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— Où sont les autres? demanda Perets.
— Doucement… Les autres sont dans l’enveloppe.
— Non, je pensais а…
— Cela n’intéresse personne, ce а quoi vous pensiez. Je ne peux pas changer pour vous la procédure en usage. Voilа votre salaire. Vous l’avez perçu?
— Je voulais savoir…
— Je vous demande si vous avez perçu votre salaire. Oui ou non?
— Oui.
— Enfin. Maintenant voilа votre prime. Vous l’avez perçue?
— Oui.
— C’est tout. Permettez que je vous serre la main, je suis pressé. Je dois être а l’Administration avant sept heures.
— Je voulais simplement demander, plaça а la hвte Perets, où étaient les autres personnes… Kim, le camion… Ils avaient promis de m’emmener… sur le Continent…
— Le Continent, je ne peux pas. Je dois être а l’Administration. Permettez, je ferme le guichet.
— Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets.
— Ce n’est pas la question. Vous êtes adulte, vous devez comprendre. Je suis caissier. J’ai des feuilles de paye. Et s’il leur arrivait quelque chose? Enlevez votre coude.
Perets enleva son coude et le guichet se referma. A travers la vitre obscurcie par la saleté, il regardait le caissier ramasser les feuilles de paye, les froisser n’importe comment et les fourrer dans sa sacoche quand soudain une porte s’ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entrèrent, lièrent les mains du caissier, lui passèrent une boucle autour du cou et l’un d’eux l’emmena au bout de la corde tandis que l’autre prenait la sacoche et parcourait la pièce du regard — et aperçut Perets. Ils s’entre-regardèrent quelques instants а travers la vitre sale, puis, avec une lenteur et une précaution infinie, comme s’il craignait d’effrayer quelqu’un, le garde posa la sacoche sur une chaise et avec la même lenteur et la même précaution, sans quitter Perets des yeux, tendit le bras vers le fusil qui était appuyé contre le mur. Perets attendait, glacé et sans y croire. Le garde prit le fusil et sortit а reculons en refermant la porte derrière lui. La lumière s’éteignit.
Perets se détacha alors du guichet, courut sur la pointe des pieds jusqu’а sa valise, s’en empara et se précipita au-dehors, le plus loin possible de cet endroit. Il se dissimula derrière le garage et vit le garde apparaître sur le perron en tenant le fusil baпonnette croisée, regarder а gauche, а droite, sous ses pieds, prendre sur la balustrade le manteau de Perets, le soupeser, en fouiller les poches, puis, après un dernier regard circulaire, rentrer dans la maison. Perets s’assit sur sa valise.
Il faisait frais, le soir tombait. Perets regardait stupidement les fenêtres éclairées, barbouillées de craie jusqu’а leur moitié. Derrière elles, des ombres passaient, sur le toit l’aube grillagée du radar tournait silencieusement. On entendait des bruits de vaisselle et dans la forêt les cris des animaux nocturnes. Puis un projecteur s’alluma quelque part et promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-déverseur au coin d’une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte en tressautant au passage d’une fondrière, suivi par le faisceau du projecteur. Dans la benne se trouvait le garde au fusil. Il essayait d’allumer une cigarette en s’abritant du vent et on voyait, enroulée autour de son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui disparaissait dans la fenêtre entrouverte de la cabine.
Le camion s’éloigna, le projecteur s’éteignit. Dans la cour passa, ombre sinistre traînant d’énormes bottes, un deuxième garde armé d’un fusil qu’il tenait sous son bras. De tempe en temps il s’arrêtait pour se pencher et palper la terre: il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en sueur et, figé d’angoisse, le suivit des yeux.
La forêt résonnait de cris longs et effrayants. Des portes claquaient quelque part. Une lumière jaillit au premier étage et quelqu’un dit d’une voix forte: «On étouffe, chez toi.» Dans l’herbe tomba quelque chose de rond et brillant qui roula jusqu’aux pieds de Perets. Celui-ci se sentit а nouveau défaillir mais comprit ensuite que ce n’était qu’une bouteille de kéfir vide. «A pied, pensa-t-il, il faut que j’y aille а pied. Vingt kilomètres а travers la forêt. Malheureusement, а travers la forêt. Elle ne verra maintenant qu’un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue, ployant sous le poids d’une valise qu’on ne sait trop pourquoi il ne se décide pas а abandonner. Je me traînerai et la forêt hurlera et rugira des deux côtés…»
Le garde reparut dans la cour. Il n’était plus seul mais accompagné de quelqu’un qui soufflait et reniflait lourdement, quelqu’un d’énorme, а quatre pattes. Ils s’arrêtèrent au milieu de la cour et Perets entendit le garde qui marmonnait: «Tiens, lа, tiens… Mais ne bouffe pas, imbécile, flaire… C’est pas du saucisson, c’est un manteau, faut le flairer. Hein? Cherche, on te dit.» Celui qui était а quatre pattes geignait et glapissait. «Eh! dit soudain le garde d’une voix excédée, il y a que les puces que tu sais chercher… Pheuh!» Ils se séparèrent dans l’obscurité. Des talons sonnèrent sur le perron, une porte claqua. Puis quelque chose de froid et d’humide vint s’appliquer sur la joue de Perets. Il tressaillit et faillit tomber C’était un énorme chien loup qui glapit de manière а peine audible, exhala un profond soupir et posa une tête lourde sur les genoux de Perets. Perets le caressa derrière l’oreille. Le chien loup bвilla et était sur le point de s’installer, apprivoisé, quand éclata au premier étage la musique d’un phono. Le chien loup se jeta de côté en silence et s’enfuit en courant.
