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– Comme disaient mon arrière-grand-père, mon grand-père et mon père, je ne voudrais pour rien au monde que mon fils vive ce que moi j'ai vécu, dit Crab.

*

Un homme dans la rue le bouscule, qui se retourne aussitôt et lui adresse un petit sourire navré. Plus tard, à la terrasse d'un café, un voisin malencontreusement renverse un cendrier sur les genoux de Crab, puis s'excuse avec un petit sourire navré. Plus tard encore, un autre passant lui écrasera le pied et aura pour lui le même petit sourire navré. Dans le train du soir qui le ramène chez lui, les hurlements d'un enfant nouveau-né le chassent de sa lecture – comme s'il en était un personnage secondaire juste chargé d'ouvrir puis de refermer le livre -, et la mère du bébé lui sourit alors avec ce même petit air navré.

Mais il y a des jours où Crab ne se sent pas la force de répondre par un sourire compréhensif au sourire navré de ces agresseurs qui voudraient faire de leur victime suppliciée un frère humain plein d'indulgence, complice fortuit d'un instant de notre commune destinée toute remplie de tels menus incidents qui nous rapprochent, en somme, et sont autant de signes de reconnaissance émouvants, vraiment pas la force.

Cinq mains dont trois à la place de la tête et des pieds, mais les ricanements cessent dès qu'il s'agit de faire la roue sur la plage. Crab humilié tient sa revanche.

*

Œuvre de haine, Crab y viendra, sa résistance est à bout, patience à bout, encaisser peut plus, ne s'est que trop contenu, trop souvent déjà a retenu ses coups, désarmé ses poings, ravalé sa colère, comprimé le ressort du tigre en lui, douche froide, harmonium, et quand sa fureur malgré tout réclamait une victime, il s'est sacrifié, il s'est joint à la meute qui le harcelait, premier à mordre, cherchant la gorge, là où le sang coûte le plus cher, mais cet acharnement contre lui-même ne lui a pas gagné un seul ami parmi ses persécuteurs, il n'ira pas plus loin, terminé, d'ailleurs la lame qu'il retourne contre lui ne tranche rien, rentre au fourreau, il faudra bien qu'elle en sorte finalement pour frapper ses vrais ennemis, à droite, à gauche, tout autour de lui, percer les cœurs, crever les ventres et que les têtes roulent, l'heure de la vengeance a sonné, on l'aura voulu, Crab est bien décidé à réagir cette fois, encaisser peut plus, doit cogner lui aussi maintenant, répandre le malheur à son tour, semer la désolation, faire couler les larmes, rompre, tordre, piétiner, fracasser, flétrir, humilier, écharper, démolir, agresser enfin, laisser ruines et fumées, âmes en deuil, exécuter œuvre de haine comme jamais vue, toutes les extrémités atteintes pire encore, sans pitié, trop tard, compatir peut plus, va faire mal.

Finalement tout se mange chez l'homme, sauf les ongles, constate Crab, et les recrache.

Crab, employé au bureau des naissances et des décès a encore mélangé ses fiches: les morts de la semaine n'auront pas reposé longtemps, l'avenir à nouveau leur appartient, ce qu'il en reste après tant d'époques déjà révolues, ils vont devoir s'y remettre, donc, apprentissages, corvées, retourner à l'école – les meilleurs d'entre eux pourront sauter une classe -, redonner corps à tous les verbes à tous les temps, puis mourir à la fin pour la seconde fois, sauf nouvelle erreur de Crab toujours possible, mais d'abord s'élancer dans la vie et rapidement quitter leurs dernières demeures où les nouveau-nés de la semaine vont être spacieusement logés, ainsi sera réparée l'étourderie de Crab et ses conséquences sur l'ordre général ne seront sans doute même pas remarquées.

C'est du moins ce qu'il espère.

