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(Les doigts de Crab se rétractent au contact des corps nus, leurs pilosités frisées l'épouvantent, c'est être abandonné par sa mère dans la forêt la nuit, et les moiteurs tropicales de la peau écœurent son désir qui s'effritera sinon sur ses rugosités de vieille écorce, mais le coton d'un seul tenant, la soie sans défaut, tous les tissus, le nylon électrique, le cuir léger des chaussures, le drapé lourd des manteaux d'hiver – habillez-vous vite, Mademoiselle, n'oubliez ni votre joli foulard, ni votre joli chapeau, voici vos gants -, cette nudité là le rend fou.)
Ces personnages importants, reconnus tels, les uns par les autres même, mais de loin, qui ne se croisent jamais, voisins de qualité qui ne se fréquentent pas, par amour-propre ou faute d'un hasard favorable, et qui auraient peut-être beaucoup de choses à faire ensemble, ces destins exceptionnels ramassés dans la petite seconde de rétrospective panique du noyé, ces bribes de bribes, ces bris, ces débris de vies illustres, tous ces hommes foudroyés au cœur de leur subjectivité, incapables d'échanger leurs vues malgré le vocabulaire abondant dont ils pourraient disposer, à portée de leurs bouches scellées, autant de mots inutilisables, également cernés, butés, clos sur leur sens le plus strict – manque un chef qui rallierait ces hommes orgueilleux, dramatiquement isolés, seuls encore parmi leurs semblables d'exception, un grand organisateur qui les rassemblerait pour de bon, qui coordonnerait leurs efforts et leur enseignerait une langue souple et précise, une langue pour inventer, découvrir, conquérir, pour faire enfin cause et œuvre communes. Le dictionnaire attendait son héros. Ce sera Crab.
Puisqu'il fait son entrée dans le dictionnaire. Il aura fallu le temps. Mais voici son mérite reconnu, Crab occupe la place qui lui revient naturellement parmi les immortels, ces glorieux personnages qui ont fait honneur à l'espèce humaine, ceux qui ont enrichi le monde de leurs travaux, de leurs œuvres ou de leurs découvertes. Crab est l'un d'eux. Bien sûr, on pourrait se plaindre du portrait, assez peu ressemblant, déformé, comme dilaté, et puis Crab n'apparaît pas exactement là où l'attendait l'ordre alphabétique, entre Coysevox Antoine (Lyon, 1640 – Paris, 1720), sculpteur français, lui aussi, représentant typique du style Louis XIV, et Crabbe George (Aldeburgh, Suffolk, 1754 – Trowbridge, 1832), poète anglais, lui aussi, auteur de Le Village (1783) et Le Bourg (1810), deux livres qui se valent. Détails sans importance. L'essentiel est qu'il y soit, désormais inoubliable.
A quel titre a-t-il été finalement admis? se demandera-t-on. Pour laquelle de ses découvertes, laquelle de ses victoires, lequel de ses exploits?
Certes, chacune de ces raisons possibles, et la moindre d'entre elles, aurait suffi à justifier cette distinction par ailleurs un peu tardive, c'est toutefois pour une autre encore qu'il doit d'être là: comme il s'était arrêté pour souffler au milieu d'une page du lourd volume ouvert sur la table, une main tombant du ciel sèchement le referma.
(Crab se retourne brusquement sur son passé. Mais rien. Il aura rêvé.)
Parmi les nombreux actes de malveillance des parents de Crab à son égard, le plus néfaste fut certainement d'avoir appelé Crab aussi son frère jumeau et parfait sosie, d'où quiproquos et méprises en série depuis leur enfance, qui se poursuivent aujourd'hui. Et nous comprenons mieux soudain le destin mouvementé de Crab, pourquoi toutes ses aventures, cette vie incessante et sans répit nous étonne beaucoup moins maintenant que nous savons qu'ils sont deux pour la vivre. Elle n'a en fait plus rien d'exceptionnel. C'est même exactement la petite existence médiocre et routinière dont nous ne voulons à aucun prix.
Crab à dix ans ressemblait tant à son père qu'il fut souvent battu comme plâtre par sa mère dont il était le portrait craché affirmait son père en le rouant de coups.
