124499.fb2 LEscargot sur la pente - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 22

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La forêt avançait, grimpait le long de la corniche, escaladait le rocher abrupt, précédée par des vagues de brouillard lilas d’où émergeaient des myriades de tentacules verts qui pressaient et tordaient, tandis que dans les rues s’ouvraient les cloaques, que les maisons s’engloutissaient dans les lacs insondables et que les arbres sauteurs surgissaient sur les pistes d’envol bétonnées devant les avions bourrés а craquer de gens empilés pêle-mêle avec les bouteilles de kéfir, les cartons griffés, les coffres-forts lourds — et la terre s’écartait sous le rocher, et l’aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait étonné, tout le monde serait seulement effrayé et accepterait l’anéantissement comme le chвtiment que chacun attendait déjа depuis longtemps dans l’effroi. Et le chauffeur Touzik courrait comme une araignée au milieu des cottages chancelants et chercherait Rita pour avoir а la fin son dû, mais ne l’aurait pas…

Trois fusées s’élancèrent de l’automitrailleuse et une voix militaire rugit: «Les tanks, а droite, le couvert, а gauche! Equipage, sous le couvert!» Et quelqu’un qui avait un défaut de langue reprit: «Les femmes, а gauche, les lits, а droite! Eq-quipage, aux lits!» II y eut des hennissements et des bruits de galop qui n’avaient plus rien d’humain, comme si un troupeau d’étalons de race était en train de se battre dans cette boîte de fer а la recherche d’une issue vers l’espace, vers les juments. Perets ouvrit la portière et regarda а l’extérieur. Sous ses pieds se trouvait la fange, une épaisse couche de fange puisque les roues monstrueuses du camion s’enfonçaient jusqu’au moyeu dans le liquide gras. Il est vrai que la rive était proche.

Perets grimpa dans la caisse et marcha longtemps pour atteindre l’arrière de cette immense cuve d’acier qui grondait sous ses pas, puis il escalada la ridelle et descendit jusqu’а l’eau par l’une des innombrables échelles. Il resta quelque temps au-dessus du liquide glacé а rassembler tout son courage, mais quand la mitrailleuse se remit а tirer il plissa les paupières et sauta. La masse visqueuse céda sous lui, longtemps, pendant une infinité de temps, et quand enfin il sentit un sol résistant sous ses pieds, lu boue lui arrivait а la poitrine. Il s’allongea de tout son long sur la boue et commença а pousser avec ses genoux en prenant appui avec ses mains. Au début il ne fit que rester sur place, puis il s’adapta et fut très étonné de se retrouver rapidement sur la terre ferme.

«J’aimerais bien trouver des gens quelque part, pensa-t-il. Juste des gens, pour commencer: propres, bien rasés, attentifs, accueillants. Pas besoin de grandes envolées de pensées, pas besoin de talents étincelants. Pas besoin de buts grandioses ni de dégoût de soi. Je voudrais seulement qu’ils joignent les mains en me voyant et que quelqu’un coure me remplir une baignoire, que quelqu’un coure chercher du linge propre et préparer la théière, et que personne ne me demande de papiers ni ne me réclame une autobiographie en trois exemplaires complétée par vingt empreintes digitales doublées. Et surtout que personne ne se précipite au téléphone pour dire confidentiellement а qui de droit qu’un inconnu est arrivé, plein de boue, qu’il se nomme Perets, mais qu’il est peu probable que ce soit vraiment Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de service а ce propos est déjа prête, et qu’elle sera affichée demain… Pas besoin non plus qu’ils soient des farouches partisans ou des adversaires résolus de quoi que ce soit. Pas besoin qu’ils soient des adversaires résolus de l’ivrognerie, du moment qu’ils ne sont pas eux-mêmes des ivrognes. Pas besoin qu’ils soient des farouches partisans de la mère-vérité, pourvu qu’ils ne mentent pas et ne disent pas d’horreurs, par-devant ou par-derrière. Et qu’ils ne demandent pas а un homme de correspondre pleinement а tel ou tel idéal, mais qu’ils le prennent tel qu’il est… Mon Dieu, se dit Perets, c’est possible que je veuille tant de choses?»