Il n'empêche, on peut se demander si Crab a bien la compétence nécessaire pour exercer ces responsabilités. Trop de négligences accumulées finiraient par fausser le principe de succession cadencée des générations grâce auquel l'humanité hors d'âge joue encore aujourd'hui les scènes glorieuses ou tragiques de son répertoire avec la candeur et l'enthousiasme de ses débuts: on sent poindre pourtant une certaine lassitude, ici et là, ce qui laisserait supposer que les revenants de Crab la composent déjà en majorité. Quant aux petits placés trop tôt dans les cimetières, Dieu a toujours ennuyé les enfants, ils donnent leur voix aux chats et pleurnichent, et courent à quatre pattes dans les allées, la nuit, dérangeant les gerbes et les couronnes, brisant les porcelaines funéraires, ce n'est pas admissible non plus.

En somme, il serait bon que Crab consente à reconnaître publiquement ses erreurs et ses méprises afin de rendre à chacun sa juste place – on lui pardonnerait -, mais il ne s'y résoudra jamais. Il jure qu'il n'y est pour rien. Il rejette toute responsabilité dans cette histoire. Il fait ce qu'on lui dit de faire. Mais il transmettra les doléances à qui de droit.

(Le lapin est certes facile à dépouiller, on ne peut pas se plaindre, il le serait encore plus s'il avait au lieu de cette fourrure qui l'habille une peau de banane. Il est certes facile à découper, soyons juste, il le serait plus encore s'il était constitué de quartiers comme l'orange. Sa chair est tendre, indéniablement, elle le serait davantage si elle était tout en pulpe comme la fraise. Tout de même, la vie de Crab serait bien simplifiée si le lapin était un fruit.)

*

Crab en prière, à genoux devant l'autel, tête inclinée, les mains jointes, il est toujours réconfortant de voir une âme perdue renouer avec les saintes pratiques de la religion. Car c'est bien lui, pas de doute, repris par la grâce, Crab agenouillé, tête inclinée, les mains jointes, qui prie notre Dieu tout-puissant, Créateur du Ciel et de la Terre, dorénavant, de ne plus créer que des lunes, car vous faites très bien les lunes, savez-vous, rien à redire en ce qui concerne vos lunes, très réussies vos lunes, bien pleines, bien rondes, bien jaunes, un beau concept, vous avez vraiment le tour de main pour les lunes, restez-en là, afin d'éviter de nouvelles catastrophes dans l'avenir, si vous aviez d'autres projets, tenez-vous-en aux lunes, il y a encore de la place pour beaucoup d'autres lunes, autant que vous voudrez de lunes, vous ne faites rien mieux que les lunes, des lunes parfaites, les meilleures des lunes possibles, sitôt conçues achevées, défmitives, merveilleux petits mondes morts sans la brève convulsion douloureuse de la vie. Et Crab relevé se signe.

Avec l'argent récolté aujourd'hui, grâce à la générosité des passants, Crab va pouvoir finir de payer sa sébile. Dès demain, tout sera bénéfice.

*

Crab habite l'église. Hors les qudques heures hebdomadaires réservées au culte, il n'est jamais dérangé. Il y jouit de la fraîcheur en été, de la douceur en hiver. Il a de quoi lire, autant de kaléidoscopes que de vitraux pour se distraire et ceux-ci chaque jour différents, remplacés pendant la nuit. Parfois, quelques gouttes d'orgue d'un orage toujours différé redoublent le silence, ce silençe à toute épreuve, inviolable, contenu dans la pierre. Crab est ici chez lui, mais seule l'odeur d'intimité surprise des cierges et de l'encens trahit sa présence invisible. Il occupe tout l'espace, le vide sous voûtes, entre les piliers, comme un mollusque son coquillage, il engorge la nef, le chœur et les transepts, jusqu'aux moindres absidioles, il adhère aux murs, rien ne l'en délogera – mais bien sûr, de temps en temps, le dimanche matin, par discrétion, il se retire, abandonnant la place à l'assemblée de ses fidèles.

