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J’étais en dehors du Temps et de l’Espace.
Ce n’était pas comme le sommeil, car, même pendant le sommeil, le cerveau est actif, fonctionne, s’affaire à trier sa cargaison d’informations et de souvenirs ; même pendant le sommeil, soutiens-je, on demeure conscient – conscient de soi-même et de la continuité de son existence.
Cet intervalle intemporel était tout autre. C’était presque comme si la matrice de plattnérite m’avait subtilement et silencieusement mis en pièces. Je n’étais plus là, tout simplement ; les fragments de ma personnalité et les éclats de ma mémoire avaient été broyés et disséminés dans cet immense et invisible Océan d’information auquel Nebogipfel était si attaché.
… Et puis – fait encore plus mystérieux ! – je me retrouvai là – je ne peux l’exprimer plus simplement –, et ce fut moins un éveil qu’un contact qu’on remet, comme pour allumer une ampoule électrique.
Je voyais à nouveau. J’avais une vision claire du monde : la coque luminescente du Vaisseau transtemporel tout autour de moi et, au-delà, la blancheur macabre de la Terre.
Une fois de plus, j’existais ! Et une profonde panique, une réaction d’horreur devant cet intervalle de néant, se propagea dans tout mon organisme. Plus que tout enfer, j’abhorre l’inexistence et, de fait, j’avais depuis longtemps résolu d’accueillir toutes les tortures que Lucifer réserve à l’Incroyant intelligent, si ces souffrances pouvaient démontrer que ma conscience perdurait encore !
Mais il ne me fut pas permis de méditer sur mon inconfort, car j’eus alors l’incroyable sensation d’être soulevé. Je pris conscience d’une contrainte croissante appliquée à ma personne, à croire qu’un gigantesque aimant m’attirait vers le haut. La tension s’accrut – comme si j’étais un atome que se disputaient des forces monstrueuses – puis, tout à coup, cette tension s’abolit. Je décollai, avec l’impression d’être redevenu petit enfant, d’être happé par les mains puissantes et rassurantes de mon père ; j’avais la même légèreté, la même sensation de vol. La substance du Vaisseau s’éleva avec moi, si bien que j’étais comme au centre d’un immense ballon vert luminescent en train de quitter le sol.
Je regardai vers le bas ou, du moins m’y essayai-je ; je ne pouvais sentir ma tête ni mon cou, mais le champ de ma vision panoramique bascula vers le bas. Il faut s’imaginer que le Vaisseau qui m’entourait ressemblait vaguement à un paquebot, mais démesurément dilaté – sa quille lenticulaire avait plusieurs milles de longueur –, ce qui ne l’empêchait pas de flotter au-dessus du paysage avec toute l’aisance d’un nuage. Je voyais le sol à travers la substance tissulaire du Vaisseau et regardais à présent notre Chronomobile, juste à la verticale. Bien que ma vision fût gênée par le scintillement complexe et en constante évolution du Vaisseau, je crus apercevoir deux corps dans le véhicule, une forme humaine et une silhouette plus ramassée, qui glissèrent de leur siège sur le plancher, leurs mouvements déjà raidis par le froid qui s’emparait d’eux.
Ma vision donnait la sensation bizarre d’être dépourvue de point focal, ou plutôt de ne pas être centrée. Lorsqu’on regarde un objet, une tasse à thé, par exemple, c’est elle seule qu’on voit : elle est pratiquement le centre du monde et tout le reste est repoussé dans une sorte d’arène adventice à la périphérie du regard. Mais je constatais à présent que mon monde n’avait ni centre ni périphérie. J’en voyais tous les éléments – la glace, les Vaisseaux, le Chronomobile – comme s’ils étaient tous centraux, ou tous périphériques en même temps ! C’était on ne peut plus déroutant. Mon ventre et ma tête semblaient avoir été engourdis jusqu’à la perte des sensations, et même au-delà. Je voyais, certes, mais je ne pouvais percevoir mon visage, mon cou, la posture de mon corps – rien, en fait, si ce n’était un léger contact, quasi fantomatique : celui des doigts de Nebogipfel, toujours enlacés aux miens. Je me consolai quelque peu à la pensée de savoir que lui au moins était encore là avec moi !
Je crus que j’étais mort, mais je me souvins que je l’avais déjà pensé lorsque j’avais été absorbé et recomposé par le Constructeur universel. Il m’était cette fois-ci impossible de savoir ce que j’allais devenir.
Le Vaisseau recommença à s’élever, bien plus rapidement qu’auparavant. Le Chronomobile et la tour au sommet de laquelle il reposait se dérobèrent brutalement sous moi. Je fus emporté à un mille, deux milles, dix milles au-dessus de la surface ; le Londres de ce futur lointain s’étalait comme une carte sommaire en dessous de moi, visible au travers du chatoiement du Vaisseau transtemporel.
Et nous montâmes encore. Nous devions filer plus vite qu’un boulet de canon, et pourtant je n’entendais pas siffler l’air ni ne sentais de vent sur mon visage ; je me sentais en sécurité, avec cette impression enfantine de légèreté que j’ai déjà signalée. Le panorama en dessous de moi s’élargit, les détails des édifices et des champs de glace pâlirent et s’estompèrent, une sorte de gris lumineux se mélangea de plus en plus à la froide blancheur de la glace. À mesure que s’atténuait l’écran qu’interposait l’atmosphère entre moi et l’espace, le ciel nocturne, qui était tantôt gris acier, fonçait et se colorait.
Notre altitude était à présent si considérable que la courbure de la planète devint visible – on eût dit que Londres était au sommet d’une gigantesque colline – et je discernai les contours de la malheureuse Angleterre emprisonnée dans sa mer de glace.
Je demeurais sans mains ni pieds, privé de ventre et de bouche. J’avais l’impression d’avoir été brusquement coupé de la matière et considérais la situation avec une certaine sérénité.
Et nous montions toujours ! Je savais que nous étions déjà bien au-delà de l’atmosphère, et les plaines gelées du paysage devinrent la surface d’un monde sphérique qui tournait en dessous de moi, blanc, tranquille et tout à fait mort. Au-delà du limbe étincelant de la planète voguaient par centaines, en une informelle armada, d’autres Vaisseaux transtemporels, immenses esquifs lenticulaires nimbés d’une verte luminescence réfléchie par la glace ridée qui revêtait la Terre.
J’entendis mon nom. Ou, plutôt, j’en eus conscience, par un moyen quelconque que je serais bien en peine d’expliquer. J’essayai de me tourner et mon point de vue pivota.
Nebogipfel ? Est-ce vous ?
Oui. Je suis là. Vous allez bien ?
Nebogipfel… Je ne vous vois pas.
Je ne vous vois pas non plus. Mais cela n’a pas d’importance. Vous sentez ma main ?
Oui.
C’est alors que la Terre bascula dans mon champ de vision et que notre Vaisseau s’aligna sur ses semblables. Ils nous entourèrent bientôt de toutes parts, en une formation qui remplissait le vide interplanétaire sur des milles et des milles comme un banc de volumineux cétacés luminescents. La lumière de la plattnérite, pour brillante qu’elle fût, avait un éclat irréel, à croire qu’elle se réfléchissait depuis quelque plan invisible. Une fois de plus, j’éprouvais une impression de contingence, comme si les Vaisseaux n’appartenaient pas vraiment à cette Réalité, ni à quelque réalité que ce fut.
Nebogipfel, que nous arrive-t-il ? Où nous emmène-t-on ?
Il répondit doucement : Vous connaissez la réponse. Nous allons voyager à rebours du temps… jusqu’à sa Frontière, jusqu’à son cœur profondément caché.
Partons-nous bientôt ?
Nous sommes déjà partis, dit-il. Regardez les étoiles.
Je me tournai – ou du moins m’en donnai-je l’impression – de façon à ne plus regarder la Terre blanche, et je compris.
Aux quatre coins du ciel, les étoiles s’allumaient.
À mesure que nous reculions dans le temps, les flottes colonisatrices venues de la Terre refluaient par vagues successives jusqu’à leur point de départ et les changements opérés par l’homme sur les planètes et les étoiles se défaisaient. Et, tandis que cette marée civilisatrice et cultivatrice se retirait du cosmos, les Sphères qui occultaient les étoiles se fracturèrent une à une. Je regardai, émerveillé, les constellations se reformer comme autant de candélabres. Sirius et Orion brillaient, splendides, comme par n’importe quelle nuit d’hiver ; l’étoile Polaire luisait au-dessus de ma tête et je discernais le profil de casserole familier de la Grande Ourse. Sous moi, au-delà de la courbure de la Terre, scintillaient d’étranges groupements d’étoiles que je n’avais jamais observés depuis le sol d’Albion : si je ne connaissais pas assez bien les constellations australes pour pouvoir les identifier toutes, je distinguais néanmoins la forme tranchante de la Croix du Sud, les taches faiblement lumineuses des Nuages de Magellan et les deux brillantes jumelles, Alpha et Bêta du Centaure.
Alors, tandis que nous plongions toujours plus profond dans le passé, les étoiles commencèrent à dériver dans le ciel. En quelques instants, sembla-t-il, les constellations familières furent effacées, comme si le mouvement propre des étoiles – bien trop lent pour être perceptible au cours d’une éphémère vie humaine – devenait visible sous mon regard cosmique.
Je signalai ce nouveau phénomène à Nebogipfel.
Oui. Et regardez la Terre…
Je regardai. Le masque glaciaire qui avait défiguré ce cher globe épuisé était déjà en train de tomber. Je vis sa blancheur reculer par violentes saccades vers les pôles, révélant le brun et le bleu des continents et des océans sous-jacents.
