129132.fb2 Un fant?me - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

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Puis, lorsque Crab s'est retrouvé seul dans sa maison vide, quelqu'un encore a frappé…

(Plusieurs fins possibles. A chacune sa signification et sa morale évidentes. Toutes ici.)

*

Le malaise de Crab en société ne naît pas tant de son manque d'assurance ou de ses propres complexes – Crab est un être parfaitement structuré – que de son intuition aiguë, infaillible, qui perce aussitôt le secret intime de chacun. Crab n'a jamais affaire à ces étrangers, relations de hasard ou de circonstance, avec lesquels nous parlons facilement de choses sans importance, conversations polies nourries de pages de journal comme les feux de cheminée confiés à des amateurs, propos qui n engagent personne, mots en l'air, gestes sans allonge échangés au-dessus du vide qui sépare les corps verrouillés, impénétrables, et les regards alors ne servent qu'à voir, oculaires, organiques, d'humeur aqueuse et d'humeur vitrée, se reflètent vainement l'un dans l'autre comme deux sardines, sauf que celles-ci parfois s'effleurent et frayent, et le commerce des idées se tient hors des crânes, entre les crânes, en zone neutre où les délégations négocient, transigent, avant de se replier sans avoir jamais rien conclu de définitif.

Crab se serait contenté lui aussi de ces rapports superficiels immédiats, échanges de banalités, assauts de courtoisie, jeux de glisse, mais sa perspicacité – comment la désarmer? – surprend chez les autres ce qu'il eût pourtant préféré ne pas savoir, les mystères obscurs de leur passé, les hontes et les lâchetés accumulées, les mobiles cachés des carrières ou des destins, et les ignobles inavouables perversions dissimulées, les mesquines préoccupations, les rêves vulgaires et les arrière-pensées venimeuses, les préméditations en cours. Tout ce qui lui est révélé ainsi, d'un coup, le fige sur place, les membres glacés, le cœur pris, il voudrait être loin, il se sent menacé, les autres vont comprendre à son trouble qu'il les a devinés, qu'il sait tout, c'est inévitable, son visage doit trahir son effroi, ils essaieront de faire disparaître ce témoin gênant – de là le malaise de Crab en société, finalement bien compréhensible.

(Qu'il soit parfois, rarement, mais tout de même parfois possible de tourner le dos à un homme sans que celui-ci en profite aussitôt pour vous assommer ou vous poignarder, Crab trouve cela émouvant, très émouvant, extrêmement émouvant, pourquoi ne pas le dire, les larmes lui montent aux yeux.)

*

Au cours d'un dîner entre inconnus, Crab est violemment pris à parti par un convive, sans raison, grand et gros type très énervé qui maintenant le provoque et l'insulte et raille méchamment tout ce qu'il y a de sacré pour lui. Néanmoins, Crab semble ne rien entendre et commence même à raconter pour la tablée une curieuse petite aventure qui lui est arrivée, la veille, tandis qu'il se promenait sur le boulevard, une voiture s'est brusquement arrêtée à sa hauteur, un homme en a jailli, un individu de taille moyenne, entre deux âges, furieux, qui s'est mis aussitôt à le traiter de tous les noms, sans aucune explication, le bousculant même, poings fermés, l'excitant à la bagarre, au lieu de quoi, très calme, Crab lui raconta une curieuse petite aventure qui lui était arrivée, la veille, tandis qu'il prenait le soleil à la terrasse d'un café, voici qu'une espèce de nain très sec et très nerveux s'était soudain jeté sur lui, le renversant de sa chaise et le rouant de coups, sans même lui dire pourquoi, en proférant les pires injures, visiblement bien décidé à en découdre, malgré quoi, comme si de rien n'était, Crab avait entrepris de lui raconter une curieuse petite aventure qui lui était arrivée, la veille, tandis qu'il fumait tranquillement sa pipe, au crépuscule, un moustique vint tourner autour de lui, menaçant, lancinant, qu'il écrasa entre ses paumes, paf, du premier coup.

Le grand et gros type proprement remis à sa place baisse le nez. Crab miséricordieux accepte ses excuses.

*

Ça le dégoûte déjà de boire dans le verre d'un autre, mais alors, quand il voit quelqu'un finir sa part de tarte, il vomit aussitôt tout ce qu'il en avait avalé. Crab est un délicat.