C'est un type louche, dissimulé, vraiment pas net, qui prétend intéresser Crab à une affaire et se lance pour le convaincre dans un discours insidieux, plein de précautions, de circonlocutions, de détours par le Ciel et l'Enfer, agitant ici ou là le voile d'une menace, faisant aussi miroiter dans le flou l'éventualité de profits énormes et divers autres avantages qui ont au moins leur prometteuse imprécision en commun, enfin demande brutalement à Crab de lui servir de prête-nom dans cette histoire à laquelle il ne veut pas être mêlé personnellement pour des raisons qui le regardent, mais également de lui fournir des alibis dans plusieurs affaires de mœurs assez ignobles, et autres minables petits trafics. Inutile de dire que Crab refuse net cette proposition, tant pis pour les menaces, tant pis pour les profits, c'est lui faire injure que de le croire susceptible à'accepter ce rôle secondaire d'homme de paille.
Crab
au bout de son nez
son nombril.
Assis, les jambes étendues, les bras écartés reposant sur le dossier du banc de bois vert, Crab s'enivre du plaisir d'être seul dans ce parc à cette heure et dans cette posture, l'individu Crab, seul au monde. Qui aperçoit soudain, assis plus loin sur un autre banc de bois vert, un homme dans la même attitude, jambes étendues, bras écartés, et, pour se distinguer de lui, Crab entonne une chanson idiote, aussitôt raffermi dans sa singularité, seul au monde. Lorsque idiote parvient à ses oreilles la même chanson, fredonnée par un homme assis sur un banc voisin, jambes étendues, bras écartés, et, pour se distinguer de celui-là aussi, pour se démarquer de tous, sans confusion possible, Crab se coiffe de sa casquette à carreaux, mais là-bas un autre homme a fait de même, et lorsque Crab se juche sur le dossier du banc et mord dans une carotte, c'est pour constater avec agacement qu'il n'est pas le seul non plus à agir ainsi, un autre homme encore, juché sur le dossier d'un banc identique, coiffé d'une casquette identique, à carreaux identiques, mord dans une carotte lui aussi, or il n'y a pas deux carottes dissemblables. Et Crab a beau suspendre à son cou un collier de liserons et poser une pierre en équilibre sur son crâne, il a beau aboyer, ce faisant cracher sa carotte, un autre homme toujours, ici ou là, sans le savoir, agit de même, exactement comme lui, comme s'il était lui, alors Crab obstiné se désarticule jusqu'à trouver la position extrême de l'inconfort qu'il est le seul à tenir, dans ce parc ni nulle part ailleurs, aucun homme jamais n'a ressemblé ni ne ressemblera à Crab en cet instant, pas possible, Crab unique au monde, sans pareil ni semblable, affirmant contre tous son originalité irréductible – à moins cependant qu'il ne répète à son insu une figure rituelle, à moins que chaque homme inévitablement ne soit amené à adopter cette position une fois dans sa vie, à moins même que cette position intenable ne devienne un jour celle du plus grand nombre?
Qui aurait pu imaginer en voyant le premier s'y risquer que tous les échassiers s'immobiliseraient finalement sur une patte? Et Crab par précaution ou garantie supplémentaire se plante une plume dans l'oreille.
Ce geste désespéré lui a fait perdre l'équilibre, il tombe, le parc va fermer, les gardiens poussent vers la sortie un troupeau de petits vieillards voûtés, tremblants, grands-pères les uns des autres, aux reins douloureux.
Crab marche dans la ville sans penser à rien, pour une fois, la tête vide. Mais voici qu'une foule joyeuse descend l'avenue et l'entraîne dans son mouvement puissant – ce ne sont que clameurs triomphantes et grands gestes d'allégresse. Puis Crab, légèrement attardé se trouve pris malgré lui dans un long cortège triste et lent qui débouche d'une rue perpendiculaire – ce ne sont que plaintes déchirantes et dos courbés. Mais Crab, de nouveau attardé, est brusquement happé par la cohue furieuse des mécontents qui se ruent à l'assaut – ce ne sont que slogans guerriers et poings brandis. Enfin, comme la nuit tombe, épuisé par cette journée si riche en émotions, Crab rentre chez lui pour dormir un peu.
(Crab est seul comme le Soleil, puis comme la Lune.)
Crab tourne sur lui-même pendant son sommeil. En profite pour s'intéresser à ce qui se fait ailleurs: il laisse derrière lui les décors quotidiens de son enfance interminable, il change de cap, il cède pour de bon à sa curiosité.
