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Crab a toujours fait rire son bouffon. Il n'y a que lui pour donner un tel éclat aux cheveux de son coiffeur. Son médecin personnel lui doit la vie. Son costume sied mieux qu'aucun autre à son tailleur. Nul n'entrera dans la niche de son chien tant que Crab sera là devant. Ce matin, à cinq heures, dans la grisaille de la cour et le froid vif, il eut une dernière entrevue avec son bourreau. A midi, il mettait les petits plats dans les grands pour régaler son cuisinier. Que deviendrait Crab sans ses lecteurs?
Grand est son étonnement – effroi ou ravissement – à chaque fois qu'il croise quelqu'un qu'il n'avait jamais vu auparavant, dans la rue ou ailleurs, il n'en revient pas: ce visage différent de tous ceux qu'il connaît, à nul autre pareil, ce nez original, ces yeux et cette bouche uniques, cette chevelure sans égale, cette silhouette seule au monde! Et Crab laisse à chaque fois échapper un cri de surprise, horrifiée ou émerveillée, qui le met de toute façon dans une situation fort délicate.
Crab en retard allonge le pas. Pourtant, il ne va pas encore assez vite. Il se met donc à courir, sans forcer, à petites foulées. Mais Crab lorsqu'il court fait naître les chiens qui le poursuivent, plus exactement la vitesse inhabituelle de son déplacément lui suggère l'idée de la fuite, et l'idée de la fuite lui suggère l'idée de la poursuite, et l'idée de la poursuite lui suggère l'idée d'une meute de molosses lancée à ses trousses, alors il prend peur, il accélère, ventre à terre, toujours davantage, épouvanté, et la meute de molosses devient une horde de loups, Crab bat des records de vitesse, tournant parfois la tête pour voir s'ils n'arrivent pas, s'ils ne sont pas déjà sur lui, puis il n'a même plus besoin de tourner la tête, il sent sur sa nuque le souffle brûlant des panthères. On retrouvera ses os nettoyés par les hyènes.
Crab enfin meurt dans le lit où il est né, ayant employé sa longue vie à essayer d'en sortir, mais quand la paresse vous tient. Sa tête retomba toujours sur l'oreiller.
C'est la même qui revient tous les dix ans lui planter un couteau dans le dos, puis elle disparaît pendant dix ans. Et Crab garde tous ces couteaux, jalousement, fichés en lui, qui le blessent à chaque mouvement et lui arrachent encore des cris, mais dont il ne voudrait se séparer à aucun prix, de si jolis couteaux aux manches d'os ouvragés et polis, de si excellents couteaux aux lames d'argent affilées, tranchantes, inoxydables, vraiment elle ne se moque pas de lui avec ces couteaux – tous les dix ans un couteau, puis elle disparaît -, ou peut-être ne se doute-t-elle pas elle-même de leur valeur et qu'elle livre ainsi à Crab ce qu'elle possède de plus précieux, oui, c'est le plus probable: elle ne sait pas ce qu'elle perd.
Crab l'a sauvée une première fois de la noyade, alors qu'elle se lavait les mains, de l'eau déjà jusqu'aux poignets, il a fermé le robinet. L'hiver suivant, au mépris de sa propre vie, Crab la sauva de l'incendie qui crépitait à quelques mètres d'elle, dans l'âtre de sa cheminée, ayant consumé déjà quatre magnifiques bûches de son mobilier et un fagot de petit bois, il laissa mourir le feu. Une autre fois encore, il la retint de justesse par le bras comme elle s'élançait pour traverser une rue. Puis il détourna d'elle la fureur d'un chien en lui arrachant des mains la petite balle de caoutchouc rouge que le caniche convoitait et en la jetant au loin. Malgré quoi elle refuse obstinément de se donner à lui et change de conversation dès qu'il parle mariage ou chevalerie.