*

Pourquoi s'acharner ainsi contre lui? Mais parce qu'il est petit et laid. Est-ce une raison suffisante? Crab est également sot et prétentieux. Mais encore? Il est sale et négligé. Quoi d'autre? Il est mesquin, grossier, brutal. D'accord, il convient en effet de le tenir à l'écart, de là pourtant à s'acharner ainsi contre lui, avec cette hargne, une telle cruauté, n'est-ce pas un peu excessif? Certainement, oui, mais impossible de le lui faire admettre. Crab est sans pitié.

Malgré sa fierté, son quant-à-soi, son haut orgueil, Crab est bien forcé de reconnaître que jamais personne sur cette terre n a mene une existence aussi absurde que la sienne, aussi vaine, aussi terne, aussi étroite, aussi pauvre, aussi inutile, aussi désolée, et n'allez pas le contredire ou prétendre que votre existence est plus absurde que la sienne, plus vaine, plus terne, plus étroite, plus pauvre, plus inutile, plus désolée, ce n'est pas vrai, votre existence est certainement moins absurde que la sienne, moins vaine, moins terne, moins étroite, moins pauvre, moins inutile, moins désolée, car son existence est à ce point absurde, à ce point terne, à ce point vaine, à ce point étroite, à ce point pauvre, à ce point inutile, à ce point désolée, que plus absurde serait impossible, plus vaine impossible, plus terne impossible, plus étroite impossible, plus pauvre impossible, plus inutile impossible, plus désolée impossible, pourquoi vous obstiner à nier cette évidence, pourquoi voulez-vous absolument que votre existence soit plus absurde, plus vaine, plus terne, plus étroite, plus pauvre, plus inutile, plus désolée que la sienne? Combien de fois Crab devra-t-il vous répéter, malgré sa fierté, son quant-à-soi et son haut orgueil, que ce n'est PAS POSSIBLE.

Renoncez à vos prétentions. Inclinez-vous. Vous aviez de bons arguments vous aussi, en effet, Crab a douté qudquefois, mais que pouviez-vous sérieusement espérer? Vous n'avez aucune honte à avoir. En vérité, c'était joué d'avance.

Mais c'est sur le ring que Crab donne toute sa mesure. Il écrase des nez, poche des yeux, fend des lèvres, décolle des orèilles, brise des mâchoires du matin au soir – et nul ne sera épargné. Ni vous, quand vous y monterez à votre tour. Et il le faudra bien. L'affrontement est inévitable.

Crab apprend par le journal qu'un immeuble s'est effrondré. La femme de sa vie gît sous les décombres. Un avion s'écrase. On retrouve le corps de la femme de sa vie dans les débris de l'appareil. Parmi les victimes du dernier bombardement, il y a la femme de sa vie. Parmi les victimes du séisme, parmi les victimes de l'épidémie, parmi les victimes du naufrage, il y a la femme de sa vie.

Cette autre est assise sur un banc, que fait-elle? Lit. Elle abandonne un moment sa lecture et regarde l'homme assis sur le banc d'en face – une allée les sépare -, ce malheureux a les paupières closes, lourdes et plissées, dix centimètres de peau en accordéon sur chaque œil et son nez est une grappe de nez. Ses vêtements précèdent une mode depuis longtemps dépassée. Le pantalon trop court découvre des mollets blancs, luisants comme de l'œuf, ou vernis. Au reste, il est à sa place dans ce triste jardin de pelouses noyées où le ciel s'enlise, jonchées de statues abattues qui se décomposent comme des corps sur un champ de bataille. Quelques canaris morts en cage, empaillés, poussiéreux, sont autant de pauvres moineaux. Les arbres dorment debout, les dernières feuilles se détachent de leurs branches, maintenant ou plus tard, comme un oiseau perché s'envole, sans plus de nécessité, se laissent tomber soudain, lâchent tout – et l'une d'elles effleurant le front de Crab le réveille, qui lentement s'étire, ouvre les yeux: une jeune femme est assise en face de lui, sur un banc – une allée les sépare -, aussi gracieuse et blonde que si sa robe était à vendre, son visage est une eau frémissante dont la transparence n'épuise pas le mystère. Au reste, nul décor ne saurait mieux convenir à sa beauté limpide que ce jardin d'hiver: le ciel d'aujourd'hui se reflète dans le ciel d'hier où dérivent au gré de la lumière et de l'ombre des statues de reines évanouies. Quelques moineaux ébouriffent leurs plumes au pied des grands arbres dénudés qui secouent leurs dernières feuilles – et l'une d'elles justement a réveillé Crab en effleurant son front, puis se pose comme une fleur sur les genoux de la jeune femme.