La glace avait abruptement disparu – bannie dans ses fiefs polaires – et la planète tournait lentement sous nous, ayant recouvré sa morphologie familière. Mais la Terre était enveloppée de nuages, et ces nuages étaient injectés de couleurs virulentes et peu naturelles – de bruns, de violets et d’orange. Les côtes étaient ourlées de lumière, d’énormes agglomérations brillaient au cœur de chaque continent. Il y avait même, constatai-je, de gigantesques cités flottant au milieu des océans. Si l’on se risquait à la surface, il eût sûrement fallu porter des masques ou des filtres, tant l’air était irrespirable dans ces mégapoles.
Nous assistons manifestement aux ultimes phases de la modification de la Terre par mes néohumains, dis-je. Nous devons franchir des millions d’années par minute…
Oui.
Alors, pourquoi ne voyons-nous pas la Terre tourner comme une toupie sur son axe et tourbillonner follement autour du Soleil ?
Ce n’est pas si simple… Ces Vaisseaux ne sont pas comme votre prototype de Machine transtemporelle. Tout ce que nous voyons est une reconstruction. C’est une sorte de projection fondée sur les observations qui, au cours de notre voyage, s’enregistrent dans l’Océan d’information ou, en tout cas, la portion qui en est transportée par les Vaisseaux. Des phénomènes tels que la rotation de la Terre ont été supprimés.
Nebogipfel, que suis-je ? Suis-je encore un homme ?
Vous êtes encore vous-même, dit-il d’un ton ferme. À cette différence près que la machine qui vous maintient à présent en vie n’est pas faite de muscles et d’os, mais de configurations de données à l’intérieur de l’Océan d’information… Vous avez des membres non de chair et de sang mais d’Entendement.
Sa voix semblait flotter dans l’espace, quelque part autour de moi ; j’avais perdu la sensation rassurante de sa main dans la mienne et ne pouvais plus dire s’il était près de moi, mais j’avais l’impression que la « proximité » n’était plus une idée pertinente, car je ne savais même pas où était « ma personne ». L’entité que j’étais devenu savait que je n’étais plus un point de conscience observant le monde depuis une caverne d’os.
L’atmosphère terrestre s’éclaircit. Partout sur la planète, avec une surprenante rapidité, les lumières des villes s’assombrirent et s’éteignirent, et bientôt la main de l’homme n’imprimait plus sa marque sur la Terre.
Il y eut des rafales de volcanisme, grandioses et fulgurantes émissions crachant des nuages de cendres qui scintillèrent au-dessus de la planète – ou, plutôt, à rebrousse-temps, les nuages se perdirent dans ces perforations volcaniques –, et il me sembla que les continents s’écartaient peu à peu de leurs positions traditionnelles. D’un bout à l’autre des vastes plaines de l’hémisphère Nord, une manière de combat – lent et millénaire – se livrait entre deux catégories de végétation : d’un côté, les prairies d’un brun-vert pâle et les forêts d’arbres à feuilles caduques qui bordaient les continents à la lisière de la calotte polaire et, de l’autre, le vert virulent des jungles tropicales. Un moment, les jungles triomphèrent et, dans une ambitieuse poussée, déferlèrent vers le nord depuis l’équateur jusqu’à ce qu’elles revêtissent les terres, à partir des tropiques, sur toute l’étendue de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Même le Groenland verdit brièvement. Puis, aussi vite qu’elles avaient conquis la Terre, les jungles souveraines se retirèrent une fois de plus dans leurs bastions équatoriaux et des nuances plus pâles de vert et de brun balayèrent les continents boréaux.
La dérive et la rotation des continents s’accentuèrent. Et, en abordant de nouvelles zones climatiques, les couleurs vitales des continents évoluèrent en conséquence, si bien que de larges bandes de vert et de brun passèrent sur les terres meurtries. D’énormes spasmes d’un volcanisme dévastateur ponctuaient ces pas de valse géologique.
Puis les continents glissèrent les uns vers les autres – on eût dit un puzzle en train de se reconstituer – pour former une masse de terres unique, immense, qui recouvrait la moitié du globe. L’intérieur de cette vaste contrée se dessécha immédiatement pour devenir un désert.
Nous sommes déjà descendus de trois cents millions d’années dans le passé, dit Nebogipfel. Il n’y a ni mammifères ni oiseaux et c’est à peine si les reptiles eux-mêmes sont apparus.
Je ne m’attendais aucunement que ce fût aussi gracieux, répondis-je. On dirait une chorégraphie rocheuse. Les géologues de mon époque ont tant à apprendre ! C’est comme si la planète tout entière était vivante et évoluait.
Le massif continent se scinda en trois énormes blocs. Je ne distinguais plus les formes familières des pays de mon époque, car les continents tournaient comme des assiettes sur une table vernie. Lorsque l’immense désert central se morcela, le climat devint beaucoup plus varié et je vis une série de mers peu profondes cerner les terres.
Maintenant, dit Nebogipfel, les amphibiens se laissent à nouveau glisser dans la mer et leurs membres prototypiques s’atrophient. Mais il y a encore des insectes et d’autres invertébrés sur la terre ferme : mille-pattes, acariens, araignées, scorpions…
L’endroit n’est pas très hospitalier, commentai-je.
Il y a aussi des libellules géantes et d’autres merveilles : le monde n’est pas sans beauté.
La terre commença alors à perdre sa verdure – une sorte de brun sale transparaissait sous le reflux de la vie –, et je devinai que nous remontions au-delà de l’apparition des premières plantes à feuilles terrestres. La surface de la planète devint bientôt une sorte de masque uniforme, brun et bleu boueux. Je savais que la vie se maintenait dans les océans, mais, là aussi, elle se simplifiait, et des règnes entiers disparaissaient dans la matrice de l’Histoire : d’abord les poissons, puis les mollusques, les éponges, les méduses et les vers… jusqu’à ce qu’enfin il ne restât plus, sur les océans assombris, qu’une mince couche d’algues vertes s’escrimant à convertir le rayonnement solaire en oxygène. La terre était stérile et rocheuse et l’atmosphère s’était épaissie, colorée en jaune et brun par les gaz délétères. De gigantesques incendies éclatèrent sur toute la surface du globe en même temps. D’épais nuages masquèrent le sol et les océans rapetissèrent comme des flaques au soleil. Mais les nuages ne persistèrent pas longtemps. L’atmosphère se raréfia puis disparut complètement. La croûte exposée émettait une lueur rouge sombre, hormis là où de grandes cicatrices orange s’ouvraient et se fermaient comme autant de bouches. Il n’y avait plus d’océans, plus de distinction entre la mer et la terre : rien que cette croûte infinie et crevassée au-dessus de laquelle s’élevaient les Vaisseaux du Temps, gracieux et attentifs.
Puis le rougeoiement de la croûte augmenta en intensité jusqu’à être intolérablement brillant, et, dans une explosion de fragments incandescents, la jeune Terre trembla sur son axe, frissonna et vola en éclats !
Ce fut comme si l’un de ces fragments m’avait transpercé en pleine vitesse. Le rocher ardent bouscula ma conscience dans sa course ravageuse et disparut au loin dans l’espace.
Finis terrae ! Il n’y avait à présent plus que le Soleil… et un disque de débris et de gaz, informe, agité de tourbillons, qui tournait autour de l’astre resplendissant.
Une sorte d’onde ébranla notre nuage de Vaisseaux transtemporels, à croire que la condensation inversée de la Terre avait transmis un choc physique à cette armada démesurément espacée.
Nous entrons dans une ère étrange, Nebogipfel.
Regardez autour de vous…
J’obtempérai et vis, d’un bout à l’autre du ciel, plusieurs étoiles – une douzaine, peut-être –, dont l’éclat augmentait. Ces étoiles avaient à présent formé une sorte de motif, un réseau dispersé sur le ciel, bien que trop lointaines encore pour apparaître autrement que sous la forme de points lumineux. Des traînées gazeuses se rassemblèrent en un nuage qui envahit le ciel et enveloppa le groupe d’étoiles.
Ce sont les vrais compagnons du Soleil, dit Nebogipfel. Ses frères et sœurs, pour ainsi dire : les étoiles qui ont partagé avec lui la même nébuleuse d’origine et qui formèrent jadis un amas aussi brillant et aussi dense que celui des Pléiades…, mais la gravitation ne pourra les retenir et elles se sépareront avant la naissance de la vie sur Terre.
L’une des jeunes étoiles, juste au-dessus de ma tête, s’épanouit et s’enfla, devenant bientôt assez volumineuse pour montrer un disque ; mais elle devint de plus en plus rouge, et de plus en plus sombre… jusqu’à ce qu’elle expirât et que la lumière s’éteignît dans cette région de la nébuleuse.
Puis une autre étoile, presque diamétralement opposée à la première, subit le même cycle : brusque flambée, expansion en un brillant disque cramoisi, extinction.
Il faut s’imaginer que ce magnifique spectacle se déroulait dans un silence absolu.
Nous assistons à la naissance des étoiles, dis-je, mais à rebours.
Oui. Les étoiles embryonnaires illuminent le nuage gazeux qui leur a donné naissance – pareilles nébuleuses sont un beau spectacle – mais après l’ignition stellaire les gaz les plus légers sont chassés par la chaleur, ne laissant que des débris plus lourds…
Débris qui se condensent en planètes, dis-je.
Oui.
Alors – déjà ! – ce fut le tour du Soleil. Il y eut une flambée hésitante de lumière jaune-blanc dont l’éblouissant rayonnement étincela sur les proues en plattnérite des Vaisseaux, puis l’expansion rapide d’un globe immense qui noya brièvement l’armada transtemporelle dans un nuage de lumière cramoisie… et, enfin, l’ultime dispersion dans le vide général.
