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Sans lui répondre, Josse, de la voix pleurarde qu'il avait adoptée, demanda à un porteur d'eau coincé près d'eux qui était la dame à la litière. La réponse l'atterra. Josse n'eut pas besoin de la lui traduire car, depuis qu'ils avaient franchi les Pyrénées, il avait occupé les loisirs de la route, en apprenant à la jeune femme autant d'arabe qu'il pouvait. Elle en savait assez pour suivre une conversation facile et elle avait parfaitement compris ce qu'avait dit le porteur d'eau.
— C'est la précieuse perle d'Al Hamra, la princesse Zobeïda, sœur du Calife !
La sœur du Calife ! La femme qui lui avait pris Arnaud ! Pourquoi donc fallait-il que, dès ses premiers pas dans la ville maure, elle vît apparaître sa rivale ? Et quelle rivale !... D'un seul coup s'écroulait la belle confiance que Catherine avait traînée avec elle tout au long de cette interminable route qui, des marches du Puy, l'avait menée jusque dans cette ville étrangère. La beauté, un instant entrevue, de l'Ennemie donnait à la jalousie une âcreté affreuse, un goût amer qui empoisonnait jusqu'à l'air chaud de cette matinée. Catherine se laissa aller contre le mur que le soleil faisait brûlant. Une immense lassitude, née de toute la fatigue accumulée et du choc qu'elle venait de recevoir, la terrassait. De lourdes larmes montaient à ses yeux... Arnaud était perdu pour elle. Comment n'en être pas persuadée après l'éblouissante vision d'or et d'azur qui venait de s'évanouir ? Le combat était perdu d'avance...
— Mourir !... chuchota-t-elle pour elle-même... Mourir tout de suite !
Cela n'avait été qu'un imperceptible murmure, mais Gauthier avait entendu. Tandis que Josse, embarrassé devant cette brusque douleur, s'en allait interroger, en tâtonnant d'une façon convaincante, un marchand ambulant qui proposait « des amandes bien pleines et des grenades bien juteuses ! », il se planta devant la jeune femme défaillante, la redressa d'une poigne brutale.
— Et alors ? Qu'y a-t-il de changé ? Pourquoi voulez-vous mourir
?... Parce que vous avez vu cette femme ? Car c'est elle, n'est-ce pas, que vous voulez vaincre ?
Vaincre ! s'écria-t-elle avec un rire douloureux. Vaincre avec quoi ?
Le combat n'est même pas possible ! Folle que j'ai été de croire que je pourrais le reprendre ! Tu l'as vue, la princesse infidèle ? Fortunat avait raison. Elle est plus belle que le jour, je n'ai aucune chance contre elle.
— Aucune chance ? Pourquoi donc ?
— Mais souviens-toi de cette vision éblouissante ! Et regarde-moi...
Il la retint au moment où elle allait faire le geste fatal. Arracher cette cotonnade noire et crasseuse sous laquelle elle étouffait, dévoiler son visage, ses cheveux blonds.
— Vous êtes à bout, mais il faut vous reprendre ! On nous regarde déjà !... Cette défaillance nous met tous en danger ! Notre langage inhabituel...
I1 n'alla pas plus loin. Au prix d'un terrible effort de volonté, Catherine surmontait sa défaillance. Gauthier avait dit la seule chose qui pouvait l'aider : rappeler que son attitude les mettait en péril.
D'ailleurs Josse se rapprochait. Tâtant le mur, le faux aveugle murmura :
— Je sais où habite le médecin. Ce n'est pas loin. Entre la colline de l'Alcazaba et les murailles d'Al Hamra, sur le bord de la rivière. Le marchand d'amandes m'a dit « entre le pont du Cadi et le Hammam, une grande maison d'où jaillissent des palmiers... ».
Sans un mot de plus, ils se remirent en marche, main dans la main.
Le contact des paumes rudes de ces hommes revigora un peu Catherine et aussi la pensée de retrouver Abou-al-Khayr. Le petit médecin maure avait le secret des mots qui rassurent et réconfortent.
Tant de fois ses étranges maximes philosophiques l'avaient arrachée au chagrin voire au désespoir dont elle avait failli mourir !
Tout à coup, elle eut hâte d'être auprès de lui, ne vit plus rien de cette cité qui, l'instant précédent, l'enchantait. Pourtant, ses compagnons l'entraînaient dans une bien étrange rue, couverte de claies de roseaux qui filtraient en flèches lumineuses les rayons du soleil et bordées de chaque côté de petites boutiques sans porte où travaillaient des chaudronniers. Leurs centaines de coups de marteau emplissaient la rue d'un joyeux tintamarre et, dans l'ombre des échoppes, les bassins, les aiguières, les chaudrons de cuivre jaune ou rouge brillaient doucement, faisant de chaque petit magasin une sorte de grotte au trésor.
— Le souk des chaudronniers !... commenta Josse.
Mais Catherine ne voyait rien, n'entendait rien. Elle revoyait sans cesse l'impérieux profil d'ivoire, les longs yeux sombres luisant entre des cils épais, la grâce du corps serti dans ses coussins dorés.
« Elle est trop belle ! se disait-elle constamment, elle est trop belle !
»
Elle se répétait la petite phrase cruelle gui la meurtrissait comme un leitmotiv obsédant. Elle la disait encore quand, au bord d'un clair torrent dont les eaux écumeuses se dérobaient à la vue derrière ses murs, la maison d'Abou le médecin, sous le plumeau vert des palmiers qui semblaient pousser en son centre même, se dressa devant elle.
— Nous y sommes ! fit Gauthier. Voilà le but du voyage.
Mais Catherine hocha la tête en regardant, de l'autre côté du torrent, le promontoire rocheux qui érigeait fièrement, très haut au-dessus d'eux, le palais rose. Le but, c'était là-haut... et elle n'avait plus ni force ni courage pour entreprendre l'escalade.
Pourtant, quand la jolie porte à double battant, ouvragée et décorée de clous, s'ouvrit devant elle, le temps s'abolit brusquement. Catherine eut, tout à coup, dix ans de moins car elle reconnut aussitôt le grand Noir, vêtu et enturbanné de blanc qui s'y encadrait. C'était l'un des deux muets d'Abou-al-Khayr !
L'esclave fronça les sourcils, regarda ces trois mendiants d'un air réprobateur et voulut refermer la porte, mais le pied de Gauthier, vivement avancé, l'en empêcha tandis que Josse disait avec autorité :
— Va dire à ton maître que l'un de ses plus anciens amis désire le rencontrer. Un ami venu du pays des roums...
— Il ne peut rien dire, intervint Catherine. Cet homme est muet !
Elle avait parlé français et le Noir la regardait avec un étonnement plein de curiosité. Dans les gros yeux globuleux, elle vit s'allumer une étincelle et, vivement, elle baissa son voile noir.
— Regarde ! fit-elle en arabe cette fois. Te sou- viens-tu de moi ?
Pour toute réponse, l'esclave, avec une exclamation, s'agenouilla, saisit le bas de la robe en haillons et le porta à ses lèvres. Puis, bondissant sur ses pieds, il courut vers le jardin intérieur que l'on apercevait au-delà de l'espèce de hall carré, dallé de larges briques et qui, par de minces colonnettes, ouvrait sur une cour plantée de massifs de fleurs et des trois fameux palmiers. Une large vasque d'albâtre translucide laissait couler doucement une eau limpide qui rafraîchissait toute la demeure.
Les plantes, surtout les roses qui poussaient à foison et les orangers lourds de fleurs blanches au parfum capiteux, formaient la plus large part de la décoration de cette maison. Une belle maison, en vérité, mais où tout le luxe se réfugiait dans la pureté de ligne des colonnettes, dans la transparence de l'albâtre qui se découpait en dentelle autour de la galerie du premier étage, dans la fraîcheur de l'eau qui chantait au jardin. Abou-al-Khayr aimait la simplicité dans la vie de chaque jour, mais sans pour cela renier le confort...
Sur les dalles du jardin, on entendit le claquement rapide d'une paire de babouches et, tout à coup, Abou- al-Khayr fut là, tellement semblable au souvenir qu'en gardait Catherine que la jeune femme poussa un soupir de stupeur. Le visage du petit médecin, pourvu de son absurde et rituelle barbe de soie blanche, était toujours aussi lisse, aussi net et il était vêtu exactement comme au jour de leur première rencontre : c'était la même robe d'épaisse soie bleue, le même volumineux turban rouge vif drapé à la mode persane, les mêmes babouches de maroquin pourpre portées sur des chaussettes de soie bleue. Il n'avait pas pris un an, pas un jour ! Ses yeux noirs brillaient toujours de leur petite flamme ironique et son sourire était si familier à la jeune femme qu'elle eut soudain envie de pleurer parce qu'en le retrouvant elle avait l'impression paradoxale de rentrer chez elle.
Abou-al-Khayr, dédaignant les saluts cérémonieux de Josse et de Gauthier, se planta en face de Catherine, l'examina des pieds à la tête et déclara simplement :
— Je t'attendais. Mais tu as bien tardé !
— Moi ?
— Mais oui, toi ! Tu ne peux changer, femme d'un seul amour ! Et tu préfères toujours, n'est-ce pas, ainsi que la phalène, mourir près du flambeau que vivre dans la nuit ? La moitié de ton cœur est ici. Qui donc peut vivre avec une seule moitié de cœur ?
Une brusque rougeur monta aux joues de Catherine. Abou n'avait pas perdu son extraordinaire faculté de lire au plus secret de son cœur.
D'ailleurs à quoi bon les formes de politesse ! Elle entra tout de suite dans le vif du sujet.
— Vous l'avez vu ? Vous savez où il est ? Que fait- il ? Comment vit-il ? Est-ce que...
— Là... là... calme-toi !
Les petites mains douces du médecin entourèrent celles, tremblantes d'excitation, de la jeune femme, les maintinrent fermement : « Femme sans patience, dit-il doucement, pourquoi tant de hâte ? »
— C'est que, justement, je n'ai plus de patience... Je n'en peux plus, ami Abou !... Je suis lasse, désespérée !...
Elle avait presque crié, dans un paroxysme nerveux.
— Non, tu n'es pas désespérée. Sinon, tu ne serais pas ici ! Je sais.
Le poète a écrit : « Quand donc, Dieu puissant, se réalisera mon vœu : me sentir en repos près de ses cheveux en désordre ? » Et toi, tu dis comme le poète, c'est bien naturel !
— Non, plus maintenant, je me sens vieille tout à coup...
Le rire enfantin d'Abou-al-Khayr fusa, si clair, si jeune que Catherine se trouva tout à coup vaguement honteuse de son abattement.
— À qui feras-tu croire cela ? Évidemment, tu es lasse, tu portes avec toi toutes les poussières de tous les grands chemins... et il y en a tellement eu, n'est-ce pas, qu'elles ont envahi ton âme elle-même. Tu te sens sale, poisseuse jusqu'au cœur. Mais cela passera... Même sous tes haillons de mendiante, tu es toujours belle. Viens, tu as besoin de repos, de soins et de nourriture. Ensuite, nous causerons. Pas avant...
— Cette femme, je l'aie vue... elle est si belle !
— Nous n'en parlerons pas tant que tu ne seras pas réconfortée.
Cette maison est la tienne, désormais, et Allah seul sait combien je suis heureux de t'y accueillir, ô ma sœur ! Viens... Suis-moi ! Mais, j'y pense, qui sont ces hommes ? Tes serviteurs ?
— Plus que cela, des amis.
— Alors, ils seront les miens ! Venez tous !
Docilement, Catherine se laissa entraîner vers l'étroit escalier de pierre qui filait, en ligne droite le long d'un mur, vers la galerie du premier étage. Gauthier et Josse, encore sous l'effet de la surprise que leur avait causée le petit médecin avec son aspect étrange et son langage fleuri, leur emboîtèrent le pas. Cette fois, Josse avait renoncé à jouer les aveugles et trottait allègrement.
— Frère, chuchota-t-il à Gauthier, je crois que dame Catherine tient déjà la moitié de sa victoire. Ce petit bonhomme semble savoir ce qu'est l'amitié.
— Je crois que tu dis vrai. Quant à la victoire, elle est moins sûre
!... tu ne connais pas messire Arnaud. Il a la fierté du lion avec l'entêtement du mulet, la vaillance de l'aigle... mais aussi sa cruauté. Il est de ces hommes qui préfèrent s'arracher le cœur plutôt que de faiblir quand ils se jugent offensés.
— Est-ce qu'il n'aimait pas son épouse ?
Il l'adorait. Jamais je n'ai vu couple plus passionnément épris. Mais il a cru qu'elle s'était donnée à un autre et il a fui. Comment veux-tu que je sache ce qu'il pense à l'heure présente ?
Josse ne répondit pas. Depuis qu'il connaissait Catherine, il avait envie de rencontrer l'homme qui avait su s'attacher si fortement le cœur d'une femme semblable. Et maintenant que le but était proche, sa curiosité était excitée au plus haut point.
— Il faudra voir !... marmotta-t-il pour lui-même.
Il n'en dit pas plus car Abou-al-Khayr ouvrait, devant les deux hommes, une petite porte en cèdre rouge et vert qui donnait dans une vaste chambre et leur annonçait que des serviteurs allaient venir s'occuper d'eux. Puis il frappa trois fois dans ses mains avant d'ouvrir devant Catherine une autre porte. C'était, sans doute, la plus belle chambre de la maison : plafond de cèdre rouge et or, tressé comme un tapis, murs aux mosaïques dorées, tapis épais et moelleux sur les dalles de marbre, niches ogivales supportant des miroirs, des flambeaux ou bien le nécessaire de toilette : bassin et aiguière de cuivre. Quatre coffres de cuivre doré pour ranger les vêtements occupaient les angles, mais, bien entendu, pas de lit visible. Il devait être roulé et rangé contre l'un des murs, dans un coin hors de la vue, à la mode musulmane, tandis que dans une grande niche garnie de miroirs, au fond de la pièce, un divan circulaire s'étalait près d'une foule de coussins bariolés. Les fenêtres, bien sûr, donnaient sur la cour intérieure.
Abou-al-Khayr laissa Catherine prendre, du regard, possession de cet agréable appartement où rien de ce qui pouvait séduire l'œil d'une femme n'avait été oublié. Puis, lentement, il alla vers l'un des coffres, l'ouvrit, en tira une brassée de soieries et de mousselines multicolores qu'il étala sur le divan avec des soins féminins.
— Tu vois, dit-il simplement, je t'attendais vrai ment ! Tout ceci a été acheté au souk des soieries le lendemain du jour où j'ai su que ton époux était ici.
Un instant, Catherine et son ami demeurèrent face à face, puis, avant qu'il ait pu l'en empêcher, Catherine se pencha, saisit la main d'Abou et y posa ses lèvres sans plus songer à contenir les larmes qui jaillissaient de ses yeux. Il retira sa main doucement.
— L'hôte envoyé de Dieu est toujours le bienvenu chez nous, dit-il gentiment. Mais quand cet hôte est proche de notre cœur, alors, il n'est pas de joie plus grande ni plus pure pour un vrai croyant. C'est moi qui devrais te dire merci !
Une heure plus tard, débarrassée des poussières de la route, à l'aise dans les vêtements que leur hôte leur avait fait porter : amples robes de fine laine rayée noir et blanc serrées à la taille par une large ceinture de soie pour les hommes, et gandoura de soie verte fendue jusque entre les seins pour Catherine, babouches de fin cuir cordouan brodées d'argent pour les trois, les voyageurs s'installaient, avec Abou-al-Khayr, sur des coussins posés à même le sol autour d'un immense plateau d'argent posé sur des pieds qui servait de table. Le plateau était bien garni. Outre des tranches de mouton rôti, il y avait des galettes très fines renfermant un hachis de pigeons, d'œufs et d'amandes particulièrement savoureux, mais, surtout, toutes sortes de fruits et de légumes, dont certains étaient inconnus de ces gens venus du Nord.
— J'aime surtout les produits de la terre, avait souri Abou en attaquant un énorme melon à la chair embaumée et en offrant des tranches à la ronde : Ils enferment le soleil !
Il y avait là des oranges, des citrons, des pommes, des courges et des fèves fraîches pilées et assaisonnées, des aubergines, des pois chiches, des bananes, des raisins, des amandes et, bien entendu, des grenades, tout cela formant des tas colorés diversement du plus brillant effet.
D'ailleurs Josse et Gauthier, stimulés par un long et mince flacon de vin que leur hôte avait eu l'attention de faire déposer près d'eux, mangèrent de tout à la fois en curieux et en affamés. Ils dévoraient à belles dents, avec un enthousiasme qui faisait sourire Abou, assez frugal dans son propre menu.