*

Ayant bouclé son premier tour du monde, Crab se retrouva à son point de départ et considéra non sans amertume qu'il était ridicule d'avoir parcouru tout ce chemin pour en arriver là – il eût voyagé davantage en avançant d'un mètre! Aussi se remit-il en route dans l'intention de s'installer plus loin, mais chacune de ses haltes coïncidant par la force des choses avec un lieu traversé précédemment – et à quoi bon ce long périple pour en revenir là? -, Crab repartait. Boucla ainsi son second tour du monde, puis un troisième dans la foulée, un quatrième, un cinquième, de plus en plus rapidement, supportant de plus en plus mal les arrêts obligés dans les villes et les campagnes qui jalonnaient déjà son premier itinéraire, ayant partout l'impression de s'échouer misérablement, de rentrer au bercail, vaincu, piteux, la queue entre les jambes, après un revers de fortune ou la faillite honteuse de ses rêves et de ses ambitions – il tourne donc, sans plus s'accorder un seul instant de répit, une sieste sous un arbre, il tourne, il accélère, le sol lui brûle les pieds, il voudrait pouvoir laisser la Terre derrière lui.

Ce caillou dans sa chaussure le fait atrocement souffrir. Crab grimace à chaque pas. Ce n'est pourtant pas un caillou pointu. Mais Crab vit un vrai calvaire. C'est même un caillou plutôt rond. Néanmoins, Crab maintenant peut à peine poser le pied tant sa douleur est vive. Il y a de quoi être surpris, en effet, car ce caillou rond est presque entièrement recouvert d'herbe tendre et de mousse, d'asphalte élastique et de terre meuble, de neige molle, de sable fin ou d'algues douces. Mais Crab décidément ne veut plus bouger, la souffrance est la même partout, pas à pas, où qu'il aille, aïe, insupportable. Si au moins il pouvait ôter ce caillou de sa chaussure. Chez lui, étendu sur son lit, il s'en débarrasse facilement, mais, dès qu'il se remet en marche, le caillou à nouveau pénètre dans sa chaussure, dans ses deux chaussures, et le supplice recommence.

*

Au signal de l'homme vert, en avant! la foule nombreuse traverse le boulevard, voitures à l'arrêt, et reprend pied sur le trottoir opposé, tandis que Crab légèrement attardé se voit interdire le passage par un petit homme rouge antipathique, jambes écartées, mains sur les hanches, qui semble le défier, campé comme pour un duel à mort – il prend justement la relève de l'homme vert à l'instant où Crab arrive, parce que Crab arrive, l'ayant vu arriver, visiblement pressé, mais halte! passerez pas! et les voitures libérées le forcent à reculer.

L'homme rouge est toujours là pour empêcher Crab de traverser les rues, il surgit de l'ombre au tout dernier moment et brise son élan. D'ailleurs, l'homme vert doit être également incriminé dans cette affaire. Il pourrait attendre Crab. Au moins de temps en temps. Au moins une fois sur deux. Mais l'homme vert ne veut pas avoir d'ennuis avec l'homme rouge, l'homme vert prend le pas de son troupeau, il livre Crab à l'homme rouge.

Ce ne serait pas si grave. Crab a mis au point une stratégie pour éviter ces pénibles face-à-face, il emprunte les passages souterrains, il traverse hors des clous, entre les voitures ralenties par le trafic. Ce ne serait pas si grave, mais l'homme rouge réagit, à son tour il contre les ruses de Crab. Voilà qu'il surgit maintenant à chaque instant et en tout lieu devant lui, halte! passerez pas! Mains sur les hanches, les jambes écartées, très droit, jamais ne vacille, il provoque Crab du matin au soir. Si, par exemple, Crab s'approche d'une femme pour lui demander l'heure en vue de fonder un foyer avec elle par la suite, selon l'usage, impossible, l'homme rouge aussitôt s'interpose entre elle et lui, halte! passerez pas!, et il fait rempart de son corps.

C'est à croire que l'homme rouge connaît à l'avance son emploi du temps – mais de qui tient-il ses renseignements? Si Crab décide subitement de prendre quelques vacances, l'homme rouge l'attend devant la gare et lui en défend l'accès. L'homme rouge l'attend au pied du col qu'il se proposait d'escalader. L'homme rouge l'attend devant le grand magasin où il a coutume de se ravitailler. L'homme rouge le précède partout. Crab désormais préfère rester chez lui. D'ailleurs, l'homme rouge a pris position devant sa porte.