Crab remue beaucoup les jambes pendant son sommeil. En profite pour faire des kilomètres et parcourir toutes ces contrées qu'il ne connaissait pas: il traverse les déserts et gravit les montagnes, et il arrive le premier partout.
Crab agite beaucoup les bras pendant son sommeil. En profite pour déplacer des pans entiers, pour chasser les essaims, pour repousser les murs, pour surélever ce qui doit l'être.
Crab parle à voix haute pendant son sommeil. En profite pour émettre des opinions radicalement opposées, pour refuser énergiquement, pour alerter les populations: il appelle au secours, il vend la mèche, il ne craint pas de citer des noms.
Crab ronfle pendant son sommeil. En profite pour monter une petite affaire de transport routier qui prospère rapidement: il doit acheter de nouveaux camions, toujours plus gros et plus puissants, et les frontières n'existent pas pour eux.
Crab endormi laisse les rêves aux naïfs et aux paresseux.
Crab est venu au monde avec deux, lourd handicap, on se retourne sur lui, on le montre du doigt, on murmure, deux, vous connaissez les gens, il s'en trouve même pour lui conseiller de ne plus sortir, de s'enfermer chez lui, il ferait peur aux enfants, soi-disant, avec ses deux, leurs nuits seraient hantées de cauchemars. D'autres compatissent, auxquels il n'a rien demandé, lui recommandent tel ou tel traitement thérapeutique – a-t-il essayé les eaux miraculeuses? Certains autres encore craignent de blesser sa sensibilité et s'efforcent de garder l'air naturel quand ils le croisent, font semblant de rien, mais souvent, malgré toute leur bonne volonté, leurs regards au dernier moment chavirent ou se dérobent. Parfois même leur affectation de naturel, trop visible, devient purement et simplement ridicule, ils se mettent à siffloter, à fredonner – toute cette musique autour de lui! -, ils le bousculeraient presque pour ne pas le heurter. Il y a ceux aussi qui pensent à l'au-delà, à leur salut, et qui l'embrassent – ces baisers immondes! Mais Crab redoute surtout les plus empressés, ceux qui prétendent gagner son amitié et sa confiance, il n'ignore pas que la curiosité prend le visage de la sympathie pour s'informer. Il voudrait seulement qu'on le laisse en paix. Certains matins, d'ailleurs, son infirmité lui fait horreur à lui-même, la honte et le désespoir l'anéantissent, il n'ose plus affronter la rue, il se calfeutre dans sa chambre. Beaucoup d'hommes dans son cas, affligés de la même disgrâce, préfèrent ainsi se cacher, disparaître pour de bon, et renoncent à la vie. Mais Crab relève toujours la tête, il réagit – il sort, il brave les regards haineux, horrifiés, moqueurs ou apitoyés, il va son chemin sur ses deux pieds (cinq orteils à chaque!).
Il connaît le dégoût, lui aussi. Ainsi, au restaurant, un jour, Crab constata soudain avec un haut-le-cœur que les clients assis aux tables voisines ingéraient tous leur nourriture par la bouche. Ils desserraient les lèvres, poussaient dans le trou béant un morceau de viande ou de fruit qu'ils mâchaient ensuite, puis avalaient. L'eau et le vin entonnés de même. On n'a jamais revu Crab dans cette cantine dégueulasse.
N'ouvre la bouche que pour émettre. Son accent russe est proprement inexplicable, Crab n'ayant nulle origine ni ascendance slaves. Il n'a jamais non plus séjourné là-bas. D'ailleurs, il ne connaît pas la langue. Il connaît datcha, taïga, moujik et troïka – c'est à peu près tout, et samovar. Et pourtant, il ne parvient pas à se débarrasser de cet accent russe impeccable qui brise aussi ses silences.
