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Sous une fenêtre se trouvait une crosse de hockey, flanquée d’une béquille et d’une jambe artificielle chaussée d’un bottillon et munie d’un patin а glace rouillé. Tout au fond du bureau s’ouvrait une autre porte barrée par une corde sur laquelle étaient pendus des slips noirs et quelques chaussettes, dont certaines étaient trouées. Sur la porte elle-même, une plaquette de métal noirci qui portait l’inscription gravée «BETAIL». Sur l’appui de la fenêtre, а demi caché par un rideau, un petit aquarium rempli d’une eau claire et transparente abritait des algues multicolores au milieu desquelles un axolotl gras et noir remuait rythmiquement ses ouпes branchues. Et derrière le tableau qui représentait l’exploit de Selivan émergeait un somptueux bвton de chef d’orchestre, avec des queues de cheval…
Perets s’affaira auprès du coffre, mit un certain temps а trouver les bonnes clefs et parvint finalement а ouvrir la lourde porte blindée. La contre-porte était tapissée de photos légères découpées dans des revues pour hommes, mais le coffre était presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont le verre gauche était cassé, une casquette chiffonnée ornée d’une cocarde étrange, et la photographie d’une famille inconnue (le père — arborant un rictus qui découvrait toutes ses dents, la mère — la bouche en cul de poule, et deux enfants en uniforme de Cadets). Il y avait aussi un parabellum bien astiqué, soigneusement entretenu, avec une seule balle dans le canon, une autre patte d’épaule de général et une croix de fer avec des feuilles de chêne. Le coffre contenait encore une pile de chemises, toutes vides, а l’exception de la dernière, tout en bas de la pile, où se trouvait le brouillon d’une note de service qui envisageait les sanctions а prendre contre le chauffeur Touzik pour nonfréquentation systématique du musée historique de l’Administration. «Bien fait pour lui, la crapule, marmonna Perets. Il ne va même pas au musée… Il va falloir donner suite а cette affaire…»
«Touzik, toujours Touzik, qu’est-ce que c’est que cette histoire? Il n’est tout de même pas le nombril du monde, non? Enfin, en un sens… Kéfiromane, coureur répugnant, glandouilleur systématique… d’ailleurs tous les chauffeurs sont des glandouilleurs… non, il faut que ça cesse: le kéfir, la partie d’échecs pendant les heures de travail. Et Kim, qu’est-ce qu’il peut bien calculer sur la «mercedes» qui déraille? — A moins que ce ne soit justement ce qu’il faut, des espèces de processus stochastiques… Ecoute, Perets, tu ne sais vraiment pas grand-chose. Tout le monde travaille. Il n’y a presque pas de tire-au-flanc. Ils travaillent la nuit, ils sont tous occupés, personne n’a de temps. Les notes de service sont observées, je le sais, j’en ai fait l’expérience. Apparemment, tout va bien: les gardiens gardent, les conducteurs conduisent, les ingénieurs construisent, les chercheurs écrivent des articles, les caissiers distribuent de l’argent… Ecoute, Perets, pensa-t-il, peut-être qu’après tout ce manège n’existe que pour que tout le monde travaille? Un bon mécanicien répare une voiture en deux heures. Et après? Les vingt-deux heures restantes? Et si en plus les voitures sont conduites par des travailleurs expérimentés qui ne les abîment pas? La solution s’impose d’elle-même: mettre le bon mécanicien aux cuisines, et les cuisiniers а la mécanique. Il ne s’agit pas seulement de remplir vingt-deux heures — vingt-deux ans. Non, il y a une certaine logique lа-dedans. Tout le monde travaille, tout le monde fait son devoir d’homme… pas comme de vulgaires singes… Et ils acquièrent des spécialités nouvelles… Finalement il n’y a aucune logique lа-dedans, c’est le gвchis complet, pas de la logique… Seigneur, je suis lа а rester planté comme un piquet et ils salissent la forêt, ils la détruisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque chose au plus vite, maintenant je réponds de chaque hectare, de chaque chiot, de chaque ondine, maintenant je réponds de tout…»
II commença а s’agiter, referma tant bien que mal le coffre, se précipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit du tiroir une feuille de papier vierge.