Souvent, c'est la nuit, comme il s'endort, que Crab mystérieusement informé prend connaissance de son emploi du temps pour le lendemain: l'idée lui vient à ce moment précis et elle lui semble bonne, excellente même, demain sera un grand jour, il fera quelque chose qu'il n'a encore jamais fait, ni personne, il se montrera à son avantage dans le danger ou le désastre, inventif avec l'eau ou le feu, détaché dans la foule, étonnant de toute façon – mais il arrive qu'il n'ait plus aucun souvenir de cette idée au réveil, juste la conscience aiguë de son oubli, une préoccupation sans objet, un regret vague qui persiste tout au long de cette journée inutilisable qu'il serait vraiment mesquin de déduire comme n'importe quelle autre du temps que Crab doit passer sur la Terre.

*

Ouvrier de voirie, comme on sait, occupé ce jour-là pour ne pas changer à défoncer la chaussée, agrippé à son marteau-piqueur trépidant, Crab vit avec étonnement les passants s'arrêter et faire cercle autour de lui, et l'applaudir chaleureusement, et lui lancer des pièces, un public toujours plus nombreux, un triomphe. (Du coup: reprise du spectacle demain ici-même. Puis en tournée dans tout le pays.)

*

On va encore l'accuser de cynisme, ou de négativisme, déplorer son mépris pour les valeurs de progrès, sa constante ironie qui voudrait nier l'effort constant de l'homme vers le mieux, mais Crab ralenti par l'âge, presque impotent, qui se séparerait plus facilement d'une jambe, la gauche ou la droite, n'importe, que de sa canne, et remonte le boulevard comme un marronnier en comptant dix pas entre chaque halte – des haltes qui durent -, Crab octogénaire s'exhibe sans souci du scandale avec des chaussures de sport scientifiquement conçues et profilées pour faire tomber dans la saison le record du 100 mètres.

Quelquefois ne tient plus, décroche, instinctivement se reçoit sur quatre pattes et, selon le cri qui monte en lui, Crab est un tigre qui sème l'effroi ou un cerf qui choisit la fuite. Dans le premier cas, nous nous dispersons rapidement et il reste seul au milieu de la rue. Dans le deuxième cas, il disparaît bientôt à nos regards et se retrouve seul en rase campagne. Mais, dans un cas comme dans l'autre, c'est pour redevenir le petit bonhomme ventru que nous connaissons, qui ne tarde donc pas à voir se reformer autour de lui le cercle de ses persécuteurs.

*

Crab s'en souviendra de cette traversée. Ah ce fut autre chose que l'enchantement promis par les récits de ceux qui prétendent avoir fait le voyage. Dès le départ, Crab éprouva une pénible sensation de froid qui ne devait plus le quitter. La lumière excessive l'aveuglait. Elle ne formait pas d'ombres et semblait sourdre de la glace sur laquelle, non sans frayeur, s'était aventuré Crab. Il glissa plusieurs fois, manquant se rompre les os, hésitant alors à s'engager plus avant.

Puis il franchit le pas, et ce fut terrible.

En fait de jardin paradisiaque, Crab découvrit un monde enseveli dans la grisaille, sans ciel et sans horizon, et le sol effondré se dérobait sous ses pieds. On lui avait vanté les chants des oiseaux, plus mélodieuses qu'ailleurs les musiques libres comme l'air, mais le brouillard étouffait tous les sons, et plus vraisemblablement n'y avait-il aucun oiseau dans cette lande sinistre et floue, nulle musique possible. L'air y était du reste à peine respirable, rare et vicié. Des rafales de sable écorchaient le visage et les mains nues de Crab. Puis le sable s'épaissit, s'alourdit, humide maintenant, vaseux, à travers lequel Crab devait se frayer un chemin comme dans un marécage, enlisé jusqu'au cou à chaque pas. Sa peau le brûlait de plus en plus. Du nitrate d'argent en poudre fme pénétrait sous ses paupières, dans ses narines, il en eut bientôt la bouche pleine, à étouffer, bien obligé d'avaler l'infecte bouillie pour ne pas suffoquer, qui lui laissa sur la langue un arrière-goût de tartre. Cet acide-alcool extrait de la lie du vin, utilisé en l'occurrence pour précipiter la solution de nitrate sur la surface de verre préalablement polie, et provoquant sans doute chez les premiers explorateurs une légère ivresse, peut-il expliquer leurs visions féériques et les récits extravagants qu'ils publièrent à leur retour?

