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— Qu’est-ce que c’est que la «suprématie»? demanda la poupée Jeanne d’une voix malheureuse.
— La suprématie signifie dans le contexte en question «le fait d’occuper la position dominante», expliqua la voix ennuyeuse. Quant а ce qui est de la formulation du problème elle-même, on ne peut la déclarer absurde, mais uniquement correcte, si l’on décide de, raisonner logiquement. Il y eut un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch n’y tint plus et demanda: «Alors?»
— Je n’ai pas encore éclairci le fait de savoir si vous avez décidé de raisonner logiquement? dit la voix ennuyeuse.
— Oui, oui, c’est décidé, assurèrent en choeur les machines.
— Dans ce cas, en primant pour axiome l’existence de ce lien, soit ils sont pour vous, soit vous êtes pour eux. S’ils sont pour vous et qu’ils vous empêchent d’agir conformément aux lois de votre nature, ils doivent être écartés, comme on écarte n’importe quel obstacle. Si vous êtes pour eux, mais que cet état de choses ne vous satisfait pas, ils doivent également être écartés, comme on écarte toutes les causes d’un état de choses insatisfaisant. C’est tout ce que je peux dire en substance de notre conversation.
Après cela, plus personne ne prononça un mot, il y eut dans les containers un certain remue-ménage, des grincements, des claquements comme si les énormes jouets se préparaient а aller se coucher, épuisés par la conversation, et l’on sentait encore suspendu dans l’air un sentiment de gêne général, comme dans une assemblée de personnes qui ont largement cancané sans épargner, pour le seul plaisir de faire un bon mot, ni père ni mère et qui sentent soudain qu’elles sont allées trop loin.
— Il y a l’humidité qui se lève, grinça а mivoix l’Astrologue.
— Je l’avais déjа remarqué, chuchota la poupée Jeanne. C’est si agréable: de nouveaux chiffres…
— Qu’est-ce qu’elle a encore cette alimentation, grommela Vinni Puch. Jardinier, vous n’auriez pas en réserve une batterie de vingt-deux volts?
— Je n’ai rien, répondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme le bruit d’une feuille de contre-plaqué arrachée, un sifflement mécanique, et Perets vit soudain par l’étroite fente au-dessus de lui quelque chose de brillant qui se mouvait, il lui sembla que quelqu’un le regardait dans l’ombre entre les caisses. Une sueur froide l’inonda, il se leva, sortit sur la pointe des pieds dans la lumière lunaire et, se lançant а découvert, courut vers la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait а tout moment que des dizaines d’yeux ineptes le suivaient et le voyaient si petit, si pitoyable, si désarmé dans la plaine ouverte а tous les vents et riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur lui avait fait oublier et qu’il n’osait plus maintenant aller chercher.
Il dépassa un petit pont jeté par-dessus un ravin asséché et voyait déjа les lumières des premières maisons de l’Administration quand il sentit qu’il s’essoufflait, que ses pieds nus lui causaient une douleur insupportable. Il voulut s’arrêter, mais il perçut, а travers le bruit de sa propre respiration, le martèlement d’une multitude de pieds derrière lui et, perdant а nouveau la tête, il rassembla ses dernières forces et se remit а courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps, crachant une bave collante et visqueuse. La lune filait en même temps que lui et il pensa: «Ça y est, c’est la fin.» Le martèlement le rejoignit et une forme blanche, immense, chaude, comme un cheval emballé, apparut а ses côtés, masquant la lune, puis se détacha en avant et commença а s’éloigner lentement en allongeant sur un rythme furieux de longues jambes nues, et Perets s’aperçut que c’était un homme qui portait un maillot de footballeur frappé du numéro «14» et une culotte de sport blanche avec une bande sombre, et il fut encore plus effrayé. Le martèlement multiple derrière son dos ne cessait pas, on entendait des gémissements et des cris douloureux. «Ils courent, pensa-t-il hystériquement. Ils courent tous! C’est commencé! Et ils courent! Mais c’est trop tard, trop tard, trop tard…»
II voyait confusément sur les côtés les cottages de la rue principale, des visages angoissés, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les longues jambes du numéro 14, parce qu’il ne savait pas où il fallait courir et où était le salut: «Les armes se déchaînent déjа quelque part et je ne sais pas où, et je me retrouve encore une fois de côté, mais je ne veux pas. je ne peux pas être de côté maintenant, parce qu’ils sont lа-bas, dans les caisses, ils ont peut-être raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi mes ennemis…»
II vola dans la foule, qui s’écarta devant lui, il vit passer devant ses yeux un petit drapeau а damiers, des clameurs enthousiastes retentirent et quelqu’un de connaissance courut quelques instants а ses côtés, répétant comme une condamnation: «Ne vous arrêtez pas, ne vous arrêtez pas…» II s’arrêta alors et aussitôt on l’entoura, on jeta sur ses épaules une robe de chambre de satin. Une voix radiophonique démesurément enflée annonça: «Deuxième, Perets, du groupe de la Protection scientifique dans le temps de sept minutes douze secondes trois dixièmes… Attention, voici le troisième qui arrive!»