«II y a ici des milliers de personnes, pensa-t-il. Des traditions établies, des modes de relations fixés, ils vont rire de moi… Il se souvint de Domarochinier, suant et pitoyable, et de lui-même dans l’antichambre du Directeur. Non, ils ne riront pas. Ils vont pleurer, ils iront se plaindre а ce… а ce M. Ah… Ils vont s’égorger les uns les autres… Mais pas rire. C’est ça le plus terrible, pensa-t-il. Ils ne savent pas rire, ils ne savent pas ce que c’est et а quoi ça sert. Des hommes, pensa-t-il. De tout petits hommes, des homuncules. Il faut la démocratie, la liberté d’opinion, la liberté de protestation et d’invective. Je les rassemblerai tous et je leur dirai: protestez! Protestez et riez… Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse et avec passion, puisque c’est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualité du kéfir, contre la mauvaise nourriture а la cantine, ils invectiveront avec une passion particulière le balayeur pour les rues qui n’ont pas été balayées depuis un an, ils injurieront le chauffeur Touzik pour son refus systématique de fréquenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux latrines sur l’а-pic… Non, je commence а m’embrouiller, pensa-t-il. Il faut procéder par ordre. Qu’est-ce que j’ai actuellement?»
II se mit а couvrir une feuille d’une écriture rapide et illisible:
«Groupe de l’Eradication de la forêt, groupe d’Etude de la forêt, groupe de la Protection armée de la forêt, groupe d’Aide а la population locale de la forêt… " Qu’est-ce qu’il y a encore? Ah! oui. " Groupe de la Pénétration du génie ds. for. " Et puis… ‘‘ Groupe de la Protection scientifique for. " Voilа, ça a l’air d’être tout. Bon. Et qu’est-ce qu’ils font? C’est bizarre, je ne me suis jamais demandé ce qu’ils faisaient. Il ne m’est même jamais venu а l’esprit de me demander ce que faisait l’Administration en général. Comment on pouvait concilier l’Eradication et la Protection de la forêt, et en plus aider la population locale… Bon, voilа ce que je vais faire, pensa-t-il. D’abord, plus d’Eradication. Eradiquer l’Eradication. La Pénétration du génie aussi, évidemment. Ou alors qu’ils travaillent en haut, de toute façon ils n’ont rien а faire en bas. Ils peuvent démonter leurs machines, construire une route correcte ou combler ce marais putride… Qu’est-ce qu’il reste alors? Il y a la Protection armée. Avec leurs chiens loups. Tout de même, dans l’ensemble… Il faut tout de même protéger la forêt. Seulement voilа… (Il évoqua les têtes des gardes qu’il connaissait et se mordilla les lèvres d’un air dubitatif.) M-oui… Bon, admettons. Et l’Administration, elle sert а quoi alors? Et moi! Dissoudre l’Administration, alors, non?»
II se sentit tout d’un coup а la fois joyeux et angoissé.
— Mais oui, c’est ça, pensa-t-il. Je peux! Je peux dissoudre tout. Qui est mon juge? Je suis le Directeur, je suis le chef. Une note de service — et terminé!»
II entendit alors le bruit de pas lourds. Quelque part tout près. Les verres du lustre tintèrent, les chaussettes qui séchaient sur la corde se balancèrent. Il se leva et s’approcha sur la pointe des pieds de la petite porte qui se trouvait au fond de la pièce. Derrière, quelqu’un marchait d’un pas inégal, comme titubant, mais on n’entendait rien d’autre, et il n’y avait même pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l’oeil. Perets pesa doucement sur la poignée, mais la porte ne céda pas. Il approcha les lèvres de la fente et demanda а haute voix: «Qui est lа?» Personne ne répondit, mais les pas ne cessèrent pas, comme s’il y avait eu un ivrogne dehors en train de zigzaguer. Perets manipula encore une fois la poignée, haussa les épaules et revint а sa place.
«Dans l’ensemble, le pouvoir a ses avantages, pensa-t-il. Je ne vais évidemment pas dissoudre l’Administration, ce serait idiot, pourquoi dissoudre une organisation toute prête, bien huilée? Il faut simplement la remettre dans le droit chemin, l’appliquer а quelque chose de sérieux. Cesser d’envahir la forêt, renforcer au contraire son étude prudente, essayer de se mettre en rapport avec elle, d’apprendre а son contact… Ils ne comprennent même pas ce que c’est que la forêt. La forêt! Pour eux c’est du bois d’abattage… Leur apprendre а aimer la forêt, а la respecter, а vivre la vie qu’elle vit… Non, il y a beaucoup de travail. Du travail véritable, du travail sérieux. Et il se trouvera des gens — Kim, Stoпan, Rita.. Et pourquoi pas le manager?… Alevtina… Et finalement ce Ah, aussi, c’est un personnage, il est pas bête, mais il a rien de sérieux а faire… Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d’en voir! Bon, et maintenant, où en sont les affaires courantes?