A moins qu'ils ne se soient plus simplement moqués du monde. Crab est enclin à le penser – d'autant plus que, parvenu enfin au terme de son éprouvante traversée, de l'autre côté du miroir, il se heurta au mur de sa salle de bains, infranchissable celui-ci, et il dut rebrousser chemin, le corps endolori, l'arcade sourcilière ouverte, pas fâché de quitter ce sale entonnoir, un égout, on ne l'y reprendra plus.

*

La méthode est simple, son efficacité garantie. Voici comment il procède. D'abord, indispensable, une visite rapide au zoo. Puis Crab s'arrache à la contemplation d'un couple de girafes. Il doit encore passer chez l'antiquaire. En chemin, il s'attarde un moment devant un magasin d'articles orthopédiques qui expose en vitrine des prothèses de bras et de jambes, conime de grosses poupées désarticulées par de grosses petites filles. Parmi les vieilleries de l'antiquaire, Crab choisit cette fois un bel encrier de cristal à facettes, un boulier grippé, une arbalète, un ange de plâtre auquel manque une aile, une pendule en bronze coiffée d'une jolie Diane qui tue le temps en prenant des bains. Crab examine attentivement tous ces objets, il les soupèse, s'informe de leur prix, fait mine de marchander, quitte finalement la boutique sans rien emporter. Le soir tombe. Crab s'arrête encore devant une vitrine de lingerie féminine, ou de farces et attrapes. De retour chez lui, il monte dans sa chambre, tire les rideaux, se glisse dans son lit, éteint la lumière. Cette nuit encore, ses rêves seront fabuleux. Assez des vieilles histoires de famille et de leurs pauvres variantes œdipiennes, de la nostalgie rancunière, des visites répétées du grand-père défunt et autres apparitions nocturnes du boulanger quotidien. Il n'y a vraiment aucune raison de s'ennuyer en dormant.

D'abord les membres et, parmi les membres, d'abord les bras, leurs muscles lentement fondent, lentement coulent à l'intérieur des mains qui enflent, puis se crispent sur la boule de leur sang, tandis que les jambes, même chose, mais les pieds au bout, le creux de ciel entre les omoplates disparaît, décrochées les ailes, la vieille carapace se reforme, Crab doit s'allonger, c'est maintenant le cou qui lâche, tête toute d'os, lourde sans pensée, qui roule à côté du corps, les yeux se sont fermés pour ne pas être aveuglés par la nuit, la bouche reste entrouverte, le souffle entre et sort – qu'il entre ou qu'il sorte! -, narines pincées comme deux doigts tiendraient un slip sale, odeurs de fauve qui surprennent venant de Crab, tant de férocité soudain, un voisin si gentil, toujours un mot aimable, recroquevillé pour l'heure, transi dans sa sueur froide, une nuit de sommeil pareille à toutes les autres et ses péripéties, ankylose du bras, crampe du mollet, trente-trois érections blanches – ne polluent pas -, puis le réveil par miracle, dans les douleurs de l'enfantement, revenir à soi, triste état, torticolis jusqu'aux reins, courbatures, démangeaisons, un œil de sable, un œil d'huile, la langue comme un pied dans la vase, le méat urinaire en coin, pourquoi ne pas dire torve, se dit bien d'un regard oblique et menaçant, la vessie pleine. Debout enfin – après chaque nuit de sommeil, Crab fourbu prend sa journée pour réparer ses forces.

Nous l'avions laissé chez lui, enfermé, reclus dans son pavillon, occupé à peindre des fresques préhistoriques sur ses murs, il a fini. Ce long travail d'apprentissage, de découverte de lui-même et du monde, de ses pouvoirs sur le monde, par le truchement de l'activité artistique, est maintenant achevé. Nous retrouvons Crab dans son petit jardin, homme mûr et averti désormais, il a planté son chevalet devant le pavillon, il peint cette maisonnette, son buisson d'hortensias bleus, son soleil rond.

