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14. Grand Chelem

Accroupi dans un petit bureau, deux étages au-dessous du barrage, Kerans écoutait le son de la musique qui s’élevait au milieu des lumières sur le pont supérieur du navire-magasin. La réception de Strangman battait son plein. Poussées par deux des plus jeunes membres de l’équipage, les deux aubes tournaient lentement, séparant les faisceaux lumineux de couleur et les renvoyant vers le ciel. Vues d’au-dessus, les tentes blanches semblaient recouvrir un champ de foire, un brillant amalgame de bruits et de festivités dans le square obscur.

Faisant une concession à Strangman, Riggs avait accepté de se rendre à cette soirée d’adieux. Les deux hommes avaient conclu un marché : la mitrailleuse avait été retirée un peu plus tôt et l’accès du pont inférieur avait été interdit aux hommes du Colonel, tandis que Strangman avait accepté de rester à l’intérieur des limites de la lagune jusqu’au départ de Riggs. Pendant toute la journée, Strangman et sa troupe avaient rôdé dans les rues et les sons épars du pillage et des coups de feu s’étaient élevés çà et là. Même maintenant que les derniers invités – le Colonel et Béatrice Dahl – quittaient la soirée et grimpaient l’escalier de secours de la station d’essais, des bagarres éclataient sur le pont et des bouteilles étaient jetées par-dessus bord dans le square.

Kerans avait fait une apparition symbolique à la réception, veillant à rester loin de Strangman qui n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour lui parler. À un moment donné, entre deux attractions, il avait croisé Kerans, lui frôlant délibérément le coude, et levant son verre vers lui.

— J’espère que vous ne vous ennuyez pas trop, docteur. Vous avez l’air fatigué.

Il adressa un sourire malicieux à Riggs qui était assis, raide comme un piquet, sur un coussin de soie garni de blanc et qui arborait l’expression circonspecte d’un commissaire de police à la cour d’un pacha.

— Le docteur Kerans et moi-même avons l’habitude de nous réunir dans des conditions tout à fait différentes, Colonel. C’est généralement beaucoup plus agité.

— Je n’en doute pas, Strangman, répondit doucement Riggs, tandis que Kerans se détournait, incapable comme Béatrice, de dissimuler la répulsion que lui inspirait Strangman. La jeune femme regardait par dessus son épaule, de l’autre côté du square ; un petit froncement de sourcils dissimula un instant la torpeur et le retour sur elle-même qui l’occupaient de nouveau entièrement.

Observant de loin Strangman qui applaudissait à une nouvelle attraction, Kerans se demanda si celui-ci n’avait pas, d’une certaine façon, dépassé son summum et s’il ne commençait pas à se désintégrer. Il était maintenant purement et simplement répugnant, comme un vampire pourri, gorgé de méchancetés et d’horreurs. Le charme qui émanait de lui à un moment donné avait disparu, il avait maintenant l’allure d’un rapace. Aussitôt qu’il le put, Kerans feignit une petite crise de malaria, s’éloigna dans l’obscurité et monta l’escalier de secours de la station d’essais.

Décidé maintenant à adopter la seule solution valable, Kerans sentait son esprit devenir clair et coordonné, s’étendant au-delà des limites de la lagune.

Les nuages de pluie n’étaient qu’à quatre-vingts kilomètres au sud, serrés en couches épaisses, masquant les marais et les archipels à l’horizon. Le vieux soleil que les événements de la semaine passée avaient obscurci battait de nouveau sans arrêt avec son immense pouvoir dans l’esprit de Kerans, se confondant maintenant avec le vrai soleil que l’on voyait au-delà des nuages de pluie. Implacable et magnétique, il l’attirait vers le sud, vers la chaleur intense et les lagunes submergées de l’équateur.

Aidée par Riggs, Béatrice grimpa sur le toit de la station d’essais qui servait également d’héliport. Le sergent Daley mit le moteur en route et le rotor commença à tourner ; Kerans en profita pour descendre rapidement sur le balcon, deux étages plus bas. Distant d’une centaine de mètres des deux, il se trouvait exactement entre l’hélicoptère et le barrage, la terrasse ininterrompue de l’immeuble reliant les trois points.