Il attira le dossier а lui. La première page était ainsi rédigée:
PROJET DE DIRECTIVE POUR L’INSTAURATION DE L’ORDRE
1. Au cours de l’année écoulée, l’Administration de la forêt a substantiellement amélioré son travail et a atteint des indices élevés dans tous les domaines de son activité. Des centaines d’hectares de territoire forestier ont été conquis, étudiés, aménagés et placés sous la sauvegarde de la Protection scientifique et armée. La maîtrise des spécialistes et des travailleurs du rang croît de jour en jour. L’organisation s’améliore, les dépenses improductives diminuent. Les barrières bureaucratiques et autres obstacles extraproductifs sont levés les uns après les autres.
2. Cependant, а côté des réalisations effectuées, l’action néfaste de la deuxième loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres continue а s’exercer, abaissant quelque peu le niveau élevé des indices. Notre tвche la plus urgente réside maintenant dans la suppression des faits de hasard qui engendrent le chaos, troublent le rythme commun et provoquent une baisse des cadences.
3. Compte tenu de ce qui précède, il est proposé de considérer а l’avenir toute manifestation de faits de hasard comme contraire aux lois et contredisant l’idéal d’organisation, et l’implication dans des faits de hasard (probabilisme) comme un acte criminel on, si l’implication dans des faits de hasard (probabilisme) n’entraîne pas de conséquences graves, comme une très sérieuse violation de la discipline du travail et de la production.
4. La culpabilité des personnes impliquées dans des faits de hasard (activités probabilistiques) est définie et mesurée par les articles du Code criminel N 62, 64, 65 (а l’exclusion des par. S et 0), 113 et 192 par. K ou §§ du Code administratif 12, 15 et 97.
NOTA: L’issue mortelle d’une implication dans un fait de hasard (probabilisme) n’a pas en tant que telle valeur de circonstance disculpante ou atténuante. La condamnation ou la sanction sera dans ce cas prononcée а titre posthume.
5. La présente directive prend effet а partir du… mois… jour… année. Elle n’a pas d’effet rétroactif.
Signé: Le Directeur de l’Administration. (…)
Perets passa sa langue sur ses lèvres sèches et tourna la page. Sur la suivante se trouvait une note de service concernant la mise en jugement de l’employé Kh. du groupe de la Protection scientifique. Item, conformément а la directive sur < l’instauration de l’ordre» «pour indulgence préméditée pour la loi des grands nombres s’étant traduite par une glissade sur la glace avec lésion concomitante de l’articulation tibia-tarsienne, laquelle implication criminelle dans un fait de hasard (probabilisme) a eu lieu le 11 mars de l’année en cours», il est proposé que l’employé Kh soit désormais désigné sur tous documents sous le nom de probabiliste Kh. Item…
Perets claqua des dents et regarda le feuillet suivant. C’était aussi une note de service concernant l’application d’une peine d’amende administrative correspondant а quatre mois de salaire au maître de chiens G. de Montmorency du groupe de la Protection armée «pour s’être imprudemment permis d’être frappé par une décharge atmosphérique (foudre)». Suivaient des prescriptions concernant les congés, des demandes d’allocation exceptionnelle en raison de la perte du soutien de famille et une note explicative d’un certain J. Lumbago а propos de la disparition d’une bobine…
— Qu’est-ce que c’est que ce fourbi, dit Perets а haute voix.
Il était en nage. Le projet était tapé sur du papier couché а tranche dorée. «II faudrait que j’en parle а quelqu’un, ou je vais m’y perdre», pensa-t-il.
Lа-dessus la porte s’ouvrit et Alevtina pénétra dans le bureau, poussant devant elle une table а roulettes. Elle était habillée avec une élégance recherchée et une expression sérieuse et austère était peinte sur son visage soigneusement maquillé.