La personne de connaissance, qui était le Proconsul, disait: «Vous êtes formidable, Perets, je ne m’y attendais pas du tout Quand on vous a annoncé au départ, je riais, mais maintenant je vois qu’il faut absolument vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d’assaut. Je vous ferai entrer par les ateliers d’ajustage… Ne discutez pas, je m’entendrai avec Kim.» Perets regarda autour de lui. Il y avait beaucoup de personnes connues et d’inconnus en masques de carton. A peu de distance de lа, on faisait sauter en l’air l’homme aux longues jambes qui était arrivé premier. Il s’envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une grande coupe métallique. Une banderole qui portait l’inscription «Arrivée» était tendue en travers de la rue et sous la banderole, les yeux rivés au chronomètre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vêtu d’un strict manteau noir dont l’une des manches s’ornait d’un brassard où l’on lisait: «Juge principal». «… Et si vous aviez couru en tenue de sport, grommelait le Proconsul, on aurait pu vous compter officiellement ce temps.» Perets le repoussa du coude et s’enfonça dans la foule, les jambes flageolantes.
— … Plutôt que de rester chez soi а suer de peur, disait quelqu’un dans la foule, il vaut mieux faire du sport.
— Je disais la même chose а Domarochinier tout а l’heure. Mais ce n’est pas une histoire de peur, vous faites erreur. Il fallait mettre de l’ordre dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme ça, autant que ce soit pour quelque chose…
— Et qui a eu cette idée? Domarochinier! Il ne perd pas le nord. Il sait y faire!
— Ça ne sert а rien pourtant de les faire courir en caleçon. Faire son devoir en caleçon — c’est une chose, c’est honorable. Mais faire des compétitions en caleçon, c’est pour moi une erreur organisationnelle typique. Je vais écrire а ce sujet а…
Perets se dégagea de la foule et remonta en chancelant la rue encombrée. Il avait des nausées, la poitrine lui faisait mal et il imaginait les autres, dans leurs caisses, étirant leurs cous de métal pour regarder la foule de gens en caleçons avec leurs yeux bandés et s’efforçant vainement de comprendre quel est le lien qui les unit а cette foule et ne pouvant pas le comprendre, alors que ce qui leur sert de sources de patience est sur le point de se tarir…
Il n’y avait pas de lumière dans le cottage de Kim; а l’intérieur, un nourrisson pleurait.
On avait cloué des planches sur la porte de l’hôtel et derrière les fenêtres sombres quelqu’un marchait avec une lanterne sourde. Perets aperçut aux fenêtres du premier étage des visages blêmes précautionneusement tournés vers l’extérieur.
Les portes de la bibliothèque s’ouvraient sur un canon au tube d’une longueur démesurée terminé par un large frein de bouche tandis que de l’autre côté de la rue un hangar finissait de brûler, et l’on voyait, éclairés par les flammes pourpres du foyer, des gens en masques de carton qui promenaient des détecteurs de mines sur les lieux de l’incendie.
Perets se dirigea vers le parc. Mais dans une ruelle sombre une femme s’approcha de lui, le prit par la main et l’entraîna. Perets ne résista pas, tout lui était égal. Elle était toute vêtue de noir, sa main était tiède et douce et son visage blanc luisait faiblement dans l’obscurité.