— Est-ce toujours ainsi dans votre maison, seigneur ? demanda Josse avec une naïve gourmandise.
— Ne m'appelez pas seigneur mais Abou. Je ne suis qu'un simple croyant. Oui, c'est toujours ainsi. Voyez- vous, nous ne savons pas ici ce qu'est la famine. Le soleil, l'eau et la terre nous donnent tout en abondance. Nous n'avons qu'à en remercier Allah. Je sais que, dans vos froides contrées, on n'imagine même pas un pays comme celui-là.
C'est sans doute pourquoi, ajouta-t-il avec une soudaine tristesse, les Castillans rêvent de nous en chasser comme ils nous ont déjà chassés de Valence, de Cordoue la Sainte et d'autres contrées de cette péninsule que nous avions faites riches et prospères. Ils ne comprennent pas que nos richesses viennent aussi de l'Orient et de l'Afrique dont les navires abordent librement à nos côtes... et qu'il n'en serait plus de même le jour où tomberait le royaume de Grenade !...
Tout en parlant, il observait Catherine du coin de l'œil. Malgré le long chemin parcouru, la jeune femme touchait à peine au repas. Elle avait grignoté une tranche de pastèque, quelques amandes, quelques pistaches et maintenant, à l'aide d'une petite cuillère d'or, elle suçait distraitement un sorbet à la rose que l'un des muets venait de poser devant elle. Le regard perdu dans les masses vertes du jardin, elle n'écoutait même pas la conversation de ses compagnons. Elle semblait très loin de cette pièce fraîche et agréable sous son plafond de stuc découpé, l'esprit tendu vers le palais-forteresse, si proche et tellement défendu cependant derrière les roses murailles duquel le cœur d'Arnaud battait pour une autre.
— Abou-al-Khayr vit que, dans ses yeux, les larmes n'étaient pas loin. D'un geste, il appela l'un de ses esclaves, lui murmura quelques mots à l'oreille. Le Noir fit signe qu'il avait compris, sortit en silence. Quelques instants plus tard, une voix claironnante autant que criarde hurlait depuis le seuil : Gloirrrrrre... au duc ! Gloirrrrrre au duc !
Arrachée de son rêve douloureux, Catherine bondit
comme si une guêpe l'avait piquée. Elle leva des yeux ahuris sur le grand Noir qui riait de toutes ses dents blanches en posant auprès d'elle un perchoir d'argent sur lequel trônait un énorme, un magnifique perroquet bleu dont les longues plumes se marquaient de pourpre.
— Gédéon ! s'écria-t-elle avec stupeur. Ce n'est pas possible ?
— Et pourquoi donc ? Est-ce que tu ne me l'avais pas donné lorsque j'ai quitté Dijon ? C'était un souvenir de toi et un ami précieux. Tu vois que je l'ai bien soigné.
Avec une joie enfantine, Catherine caressait les plumes de l'oiseau qui se tortillait sur son perchoir en roucoulant comme une tourterelle et en la regardant de son gros œil rond. Il ouvrit de nouveau son grand bec rouge et lança, cette fois :
— Allah est Allah et Mahomet est son Prrrrrrophète !
— Il a fait des progrès ! fit Catherine en éclatant de rire. Et il est plus beau que jamais !
Elle penchait, comme autrefois dans la boutique de son oncle Mathieu, son visage vers l'oiseau qui, doucement, becqueta ses lèvres.
— Que de souvenirs il me rappelle ! murmura-t-elle déjà reprise par sa mélancolie.
Gédéon avait, en effet, été le premier présent que lui avait fait Philippe de Bourgogne lorsqu'il s'était épris d'elle. Il avait été le compagnon fidèle de toute une partie de sa vie, à peu près depuis le moment où, prenant dans ses filets le Grand Duc d'Occident, elle avait laissé Arnaud de Montsalvy s'emparer pour jamais de son propre cœur. Un monde de visages et de silhouettes se levait derrière le plumage éclatant du perroquet. Mais Abou- al-Khayr n'entendait pas la laisser glisser de nouveau vers la tristesse.
Ce n'est pas pour réveiller ta mélancolie que je te l'ai fait apporter maintenant, dit-il doucement, mais pour te faire comprendre que le temps, ni les hommes ne changent autant que tu le crois. Il arrive que le temps revienne.
— Celui du duc de Bourgogne est bien mort !
— Ce n'est pas à celui-là que je faisais allusion, mais aux heures merveilleuses que t'a données l'amour.
— Il m'en a donné si peu !
— Assez cependant pour que leur souvenir emplisse ta vie... et ne s'efface pas aisément de celle de ton époux.
— Comment le savez-vous ?
— Qui donc aurait pu me dire ce qu'a été votre vie... sinon lui-même ?
Instantanément, le regard de Catherine flamba tandis qu'une rougeur montait à ses joues.
— Est-ce que... vous l'avez vu ?
— Bien entendu, fit Abou avec un sourire. Oublies- tu que nous étions de grands amis, jadis ? Il s'est souvenu de moi, lui aussi, et que j'habitais en cette ville. A peine arrivé en Al Hamra, il m'a fait demander.
— Et vous avez pu parvenir jusqu'à lui ?
— Je suis le médecin... et l'humble ami de notre Calife qui me traite bien. Je dois t'avouer, cependant, que la princesse Zobeïda, dont ton époux est le prisonnier, ne m'aime guère depuis que j'ai sauvé de la mort la sultane Amina, qu'elle hait. Je dirais même qu'elle me déteste et qu'il a fallu l'immense désir qu'elle avait de plaire au «
seigneur franc » pour qu'elle accepte de me faire appeler. Toujours est-il que j'ai pu, pendant une grande heure, causer avec messire Arnaud.
— Vous avez dit qu'il était le prisonnier de cette femme, lança Catherine, le visage soudain déformé par une violente poussée de jalousie. Pourquoi ce mensonge ? Pourquoi n'avez-vous pas employé le bon terme, vous qui connaissez si bien la valeur des mots ?
Pourquoi n'avez-vous pas dit son amant ?
— Mais... parce que je n'en sais rien ! fit Abou avec simplicité.
C'est le secret des nuits d'Al Hamra... où beaucoup de serviteurs sont muets.
Catherine hésita un instant puis, se décidant :
— Est-il vraiment... guéri de la lèpre ?
— Il n'a jamais eu la lèpre ! Il est des maladies qui ressemblent au mal maudit... mais que ne connaissent pas vos médecins d'Occident.
Le médecin de la princesse, Hadji Rahim, est un saint homme qui a fait le Grand Pèlerinage, ce qui ne l'empêche pas d'être, selon moi, un âne solennel. Mais il a tout de même vu au premier coup d'œil que ton époux n'avait pas la lèpre. Pour s'en assurer il n'a eu qu'à approcher le bras de messire Arnaud d'une flamme. Ton époux a hurlé, preuve que la sensibilité était intacte chez lui.
— Quelle était alors cette maladie étrange ? J'ai vu, de mes yeux, les taches blanchâtres de ses bras...
— A l'école de Salerne, la célèbre Trotula appelait ce mal vitiligo, ou tache blanche. Et j'ai bien peur que, dans vos maladreries, il y ait nombre de malheureux atteints de ce mal, bénin en général, et que vos ignorants de physiciens confondent trop souvent avec la lèpre.
II y eut un nouveau silence. Aussi immobiles que des statues, Gauthier et Josse ne sonnaient mot. Ils écoutaient seulement, de toutes leurs oreilles, attendant que l'heure fût venue de donner leur avis, si on le demandait. Ce silence, Catherine l'employa à rassembler ses forces.
Les questions qu'elle avait encore à poser étaient les plus cruelles.
Vint la première.
— Pourquoi Arnaud a-t-il suivi cette femme ? demanda-t-elle d'une voix rauque. L'a-t-il dit ?
— Pourquoi le captif suit-il son vainqueur ?
— Mais de quoi est-il captif? de la force... ou de l'amour ?
— De la force, j'en suis certain, car il ma raconté comment les Nubiens de Zobeïda l'ont capturé près de Tolède. Quant à l'amour, il est possible qu'il soit venu ajouter ses liens à ceux de la contrainte...
mais il ne me l'a pas dit. J'en doute un peu.
— Pourquoi ?
Tu ne devrais pas me demander cela. La réponse ne te fera pas plaisir
: parce qu'Arnaud de Montsalvy ne croit plus à l'amour véritable. Il dit que, puisque tu as pu oublier pour un autre la passion qui vous unissait, aucune autre femme ne saura lui donner d'amour sincère et pur !
Catherine reçut le choc courageusement. Elle savait être honnête avec elle-même et ses coquetteries avec Pierre de. Brézé n'étaient pas près de s'effacer de sa mémoire. Elle se les était si souvent reprochées... surtout cette malheureuse nuit du verger de Chinon où Bernard d'Armagnac l'avait surprise dans les bras du beau chevalier, déjà abandonnée.
— J'ai mérité cela ! dit-elle simplement. Mais la, force d'attraction de l'amour est grande et cette femme... l'aime ?
— Passionnément ! Avec une frénésie qui étonne et terrifie son entourage. L'empire du « seigneur franc » sur Zobeïda est absolu. Il a tous les droits... hormis celui de regarder une autre femme. En ce cas, malheur à celle qui a su obtenir un sourire ou une parole aimable !
Elle est aussitôt livrée au bourreau. Une dizaine d'entre elles sont mortes ainsi. Aussi, les servantes de Zobeïda n'osent-elles même plus lever les yeux vers l'homme qu'elle aime de cet amour sauvage. Elles le servent à genoux, mais aussi étroitement voilées que si elles étaient dans la rue. Car, contrairement à notre coutume qui veut que les hommes vivent séparés des femmes, c'est dans le jardin même de Zobeïda que s'élève le pavillon où vit messire Arnaud...
— Et le Calife accepte cela ?
Abou-al-Khayr haussa les épaules.
Pourquoi non ? Pour lui, tant qu'il n'aura pas accepté d'embrasser l'Islam, ton époux n'est qu'un captif chrétien comme un autre. Il le considère comme le jouet de sa farouche sœur, rien de plus. D'ailleurs, le sultan Muhammad connaît trop les fureurs de Zobeïda pour oser la contrarier. Les Nasrides sont une étrange famille... où l'on meurt aisément, comme tu l'apprendras par la suite. Se maintenir au trône est une lutte épuisante et quand tu sauras que Muhammad VIII a dû reprendre le sien deux fois, tu comprendras mieux. Ce palais rose cache un nid de vipères. Y évoluer est dangereux...
— C'est pourtant ce que je veux faire. Je veux y entrer.
La stupeur coupa un instant le souffle d'Abou tandis que Josse et Gauthier, pour la première fois depuis de longues minutes, faisaient entendre une protestation.
— Tu veux entrer en Al Hamra ? articula enfin Abou. As-tu perdu l'esprit ? Ce n'est pas ce qu'il faut faire. Bien que Zobeïda me déteste, je vais, moi, me rendre chez elle, sous un prétexte ou sous un autre, afin de dire à ton époux que tu es chez moi. Je lui avais prédit que tu viendrais d'ailleurs.
— Qu'a-t-il dit ?
— Il a souri, hoché la tête négativement : « Pourquoi viendrait-elle
? m'a-t-il dit. Elle a tout ce qu'elle a toujours cherché : amour, honneurs, richesse... et l'homme qu'elle a choisi est de ceux qui savent garder une femme. Non, elle ne viendra pas. »
— Comme il me connaissait mal ! soupira Catherine amèrement.
C'est vous qui aviez raison.
— Et j'en suis heureux ! Je vais donc me rendre auprès de lui et...
Il n'alla pas plus loin. La main de Catherine s'était posée sur son bras pour l'arrêter.
— Non... Cela ne peut me convenir, et pour deux raisons : la première est qu'apprenant ma présence, ou bien Arnaud vous dira que j'ai cessé d'exister pour lui... et j'en mourrai, ou bien il cherchera à me rejoindre, mettant ainsi son existence en péril.
— Voilà en effet une raison. Et la seconde ?
La seconde est que je veux voir, vous entendez, voir de mes yeux, quels sont ses rapports avec cette femme. Je veux savoir s'il l'aime, comprenez-vous ? Si elle a vraiment su me chasser de son cœur, je veux compter leurs baisers, épier leurs caresses. Je n'ai pas d'illusions, sachez-le. Je me vois telle que je suis. C'est- à-dire assez loin d'une jouvencelle. Quant à cette Zobeïda, sa beauté, tout à l'heure, m'a jetée dans le désespoir... pourquoi donc n'aurait-elle pas réussi à gagner son cœur ?
— Et s'il en était ainsi ? lança Gauthier audacieuse- ment. Si cette femme avait conquis messire Arnaud, s'il était devenu son esclave ?
Que feriez-vous ?
Lentement, le sang quitta les joues de Catherine. Elle ferma les yeux, cherchant à refouler l'image d'Arnaud dans les bras de la princesse, une image devenue dangereusement précise maintenant qu'elle avait vu Zobeïda.
— Je ne sais pas ! dit-elle seulement. Je ne sais vraiment pas...
mais il faut que je sache ! Et je ne saurai que là-bas...
— Laissez-moi y aller, dame Catherine, dit Gauthier. Je parviendrai bien, moi, à apprendre si votre époux s'est détourné de vous. Et, au moins, vous ne serez pas en danger...
Ce fut Abou-al-Khayr qui se chargea de la réponse :
— Comment parviendras-tu jusqu'à lui, homme du Nord ? Les appartements de Zobeïda font partie du harem ; même s'ils en sont un peu à l'écart, les gardes du Calife veillent aux portes. Aucun homme n'entre au harem à moins d'être eunuque.
— Messire Arnaud l'est-il ?
— Son cas est différent ! Il est prisonnier et Zobeïda fait bonne garde autour de son trésor. Tu laisserais ta tête dans l'aventure sans le moindre profit...
Gauthier allait protester, mais le médecin lui imposa silence. Il se tourna vers Catherine.
— À quel titre espères-tu entrer chez Zobeïda ?
— Je ne sais pas. A titre de servante, peut-être... Est-ce impossible
? Je parle votre langue, grâce à Josse, et je suis bonne comédienne.
A l'appui de ses dires, Catherine raconta à son ami son séjour chez les Tziganes et comment, durant des jours, elle avait soutenu sans faillir un rôle difficile et dangereux.
Je n'agissais que pour nous venger, Arnaud et moi, dit-elle en conclusion. Que ne ferais-je pas quand il s'agit de le reprendre et de retrouver mon unique raison de vivre ? Je vous en supplie, Abou, aidez-moi... aidez-moi à entrer à Al Hamra. Il faut que je le voie, il faut que je sache...
Elle tendait des mains suppliantes et Abou-al-Khayr détourna la tête, gêné de se sentir aussi faible en face des larmes d'une femme. Un long moment il garda le silence.
— C'est de la folie pure ! soupira-t-il enfin... mais je sais depuis longtemps que ce que tu veux, tu le veux bien ! Je te promets d'y penser sérieusement. Mais il faut du temps... Une aventure de ce genre se prépare dans le silence et la réflexion. Laisse-moi ce soin, veux- tu ? Profite un peu, en attendant, de ma maison, de mon jardin.
Tu verras qu'ils offrent beaucoup de douceur. Repose-toi... soigne-toi, dors et vis dans la paix en attendant...
— En attendant ? s'insurgea Catherine. Attendre ? Quel langage me tenez-vous là ? Pensez-vous que j'aie la tête à me reposer, à vivre dans la douceur alors... alors que la jalousie me dévore, avoua-t-elle franchement, et que le désir de le revoir me consume ?
Abou-al-Khayr se releva, glissa ses mains dans ses larges manches et regarda Catherine avec sévérité.
— Eh bien, laisse la jalousie te dévorer, le désir de ton époux te consumer quelques jours encore ! Tu étais affolée, tout à l'heure, devant la beauté de Zobeïda : as-tu donc l'intention de te montrer à l'homme que tu aimes avec des cheveux ternes, une peau criblée de taches de rousseur, des mains durcies par les rênes et un corps maigre de chatte affamée ?
Confuse, Catherine baissa la tête sous l'algarade et devint aussi rouge que les grenades demeurées sur le plateau.
— Je suis devenue si laide ? balbutia-t-elle.
— Tu sais très bien que non, coupa Abou sèchement. Mais, chez nous, la femme ne vit, ne respire que pour plaire à l'homme. Son corps doit être seulement la cassolette aux parfums précieux qu'il aimera respirer, la harpe qu'il se plaira à faire chanter, le jardin de roses et d'oranges où il aimera promener son désir. Ces armes, qui sont celles de Zobeïda, il faut que tu les obtiennes... ou plutôt que tu les retrouves. Après seulement tu pourras lutter a armes égales avec ta rivale. Souviens-toi de la dame au diamant noir qui régnait sur un prince ! Demain je te conduirai moi-même au hammam voisin et je te confierai à Fatima qui s'occupe du quartier des femmes. C'est la plus affreuse vieille que je connaisse et la reine des entremetteuses, mais elle s'y entend comme personne à faire d'une mule efflanquée par la charrue une fringante pouliche à la robe luisante. Et elle m'a de nombreuses obligations : elle fera des merveilles avec toi !