Car la beauté objective du monde profite de certains regards, elle pâtit de certains autres. Et ceux qui lui profitent croisent ceux dont elle pâtit – dès lors, comment savoir si le monde est beau? Ce qui est sûr, en revanche: dans cet échange de regards, Crab fait toujours la bonne affaire.

(Lorsque, par hasard et toujours furtivement, son regard rencontre celui d'une femme, Crab croit y lire à chaque fois en confidence toute la tristesse de ses jours, la folie de ses pensées secrètes et tout son amour implorant, qu'elle lui révèle ainsi d'un coup, qu'elle lui jette à la figure, dont il fera ce qu'il voudra. Il se trompe peut-être.

Car, d'un autre côté, jamais aucune femme ne s'est retournée sur son passage. Crab peut l'affirmer, s'étant lui-même retourné sur le passage de toutes les femmes qu'il a croisées dans sa vie. Une fois cependant – sachons compatir aussi quand un événement heureux égaye son existence -, une femme se retourna sur lui, vivement, une jolie jeune femme, sans mentir, et le héla, mais trop tard, Crab déjà se perdait dans la foule, serrant sous sa veste le petit sac de cuir noir arraché au passage.)

*

Le sexe des femmes s'ouvre dans l'écartement de leurs pieds – il est aussi profond que leurs jambes sont longues. C'est en tout cas l'opinion de Crab qui, pour cette raison, quand il rencontre une femme, baisse le nez et fixe le sol entre ses chaussures.

Crab s'éprend de la fille et de la mère, mais celle-là encore un peu frêle et celle-ci hélas un peu fanée. Il faudra les revoir quand la fille aura pris deux ou trois ans et sa mère rajeuni d'autant: Crab sera patient.

En réalité, Crab aborde et entreprend plus volontiers les femmes enceintes, considérant que le plus gros est fait. Leur conquête sera chose facile. Il s'épargnera ainsi ces manœuvres d'approche et de séduction dont la brutalité l'a toujours effrayé – les mots n'ont qu'une signification, draguer signifie très exactement toucher le fond et remonter dans ses mets le corps nu d'une adolescente atrocement mutilé. Mais les femmes enceintes s'offrent d'elles-mêmes, elles devancent le désir de Crab, leur consentement ne fait aucun doute, déjà elles portent son enfant. Il n'y a plus qu'à les cueillir.

Aussi bien, ce n'est pas la peine. La cause est entendue. Il a d'emblée tout obtenu d'elles – que leur reste-t-il à vivre ensemble? Mieux vaut partir avant que la routine n'ait raison de la belle aventure. D'autre part, au point où ils en sont de leur histoire, à ce degré d'intimité, les phrases rituelles, banales, évasives, qu'échangent les inconnus pour rompre la glace sonneraient faux. Sagement, Crab passe à côté des femmes enceintes sans leur adresser la parole. Sagement, elles ne tentent jamais de le retenir.

(Ne croyez pourtant pas que Crab se désintéresse ensuite des enfants qui viennent au monde. Souvent, il va les regarder jouer dans les squares; plus tard, il les guette à la sortie de l'école, le cœur battant – mais ils se dispersent sitôt dehors, seuls ou par petits groupes, certains montent dans des cars, d'autres enfourchent leurs bicyclettes, nul ne prête attention à Crab, ayez des enfants.)

*

– Monsieur, madame, laissez-moi passer! Vous gênez! Votre amour encombre la ville! Dégagez le trottoir! Les quadrupèdes, c'est deux pattes devant, deux pattes derrière, un seul cul, on peut les doubler par le flanc! Vous faites obstacle! Vos petits pas ralentissent le monde! Plus vite! Nous sommes sur un trottoir, trottez! Ou rompez votre farandole égoïste!