Vous l'avez croisé quelquefois, inévitablement: Crab parle seul dans la rue, à voix haute, vous le prenez pour un ivrogne ou pour un fou, or ce n'est pas tellement ça – certes, le pauvre homme boit, certes, il n'a plus toute sa raison. Mais, si vous tendez un peu l'oreille, vous conviendrez vite qu'il ne délire pas, au contraire, ses questions sont même d'une rare pertinence – son soliloque adopte en effet la forme interrogative à l'exclusion de toute autre. Crab pose des questions. Partout où les hommes ont échangé des opinions, Crab repasse avec ses questions, partout où des vérités solennelles ont été énoncées, il repasse avec ses questions, en tout lieu où furent proférés un jugement définitif, un proverbe, un ordre, une sentence, un conseil, il accourt avec ses questions, les oui et les non négligemment jetés dans les conversations, il les balaye avec ses questions. Soyez résolument pour ou contre, clamez haut et fort ce que vous croyez juste, tranchez, affirmez, concluez, érigez à chaque coin de rue le monument inébranlable de votre conviction, emplissez l'air de vos paroles péremptoires, tout cela sera vite oublié. Crab passe derrière vous avec ses questions.
Pourquoi Crab se lance-t-il dans l'étude à son âge? et pourquoi ratisser aussi large? pourquoi des études si variées qu'elles couvrent le champ de la connaissance? pourquoi soudain cet appétit de science et, si tardivement, cette passion forcenée d'apprendre? pourquoi engloutir ainsi dans une mémoire condamnée toutes les formules et tous les théorèmes? pourquoi cette érudition impraticable? pourquoi ce gavage de dernière minute, cet engrangement quand déjà les rats sont annoncés? pourquoi ce petit vieillard sans avenir veille-t-il si tard sur les livres? Si ce n'est par malignité, pour emporter avec lui dans la mort l'immense savoir des hommes, pour le livrer tout entier au néant?
(Mais aussi, comment ne pas concevoir de l'amertume? Quand Crab ne sera plus là pour en activer les braises, vous verrez qu'ils laisseront s'éteindre sa pipe.)
Il attire à lui et s'empare de tout ce qui le tente, vos femmes et vos maisons, votre visage même s'il le trouve à son goût, et tel coin de ciel au crépuscule, telle nuit pleine sans étoiles, son petit miroir de poche les attire à lui irrésistiblement et, sitôt la prise assurée, l'objet convoité en sa possession, Crab le fait disparaître dans la doublure de son vêtement et quitte rapidement les lieux. C'est ainsi, chaque jour, qu'il se remplit les poches. Ses agissements sont depuis longtemps connus de la police, mais comment pourrait-elle y mettre fin? Une fois déjà son arrestation fut décidée et la confiscation de son butin. On prit position autour de son repaire. Le signal de l'assaut fut lancé, résonnait encore: la brigade tout entière passait dans le camp de Crab.
Sur l'île, à marée montante, en regardant les vagues envelopper doucement les rochers ou s'engouffrer avec fracas dans une brèche de la falaise, et cogner, battre, claquer, éclater, exploser, Crab se surprend soudain à espérer la victoire des vagues, mais oui, il est du côté des vagues contre l'île, il est du parti des vagues, il est dans le camp des vagues, il lutte avec elles de toute la force de son esprit concentré – et ça marche! -, Crab et les vagues redoublent de violence, se jettent avec plus de sauvagerie encore contre les rochers – et ils avancent! ils progressent! la victoire ne fait guère de doute à présent -, Crab et les vagues mordent, rognent, rongent, érodent – la victoire est totale -, l'île est dissoute, et Crab se noie.
L’étonnante fertilité de son fluide le met souvent dans des situations embarrassantes. Crab féconde tout ce qu'il touche. La femme qu'il effleure seulement dans la rue lui donne un enfant. Bien malgré elle, bien malgré lui, les voici soudain père et mère d'un innocent qui n'a pas davantage demandé à venir au monde, étrange famille. Mais Crab se sent responsable de ses enfants, même ainsi conçus, à aucun prix il ne les abandonnerait. Il reconnaît et peut nommer chacun dans la foule. Certains sont de son espèce, toutes races confondues, qui lui ressemblent, mais d'autres ne tiennent de lui que par quelques traits physiques à ce point brouillés par ceux de la mère qu'ils échappent au premier regard, car la pierre sur laquelle Crab s'assoit lui donne un enfant, et l’arbre contre lequel il s'appuie, la chienne qu'il caresse, ou la rivière dans laquelle il se baigne lui donnent des enfants – il doit les élever seul, les nourrir, les instruire, tout leur apprendre. Et si, par exemple, son enfant-libellule ne lui apporte que des satisfactions, son enfant-rivière l'a définitivement fâché avec ses voisins. Tous les soirs, il va chercher son enfant-flamme au commissariat du quartier. Son enfant-girafe pousse de travers, son enfant-rat qui mange entre les repas n'a plus faim quand on passe à table, son enfant-clou est hémophile, son enfant-citron pleure pour un rien, son enfant-lit a peur du noir, son enfant-violon maigrit à vue d'œil, son enfant-chaise est toujours dans ses jambes. Et son enfant-belette le trouble un peu (danger). Aucun souci pour le moment avec son enfant-singe, lequel lui vient même en aide à l'occasion, mais Crab sait que des conflits éclateront à l'adolescence, inévitablement, c'est déjà difficile avec son enfant-lion (quel besoin avait-il aussi, se connaissant, de toucher cette lionne à travers les barreaux de sa cage?).