II s’avança sur la route et chemina longtemps vers les lumières de l’Administration. Lа-bas, des projecteurs ne cessaient de s’allumer, des ombres couraient, des fumées multicolores s’élevaient. L’eau grognait et clapotait dans ses souliers, ses vêtements qui avaient commencé а sécher l’enserraient comme dans une boîte et bruissaient comme du carton, de temps en temps des plaques de boue se détachaient de son pantalon et s’écrasaient sur la route, et а chaque fois il croyait avoir perdu son portefeuille avec ses papiers — il mettait alors la main а sa poche, pris de panique. Et en arrivant au dépôt de matériel, une idée angoissante lui traversa l’esprit: ses papiers étaient mouillés, et tous les tampons et signatures s’étaient répandus et étaient devenus illisibles, irrémédiablement suspects. Il s’arrêta, ouvrit avec ses mains glacées son portefeuille, en sortit tous les certificats, tous les laissez-passer, toutes les attestations, tous les permis et entreprit de les examiner sous la lune. En fait, rien de terrifiant ne s’était produit et l’eau n’avait endommagé qu’un certificat sur papier armorié qui attestait а grand renfort de termes que le porteur de la présente avait subi la série des vaccinations et avait été autorisé а travailler sur les machines а calculer. Il remit alors tous les documents dans son portefeuille, les glissant soigneusement entre les billets et s’apprêtait а repartir quand soudain il se vit arrivant dans la rue principale: les gens avec leurs masques de carton et leurs barbes collées de travers qui l’attrapent par le bras, qui lui bandent les yeux, qui lui donnent quelque chose а flairer, qui lui ordonnent: «Cherche! Cherche!» et qui lui disent: «Vous vous souvenez de l’odeur, employé Perets?», et qui l’excitent: «Ksss, ksss, imbécile, cherche!» A cette idée, sans s’arrêter, il quitta la route et se mit а courir, plié en deux, vers le dépôt de matériel, plongea dans l’ombre des énormes caisses de bois clair, s’empêtra les jambes dans quelque chose de mou et finit sa course sur un tas de chiffons et d’étoupe.

L’endroit était chaud et sec. Les parois rugueuses des caisses étaient brûlantes, ce qui le réjouit d’abord, puis l’étonna plutôt. Aucun bruit ne parvenait de l’intérieur, mais il se souvint de l’histoire des machines qui sortaient toutes seules des caisses et comprit que les caisses avaient une vie а elles, ce qui, loin de l’effrayer, lui donna au contraire un sentiment de sécurité. Il s’assit confortablement, ôta ses chaussures humides, retira ses chaussettes trempées et s’essuya les pieds avec un morceau d’étoupe. Il faisait si chaud, on était si bien qu’il pensa: «C’est vraiment étrange que je sois seul ici. Personne n’a donc pensé qu’il était beaucoup mieux de rester ici plutôt que d’aller se traîner dans les terrains vagues avec un bandeau sur les yeux ou d’aller se planter dans un marécage putride?» II s’adossa а une feuille de contre-plaqué brûlante, appuya ses pieds nus sur la face opposée et se sentit une envie de chantonner. Au-dessus de sa tête se trouvait une fente étroite qui laissait apparaître une bande de ciel blanchie par la lune, parsemée de quelques étoiles hésitantes. On entendait, venant d’on ne sait où, une sourde rumeur, des craquements, des bruits de moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.

«Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque je ne peux pas partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les machines! Nous sommes tous des machines. Seulement nous sommes des machines avariées ou mal réglées.»

