bijoux brillants comme la reine folle d’un mélodrame.
Strangman la traitait avec une étrange déférence, teintée d’une hostilité polie, un peu comme si elle eût été un totem tribal, une déesse dont la puissance permettait la continuité de leur chance, mais dont la présence était néanmoins gênante. Kerans essayait de rester près d’elle, dans l’orbite de sa protection ; le soir où il constata la disparition de Bodkin, il s’appuya aux coussins pour dire :
— Alan est parti. Le vieux Bodkin. L’as-tu vu avant qu’il s’en aille ?
Mais Béatrice regarda les feux allumés dans le square sans tourner les yeux vers lui, et dit d’une voix terne :
— Écoute les tambours, Robert. Combien penses-tu qu’il y ait de soleils, là ?
Plus fou que Kerans ne l’avait jamais vu, Strangman dansait au milieu des feux de camp, obligeant quelquefois Kerans à se joindre à lui, poussant les joueurs de tam-tam à accélérer encore leur rythme. Ensuite, épuisé, il se laissait glisser sur son divan, son visage blême ressemblant à de la craie bleue.
Appuyé sur un coude, il jeta un regard sombre vers Kerans accroupi sur un coussin à côté de lui.
— Savez-vous pourquoi ils ont peur de moi, Kerans ? L’Amiral, le grand César et les autres ? Je vais vous dire mon secret… (Il murmura) : c’est parce qu’ils me croient mort.
Saisi par une crise de fou rire, il se renversa sur son divan sans pouvoir s’empêcher de trembler.
— Oh, mon Dieu, Kerans ! Qu’est-ce qu’il y a, avec vous deux ? Cessez donc d’être dans la lune !
Il regarda le grand César qui s’approchait en retirant la tête séchée de l’alligator qu’il portait au-dessus de la sienne comme une cagoule.
— Oui ? Qu’y a-t-il ? Une chanson spéciale pour le docteur Kerans ? C’est important ! Vous avez entendu cela, docteur ? Allons-y, la ballade de Missié Des Os.
Le grand nègre s’éclaircit la gorge en se pavanant avec de grands gestes, et commença à chanter de sa voix profonde et gutturale :
Poussant soudain un grand cri, Strangman bondit hors du divan, dépassa le grand César en courant vers le centre du square, levant le bras vers le mur d’enceinte de la lagune, haut au-dessus d’eux. Se découpant sur le ciel, on voyait la petite silhouette rondouillarde du docteur Bodkin, avançant lentement sur le barrage de bois qui retenait les eaux de la crique. Inconscient d’avoir été repéré par les gens au-dessous de lui, il portait une petite boîte en bois dans une main ; une faible lueur apparaissait au bout d’un cordon qui y était attaché.
Parfaitement réveillé maintenant, Strangman hurla :
— Amiral ! Grand César ! Attrapez-le, il a une bombe !
Le groupe s’égailla dans une débandade déchaînée, tout le monde, à l’exception de Béatrice et de Kerans, s’élança dans toutes les directions autour du square. Des fusils crachèrent à droite ou à gauche et Bodkin s’arrêta, comme s’il hésitait, le cordon d’allumage faisant des étincelles autour de ses jambes. Puis il se tourna et repartit en arrière sur le barrage.
Kerans bondit sur ses pieds et s’élança derrière les autres. Au moment où il atteignait le mur d’enceinte, des fusées de signalisation furent lancées en l’air, projetant des morceaux de magnésium un peu partout dans la rue. Strangman et l’Amiral grimpaient un escalier de secours, tandis que le grand César tirait des coups de feu au-dessus de leurs têtes. Bodkin avait déposé la bombe au centre de la digue et s’éloignait en courant sur les toits.
Strangman fit un rétablissement sur la corniche, bondit sur le barrage et atteignit en une douzaine d’enjambées la bombe qu’il jeta au centre de la crique. Il y eut un éclaboussement et les hommes qui se trouvaient en bas firent entendre un murmure d’approbation. Reprenant son souffle, Strangman boutonna sa veste et tira un trente-huit à canon court du holster qu’il portait sur l’épaule. Un mince sourire apparut sur son visage ; poussé par les cris de ceux qui le suivaient, il s’élança derrière Bodkin qui avançait péniblement et grimpait au ponton de la station d’essais.