Maintenant, je te laisse. J'ai quelques malades à voir. Nous nous retrouverons ce soir.
Il sortit, avec sa dignité coutumière, laissant Catherine se demander si la « mule efflanquée par la charrue » avait quelque rapport avec elle-même. Elle se le demandait même si visiblement qu'un énorme éclat de rire vint secouer Gauthier et Josse avec un bel ensemble.
Josse finit même par pleurer de rire.
— Je n'ai jamais rien rencontré d'aussi réjouissant que ce petit bonhomme ! hoquetait-il en se tapant sur les cuisses... Oh ! oh ! oh, oh
! oh ! oh !... Non ! c'est trop drôle !
Un moment, Catherine regarda les deux hommes qui se roulaient sur les coussins sous l'emprise du fou rire, en se demandant cette fois si elle allait se fâcher. Mais le rire est communicatif et Catherine n'y résista pas longtemps. Elle prit le parti de faire comme eux.
Les voyant rire de si bon cœur, Gédéon pensa que la politesse l'obligeait à se joindre au concert :
— Ha ! ha ! ha ! ha !... hurla-t-il. Ca... therine !...
Insupporrrrrrrrrtable Catherrrrrrine ! Gloirrrrrre... au duc !...
Un coussin, lancé d'une main sûre par Gauthier, lui coupa la parole.
Étendue de tout son long sur un banc de marbre recouvert d'un drap de bain en coton rouge, s'efforçant de ne penser à rien comme on le lui avait recommandé, Catherine s'abandonnait aux soins que lui prodiguaient Fatima et ses aides. Elle fermait même les yeux pour éviter de rencontrer les gros yeux blancs de Fatima qui était encore plus laide que ne l'avait annoncé Abou-al- Khayr. C'était une énorme Éthiopienne, noire comme de l'encre et qui semblait douée de la force d'un ours. Ses cheveux noirs, épais et crépus étaient courts comme ceux d'un homme mais grisonnaient à peine et ses gros yeux roulaient dans leur orbite, noyés dans une cornée d'un blanc jaunâtre strié de fines veinules rouges. Comme ses deux aides, elle était nue jusqu'à la ceinture et, sous leur peau noire, luisante de sueur, ses énormes seins gonflés comme des pastèques dansaient lourdement au rythme de ses mouvements. De temps en temps, elle retroussait ses épaisses lèvres rouges, laissant filtrer l'éclair blanc de ses dents, puis se remettait à malaxer le corps de la jeune femme avec des mains aussi larges que des battoirs à linge. Lorsque Catherine, étroitement enveloppée dans un grand voile vert, était arrivée au
hammam, montée sur un âne, solennellement escortée par Abou-al-Khayr en personne et suivie à trois pas par les deux Noirs muets, Fatima avait salué profondément puis entrepris avec le médecin une conversation sur un rythme tellement rapide que Catherine n'aurait sans doute rien compris si Abou ne l'avait d'abord avertie de ce qu'il allait dire pour expliquer la présence d'une blonde étrangère dans sa maison.
L'idée était simple, encore que passablement étonnante quand on connaissait la méfiance que le petit médecin nourrissait envers les femmes : il venait d'acheter, à un navire barbaresque relâchant à Almeria, cette belle esclave blonde dont il comptait bien faire les délices de ses vieux jours une fois que Fatima aurait exercé sur elle son art souverain et l'aurait rendue digne de la couche d'un croyant raffiné. Mais il avait demandé à la grosse Éthiopienne de garder toujours Catherine en dehors des autres clientes, craignant, disait-il, que la nouvelle de sa magnifique acquisition ne fit jaser. La mine confite en pruderie, les yeux baissés et les airs émerveillés que prenait son ami faillirent bien venir à bout du sérieux de Catherine, mais Fatima n'y vit que du feu. Ou plutôt, devant les beaux dinars d'or qui coulèrent de la main de son client, elle en conclut que le sage Aboual-Khayr devait être fort amoureux et que, décidément, il ne fallait pas se fier aux apparences. Celui-là, avec sa dignité et ses dédains, était, tout compte fait, comme les autres ! Une belle fille pouvait toujours en venir à bout...
Elle se mit à l'ouvrage aussitôt. Débarrassée de ses vêtements en un tournemain par deux Mauresques aussi maigres que leur maîtresse était grasse, elle se retrouva assise sur un tabouret de bois dans une pièce tout en mosaïque emplie de vapeur d'eau. On la laissa transpirer là une bonne demi-heure ; après quoi, les deux baigneuses la transportèrent à demi étouffée, sur le banc de massage où Fatima l'attendait, les poings sur les hanches, comme le bourreau attendant sa victime.
Catherine fut étalée sur la table à la manière d'une simple pâte à pain, puis, sans perdre un instant, Fatima chaussa sa main droite d'un gant de laine rêche, empoigna de l'autre un grand pot de terre plein d'une sorte de pâte ocre et se mit à enduire sa cliente à une allure vertigineuse. En un rien de temps, la jeune femme se retrouva transformée en une sorte de statue boueuse avec quelques trous pour les yeux et la respiration. Ensuite, les mains vigoureuses de Fatima la frictionnèrent avec cette terre, puis on la lava à grande eau avant de l'envelopper dans un grand drap de laine fine et de la transporter sur une autre table pourvue d'un appui échancré pour le cou qui laissait pendre les cheveux au-dehors.
La tête de Catherine fut savonnée plusieurs fois, rincée, rerincée, enduite d'une huile parfumée, puis relavée et finalement frictionnée avec de l'essence de jasmin. Durant tout le temps qu'avaient pris ces opérations, elle n'avait même pas entendu le son de la voix de la grosse Fatima. Celle-ci ne se décida à parler qu'une fois sa cliente enturbannée d'une serviette sèche, revêtue d'un peignoir de laine blanche fine et installée sur une sorte de lit de repos au milieu d'une multitude de coussins. Fatima, alors, frappa dans ses mains et un eunuque apparut, portant un large plateau de cuivre empli d'une multitude de petits plats qu'il posa sur une table basse auprès du lit.
Fatima, qui n'avait pas jugé utile de couvrir sa semi-nudité quand l'eunuque était entré, désigna le plateau à Catherine.
— Tu vas manger tout ce qu'il y a là-dessus.
— Tout ? s'écria la jeune femme effarée.
En effet, elle pouvait voir, fumant sur le plateau, plusieurs sortes de boulettes de viande, deux potages dont l'un comportait lui aussi des boulettes, des concombres confits dans le vinaigre, des aubergines rôties, une sorte de ragoût dont la sauce embaumait et, enfin, plusieurs sortes de gâteaux luisants de miel et hérissés d'amandes. De quoi nourrir Gauthier lui-même !
Je ne pourrai jamais manger tout cela ! fit-elle avec une timidité qu'expliquait la carrure de Fatima, mais la baigneuse ne s'émut pas pour autant.
— Tu y mettras le temps qu'il faut, mais il faut que tu manges tout
! Comprends-moi bien, Lumière de l'Aurore": ton maître Abou-al-Khayr t'a confiée à moi pour que je fasse de toi la plus belle créature de tout l'Islam. Et j'ai ma réputation à soutenir. Tu ne sortiras d'ici que lorsque ton corps sera devenu aussi suave qu'un sorbet à la rose !
— Je ne sortirai d'ici, répéta Catherine. Que veux-tu dire ?
— Que tu ne quitteras cette maison que pour entrer au lit de ton maître et faire ses délices, affirma tranquillement la négresse. Cet appartement sera le tien jusqu'à ce jour. Tu y seras servie, soignée, surveillée comme...
— Comme une oie à l'engrais ! s'emporta Catherine. Mais je ne veux pas ! Je vais périr d'ennui ici !
— Tu n'auras pas le temps ! Tu es belle mais affreusement maigre, ta peau est sèche. Il y a beaucoup à faire. Et puis tu pourras te promener dans le jardin, prendre le frais le soir, sur la terrasse. Enfin, dûment voilée et sous bonne escorte, te promener de temps en temps dans la ville. Crois-moi, tu n'auras pas le temps de t'ennuyer !
D'ailleurs, la durée de ton séjour dépendra de ta bonne volonté. Plus vite tu seras prête et plus vite tu sortiras... encore que je ne comprenne guère ta hâte de recevoir les caresses du petit médecin qui a beaucoup de cervelle, mais pas beaucoup de muscles et qui doit être un piètre amant. Mange !
Et sur cette injonction, Fatima sortit, laissant Catherine partagée entre la fureur et l'envie de rire. Comment Abou avait-il osé la cloîtrer chez cette femme ? Il s'était bien gardé de lui dire qu'elle ne reviendrait chez lui qu'une fois remise en possession de tous ses charmes car il savait bien comment elle aurait réagi. D'ailleurs, il n'était pas difficile de deviner qu'en la confiant à ce mastodonte noir il entendait la mettre à l'abri de ses propres impulsions et se donner à lui-même le temps de réfléchir. Au fond, c'était astucieux ! Le mieux était d'obéir.
Docilement, elle avala le contenu de son plateau, but avec méfiance d'abord puis avec un plaisir croissant le thé à la menthe, chaud, fort et bien sucré... et là-dessus s'endormit tout naturellement.
Quand elle s'éveilla, elle trouva Fatima debout près de son divan, souriant de toutes ses fortes dents blanches.
— Tu as dormi deux heures ! lui annonça-t-elle triomphalement.
Et tu as tout mangé : c'est bien ! Nous nous entendrons. Maintenant nous pouvons continuer.
Extraite de son divan par deux servantes qui la portaient aussi précautionneusement qu'un vase de cristal, Catherine fut amenée dans la salle d'épilation où une spécialiste la débarrassa de tout duvet superflu à l'aide d'une pâte épaisse à base de chaux et d'orpiment tandis qu'une coiffeuse enduisait sa chevelure d'un henné léger qui, une fois ôté, laissa dans ses cheveux de merveilleux reflets d'or roux.
Après quoi, on la remit aux mains de Fatima en personne. La baigneuse frotta d'une huile parfumée tout le corps de sa cliente puis se mit à la masser. Cette fois, Catherine se laissa faire avec un réel plaisir. Les mains noires de Fatima pouvaient avoir une fermeté implacable ou une étonnante douceur. Sans doute, pour l'encourager, l'Éthiopienne déclara, tout en malaxant énergiquement le ventre de la jeune femme :
— Quand j'en aurai fini avec toi, tu pourras rivaliser même avec la princesse Zobeïda, la perle du harem.
Le nom fit sursauter Catherine, qui brusquement devint attentive puis demanda, sans avoir l'air d'y attacher d'importance :
— J'en ai entendu parler. Tu la connais ? On la dit très belle !...
Certes, je la connais. Elle s'était même confiée à mes soins, après une maladie. C'est la plus belle panthère de tout l'Orient. Elle est cruelle, sauvage, ardente mais belle ! oh oui ! admirablement belle ! Elle ne l'ignore pas d'ailleurs. Zobeïda est orgueilleuse de son corps dont elle connaît la perfection, de ses seins sur lesquels on pourrait mouler des coupes sans défaut... et ne les cache guère. Dans l'enceinte de ses appartements et de son jardin privé, elle ne porte guère que des mousselines fort transparentes et des joyaux merveilleux pour mieux réjouir les yeux de son amant.
Du coup, la gorge de Catherine se sécha brusquement.
— Son amant ?
Fatima retourna Catherine comme une crêpe et se mit à lui malaxer le dos puis ricana.
— Je devrais dire ses amants car on chuchote, dans les bazars, que plus d'un beau guerrier est entré, la nuit, par une porte secrète, dans les appartements de la princesse pour contenter sa faim d'amour. Parfois même, dit-on, Zobeïda a fait ses délices d'esclaves bien musclés...
dont on retrouvait les cadavres dans les fossés d'Al Hamra...
Catherine hésitait entre l'inquiétude et le soulagement. D'une part, si Zobeïda était ce genre de Messaline, il serait peut-être plus facile qu'elle ne le craignait de lui arracher sa proie... Mais, d'autre part, qui pouvait dire si pareil sort n'attendait pas Arnaud ? Pourquoi fallut-il que Fatima ajoutât :
— Mais, depuis quelques mois, les langues agiles des commères ne s'agitent plus dans le même sens autour des fontaines et des caravansérails. Zobeïda n'a plus qu'un amant, un captif franc, dont elle est folle, et plus personne ne franchit la porte secrète qui mène à ses jardins...
— Cet homme, tu l'as vu ? demanda Catherine.
— Une fois ! Il est beau, viril, hautain et silencieux. Dans une certaine mesure, il ressemble à Zobeïda ; c'est, comme elle, une bête de proie, un fauve !... Ah ! Leurs amours ne doivent manquer ni de violence ni de passion et leurs caresses...
C'était plus que Catherine ne pouvait endurer.
— Tais-toi ! cria-t-elle. Je t'ordonne de te taire !...
Surprise par la soudaine violence de cette docile
cliente, Fatima s'arrêta et la considéra un instant d'un air perplexe tout en essuyant machinalement ses mains huileuses au pagne de coton qui drapait ses hanches. La jeune femme avait laissé tomber sa tête dans ses bras pour cacher les larmes qui montaient. Soudain, un lent sourire vint éclairer la face lunaire de la négresse. Il lui sembla qu'elle comprenait la raison du subit désespoir de sa patiente... Elle se pencha sur le corps étendu après s'être assurée que personne ne pouvait l'entendre.
— Je devine pourquoi tu te désoles, Lumière de l'Aurore, il t'est pénible d'évoquer le bel amant de Zobeïda alors que tu es seulement destinée à recevoir les caresses d'un homme débile et déjà âgé. Et, selon moi, tu as raison car ta beauté mérite meilleur destin que le lit d'un médecin... Mais console-toi, ma belle, il se peut que tu trouves mieux...
Catherine releva un visage rougi et marbré de larmes.
— Que veux-tu dire ?
— Rien. Je m'entends ! Il est trop tôt pour parler de ça ! Regarde dans quel état tu as mis ton visage, petite sotte ! Laisse-moi faire...
Quand venait la nuit, les terrasses des maisons de Grenade se transformaient en d'étranges jardins vaporeux. Toutes les femmes, dans leurs voiles tendres ou foncés, scintillants de paillettes ou atténuant l'éclat des gemmes à moins qu'ils n'aient d'autre richesse que leur fraîcheur, se réunissaient sur leurs toits respectifs pour respirer la douceur de l'air du soir, manger des sucreries ou échanger des potins d'une terrasse à l'antre. Et il n'était pas jusqu'à la plus modeste servante qui n'eût permission d'aller, elle aussi, prendre le frais. Les hommes, eux, préféraient se rendre sur les places pour parler, écouter les conteurs ou admirer les tours des baladins, à moins que la secte musulmane à laquelle ils appartenaient ne leur permît de fréquenter l'un de ces cabarets en plein air, installés souvent dans des jardins où ils pouvaient se réjouir, boire du vin et regarder évoluer des danseuses.
Catherine, ce soir-là, tandis que Fatima l'installait au milieu d'un flot de coussins de soie, sous le ciel nocturne, avait la curieuse sensation d'avoir changé de peau. D'abord parce qu'elle éprouvait un bien-être extraordinaire et se sentait à la fois légère et détendue, ensuite parce que le nouveau visage que lui avait donné Fatima lui semblait à la fois étrange et attirant. Elle avait paressé, durant au moins une heure, dans une grande piscine remplie d'eau tiède tandis qu'une esclave, accroupie sur le bord, lui tendait des fruits qu'elle lui épluchait. Ensuite, avant de la rhabiller avec d'étranges vêtements, on l'avait maquillée. Ses dents avaient été frottées avec une pâte spéciale, ses lèvres teintes d'un beau rouge tandis que ses yeux, ombrés de khôl, semblaient assez longs pour rejoindre la racine de ses cheveux.
Ses ongles, peints, brillaient comme autant de gemmes roses et elle se sentait merveilleusement à l'aise dans son nouveau costume : amples pantalons de mousseline rose rattachés aux hanches par une lourde ceinture d'orfèvrerie et laissant nus la taille et le ventre assorti d'une brassière à manches courtes, de satin rose. Sur sa tête, une petite calotte ronde retenait l'immense voile rose dont elle avait dû s'envelopper pour paraître sur le toit.