— Votre petit déjeuner, dit-elle d’une voix apprêtée.
— Fermez la porte et venez ici, dit Perets. Elle ferma la porte, repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s’avança vers Perets.
— Alors, poussin? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant?
— Regarde, dit Perets. Encore des bêtises! Lis un peu.
Elle s’assit sur l’accoudoir, passa autour du cou de Perets un bras gauche nu et prit la directive de sa main droite nue.
— Je ne sais pas, dit-elle. Tout est correct. Qu’y a-t-il? Tu veux peut-être que je t’apporte le Code criminel? Le Directeur précédent lui aussi n’avait pas compris un seul article.
— Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code, qu’est-ce que tu veux que je fasse du Code? Tu as lu?
— Je l’ai lu, et je l’ai même tapé. Et j’ai corrigé le style. Domarochinier ne sait pas écrire, et c’est seulement ici qu’il a appris а lire… A propos, poussin, Domarochinier attend dans l’antichambre, tu devrais le recevoir pendant le déjeuner, il aime ça. Il te fera des tartines…
— Mais je me fous de Domarochinier! dit Perets. Explique-moi plutôt ce que je…
— Il ne faut pas se foutre de Domarochinier, répliqua Alevtina. Tu ne comprends encore rien, poussin, tu ne comprends rien… (Elle appuya sur le nez de Perets, comme sur un bouton de sonnette.) Domarochinier a deux blocs-notes. Dans l’un il inscrit qui a dit quoi — pour le Directeur — et dans l’autre ce qu’a dit le Directeur. Penses-y, Poussin, et ne l’oublie pas.
— Attends, dit Perets, il faut que je te demande conseil. Cette directive… ce délire… je ne vais pas le signer.
— Comment ça, tu ne vas pas?
— Comme ça. Je ne lèverai pas la main pour signer cette chose.
Le visage d’Alevtina se fit sévère.
— Poussin, dit-elle. Ne te bute pas. Signe. C’est très urgent. Après, je t’expliquerai tout, mais maintenant…
— Mais qu’est-ce qu’il y a а expliquer lа-dedans? dit Perets.
— Si tu ne comprends pas, c’est qu’il faut t’expliquer. Donc, après, je t’expliquerai.
— Non, explique-moi maintenant, dit Perets. Si tu peux. Ce dont je doute.
Alevtina l’embrassa sur la tempe et regarda sa montre d’un air préoccupé.
— Voyons, mon petit… Bon, d’accord, allons-y si tu veux.
Elle s’assit sur la table, les mains а plat sous ses cuisses, et commença, les yeux fixés dans le vague au-dessus de la tête de Perets:
— Il y a un travail administratif sur lequel tout repose. Ce travail ne date pas d’aujourd’hui ni d’hier, c’est un vecteur dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Actuellement, il est matérialisé par les ordres et directives existant. Mais il s’enfonce aussi très loin dans le futur, où il attend encore d’être matérialisé. C’est comme une route qui se construit sur un terrain déterminé. Lа où se termine l’asphalte, tournant le— dos а la portion déjа faite, se trouve un niveleur qui regarde dans son théodolite. Ce niveleur, c’est toi. La ligne imaginaire qui passe par l’axe optique du théodolite, c’est le vecteur administratif non encore matérialisé que tu es le seul а voir et qu’il t’appartient de matérialiser. Tu comprends…»
— Non, dit fermement Perets.
— Ça ne fait rien, écoute encore… De même que la route ne peut pas tourner arbitrairement а droite ou а gauche, mais doit suivre l’axe optique du théodolite, de même chaque directive administrative doit être le prolongement logique de toutes celles qui ont précédé… Poussin, ne cherche pas а approfondir, je ne le comprends pas moi-même, mais c’est un bien, car l’approfondissement engendre le doute, le doute engendre le piétinement sur place — c’est la mort de tout activité administrative, et par conséquent la tienne, la mienne… C’est élémentaire. Qu’il ne se passe pas un jour sans directive, et tout sera dans l’ordre. Cette directive sur l’instauration de l’ordre, elle n’est pas suspendue en l’air, elle est liée а la directive précédente sur la non-décroissance, laquelle est liée а la note de service sur la non-grossesse, et cette note de service découle logiquement de la prescription sur l’excitabilité excessive, et cette prescription…