Finalement, l'homme et la femme pris à parti s'écartent toujours l'un de l'autre pour le laisser passer: le samedi soir, Crab peut briser ainsi cinquante ou soixante couples qui semblaient jusqu'alors très soudés – s'ils se reforment derrière lui, peu lui importe, ce rabibochage ne tiendra pas longtemps. Elle fera bientôt ses valises, ou il la quittera sans un mot.

*

La virginité de sa femme, Crab s'en est d'abord réjoui – ainsi, elle l'avait attendu. C'était réellement très émouvant. Un cadeau merveilleux. Il fut tendre en retour, éperdu de reconnaissance, il lui parla doucement pour la rassurer, il n'appuya pas ses gestes, il la déflora sans brusquerie. La virginité de sa femme le vexerait plutôt, à présent, s'y cogner encore trois ans après leur rencontre, cet hymen à crever tous les soirs, reconstitué le lendemain – occupe-t-il si peu de place dans ses souvenirs? Crab a parfois le sentiment désagréable que sa femme angélique et si patiente l'attend encore.

Sauterait de joie à son approche. Réellement, bondirait. Aurait de l'amour et de la compassion et de la gratitude pour lui dans le regard. Irait faire ses courses. Aimerait plus que tout au monde se promener avec lui dans la campagne. Le défendrait contre l'ennemi au péril de sa vie. Le lécherait avant que Crab ne lui demande. Se laisserait caresser le ventre. Le suivrait partout. Ne lui survivrait pas. Serait un chien, qui d'autre?

Il y a donc complot. C'est maintenant évident. Elles auront voulu tester l'efficacité de leur stratégie sur un homme pris au hasard, isolé dès le berceau et quotidiennement soumis à ce traitement cruel par la suite. Crab bien malgré lui, àson insu, aura servi de cobaye. Devant le succès inespéré de l'opération – destruction morale, mort psychique de l'individu, déchéance physique -, les femmes ne tarderont vraisemblablement pas à étendre leur indifférence à tous les autres hommes.

Crab renie son œuvre à venir. Ce n'est pas aujourd'hui qu'il écrirait des choses pareilles. Il ne lui viendrait même pas à l'idée aujourd'hui d'écrire des choses pareilles. Bien différentes sont les choses qu'il écrit aujourd'hui, sans rapport, autrement impérieuses et nécessaires, aucunement des ébauches maladroites et émouvantes des livres qu'il écrira plus tard et qu'il renie, tous, en bloc. Cette mise au point devait être faite, à ce moment du récit. Qu'on ne s'avise pas après cela de le juger sur ses prochains ouvrages, puisque lui-même les désavoue publiquement, puisqu'il les écarte sans hésitation de la liste complète de ses œuvres, il serait bien injuste de les critiquer et de souligner leurs faiblesses.

Mais encore, Crab se reproche sa conduite future. Il n'en est pas fier du tout. Il n'agirait sûrement pas ainsi aujourd'hui. Ses regrets sincères suffiront-ils à lui gagner notre indulgence? Ce serait désespérer de l'homme que de ne pas en tenir compte. Crab ne veut rien avoir de commun avec celui qu'il va devenir. Il ne se chargera ni de ses œuvres ni de ses crimes. Il refuse de payer pour lui.

D'un côté, nous avons Crab, son existence digne et simple, ses puissants travaux d'écriture, et, de l'autre, l'homme qu'il va devenir, pour le moins imprévisible – pas de confusion.

Les manuscrits de Crab sont maculés de pâte dentifrice, de café, de graisse, de terre et de cambouis, de larmes, de sauces, de sang, de sperme, entre lesquelles taches courent ces lignes porteuses d'une vision du monde absolument nouvelle, défendue par un style libéré de toute convention, de tout automatisme, qui souligne encore l'originalité de l'œuvre et la singularité de son auteur.