*

Crab ne range pas les livres de sa bibliothèque dans sa bibliothèque. Chez Crab, il y a des livres partout, hormis sur les rayons de sa bibliothèque. Chez Crab, vous ouvrez un tiroir, il y a un livre dedans. Dès que vous entrez chez Crab, vous glissez sur un livre. La baignoire de Crab est remplie de livres: un livre de plus et elle débordera, on imagine les dégâts. Il arrive aussi que Crab oublie d'éteindre le four, catastrophe, ou encore de baisser le feu sous la casserole – dans un cas comme dans l'autre le livre est perdu. Quand il en trouve le courage, Crab fait une grande lessive de tous ses livres, mais ce n'est guère fréquent, et l'on voit dans les quatre coins de chaque pièce de gros tas de livres sales peu ragoûtants. Par paresse, vraisemblablement, Crab préfère acheter un livre neuf plutôt que de blanchir le livre de la veille, en sorte que vous ne le verrez jamais deux jours de suite avec le même livre – souvent, il change plusieurs fois de livre dans une même journée, pure coquetterie, ou manière plutôt mesquine et tape-à-l'œil d'étaler sa richesse.

*

Son voisin du dessus est un homme pesant. Evidemment, Crab est tombé sous le plus gros, le plus lourd, qui ne s'absente pour ainsi dire jamais et reste perché sur Crab toute la journée, Crab exténué qui souffre de plus en plus des vertèbres, lombaires et cervicales, qui aimerait au moins pouvoir se reposer de temps en temps, s'allonger un peu, mais son voisin du dessous ne tient pas en place, car évidemment Crab est tombé sur un nerveux, un agité, qui ne sort guère lui non plus, indifférent au poids de Crab sur ses épaules, prive celui-ci de sa liberté de mouvement et l'oblige à des allées et venues incessantes d'une pièce à l'autre. Mais qui s'en étonnera? Emménageant dans un de ces immeubles modernes sans planchers ni plafonds, où l'on vit les uns sur les autres, un malchanceux comme Crab ne pouvait que se retrouver coincé entre deux voisins insupportables.

Le bruit de ses pas rappelle celui de la mer. C'est très inquiétant, d'autant qu'il ne sait pas nager, et puis il dérange ses voisins. Crab a beau faire attention et monter les escaliers sur la pointe des pieds, la puissante rumeur d'eau et de vent qui s'élève avec lui réveille tout l'entourage. Quelquefois, par excès de précaution, il rate une marche et tombe à la renverse, alors on entend gronder l'océan, les vagues de briser contre les récifs. Grand émoi dans tout l'immeuble. Ce fracas de tempête provoque de vraies paniques. Le lendemain, certains voisins prétendent que des trombes d'eau se sont abattues sur eux, crevant le plafond, et que leur salon a été inondé. Pour éviter les complications d'un procès autant que par crainte du scandale, Crab rembourse les frais des réparations. On en profite. Il est bientôt amené à payer pour tous les dégâts causés par les plomberies défectueuses des habitants du quartier. Et ça ne s'arrête pas là, ça va beaucoup plus loin. Lorsque le fleuve en crue défonce les berges, les chaussées, renverse les arbres et les voitures, on attend qu'il regagne son lit puis on accuse Crab de ses méfaits – il se trouve toujours des faux témoins pour assurer qu'il est justement passé par là, et si on leur demande de le prouver, ils affirment avoir parfaitement reconnu le bruit inimitable de son pas, cette rumeur confuse d'océan ponctuée des cris perçants de mouettes: en rajoutant ainsi dans le mensonge, ils se trahissent, des cris de mouettes! pourquoi pas aussi des sirènes de cargos ou des conversations de baleines? Mais, pour éviter les complications d'un procès autant que par crainte du scandale, Crab préfère payer.

*

Crab, s'il devait quitter son île déserte, qu'emporterait-il?