Ainsi en a décidé le roi, son père. Une joute départagera Crab et son rival, épris l'un contre l'autre de la princesse blanche comme ivoire. Etendards, trompettes. Grandes dames et chevaliers font tanguer la tribune. La princesse se tient immobile auprès du roi, son père. Elle rougit un peu, les circonstances. La populace est repoussée sur les bords de la lice. Enfin paraissent Crab et son rival, à cheval, en armure, la lance déjà calée sous l'aisselle, et qui se défient, s'invectivent, prononcent les mots impardonnables, excitant encore leur haine et leur jalousie. Cependant, la joute tarde à s'engager. L'ordonnateur du tournoi semble perplexe, il vérifie une dernière fois l'équipement des combattants, tout y est, les armures complètes, du plumail au soleret, les deux écus armoriés, les deux lances de même longueur. Quelque chose le gêne pourtant, quelque chose n'est pas conforme, il en jugerait, il ne parvient pas à définir quoi. On s'impatiènte dans la tribune. Le peuple gronde. La princesse bâille. Le roi grimace. L'arbitre chasse ses doutes. D'une voix forte, il donne le signal. Le sang peut couler. Crab et son rival s'élancent. Mais ils montent le même cheval.
Crab regarde les femmes, leur beau visage avec émotion, avec insistance, avec méchanceté, en pensant qu'elles vont vieillir avec lui, ensemble, en même temps, seconde après seconde irrémédiablement, puisqu'elles sont ses contemporaines, et c'est ainsi qu'il les possède, il les enlève, il les entraîne avec lui dans la vieillesse, la décrépitude et la mort – c'est parti, c'est bon, faire durer.
Les femmes aux cheveux courts, elles vous le diront toutes, sont en train de les laisser repousser, tandis que les femmes aux cheveux longs s'apprêtent à les couper, elles vous le diront toutes, c'est pourquoi Crab qui préfère les femmes aux cheveux longs préfère les femmes aux cheveux courts.
Elles vivent tellement plus longtemps que les hommes que c'est à se demander si, mourant bien après eux, elles ne naissent pas aussi un peu avant. Crab en tout cas se le demande. Voilà bien le genre de questions qu'il se pose. Il aurait d'ailleurs une autre hypothèse, mais qu'il ose à peine formuler, peut-être la longévité supérieure des femmes tient-elle simplement au fait que tout homme, au moins une fois, s'est déclaré prêt à donner vingt ans de sa vie pour obtenir l'amour d'une femme, et que cette femme a dit d'accord.
Crab ne veut pas être aimé pour son argent. Elle ne veut pas être aimée pour son physique. Pourtant, ils sont ensemble.
Le passé de sa femme, Crab y retourne pour y semer la ruine. Il y a du dégât à faire. Ce sont des jardins où devenir taupe, des villes où devenir rat, des chambres où devenir puce et punaise, des plages où s'affirmer crabe. Ce sont des nuits trop longues à écourter et des hivers trop doux à durcir et des trains trop rapides à aiguiller sur des voies de garage. Beaucoup de choses à revoir qu'il sera même préférable de supprimer. Beaucoup de routes à détourner aussi. Beaucoup de nuages à former – puis pleuvoir. Beaucoup de maisons à démolir. De toute façon, il y aura beaucoup de coups à porter – et les hommes que sa femme a connus passeront leur chemin cette fois, ou bien ils regretteront de l'avoir rencontrée, à l'instant même de la rencontre ils comprendront leur erreur. Et ceux alors qui se brûleront la cervelle, ceux qui sauteront par la fenêtre seront bien inspirés, et même s'ils choisissent de mourir en avalant des fourchettes: ils s'épargneront de la souffrance.
La femme qui partage ses jours se réserve la matinée, Crab a donc tout l'après-midi pour lui.
Crab et sa vieille épouse n'ont plus rien à se dire. Après soixante années de vie commune et d'échanges passionnés, ils ont épuisé tous les registres, tour à tour, inversant leurs rôles, ils ont été pour et contre tout ce qu'il est possible de défendre et d'attaquer. La source est tarie. L'actualité ne leur propose rien qui n'ait déjà fait l'objet d'un débat entre eux autrefois. Chacun de leur côté, au début, ils ont cherché de nouveaux sujets de discussion, ils ont finalement renoncé. Désormais, ils traversent ensemble les journées sans prononcer un mot.
Parfois encore, pourtant, l'un d'eux a une inspiration et trouve quelque chose à dire qu'ils n'avaient jamais dit, ni l'un ni l'autre, malgré leurs soixante années de vie commune et de conversations animées, alors ils mâchent jusqu'au soir ce petit bout de phrase.
Ce matin, par exemple, aux premiers rayons du soleil, déjà assise avec lui près de la fenêtre, elle lui a dit: – Voir des sapins toute la journée, c'est bien triste. Et maintenant que la lune monte au-dessus des grands arbres, Crab l'approuve en hochant la tête, oui, c'est bien triste. Justement, une infirmière entre dans la chambre pour fermer les volets.