Entre ces enfants de mères différentes, l'entente n'est pas toujours parfaite, des sensibilités se heurtent, des appétits s'opposent, comment leur inculquer à tous le sens de la famille? Si Crab y parvient – et l'éducation qu'il s'efforce de leur donner par le discours et par l'exemple ne tend qu'à cela -, s'ils apprennent à faire bloc en toute circonstance, non seulement ils pourront se passer de lui quand il ne sera plus là et même avant, le laissant crever dans son coin, seul et misérable malgré les sacrifices qu'il aura consentis pour eux, mais encore le monde leur appartiendra.
Cette sève puissante, sous pression, qui engorge et gonfle ses veines, c'est plus que n'en peuvent contenir ses circuits, flux violent ralenti par sa propre densité et dont la circulation finalement arrêtée se mue en tension – ainsi le cheval nerveux se décharge au fur et à mesure de la vitesse prise en dépit de son immobilité forcée dans le box, car rien n'empêchera jamais un cheval de prendre de la vitesse, nulle entrave -, énergie captive, bloquée, qui fait craquer ses coutures et soudain se libère, toutes les flèches retenues partent, rapides, fouillent toutes les directions: Crab se ramifie encore, il est dans sa nature de fourcher, pousse de nouvelles branches et les divise, buissonne, comme à chaque fois, il en fait trop – régulièrement tailler là-dedans.
Crab, quand il pénètre une femme (un événement, mais Don Juan même se déboutonne plus souvent pour faire pipi), c'est de la façon la plus simple et le plus naturellement du monde qu'il s'introduit en elle, sans faire étalage de science ni de caresses tirées par les cheveux (car le vieil érotisme savant voudrait nous faire avaler que le pénis peut rentrer dans son trou en ondulant comme un serpent), donc, qu'il se glisse sous sa peau et suit les courants porteurs de ses fluides sanguins et lymphatiques jusqu'à occuper toute la place, alors la main de cette femme est un gant pour sa main et le crâne de cette femme est un casque pour son crâne, et son souffle gonfle la poitrine de cette femme. Il s'abstient seulement – quand il y pense! – de faire saillir les muscles de ses bras et de ses jambes ou d'étirer ses membres, car il peut arriver alors – l'expérience l'a déjà plusieurs fois démontré – que la femme trop menue pour lui éclate ou plus lentement se déchire, ce qui le laisse dans un grand embarras – il y a souvent une famille à prévenir -, et le renvoie à sa solitude.