Les Vaisseaux étaient suspendus dans l’obscurité soudaine. Les derniers compagnons du Soleil s’embrasèrent, s’enflèrent comme des ballons et moururent. Et nous restâmes dans un nuage d’hydrogène froid et inerte qui renvoyait la lueur verte de notre plattnérite.
Les étoiles lointaines balisaient encore le ciel, mais je les vis scintiller, s’embraser et s’éteindre à leur tour. Le ciel s’assombrit rapidement, et j’en déduisis que les étoiles étaient de moins en moins nombreuses.
Puis, soudain, une nouvelle race d’étoiles s’embrasa d’un bout à l’autre du ciel. Il y en avait, semblait-il, une multitude, dont des douzaines assez proches pour montrer un disque, et j’étais sûr que la lumière de ces nouvelles étoiles était assez forte pour permettre la lecture d’un journal, quand bien même il m’était impossible de procéder à pareille expérience !
Ça alors, Nebogipfel, quel étonnant spectacle ! L’astronomie eût été quelque peu différente sous un ciel pareil hein ?
C’est la toute première génération d’étoiles. Ce sont les seules lumières qu’il y ait où que ce soit dans le cosmos tout neuf… Chacune de ces étoiles est cent mille fois plus massive que notre Soleil, mais elles brûlent leur combustible à une vitesse prodigieuse : leur durée de vie ne dépasse pas quelques millions d’années.
Et de fait, tandis qu’il parlait, je vis les étoiles grossir, rougir et se disperser comme de gros ballons surchauffés.
Ce fut bientôt fini. Et le ciel redevint noir. Il n’y avait plus que la luminescence verte des Vaisseaux du Temps qui s’enfonçaient résolument dans le passé.
Une clarté nouvelle, uniforme, commença à infiltrer l’espace qui m’entourait. Je me demandai si les étoiles d’une génération antérieure brillaient en cette ère primitive, génération envisagée ni par Nebogipfel ni par les Constructeurs avec qui il communiait. Mais je ne tardai pas à me rendre compte que cette clarté ne provenait pas d’une configuration de sources ponctuelles comme des étoiles ; c’était plutôt une lumière qui brillait tout autour de moi, comme si elle émanait de la structure de l’espace lui-même, bien que sa clarté se diaprât de taches plus lumineuses là où, conjecturai-je, flamboyaient des amas particulièrement denses de matière stellaire embryonnaire. Cette lumière était d’abord du rouge le plus sombre qui fût – à l’instar d’un coucher de soleil qui perce les nuages –, puis son éclat augmenta et elle escalada l’échelle familière des couleurs du spectre – orange, jaune, bleu – presque jusqu’au violet.
Je constatai que les Vaisseaux avaient resserré leurs rangs ; treillis verts découpés sur le néant éblouissant, ils se rassemblaient comme pour se rassurer. Des tentacules – des câbles de plattnérite – serpentèrent dans le vide lumineux entre les unités de la flotte transtemporelle puis se rejoignirent, intégrant leurs extrémités aux structures complexes des Vaisseaux. Toute l’armada qui m’entourait fut bientôt interconnectée par un réseau de filaments ciliés.
Même à ce stade primitif m’informa Nebogipfel, l’Univers a une structure. Les galaxies naissantes sont présentes sous forme de poches de gaz froid rassemblées dans des puits gravitationnels… Mais cette structure implose et se contracte à mesure que nous nous approchons de la Frontière.
Alors, c’est comme une explosion inversée, suggérai-je. De la mitraille cosmique qui s’effondre sur le site de la détonation. Toute la matière de l’Univers finira par fusionner en un point unique – un centre arbitraire –, et ce sera comme si un grandiose Soleil était né au milieu du vide infini de l’espace.
Non. C’est plus subtil que cela…
Il me remit en mémoire la flexion des axes de l’Espace-Temps sous-jacente au principe du voyage transtemporel.
Cette distorsion se produit en ce moment même, tout autour de nous, dit-il. Tandis que nous voyageons à rebours dans le temps, matière et énergie ne convergent pas dans un volume fixe, comme un essaim de mouches au centre d’une pièce vide… En réalité, c’est l’espace lui-même qui se replie – se comprime – et se ratatine comme une baudruche crevée ou comme un morceau de papier roulé en boule.
Je compris cette description, mais elle me remplit de terreur car je ne voyais pas comment la vie ni l’Esprit pourraient survivre à pareil écrasement !
La lumière universelle augmenta d’intensité et, étonnamment rapide, monta la gamme spectrale jusqu’à un violet aveuglant. Grumeaux et tourbillons palpitaient dans cette mer d’hydrogène comme des flammes dans un chaudron ; les Vaisseaux encordés étaient à peine visibles, silhouettes décharnées sur fond d’inégale clarté. Le ciel finit par être si lumineux que je ne vis plus que de la blancheur, comme si je regardais directement le Soleil.
Il y eut un choc silencieux – j’eus l’impression d’avoir entendu un coup de cymbales –, la lumière se précipita sur moi comme un liquide envahissant et je fus plongé dans une sorte de cécité blanche. J’étais immergé dans une lumière suprêmement intense, une lumière qui semblait inonder tout mon être. Je n’en distinguai plus les irrégularités et je ne voyais pas non plus les Vaisseaux transtemporels, pas même le mien !
J’appelai Nebogipfel.
Je ne vois plus rien. La lumière…
Sa voix était discrète et calme au milieu de cette fracassante illumination.
Nous avons atteint l’époque de l’Ultime Dispersion… L’espace est à présent en tout point aussi chaud que la surface du Soleil et rempli de matière électriquement chargée. L’Univers n’est plus transparent comme il le sera à notre époque…
Je compris pourquoi les Vaisseaux avaient été réunis par les cordages ciliés des Constructeurs : aucun signal ne pouvait assurément se propager dans une telle intensité lumineuse, dont l’éclat aveuglant augmenta jusqu’à ce que je fusse convaincu qu’il dépassait de loin les capacités de l’œil humain normal…, quand bien même un homme n’eût pas survécu un seul instant dans cette rayonnante fournaise cosmique !
Je flottais dans cette immensité, totalement seul. Si mes Constructeurs étaient là, je ne percevais aucunement leur présence. Mon impression de l’écoulement du temps s’affaiblit et disparut ; je ne pouvais dire si j’assistais à des événements durant des siècles ou des secondes, ou si j’observais l’évolution d’étoiles ou d’atomes. Avant d’entrer dans cette ultime soupe de lumière, j’avais conservé un sens résiduel de la spatialité : du haut et du bas, du proche et du lointain… Le monde autour de moi avait été structuré comme une vaste salle au milieu de laquelle j’étais suspendu. Mais à présent, en cette époque de l’Ultime Dispersion, tout cela m’avait abandonné. Poussière de conscience ballottée à la surface de ce grand Fleuve qui remontait à sa source tout autour de moi, je n’avais d’autre choix que de laisser cet ultime courant me porter là où il le voulait.
La soupe de radiations devint brûlante, intolérablement intense, et je vis que la matière de l’Univers, la matière qui composerait un jour les étoiles, les planètes et mon propre corps abandonné, n’était qu’une infime trace de concret, un agent contaminant dans ce bouillonnant maelström de lumière et d’astres. Enfin – j’étais apparemment capable de le voir –, même les noyaux des atomes se délitèrent sous la pression de cette lumière impitoyable. L’espace se remplit d’une soupe de particules encore plus élémentaires, qui se combinaient et se recombinaient tout autour de moi en une microscopique et complexe mêlée.
Nous sommes tout près de la Frontière, chuchota Nebogipfel. Du commencement du temps lui-même… et pourtant il vous faut vous imaginer que nous ne sommes pas seuls : que notre Histoire – ce jeune Univers rayonnant – n’est qu’un Univers parmi un nombre infini d’autres qui ont émergé de cette Frontière ; et qu’à mesure que nous reculons tous les membres de cette Multiplicité convergent vers cet instant, cette Frontière, comme des oiseaux en piqué…
Mais la contraction générale se poursuivait : la température continua de s’élever, la densité de la matière et de l’énergie continua de croître ; puis même ces ultimes fragments de radiation et de matière furent résorbés dans le cadavre dévorant de l’Espace-Temps et leurs énergies emmagasinées dans la contrainte de cette suprême Torsion.
Jusqu’à ce que, finalement…
Les dernières particules étincelantes se détachèrent doucement de moi et l’éclat aveuglant de la radiation s’exaspéra jusqu’à l’invisibilité.
À présent, seule une clarté gris-blanc emplissait ma conscience : mais c’est là une métaphore, car je savais que ce que j’éprouvais alors n’était pas la lumière de la Physique mais cette lueur conjecturée par Platon, la lumière sous-jacente à toute conscience, la lumière devant laquelle la matière, les événements et les esprits ne sont que de simples ombres.
Nous avons atteint la Nucléation, dit tout bas Nebogipfel. L’Espace et le Temps sont tellement enchevêtrés qu’ils ne peuvent plus se distinguer. Il n’y a plus de Physique, ici… Il n’y a pas de Structure. On ne peut montrer du doigt et dire : ça, c’est là-bas, à telle distance ; et moi, je suis ici. Il n’y a pas de Mesure, pas d’Observation… Tout est Un.
Et, de même que notre Histoire s’est réduite à un seul point incandescent, la Multiplicité des Histoires a convergé. La Frontière elle-même est en train de s’abolir – le comprenez-vous ? –, perdue dans les possibilités infinies de la Multiplicité effondrée…
Puis il y eut une impulsion lumineuse, unique, très brillante, vert plattnérite.