*

Les passants croisent leurs salives sans se mélanger davantage, recroquevillés sur leur sang affolé comme un poisson rouge dans un petit sac – c'est bien parti et pourtant Crab s'interrompt, il y a un problème: la métaphore qui exprime ici ou évoque la solitude indivisible de chaque être bouclé dans son propre sang, cette même métaphore du poisson rouge lui est déjà venue en écrivant, hier ou avant-hier, alors qu'il s'exerçait comme tous les jours à décrire sans les nommer les objets disposés devant lui sur une table, des fruits en l'occurrence. A ce moment-là déjà, Crab eut le sentiment de toucher juste en substituant à l’orange ce même poisson rouge et sa nage en rond dans un petit sac, qui rend compte à la fois de la forme du fruit, de sa couleur et de son intimité, sa chair élastique puis juteuse, presque liquide, les arêtes du poisson pouvant sans abus être assimilées aux pépins du fruit en ce qu'ils appartiennent pour la dent au même ordre de réalité, quelque chose de dur dans le mou qui surprend désagréablement, que l'on crache.

Sous bien des angles, donc, la métaphore du poisson rouge qui nage en rond dans un petit sac convient davantage à l'orange. Et pourtant, comment le nier, l'homme a une manière d'être seul dans la foule qui appelle aussi bien la métaphore, puisque tous ses réflexes d'esquive et de repli craintif seraient justifiés s'il transportait réellement un poisson rouge dans un petit sac. Et son sang affolé tourne, tourne, comme ce poisson dans le petit sac, cherche la sortie qui n'existe pas.

Crab va devoir choisir. Impossible en effet d'utiliser deux fois la même métaphore pour suggérer, par surcroît, deux réalités si différentes. Il hésite encore. Il n'a envie de renoncer ni à l'une ni à l'autre. C'est au demeurant un cas de conscience qui n'a rien d'exceptionnel pour lui. C'est même exactement le genre de problème qu'il rencontre sans arrêt, plusieurs fois par jour et depuis des années. Tels sont les soucis quotidiens de Crab, moins légers qu'il n'y paraît.

(Crab lit dans un parc, c'est encore un passage amusant, et, relevant la tête, il regarde avec un sourire les gens autour de lui pour les prendre à témoin de la drôlerie de la scène. Ah mais non, quelle bêtise, placés où ils sont, ils n'ont rien pu voir.)

*

Simplifier. Simplifier. Complexité signale l'embarras, ou l'erreur, ou le mensonge. Tours et détours de la complexité, vol d'oiseau en cage, inutile complexité. Complexité ne retient du savon que la leçon de luge et la chute qui s'ensuivit. Complexité vicieuse qui joue avec le fil, qui ne veut rien savoir – est au départ, est à l'arrivée. Simplifier plutôt. Simplifier comme se dépouiller, se dessaisir, le geste le plus généreux de l'amour. Simplifier à l'extrême. Simplifier pour être compris. Simplifier pour être cru. Simplifier pour être approuvé. Simplifier pour être fêté. Simplifier pour être adoré. Il aura fallu faire appel à ce qu'il y a de meilleur en lui, mais Crab finalement convaincu se repent et jure: il ne jonglera plus qu'avec une seule balle désormais. On le comprend déjà mieux. On commence à le croire, à l'approuver même. On le fêtera bientôt. Il sera adoré.

*

Soyons clair, donc, le cheval est un marbre dans lequel on ne sculpte vraiment bien que les chevaux. Autrefois, sans doute, on a pu sculpter dans le cheval des statues de dieux, voire de demi-dieux, assez réussies. Mais on gâchait pour cela beaucoup de cheval – moitié moins pour les dieux que pour les demi-dieux -, les déchets s'amoncelaient dans les ateliers, car le sculpteur devait tailler dans la masse trop dense du cheval et polir afin de les diminuer ses volumes trop pleins, trop nettement affirmés. Les rois qui commandèrent leurs statues en cheval firent presque tous détruire les œuvres achevées tant celles-ci accusaient plutôt leur vanité ridicule, donnant de leur puissance et de leur prestance une représentation si évidemment exagérée qu'ils en devenaient pitoyables, même lorsque le sculpteur avait par précaution utilisé de l'âne cagneux ou du mulet famélique, rien à faire, ou bien les statues s'écroulaient quelques jours après leur érection, mal équilibrées, trop lourdement chargées de muscles pour tenir debout sur deux pieds.

