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Tout le monde a ce don, m’avait assuré Carvajal. Mais rares sont ceux qui savent l’utiliser. Et il parlait de l’époque où je serai moi-même capable de voir des choses. Il s’exprimait au futur, non au conditionnel.
Pensait-il éveiller le don en moi ?
Cette idée m’emplit d’une terreur mêlée de joie. Observer l’avenir, arracher le bandeau aveuglant du hasard et de l’inattendu, passer outre les imprécisions brumeuses de la stochastique pour obtenir la certitude absolue – ah ! oui, certes, quelle merveille, mais aussi quelle abomination ! Ouvrir la lourde porte d’ébène, scruter la longue route du temps, apercevoir les splendeurs, les mystères en gestation…
Une abomination, parce que je pourrais voir des choses auxquelles je ne tenais pas, des choses qui me laisseraient vidé, anéanti, tout comme l’avait été manifestement Carvajal en ayant la révélation de sa mort. Une merveille, parce que voir signifiait échapper au chaos de l’inconnu. C’était atteindre enfin la vie intégralement structurée, parfaitement déterminée à laquelle j’aspirais depuis que j’avais oublié mon nihilisme d’adolescent pour la philosophie de causalité…
Mais si le petit homme morose connaissait vraiment le moyen de faire naître en moi la vision de l’avenir, je me promettais de l’utiliser tout autrement. Je ne laisserais pas cette faculté me réduire à l’état de reclus desséché, me plier sans résistance aux impératifs de quelque scénario fantôme, je n’accepterais point le rôle de pantin dont Carvajal s’accommodait. Non, je l’emploierais de façon constructive, je tracerais, je dirigerais le cours de l’Histoire, je mettrais à profit ma science particulière pour guider, orienter, modifier, dans la mesure où j’en serais capable, la succession des événements humains…
Au dire de Carvajal, ce modelage, cette orientation n’étaient pas possibles. Pas pour lui, peut-être, mais fallait-il que je reste enfermé dans ses propres limites ? Même si l’avenir était fixé, inaltérable, sa connaissance pouvait au moins servir à amortir les chocs, à redresser le courant des énergies, à faire sortir de nouveaux schémas des épaves laissées sur la grève. N’importe comment, j’essaierais. Apprends-moi à voir, Carvajal, et souffre que j’essaie !