La Multiplicité unifiée se convulsa. Je fus déchiré – étiré, malmené – comme si le grand Fleuve de la causalité qui me portait était devenu turbulent et hostile.
Nebogipfel ?…
Sa voix était joyeuse, il exultait.
Ce sont les Constructeurs ! Les Constructeurs…
Les secousses s’atténuèrent. La dominante verte disparut, et je fus à nouveau immergé dans la lumière blanc-gris de l’instant de la Création. Apparut alors une lumière nouvelle, carrément blanche, qui ne persista qu’un moment ; puis je vis la matière et l’énergie se condenser comme de la rosée à partir d’un nouveau dénouement de l’Espace et du Temps.
J’étais reparti vers le futur, loin de la Frontière. J’avais été projeté dans une nouvelle Histoire, issue de la Nucléation. La lumière universelle demeurait aveuglante, de plusieurs magnitudes supérieure, sans aucun doute, à celle du centre du Soleil.
Les Vaisseaux du Temps ne m’accompagnaient plus – peut-être leurs formes physiques n’avaient-elles pu survivre à la traversée de la Nucléation –, et le réseau de plattnérite qui m’environnait avait disparu. Mais je n’étais pas seul ; tout autour de moi, comme des flocons de neige saisis par l’éclair du magnésium, voletaient et tournoyaient des parcelles de plattnérite. Je savais qu’elles formaient la conscience élémentaire des Constructeurs et je me demandai si Nebogipfel était parmi cette foule désincarnée et si j’apparaissais moi-même aux autres sous la forme d’un point caracolant.
Mon voyage dans le temps s’était-il inversé ? Allais-je remonter encore une fois les courants de l’Histoire jusqu’à ma propre époque ?
… Nebogipfel ? M’entendez-vous encore ?
Je suis là.
Que se passe-t-il ? Sommes-nous repartis dans le temps une fois de plus ?
Non.
Il y avait toujours dans sa voix désincarnée une note d’exultation, voire de triomphe.
Mais alors, que nous arrive-t-il ?
Ne le voyez-vous pas ? Ne l’avez-vous donc pas compris ? Nous sommes allés au-delà de la Nucléation. Nous avons atteint la Frontière. Et…
Oui ?
Considérez la Multiplicité comme une surface, dit-il. La totalité de la Multiplicité est lisse, fermée, uniforme : sphérique. Et les Histoires sont comme des méridiens tracés entre les pôles de cette sphère…
Et nous avons atteint l’un des pôles à bord des Vaisseaux transtemporels.
Oui. Ce point où convergent tous les méridiens. Et, à cet instant précis d’une infinité de possibles, les Constructeurs ont mis à feu leurs Moteurs non linéaires… Les Constructeurs ont circulé d’une Histoire à l’autre. Ils ont suivi – et nous avec eux – des trajectoires de Temps imaginaire, trajectoires griffonnées obliquement à la surface du globe de la Multiplicité, jusqu’à ce que nous eussions atteint cette nouvelle Histoire…
À présent, le nuage de Constructeurs – ils étaient des millions, songeai-je – se dispersa comme une gerbe de feu d’artifice. On eût dit qu’ils tentaient de combler le vide initial avec la lumière et la conscience rapportées par nous d’un cosmos différent. Et, tandis que se déployait le nouvel Univers, la lueur rémanente de la Création s’éteignit dans une incommensurable obscurité.
Tel était le résultat final – la conclusion logique – de mon bricolage avec les propriétés de la lumière et la distorsion du cadre de l’Espace-Temps qui lui était associée. Tout cela, même l’effondrement de l’Univers et cette grandiose traversée des Histoires multiples, tout cela s’était développé, inévitablement, à partir de mes propres expériences, à partir de ma regrettée Machine originelle de cuivre et de quartz…
Pour aboutir à ceci : le passage de l’esprit d’un Univers à l’autre.
Mais où sommes-nous parvenus ? Quelle est cette Histoire ? Est-elle comme la nôtre ?
Non, dit Nebogipfel. Non, elle n’est pas comme la nôtre.
Pourrons-nous y vivre ?
Je ne sais pas… Elle n’a pas été choisie pour nous. N’oubliez pas que les Constructeurs ont recherché – entre toutes les infinies possibilités qui sont la Multiplicité – un Univers qui soit optimal pour eux.
Oui. Mais que peut signifier « optimal » pour un Constructeur ?
Je me représentai de vagues images du ciel – paix, sécurité, beauté, lumière – mais je savais que ces représentations étaient irrémédiablement anthropomorphes.
Je vis alors une lumière nouvelle émerger de l’obscurité ambiante. Je crus d’abord qu’il s’agissait d’une rémanence de la boule de feu au commencement du temps, mais elle était trop douce, trop insistante pour cela ; c’était plutôt une clarté stellaire.
Les Constructeurs ne sont pas humains, dit le Morlock. Mais ils sont les héritiers de l’Humanité. Et l’audace de leur entreprise est stupéfiante.
Parmi les myriades de possibilités, les Constructeurs ont recherché cet Univers – le seul, l’unique – qui est Infini dans son étendue et Éternel quant à son âge, où la Frontière au Commencement du Temps a été rejetée dans un passé infini.
Nous avons voyagé, au-delà de la Nucléation, jusqu’à la Frontière du Temps et de l’Espace eux-mêmes. Et des doigts de singe se sont tendus vers la Singularité qui y réside et l’ont repoussée !
La lumière stellaire jaillissait à présent de sous l’obscurité tout autour de moi ; les étoiles s’embrasaient d’un bout à l’autre du ciel, qui ne tarda pas à flamboyer, aussi brillant que la surface du Soleil.
Un Univers infini !
Pour qui cherche à apercevoir, entre les nuages et les fumées de Londres, les étoiles qui délimitent la voûte céleste, le firmament semble si vaste et si immuable qu’il est facile de supposer que le cosmos est éternel et qu’il existe depuis toujours.
… Mais il ne peut en être ainsi. Qu’on se pose seulement une question relevant du bon sens : pourquoi le ciel est-il sombre ? et l’on comprendra pourquoi.
S’il y avait un Univers infini, dans lequel étoiles et galaxies s’étendraient dans un vide sans limites, alors, où que l’on portât son regard, l’œil devrait rencontrer un rayon lumineux issu de la surface d’une étoile. Le ciel nocturne brillerait partout aussi intensément que le Soleil…
Les Constructeurs avaient défié l’obscurité du ciel lui-même.
Mes impressions avaient le tranchant du diamant : il n’y avait pas de diffusion, pas de flou, pas d’atmosphère, rien que cette infinie brillance incrustée d’une myriade de points lumineux. Çà et là, je crus deviner des motifs et distinguer des structures – des constellations d’étoiles plus brillantes –, mais l’ensemble était si aveuglant que je ne pouvais jamais apercevoir deux fois le même motif.
Au-dessus et au-dessous de moi, les étincelles de plattnérite qui m’accompagnaient – les Constructeurs et, parmi eux, Nebogipfel – m’abandonnèrent comme les fragments vert luminescent d’un rêve. J’étais isolé. Je n’éprouvais ni peur ni inconfort. Les secousses que j’avais subies lors de la Non-Linéarité s’étaient abolies et je n’avais plus conscience du lieu, de l’heure ni de la durée…
Mais ensuite – au bout d’un laps de temps que je ne pus mesurer – je m’aperçus que je n’étais pas seul.
La forme se matérialisa sur fond d’étoiles comme si le cliché-verre d’une lanterne magique s’était dressé devant moi. Ce fut d’abord une simple ombre sur l’aveuglante clarté ambiante – et je n’étais pas sûr qu’il y eût vraiment là quelque chose hormis les projections de mon imagination désespérée –, mais elle finit par acquérir une certaine consistance.
C’était comme une boule de chair flottant dans le vide aussi librement que moi. J’estimai qu’elle était à huit ou dix pieds de ma personne – où que je fusse, quoi que je fusse – et avait environ quatre pieds de diamètre. Des tentacules pendaient de sa partie inférieure. J’entendis un murmure confus. L’être avait un bec charnu, aucune trace de narines et deux énormes paupières qui se retroussèrent alors comme des rideaux, révélant des yeux – des yeux humains – qui se fixèrent sur moi.
Je le reconnus, évidemment : c’était l’un des êtres que j’avais surnommés les Veilleurs, ces énigmatiques visiteurs aperçus lors de mes expéditions transtemporelles.
L’être flottant se rapprocha de moi. Il étira ses tentacules et je constatai que les extrémités en étaient articulées et rassemblées en deux grappes, comme des mains déformées et allongées. Ces appendices n’étaient pas mous et dépourvus d’os comme ceux d’un poulpe mais dotés de jointures multiples et semblaient se terminer par des ongles ou des sabots, mais c’étaient plutôt, à vrai dire, des sortes de doigts.
Ce fut alors comme s’il m’emportait. Rien de tout cela ne pouvait être réel – songeai-je désespérément – car je n’étais plus réel, n’est-ce pas ? J’étais une manifestation ponctuelle de conscience ; il n’y avait rien de ma personne qu’on pût soulever de cette manière…
Et, pourtant, j’avais l’impression d’être au creux de ses bras – étrangement en sécurité.