Avec Crab, c'est une autre histoire. Les travaux de trait ont endurci son corps. Des décharges nerveuses font parfois tressaillir ses muscles sous la peau tendue, quand il s'active au soleil, ses flancs luisent, mille mouches bourdonnent autour de lui, il n'en est pas moins homme. D'ailleurs, sa journée se termine, il remet sa chemise, enfile sa veste et rentre chez lui, il dîne, il ouvre un livre, l'avantage d'avoir un œil de chaque côté de la tête – et donc une vision panoramique qui ne laisse dans l'ombre que le dossier de son fauteuil -, c'est qu'il peut lire ainsi deux pages d'un coup – son cerveau enregistrant simultanément toutes les informations contenues dans l’une et l'autre -, l'ennui, c'est que sa rapidité lui a permis de venir à bout en quelques années de toutes les œuvres qui comptent, littéraires, philosophiques, scientifiques, et qu'il ne trouve plus rien d'intéressant à lire. Lorsqu'il s'attelle à la tâche, le matin, il a beau revivre le calvaire de la veille, à tirer le chariot sur les routes, il n'éprouve pas cette même lassitude. La peine au moins n'est jamais acquise. Et c'est chaque jour comme s'il découvrait le harnais, le mors, la brûlure du fouet et le poids des charges.

(Outre ses qualités de poète, Crab est également un maréchal-ferrant hors pair – de quoi voulez-vous qu'il vive? et quel avenir pour Crab?)

*

C'est trop de dispersion, d'éparpillement, à suivre sans discernement sa nature partout et simultanément céder à ses désirs inconciliables, à ses tentations en meme temps qu’à ses peurs, à ses moindres velléités d'engagement ou de fuite, Crab risque de se disloquer, dissoudre, volatiliser totalement, son être désintégré, de n'être plus personne, il perd déjà ses cheveux. S'il ne rassemble pas de toute urgence ses esprits et ses forces dans un seul corps facile à cerner, à vêtir, solidement bâti, croissance achevée, bon poids, et qui n'appartienne qu'à lui, identifiable entre mille à ses empreintes de pas, de doigts, de dents, et même de loin, de dos, à sa démarche caractéristique, à son maintien particulier, à son port de tête, l'existence de Crab sera mise en doute, on attribuera ses faits et gestes à plusieurs personnes - en réalité il y aurait toute une bande - , et ses livres iront grossir l'œuvre de l'Anonyme qui a su se tailler une place royale dans l'histoire littéraire sans avoir jamais écrit une ligne, hormis quelques lettres de menaces ou de délation systématiquement écartées des anthologies.

Se recueillir, se concentrer – ainsi réduit à lui-même, toutes tendances confondues, le personnage de Crab va enfin pouvoir développer sa personnalité et apparaître le jour tel qu'il est la nuit, ramassé sous ses couvertures, avec l'idée fixe d'un rêve dans la tête. Il sera lui-même à l'exclusion de tous les autres. Crab se spécialise. Il se défait de tout ce qu'il partage. Il renonce d'un coup à tout ce qui n'entre pas sans sa spécialité. Vous ne tirerez plus rien de lui qui n'ait trait à sa spécialité, paroles ou gestes, dorénavant Crab ne s'aventure plus hors des strictes limites de sa spécialité. A l'intérieur de celles-ci, il progresse irrésistiblement. Il a tôt fait de se hisser au niveau des meilleurs spécialistes de sa spécialité, ils se coudoient un moment et rallient chacun à peu près le même nombre de partisans ou de disciples, puis Crab les dépasse tous et creuse l'écart, il les laisse loin derrière lui, maître incontesté de la spécialité, référence en la matière, seul devant, pénétrante pointe d'aiguille toujours plus aiguë, au sein même de sa spécialité se spécialisant encore, perçant l'épaisseur des choses, toujours plus fin, plus scrupuleux, plus précis, bien obligé de s'intéresser alors aux disciplines qui touchent sa spécialité et qui appartiennent en somme à sa spécialité dont il ne cesse effectivement de repousser les limites et qui se trouve entretenir des rapports étroits avec les domaines les plus divers, à bien y regarder, en sorte que Crab occupe souvent sa main droite à telle besogne tandis que la gauche travaille à autre chose, puis, comme cela bientôt ne suffit plus pour couvrir le champ élargi de sa spécialité, Crab se divise, divisé se multiplie, multiplié se répand, répandu se disperse: toute la bande s'évanouit dans la nature.