Le phono se déchaînait, il n’y avait plus rien d’autre que lui а des kilomètres а la ronde. Alors, exactement comme dans un film d’aventures, silencieusement la lumière bleue s’éclaira, les portes s’ouvrirent et dans la cour pénétra, tel un vaisseau de haut bord, un camion gigantesque, entièrement couvert de constellations de feux de signalisation. Il s’arrêta et coupa ses phares dont les lumières s’éteignirent lentement, comme un monstre de la forêt qui exhale son dernier souffle. Le chauffeur Voldemar passa la tête а la portière et se mit а crier quelque chose а pleine bouche. Il s’égosilla longtemps ainsi, visiblement en proie а une fureur croissante, puis cracha, rentra dans la cabine et repassa le torse а la portière pour y écrire а la craie, la tête en bas:
«PERETS!!»
Perets comprit alors que le camion était venu pour lui. Il saisit sa valise et se mit а courir а travers la cour sans oser regarder derrière lui, craignant d’entendre des coups de feu dans son dos. Il se hissa péniblement par deux échelles jusqu’а la cabine aussi vaste qu’une chambre et pendant qu’il casait sa valise, qu’il s’installait et cherchait une cigarette, Voldemar ne cessait pas de dire quelque chose en s’empourprant, s’époumonant, gesticulant et frappant sur l’épaule de Perets. Mais c’est seulement lorsque le phono s’interrompit subitement que Perets put enfin entendre sa voix: Voldemar ne disait rien de particulier, il se contentait de jurer copieusement.
Le camion n’avait pas encore franchi les portes que Perets était déjа endormi, comme si on lui avait appliqué sur le visage un masque d’éther. V
Perets fut réveillé par une sensation de malaise, d’angoisse, par un poids, insupportable а ce qu’il lui parut au début, sur son être et tous les organes de ses sens. Un malaise qui confinait а la douleur, et il gémit involontairement en revenant lentement а lui.
Ce poids sur son être se transforma en dépit et en désespoir, parce que la voiture n’allait pas sur le Continent, encore une fois elle n’allait pas sur le Continent, elle n’allait même nulle part: elle était arrêtée, moteur coupé, morte et glacée, les portières grandes ouvertes. Le pare-brise était couvert de gouttes frissonnantes qui se réunissaient et s’écoulaient en ruisselets froids. La nuit derrière la vitre était illuminée par les éclats aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d’autre que ces éclats incessants qui crevaient l’oeil. Et on n’entendait rien non plus: Perets pensa même au début qu’il était devenu sourd, avant de prendre conscience de la pression régulière qu’exerçait sur ses tympans le mugissement dense de sirènes aux voix multiples. Il se mit а aller et venir dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, а la maudite valise, tenta d’essuyer la vitre, passa la tête а une portière, а l’autre: il ne pouvait absolument pas comprendre où il se trouvait, quel genre d’endroit c’était et ce que tout cela signifiait. La guerre, pensa-t-il, mon Dieu! c’est la guerre. Les projecteurs le frappaient aux yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n’est une espèce de grand bвtiment inconnu dont toutes les fenêtres de tous les étages s’éclairaient et s’éteignaient en même temps а intervalles réguliers. Il voyait encore une quantité énorme de grandes taches lilas.