Un long moment Fatima et son unique cliente - Catherine avait appris que, tant qu'elle y serait en traitement, le hammam serait fermé pour toute autre, folle munificence d'Abou qui avait fortement impressionné la grosse baigneuse demeurèrent sans parler. La nuit était exceptionnellement douce, parfumée de jasmin et d'oranger. De la terrasse, le spectacle de la ville, dont les ruelles et les bazars encore ouverts s'éclairaient d'une multitude de lampes à huile, était féerique et inattendu pour une femme habituée aux villes noires de l'Occident, à leurs rues que le couvre-feu transformait en coupe-gorge, Catherine demeura longtemps fascinée par lui. Une musique étrange, lancinante et grêle qui devait venir de quelque cabaret s'élevait jusqu'à la jeune femme, luttant avec le grondement doux du torrent voisin.
Mais, bientôt, le regard de Catherine abandonna la ville pour gagner l'énorme masse du palais qui dominait de haut la maison de Fatima.
Celle-ci s'élevait au bord du Darro, au débouché du ravin qu'il creusait entre le promontoire d'Al Hamra et les coteaux de l'Albaicin et de l'Alcazaba Kadima. A cent cinquante mètres au-des- sus d'elle, les profonds créneaux du palais se découpaient sur le velours sombre du ciel. Là, aucune lumière, aucun signe de vie, sinon le pas ferré des invisibles sentinelles. Catherine crut deviner une menace dans ces murailles muettes. Elles semblaient la défier de leur arracher leur captif...
Les yeux de la jeune femme demeurèrent si longtemps rivés à l'inquiétant escarpement que Fatima remarqua, au bout d'un moment :
— On dirait que le palais t'attire, Lumière de l'Aurore ? A quoi rêves-tu quand tu le regardes ?
Audacieusement, Catherine répondit :
— A l'amant de la princesse. Au beau captif franc... Je suis du même pays que lui, tu le sais. Il est normal que je m'intéresse à lui.
La main grasse de Fatima s'abattit vivement sur sa bouche qu'elle ferma. Dans l'ombre, Catherine vit rouler de terreur les yeux blancs de l'Éthiopienne.
— Es-tu déjà lasse de la vie ? chuchota-t-elle. Si c'est le cas, il vaut mieux que je te renvoie tout de suite à ton maître car les terrasses voisines sont bien proches et j'aperçois le voile safran d'Aïcha, l'épouse du riche marchand d'épices, et la plus mauvaise langue de la ville. Je suis vieille déjà et laide, mais j'aime tout de même encore respirer l'odeur des roses et manger du nougat noir.
— Pourquoi est-ce dangereux de parler comme je l'ai fait?
Parce que l'homme auquel tu as fait allusion est le seul, dans tout Grenade, auquel aucune femme de la ville n'ait le droit de penser, même en rêve si elle rêve tout haut. Les bourreaux de Zobeïda sont des captifs mongols que lui a envoyés en hommage le sultan ottoman Mourad. Ils savent, sans amener la mort, faire durer une agonie des jours et des jours et il vaut mieux encourir la colère du Calife en personne plutôt que la jalousie de Zobeïda. La sultane favorite, ellemême, l'éblouissante Amina, ne s'y risquerait pas. Zobeïda la hait déjà bien suffisamment. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle réside rarement en Al Hamra.
— Où habite-t-elle donc ?
Le doigt gras de Fatima désigna, au sud de la cité, les sveltes pavillons et les toits verts d'un grand bâtiment isolé, hors des murs, qui paraissait jaillir d'un vaste jardin dont les frondaisons se miraient dans une rivière scintillante.
— C'est l'Alcazar Genil, le palais privé des sultanes. Il est facile à garder et Amina s'y sent plus en sécurité. Les sultanes l'ont rarement habité, mais Amina sait ce que pèse la haine de sa belle-sœur. Certes, Muhammad l'aime, mais c'est un poète en même temps qu'un guerrier et il a toujours eu pour Zobeïda un faible dont la sultane se méfie.
— Si la princesse obtenait sa tête, observa Catherine, je n'ai pas l'impression que ce palais pourrait la défendre longtemps.
— Plus que tu ne crois. Car il y a aussi cela...
Son doigt désignait non loin de la Médersa une sorte de forteresse, hérissée de créneaux et illuminée par de nombreux pots à feu, qui semblait garder la porte sud de la ville et donnait une redoutable impression de puissance.
— C'est la demeure de Mansour ben Zegris. Il est le cousin d'Amina, dont il a toujours été épris, et sans doute l'homme le plus riche de la ville. Les Zegris et les Banu Saradj1 sont les deux familles les plus puissantes de Grenade et, bien entendu, elles sont rivales.
1 Dont Chateaubriand a fait les Abencérages.
Amina est une Zegris, une raison de plus pour Zobeïda, qui protège les Banu Saradj, de la détester. Tu n'imagines pas les perturbations que les querelles de ces deux familles nous valent et si le Calife Muhammad a déjà perdu deux fois son trône, on peut dire sans crainte qu'il le devait aux Zegris !
— Et, revenu une troisième fois au pouvoir, il ne les a pas punis ?
Fatima haussa les épaules.
— Comment le pourrait-il ? Le sultan mérinide, qui règne à Fès sur le puissant Maghreb aux terres immenses, est son ami. Exécuter Zegris serait déchaîner sa colère redoutable et les sauvages cavaliers du désert seraient vite sous nos murs. Non, Muhammad a préféré composer avec son ennemi. La douceur et la bonté d'Amina, très attachée à sa famille mais passionnément éprise de son époux, ont fait beaucoup pour l'espèce de traité qui a été conclu. Voilà pourquoi Muhammad supporte que Mansour ben Zegris demeure là, couché à sa porte, comme un molosse prêt à mordre.
La voix de Fatima s'éteignit. Le silence régna un moment entre les deux femmes. Catherine songeait à tout ce qu'elle venait d'entendre.
Ces informations, anodines en apparence, pouvaient se révéler pleines d'intérêt pour quelqu'un qui brûlait de s'engager dans une dangereuse aventure. Elle nota soigneusement dans sa mémoire les noms étrangers qu'elle venait d'entendre : Amina, la sultane qu'Abou-al-Khayr avait sauvée de la mort, Mansour ben Zegris, le cousin amoureux d'Amina et la famille rivale que protégeait Zobeïda, les Banu Saradj. Elle se les répéta, mentalement, plusieurs fois pour être certaine de ne plus les oublier.
Elle ouvrait la bouche pour poser à Fatima une nouvelle question, mais un puissant ronflement lui coupa la parole. Fatiguée par une journée de bon travail, la grosse Ethiopienne avait glissé en arrière sur les coussins répandus à même le sol et, la bouche grande ouverte, les mains nouées sur son énorme ventre, elle entamait vigoureusement sa nuit. Catherine sourit puis, se calant dans les coussins, reprit sa rêverie.
Huit jours plus tard, Catherine était transformée. La vie calme, indolente et confortable qu'elle avait menée chez Fatima, la nourriture riche, les longues heures de paresse dans les piscines, tièdes, chaudes ou froides, et surtout les soins habiles, incroyablement compliqués que lui avait prodigués l'Éthiopienne avaient fait merveille. Son corps avait perdu sa maigreur tragique, sa chair avait retrouvé son splendide épanouissement, sa peau était redevenue aussi fine et douce qu'un pétale de fleur, enfin elle s'était accoutumée aux étranges vêtements du pays et prenait maintenant plaisir à les porter.
Plusieurs fois, au cours de ce séjour, Abou-al-Khayr était venu lui rendre visite pour se rendre compte des progrès accomplis, mais Gauthier ni Josse n'avaient pu l'accompagner. Ses visites étaient rapides, assez cérémonieuses car il prenait bien soin de garder son attitude de dilettante qui vient voir où en est la réparation de l'objet rare qu'il a déniché.
Il s'était bien arrangé pour lui chuchoter qu'il n'avait pas encore découvert le bon moyen de l'introduire au palais, qu'il avait des projets en vue, mais cela n'avait guère calmé l'impatience de Catherine. Elle se sentait tout à fait prête. Les grands miroirs d'argent poli des salles de massage lui renvoyaient maintenant une image exquise dont elle avait hâte d'expérimenter le nouveau pouvoir. Mais Fatima, apparemment, n'était pas encore satisfaite.
— Patience ! disait-elle en maquillant son visage avec un soin d'enlumineur. Tu n'as pas encore atteint la perfection que je souhaite.
Elle cachait soigneusement sa belle cliente au fond de sa maison et, seuls, ses servantes ou ses eunuques pouvaient l'approcher quand elle recevait des visites.
Pourtant, un matin où Catherine, ruisselante d'eau, sortait de la piscine, elle avait vu Fatima en grande conversation avec une vieille femme somptueusement vêtue de brocart vert dont les yeux de fouine avaient insolemment détaillé son anatomie. Les deux femmes semblaient discuter âprement et Catherine aurait volontiers juré qu'elle était l'objet de cette discussion, mais, après un signe de tête approbateur, la vieille avait disparu en faisant claquer ses babouches sur le dallage et, lorsque Catherine avait interrogé Fatima à son sujet, l'Ethiopienne s'était contentée de hausser les épaules.
— Une vieille amie à moi ! Mais, si elle revient, il faudra te montrer douce et aimable... car elle peut beaucoup pour toi, si tu désires un maître plus... vaillant que le petit médecin !
Fatima n'avait rien voulu dire de plus et il avait bien fallu que «
Lumière de l'Aurore » se contentât de ses mystérieuses paroles, dont à vrai dire elle devinait à moitié le sens. Abou ne lui avait-il pas dit que Fatima était la reine des entremetteuses ? Elle s'était, alors, contentée de remarquer doucement :
— Un maître plus vaillant, certes... mais je serais tout à fait heureuse si, grâce à ce maître, je pouvais enfin découvrir les merveilles d'Al Hamra !
— Ce n'est pas impossible, avait alors répondu Fatima d'un ton rogue, et Catherine, cette fois, n'avait plus insisté.
Au lendemain de la visite de la vieille au brocart vert, la jeune femme avait obtenu de Fatima la permission de sortir pour se rendre dans les souks. Elle aimait flâner dans l'atmosphère chaude, poussiéreuse et magnifique de ces interminables rues couvertes de roseaux où les merveilles jaillissaient continuellement de toutes ces minuscules boutiques. Et, deux ou trois fois, Fatima lui avait permis de sortir, soigneusement voilée bien entendu, flanquée de .deux servantes qui ne quittaient pas ses côtés et suivie d'un grand eunuque portant sous le bras une longue courbache en cuir d'hippopotame tressé.
Il en avait été de même ce matin-là et, avec son escorte habituelle, la jeune femme, sous un grand voile de satin léger couleur de miel qui ne laissait voir que ses yeux fardés, se dirigeait d'un pas tranquille vers le grand sotik des soieries qui ouvrait presque au pied de la rampe d'accès d'Al Hamra. La journée s'annonçait torride. Une brume bleutée enveloppait la ville et, un peu partout, les citadins arrosaient les ruelles à grande eau pour tenter de garder un peu de fraîcheur et fixer la poussière. Il était encore très tôt. Le jour était levé depuis deux heures à peine, mais c'était le seul moment, avec l'heure relativement douce du crépuscule, où il était agréable de quitter l'ombre fraîche des maisons. Ce qui n'empêchait nullement l'agitation habituelle aux jours de marché de s'emparer de Grenade.
Catherine, quittant l'ombre d'une mosquée, allait s'engouffrer sous l'arche qui ouvrait le souk et s'avançait dans l'espace découvert, inondé de soleil, qui précédait Bab-el-Ajuar, le grand arc rouge, gardé de Nubiens gigantesques, qui constituait la première porte d'Al Hamra, quand une musique stridente, guerrière, déchira ses oreilles.
Une troupe d'hommes à cheval, soufflant dans des ghaïtas 1 ou frappant à pleins poings le tar 2, venaient de franchir la porte, précédant une puissante troupe armée. Des soldats au teint sombre, aux yeux sauvages, la lance à la cuisse et montant de rapides petits chevaux
andalous,
entouraient
un
groupe
de
cavaliers
somptueusement vêtus et portant tous, sur leur poing gauche ganté de cuir épais, un faucon ou un gerfaut. Les capuchons qui aveuglaient les rapaces étaient de soie pourpre scintillante de pierreries, les robes des cavaliers faites de brocarts précieux et leurs armes étaient bosselées de gemmes énormes. De grands seigneurs sans doute. Tous avaient des visages fins et fiers., de courtes barbes noires, des yeux de braise.
1 Sorte de musette.
1 Petit tambour rond.
Un seul montrait un visage nu, une tête sans turban. Il chevauchait un peu en avant des autres, silencieux, hautain, retenant d'une main nonchalante sa fringante monture, une bête d'un blanc neigeux dont l'éclat accrocha le regard de Catherine. Instantanément, du cheval, les yeux de la jeune femme montèrent au cavalier. Elle étouffa un cri : la monture, c'était Morgane, le cavalier, c'était Arnaud...
Très droit sur sa selle brodée, dominant d'une tête ses compagnons, il était vêtu à l'orientale, mais de soie noire brodée d'or qui tranchait sur les couleurs brillantes des autres, et il portait, négligemment rejeté en arrière, son grand burnous de fine laine blanche... Son beau visage aux traits durs, au profil impérieux s'était creusé, affiné et basané presque autant que ceux des Maures. Ses yeux noirs y brûlaient d'un feu sombre, mais, près des tempes, de légères griffures argentées marquaient ses épais cheveux noirs.
Clouée au sol, bouleversée jusqu'à l'âme, Catherine le dévorait des yeux tandis qu'il s'avançait au pas nerveux de sa jument, indifférent, lointain, ne prêtant guère d'attention qu'au grand faucon posé sur son poing et qu'il approchait parfois de son visage comme pour lui parler.
Sans voix, étranglée par l'émotion, Catherine était aussi immobile que si la foudre l'avait frappée. Elle savait bien qu'il vivait à quelques pas d'elle, mais de se trouver tout à coup en face de lui, de le revoir, si proche et tellement inaccessible à la fois !... Non, cela, elle n'y était pas préparée, elle ne s'y attendait pas.
Indifférents au drame qui se jouait à quelques pas d'eux, les cavaliers poursuivaient leur chemin. Ils allaient s'éloigner, disparaître à l'angle d'un palais de briques rouges dont les rares et minces fenêtres avaient d'épais moucharabiehs... Un élan jeta Catherine sur les pas de cette haute silhouette blanche et noire qui s'engageait dans l'étroite ruelle. Mais deux poignes solides s'abattirent sur ses bras et l'immobilisèrent tandis que l'eunuque, roulant de gros yeux affolés, venait de se placer devant elle, barrant le passage.
— Lâchez-moi ! gronda la jeune femme. Qu'est-ce qui vous prend
? Je ne suis pas prisonnière, je pense...
— Les ordres de Fatima sont formels, fit l'une des femmes d'un ton d'excuse. Nous devons t'empêcher à tout prix "de faire quoique ce soit qui puisse te mettre en danger. Tu voulais t'élancer sur la trace des princes... n'est-il pas vrai ?
— Est-il défendu de les voir de plus près ?
— Certes ! Les cimeterres de leurs guerriers frappent vite, d'autant plus qu'ils escortent aussi le prisonnier franc de la princesse. Ta tête aurait pu tomber avant même que tu t'en sois aperçue... et le bâton de Fatima n'aurait guère épargné nos épaules !
Apparemment, c'était cela surtout, plus que la voir mourir, que craignaient les serviteurs de l'Ethiopienne... mais, au fond, ils avaient raison. S'ils l'avaient laissée faire, à quelle imprudence se serait-elle livrée ? Aurait- elle pu empêcher sa voix d'appeler l'homme qu'elle aimait, ses mains d'arracher le voile qui cachait son visage, pour qu'il pût la reconnaître ? Le scandale public rapporté à Zobeïda, c'était la mort pour elle... pour lui aussi peut-être... Non... tout était bien ainsi !
Mais que cet instant avait été cruel !
Tremblant encore de l'émotion violente ressentie, Catherine tourna lentement les talons.
— Rentrons ! soupira-t-elle. Je n'ai plus envie de me promener dans les souks. Il fait déjà si chaud !
Pourtant, elle s'arrêta près du mur de la petite mosquée au dôme vert... Deux mendiants, l'un grand et maigre, debout, bras croisés sous ses loques, et l'autre, petit et contrefait, assis sur sa jambe unique, regardaient disparaître au loin le cortège éclatant des chasseurs.
Quelques-unes de leurs paroles vinrent frapper la jeune femme.
— Le captif franc de la princesse s'ennuie dans les merveilles d'Aï Hamra. As-tu vu comme il est sombre ?
Quel homme ayant perdu le bien précieux de la liberté ne le serait ?