Le Veilleur était démesurément grand. Sa peau était lisse, couverte de poils fins et duveteux ; ses yeux bleu ciel, immenses, avaient toute la complexité des yeux humains, et je pouvais même à présent percevoir son odeur : animale, douceâtre, musquée, une odeur de lait, peut-être. Je fus frappé de constater à quel point il était humain. Cela pourra sembler bizarre, mais là – si près du monstre, suspendu dans cette immensité non structurée –, ses points communs avec la forme humaine étaient plus frappants que ses différences, plus grossières. Je me persuadai peu à peu qu’il était effectivement humain : déformé, peut-être, par l’immensité du temps évolutif, mais apparenté à moi d’une manière ou d’une autre.
Bientôt, le Veilleur me relâcha et je sentis que je m’écartai de lui.
Ses yeux clignèrent ; j’entendis le lent froissement de ses paupières. Puis les monstrueux globes oculaires balayèrent le ciel uniformément éblouissant comme s’ils cherchaient quelque chose. Il s’éloigna de moi dans un infime soupir et pivota, laissant ses tentacules flotter derrière lui.
Un bref sursaut de panique s’empara de moi – car je ne désirais nullement rester échoué en naufragé solitaire dans la perfection désolée de l’Optimalité –, mais, un instant plus tard, flottant sans volition aucune, comme une feuille morte soulevée au passage des roues d’une voiture, je suivis le Veilleur.
J’ai évoqué ces semblants de constellations que j’avais vus resplendir sur l’arrière-plan gorgé de lumière de l’espace infini. Il me sembla alors qu’un groupe d’étoiles, devant nous, se dispersait comme un vol d’oiseaux, tandis qu’un autre, derrière nous (je pouvais faire pivoter mon point de vue), se contractait.
Était-ce possible ? Se pouvait-il que je fusse emporté à une vitesse si considérable que les étoiles elles-mêmes traversaient mon champ visuel tels des réverbères vus d’un train ?
Soudain apparurent une multitude de particules rocheuses en suspension dans le vide où elles brillaient comme des poussières dans un rayon de soleil ; elles tourbillonnèrent autour de moi et disparurent en un clin d’œil loin derrière nous. Je ne vis ni planètes ni corps rocheux quelconques tout le temps que je séjournai dans cette Histoire optimale, hormis ce banc de grains de poussière ; et je me demandai si la chaleur et la radiation intenses qui régnaient ici risquaient de perturber la condensation des planètes à partir des débris ambiants.
L’Univers défila de plus en plus vite dans un sillage de poussières tourbillonnantes sur fond de lumière uniforme. Les étoiles devinrent plus brillantes puis s’embrasèrent, points lumineux explosant en globes qui se précipitaient sur moi et disparaissaient quelques instants plus tard.
Nous prîmes de la hauteur puis survolâmes le plan d’une galaxie, grandiose girandole d’étoiles dont les couleurs variées ressortaient, pâles et atténuées, sur la blancheur générale du ciel. Mais ce gigantesque système ne tarda pas lui aussi à rapetisser en dessous de moi, devenant alors un disque lumineux tourbillonnant et enfin une minuscule tache de lumière floue perdue au milieu de millions d’autres.
Et, tout le temps que dura ce prodigieux survol – qu’on se le représente ! –, je conservai l’image des épaules rondes et ténébreuses du Veilleur qui caracolait juste devant moi dans cette marée lumineuse, nullement troublé par les paysages stellaires que nous traversions.
Je songeai aux occasions où j’avais observé cette créature et ses compagnons. J’avais perçu comme un infime murmure au cours de mes premières expéditions dans le temps ; puis j’avais vu pour la première fois un Veilleur de près lorsque, à la lumière du Soleil moribond d’un lointain futur, j’avais vu cet objet se déplacer par bonds spasmodiques, au loin, sur un haut-fond, comme une sorte de ballon de football, tout luisant d’eau. Je l’avais alors pris pour un natif de ce monde condamné, mais ce n’en était pas un, pas plus que moi. Et, plus tard, il y avait eu ces images, reçues au travers d’une luminescence vert plattnérite, des Veilleurs flottant autour de la Machine tandis que je m’enfuyais dans le temps.
Tout au long de ma brève et spectaculaire carrière de Voyageur transtemporel, j’avais donc été suivi – étudié – par les Veilleurs.
Les Veilleurs devaient avoir la faculté de suivre à volonté les lignes du Temps imaginaire et de franchir les Histoires infiniment nombreuses de la Multiplicité aussi facilement qu’un paquebot traverse les courants océaniques ; les Veilleurs avaient repris les Moteurs non linéaires rudimentaires et explosifs mis au point par les Constructeurs et les avaient portés à un degré élevé de perfection.
Nous entrâmes alors dans un vide immense – un trou de l’Espace – fermé par des faisceaux et des plans, nappes de lumière composées de galaxies et de nuées stellaires à faible densité. Même ici, à des millions d’années-lumière de la plus proche de ces nébuleuses, le rayonnement général continuait de se déverser et le ciel autour de moi était saturé de lumière. Et, au-delà des grossières parois de cette cavité, je distinguai une structure plus vaste : je voyais que « mon » vide n’était qu’un exemplaire parmi bien d’autres dans un champ plus étendu de systèmes stellaires, comme si l’Univers était rempli d’une sorte de mousse dont les bulles s’enflaient en une écume de brillante matière stellaire.
Je discernai bientôt une bizarre régularité dans cette mousse. Sur un côté, par exemple, mon vide était délimité par un plan de galaxies. Cette surface plane d’une matière si densément comprimée qu’elle était sensiblement plus lumineuse que le ciel était si clairement définie – si plate et si vaste – qu’une idée germa dans mon esprit fécond : et si cette configuration n’était pas naturelle ?
Je l’examinai alors plus attentivement. Ici, me dis-je, je voyais un autre plan, nettement défini ; là, je distinguais une sorte de lance lumineuse, absolument rectiligne, qui semblait franchir l’espace d’une paroi à l’autre ; et, là encore, je voyais un vide, mais en forme de cylindre, aux contours tout à fait précis…
Le Veilleur oscillait devant moi, les tentacules baignés de clarté stellaire, les yeux grands ouverts et fixés sur moi.
Artificiel. Ce mot était inévitable, et la conclusion était si limpide que j’aurais dû la tirer depuis longtemps, n’eût été l’échelle monstrueuse de tout cela !
L’Histoire optimale était fabriquée, et, si les Veilleurs m’avaient emmené dans ce gigantesque voyage, c’était pour me faire comprendre cet artifice.
Je me rappelai les vieilles prédictions selon lesquelles un Univers infini risquait un catastrophique effondrement gravitationnel : encore une raison pour laquelle notre propre cosmos ne pouvait logiquement être infini. Car, tout comme la Terre et d’autres planètes s’étaient condensées à partir de nodosités dans le turbulent nuage de débris entourant le Soleil naissant, il y aurait des tourbillons dans le nuage – plus volumineux – des galaxies qui peuplaient l’Histoire optimale, tourbillons dans lesquels viendraient culbuter étoiles et galaxies à une immense échelle.
Or les Veilleurs prenaient manifestement en charge l’évolution de leur cosmos de manière à éviter pareilles catastrophes. J’avais appris comment l’Espace et le Temps étaient des entités dynamiques, modifiables. Les Veilleurs manipulaient eux-mêmes la flexion, l’effondrement, la torsion et le cisaillement de l’Espace-Temps pour aboutir à un cosmos stable.
Cette minutieuse gestion ne pouvait manifestement pas avoir de fin si l’Univers devait rester viable, et, songeai-je, si l’Univers était éternel, elle ne pouvait pas avoir de commencement non plus. Cette idée me troubla brièvement car c’était un paradoxe, une logique circulaire. Il fallait que la Vie existât afin de manipuler les conditions qui rendent son existence possible ici…
Mais je ne tardai pas à réfuter pareilles confusions ! J’étais bien trop casanier dans mes réflexions : je ne tenais pas compte du caractère infini des choses. Puisque cet Univers était infiniment vieux – et que la Vie y existait depuis un temps infini –, le cycle de la Vie préservant les conditions de sa propre survie n’avait pas de commencement. La Vie existait ici parce que l’Univers était viable ; et l’Univers était viable parce que la Vie existait ici pour le prendre en charge…, et ainsi de suite, dans une régression infinie, sans commencement… et sans paradoxe !
J’eus une condescendance amusée pour ma propre confusion. Il me faudrait manifestement un certain temps pour assimiler le sens de l’Infini et de l’Éternité !
Mon Veilleur s’immobilisa et tourna sur lui-même dans le vide comme un ballon de chair. Les yeux monstrueux se posèrent sur moi : sombres, immenses, les pupilles grosses comme des soucoupes qui renvoyaient l’éclat du firmament saturé de lumière ; mon monde était enfin rempli par ce regard insistant et démesuré qui excluait tout le reste, jusqu’au flamboiement céleste…
C’est alors que le Veilleur commença à se dissoudre. Je ne voyais plus la dispersion des constellations lointaines, l’écumante structure galactique ni même le ciel de feu, ou, plutôt, j’étais conscient de tout cela en tant qu’aspect de la réalité, mais aspect superficiel seulement. Si l’on accommode sur une vitre et qu’ensuite on relâche délibérément les muscles oculaires pour fixer un paysage éloigné, si bien que la poussière déposée sur la vitre disparaît de la conscience, on aura une idée de l’effet que je décris.
Mais la modification subie par ma perception n’était évidemment pas produite par rien d’aussi concret que des mouvements oculaires et le changement de perspective que j’éprouvai impliquait un peu plus qu’un décalage de mise au point.
Je vis – ou, du moins, je crus voir – la structure interne de la Nature.