Soudain une voix monstrueuse prononça tranquillement, comme dans le silence le plus complet:
«Attention, attention. Tous les employés doivent se trouver aux places déterminées par la situation numéro six cent soixante-quinze fraction Pégase omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l’accueil triomphal du padischach sans suite spéciale, pointure de chaussure cinquantecinq. Je répète. Attention, attention. Tous les employés…»
Les projecteurs cessèrent leur balayage et Perets distingua enfin l’arche familière surmontée de l’inscription «Bienvenue!», la rue principale de l’Administration, les cottages sombres qui la bordaient, des gens en vêtements de nuit avec des lampes а pétrole а côté des cottages, puis il aperçut pas très loin une chaîne de gens, en manteaux noirs flottant au vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant toute la largeur de la rue et traînaient quelque chose d’étrange et de clair que Perets identifia au bout de quelque temps comme une senne ou un filet de volley-ball et an même instant une voix emportée glapit au-dessus de son oreille: «C’est pourquoi, la voiture? Qu’est-ce que tu as а rester lа?» En reculant, il vit а côté de lui un ingénieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur le front, l’inscription au crayon a encre «Libidovitch». L’ingénieur lui passa carrément dessus avec ses bottes boueuses, lui fourra son coude dans la figure, en soufflant et en empestant, se laissa tomber sur le siège du conducteur, fouilla un peu а la recherche de la clef de contact, ne la trouva pas, poussa un glapissement hystérique et déboula de la cabine par l’autre côté. Dans la rue tous les réverbères s’allumèrent et il se mit а faire clair comme en plein jour, mais les gens en tenue de nuit restèrent avec leurs lampes а pétrole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient tous un filet а papillon а la main, et ils le balançaient en mesure, comme pour tenter de chasser quelque chose qu’ils ne pouvaient voir de leur porte. Dans la rue passèrent l’une après l’autre quatre voitures noires lugubres, sortes d’autobus sans fenêtre aux toits surmontés d’aubes grillagées qui tournaient, puis une antique automitrailleuse déboucha d’une rue transversale et s’engagea а leur suite. Sa tourelle rouillée tournait avec un grincement perçant et le mince canon de la mitrailleuse montait et descendait. Le blindé se fraya péniblement un chemin le long du camion, l’écoutille de la tourelle s’ouvrit et livra passage а un homme en chemise de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria а Perets d’une voix mécontente: «Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes lа!»
Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux.
Je ne partirai jamais d’ici, pensa-t-il, hébété. Je ne sers а personne ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d’ici, même si pour cela il fallait entreprendre une guerre ou organiser une inondation…
— Vos papiers, s’il vous plaît, dit une voix traînante de vieillard, tandis qu’une main tapotait l’épaule de Perets.
— Quoi?
— Les documents. Vous les avez préparés?
C’était un vieillard en imperméable de toile cirée, la poitrine barrée par un fusil Berdan suspendu а une chaînette métallique vétusté.
— Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire?
— Ah! GOSPODINE Perets! dit le vieillard. Vous n’avez pas entendu ce qu’on a dit sur la situation? Vous devriez déjа avoir tous vos papiers а la main, dépliés bien а plat, comme au musée…
Perets lui donna son certificat. Le vieillard, les coudes appuyés sur son Berdan, examina longuement les cachets, confronta la photo avec le visage de Perets et dit:
— Vous avez comme qui dirait maigri, HERR Perets. On dirait que vous n’avez plus de figure. Vous travaillez trop.
Il lui rendit le certificat.
— Que se passe-t-il? demanda Perets.
— Il se passe ce qui est prévu de se passer, dit le vieillard soudain sévère. Il se passe que c’est la situation numéro six cent soixante-quinze fraction Pégase. C’est-а-dire l’évasion.
— Quelle évasion? D’où?
— Celle qui est prévue par la situation, dit le vieillard en commençant а redescendre l’échelle. Ça peut partir d’un moment а l’autre, alors faites attention а vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte.
— Bon, dit Perets. Merci.
D’en bas s’éleva la voix furieuse du chauffeur Voldemar:
— Qu’est-ce que tu maquilles ici, vieux schnock? Je vais t’en montrer des papiers! Tu l’as vu, celui-lа? et maintenant décampe, si tu as vu…
Une bétonnière qu’on tirait а la main passa а proximité, accompagnée de cris et de piétinements. Tous ses poils hérissés, le chauffeur Voldemar se hissa а bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua bruyamment la portière. Le camion démarra sèchement et prit la grand-rue, passant devant les gens en tenue de nuit qui agitaient leurs filets а papillons. «On va au garage, se dit Perets. Bah! de toute façon… Mais je ne toucherai pas а la valise. J’en ai assez de la traîner, qu’elle aille au diable.» II frappa haineusement la valise du talon. La voiture quitta soudain la rue principale, vira brutalement, enfonça une barricade faite de tonneaux vides et de télègues et poursuivit sa route. Un avant-train arraché а un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se détacha et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une étroite ruelle latérale. L’air renfrogné, une cigarette éteinte au coin de la bouche, Voldemar tournait l’énorme volant, courbant et redressant son corps tout entier. Non, on ne va pas au garage, pensa Perets. Pas aux ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues étaient sombres et vides. Des masques de carton avec des inscriptions ainsi que des bras écartés furent fugitivement révélés par la lumière des phares, puis disparurent et ce fut tout.
— Qu’est-ce que j’ai eu comme idée, dit Voldemar. Je voulais aller directement sur le Continent, et puis je vois que vous dormez et je me dis, autant passer au garage, faire une petite partie d’échecs… Lа je rencontre Achille l’ajusteur, on va chercher du kéfir, on le boit, on sort l’échiquier… Je lui propose un gambit de la reine, il accepte, tout se passe bien… Je suis en E4, lui en C6… Je lui dis: «Tu peux faire des prières.» Et lа ça a commencé… Vous n’avez pas une cigarette, PAN Perets?