Ce roumi est un guerrier. Cela se voit à son allure... et à ses cicatrices.
Et la guerre est la plus enivrante des boissons. Il n'a plus que l'amour.
C'est peu...
Pour pouvoir écouter, Catherine faisait mine de chercher une petite pointe enfoncée dans son pied, mais, courbée et soutenue par les deux femmes dont l'une, agenouillée dans la poussière, examinait attentivement le pied, elle écoutait de toute son âme. La moindre parole concernant Arnaud était pour elle un bien précieux. La suite était encore bien plus importante car le grand mendiant nonchalant continuait :
— Aussi l'on dit que Zobeïda songe à lui faire passer la mer bleue.
Les terres immenses du vieux Maghreb seront plus douces aux sabots de son coursier et, là-bas, les tribus rebelles sont nombreuses. Le sultan acceptera sans doute d'employer un homme de guerre même infidèle, un cavalier aussi consommé... il ne serait pas le premier à se convertir à la vraie foi !
— Notre calife accepterait de laisser partir sa sœur ?
— Qui donc a jamais pu s'opposer à la volonté de Zobeïda ? As-tu vu qui s'est constitué le gardien de son précieux otage ? Le vizir Aben-Ahmed Banu Saradj en personne... Elle partira quand elle voudra et le sultan mérinide lui fera grand accueil.
Mais un groupe de femmes richement vêtues approchait et les deux mendiants abandonnèrent leurs propos pour se lancer dans une imploration geignarde, destinée à leur attirer des aumônes. Catherine, d'ailleurs, en avait assez entendu. Rechaussant vivement sa babouche abandonnée, elle empoigna son grand voile à deux mains et, avant que ses gardiennes, encore accroupies, aient eu, cette fois, le temps de la retenir, elle s'était mise à courir à toutes jambes vers la maison de Fatima.
Les potins des deux mendiants l'avaient jetée dans la plus folle panique. Pour que ces hommes des rues parlassent d'Arnaud avec cet intérêt, pour que la ville retentît de son nom à chaque carrefour, il fallait que le captif franc souleva de bien profondes vagues de curiosité et d'intérêt. Il fallait que Zobeïda en eût fait vraiment un personnage d'exception, presque de légende... et ce personnage-là devait être gardé de près. Si cette maudite princesse emmenait Arnaud en Afrique, il faudrait encore le poursuivre, reprendre la route, courir de nouveaux risques, cette fois à peu près insurmontables puisque, dans les villes mystérieuses de ce pays qu'on appelait Maghreb, elle n'aurait plus la maison d'Abou- al-Khayr, ni l'aide du petit médecin. A tout prix, il fallait empêcher cela, reprendre Arnaud avant, fuir avec lui enfin...
Un instant, elle eut la tentation de courir droit chez le petit médecin, mais, à cette heure-là, elle le savait, il était chez ses malades. Et les gardiennes du hammam auraient tôt fait de la rattraper avant la maison de son ami. Elle s'engouffra donc dans la demeure de Fatima et, toujours courant, se précipita dans le patio intérieur, planté de citronniers, de grenadiers et de vigne. Mais, au seuil de la colonnade qui entourait le jardin clos, elle s'arrêta, contrariée : Fatima était bien là, mais elle n'était pas seule. Drapée dans une invraisemblable robe rayée de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, un voile roulé en turban masculin autour de sa tête crépue, la grosse Ethiopienne se promenait dans les petites allées enlacées autour de la vasque rose du centre.
Auprès d'elle, Catherine reconnut la vieille de l'autre jour bien que, cette fois, le brocart qui l'empaquetait fût d'un mauve crépusculaire brodé de larges fleurs vertes.
Apercevant Catherine, à la fois haletante de sa course et hésitante au bord du jardin, Fatima comprit qu'il se passait quelque chose et, abandonnant, avec un mot d'excuse, sa visiteuse, elle rejoignit hâtivement la jeune femme.
— Qu'y a-t-il ? Que t'est-il arrivé ? Où sont tes gardiennes ?
— Elles me suivent. Je suis venue te dire adieu, Fatima, adieu et merci. Je dois rentrer chez mon... maître !
— Il n'est pas venu te réclamer, que je sache. L'as-tu donc rencontré ? fit la négresse d'un ton chargé de doute.
— Non. Mais il faut que je rejoigne sa maison au plus vite...
— Te voilà bien pressée ? D'autant plus qu'Abou le médecin n'est pas chez lui. Il a été appelé à l'Alcazar Genil. La sultane s'est blessée en prenant son bain.
— Eh bien... il me trouvera en rentrant, voilà tout ! Ce sera pour lui une bonne surprise...
— Et pour toi ? La nuit qui t'attend sera-t-elle aussi une bonne surprise ?
Les gros yeux blancs de la négresse fouillaient le regard vacillant de Catherine, scrutaient son visage où montait une rougeur.
— Un peu plus tôt un peu plus tard !... murmura la jeune femme avec un geste évasif.
— Je croyais, dit Fatima lentement, que tu désirais plus que tout gagner Al Hamra ?
A ce nom, le cœur de Catherine manqua un battement, mais elle se força à montrer de la désinvolture.
— À quoi bon rêver ? Qui peut se vanter de réaliser ses rêves ?
— Obéis-moi et, ce rêve-là du moins, tu le réaliseras, et sans tarder. Viens avec moi.
Elle prit le poignet de Catherine, voulut l'entraîner, mais, saisie d'une brusque méfiance, celle-ci résista.
— Où m'emmènes-tu ?
— Vers cette femme que tu vois là, près de la vasque... et vers Al Hamra, si tu le veux toujours. Cette vieille est Morayma. Tout le monde la connaît ici, et la recherche parce qu'elle dirige le harem du Maître. Elle t'avait remarquée, l'autre jour, et c'est pour toi qu'elle est revenue. Suis-la et, au lieu du petit médecin, c'est au Calife que tu appartiendras...
— Au Calife ? fit Catherine d'une voix blanche. Tu me proposes d'entrer au harem.
D'instinct, elle allait repousser avec horreur cette proposition, mais une phrase d'Abou-al-Khayr lui revint en mémoire : « Les appartements de Zobeïda font partie du harem », et une autre encore :
« C'est dans le jardin même de Zobeïda, dans un pavillon séparé, que vit messire Arnaud... » Entrer au harem, c'était approcher d'Arnaud.
Elle ne pouvait rien rêver de mieux en fait d'occasion.
Courageusement, elle ferma son esprit à la voix de la crainte : si elle approchait seulement le captif de Zobeïda, si elle osait lui parler, elle serait livrée aux bourreaux mongols de la princesse. Tant de fois déjà elle avait défié la torture et la mort ! Les bourreaux de Grenade ne devaient pas être pires que ceux d'Amboise. Et puis, une fois reconnue d'Arnaud, ils seraient deux à combattre... deux à mourir s'il le fallait. Car, de toute son âme, Catherine appelait cette mort commune si c'était là le prix qu'il fallait payer pour être à jamais réunie à son époux. Mieux valait, cent fois, mourir avec lui que le laisser à cette femme et, de toute façon, ce serait bien...
Le parti de la jeune femme fut pris. Elle redressa la tête, rencontra le regard soucieux de Fatima, lui sourit.
— Je te suis, dit-elle. Et je te remercie. La seule chose que je demande est que tu t'engages à faire porter, chez le médecin, une lettre que je te donnerai. Il a été bon pour moi.
— Je peux comprendre cela. Abou le médecin aura sa lettre, mais viens, Morayma s'impatiente.
La vieille femme donnait, en effet, des signes d'agitation. Elle avait quitté l'appui de la vasque rose et s'avançait à grands pas, en femme qui n'a plus de temps à perdre. La voyant approcher, Fatima ôta, d'un geste rapide de prestidigitateur, le voile safrané qui enveloppait Catherine, laissant étinceler sous le soleil ses cheveux tressés de fils d'or, dévoilant sa fine silhouette à peine dissimulée par les amples pantalons de mousseline jaune pâle et le court boléro filigrané d'or dont le profond décolleté menaçait, à chaque mouvement, de laisser jaillir sa gorge... Dans l'encadrement mauve et vert du voile, Catherine vit briller les yeux de la vieille qui, d'un geste agacé, rejeta l'étoffe, découvrant la peau jaune, plissée et desséchée, mais aussi le profil rapace d'une vieille Juive couverte de bijoux ; une bouche affaissée par absence de dentition dont le sourire n'était plus qu'une vilaine grimace. Seules, les mains couvertes de bagues voyantes étaient encore belles. Morayma devait en prendre un soin extrême, les enduire quotidiennement d'huiles et de crèmes, car elles dégageaient à chaque geste un parfum pénétrant et leur peau était douce.
Catherine, néanmoins, frissonna de dégoût quand ces mains se posèrent sur son flanc pour éprouver la douceur de sa propre peau.
— Tu peux être tranquille, commenta Fatima goguenarde. Le grain est lisse et fin, sans défaut.
— Je vois ! fit seulement l'autre qui, tranquillement ouvrit le boléro, libérant les seins de la jeune femme qu'elle pinça à deux doigts pour en éprouver la fermeté.
— Les plus beaux fruits de l'amour ! ajouta Fatima, faisant l'article sans plus de pudeur qu'un marchand de tapis. Quel homme ne les préférerait à sa raison ? Tu peux chercher, Morayma : des contrées glacées du Nord aux sables brûlants du désert, des colonnes d'Hercule aux échelles du Levant, et jusque chez le Grand Khan, tu ne trouveras pas de fleur plus parfaite à offrir au Tout-Puissant Commandeur des Croyants !
Pour toute réponse Morayma hocha la tête d'un air approbateur puis ordonna à Catherine :
— Ouvre la bouche !
— Pour quoi faire ? s'insurgea la jeune femme, oubliant déjà ses bonnes résolutions en se voyant traitée comme un simple cheval.
— Pour m'assurer que ton haleine est saine ! riposta sèchement Morayma. J'espère, femme, que ton caractère est souple et obéissant.
Je ne me soucie pas d'offrir au Calife une fille rebelle ou tout au moins insoumise...
— Pardonne-moi ! fit Catherine en rougissant.
Et, docilement, elle ouvrit la bouche, découvrant un palais rose et d'étincelantes dents blanches, entre lesquelles la vieille engagea un nez prudent. Du coup, la jeune femme dut maîtriser une brusque envie de rire tandis que la vieille coulait vers la grosse Éthiopienne un regard amusé.
— Que lui fais-tu mâcher, vieille sorcière ? Son haleine embaume
! — Fleurs de jasmin et clous de girofle ! grogna Fatima qui n'aimait pas donner ses recettes, mais qui savait bien qu'avec la gardienne du harem, il était inutile de finasser. - Alors, que décides-tu
? — Je l'emmène. Va te préparer, femme, et dépêche- toi ! Je dois rentrer...
Sans plus hésiter, ramassant ses vêtements, Catherine gagna sa chambre en courant. Elle laissait les deux femmes discuter ce qui, pour Fatima, était le plus intéressant : le prix qui devait, obligatoirement, être important.
— Il faut que je dédommage quelque peu le médecin ! entendit-elle, clamé par la grosse Éthiopienne.
— Le Calife a toujours le droit de distinguer une esclave. C'est un honneur pour un de ses sujets de la lui offrir-La porte de sa chambre claquant derrière elle dispensa Catherine d'en entendre davantage. Ce marchandage lui était indifférent. Elle savait très bien que Fatima mettrait dans sa poche la plus grande partie de l'or qu'elle allait recevoir, se réservant justement d'alléguer, pour son client, le cas de force majeure et les droits imprescriptibles du souverain.
Hâtivement, Catherine saisit un morceau de papier de coton ', une plume et griffonna quelques mots pour Abou, l'informant de son départ pour le harem d'Al Hamra : « Je suis heureuse, lui écrivait-elle.
Je vais enfin approcher mon époux. Ne vous tourmentez pas pour moi, mais empêchez Gauthier et Josse de se livrer à des tentatives inconsidérées. J'essaierai de vous faire parvenir des nouvelles, peut-
être par Fatima... à moins que vous ne trouviez le moyen d'entrer au harem... »
1 Les Arabes en ont fait usage bien avant nous.
Un appel venu d'en bas la fit sursauter. La vieille Morayma s'impatientait. Saisissant hâtivement un paquet de vêtements au hasard, elle le fourra sous son bras, prit le voile qu'elle portait tout à l'heure et sortit dans la galerie du patio, juste à temps pour apercevoir Fatima comptant, avec une convoitise béate, une respectable pile de dinars d'or qui étincelaient au soleil. Mais à peine apparut-elle que la main de la gardienne s'abattait sur son bras, en arrachait le paquet de vêtements qu'elle jetait à terre avec mépris.
— Qu'as-tu à faire de cette friperie ? Au palais, je te vêtirai selon les goûts du Maître. Viens maintenant...
— Un moment encore, pria Catherine. Laisse-moi dire adieu à Fatima.
— Tu la reverras. Il arrive que l'on fasse appel à ses soins au harem. Elle connaît des secrets de beauté et d'amour qui font merveille.
Mais, Fatima, qui avait entendu, faisait glisser son or dans un sac en peau de chèvre et rejoignait les deux femmes. Avec des gestes presque maternels, la grosse négresse arrangea le voile de Catherine qui en profita pour lui glisser subrepticement le message pour Abou.
Puis, lui souriant d'un air encourageant :
— Va vers ton destin, Lumière de l'Aurore. Mais, quand tu seras la bien-aimée, le joyau précieux du Calife, souviens-toi de Fatima...
— Sois tranquille, promit Catherine jouant le jeu jusqu'au bout. Je ne t'oublierai jamais...
Elle était sincère en disant ces mots. Il n'était pas possible d'oublier les jours bizarres, mais, à tout prendre amusants, qu'elle avait passés chez l'Éthiopienne. Et puis, Fatima avait été bonne pour elle, même si elle l'avait fait par intérêt.
On amena deux mules blanches, harnachées de cuir rouge et toutes bruissantes de sonnailles et de grelots sur lesquelles Catherine et son nouveau mentor prirent place. Puis, d'une ruelle voisine où ils attendaient, quatre Nubiens maigres, vêtus de blanc jusqu'aux yeux, apparurent, appelés par un sec claquement de mains de Morayma. Ils encadrèrent les deux femmes après avoir tiré de leurs fourreaux leurs cimeterres à large lame courbe. Et le cortège se mit en route.
La chaleur était maintenant écrasante. L'air brûlant vibrait et, là-haut, dans le ciel presque blanc, les rayons de l'impitoyable soleil incendiaient les toits de la ville. Mais Catherine ne s'apercevait même pas de la température. Au comble de l'excitation, elle pensait seulement à ce palais dont, enfin, elle allait franchir le seuil. La distance qui la séparait d'Arnaud se rétrécissait encore. Tout à l'heure, elle l'avait vu. Maintenant, elle allait essayer de lui parler, de l'entraîner avec elle sur le chemin du retour au pays.
Ce chemin du retour, elle ne cherchait même pas à l'imaginer.
Pourtant, que de difficultés n'allait-il pas présenter ? En admettant qu'ils parviennent à fuir le palais, il faudrait encore atteindre la frontière du royaume. Et, même cette frontière une fois franchie, seraient-ils sauvés de la vengeance de Zobeïda, à l'abri de ses coups ?
Certes pas. Il faudrait mettre des lieues entre eux et leurs poursuivants
; les rapides cavaliers de Muhammad ignorant trop souvent les limites du royaume de Castille pour s'en soucier cette fois-là.
Ensuite, il faudrait refaire tout le dangereux chemin à travers les Castilles, retrouver peut-être des embûches plus mortelles que celles rencontrées à l'aller... Puis, passer les Pyrénées et leurs bandes de brigands, et... Non. Tout cela n'avait que peu d'importance : une seule chose comptait : reconquérir l'amour d'Arnaud ! Ce qui pouvait venir après n'intéressait pas Catherine.
En franchissant, derrière Morayma, l'arc rouge de Bab-el-Ajuar, Catherine ne put réprimer un frisson de joie. Les Nubiens de garde n'avaient pas paru s'intéresser à leur passage...
On suivit ensuite un sentier qui serpentait à travers un vallon rafraîchi d'eaux courantes, ombragé d'oliviers au feuillage argenté, et grimpant assez raide vers une haute porte dont l'arc outrepassé se découpait au plein d'une grosse tour carrée sans créneaux. Cet imposant portail, ouvert dans la deuxième enceinte de murailles, constituait l'entrée proprement dite des palais. En approchant, Catherine remarqua, sculptée à la clef du fer à cheval de brique, sur une plaque de marbre blanc, une main levée droit vers le ciel.