*

Encore un art nouveau, Crab sculpte le feu de ses dix doigts. Mais le plus étonnant est que personne avant lui n'y ait songé, car le feu est l'élément idéal pour la sculpture, souple et résistant à la fois, infiniment ductile, il épouse la forme que la main lui indique, il obéit comme la musique aux moindres inflexions du poignet, il accompagne chaque mouvement du bras, il se tord avec le torse, il suit les gestes immenses du sculpteur, il imite chaque posture de son corps, coudé avec le coude, ondule quand la hanche ondule, plie quand le genou plie, il se travaille par surcroît sans difficulté, nul frais d'atelier ou de modèle, il se laisse saisir et manier par le premier venu. Mais regardez plutôt, admirez, puisque voici achevée la statue en pied de Crab par lui-même, vous pouvez toucher, c'est même la meilleure façon d'apprendre, et la plus rapide – ainsi, comme Crab, à son contact, vous passerez maître dans cet art du feu qui envahira bientôt tous les musées, s'il ne triomphe pas d'abord dans la rue, définitivement.

*

Crab se met au défi de tisser lui-même une toile d'araignée, digne d'une araignée, consulte dans ce but les plus avisés manuels de dentellerie, se procure la soie la plus fine et s'équipe comme il convient, aiguilles, fuseaux, petits métiers portatifs, tambours, carreaux de velours, exerce ses doigts aux difficultés du point coupé, du point Renaissance, des points de Venise et d'Alençon, fin prêt, se met à l'ouvrage, et c'est après mille heures de travail, et tant de beaux soirs d'été passés dans sa chambre à tirer son fil, les yeux fatigués et le dos douloureux, une merveille de dentelle délicate qu'il suspend avec fierté à une poutre du plafond, une toile d'araignée sans défaut, digne d'une araignée, une grosse mouche bleue se jette dedans, s'y empêtre, démolit tout.

Dès qu'une file d'attente se forme quelque part, sans même en connaître la raison, Crab y prend place et patiente avec les autres, non par curiosité, nullement pour savoir à quoi elle mène, il s'en moque, ni dans l'espoir de profiter d'une bonne occasion ou d'assister parmi les premiers à un spectacle qui attire la foule, ça ne l'intéresse pas. D'ailleurs, quand la lente progression générale le rapproche personnellement du but – souvent un guichet ou une porte -, Crab abandonne sa place et reprend la queue, puis, lorsque celle-ci se résorbe, il part à la recherche d'une autre file d'attente – elles sont par bonheur nombreuses dans la ville -, à laquelle il s'ajoute ou se greffe, qu'il allonge par sa seule présence. Mais il n'agit pas non plus ainsi par malice, afin de décourager les nouveaux arrivants – pourquoi lui prêter toujours les plus viles intentions? -, ce n'est pas davantage pour se sentir appartenir à la communauté des hommes malgré tout, l'explication est plus simple: puisque sa vie se passe à attendre, d'une part, attendre quoi, d'autre part, il l'ignore, Crab juge au moins conséquent de patienter là où des circonstances particulières l'exigent, immobilisé par nécessité, figé comme les autres dans la posture de l'attente – attitude normale en l'occurrence -, grâce à quoi surtout il parvient à intéresser son corps aux tourments de son esprit et à vivre réellement, physiquement, activement même, d'une certaine façon, cette situation sans remède, sans issue, appelée à s'éterniser.

Nul désir de nuire, cela partait sans aucun doute d'un bon sentiment, l'intention du moins était louable, ce faisant sa marraine souhaitait simplement lui faciliter l'existence. Elle lui fit cadeau à sa naissance d'une grande malle contenant déjà des livres de classe anachroniques, des jouets écaillés ou brisés, des lettres lues et relues, des photos jaunes, des bibelots de mauvais goût mais, pour la valeur sentimentale, hors de prix. Généreuse marraine, peu psychologue, c'est bien de sa faute si Crab, depuis toujours en possession de ses vieux souvenirs, n'a jamais su quoi faire dans la vie.