«Alevtina, pensa Perets. Elle a attendu son heure, pensa-t-il avec une impudence non dissimulée. Et alors? Elle attendait. Je ne comprends pas pourquoi, je ne comprends pas en échange de quoi je me suis rendu а elle, mais c’est moi qu’elle attendait…»
Ils entrèrent dans la maison, Alevtina alluma la lumière et dit:
— Il y a longtemps que je t’attendais ici.
— Je sais, dit-il.
— Et pourquoi passais-tu sans t’arrêter? «Oui, pourquoi au fait? pensa-t-il. Sans doute parce que ça m’était égal.»
— Ça m’était égal, dit-il.
— Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m’occuper de tout.
Il s’assit sur le bord d’une chaise, les mains а plat sur ses genoux et la regarda enlever son chвle noir et le pendre а un clou — blanche, pleine, tiède. Elle s’enfonça dans la maison; un chauffebains а gaz se mit а ronfler et il y eut un bruit d’eau qui coule. Ses pieds lui faisaient très mal, il leva la jambe et examina la plante de ses pieds nus. Les coussinets étaient couverts d’un mélange de sang et de poussière qui en séchant avait formé des croûtes noirвtres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans l’eau brûlante: ce serait d’abord douloureux, puis la douleur disparaîtrait pour faire place а l’apaisement. «Je dormirai aujourd’hui dans la baignoire, pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l’eau chaude si elle veut.»
— Viens ici, appela Alevina.
Il se leva péniblement, avec l’impression que tous ses os craquaient douloureusement, boitilla sur le tapis rouge jusqu’а la porte du couloir, puis sur le tapis noir et blanc du couloir jusqu’au renfoncement où s’ouvrait la porte de la salle de bains avec ses faпences étincelantes, le ronflement affairé de la flamme bleu du chauffe-bains а gaz et Alevina qui, penchée au-dessus de la baignoire, répandait dans l’eau une poudre fine. Pendant qu’il se déshabillait, arrachant son linge raidi par la boue, elle agita l’eau et un manteau de mousse monta а la surface, déborda de la baignoire, et il se plongea dans la mousse neigeuse, fermant les yeux de plaisir et de douleur, tandis qu’Alevtina assise sur le rebord de la baignoire le regardait, un sourire caressant au coin des lèvres, si bonne, si accueillante — et il n’avait pas été une seule fois question de papiers…
Elle lui lavait la tête et lui, crachotant et s’ébrouant, se disait que ses mains étaient aussi fortes et habiles que celles de sa mère — et elle devait évidemment savoir faire aussi bien la cuisine… Puis elle lui demanda: «Je te frotte le dos?» Il se tapota l’oreille de la main pour chasser l’eau et le savon et dit: «Bien sûr, naturellement!» Elle lui passa sur le dos un gant de filasse rêche et ouvrit le robinet de la douche.
— Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme ça. Je vais vider l’eau, en mettre de la propre et je resterai allongé, avec toi assise а côté. S’il te plaît.
Elle arrêta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret.
— On est bien! dit-il. Tu sais, jamais encore je n’avais été aussi bien.
— Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais.
— Comment pouvais-je savoir?
— Et pourquoi est-ce que tu veux toujours tout savoir d’avance? Tu aurais pu seulement essayer. Qu’est-ce que tu y aurais perdu? Tu es marié?
— Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non.
— C’est bien ce que je pensais. Evidemment, tu l’aimais beaucoup? Comment était-elle?
— Comment était-elle… Elle n’avait peur de rien. Elle était bonne. Nous rêvions souvent de la forêt.
— De quelle forêt?
— Comment, de quelle forêt? Il n’y a qu’une forêt.
— La nôtre, tu veux dire?
— Elle n’est pas а vous. Elle existe pour ellemême. D’ailleurs en réalité elle est peut-être а nous. Mais c’est difficile de se le représenter.
— Je n’ai jamais été dans la forêt, dit Alevtina. On dit que c’est effrayant.
— Ce qu’on ne comprend pas est toujours effrayant. Il faudrait commencer par apprendre а ne pas avoir peur de ce qu’on ne comprend pas. Alors tout serait simple.