… Il existe, messieurs, une opinion selon laquelle l’homme ne pourra jamais s’entendre avec les machines. Et nous n’allons pas, citoyens, la discuter. Le Directeur partage aussi cette opinion. Et Claude-Octave Domarochinier pense de même. Qu’est-ce donc qu’une machine? Un mécanisme inanimé, privé de toute la plénitude des sens et ne pouvant pas être plus intelligent que l’homme. Encore une fois c’est une structure non albumineuse, encore une fois la vie ne peut se réduire а des processus physiques et chimiques, et donc la raison… A cet instant un intellectuel-lyrique avec trois mentons et un noeud papillon grimpa а la tribune, tira impitoyablement sur son plastron empesé et proféra avec des sanglots dans la voix: «Je ne peux pas… Je ne veux pas… L’enfant rose qui joue avec son hochet… les saules pleureurs qui se penchent vers l’étang… les petites filles en tablier blanc… Elles lisent des vers, elles pleurent, elles pleurent!.. Sur la belle ligne du poète… Je ne veux pas que le fer électronique éteigne ces yeux… ces lèvres… ces jeunes seins timides… Non, la machine ne deviendra pas plus intelligente que l’homme! Parce que je… parce que nous… Nous ne le voulons pas! Et cela ne sera jamais! Jamais!!! Jamais!!!» On se précipita sur lui avec des verres d’eau, tandis qu’а quatre cents kilomètres au-dessus de ses boucles neigeuses passait, silencieux, mort, vigilant, un satellite-exterminateur rempli d’explosif nucléaire.

«Je ne le veux pas non plus, pensa Perets, mais il ne faut pas être aussi stupidement imbécile. Bien sûr, on peut lancer une campagne pour la prévention de l’hiver, faire le sorcier après s’être goinfré de fausse oronge, jouer du tambour de basque, crier des incantations, mais il vaut tout de même mieux avoir des pelisses et s’acheter des bottes fourrées… D’ailleurs, ce protecteur а cheveux blancs des jeunes poitrines timides raconte tout ce qu’il veut а sa tribune, puis il va prendre chez sa maîtresse la burette de la machine а coudre, va rejoindre en douée une grosse bête électronique et commence а lui graisser les pignons en surveillant anxieusement les cadrans et en poussant des petits rires respectueux quand il reçoit le courant. Seigneur, sauve-nous des stupides imbéciles а cheveux blancs. Et n’oublie pas. Seigneur, de nous sauver des imbéciles intelligents avec des masques de carton…

— Je crois que tu fais des rêves, prononça une voix de basse quelque part au-dessus de sa tête. Je sais par expérience que les rêves laissent parfois un arrière-goût très désagréable. Parfois même, on est comme frappé de paralyse. Impossible de remuer, impossible de travailler. Puis ça passe. Tu devrais travailler un peu. Pourquoi pas? Et tous les arrière-goûts se transformera Lent en plaisir.

— Ah! je ne peux pas travailler, objecta une voix fluette et capricieuse. Tout m’ennuie. C’est toujours la même chose: le fer, la matière plastique, le béton, les gens. J’en suis saturé. Pour moi, il n’y a jamais aucun plaisir lа-dedans. Le monde est si beau et si divers, et je reste а la même place а mourir d’ennui.

— Tu devrais te décider а changer de place, grinça au loin un vieillard acariвtre.

— Facile а dire, changer de place! En ce moment je ne suis pas а ma place habituelle, et je m’ennuie quand même. Et ça a été difficile de partir!

— Bon, dit la voix de basse sur un ton posé. Mais qu’est-ce que tu veux alors? C’est presque inconcevable. De quoi peux-tu avoir envie si tu n’as pas envie de travailler?

— Ah! vous ne comprenez donc pas? Je veux vivre une vie pleine, je veux voir de nouveaux endroits, recevoir de nouvelles impressions, ici c’est toujours la même chose…

— Revenez! rugit une voix d’étain. Balivernes! La même chose, c’est très bien. Hausse fixe! Compris? Répétez!