— C'est la Porte de la Justice ! La main symbolise les cinq préceptes du Coran ! commenta Morayma. Et ces tours que tu vois, non loin d'ici, sont celles des prisons.
Elle n'en dit pas plus. Catherine apprécia cependant le renseignement à sa juste valeur. Cela ressemblait trop à une mise en garde, presque une menace. Menace aussi cette formidable porte à deux battants, doublée de fer et armée de clous énormes, trouant l'obscurité du profond porche et gardée de cavaliers vêtus de mailles luisantes sous un burnous pourpre, le casque à longue pointe enfoncé jusqu'à leurs yeux farouches. Quand un ordre du Seigneur en fermait l'issue, il devait être impossible de franchir ces épaisses murailles. Le palais rose, et aussi la ville en réduction qu'enserraient ses remparts -
on distinguait maintenant des maisons, des moulins et les sept coupoles dorées, fléchées d'un immense et fragile minaret, d'une imposante mosquée - devaient savoir se refermer comme un piège qui ne lâchait pas facilement prise... à moins, peut-être, de découvrir cette mystérieuse porte par laquelle entraient les amants d'une nuit de Zobeïda ! Mais n'était-ce pas autre chose qu'une légende ? Les cadavres trouvés dans les fossés pouvaient fort bien avoir été précipités du haut des tours. Sans que l'on ait eu besoin d'employer le légendaire escalier des amants.
Les yeux aigus de Catherine cherchaient déjà, preuve que son âme se sentait moins sereine qu'elle ne voulait bien l'admettre, une issue plus secrète à ce palais superbe et menaçant, attirant et dangereux comme une fleur vénéneuse. Elle baissa cependant les paupières pour ne pas voir les têtes sanglantes, certaines encore fraîches, plantées sinistrement à des crochets fichés dans la muraille. Mais, au moment de franchir le seuil de ce monde inconnu, la jeune femme sentit une main de glace étreindre son cœur. Elle chercha sa respiration jusqu'au fond de ses entrailles, serra les dents, fixant le dos voûté de Morayma sous ses absurdes fleurs vertes. Il ne fallait pas flancher... plus maintenant et surtout pas pour quelque chose d'aussi vil qu'une peur animale ! Elle avait trop voulu cet instant...
Et puis, miraculeusement, quelque part dans l'épaisseur odorante des jardins encore invisibles, un rossignol chanta, lançant vers le ciel incandescent quelques notes pures comme une source de montagne.
Un rossignol à cette heure du jour, au fort de cette lourde chaleur ?...
Le cœur pesant de Catherine s'allégea. Elle y vit un présage heureux et, talonnant sa mule, elle rejoignit Morayma qui avait pris un peu d'avance.
La fraîcheur brutale d'un tunnel, un coude, un chemin montant accablé de soleil, puis, au tournant, la grâce orientale de deux hautes portes, en équerre. Morayma, qui avait attendu Catherine en haut du chemin, lui désigna celle qui s'ouvrait de front.
— La porte Royale. Elle ouvre sur le Sérail, le palais du Calife.
Nous prendrons plutôt celle-ci, la Porte du Vin, pour gagner directement le harem en traversant la ville haute, la cité administrative d'Al Hamra.
Mais, comme le regard de Catherine s'attardait à la muraille, reliant trois donjons pourpres, qui s'élevait sur la gauche, la vieille eut un mince sourire.
Tu ne viendras jamais dans cette partie-ci. C'est l'Alcazaba, la forteresse qui fait Al Hamra imprenable. Vois cette énorme tour qui, là-bas, domine le ravin ! Admire en elle la puissance de ton futur maître. C'est le Ghafar, la pièce maîtresse de notre défense. Bien souvent, la nuit, tu entendras sonner la cloche qui le surmonte. Ne t'en effraye pas, Lumière de l'Aurore. Cela ne signifie pas un danger, mais seulement le temps d'irrigation de la plaine que la cloche règle pendant la nuit... Allons vite maintenant, la chaleur se fait intolérable et je veux que tu sois fraîche pour les yeux du Maître...
Catherine frémit. Apparemment, on ne lui laisserait pas beaucoup le temps de respirer avant de la présenter au Calife. Mais, en cette matière comme en quelques autres, elle était décidée à laisser les événements jouer leur rôle et à les exploiter simplement au mieux.
La longue piscine aux mosaïques d'azur et d'or du harem baignait dans une atmosphère brumeuse et parfumée lorsque Catherine, poussée par Morayma, y pénétra, les yeux encore lourds de sommeil.
Sur l'ordre de la vieille juive, elle avait dormi deux heures après son repas et ses oreilles bourdonnaient. Un vacarme de volière en folie emplissait la salle où une cinquantaine de femmes babillaient toutes à la fois. Une frise d'esclaves, noires le plus souvent, entourait la vasque pleine d'eau tiède et bleue, où s'ébattaient une troupe de jolies filles, riant, criant, piaillant et s'amusant le plus souvent à s'éclabousser. La piscine offrait le spectacle d'une tempête minuscule, mais son eau était si transparente qu'elle ne cachait rien, ou bien peu, du corps des baigneuses. Toutes les couleurs de peaux se montraient dans ce cadre fastueux et charmant. Bronze foncé des filles d'Afrique aux hanches minces, aux seins pointus, ivoire doux des Asiatiques, albâtre rosé de quelques Occidentales voisinaient avec l'ambre des Mauresques.
Catherine vit des chevelures noires, rousses, acajou et même d'un blond presque blanc, des yeux de toutes nuances, entendit des voix de tous les registres. Mais
son entrée sous l'égide de la Maîtresse du Harem fit taire tout ce monde et calma instantanément l'agitation de la piscine. Toutes les femmes s'immobilisèrent, tous les regards se tournèrent vers la nouvelle venue que Morayma en personne dévêtait prestement sur le dallage chatoyant et Catherine, avec un frisson désagréable, vit que l'expression de toutes ces femmes était rigoureusement la même : l'hostilité totale.
Catherine en eut conscience immédiatement et en éprouva un malaise. Tous ces yeux ennemis qui la détaillaient car ceux des esclaves n'étaient pas moins hostiles que ceux de leurs maîtresses, la brûlaient comme des charbons incandescents. Cependant Morayma flaira l'atmosphère aussi rapidement. Sa voix dure s'éleva.
— Celle-ci s'appelle Lumière de l'Aurore. C'est une captive achetée à Almeria. Tâchez qu'il ne lui arrive rien de fâcheux, sinon les nerfs d'hippopotame siffleront ! Je n'admettrai ni le bord trop glissant de la piscine, ni le malaise dans le bain, ni l'indigestion de sucreries, ni la corniche qui se détache subitement, ni la vipère égarée dans les jardins, ni aucun autre accident ! Souvenez-vous-en ! Et toi, va prendre ton bain.
Un murmure de mécontentement accueillit ce petit discours que Catherine n'avait pu écouter sans un léger frisson, mais personne n'osa protester. Néanmoins, en trempant le bout de son pied nu dans l'eau parfumée du bain, Catherine eut l'impression de descendre dans une fosse pleine de serpents. Tous ces corps minces et luisants en avaient la souplesse dangereuse et toutes ces bouches aux lèvres fraîches semblaient prêtes à cracher le venin.
Elle nagea quelques instants sans enthousiasme. On s'écartait d'elle avec méfiance et elle n'avait aucune envie de prolonger ce bain sans agrément. Déjà, elle se rapprochait du bord pour se remettre aux mains des deux esclaves que l'on avait attribuées à son service et qui l'attendaient avec d'épaisses serviettes de coton pour la sécher.
Soudain, elle s'aperçut qu'une fille blonde qui reposait sur des coussins posés sur le bord de la piscine, un joli corps rond et frais, tout en fossettes et en chair rose, lui souriait franchement.
Machinalement, elle s'approcha. Le sourire de la jeune fille s'accentua. Elle quitta même sa pose nonchalante, tendit à Catherine une main un peu trop large pour une femme.
— Viens t'étendre près de moi et ne fais pas attention aux autres.
C'est toujours ainsi quand il arrive une nouvelle. Tu comprends, une autre compagne, c'est toujours risquer une favorite dangereuse.
— Pourquoi dangereuse ? Toutes ces femmes sont- elles donc amoureuses du Calife ?
— Seigneur, non !... Bien qu'il ne manque pas de charme.
La jeune fille n'en dit pas plus. Elle avait en effet, instinctivement, cessé de parler arabe et employé le français et Catherine avait tressailli.
— Tu es de France ? fit-elle dans la même langue.
— Mais... oui, du pays de Saône. Je suis née à Auxonne. Là-bas, ajouta-t-elle avec une sombre tristesse, on m'appelait Marie Vermeil.
Ici, on m'appelle Aïcha. Mais toi, tu es aussi de chez nous ?
— Et plus que tu ne penses ! fit Catherine en riant. Je suis née à Paris, mais j'ai été élevée à Dijon où mon oncle, Mathieu Gautherin, tenait commerce de draps dans la rue du Griffon, à l'enseigne du Grand Saint Bonaventure...
— Mathieu Gautherin ? répéta Marie, songeuse. Je connais ce nom-là... D'ailleurs, c'est drôle, mais il me semble que je t'ai déjà vue.
Où, par exemple ?
Elle s'interrompit. Glissant dans l'eau azurée, le corps doré d'une belle Mauresque s'approchait d'elles, nageant avec souplesse. Deux prunelles vertes tigrées d'or dardaient sur les deux femmes, presque au ras de l'eau, un regard haineux. Hâtivement, Marie chuchota : Méfie-toi de celle-là ! c'est Zorah, la favorite actuelle. Les vautours qui tournoient sur la tour des Exécutions ont plus de tendresse que cette vipère. Elle est plus mauvaise encore que la princesse Zobeïda parce que la princesse dédaigne la perfidie que Zorah pratique en artiste Si tu plais au Maître, tu auras tout à craindre de cette Égyptienne.
Catherine n'eut pas le temps de poser d'autres questions. Jugeant sans doute qu'elle avait assez bavardé avec Marie-Aïcha, Morayma s'approchait avec les deux esclaves noires.
— Nous parlerons plus tard, murmura encore Marie avant de se laisser tomber, avec grâce, dans l'eau parfumée avec tant de précision que Zorah dut s'écarter pour ne pas recevoir la jeune fille sur le dos.
Bien qu'à peu près sèche, Catherine laissa les deux femmes l'étriller consciencieusement puis enduire son corps d'une huile légère qui lui donna la douce patine de l'or clair. Mais comme elle allait enfiler la gandoura de soie rayée qu'elle portait en arrivant, Morayma s'y opposa.
— Non. Tu ne t'habilles pas tout de suite. Viens avec moi.
A la suite de la Juive, Catherine traversa plusieurs salles de bains, chauds ou froids, pour aboutir dans une pièce aux fines arcades toutes décorées d'entrelacs bleus, roses et or. Une galerie fermée par des jalousies dorées courait tout autour, à la hauteur du premier étage.
Des lits, monceaux de coussins multicolores, s'étalaient au fond des alcôves ménagées entre les colonnes et, sur ces lits, cinq ou six très belles filles, sans le moindre voile, étaient étendues, nonchalantes et gracieuses, Morayma désigna à Catherine le seul lit demeuré vide.
— Mets-toi là !
— Pour quoi faire ?
— Tu le verras bien. Ce ne sera pas long...
Des voix de femmes, chantant une chanson monotone et douce, se faisaient entendre sans que l'on pût voir les chanteuses, mais, dans la salle, personne ne parlait. Ayant obligé Catherine à s'étendre dans une pose séduisante, Morayma était venue se poster au centre de la salle où, dans une vasque de marbre, murmurait un jet d'eau. Elle levait la tête vers la galerie fermée, comme si elle attendait quelque chose.
Intriguée, Catherine regarda dans cette direction.
Il lui sembla deviner une silhouette derrière les minces lattes dorées, une silhouette si parfaitement immobile que Catherine se demanda si elle n'était pas victime d'une illusion. Tout cela, ce bain, cette vie lente, exaspérait son impatience d'atteindre enfin son époux.
Que faisait-elle sur ce divan, nue au milieu d'autres femmes aussi dévêtues ?... La réponse ne se fit pas attendre. Une main souleva une jalousie, lança quelque chose qui vint rouler sur le lit qu'occupait Catherine. Vivement redressée, Catherine se pencha, intriguée. Elle vit qu'il s'agissait d'une simple pomme et voulut la ramasser. Mais, plus rapide qu'elle, Morayma l'avait devancée et s'emparait du fruit.
Catherine vit qu'elle était rouge d'excitation et que ses petits yeux brillaient de joie.
— Le Maître t'a choisie ! lui jeta la maîtresse du harem. Et tu viens à peine d'arriver ! Cette nuit même tu seras admise à l'honneur de la couche royale. Viens vite. Nous avons tout juste le temps de te préparer. Le Maître est pressé.
Et, sans même permettre à Catherine de reprendre ses vêtements, elle l'entraîna en courant à travers les salles et les galeries jusqu'au pavillon, l'un des plus modestes du grand harem où elle avait logé sa nouvelle acquisition.
Là, Catherine n'eut même pas le temps de poser des questions. Le désir du Calife suscitait un véritable branle-bas de combat qui ne laissait guère de place à la réflexion. Livrée à une armée de masseuses, parfumeuses, pédicures, coiffeuses et habilleuses, la jeune femme jugea plus sage de se laisser faire passivement. De toute façon, il pouvait être utile d'approcher le Calife... d'aussi près. Qui pouvait dire si elle ne parviendrait pas à prendre sur lui une certaine influence
? Quant aux... contingences qu'impliquait l'intimité avec le roi de Grenade, Catherine n'en était plus à s'en effaroucher. D'abord elle n'aurait certainement pas le choix. Toute résistance risquerait à la fois de détruire ses plans et de mettre en danger la vie d'Arnaud, la sienne propre et celle de leurs amis. Et puis, lorsque l'on fait la guerre, on la fait complètement et l'on évite de se montrer difficile sur le choix des moyens.
L'un assis, jambes croisées, sur un divan garni de tapis soyeux, l'autre debout à quelques pas dans le nuage tendre de ses voiles roses, le calife Muhammad VIII et Catherine se regardaient. L'un avec une claire admiration, l'autre avec une méfiance teintée de surprise. Dieu sait pourquoi - peut-être à cause du portrait inquiétant qu'on lui avait tracé de Zobeïda -, la jeune femme était certaine de trouver en son frère aîné un homme arrogant, brutal, cynique, une sorte de Gilles de Rais doublé de La Trémoille...
Or, le prince qui la regardait ne ressemblait en rien à ce qu'elle attendait. Il pouvait avoir entre trente-cinq et quarante ans, mais, chose extraordinaire pour un Maure, sa tête sans turban était couverte d'une épaisse toison d'un blond foncé qui se retrouvait dans la courte barbe ornant son visage basané. Des yeux clairs, gris ou bleus, tranchaient eux aussi sur cette peau foncée qui, dans le sourire, révéla de fortes dents blanches. D'un geste vif, Muhammad repoussa le rouleau de papier de coton sur lequel, à l'aide d'un calame, il écrivait à l'entrée de la jeune femme et de Morayma.
Sans dire un mot, il les avait regardées approcher le long du chemin d'eau et de cyprès qui menait au portique sous lequel il se tenait. La route jusque-là avait été longue, passant sous les murailles et empruntant un chemin couvert avant de s'élancer à travers les jardins, jusqu'à ce petit palais assailli par les roses qui couronnaient la colline voisine d'Al Hamra. C'était le Djenan- el-Arif1
1 Devenu, Dieu sait pourquoi, le Generalife.
le Jardin de l'Architecte, où, l'été, le Calife aimait à se retirer. Plus encore que le Sérail, c'était là le séjour des roses et du jasmin. Roses sombres comme un velours pourpre ou blanches au cœur rose comme la neige sous l'aurore, elles envahissaient la colline, se penchaient sur les miroirs d'eau, montaient à l'assaut des blanches colonnes des portiques et embaumaient la nuit bleue, scintillante d'étoiles. Au bord de ce palais fait pour l'amour, l'atmosphère avait quelque chose de grisant qui alourdissait les paupières de Catherine et faisait battre ses tempes tandis que le sang, dans ses veines, alanguissait sa course.
Muhammad n'avait rien répondu lorsque Morayma, prosternée, lui avait dit la joie qui était celle de la nouvelle odalisque en se voyant choisie dès la première nuit, ni lorsqu'elle avait vanté la beauté, la douceur de Lumière de l'Aurore, la Perle du pays des Francs, l'éclat de ses yeux aux profondeurs d'améthyste, la souplesse de son corps...
Mais quand, relevée, la vieille juive avait voulu détacher les voiles de mousseline qui faisaient de la jeune femme un paquet rose et nuageux, il l'avait arrêtée d'un geste autoritaire puis il avait ordonné :
— Retire-toi, Morayma. Je te ferai appeler plus tard...