Un énorme banc de vase se trouvait derrière l’immeuble, s’élevant au-dessus des marais environnants, jusqu’au garde-fou de la terrasse, autour duquel s’enroulait une végétation luxuriante. Plongeant sous les énormes frondes des fougères, Kerans courut vers le barrage, coincé entre l’extrémité de l’immeuble et le pignon du bâtiment voisin. Exception faite de la crique située de l’autre côté de la lagune, où avaient été installés les chalands de pompage, c’était là que se trouvait le seul point d’entrée important par où l’eau avait coulé dans la lagune. L’accès d’origine, dont la largeur et la profondeur avaient atteint une vingtaine de mètres, était maintenant réduit à un étroit passage obstrué par la boue et les thallophytes ; un rempart d’épaisses bûches bloquait les deux mètres de l’ouverture restée libre. Quand les rondins seraient enlevés, le flot serait d’abord faible ; mais au fur et à mesure que la vase s’évacuerait, l’ouverture redeviendrait béante.

Kerans retira deux boîtes carrées noires d’une petite cachette sous une dalle descellée ; chaque boîte contenait six cartouches de dynamite attachées ensemble. Il avait passé tout l’après-midi à les chercher dans les immeubles environnants, convaincu que Bodkin avait fait une descente dans l’armurerie de la base, au moment même où il avait volé la boussole, et il les avait finalement découvertes par hasard.

Le ronflement du moteur de l’hélicoptère s’enfla, tandis que l’échappement crachait des flammèches dans l’obscurité ; Kerans alluma le cordon court de trente secondes, enjamba le garde-fou et s’élança vers le centre du barrage.

Lorsqu’il l’eut atteint, il se pencha et accrocha les boîtes à une petite cheville qu’il avait fixée le soir même à la rangée supérieure des bûches. Elles pendaient, hors de vue, à cinquante centimètres au-dessus du niveau de l’eau.

— Docteur Kerans ! Allez-vous-en de là, Sir !

Kerans leva les yeux et vit le sergent Macready au bout du barrage, appuyé au garde-fou du toit voisin. Il se pencha, apercevant soudain l’extrémité rougeoyante du cordon, et saisit rapidement sa Thompson. Tête baissée, Kerans courut le long du barrage et atteignit la terrasse au moment où Macready criait de nouveau quelque chose, puis tirait une courte rafale. Les balles labourèrent la rambarde, faisant voler des éclats de ciment et Kerans tomba au moment où un projectile de cupronickel frappait sa jambe droite juste au-dessous du genou. Franchissant la rambarde, il vit Macready épauler la mitraillette et bondir sur le barrage.

— Macready, reculez ! cria-t-il au sergent qui se précipitait sur les planches de bois. Ça va sauter !

Reculant au milieu des frondes, sa voix couverte par le grondement de l’hélicoptère qui décollait, il regarda désespérément Macready s’arrêter au centre du barrage et se pencher sur les boîtes.

— Vingt-huit, vingt-neuf…

Kerans continuait automatiquement à compter les secondes en lui-même. Tournant le dos au barrage, il s’éloigna en clopinant sur la terrasse, puis se jeta au sol.

Le grondement terrifiant de l’explosion s’éleva dans le ciel obscur, tandis qu’une immense fontaine de mousse et de boue illuminait pendant un instant la terrasse, dessinant la silhouette de Kerans étendu de tout son long. Le bruit s’éleva crescendo en un roulement ininterrompu, le tonnerre fracassant de l’onde de choc cédant la place au roulement sourd de la cataracte qui jaillissait. Des mottes de boue et des débris de végétation retombèrent sur les tuiles autour de Kerans qui se redressa et s’approcha du garde-fou.

S’élargissant sous ses yeux, le flot se ruait dans les rues vides au-dessous de lui, charriant d’énormes plaques de boue. Il y eut une ruée sur le pont du navire-magasin, tandis qu’une douzaine de bras se tendaient vers l’eau qui se précipitait à travers la brèche. Elle envahit le square, ne s’élevant encore que de quelques mètres, submergeant les feux et clapotant contre la coque du bâtiment, encore balancé par l’impact de l’explosion.