Je vis des atomes : des points de lumière, comme autant d’étoiles miniatures, qui remplissaient l’espace dans une sorte de réseau qui s’étendait à l’infini autour de moi et que je voyais aussi clairement qu’un médecin peut voir le contour des côtes sous la peau d’un torse. Les atomes pétillaient et étincelaient ; ils tournaient sur leurs axes minuscules et étaient connectés par une trame complexe de fils lumineux, du moins en eus-je l’impression ; je me rendis compte que je devais voir une représentation graphique des forces électrique, magnétique et gravitationnelle et d’autres encore. Comme si l’Univers était rempli d’une sorte d’horlogerie cosmique, intégralement dynamique, dans laquelle les configurations des liaisons et des atomes évoluaient en permanence.
Le sens de cette bizarre vision me fut immédiatement clair, car je voyais ici un autre exemple de la régularité que j’avais observée dans les galaxies et les étoiles. Je voyais que la signification et la structure imprégnaient la moindre bouffée de gaz, le moindre atome vagabond. Il y avait un dessein dans l’orientation de chaque atome, le sens de sa rotation, les liaisons entre lui et ses voisins. Comme si l’Univers tout entier était devenu une sorte de Bibliothèque destinée à recueillir la sagesse collective de cette archaïque version de l’Humanité ; la plus infime trace de matière était manifestement cataloguée et exploitée… c’était là le but suprême de l’Intelligence, exactement comme Nebogipfel l’avait prédit !
Mais cette configuration était plus qu’une Bibliothèque, plus qu’une collection passive de données poussiéreuses, car j’avais l’impression que la vie palpitait tout autour de moi. On eût dit que la conscience était répartie d’un bout à l’autre de ces vastes assemblages de matière.
L’Esprit remplissait cet Univers, s’insinuant dans sa texture même ! Pensée et conscience déferlaient en vagues immenses sur ce déploiement d’information. J’étais stupéfait par l’échelle de tout ce processus, dont je ne pouvais appréhender la nature infinie. Ma propre espèce, elle, s’était limitée à la manipulation de la couche externe d’une insignifiante planète, les Morlocks à leur Sphère ; les Constructeurs n’avaient disposé que d’une galaxie, d’un système stellaire parmi des millions.
Mais, ici, l’Esprit avait tout dans son infinitude.
Je compris enfin de visu le sens et le but d’une Vie infinie et éternelle.
L’Univers était infiniment vieux et infiniment étendu ; l’Esprit lui aussi était infiniment vieux. L’Esprit s’était assuré la maîtrise de toute la Matière et de toutes les Forces, avait emmagasiné une quantité infinie d’Information.
Ici, l’Esprit était omniscient, omnipotent et omniprésent. Les Constructeurs, par leur audacieux défi lancé aux commencements du temps, avaient réalisé leur idéal. Ils avaient transcendé le fini et colonisé l’infini.
Atomes et forces passèrent à l’arrière-plan de mon attention immédiate et mes yeux s’emplirent une fois de plus de la lumière inflexible et des formations stellaires de ce cosmos. Le Veilleur qui m’accompagnait avait disparu et j’étais seul, suspendu dans l’espace comme une sorte de point de vue désincarné, et je tournais lentement sur moi-même.
L’inépuisable clarté stellaire m’entourait de tous côtés. Je percevais la petitesse des choses, de ma personne, le peu d’intérêt de mes mesquines préoccupations. Dans un Univers infini et éternel, constatai-je, il n’y a pas de Centre ; il ne peut y avoir de Commencement ni de Fin. Chaque événement, chaque point est rendu identique à tous les autres par l’incommensurabilité de l’espace dans lequel il réside… Dans un Univers infini, j’étais devenu infinitésimal.
Je n’ai jamais tellement été entiché de poésie, mais je me rappelai alors deux vers de Shelley à propos de la vie, qui, comme un dôme de verre multicolore / teinte la radieuse blancheur de l’Éternité… et ainsi de suite. Eh bien, j’en avais à présent fini avec la vie ; l’enveloppe du corps, l’illusion superficielle de la matière même, tout cela m’avait été arraché et j’étais immergé, à jamais peut-être, dans la radieuse blancheur dont parlait le poète.
J’éprouvai l’espace d’un instant un étrange sentiment de paix. La première fois que j’avais constaté l’impact de ma Machine transtemporelle sur le déroulement de l’Histoire, j’avais fini par croire que mon invention était une création immensément malfaisante, responsable de la destruction et de la distorsion arbitraires de l’Histoire : de l’élimination, par une simple pression sur les manettes de commande, de millions d’âmes humaines encore à naître. Or je constatai enfin que la Machine transtemporelle n’avait pas détruit d’Histoires et qu’elle en avait plutôt créé. Toutes les Histoires possibles existent au sein de la Multiplicité, serrées les unes contre les autres dans un infini catalogue des Éventualités. Toute Histoire possible, avec sa cargaison d’Intelligence, d’Amour et d’Espoir, existait quelque part dans la Multiplicité.
Mais ce n’était pas tant la réalité de la Multiplicité que ce qu’elle signifiait pour la destinée de l’homme qui me touchait à présent.
L’homme, j’en étais convaincu depuis que j’avais lu Darwin, avait été pris dans un conflit entre les aspirations de son âme, démesurément élevées, et la bassesse de sa nature physique qui risquait, à la longue, de le clouer au sol. J’avais cru voir dans les Éloï comment la main morte de l’Évolution – l’héritage de la bête en nous – finirait par détruire les rêves de l’homme et réduire son séjour sur la Terre à une brève et glorieuse lueur d’intelligence.
Ce conflit, implicite dans la forme humaine, s’était, je crois, imposé à moi comme un conflit à l’intérieur de mon propre esprit. Si Nebogipfel avait raison de dire que je nourrissais pour le Corps une sorte de dégoût, alors c’était peut-être ma conscience accrue de ce conflit prolongé sur des millions d’années qui en était la raison ! J’avais viré de bord dans mes opinions et mes raisonnements, passant d’une sorte de morne désespoir, une haine des fondements bestiaux de notre intellect à un aimable et quelque peu imprudent utopisme : le rêve qu’un jour nos cerveaux seraient purifiés, comme guéris d’un délire épidémique, et que nous nous installerions dans une société fondée sur les principes de la logique, de la science, et d’une justice en soi évidente.
Or la découverte – ou la construction – et la colonisation de cette Histoire finale venaient de changer tout cela. Ici, l’homme avait enfin surmonté ses humbles origines et la dégradation de la Sélection naturelle ; ici, plus de retour à l’obscur oubli de la mer archaïque et vide d’intelligence dont nous avions émergé : le futur était devenu une ascension infinie dans un air peuplé d’Histoires innombrables.
Je sentis que j’étais enfin sorti de l’Obscurité du désespoir évolutif pour entrer dans la Lumière de l’infinie sagesse.
Or, comme on ne sera peut-être pas surpris de l’apprendre si l’on m’a suivi jusqu’ici, cet état d’esprit – cette sorte d’acceptation élégiaque – ne dura pas longtemps !
J’essayai de voir ce qui m’entourait. Je m’efforçai de percevoir le moindre bruit, le moindre détail, de détecter la moindre marbrure dans cette sphère de lumière, mais – pendant un certain temps – il n’y eut qu’un silence infini et une brillance intolérable.
J’étais devenu un point désincarné, vraisemblablement immortel, incrusté dans le plus grandiose des artifices : un Univers dont les forces et les particules étaient totalement soumises à l’Esprit. C’était magnifique, certes, mais atrocement inhumain, et une consternation accablante s’abattit sur moi.
Avais-je quitté l’Être pour quelque chose qui n’était ni l’Être ni le Non-Être ? Si c’était le cas, je n’avais pas encore atteint la paix de l’Éternité. J’avais encore l’âme d’un homme, lestée de toute la curiosité et de la soif d’action qui font depuis toujours partie de la nature humaine. Il y a chez moi trop de l’Occidental, et je ne tardai pas à me lasser de cet entracte de Contemplation désincarnée !
Puis, après un laps de temps que je ne pus mesurer, je me rendis compte que l’éclat du ciel n’était pas uniformément absolu. Il y avait comme une brume – un infime assombrissement – à la périphérie de ma vision.
Je guettais l’apparition d’ères géologiques, et il me sembla qu’au fil de cette longue attente la brume devenait plus distincte, formant une sorte de cercle autour de mon champ visuel, comme si je regardais par l’ouverture d’une caverne. C’est alors, au milieu de cette embrasure spectrale, que je discernai un nuage aux contours irréguliers, une diaprure tranchant sur la luminosité ambiante. Je vis un assemblage de tiges et de disques, grossiers et indistincts, disposés comme des fantômes sur l’arrière-plan étoilé. Dans un angle de cette image se trouvait un cylindre coloré en vert pur.
Je fus saisi d’une impatience enfiévrée. Qu’était cette irruption d’ombres dans l’interminable midi de l’Histoire optimale ?
Les contours de la caverne se précisèrent ; je me demandai s’il s’agissait de quelque souvenir submergé du paléocène. Et, quant à cet assemblage imprécis de tiges et de disques, j’avais fortement l’impression de l’avoir déjà vu quelque part : il m’était aussi familier que la paume de ma main, et pourtant, dans ce contexte transformé, je n’arrivais pas à le reconnaître…
Brusquement, je compris tout. Les tiges et autres éléments étaient ma Machine transtemporelle. Les lignes, là-bas, qui occultaient une constellation, étaient les barres de cuivre qui formaient le châssis principal du véhicule ; et ces disques enveloppés de galaxies devaient être mes compteurs chronométriques. C’était ma Machine originelle, que j’avais crue perdue, démontée et finalement détruite dans l’attaque allemande de Londres en 1938 !