Et ils étaient demeurés seuls. Alors, le Calife s'était levé. 11 était moins grand que Catherine n'aurait cru, ses jambes paraissant trop courtes pour le torse puissant que révélait la gandoura de soie verte, fendue sur la poitrine jusqu'à la taille et serrée dans une large ceinture d'orfèvrerie plaquée de grosses émeraudes carrées. En s'approchant de la jeune femme, il avait souri.
— Ne tremble pas. Je ne te veux aucun mal !
Il avait parlé français et Catherine ne cacha pas son étonnement.
— Je ne tremble pas. Pourquoi le ferais-je d'ailleurs ? Mais comment connaissez-vous ma langue ?
Le sourire s'accentua. Muhammad était maintenant tout près de la jeune femme qui pouvait respirer le léger parfum de cuir et de verveine que dégageaient ses vêtements. — J'ai toujours aimé à m'instruire et les voyageurs venus de ton pays ont de tout temps été bien accueillis ici. Un souverain doit pouvoir comprendre les ambassadeurs qui lui sont envoyés chaque fois que cela est possible. Les interprètes sont trop souvent infidèles... ou vendus !
Un captif, un saint homme de ton pays, m'a appris cette langue lorsque j'étais enfant... et tu n'es pas la première femme venue d'au-delà des grandes montagnes qui pénètre dans ce palais.
Catherine, se rappelant Marie, pensa qu'en effet l'explication était plus que valable et ne répondit pas. D'ailleurs les longs doigts minces de Muhammad s'occupaient à détacher le voile qui couvrait sa tête et le bas de son visage. Il le faisait lentement, doucement, avec la délicatesse de l'amateur d'art qui déballe une œuvre précieuse longtemps désirée. Le doux visage couronné d'or roux apparut sous la petite calotte ronde grillagée de perles fines, puis le long cou mince et gracieux. Un autre voile tomba, puis un autre encore. Morayma, en artiste consommée pour laquelle le désir d'un homme n'a pas beaucoup de secrets, les avait multipliés, sachant le plaisir que prendrait son maître à les détacher un à un. Sous leurs multiples feuilles légères, Catherine ne portait rien qu'un ample pantalon plissé fait du même voile léger, resserré aux chevilles et retenu à la pointe des hanches par des tresses de perles. Mais la jeune femme ne bougeait pas. Elle laissait agir les mains souples qui, à mesure que diminuait l'épaisseur de tissus, se faisaient plus caressantes. Elle avait envie de plaire . à cet homme, séduisant d'ailleurs, qui semblait déjà tellement pris par son charme, se montrait doux avec elle et ne lui demandait, après tout, qu'une heure de plaisir... ce plaisir que Gilles de Rais avait pris de force, que Fero le Gitan avait obtenu au moyen d'un philtre, qu'elle avait failli donner à Pierre de Brézé et qu'elle avait offert si spontanément à Gauthier. Tant d'hommes, déjà, étaient passés dans sa vie ! Celui-là n'était certes pas le pire.
Bientôt, les mousselines jonchèrent les dalles de lapis-lazuli comme de gigantesques pétales tombés d'une rose. Les mains du sultan caressaient maintenant la peau nue, s'y attardaient en longs effleurements, mais il ne s'approchait pas encore. Il la regardait... se reculant même de. quelques pas pour mieux la contempler sous la lueur douce qui l'environnait, tombant des lampes d'or pendues aux arcades. De longues minutes, ils demeurèrent ainsi, elle debout offrant sans honte la splendeur de sa beauté, lui à demi agenouillé à quelques pas. Dans la profondeur noire des hauts cyprès du jardin, un rossignol laissa couler une cascade de notes claires et Catherine se souvint de celui qui avait chanté lorsqu'elle avait franchi la haute porte rouge d'Al Hamra. C'était peut-être le même petit chanteur ?...
Mais déjà, en contrepoint, la voix de Muhammad s'élevait doucement dans la nuit :
« Je cueillais au jardin la rose de l'aurore - La voix du rossignol est venue me saisir.
Il souffre, comme moi, de l'amour d'une rose
Et remplit le matin du bruit de ses sanglots.
Je parcourais sans fin les plaintives allées
Captif de cette rose et de ce rossignol... »
Les vers étaient beaux et la voix chaude du calife leur donnait un plus grand charme encore, mais le poème n'alla pas plus loin. Tout en les disant, Muhammad s'était rapproché de Catherine et ce fut sur ses lèvres qu'il posa le dernier mot avant de soulever la jeune femme dans ses bras et de l'emporter vers le jardin.
— La place d'une rose est au milieu de ses sœurs, murmura-t-il contre la bouche de sa captive. C'est au jardin que je veux te cueillir.
Sur les bords de marbre du miroir d'eau où se reflétaient les étoiles, des matelas de velours et des coussins avaient été jetés sous un berceau de jasmin. Muhammad y déposa Catherine puis arracha avec impatience sa gandoura qu'il jeta au hasard. La lourde ceinture étoilée d'émeraudes tomba dans l'eau, disparut sans qu'il fit un geste pour la retenir. Déjà il se laissait tomber sur les coussins et attirait dans ses bras la jeune femme frissonnante mais incapable de se défendre contre les charmes étranges que dégageaient cet homme, cette nuit magique saturée de parfums à laquelle le murmure des cascatelles et le chant du rossignol offraient la plus tendre des musiques. Muhammad savait l'amour et Catherine se prêta docilement au tendre jeu, refoulant sous les assauts du plaisir un sentiment de culpabilité teinté de revanche qui n'était pas dépourvu de saveur.
Et le grand miroir d'eau où se levait la mince corne argentée de la lune fit soudain silence pour mieux refléter la double image des deux corps unis.
« Donne au vent un bouquet cueilli sur ton visage en fleurs Et je respirerai l'odeur des sentiers que tu foules... » psalmodiait le sultan contre l'oreille de Catherine. « Tu sembles pétrie de toutes les fleurs de ce jardin, Lumière de l'Aurore, et ton regard a la pureté de ses eaux limpides. Qui donc t'a appris l'amour, ô la plus parfumée des roses ?... »
Catherine bénit l'ombre des jasmins qui les enveloppait et qui dissimula sa soudaine rougeur. C'était vrai, elle aimait l'amour et si son cœur n'avait jamais pu se donner qu'à un seul homme, son corps, lui, savait apprécier les caresses raffinées d'un maître de la volupté.
Elle dit, avec un peu d'hypocrisie :
— Quelle élève ne se montrerait bonne avec un tel professeur ? Je suis ton esclave, ô seigneur, et je n'ai fait que t'obéir.
Vraiment ? J'espérais mieux... mais je peux, pour une femme telle que toi, avoir toutes les patiences. Je t'apprendrai à m'aimer, avec ton cœur autant qu'avec ta chair. Ici, tu n'auras plus rien d'autre à faire qu'à me donner chaque nuit un bonheur plus grand que la nuit précédente.
— Chaque nuit ? Et tes autres femmes, seigneur ?
— Qui donc, ayant goûté le divin haschisch, pourrait se contenter d'un fade ragoût ?
Catherine ne put retenir un sourire, mais il s'effaça vite. Elle se souvint des yeux sauvages, aux vertes prunelles dangereuses de Zorah l'Égyptienne. Des yeux qui lui rappelaient ceux de cette terrible et malheureuse Marie de Comborn qui avait voulu la tuer et qu'Arnaud avait daguée comme la bête malfaisante qu'elle était. C'était le rôle de favorite en titre que lui offrait Muhammad et Catherine devinait que les menaces de Morayma ne retiendraient pas l'Égyptienne sur le chemin du meurtre si, pour Catherine, le calife oubliait toutes ses autres femmes en général et Zorah en particulier.
— Tu me fais beaucoup d'honneur, seigneur... commença-t-elle, mais, là-bas, sous le portique, une troupe de porteurs de torches venait d'apparaître illuminant la nuit de reflets rougeâtres.
Muhammad s'était relevé sur un coude et, sourcils froncés, les regardait approcher avec mécontentement.
— Qui donc ose me déranger à cette heure de la nuit ?
Les porteurs de torches escortaient un homme jeune, grand et maigre, portant une courte barbe noire et un turban de brocart pourpre. À sa mine arrogante et à ses vêtements somptueux, on devinait un personnage de haut rang et Catherine, brusquement, reconnut l'un des chasseurs qui accompagnaient Arnaud, le matin même.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle instinctivement.
— Aben-Ahmed Banu Saradj... notre Grand Vizir, répondit Muhammad. Il faut un événement grave pour qu'il ose venir jusqu'ici...
D'un seul coup, l'homme qui s'était montré à Catherine sous un jour tellement humain redevint le tout- puissant Calife Commandeur des Croyants devant lequel tout être, quel que soit son rang, devait plier.
Tandis que la jeune femme se réfugiait sous les coussins et cachait au plus noir de l'ombre sa blanche forme que les yeux de ces hommes ne devaient pas voir, Muhammad revêtait sa gandoura et sortait du berceau. A sa vue, les porteurs de torches s'agenouillèrent tandis que le Grand Vizir prosternait dans le sable de l'allée ses brocarts et sa silhouette hautaine. Les flammes qui l'environnaient le faisaient flamboyer comme un énorme rubis, mais le reflet qu'elles allumaient dans ses yeux déplut à Catherine. L'homme était faux, cruel, dangereux.
— Que veux-tu, Aben-Ahmed ? Que viens-tu chercher à cette heure de la nuit ?
— Seul un danger pouvait me conduire vers toi, Commandeur des Croyants, et m'inciter à oser troubler les heures trop rares de ton repos. Ton père, le valeureux Yusuf, a quitté le Djebel-al-Tarik1 à la tête de ses cavaliers berbères et se dirige vers Grenade. Il m'a semblé qu'il fallait t'avertir sans tarder...
— Tu as bien fait ! Sait-on pourquoi mon père a quitté sa retraite ?
— Non ! Maître Tout-Puissant, on l'ignore. Mais, si tu veux permettre un conseil à ton serviteur, la sagesse voudrait peut-être que tu envoies à la rencontre de Yusuf pour sonder ses intentions.
— Nul, autre que moi, ne peut se permettre de sonder le grand Yusuf. Il est mon père, et mon trône fut le sien. Si quelqu'un se rend à sa rencontre, ce sera moi, ainsi le veulent les liens du sang... et plus encore si Yusuf vient ici avec des intentions belliqueuses...
— Ne vaudrait-il pas mieux, en ce cas, te garder ?
— Me prends-tu pour une femme ? Va donner des ordres. Que l'on selle les chevaux, que les Maures se préparent. Cinquante hommes seulement, à m'accompagner.
— Pas plus ? Seigneur, c'est de la folie !
1.
Gibraltar.
Pas un de plus ! Va, te dis-je. Je regagne Al Hamra dans quelques instants.
Le dos courbé, Aben-Ahmed se retira à reculons, écrasé apparemment sous le respect, mais Catherine avait saisi au passage l'éclair de joie mauvaise qui avait brillé dans ses yeux nocturnes quand Muhammad avait annoncé son départ. Celui-ci attendit que le vizir se fût éloigné pour rejoindre sa nouvelle favorite. Il s'agenouilla auprès d'elle, caressa les cheveux en désordre de la jeune femme.
Il me faut te quitter, ma rose merveilleuse, et j'en ai le cœur dolent.
Mais je me hâterai afin que peu de nuits s'écoulent avant que je te retrouve.
Ne vas-tu pas au-devant d'un danger, seigneur ?
Qu'est-ce que le danger ? Régner fait naître chaque jour un danger nouveau. Il est partout ; dans les fleurs du jardin, dans la coupe de miel que te présente la main candide d'un enfant, dans la douceur d'un parfum... Peut-être n'es-tu toi-même que le plus grisant... et le plus mortel des dangers !
Crois-tu vraiment ce que tu dis ?
En ce qui te concerne, non ! Tu as des yeux trop doux, trop purs ! Il est cruel de te quitter...
Il l'embrassa longuement, ardemment, puis, se redressant, frappa dans ses mains. Comme par magie, la forme replète de Morayma surgit du rideau noir des cyprès. Le calife lui désigna la jeune femme toujours blottie dans ses coussins.
Ramène-la au harem... et prends-en grand soin ! Tu veilleras à ce que rien ne lui manque pendant mon absence qui sera brève. Où l'as-tu logée ?
Dans la petite cour des Bains. J'ignorais encore...
Installe-la dans les anciens appartements d'Amina... ceux qui jouxtent la tour de l'Eau. Et donne-lui toutes les servantes que tu jugeras bon, mais, surtout, veille sur elle. Ta tête répondra de sa quiétude.
Catherine vit s'effarer les yeux de Morayma. Visiblement le résultat dépassait ses espérances et la Juive ne s'attendait pas à une aussi brutale, aussi éclatante faveur. La façon dont elle s'adressa à la jeune femme, tandis que Muhammad s'éloignait vers les portiques, s'en ressentit. Catherine y décela un respect nouveau qui l'amusa.
— Il faut que tu me retrouves mes voiles, lui dit-elle. Je ne peux pas m'habiller avec ces coussins...
— Je vais te les chercher, Lumière de l'Aurore, ne bouge surtout pas ! La perle précieuse du Calife ne doit plus faire aucun effort. Je vais m'occuper de tout. Ensuite, je ferai venir des porteurs, une litière pour te conduire à tes nouveaux appartements...
Elle allait s'esquiver. Catherine l'arrêta.
— Surtout pas ! Je veux rentrer comme je suis partie, à pied.
J'aime ces jardins et la nuit est si douce ! Mais... dis-moi, ces appartements que l'on me destine sont-ils éloignés de ceux de la princesse Zobeïda ?
Morayma eut un geste effrayé et se mit à trembler visiblement.
— Hélas non ! Ils sont tout proches et c'est bien ce qui me tourmente. La sultane Amina les a fuis jusqu'à l'Alcazar Genil pour mettre une plus grande distance entre elle et son ennemie. Mais notre maître ne veut pas croire que sa sœur favorite ne lui est pas semblable. Il faudra te garder soigneusement de l'irriter, Lumière de l'Aurore, sinon ta vie ne tiendrait qu'à un fil... et ma tête à moi ne tarderait pas à rouler sous le cimeterre du bourreau. Evite surtout les jardins privés de Zobeïda. Et si, d'aventure, tu aperçois le seigneur franc qu'elle aime, alors détourne-toi, voile-toi étroitement et fuis, fuis si tu veux vivre...
Elle se mit, elle-même, à courir à toutes jambes comme si les Mongols de Zobeïda étaient déjà sur sa trace. Catherine ne put s'empêcher de rire en voyant s'agiter sous les draperies de son voile les petites jambes courtes de Morayma dans leurs grandes babouches pointues qui lui donnaient assez l'air d'un canard affolé. La nouvelle favorite n'avait pas peur. D'un seul coup, elle avait conquis une place de choix et, dans quelques instants, elle s'installerait dans le voisinage immédiat de son ennemie... et tout près d'Arnaud ! Elle pourrait le voir, elle en était sûre, et à cette idée son sang coulait plus vite dans ses veines. Elle en oubliait même les heures, charmantes cependant, qu'elle venait de vivre dans ces jardins de rêve. La nuit d'amour avec Muhammad, c'était le prix qu'il avait fallu payer pour toucher enfin, du bout des doigts, le but si longtemps poursuivi. Et c'était, après tout, un prix léger...
Quelques instants plus tard, enroulée de nouveau dans ses voiles tendres, Catherine, à la suite de Morayma qui trottait allègrement devant elle, quittait le Djenan-el- Arif.
Les guetteurs avaient crié la minuit depuis quelque temps déjà lorsque Catherine et Morayma franchirent les limites du harem où veillaient des eunuques en armes. Un dédale de voûtes fleuries, de galeries ajourées et de passages voûtés les conduisit dans un vaste patio où d'étroites allées coupaient un véritable fouillis de plantes et de fleurs. Tout un côté des bâtiments de ce jardin était brillamment éclairé par d'innombrables lampes à huile, mais le fond, presque obscur, montrait seulement une lampe au-dessus d'une arche gracieuse vers laquelle Morayma se dirigea. Les deux femmes n'en étaient plus éloignées quand, dans les profondeurs du harem, un affreux vacarme éclata, fait de centaines de cris, de vociférations, d'injures et même de gémissements. Un véritable bruit de révolution !
Morayma dressa la tête comme un vieux cheval de bataille qui entend la trompette, fronça les sourcils et grogna :
— Ça recommence ! Zorah a dû, encore, faire des: siennes !
— Qu'est-ce qui recommence ?