Il cligne des paupières, très vite, et ses yeux comme des raisins, comme gobés, disparaissent au fond de leurs orbites, les deux d'un coup puis les paupières s'ouvrent pour se refermer sur deux autres yeux, avalés tout ronds, puis deux autres encore, et ainsi de suite, Crab s'empiffre d'yeux, voracement, sans même prendre le temps de les savourer, de les laisser fondre et répandre leur douce liqueur, comme s'il les voulait tous pour lui et sans partage, comme s'il redoutait d'en manquer un jour, par peur de la pénurie, ce qui paraîtra ridicule à tous ceux qui n'ont pas souvenir des nuits de ténèbres et de cécité qui se succédèrent pendant une bonne dizaine d'années, il y a longtemps, c'est malheureusement une expérience impossible à communiquer, on peut en parler, tenter de la décrire, on ne saurait pourtant la rendre sensible à ceux qui n'ont pas connu cette époque, il y en a, seuls les autres pourront comprendre Crab, ceux qui ont réellement vécu l'enfance.

*

(Crab vient d'échapper miraculeusement à la mort. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois. Forte expérience qui se renouvelle souvent dans sa vie. Et tenez, là encore, à l'instant, vous êtes témoin, Crab vient de nouveau d'échapper de justesse à la mort, on déplore pourtant de nombreuses victimes un peu partout, il ne s'en tirera pas comme ça indéfiniment, sait-on jamais, avec une chance pareille, tel qu'il est parti peut durer, ne le quittez pas des yeux, une autre seconde passe, il s'en sort, oui, échappe à la mort, seconde suivante, vivant, pas le seul bien sûr, mais nos pertes sont lourdes, seconde suivante, oui, plus de peur que de mal, il est sauf, seconde suivante, c'est bon, il passe, ailleurs l'hécatombe, seconde suivante, oui, échappe à la mort devant vous encore et ce coup-ci, oui, ce coup-là, indemne, échappe à la mort à l'instant avec vous une fois de plus d'extrême justesse échappe encore à la mort, vous avez vu, vous y etiez, en etiez, n’est ce pas, répondez, pourquoi ne répondez-vous pas?)

*

Vous l'avez certainement vu parfois, vous avez assisté aux tentatives maladroites du petit bonhomme arc-bouté aux arceaux des pelouses, qui tombe lourdement sur les fesses ou roule en avant, mais se relève, les genoux écorchés, repart en titubant et peu à peu retrouve ses vieux réflexes. Crab remarche. Vous l'avez entendu aussi prononcer des mots inconnus. Il invente des syllabes. Il essaie des combinaisons. Il prend des risques. Au début, bien sûr, il est rare qu'il tombe sur un mot juste. On le comprend mieux quand il montre les choses du doigt en même temps. Puis ça revient, les mots les plus simples d'abord, les plus urgents. Crab reparle. Mais il faut le voir manger: il a besoin du poing pour tenir sa cuillère, il tape comme sur un tambour sur son assiette. Il en met partout. Puis, il s'applique, il a faim. La bouillie qu'il se verse dàns l'œil ne le rassasie pas, ni par l'oreille, ce n'est pas le nez non plus. Il fait la moue, après tout, pourquoi pas la bouche? Ça revient. Il absorbe le quart de son déjeuner, on éponge le reste. Ses progrès sont rapides. Il a des aptitudes. L'apprentissage se poursuit toute la journée. Quand vient le soir, Crab ne tient plus debout, exténué, le vieux savant pose la tête sur l'oreiller et sombre dans l'oubli.

Son père l'assoit à cheval sur ses genoux, c'est reparti, au pas au pas, au trot au trot au trot, au galop au galop au galop au galop, et ce sont des petits cris joyeux, des rires apeurés, et le sourire ému de sa mère qui les regarde, son mari, son fils, comme il y a trente ans, mais l'allégresse de Crab n'était pas feinte alors, il n'avait pas besoin de se forcer pour se croire heureux dans la vie.

(Crab sans descendance pousse doucement une balançoire vide, dans un parc public. Ça ne remplace pas tout à fait un fils, ses cris et ses rires, son petit galop dans l'appartement encombré de jouets, mais c'est un peu de gaieté enfantine évoquée, malgré tout, d'ailleurs ce léger fantôme ressemble à son père, il a de qui tenir, ainsi le nom de Crab ne s'éteindra pas, la fière lignée.)