Puis la même infirmière entre dans la chambre pour ouvrir les volets, et rouler les deux fauteuils près de la fenêtre.
Comprenant soudain que le monde fut créé pour les filles de vingt-deux ans et demi, conçu et organisé pour elles, autour d'elles, que toute entreprise en ce monde ne vise en dernier lieu qu'à satisfaire les filles de vingt-deux ans et demi, vise même à ne satisfaire qu'elles, que le vaste et complexe système de l'Univers n'a d'autre raison d'être que le plaisir et la gloire et le chant des filles de vingt-deux ans et demi, que toutes les forces mises en œuvre depuis le moindre effort tendent à accroître encore le pouvoir déjà excessif des filles de vingt-deux ans et demi, Crab récupère ses fonds, rompt tous ses contrats, se retire de l'affaire et remet sa démission.
– Tout ce que vous écrivez, c'est du vent, disent-ils à Crab, et ils ont l'air sincères.
(Le vent, rappelons-le, qui fait ondoyer le flanc des montagnes et rouler les vagues sur la mer, et danser les feux dans la nuit, le semeur de pollen, le chasseur de nuages, le grand agitateur, la moitié droite de l'automne, la troisième jambe de la jupe, l'hélice du papillon, l'âme de la musique.)
Crab ne peut laisser dire une chose pareille. Il connaît ses limites. Celles de son pouvoir comme celles de sa vanité. De tels compliments excessifs le blessent finalement davantage que le mépris ou l'insulte.
(Sa vanité rarement satisfaite, et alors tout de suite écœurée.)
Ainsi se défend le policier qui a abattu Crab: – Le type a porté la main à sa poche. J'ai cru qu'il allait sortir un crayon.
Crab admet volontiers qu'il n'est pas d'une intelligence supérieure. Il est même le premier à le dire. On se récrie alors, en l'entendant parler ainsi, on proteste – puisque vous le reconnaissez, c'est donc que vous n'en êtes pas dépourvu. Combien d'hommes se prétendent intelligents, dont la bêtise est pourtant évidente! Votre lucidité, au contraire, révèle une finesse toute sagace, une belle hauteur d'esprit, Monsieur, vous êtes remarquablement intelligent, voilà la vérité. Crab savait bien, en jouant les humbles, qu'on en arriverait pour lui à ces conclusions flatteuses. Crab le savait, car Crab est tout ce qu'on voudra, sauf un imbécile.
Au demeurant, Crab est convaincu que tout le monde dit du bien de lui dans son dos. C'est à qui sera le plus louangeur. On s'accorde à le trouver le plus charmant des hommes, le plus subtil, le plus aimable des compagnons. Sa prestance est unanimement vantée. On admire sa simplicité, sa grandeur d'âme, la délicatesse de ses sentiments. On le regrette dès qu'il quitte un endroit, à peine s'en est-il éloigné, les éloges fusent. D'ailleurs, s'il y revient par surprise, toutes les conversations cessent aussitôt – on veut épargner sa modestie.
Observable à l'opposé du soleil, Crab présente les couleurs du spectre et résulte de la dispersion de la lumière solaire par réfraction et réflexion dans les gouttelettes d'eau qui se forment lorsqu'un nuage se résout en pluie, d'où la rareté de ses apparitions et l'émerveillement qu'elles suscitent en particulier chez les enfants qui voudraient bien le toucher alors, comme si on pouvait toucher Crab, il faut mettre ce désir naïf sur le compte de l'ignorance du jeune âge. Crab en est ému cependant, et davantage qu'il ne peut le dire. C'est une belle revanche en tout cas sur ceux qui affirment qu'il n'existe pas vraiment, simple illusion d'optique ou fantôme extravagant, qu'il est au mieux une variété éphémère de brume, buée de couleurs, vapeur inutilisable, une belle revanche aussi sur les autres, plus nombreux encore, qui prétendent qu'il ne sait pas s'habiller.
(Crab, quand il rencontre son image dans un miroir, a envie d'entrer et d'acheter.)