La matérialisation de cette vision s’accélérait. Les tiges de cuivre brillaient – j’aperçus un peu de poussière sur les cadrans des compteurs aux aiguilles tourbillonnantes – et je reconnus la lueur verte de la plattnérite qui imprégnait le quartz dopé de l’infrastructure. Baissant les yeux, je vis deux gros cylindres, plus sombres – mes propres jambes, vêtues de serge vert jungle ! – et ces objets complexes, pâles et velus, devaient être mes mains, reposant sur les manettes de commande de la Machine.
Je compris enfin le sens de cette caverneuse embouchure autour de mon champ visuel. C’était le cadre formé par mes orbites, mon nez et mes joues. Une fois de plus, je regardai le monde depuis la plus obscure des cavernes : mon propre crâne.
J’eus l’impression d’être déposé dans l’enveloppe de mon corps. Doigts et jambes se rattachèrent à ma conscience. Je sentais les contours froids et fermes des leviers dans ma main et le léger picotement de la sueur sur mon front. C’était un peu, j’imagine, comme lorsqu’on reprend conscience après la narcose du chloroforme ; lentement, subtilement, je recouvrais ma personnalité. Je perçus alors une oscillation, puis la sensation de chute caractéristique du voyage dans le temps.
Au-delà de la Machine transtemporelle, ce n’étaient que ténèbres – je ne voyais rien du monde extérieur –, mais je devinai, à l’ampleur décroissante du ballottement, que le véhicule ralentissait. Je regardai autour de moi et fus récompensé par le poids d’un crâne plein sur mes vertèbres cervicales ; après ma période désincarnée, j’avais l’impression de braquer une pièce d’artillerie, mais seules d’infimes vestiges de l’Histoire optimale subsistaient dans mon champ de vision : ici, une traînée d’amas galactiques, là, un fragment de clarté stellaire. En cet ultime instant, avant que mon lien intangible ne fut finalement rompu, je vis encore l’austère visage rond de mon Veilleur aux yeux immenses et songeurs.
Puis cet Univers disparut – absolument – et je redevins intégralement moi-même. Je sentis monter en moi une joie sauvage et primitive !
La Machine transtemporelle s’arrêta dans une embardée. L’engin versa et je fus projeté, la tête la première, dans une obscurité totale.
J’entendis un coup de tonnerre. Une pluie drue et persistante martelait brutalement mon cuir chevelu et ma chemise de jungle. En un instant, je fus trempé jusqu’aux os : quel beau temps pour retrouver la corporéité ! me dis-je.
J’avais été déposé sur une plaque meuble de gazon spongieux devant la Machine retournée. Il faisait très sombre. J’étais apparemment sur une petite pelouse entourée de buissons dont les feuilles dansaient sous l’impact de la pluie. Un nuage de gouttelettes en suspension entourait la Machine. J’entendis le murmure d’une masse d’eau dans le voisinage et le crépitement de la pluie sur cette vaste surface liquide.
Je me relevai et regardai autour de moi. Juste à côté, il y avait un édifice, simple silhouette sur le ciel gris anthracite. Je remarquai à présent une faible lueur verte qui émanait de dessous le véhicule retourné. Je vis qu’elle provenait d’un flacon, cylindre de verre d’environ six pouces de hauteur : une fiole graduée usuelle de huit onces. Manifestement logée dans le bâti de la Machine, elle était tombée dans l’herbe.
Je tendis la main pour ramasser le flacon. La lueur verdâtre était émise par une poudre à l’intérieur : de la plattnérite.
On m’appela par mon nom.
Je me retournai, décontenancé. La voix était douce, presque masquée par le chuintement de la pluie sur le gazon.
Petite, quasi enfantine, une silhouette se dressait à moins de dix pieds de moi ; son crâne et son dos étaient revêtus de longs cheveux lisses que la pluie avait collés contre une chair blafarde. Des yeux énormes, gris-rouge, étaient fixés sur moi.
— Nebogipfel ?
Puis une sorte de circuit se ferma dans mon cerveau stupéfait.
Je me retournai pour examiner une fois de plus la silhouette massive de l’édifice. Ici, le balcon en fer, plus loin, la cuisine attenante à la salle à manger et sa petite fenêtre entrouverte et, au fond, la forme trapue du laboratoire…
J’étais chez moi ; ma Machine m’avait déposé sur la pelouse en pente derrière la maison, entre celle-ci et la Tamise. J’étais retourné – après tout ce que j’avais vécu ! – à Richmond.
Comme nous l’avions déjà fait une fois, bien des cycles historiques auparavant, Nebogipfel et moi remontâmes Petersham Road jusqu’à ma maison. La pluie sifflait sur les pavés. L’obscurité était presque complète ; l’unique éclairage venait en fait du flacon de plattnérite qui luisait comme une pâle ampoule électrique, projetant une lueur ténébreuse sur le visage de Nebogipfel.
Je caressai du bout des doigts la délicate et familière ferronnerie de la balustrade devant le jardinet. L’élégante façade pseudo-antique, les colonnes du porche, les rectangles assombris de mes fenêtres –, j’avais bien cru ne plus jamais les revoir !
— Vous avez retrouvé vos deux yeux, dis-je tout bas à Nebogipfel.
Il jeta un coup d’œil à son corps rénové, ouvrant des mains dont la chair pâle brilla à la lueur de la plattnérite.
— Je n’ai pas besoin de prothèses, dit-il. Plus maintenant. À présent que j’ai été reconstruit, comme vous-même, d’ailleurs.
Je reposai les mains contre ma poitrine. Le tissu de la chemise était grossier et rugueux sous ma paume, et mon sternum était dur, lui aussi. Tout semblait suffisamment solide. Et j’avais toujours l’impression d’être moi-même : je conservais une continuité de conscience, un fil mnémonique glorieux et unique qui, par-delà tout l’enchevêtrement des Histoires, me ramenait aux jours plus simples de mon enfance. Mais pouvais-je être le même homme ? J’avais été mis en pièces dans l’Histoire optimale puis reconstitué. Je me demandai ce qui restait en moi de cet Univers de lumière.
— Nebogipfel, vous vous rappelez pratiquement tout, après que nous eûmes franchi la Frontière au commencement du temps, le ciel flamboyant, et tout le reste ?
— Je me souviens de tout. Pas vous ?
Ses yeux étaient deux globes noirs.
— Je n’en suis pas sûr, dis-je. Tout cela semble à présent une sorte de rêve, surtout ici, sous cette froide pluie anglaise.
— Mais l’Histoire optimale est la réalité. Tout ceci, chuchota-t-il en désignant d’un geste vague l’innocent Richmond, ces Histoires partielles, suboptimales, c’est le rêve.
J’examinai de près le récipient contenant la plattnérite. C’était un vulgaire flacon à usage médical muni d’un bouchon de caoutchouc ; il va sans dire que j’ignorais totalement d’où il provenait ni comment il s’était retrouvé coincé dans les entretoises de mon véhicule.
— Eh bien, ceci est assez réel, dis-je en brandissant l’objet. C’est une solution vraiment très élégante, n’est-ce pas ? La boucle est bouclée, pour ainsi dire.
Je me dirigeai vers la porte d’entrée.
— Je crois que vous feriez mieux de vous mettre à couvert avant que je sonne.
Il recula dans l’ombre du porche et devint totalement invisible.
Je tirai la sonnette.
J’entendis une porte s’ouvrir à l’intérieur de la maison, un cri assourdi – « J’y vais ! » – puis un pas lourd et impatient dans l’escalier. Une clé cliqueta dans la serrure et la porte s’ouvrit en grinçant.
Une bougie crépitant dans un chandelier en cuivre fut brusquement pointée sur moi par l’embrasure ; le visage large et rond d’un jeune homme me regarda avec des yeux bouffis de sommeil. Il avait vingt-trois ou vingt-quatre ans et portait une robe de chambre usée jusqu’à la corde jetée par-dessus une chemise de nuit froissée ; ses cheveux brun foncé dépassaient des côtés de sa tête bizarrement volumineuse.
— Oui ? dit-il sèchement. Il est plus de trois heures du matin, au cas où vous ne le sauriez pas…
J’ignore ce que j’avais eu l’intention de dire, mais, mis au pied du mur, je fus incapable de prononcer un seul mot. Une fois de plus, j’éprouvai soudain un malaise insolite en me reconnaissant. Je ne crois pas qu’un homme de mon siècle eût jamais pu s’habituer à se rencontrer lui-même, quel que fût le nombre de fois où il l’eût fait. À présent, mes sentiments s’étaient alourdis d’une émotion supplémentaire, car ce n’était plus seulement une version rajeunie de moi-même que j’avais devant moi mais aussi un ancêtre direct de Moïse. Comme si je me retrouvais face à face avec un frère cadet que j’avais cru perdre.
Devenu soupçonneux, il examina à nouveau mon visage.
— Que diable voulez-vous ? Je me fais un devoir de ne jamais recevoir les colporteurs… même à une heure raisonnable de la journée, d’ailleurs.
— Oui, dis-je doucement. Je sais que vous ne les recevez pas.
— Ah oui, vous le savez ?
Il commença à pousser la porte, mais il avait vu quelque chose dans ma physionomie, une ébauche de ressemblance : son regard était éloquent.
— Je crois que vous feriez mieux de me dire ce que vous voulez.
Maladroitement, j’exhibai la fiole de plattnérite que j’avais cachée derrière mon dos.
— J’ai ceci pour vous.
Ses sourcils se dressèrent en voyant l’étrange lueur verte émise par la bouteille.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est…, comment pourrais-je vous l’expliquer ? C’est une sorte d’échantillon. Pour vous.