Soudain, brusquement, la partie inférieure du barrage s’écroula ; une douzaine de bûches longues de cinq ou six mètres arrachées en même temps. La gorge de vase en forme de U qui se trouvait derrière s’écroula à son tour, découvrant entièrement le creux de la crique intérieure ; une gigantesque masse d’eau de vingt mètres de hauteur s’abattit dans la rue comme un immense cube de confiture jeté dans une assiette. Au milieu du grondement sourd et continu des immeubles qui s’écroulaient, la mer se précipita à pleins flots.

— Kerans !

Il se retourna au moment où un coup de feu éclatait au-dessus de sa tête et vit Riggs qui s’élançait de l’héliport, le pistolet à la main. Après avoir calé son moteur, le sergent Daley aidait Béatrice à sortir de la cabine.

L’immeuble vibrait sous l’impact du torrent d’eau qui le frôlait. Soutenant sa jambe droite entre ses mains, Kerans boitilla jusqu’à l’abri de la petite tour dans laquelle il s’était caché pour observer le spectacle. Il tira le colt de sa ceinture et, tenant la crosse à deux mains, tira deux fois vers le coin, vers la silhouette de Riggs qui s’avançait et auquel il n’avait rien à reprocher. Les deux balles manquèrent leur but, mais Riggs s’arrêta et recula deux mètres plus loin, se mettant à l’abri derrière une balustrade.

Il entendit un bruit de pas qui se précipitaient et il vit Béatrice qui courait sur la terrasse. Elle atteignait le coin, pendant que Riggs et Daley lui criaient quelque chose, et se laissa glisser à genoux aux côtés de Kerans.

— Robert, il faut que tu partes ! Tout de suite, avant que Riggs n’appelle ses hommes ! Il veut te tuer, tu sais.

Kerans approuva et se remit péniblement sur ses pieds.

— Le sergent… Je n’avais pas réalisé qu’il irait jusque-là. Dis à Riggs que je suis désolé…

Il eut un geste fataliste et jeta un dernier regard sur la lagune. L’eau noire bouillonnait entre les immeubles et son niveau atteignait maintenant les fenêtres les plus élevées. Retourné, les aubes arrachées, le navire-magasin dérivait lentement vers la rive opposée, sa coque dressée en l’air comme le ventre d’une baleine en train de mourir. Des panaches de mousse et de fumée s’échappaient des chaudières crevées, crachés par les fissures de la coque qui avançait au milieu des récifs aiguisés des corniches à demi submergées. Kerans regarda tout cela avec une satisfaction tranquille, savourant la fraîcheur que l’eau avait apportée sur la lagune. On ne voyait ni Strangman, ni aucun membre de l’équipage, et les quelques morceaux de pont et de cheminées arrachés et balayés par l’eau étaient successivement avalés puis recrachés par les remous des courants sous-marins.

— Robert ! Dépêche-toi ! (Béatrice le tira par le bras, regardant par-dessus son épaule les silhouettes de Riggs et du pilote qui se précipitaient vers eux à une cinquantaine de mètres.) Où vas-tu aller, chéri ? Je suis désolée de ne pouvoir venir avec toi !

— Vers le sud, répondit doucement Kerans, en écoutant le grondement de l’eau qui montait. Vers le soleil. Tu seras avec moi, Béa…

Il la serra contre lui, puis s’arracha à ses bras et courut vers le garde-fou, de l’autre côté de la terrasse, repoussant les lourdes frondes des fougères. Au moment où il descendait sur le banc de vase, Riggs et le sergent Daley apparurent au coin et tirèrent dans les feuillages ; mais Kerans bondit et fonça entre les troncs incurvés, s’enfonçant jusqu’aux genoux dans la vase molle.

La limite du marécage avait un peu reculé au fur et à mesure que l’eau envahissait la lagune, et il eut du mal à tirer dans les épaisses herbes râpeuses le lourd catamaran qu’il avait fabriqué lui-même avec deux tonneaux de deux cent cinquante litres attachés parallèlement deux par deux. Riggs et le pilote sortirent des fougères au moment où il s’éloignait sur l’eau.

Le moteur de hors-bord prit vie et Kerans, épuisé, s’allongea au fond de l’embarcation tandis que les balles du 38 de Riggs crevaient la petite voile triangulaire. L’étendue d’eau qui les séparait augmentait lentement : cent mètres, puis deux cents ; il atteignit enfin la première des petites îles qui s’élevaient au milieu du marécage, constituées par les toits d’immeubles isolés. Dissimulé derrière elle, il s’assit, amena la voile, puis regarda pour la dernière fois le pourtour de la lagune.