Parfois aussi il regarde sa bibliothèque et il n'y trouve rien pour lui, tous ces livres ne parlent que de son ennui: c'est une longue phrase ininterrompue qui commence en haut à gauche pour finir en bas à droite, où il n' est question que de son ennui, une phrase à rallonge qui ne lui épargne aucun détail, la description par le menu de son ennui – une dissertation interminablement terne qui se propose de faire le point sur son ennui – une encyclopédie en mille volumes dont l'article unique traite de son ennui – une somme sur son ennui. La tentation alors pour Crab de se défoncer le crâne contre ce mur.

– Mais au diable tous ces livres, assez lu, vivre enfin! s'écrie Crab, qui arrache par poignées les volumes de sa bibliothèque et les jette à terre, et les piétine furieusement. Puis, sans attendre davantage, fort de sa résolution et soucieux d'aligner sur elle sa conduite, Crab s'installe à sa table pour écrire.

*

D'abord il faut choisir l'endroit qui doit être à la fois accessible et abrité, suffisamment proche des lieux et des sources de ravitaillement mais dissimulé, alors Crab explore les environs, hésite entre deux ou trois emplacements possibles, compare leurs avantages respectifs, renonce aux trois, cherche ailleurs, finit par arrêter son choix et entreprend aussitôt de réunir les matériaux indispensables, attention, pas n'importe quel bois, Crab parcourt souvent de longues distances pour trouver les rameaux qui conviennent, à la fois souples et résistants, pourvus encore de leur écorce fraîche sur laquelle ruissellera la pluie. Plusieurs qualités de bois sont d'ailleurs nécessaires, d'essences différentes: un bois dur formera l'armature qui assurera la solidité et la stabilité de l'ensemble, tandis qu'un bois plus tendre, lisse, facile à travailler, sera préféré pour l'ameublement, c'est-à-dire les aménagements intérieurs, égaliser le fond, arrondir les angles. Des copeaux légers comme du papier viennent enfin boucher les interstices – l'isolation thermique est une des préoccupations majeures de Crab -, et le confort y gagne du même coup un moelleux de litière qui ne satisfait pourtant pas entièrement Crab puisqu'il se met en quête de tissu pour les coussins et les rideaux, attention encore, pas n'importe quoi non plus, la laine et le coton plutôt que les matières synthétiques, les brins les plus fins, les plus doux, choisis dans des tons foncés, autant par souci d'élégance que pour ne pas attirer les regards – cette modestie à laquelle il ne nous avait pas habitués est ici une question de survie. L'éparpillement de ces matériaux joint à la faiblesse de sa constitution – il est incapable de soulever de lourdes charges, mal équipé au demeurant pour la préhension et le transport -, tout cela l'oblige à d'incessants allers-retours qui usent ses forces. Il ne vient à bout du chantier qu'au prix de mille peines. A présent, il peut se reposer.

Or il aura suffi d'un coup de vent. Le nid de Crab démoli gît au pied du chêne. Trois petits œufs roses ont roulé sur l'herbe, miraculeusement intacts. C'est Pâques pour la belette.

Crab plaide coupable. Et il garde la tête haute. Oui, il a froidement assassiné le jeune inconnu qui lisait à côté de lui sur un banc. Il a agi sans hésitation ni remords, ayant pénétré l'avenir de ce misérable. Nulle divination par les astres ou les cartes, sornettes, il suffit de laisser la mémoire poursuivre son effort au-delà de l'instant présent pour connaître l'avenir jusqu'à ce qu'elle flanche.