— Ah! vous et vos commandements…

C’étaient sans aucun doute les machines qui parlaient. Perets ne les voyait pas et n’avait aucun moyen de se les représenter, mais il imagina soudain qu’il était caché sous le comptoir d’un magasin de jouets et qu’il écoutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus gigantesques, et par lа effrayants. Cette voix fluette et hystérique appartenait évidemment а Jeanne, la poupée de cinq mètres de haut. Elle portait une robe de tulle bariolée, et elle avait un visage joufflu, rose et immobile avec des yeux qui roulaient, des bras épais, absurde ment écartés et des pieds aux doigts collés ensemble. La basse, c’était l’ours gigantesque Vinni Puch. qui tenait а peine dans le container, débonnaire, ébouriffé, bourré de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres étaient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels.

— Je pense qu’il faudrait quand même que tu travailles, grommela Vinni Puch. Considère qu’il y a ici des créatures qui ont eu moins de chance que toi. Par exemple, notre jardinier. Il voudrait bien travailler. Mais il reste ici а penser jour et nuit, parce que le plan d’action n’est pas encore déterminé. Et jamais personne ne l’a entendu se plaindre. Un travail monotone, c’est aussi un travail. Un plaisir monotone, c’est encore un plaisir. Ce n’est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite.

— Ah! vous ne comprenez pas, dit la poupée Jeanne. Chez vous tantôt les rêves sont cause de tout, tantôt je ne sais pas. Mais j’ai des pressentiments. Je ne me trouve pas de place. Je sais qu’il va y avoir une terrible explosion, et а la moindre étincelle je vole en éclats et je me transforme en vapeur. Je le sais, je l’ai vu.

— Revenez! tonna la voix d’étain. C’est assez! Que savez-vous sur les explosions? Vous pouvez courir vers l’horizon а n’importe quelle vitesse et sous n’importe quel angle. Et celui qui le veut peut vous atteindre de n’importe quelle distance, et ce sera une véritable explosion, pas une petite vapeur mondaine. Mais est-ce que celui qui le veut, c’est moi? Personne ne le dira, et même s’il le voulait, il n’y parviendrait pas. Je sais ce que je dis. Compris? Répétez.

Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout ça. C’était une fois pour toutes un énorme tank mécanique. C’est avec la même assurance stupide qu’il escaladait avec ses chenilles en caoutchouc une bottine mise en travers de sa route.

— Je ne sais pas а quoi vous pensez, dit la poupée Jeanne. Mais si je suis venue ici, vers vous, vers les seules créatures proches de moi, cela ne signifie pas, pour moi, que j’aie l’intention de courir vers l’horizon sous certains angles pour le plaisir de qui que ce soit. Et d’une manière générale, je vous prie de prendre en considération que ce n’est pas avec vous que je parle… Et pour ce qui est du travail, je ne suis pas malade, je suis un être normal, et des plaisirs me sont nécessaires, comme а vous tous. Mais ce n’est pas le véritable travail, une espèce de faux plaisir. J’attends toujours le mien, le véritable, mais le sien non, non et non. Et je ne sais pas pourquoi, mais quand je commence а penser, je n’arrive qu’а des absurdités.

— Eh bien!.. fit la voix de basse de Puch. Dans l’ensemble, oui… Evidemment… Seulement… Humm…

— Tout cela est vrai! commenta une voix nouvelle, extrêmement jeune et sonore. La fillette a raison. Il n’y a pas de travail véritable…

— Travail véritable, travail véritable! grinça venimeusement le vieillard D’un seul coup il y a des mines de travail véritable. L’Eldorado! Les mines du roi Salomon! Ils viennent tous me voir avec leurs intérieurs malades, avec leurs sarcomes, leurs adorables fistules, leurs appétissants adénoпdes et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin! Soyons francs: ils gênent, ils empêchent de travailler. Je ne sais pas pourquoi — ils dégagent peut-être une odeur particulière, ou bien ils émettent un champ inconnu, toujours est-il que quand ils se trouvent а côté de moi je deviens schizophrène. Je me dédouble. Une moitié de moi-même a soif de volupté, essaye de saisir et de faire ce qui est nécessaire, doux, désiré, l’autre tombe dans la prostration et se pose sans cesse les mêmes éternelles questions: est-ce que ça en vaut la peine, et pourquoi, est-ce que c’est moral… Vous par exemple, c’est de vous que je parle, vous faites quoi, vous travaillez?