Riggs et le pilote n’étaient plus visibles, mais tout en haut de la tour de l’immeuble, il pouvait voir la silhouette isolée de Béatrice faisant de grands gestes vers le marais, passant alternativement d’un bras à l’autre, bien qu’elle ne fût plus en mesure de le distinguer au milieu des îles. Loin d’elle, à sa droite, se dressant au-dessus des collines de boue qui les entouraient, se trouvaient les autres points de repaire familiers qu’il connaissait si bien, même le toit vert du Ritz qui disparaissait dans la brume. À la fin, il ne vit plus rien que les lettres isolées du panneau géant qu’avaient peint les hommes de Strangman, se dégageant dans l’obscurité au-dessus de l’eau comme une ultime épitaphe : ZONE DU TEMPS.

Le courant contraire ralentissait sa progression, et quinze minutes plus tard, lorsque l’hélicoptère gronda de nouveau au-dessus de lui, il n’avait toujours pas atteint le bord du marais. Comme il passait à côté du dernier étage d’un petit immeuble, il se glissa à l’intérieur par une des fenêtres et attendit tranquillement pendant que l’appareil montait et descendait en ronronnant, mitraillant les lies.

L’hélicoptère s’éloigna et Kerans repartit ; finalement, moins d’une heure plus tard, il atteignit l’extrémité du marais et entra dans la grande mer intérieure qui le mènerait vers le sud. De grandes îles, longues de plusieurs centaines de mètres, en couvraient la surface, la végétation retombant dans l’eau, leurs contours complètement modifiés par l’eau unie qui était montée pendant la courte période qui s’était écoulée depuis qu’ils avaient recherché Hardman. Il arrêta le moteur et déploya la petite voile, avançant régulièrement de quatre ou cinq kilomètres chaque heure, louvoyant sous la petite brise du sud.

Sa jambe s’ankylosait au-dessous du genou et il ouvrit la petite trousse médicale qu’il avait emportée ; il arrosa la blessure de pénicilline, puis se fit un bandage serré. Juste avant le crépuscule, la douleur devint intolérable et il prit un comprimé de morphine avant de sombrer dans un sommeil agité ; le grand soleil s’étendait jusqu’à remplir l’univers entier, bousculant de ses rayons les étoiles elles-mêmes.

Il se réveilla le lendemain matin à sept heures, appuyé au mât, dans le soleil brillant, la trousse de médicaments ouverte sur ses genoux, les avants du catamaran légèrement enfoncés dans une large fougère qui poussait au bord d’une petite île. À deux kilomètres de là, volant à quinze mètres au-dessus de l’eau, l’hélicoptère s’approchait ; il pouvait distinguer à bord de l’appareil la lueur tremblotante de la mitrailleuse qui tirait sur les îles. Kerans démonta le mât et le glissa sous l’arbre en attendant que l’hélicoptère s’éloigne. Il massa sa jambe, mais, ne voulant pas reprendre de morphine, il mangea une plaque de chocolat, une des dix qu’il avait réussi à trouver. Heureusement, l’officier marinier responsable des magasins à bord du patrouilleur avait reçu pour instruction de laisser Kerans accéder librement aux réserves de médicaments.

Les attaques aériennes se répétèrent à une demi-heure d’intervalle ; l’hélicoptère passa une fois juste au-dessus de lui. De l’endroit où il se cachait dans une lie, Kerans put voir distinctement Riggs qui regardait par un hublot, sa mâchoire mince s’avançant avec férocité. Pourtant le tir de la mitrailleuse devint de plus en plus sporadique, et les vols furent finalement interrompus dans l’après-midi.

À ce moment, vers cinq heures, Kerans n’en pouvait plus. La température avait atteint à midi, soixante-cinq degrés et l’avait complètement épuisé ; il était mollement étendu sous la voile humide, laissant les gouttes d’eau chaude tomber sur sa poitrine et son visage, priant pour qu’arrive la fraîcheur du soir. La surface de l’eau était en feu, le bateau paraissait flotter sur un nuage de feu à la dérive. Poursuivi par d’étranges visions, il pagaya faiblement d’une main.