— Un échantillon de quoi ?
— Je n’en sais rien, mentis-je. J’aimerais que vous le trouviez.
Il semblait intéressé mais hésitait encore ; un certain entêtement commençait à marquer ses traits.
— Que je trouve quoi ?
Je commençai à être agacé par ces questions creuses.
— Et zut ! Un peu d’initiative, mon vieux ! Faites quelques expériences…
— Je n’aime pas que l’on me parle sur ce ton, dit-il avec hauteur. Quelle sorte d’expériences ?
— Oh !
Je passai la main dans mes cheveux trempés ; pareille emphase ne seyait guère à un jeune homme, me dis-je.
— C’est une substance inconnue. C’est évident, non ?
Il fronça les sourcils, encore plus sceptique.
Je me penchai et posai la fiole sur le perron.
— Je la laisse ici. Vous pourrez l’examiner quand vous serez prêt – et je sais que vous serez prêt –, car je ne veux pas vous faire perdre votre temps.
Je tournai les talons et commençai à redescendre l’allée, écrasant bruyamment les graviers sous la pluie.
Quand je me retournai, je vis qu’il avait ramassé la fiole, dont la luminescence verte adoucissait les ombres laissées par la bougie sur son visage.
— Mais comment vous appelez-vous ? cria-t-il.
— Plattner, dis-je, mû par une impulsion soudaine.
— Plattner ? Est-ce que je vous connais ?
— Plattner, répétai-je, quelque peu désespéré, tout en cherchant de quoi étoffer mon mensonge dans les recoins obscurs de mon cerveau. Gottfried Plattner…
Ce fut comme si j’avais entendu quelqu’un d’autre le dire, mais, dès que ces mots eurent quitté mes lèvres, je compris qu’ils étaient, pour ainsi dire, inévitables.
C’était fait : le cercle s’était refermé !
Il continua de m’appeler, mais je m’éloignai résolument de la grille et redescendis Richmond Hill.
Nebogipfel m’attendait derrière la maison, près de la Machine transtemporelle.
— C’est fait, l’informai-je.
Les premières lueurs de l’aube avaient filtré à travers la chape de nuages ; je voyais une silhouette granuleuse – le Morlock –, les mains jointes derrière le dos, les cheveux plaqués sur l’échine. Ses yeux étaient d’énormes flaques gris-rouge.
— Vous avez un peu souffert des intempéries, dis-je avec sollicitude. Cette pluie…
— … N’a guère d’importance.
— Qu’allez-vous faire maintenant ?
— Et vous ?
Pour toute réponse, je me penchai et tirai la Machine transtemporelle. Elle se redressa de guingois en grinçant comme un vieux cadre de lit puis retomba lourdement sur la pelouse. Je passai la main sur le châssis cabossé du véhicule ; de la mousse et des brins d’herbe étaient restés accrochés aux tiges de quartz et à la selle ; une traverse était faussée et bel et bien déformée.
— Vous pouvez rentrer chez vous, dit-il. En 1891. Il est clair que nous avons été ramenés par les Veilleurs à votre Histoire d’origine, à la première version du temps. Vous n’avez qu’à avancer de quelques années.
Je considérai cette perspective. À certains égards, il eût été rassurant de retourner dans cette ère confortable, de réintégrer la coquille des possessions, des amitiés et des réussites. Et j’eusse profité à nouveau de la compagnie de mes anciens camarades, de Filby et des autres. Mais…
— J’avais un ami en 1891, dis-je à Nebogipfel. (Je pensais à l’Écrivain.) Un tout jeune homme. Un original, par certains côtés. Tout passionné qu’il était, il avait sa manière personnelle de regarder le monde… Comme s’il voyait au-delà de la surface des choses – au-delà du Hic et Nunc qui nous obsède tant – et en percevait l’essentiel : les tendances, les courants profonds qui nous relient à la fois au passé et au futur. Il avait, ce me semble, pris la mesure de la petitesse de l’Humanité en regard de l’immensité du temps évolutif ; et je crois qu’il en avait conçu une certaine impatience quant au monde dans lequel il se trouvait prisonnier, quant aux processus lents et interminables de la société, et même quant à sa propre nature humaine et maladive.
« C’était, voyez-vous, comme s’il était devenu un étranger dans sa propre époque, conclus-je. Et c’est ainsi que je me sentirais si je revenais. Hors du temps. Car, pour consistant que puisse sembler ce monde-ci, je n’oublierais jamais qu’un millier d’Univers plus ou moins différents de lui coexistent autour de lui, juste hors de portée.
« Je suppose que je suis devenu un monstre… Mes amis doivent me croire perdu dans le temps et vont porter mon deuil.
Mais j’avais déjà pris ma résolution.
— J’ai toujours une vocation. Je n’ai pas encore achevé la tâche que je m’étais imposée lorsque je suis retourné dans le temps après ma première visite. Un cercle a été refermé, mais un autre demeure, fracture ouverte dans le futur lointain…
— Je comprends, dit le Morlock.
Je me juchai sur la selle du véhicule.
— Et vous, Nebogipfel ? M’accompagnerez-vous ? Je peux imaginer un rôle pour vous, là-bas… et puis je ne veux pas vous abandonner ici.
— Je vous remercie, mais la réponse est non. Je vais rester ici longtemps.
— Où irez-vous ?
Il releva la tête. La pluie ralentissait, mais une légère brume de gouttelettes suintait encore du ciel en voie d’éclaircissement et tombait contre les volumineuses cornées de ses yeux.
— Moi aussi, je suis conscient de la clôture des cercles, dit-il. Mais je demeure impatient de savoir ce qui se trouve au-delà…
— Que voulez-vous dire ?
— Si vous étiez retourné ici et aviez abattu votre moi juvénile, il n’y aurait pas de contradiction causale : au lieu de quoi, vous créeriez une nouvelle Histoire, une variante inédite dans la Multiplicité, au cours de laquelle vous avez été tué par un inconnu.
— Tout cela est à présent très clair pour moi. À cause de l’existence de la Multiplicité, il n’y a pas de paradoxe possible à l’intérieur de la même Histoire.
— Mais, poursuivit calmement le Morlock, les Veilleurs vous ont amené ici afin que vous puissiez vous remettre la plattnérite à vous-même, afin que vous puissiez démarrer la séquence d’événements qui a conduit à la mise au point de la première Machine transtemporelle et à la création de la Multiplicité. Il y a donc une clôture d’un ordre supérieur, celle de la Multiplicité sur elle-même.
Je voyais à quoi il voulait en venir.
— Il y a effectivement une sorte de boucle causale fermée, après tout, dis-je, un serpent qui se mord la queue… La Multiplicité n’eût jamais pu accéder à l’existence, n’était-ce l’existence préalable de la Multiplicité !
Nebogipfel dit que les Veilleurs croyaient que la résolution de ce Paradoxe final requérait l’existence d’autres Multiplicités : d’une Multiplicité de Multiplicités !
— L’ordre supérieur, dit Nebogipfel, est logiquement nécessaire à la résolution de la boucle causale, tout comme la Multiplicité était nécessaire à la résolution des paradoxes au sein d’une Histoire individuelle.
— Mais, crénom, Nebogipfel ! Mon esprit est ébranlé rien que d’y penser. Des ensembles parallèles d’Univers…, est-ce possible ?
— Plus que possible. Et les Veilleurs ont l’intention de voyager jusque-là.
Il baissa la tête, se détournant du ciel. L’aube devenait à présent très lumineuse, et je voyais se rider la chair terreuse qui cernait les yeux fragiles du Morlock.
— Et, poursuivit-il, ils m’emmèneront avec eux. Je ne peux concevoir aventure plus grandiose… Et vous ?
Juché sur la selle de ma Machine, je jetai un dernier regard circulaire à cette aube humide et anonyme, quelque part au dix-neuvième siècle. Les silhouettes des maisons pleines de dormeurs se découpaient tout au long de Petersham Road ; je sentais l’odeur de l’herbe mouillée, et, quelque part, une porte claqua : celle d’un laitier ou d’un facteur qui commençait sa journée.
Je savais que jamais je ne repasserais par ici.
— Nebogipfel, lorsque vous atteindrez cette Multiplicité supérieure, qu’arrivera-t-il ?
— Il y a de nombreux ordres ultérieurs d’Infinitude, dit calmement Nebogipfel tandis que l’ondée légère nimbait de gouttelettes les contours de son visage. C’est comme une hiérarchie de structures – et d’ambitions – universelles.
Sa voix conservait le doux gargouillement morlock et ses intonations ô combien étrangères, et pourtant elle était chargée d’émerveillement.
— Les Constructeurs auraient pu posséder un Univers ; mais cela ne leur suffisait pas. Alors, ils défièrent la Finitude et touchèrent la Frontière du Temps, la franchirent et permirent à l’Esprit de coloniser et d’habiter les nombreux Univers de la Multiplicité. Or, pour les Veilleurs de l’Histoire optimale, même cela ne suffit pas ; aussi recherchent-ils d’autres moyens d’aller au-delà, de parvenir à d’autres Ordres d’Infinitude…
— Et s’ils y réussissent ? S’arrêteront-ils ?
— Il n’y a point de repos, ni de limite. L’Au-Delà n’a pas de fin : pas de Frontières que la Vie et l’Esprit ne puissent défier et franchir.
Ma main se raidit sur les leviers de ma Machine, et toute sa masse trapue oscilla telle une branche sous la brise.
— Nebogipfel, je…
Il leva la main.
— Partez, dit-il.
J’inspirai, agrippai des deux mains le levier de départ et m’arrachai au temps dans une explosion étouffée.