— Moi? dit Vinni Puch. Naturellement… Mais comment… De votre part c’est tout de même étrange, je ne m’attendais pas… Je termine le travail sur un projet d’hélicoptère, et puis après… J’ai déjа dit que j’avais fait un tracteur merveilleux, c’était un tel plaisir… Je crois que vous n’avez aucune raison de douter de mon travail.

— Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grinça le vieillard. Dites-moi seulement où est ce tracteur?

— Allons… Je ne comprends même pas… Comment pourrais-je le savoir? Et qu’est-ce que j’en ai а faire? En ce moment, ce qui m’intéresse, c’est l’hélicoptère.

— C’est justement de cela qu’il s’agit! dit l’astrologue. Vous n’en avez rien а faire. Vous êtes content de tout. Personne ne vous ennuie. On vous aide même! Vous avez mis au monde un tracteur en nageant dans le bonheur, et les gens vous l’ont aussitôt enlevé, pour que vous ne vous perdiez pas en vétilles mais que vous puissiez jouir sur un grand pied. Et maintenant demandezlui si les hommes l’aident ou non.

— Moi? rugit le Tank. Merde! Revenez! Quand quelqu’un va au polygone et décide de se dérouiller un peu, de faire durer le plaisir, de jouer un peu, de prendre la cible dans une fourchette d’encadrement azimutale, ou, disons verticale, c’est un tollé général, des cris et des clameurs écoeurantes et n’importe qui sombre dans le désarroi. Mais ai-je dit que ce n’importe qui c’était moi? Non, vous n’attendez pas cela de moi. Compris? Répétez!

— Et moi, et moi aussi! se mit а jacasser la poupée Jeanne. Combien de fois me suis-je demandé pourquoi ils existent! Car tout dans le monde a un sens, n’est-ce pas? Et eux, je crois qu’ils n’en ont pas. Il est évident qu’ils n’existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les analyser, de prendre un échantillon de la partie inférieure, de la partie supérieure et du milieu, а chaque fois on se heurte а un mur ou on passe а côté, ou alors on s’endort…

— Ils existent indubitablement, stupide hystérique que vous êtes! grinça l’Astrologue. Ils ont une partie supérieure, une inférieure et une intermédiaire, et toutes ces parties sont remplies de maladies. Je ne connais rien de plus ravissant, aucune autre créature ne porte en elle autant d’objets de délectation que les hommes. Qu’entendez-vous par sens de leur existence?

— Mais arrêtez de tout compliquer! dit la voix jeune et sonore. Ils sont simplement beaux. C’est un véritable plaisir de les regarder. Pas toujours, bien sûr, mais imaginez un jardin. Il pourra être aussi beau que vous voudrez, mais sans les hommes il ne sera pas complet, il ne sera pas achevé. Il doit y avoir au moins une espèce d’homme pour animer le jardin. Ce peut être les petits hommes aux extrémités nues, qui ne marchent jamais mais courent toujours et jettent des pierres… ou les hommes moyens, qui arrachent les fleurs… peu importe. Même les hommes au poil ébouriffé qui courent sur leurs quatre extrémités. Un jardin sans eux, ce n’est pas un jardin.

— On ne peut qu’être affligé en entendant de pareilles inepties, déclara le Tank. Stupide! Les jardins nuisent а la visibilité, et pour ce qui est des hommes, ils gênent perpétuellement tout un chacun, et il est tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu’il en soit, il suffit а n’importe qui de tirer une bonne salve sur une construction où, pour une raison ou pour une autre, se trouvent des hommes pour que disparaisse tout désir de travailler, pour qu’on se sente somnolent et que celui qui a fait ça, qui qu’il soit, s’endorme. Naturellement, je ne dis pas cela pour moi, mais si quelqu’un disait cela de moi, auriez-vous des objections а présenter?