Kerans ne réagit pas en entendant les derniers coups de feu ; il se souvenait de l’avertissement de Bodkin et de la nécessité de disparaître avec Strangman et son équipage. Bodkin avait choisi d’ignorer cette obligation et Kerans ne lui en gardait pas rancune. Il revint lentement vers le square où se trouvait toujours Béatrice, assise sur son amas de coussins, la tête de l’alligator posée par terre devant elle. Au moment où il l’atteignit, il entendit derrière des pas qui ralentissaient de façon menaçante ; la bande devint étrangement silencieuse.
Il se détourna pour apercevoir Strangman qui avançait lentement, les lèvres tordues par un rictus. Le grand César et l’Amiral marchaient à ses côtés, les machettes remplaçant leurs fusils. Le reste de l’équipage s’était déployé en demi-cercle, dans l’expectative, manifestement satisfait de voir Kerans, le sorcier séparé de son thaumaturge rival, subir enfin le sort qu’il méritait.
— C’était plutôt stupide de la part de Bodkin, ne croyez-vous pas, docteur ? C’était aussi dangereux à vrai dire. Il s’en est fallu de bien peu que nous ne soyons tous noyés. (Strangman s’arrêta à quelques mètres de Kerans qu’il regarda d’un air maussade.) Vous connaissiez bien Bodkin, je suis surpris que vous n’ayez pas prévu cela. Je ne vois pas pourquoi je devrais prendre de nouveaux risques avec des biologistes fous.
Il était sur le point de faire un geste au grand César quand Béatrice bondit et se précipita vers Strangman.
— Strangman ! Pour l’amour du ciel, il suffit d’un. Arrêtez tout cela, nous ne vous ferons pas de mal ! Regardez, vous pouvez reprendre tout cela !
D’un geste brusque elle détacha la masse de colliers, arracha les diadèmes de ses cheveux et les jeta vers Strangman. Les repoussant avec colère, Strangman les envoya dans le ruisseau d’un coup de pied ; le grand César alla se placer derrière elle, la machette se balançant au-dessus de sa tête.
— Strangman ! (Béatrice se jeta sur lui en trébuchant, le fit presque tomber par terre en s’agrippant à ses revers.) Espèce de diable blanc, ne pouvez-vous pas nous ficher la paix ?
Strangman la repoussa de côté, la respiration sifflante entre ses dents serrées. Il jeta un regard sauvage sur la femme agenouillée au milieu des bijoux et fut sur le point de faire signe au grand César qu’il pouvait y aller lorsqu’un frisson agita soudain sa joue droite. Il se gifla de sa main ouverte, essayant de chasser une mouche ; puis il serra les muscles de son visage dans une horrible grimace, incapable de maîtriser la contraction. Sa figure demeura tordue pendant un moment en un grotesque bâillement, comme si sa mâchoire était tétanisée. Conscient de l’indécision de son maître, le grand César hésita et Kerans recula dans l’ombre du navire-magasin.
— D’accord ! Bon Dieu quel… !
Strangman grommela quelque chose pour lui-même et redressa sa veste, accédant avec regret à la demande de Béatrice. Le tic avait disparu. Il hocha doucement la tête vers la jeune femme, comme s’il voulait l’avertir qu’il serait inutile qu’elle intercède à nouveau ; puis il lança un ordre brusque au grand César. Les machettes disparurent mais avant que Béatrice eût pu protester de nouveau, la bande au complet se jeta sur Kerans, dans un concert de cris et de hurlements, battant des mains et agitant les bras.
Kerans essaya de leur échapper ; il se demanda en regardant les visages grimaçants qui lui faisaient face, s’il ne s’agissait pas purement et simplement d’une manœuvre compliquée destinée à faire disparaître la tension créée par le meurtre de Bodkin et à lui administrer en même temps une salutaire leçon. Il sauta par-dessus le divan de Strangman au moment où la meute allait l’atteindre, mais trouva sa retraite bloquée par l’Amiral qui sautait d’un pied sur l’autre dans ses chaussures de tennis blanches, comme un danseur. Celui-ci bondit soudain en avant et arracha les pieds de Kerans du sol. Kerans tomba lourdement sur le divan ; une douzaine de mains brunes à la peau huileuse l’attrapèrent par le cou et les épaules et le culbutèrent en arrière sur les pavés. Il lutta désespérément pour se libérer, jeta un regard vers Strangman et Béatrice qui, haletants, l’observaient de loin. Puis Strangman prit le bras de la jeune femme et la conduisit fermement vers la passerelle.
C’est alors qu’un grand coussin de soie fut jeté sur le visage de Kerans et que les mains calleuses commencèrent à jouer du tam-tam sur sa nuque.