Au prix d'un effort mental éprouvant, Crab parvient à se concentrer tout entier à l'intérieur de son nez. Il sait qu'il n'y tiendra pas longtemps – l'endroit est exigu, insalubre et curieusement étouffant -, aussi se met-il sans plus tarder au travail: il redresse l'arête osseuse déviée depuis toujours, puis il pince les ailes de ses narines afin de rétrécir un peu celles-ci, qui semblaient vouloir gober les cerises annoncées par les fleurs. Sans relâcher sa concentration – mieux vaut ne pas essayer d'imaginer ce qui adviendrait -, il s'introduit ensuite dans son globe oculaire gauche. Il y fait sombre et humide. Crab se glisse en tâtonnant entre la cornée et le cristallin pour remplacer le pétale fané de son iris par une membrane neuve, prélevée sur un chat, tant qu'à faire, puis il draine le sang de lapin qui noyait son regard plus souvent que les larmes. Même chose pour l'œil droit, dont il corrige aussi le léger strabisme d'un coup d'épaule. Puis il se laisse choir dans la cavité buccale, non sans rehausser ses pommettes et retendre les muscles flasques de ses joues au passage – la langue amortit sa chute. Son amertume, il a beau vouloir la dissimuler, qu'il appelle mélancolie, révulse ses papilles. Il n'ose avaler sa salive, laquelle l'entraînerait inexorablement dans les profondeurs fangeuses de son estomac, une fin horrible, ni éternuer, malgré l'envie qu'il en a, ce serait se jeter dans le vide ou contre un mur, dégouliner mort. Crab respire mal ici, l'air y est lourd, malsain, irritant, saturé de miasmes; le vacarme de la soufflerie est encore amplifié par mille petits bruits liquides de succion, d'absorption, de sécrétion, qui provoquent d'ailleurs de dangereux réflexes de mastication. Ne pas traîner, donc, Crab renonce à orner la voûte, une prochaine fois, des travaux plus urgents réclament toute son attention: limer, égaliser, blanchir vingt et une dents, trois autres sont à remplacer, deux autres à intervertir, une canine et une prémolaire, quant aux quatre du fond, Crab arc-bouté se les extrait et les recrache, lui faisaient mal, ne lui ont jamais servi à rien.
Enfin, il peut reprendre possession de son corps ankylosé, très lentement se laisse couler dans ses membres inertes et les ranime. Son miroir consulté avec crainte le rassure, l'opération est un succès – Crab ne se reconnaît plus.
Il n'a pas une tête à chapeau, il le déplore pour l'élégance, pour l'importance immédiate que confère un chapeau, et pour cet abri contre le froid, la pluie, la neige, en quoi consiste également le chapeau, mais, quand on n'a pas la tête à ça, mieux vaut se passer de chapeau, Crab n'a pas tort, qu'il enlève aussi ses souliers.
Une peau diaphane, des veines pâles exangues, pas de muscles, des organes peu sollicités, atrophiés, asséchés, amincis, réduits à rien, des os de verre, le corps de Crab est transparent, serait donc parfaitement invisible – avec tous les avantages et privilèges liés à cet état – si son âme opaque, à l'intérieur, n'affectait la forme d'un assez gros petit bonhomme cramoisi, plutôt comique, qui ne passe pas inaperçu.
La cicatrice de Crab, ne faites pas semblant de ne pas l'avoir remarquée – cette longue cicatrice qui barre son visage depuis le front, au-dessus de la tempe gauche, jusqu'au menton, au-dessous de la commissure droite de ses lèvres -, cette balafre hideuse lui fut infligée au cours d'une rixe, par son adversaire armé d'un biface de silex tranchant, au cours d'un combat, par l'envahisseur armé de son glaive, sur le champ de bataille, par l'ennemi armé de son sabre, de sa lance, de son tomahawk, de sa baïonnette, cette balafre est la trace d'une gifle formidable qu'il reçut de sa mère, il y a longtemps, dans sa tendre enfance, il ne sait plus pourquoi, mais il ne l'avait pas volée.
On ne s'en rend pas compte, à le voir, nul ne s'en doute, Crab est pourtant une sorte de phénomène: son esprit flotte au-dessus de son corps, descend parfois et se tient alors à hauteur de son épaule. Sa conscience et son corps ne coïncident pas, la première souffre et s'amuse, mais ce dernier s'ennuie, s'ennuie, accomplit chaque jour les mêmes gestes, refait chaque jour les mêmes promenades en boucle, il ne lui arrive rien, il vieillit dans ses fonctions, hors du temps. Le corps de Crab vit dans une solitude absolue, inimaginable, puisque Crab lui-même n'y est pas, ce corps est tout au plus l'objet de ses songeries, car il l'inquiète, si mal parti, mal engagé dans l'existence, Crab ne sait vraiment pas quoi faire de lui. S'il pouvait seulement le laisser assis quelque part.