— On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit Vinni Puch. Quel que soit le point de départ de la conversation, vous en venez toujours aux hommes.

— Et pourquoi pas, au fait? attaqua immédiatement l’Astrologue. Qu’est-ce que ça peut vous faire? Vous êtes un opportuniste! Et si nous voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission.

— Je vous en prie, je vous en prie, dit tristement Vinni Puch. Avant, nous parlions principalement des créatures vivantes, du plaisir, des projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent а occuper une place de plus en plus grande dans nos conversations, c’est-а-dire dans nos pensées.

Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de position — il se coucha sur le côté et ramena un genou vers son ventre. Vinni Puch a tort. Qu’ils parlent des hommes, qu’ils parlent le plus possible des hommes. Manifestement, ils connaissent très mal les hommes; et c’est pour cela que ce qu’ils disent est intéressant. La vérité sort de la bouche des enfants. Quand les hommes parlent d’eux-mêmes, c’est soit pour fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C’est devenu lassant…

— Vous êtes tous assez bêtes dans vos jugements, dit l’Astrologue. Prenez par exemple le Jardinier. J’espère, vous comprenez que je suis assez objectif pour aller au-devant des plaisirs de mes camarades. Vous aimez planter des jardins et tracer des parcs. J’admets parfaitement. Mais dites-moi de grвce ce que font lа les hommes? A quoi servent les hommes qui lèvent la patte près des arbres, ou ceux qui font cela d’une autre façon? Je sens chez vous une sorte de nature malade. C’est comme si en opérant des glandes, j’exigeais pour la plénitude de mon plaisir que l’opéré soit enveloppé dans des chiffons de couleur…

— C’est simplement que vous êtes plutôt sec de nature, remarqua le Jardinier, mais l’Astrologue ne l’écoutait pas.

— Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perpétuellement vos bombes et vos fusées, vous calculez des corrections-but et vous faites la fête avec vos systèmes de visée. Est-ce que cela ne vous est pas égal qu’il y ait ou non des hommes dans les constructions? Il semblerait qu’au contraire vous pourriez penser а vos camarades, а moi par exemple. Suturer des plaies! prononçat-il rêveusement. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est, suturer une belle blessure au ventre bien déchiquetée…

— Les hommes, encore les hommes, fit Vinni Puch sur un ton affligé. Cela fait la septième soirée que nous ne parlons que des hommes. C’est étrange а dire, mais apparemment il s’est créé entre les hommes et vous un certain lien, encore indéterminé mais assez solide. La nature de ce lien est pour moi tout а fait obscure, si je fais exception pour vous. Docteur, puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D’une manière générale, tout ceci me paraît ridicule et je crois que le temps est venu de…

— Revenez! rugit le Tank. Le temps n’est pas encore venu.

— Qu-quoi? demanda Vinni Puch, interloqué.

— Le temps n’est pas encore venu, je dis, répéta le Tank. Certains sont évidemment incapables de savoir si le temps est venu ou non, d’autres — je ne les nommerai pas — ne savent même pas que ce temps doit venir, mais tout le monde sait très bien qu’il y aura inévitablement un jour où il sera non seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent а l’intérieur des constructions mais encore nécessaire! Et celui qui ne tire pas est un ennemi! Un criminel! Le détruire! Compris? Répétez!

— Je devine ce que cela peut être, laissa tomber l’Astrologue sur un ton d’une douceur inattendue. Des plaies par déchirure… Gangrène gazeuse… Brûlures radioactives du troisième degré…

— Toujours les mêmes phantasmes, soupira la poupée Jeanne. Quel ennui! Quelle tristesse!

— Puisque vous ne pouvez pas vous arrêter de parler des hommes, dit Vinni Puch, essayons si vous voulez d’élucider la nature de ce lien. Essayons de raisonner logiquement…

— De deux choses l’une, dit une nouvelle voix, mesurée et ennuyeuse. Si le lien en question existe, la suprématie est exercée soit par eux, soit par nous.