Il ne faudrait pas non plus gober sottement tout ce qu'on lit, rendons-lui enfin justice sur un point où la calomnie va bon train: Crab est un amant très recherché. Abandonne au matin ses partenaires rompues, comblées, englouties, quasi mortes noyées. Aucune sorcellerie là-dessous, ni faveur particulière de la nature, Crab est un pauvre homme comme les autres (tardivement le portrait se précise), normalement constitué. Mais, avant que la partie ne commence, tandis qu'elles délacent, dénouent ou dévissent leurs diverses lingeries, il raccorde secrètement son cordon spermatique à celui de son rhinocéros, logé dans la chambre voisine. De là ses performances hors du commun.
Il était en effet urgent de restaurer l'image de Crab – fallait-il pour autant révéler cette innocente supercherie?
Rien de plus déconcertant que les empreintes laissées par Crab sur le sable ou la neige – lesquelles rappellent cependant son pas résolu et forment un sentier étroit parfaitement rectiligne, sans haltes ni détours, ni retours, la piste facile à suivre de celui qui sait où il va -, déconcertant car chacune de ces empreintes est unique, avec pour commencer la trace large d'un pied gauche nu, puis, légèrement en avant et décalée sur la droite, celle d'un sabot rond, fendu, suivie d'une troisième, tridactyle, puis de beaucoup d'autres, parfois sur plusieurs kilomètres, aussi nettes, plus ou moins profondes, mais toutes différentes, digitées ou non, ovales, griffues, fourchues, palmées, sinueuses, avec celle d'un pied droit nu pour finir, et qui mènent droit à Crab, en effet, que vous trouverez sans doute assis sur un rocher ou sur une souche, perché peut-être dans un arbre, immobile, l'œil fixé sur l'horizon, comme s'il était possible de pousser plus loin.
(Les excréments de Crab, Olympie les balaye ou les pellette, les grapille ou les éponge, ou les cherche en vain, certains presque imperceptibles n'incommodent vraiment que les mouches.)
Crab sent qu'il va se passer quelque chose, la sève impatiente des flèches fuse déjà dans les branches, ce jeune printemps plein de fourmis, il va certainement se passer quelque chose, cette chaleur anormale, l'orage qui pèse de tout le poids du ciel, la tension visible dans l'air, l'été se fige soudain, l'anxiété de Crab grandit encore, il va se passer quelque chose, c'est sûr, ça ne peut pas durer ainsi, ce lent pourrissement, odeur de cadavre et de paillasson, l'automne qui mange aussi les cœurs, ronge aussi les sangs, il va se passer quelque chose, Crab frissonne, l'épouvante glace ses os, chaque pas résonne lugubrement sur le sol gelé, dans le silence creux, l'hiver couvre la nuit de son ombre blanche, Crab sent bien qu'il va se passer quelque chose, cette fois c'est sérieux, la sève impatiente des flèches fuse déjà dans les branches.
De vrais naseaux écarquillent le nez de Crab quand arrive le printemps, pour mieux humer le parfum des sèves, des fleurs, et les odeurs fauves des passions déclarées, puis sa température baisse, son sang ralentit, Crab endure gaiement les rigueurs estivales et se couvre peu à peu d'un duvet léger qui annonce son plumage d'automne, imperméable, efficace contre la brume et les petites pluies pénétrantes, lequel tombe naturellement au début de l'hiver, quand perce sur son corps, sa tête et tous ses membres la fourrure argentée qui s'épaissira plus le froid sera vif, malgré quoi vous pouvez être sûrs qu'il se trouvera encore des faux témoins, aigris, envieux, pour prétendre que Crab est un inadapté, embarrassé de lui-même, toujours en marge de ce monde et comme étranger à la vie.
Crab, quand une branche lui pousse sur le flanc, mettez-vous à sa place, songe d'abord à la couper, court même chercher la scie, la hache, et parfois il entame le bois, mais il arrête à chaque fois son geste, finalement il préfère attendre et voir quels fruits va donner sa branche, ce sont tantôt des cerises qu'il doit défendre contre les merles, tantôt des noisettes qu'un écureuil lui dispute, tantôt des poires, des pommes, qu'il faut traiter contre les vers, car même dans ces conditions de production particulières, privilégiées sans doute, rien n'est jamais acquis pour un homme comme Crab.
L’art du funambule tient du prodige, bien sûr, mais quand on ne sait plus se déplacer que sur un fil, comme Crab, à force de danser dans les hauteurs, que l'on ne peut plus mettre un pied par terre sans trébucher et choir, alors le génie du funambule est contesté, certains le nient absolument, les applaudissements se font rares. Adieu, puisque c'est comme ça, Crab se jette dans le vide.