N'a plus qu'à tendre la main. Crab y est presque. Juste récompense. Prix de ses efforts. Vient de loin. Le temps en lacet derrière lui. Toutes ces années. A bien mérité. Aura pas volé. Mais valait la peine. Touche au but enfin. Tend la main pour saisir. Heurte une vitre. A terre étourdi. Se relever lourd. Prend un peu d'élan. A reculons refait la moitié du chemin. Connaît bien le paysage triste de chaque côté. Puis s'élance à nouveau. En avant. Cette fois il y va. Y est. Rien ne l'empêchera. Tend la main pour cueillir. Heurte une vitre. A terre k. o. Debout encore. Plus lourd encore. Prend beaucoup d'élan. Rebrousse tout le chemin. Autant d'années. A gauche, droite, le triste paysage connu. Village natal à mourir. Départ du début. Nouvel essor. Plus rapide cette fois. Tête baissée. Là-bas scintille. Au bout scintille. Scintille magnifique. A deux doigts. A toucher scintille. A toucher enfin là. S'écrase contre la vitre.
Ce matin encore, sa boîte aux lettres est pleine comme sa poubelle hier de faire-part de mariages, de naissances, de décès, et Crab en les classant par thèmes s'étonne que les gens ne jugent pas utile également de lui adresser un courrier avant et après chaque repas, pour le tenir au courant, et puis ont-ils dormi la nuit dernière, envisagent-ils de se recoucher la nuit prochaine? Autant de points sur lesquds on néglige de l'informer et qui, pourtant, concernent tout aussi bien le train-train biologique et les fonctions vitales. Mais non, on le laisse croupir dans l'incertitude, ils naissent ou meurent, ils s'apparient, mais peut-être ne dorment-ils plus, ne se nourrissent-ils plus? Pourquoi passer sous silence des nouvelles de cette importance alors qu'il serait si simple de les faire imprimer, puis vous glisseriez le carton dans une enveloppe avec une photo de votre petite famille attablée, une autre de votre petite famille endormie. Et vos éternuements, pourquoi ne faire part de vos éternuements qu'aux happy few présents à vos côtés?
Seuls les plombiers-chauffagistes de son quartier (qui semblent bien constituer les deux tiers de la population active) lui mettent parfois un petit mot pour le renseigner plus précisément sur la nature et la diversité de leurs services, grâce à quoi il sait maintenant que les plombiers-chauffagistes débouchent les canalisations et réparent les chauffe-eau. Les autres lui cachent tout hormis leurs mariages, naissances et décès consécutifs, pour ça nulle réticence, les nouvelles sont largement diffusées.
Mais Crab froisse et jette sans les lire tous vos faire-part, il était au courant, c'était prévisible, il faudra inventer d'autres histoires, d'autres aventures pour le surprendre et l'intéresser à la journée qui commence.
(C'est Crab, six ans pour quatre-vingts centimètres, qui court après les pigeons pour les voir s'envoler. Combien en fit-il décoller avant de se lasser du miracle?)
On frappe à sa porte, Crab va ouvrir – réaction normale. Cela méritait d'être signalé, Crab a parfois des réactions normales. Il ouvre. Un homme est là, un voisin sans doute, puisque Crab ne le connaît pas, venu lui emprunter son ouvreboîte, s'il vous plaît. Crab, c'est bien volontiers qu'il lui prête son ouvre-boîte. L'autre promet de le rapporter bientôt. Il n'est jamais revenu. Voilà, les choses se sont passées aussi simplement, un homme a frappé à la porte de Crab et s'est fait remettre son ouvre-boîte. La faim le tenaille.
Quelques jours plus tard, à nouveau, on frappe à sa porte. La réaction de Crab quand on frappe à sa porte est maintenant connue. Un homme est là qui souhaiterait lui emprunter son tire-bouchon. Crab, mais c'est bien volontiers qu'il lui prête son tire-bouchon. D'ailleurs, l'autre promet de le rapporter très vite. Il n'est jamais revenu. Voilà, les choses se sont passées aussi simplement, un homme a frappé à la porte de Crab et s'est fait remettre son tire-bouchon. Plus de fêtes pour Crab.
L'histoire pourrait s'arrêter là, c'est vrai. Mais quelques jours plus tard, à nouveau, on a frappé à sa porte pour lui emprunter sa passoire. Et ainsi de suite, pour lui emprunter ses ciseaux, son sirop antitussif, son beurre, ses assiettes, ses livres, sa chaise, son vélo, sa radio, son parapluie, son bureau, sa lampe, ses bottes, voilà, les choses se sont passées aussi simplement, des hommes ont frappé à sa porte et se sont fait remettre une à une toutes ses affaires, jusqu'à son lit.