Avec autant de netteté que si les événements s'étaient déroulés devant lui, Crab sur son banc assista donc au coup d'Etat qui devait porter le jeune homme au pouvoir, à sept ans de là, inaugurant un demi-siècle de dictature féroce – car ce tyran allait tenir le pays entier sous sa botte, plaçant ses parents et amis aux frontières et un policier en civil dans chaque famille, noyant dans le sang les velléités de rébellion: Crab impuissant fut témoin des exécutions sommaires multipliées par huit, les architectes ayant reçu l'ordre de ne bâtir dorénavant que des immeubles octogonaux afin d'offrir aux milices davantage de murs contre lesquels aligner leurs victimes, il vit les ouvriers enchaînés à des machines spécialement conçues pour leur couper les doigts – lesquels le tyran s'enfonçait la nuit dans les oreilles -, et le blé germer sur les cadavres des paysans, et les enfants arrachés viables à huit mois des entrailles de leurs mères, enrégimentés, au commencement était notre grand Timonier, la géométrie réduite aux lignes de sa main et aux traits de son visage dissymétrique, la géographie subordonnée à l'expansion gangréneuse de son empire, toute poésie assourdie par le fracas des rimes d'une unique épopée où chacun de ses pas, depuis le premier, était célébré avec une ironie involontaire dans un vers boiteux, trop court ou trop long, le recueil de ses maximes devenant le seul ouvrage de philosophie disponible, la pensée traquée dans les têtes, condamnée, censurée, profitant parfois d'une coquille typographique pour éclore malgré tout entre deux syllabes martelées, au creux d'une phrase de ce petit livre stérile, vite repérée alors et bannie de l'édition suivante, celle-ci confiée à un autre imprimeur, le précédent n'ayant pas survécu à la honte de son exécution publique.

En un instant, Crab vit tout cela. N'importe qui à sa place eût agi comme lui, qui se tourna vers le futur tyran – lequel ne se doutait encore de rien puisqu'il poursuivait innocemment des études littéraires – et lui plongea son couteau dans la gorge. On regrette toujours de ne pas avoir supprimé ces monstres avant qu'ils ne commettent leurs crimes.

Tel est donc le système de défense adopté par Crab. L'enquête a pu prouver que sa victime entretenait depuis deux ans une liaison avec son épouse (ainsi s'expliqueraient les absences souvent mentionnées de celle-ci, soit dit en passant, l'insaisissable épouse de Crab) mais est-il seulement décent d'évoquer ce vaudeville scabreux alors que la perspicacité de l'accusé et son esprit de décision ont sans nul doute évité à notre pays de devenir le théâtre d'une nouvelle tragédie historique?

*

Il n'y a strictement aucune différence entre un cheval et un goûter de petites filles, pourvu qu'elles soient deux, assises face à face, et que l'observateur se tienne sous la table, à condition également qu'il s'étende de manière à ne voir que le ventre plat du cheval et ses quatre fines chevilles habillées de socquettes blanches. Crab, le palefrenier que nous connaissons, couche dans l'écurie avec les bêtes, afin de veiller sur la tranquillité de leurs nuits et de leur apporter sans retard les soins que leur santé délicate souvent réclame (la pneumonie aussi aime se suspendre aux torses musclés vêtus de cuir, elle leur ouvre grands les bras à l'arrivée des courses). Il partage le box d'une belle jument alezane aux paturons blancs, mais, parfois, il préfère imaginer qu'il est en réalité couché sous une table où deux fillettes prennent leur goûter: l'illusion est complète – dynamitée lorsque survient la mère des petites, qui le déloge à coups de balai et menace d'appeler la police.

(Par l'étroite fenêtre grillagée de sa cellule, Crab ne voit voler que des cages d'oiseaux.)

*

Que faisait Crab à l'heure du crime? il mourait assassiné.

*

L'intention était bonne cette fois encore, mais la méthode désastreuse. Ainsi, contrairement au calcul de sa mère, les coups de fouet quotidiens infligés à Crab ne lui ont pas forgé le caractère.

C'est un lourd marteau, madame, dont il fallait vous servir. On ne se mêle pas d'éducation quand on n'y entend rien. Ou alors on obtient des individus lâches et veules dans le genre de votre fils, Crab, rien à attendre de cette larve. Chenille qui restera limace. Vous pouvez être fière de vous.

(Son journal intime est un chef-d'œuvre. Pourtant Crab a raté sa vie.)

Crab n'a que mépris pour lui-même, mais son mépris le laisse froid, et cette indifférence l'afflige tant qu'il en devient pathétique et se prend finalement en pitié, mais il ne veut pas de la pitié, sa vanité la refuse et son visage affiche du coup un petit air satisfait qu'il est le premier à trouver ridicule, de là le mépris qu'il s'inspire à lui-même et qui malheureusement le laisse froid.

*