L’opération, une formalité, le chirurgien à son réveil lui a présenté, lovée dans un coton, la chose molle, tubulaire, violacée, tranchée net d'un coup de scalpel, peu ragoûtante, à jeter, cet appendice vermiculaire qui n'a d'ailleurs aucune utilité, aucune fonction particulière dans l'organisme, on le sait – mais peut-être la menace permanente que constitue sa possible inflammation avait-elle originellement pour but de maintenir l'homme sur les terres mises à sa disposition et de limiter son expansion catastrophique en le dissuadant par exemple de prendre la mer, de s'aventurer trop haut dans les montagnes puis dans le ciel, en le persuadant de rester sur place, à proximité d'un hôpital: ruse de la nature destinée sans doute à réserver des espaces de tranquillité aux autres espèces animales. L’homme ingénieux tourna le problème en bâtissant des hôpitaux partout, et l'appendice vermiculaire devint un objet de dérision pour la chirurgie et, pour le malade, l'occasion de se familiariser sans risque avec le milieu médical, dans la perspective d'agonies futures plus préoccupantes.
Débarrassé donc de cet appendice superflu qui ne ferait même pas une queue à un lézard, puis proprement recousu, Crab semble pourtant avoir du mal à se rétablir. Il a perdu ses réflexes. Il ne digère plus. Respire avec difficulté. Ne tient plus debout. Crache du sang noir. Comprend trop tard que le principe même de sa vie avait son siège dans ce faux organe, inutile et creux, et seulement sensible à la douleur.
Il y a quand même de quoi rire, assez rarement mais quelquefois, car, si Crab venait à mourir aujourd'hui, on parlerait de lui comme d'un météore!
On peut dire de lui ce qu'on veut, Crab est surtout – s'il a tout fait jusqu'ici pour détourner notre attention de ce point accablant – le plus mauvais élève de sa classe, le dernier, et de loin, puisque l'avant-dernier est plus proche du premier que de Crab. Il y a même une telle différence entre Crab et l'avant-dernier que l'effet de perspective écrasée qui en résulte nous ferait presque croire que l'avant-dernier talonne le premier, que celui-ci et celui-là, et tous les autres entre eux, sont dans un mouchoir. J'en ai vu pourtant, durant ma carrière, dit son professeur, des mauvais élèves, mais d'aussi mauvais que l'élève Crab, mauvais à ce point, jamais, ah ça jamais, sur mon honneur, en fait de mauvais élève, je n'ai jamais eu de cas plus désespéré que celui de l'élève Crab, toutes matières confondues, ne sait rien, ne fait rien, ne comprend rien, mais rien, rien sur rien, rien de rien, rien à rien, dépourvu jusqu'à l'os de la moindre aptitude, mauvais entre les mauvais, parmi les plus mauvais des mauvais sans rival, mauvais comme je ne concevais pas qu'on pût l'être à moins de le devenir sciemment, à force d'étude et de veilles, l'élève Crab réalise vivant la figure théorique de la plus parfaite nullité que certains de mes collègues prétendent avoir rencontrée déjà dans leurs classes, ce que je conteste, ne connaissent pas l'élève Crab, réellement exceptionnel, absolument unique, soustrait à la mort par le miracle peu crédible de sa naissance, incarné sans profit, sans dommage, sans rupture de néant, déjà tel qu'il sera quand la mort le reprendra, en plus il exerce une influence désastreuse sur ses camarades, monsieur le directeur, on ne l'admettra jamais dans la classe supérieure, renvoyez-le. Le directeur ne demanderait pas mieux. Mais comment, et le renvoyer où?
Crab entraîné malgré lui dans une farandole, inutile de dire qu'il y fait triste figure. Et sa morosité est communicative. L'ennui se propage d'un bout à l'autre. Qudque chose se grippe. La musique continue seule. Nous restons tous là, les bras ballants.
Et c'est mieux ainsi. Car il arrive aussi que Crab prenne le commandement et entraîne la farandole dans une chambre où il n'y a place que pour pleurer.
Crab gonfle, c'est sa nouvelle idée, pour grossir va tout manger, tout boire, ce qui se présente, avaler tout puis assimiler, sans rejet, tout retenir, occuper le terrain, par vagues, éboulements successifs de chairs, imposer sa masse, gagner en largeur, tout recouvrir, gagner en épaisseur, par accumulation, stratification, ensevelir tout, combler, colmater, obstruer, tout remplir et conquérir, prendre toute la place.
Il n'a pas à se déplacer pour y parvenir. Il se répand sans bouger. Crab avale d'abord ce qui est à portée de sa main, grossit d'autant, et son corps élargi profite de cette envergure nouvelle, trouve en tâtonnant alentour de quoi manger encore, grossit d'autant, progresse ainsi, lentement mais sûrement, à la fois dans toutes les directions, déboule, s'approprie le monde environnant, par la force des choses, indélogeable, y est y reste, présence rayonnante qui refoule les autres sur ses bords, on ne voit pas ce qui pourrait l'arrêter désormais, quelle impossible satiété, ce corps exige au contraire de plus en plus de nourriture, son appétit s'accroît, rien ne rebute sa faim.
Lorsqu'il aura tout avalé, peut-être, et tout recouvert, ne trouvant plus rien à se mettre sous la dent, il maigrira, ses flancs à nouveau se creuseront, il refluera, et la vie renaîtra sur les terres libérées de sa présence encombrante. Mais nous n'en sommes pas là.
Crab recherche la compagnie des vieillards, puisqu'il ne leur reste que peu de choses à vivre, et des choses simples, son imagination les conçoit sans fatigue, elle n'a pas à fournir les efforts que suppose la représentation en perspective d'une vie presque entièrement contenue dans l'avenir, et c'est pourquoi Crab craint tant la compagnie des enfants, accablé à leur place par l'ampleur des tâches qu'ils vont devoir accomplir, des connaissances acquérir, par tout ce qui les attend, en somme, cette existence à traverser d'un bout à l'autre dont ils n'ont heureusement pas idée, mais qu'il imagine sans mal lui-même pour être passé par là, par le passé, fort de son expérience, donc, et très affaibli, mais déjà en partie tiré d'affaire. Or chaque nouveau-né remet soudain tout en question, ses labeurs et ses peines n'auront servi à rien, puisque tout est à recommencer. Et Crab n'en a pas le courage, plus l'énergie, trop las, épuisé à l'avance, comme si c'était effectivement lui qui repartait de rien, son enfance à zéro, avec tous les apprentissages à refaire. Au contraire, la compagnie des vieillards est reposante, Crab se décharge des années qui lui restent à vivre, il anticipe, il court-circuite, il gagne un temps précieux, il s'épargne bien des épreuves, et des soucis, un demi-siècle pénible de station debout.
Mais c'est au chevet des morts, enfin, que Crab parvient à la sérénité parfaite, absolue, définitive aussi longtemps que dure sa visite, puis on le jette dehors.
Cette année non plus, Crab ne passera pas l'hiver.
Voici sa valise, une grande valise en bois, et profonde, très compartimentée, qui contient tout ce qu'il faut pour réparer tout ce qui casse, des outils d'électricien et de menuisier, marteaux, étaux, tournevis, clefs, pinces, de quoi tenailler les gros et les maigres, et des tuyaux de plomb, des rouleaux de fil de fer ou de laiton, la quincaillerie complète des vis, des clous, des rivets, des crochets, des boulons… sur le couvercle refermé de laquelle nous lisons, inscrit en larges lettres noires, le mot DÉPANNAGE, il ne s'agit donc pas du bagage d'un touriste: telle est bien la profession de Crab, dépanneur, et pour intervenir plus rapidement quand on l'appelle au secours, pour se transporter sans délai sur les lieux du désastre domestique et devancer la concurrence, il a eu cette idée astucieuse de rassembler son matériel dans une valise, hélas, qu'il est bien incapable de soulever de terre, ayant depuis longtemps usé ses dernières forces, tordu lui-même, rompu et désarticulé, qui grince et crachote de manière inquiétante – il n'y a plus grand-chose à faire pour lui, arrive un moment, vous savez, où les réparations de fortune, ce n'est pas la peine, c'est de la dépense inutile, et puis ce n'est jamais très sûr, risques d'explosion, d'implosion, d'incendie, il serait certainement beaucoup plus sage de le remplacer. Décision difficile à prendre, pourtant. il faut voir. On y réfléchira.
Les médecins consultés lui conseillent de mourir plutôt de son cancer.