Les folies de l'Égyptienne ! Quand le maître choisit une autre femme qu'elle pour sa nuit, elle devient enragée ! Il faut qu'elle passe sa fureur sur quelque chose ou quelqu'un. Ordinairement, c'est sur une autre femme, sans autre raison que pouvoir griffer, mordre, injurier.
Pour que passent les fureurs de Zorah, il faut que le sang coule...
— Et tu la laisses faire ? s'écria Catherine indignée.
— La laisser faire ? Tu ne me connais pas ! Rentre chez toi : c'est la porte que tu vois ici. Des servantes t'attendent. Je viendrai tout à l'heure voir comment tu es installée ! Suivez-moi, vous autres !
La fin de la phrase s'adressait aux deux eunuques, noirs comme de l'ébène dans leurs vêtements rouge vif, qui montaient une garde silencieuse à l'entrée du patio. Sans un mot, ils s'ébranlèrent, tirant d'un même mouvement, en serviteurs habitués à ce genre d'intervention, les fouets en cuir d'hippopotame accrochés à leurs ceintures. Catherine regarda le trio s'éloigner dans les allées parfumées avec la hâte que met le destin quand il souhaite frapper.
Bientôt la jeune femme fut seule sous le feuillage charnu et luisant des orangers. Elle éprouvait une joie à se trouver seule un instant et ne se pressait pas de rentrer. La nuit était trop douce avec ses parfums et les échos assourdis d'une musique mélancolique venue de la partie éclairée des bâtiments.
Cette partie-là attirait Catherine comme un aimant. Immobile dans l'obscurité des arbustes, elle ne pouvait en détacher ses yeux. C'étaient là, à n'en pas douter, les appartements de Zobeïda ! Il suffisait, pour s'en convaincre, de voir la dizaine d'eunuques noirs qui, sous la colonnade, montaient une garde nonchalante mais attentive. Ceux-là ne portaient point à leur ceinture le fouet de cuir tressé, mais bien de larges et brillants cimeterres qui ne promettaient rien de bon à qui oserait s'approcher.
Pourtant, Catherine brûlait de voir ce qui se passait clans ces pièces dont les lumières douces franchissaient le feuillage étoilé des jasmins grimpants pour venir caresser le sable rouge du jardin. Un instinct, presque animal, lui disait qu'Arnaud était là, derrière ce rempart de marbre et de fleurs, si proche que, s'il avait parlé, elle eût sans doute entendu sa voix. Elle le sentait peut-être au serrement brutal de son cœur, à la vague d'amère jalousie qui lui empoisonna la gorge. Les caresses du sultan étaient déjà bien éloignées de sa mémoire, réduites au rang vulgaire de simples formalités par une rage soudaine, brutale et dévastatrice. Ce n'était après tout qu'une piètre vengeance, un calcul sordide qui s'était allié à la trahison de ses sens insatisfaits ! Et Catherine, épouvantée, retrouvait, intacte et torturante, la morsure sauvage d'une jalousie aussi antique, aussi primitive que l'amour lui-même.
Dominant le murmure doux des instruments, une voix de femme s'éleva dans la nuit, chaude, grave, poignante de passion, tellement enfiévrée que Catherine, saisie, ne bougea plus, écoutant intensément.
Elle ne comprenait pas les paroles soupirées par ce magnifique organe de velours sombre, mais son instinct, sa féminité lui disaient que c'était là le plus ardent des appels à l'amour...
Elle écouta un instant, tellement ensorcelée par la voix mystérieuse qu'elle ne se rendit pas compte que les lumières s'éteignaient presque toutes dans le pavillon de Zobeïda. Le jardin se fit plus noir, et plus rose, plus tendre la clarté des quelques fenêtres demeurées éclairées.
La chanteuse avait baissé le ton, fredonnant presque... Alors, incapable de résister à la curiosité qui la dévorait, Catherine, insensiblement, se rapprocha du pavillon de la princesse.
Elle ne raisonnait même plus. La notion du danger mortel qu'elle courait s'était totalement abolie. Seul son instinct de conservation lui inspira d'ôter ses babouches, de glisser pieds nus sur le sable doux, de se courber sous les arbustes pour n'être pas aperçue des gardes. Peu à peu elle gagna les abords d'une fenêtre qu'une plante exotique enveloppait, se glissa au cœur de l'arbuste. Des épines la meurtrirent cruellement sans qu'elle laissât échapper une seule plainte, sans qu'elle essayât de se dérober à leur blessure. Enfin, elle avait atteint la fenêtre...
Doucement, tout doucement, elle se redressa. Ses yeux affleurèrent le rebord d'azulejos vert jade et il lui fallut mordre sa main pour ne pas crier. Juste en face d'elle, Catherine venait d'apercevoir Arnaud.
Il était assis, jambes croisées, parmi les coussins d'un énorme divan de brocart rose qui tenait au moins la moitié d'une petite pièce, intime et ravissante, dont les murs revêtus de cristal vert faisaient songer à l'intérieur d'une énorme pierre précieuse. Sa peau bronzée, ses cheveux noirs et les amples pantalons noirs brodés d'or qu'il portait pour tout vêtement ressortaient étrangement sur ce fond d'une féminine tendresse. Avec ses larges épaules et ses muscles puissants, il y était insolite comme une hache d'armes au milieu de dentelles.
Debout auprès de lui, une esclave étroitement voilée remplissait, dès qu'il la reposait, la large coupe d'or qu'il vidait sans cesse. Il était plus beau que jamais ; cependant, Catherine constata avec stupeur que son regard vacillait légèrement et comprit qu'il était plus qu'à moitié ivre !
Cela lui causa un choc. Jamais encore, elle n'avait vu son époux sous l'empire du vin. Ainsi, avec ses pommettes empourprées et ses yeux trop brillants, il évoquait l'aspect barbare d'un Gilles de Rais. C'était un inconnu que Catherine avait sous les yeux.
Mais elle reconnut aussitôt la femme qui se tenait non loin de lui, à demi étendue parmi des coussins argentés. C'était elle qui chantait, caressant nonchalamment de ses longs doigts souples les cordes d'une petite guitare ronde. C'était Zobeïda en personne... Et elle était belle à couper le souffle.
Une profusion de grosses perles laiteuses couvrait son cou, ses épaules, s'enroulait autour de ses bras minces, de ses chevilles fines, se perdait dans les flots noirs de sa chevelure dénouée, mais, pour le reste, elle s'enveloppait d'un nuage de gaze couleur de jade qui ne cachait aucun des charmes d'un corps parfait. Et Catherine sentit gonfler sa colère en constatant que sa rivale était encore plus séduisante que dans le souvenir, fugitif à vrai dire, qu'elle en avait gardé. Elle vit aussi que les yeux de Zobeïda ne quittaient pas un instant son prisonnier tandis que lui ne la regardait pas. Il regardait ailleurs, dans le vide que procure l'ivresse, mais une ivresse sans joie, que Catherine, instinctivement, devina volontaire.
Soudain, l'indifférence obstinée d'Arnaud eut raison de la patience de la Mauresque. Elle rejeta son instrument avec irritation, chassa l'esclave d'un sec mouvement des doigts, puis, se levant, alla s'étendre près d'Arnaud, posant sa tête sur les genoux de son amant.
.
Dans la nuit, Catherine frémit, mais Arnaud n'avait pas bougé.
Avec application, il vidait sa coupe lentement, méthodiquement.
Mais Zobeïda voulait le forcer à s'occuper d'elle. Catherine vit ses mains chargées de bagues ramper sur le torse d'Arnaud en une lente caresse, remonter vers les épaules, s'enrouler autour du cou, s'y suspendre pour attirer son visage vers celui qu'elle offrait. La coupe était vide, Arnaud la jeta loin de lui, d'un geste dédaigneux, et Catherine ferma les yeux parce que Zobeïda venait de se hausser jusqu'aux lèvres, d'y coller les siennes en un baiser passionné.
Mais, presque aussitôt, le couple se désunit. Arnaud s'était levé brusquement, essuyant de la main le sang qui perlait à ses lèvres, où Zobeïda avait mordu... Repoussée par lui, la princesse avait roulé sur le tapis.
— Chienne ! gronda-t-il. Je vais t'apprendre...
Il saisit, sur une table basse, une cravache qui traînait et en cingla le dos et les épaules de Zobeïda. Catherine retint un cri de terreur, oubliant sa jalousie devant ce j geste qui ne pouvait signifier selon elle que la condamnation d'Arnaud. L'orgueilleuse princesse devait être |
incapable d'endurer pareil traitement. Elle allait appeler, frapper le gong de bronze posé près du divan, faire accourir ses eunuques, ses bourreaux...
Mais non !... Avec un gémissement plaintif, l'indomptable Zobeïda rampait sur le tapis jusqu'aux pieds nus de son amant, y collait ses lèvres, enlaçait ses jambes de ses bras constellés de perles, levait vers lui des yeux noyés de bête soumise. Elle murmurait des mots que Catherine ne pouvait entendre, mais dont, peu à peu, la magie envoûtante devait jouer sur l'homme. Catherine vit la cravache tomber des mains de son époux. Il prit à plein poing les cheveux de Zobeïda, la releva jusqu'à son visage et s'empara de ses lèvres tandis que de sa main libre il arrachait les dérisoires et encombrantes mousselines. Le couple enlacé roula sur le sol de la pièce tandis qu'au-dehors le ciel, les arbres et les murs se mettaient à tourner autour de Catherine en une sarabande effrayante.
Haletante, le cœur chaviré, elle se plaqua contre le mur froid du palais, luttant contre la syncope. Elle sentait sa vie la quitter, crut qu'elle allait mourir là, dans la nuit, à deux pas de ce couple éhonté dont elle entendait les râles de plaisir... Sa main convulsive chercha la dague familière, à sa hanche, ne rencontra que la molle mousseline qui l'habillait à peine, tâtonna instinctivement à l'entour, saisie par un aveugle, un primitif désir de tuer. Oh ! trouver une arme, pouvoir se dresser devant son époux infidèle, pareille à quelque déesse de la vengeance, frapper cette créature qui osait l'aimer d'un amour abject, un amour d'esclave !... La main de Catherine ne rencontra point l'arme désirée, mais une ronce aux épines acérées qui s'enfoncèrent cruellement dans sa paume, lui arrachant un gémissement vite étouffé, mais lui restituant comme par miracle une conscience plus claire. Au même moment, un bruit de voix, d'allées et venues acheva de lui rendre le sens de la réalité. Elle reconnut le timbre nasillard de Morayma, quitta furtivement sa cachette, rampa sous les arbustes et rejoignit finalement l'allée centrale comme Morayma en personne y arrivait.
La vieille Juive jeta sur Catherine un regard soupçonneux.
— D'où viens-tu ? Je te cherchais...
— Dans ce jardin. La nuit était si... douce ! je n'avais pas envie de rentrer encore, fit la jeune femme avec effort.
Sans répondre, Morayma la prit par le poignet et l'entraîna vers la tour de l'Eau. Parvenue sous la colonnade éclairée, elle regarda sa prisonnière, fronça les sourcils, remarqua :
— Tu es bien pâle ! Es-tu souffrante ?...
— Non. Fatiguée peut-être...
— Alors, je ne vois pas pourquoi tu n'es pas encore couchée. Viens maintenant !
Catherine se laissa emmener sans résistance jusqu'à une suite de pièces dont elle ne vit rien. Ses yeux, envoûtés par son esprit bouleversé, formaient et reformaient sans cesse devant elle la scène d'amour dont ils venaient d'être les témoins. Et Morayma, qui s'attendait à des cris de joie devant le luxe que l'amour du calife offrait à cette esclave rachetée, ne comprit pas pourquoi, à peine entrée dans la chambre où l'attendait une armée de servantes, Catherine se laissa tomber sur les matelas de soie pour y pleurer toutes les larmes de son corps.
La maîtresse du harem eut cependant assez de sagesse pour ne point poser de questions. Elle se contenta de renvoyer d'un geste autoritaire toutes les servantes, puis, patiemment, s'assit au pied du lit pour attendre que l'orage cesse.
Elle l'attribuait, avec philosophie, aux émotions plutôt fortes de cette journée mouvementée. Mais Catherine pleura longtemps, si longtemps que, seule, la fatigue vint à bout de son chagrin. Quand ses sanglots se turent, elle glissa sans transition dans un sommeil de bête harassée... Il y avait déjà un moment que Morayma l'avait précédée au pays des songes et dormait, tassée sur elle- même. La nuit d'été, ponctuée par le tintement de la cloche des canaux, acheva de couler sur Grenade.
Il y avait tant de monde dans la chambre de Catherine lorsqu'elle ouvrit ses yeux encore gonflés par les larmes qu'elle les referma aussitôt, persuadée que c'était seulement la suite de ses rêves fiévreux.
Mais le contact de tampons humides et frais sur ses paupières la convainquit de son erreur : elle était bien éveillée. Une voix ronronnante s'en mêla.
— Allons, réveille-toi, Lumière de l'Aurore, ma perle précieuse !
Réveille-toi pour contempler ta gloire !
Catherine rouvrit des yeux méfiants. La gloire en question consistait en un bataillon d'esclaves aux bras chargés d'objets divers, agenouillées un peu partout dans la chambre. On lui présentait des soieries, des mousselines de toutes les couleurs, de lourds bijoux d'or sertis de pierres d'une grosseur barbare, des buires de parfums et d'huiles rares, des oiseaux aux longues plumes légères qui avaient l'air d'énormes joyaux aux couleurs fulgurantes. Mais ce qui retint immédiatement le regard de la nouvelle favorite, ce fut la forme débordante de Fatima qui, assise en tailleur sur un gros coussin posé à même le sol, les mains nouées sur son ventre drapé de soie rouge vif et sa noire figure fendue d'un sourire lunaire, la regardait s'éveiller avec une mine réjouie. Penchée sur Catherine, une jeune esclave couleur café au lait bassinait ses paupières.
S'apercevant que la jeune femme la regardait, l'Éthiopienne se leva et s'inclina avec une étonnante souplesse, balayant le sol des absurdes plumes de paon fixées à sa coiffure.
— Que fais-tu là ? demanda Catherine du bout des lèvres.
— Je suis venue saluer l'astre naissant, ô Splendeur ! Il n'est bruit, dans les souks, que de la bien-aimée du Calife, de la perle rare que j'ai eu le privilège de découvrir...
— Et tu viens, dès l'aurore, chercher ta récompense, j'imagine ?
Le ton méprisant de Catherine n'effaça pas le sourire de Fatima.
Visiblement, la négresse éclatait d'une joie qui la rendait imperméable à toute autre impression.
— Ma foi non ! Je suis venue t'apporter un présent.
— Un présent ? De ta part ?
— Pas tout à fait. De la part d'Abou-le-Médecin !
Tu sais, Lumière de l'Aurore, nous avons gravement méconnu cette belle âme !
Le nom de son ami secoua comme par enchantement la nonchalance de Catherine. Au fond de la vague de colère, de douleur et de dégoût où elle avait plongé, la pensée d'Abou était quelque chose de réconfortant. Elle se redressa sur un coude, repoussant l'esclave qui alla s'agenouiller un peu plus loin.
— Que veux-tu dire ?
La main noire de Fatima désigna un grand couffin de paille dorée où s'empilaient les plus beaux fruits que Catherine ait jamais vus, la plupart lui étant d'ailleurs inconnus.
— Il est venu, dès le premier éclat du jour, apporter ceci en me priant de monter en Al Hamra t'en faire l'offrande.
— Toi ? Il ne devrait pourtant guère éprouver de reconnaissance envers toi ! Ne m'as-tu pas dupé ?
— C'est pourquoi je dis qu'Abou-al-Khayr possède une grande âme. Non seulement il ne m'en veut pas, mais encore il est plein de gratitude pour ce que j'ai fait: «Tu as permis que j'assure, sans le vouloir, le bonheur de mon Calife, m'a-t-il dit avec des larmes dans la voix, et, désormais, le Commandeur des Croyants se souviendra, dans ses prières, d'Abou-le-Médecin qui lui a sacrifié un joyau sans prix ! »
Quant à toi, poursuivit l'Éthiopienne avec volubilité, il te supplie d'accepter ces fruits, d'honorer chacun d'eux du contact de tes lèvres afin qu'en échange ils raffermissent ton cœur effrayé par ta chance, vivifient tes forces et te donnent l'éclat qui rendra durable ton bonheur.
Ces fruits, à ce qu'il assure, ont des vertus magiques, mais qui n'ont de pouvoir que pour toi !
Fatima pouvait continuer à débiter, avec une satisfaction vaniteuse, de belles phrases bien tournées, Catherine avait compris que cet envoi matinal contenait autre chose que des fruits, même magnifiques. Elle se força au sourire, prise d'une hâte soudaine d'être débarrassée de tous ces gens, et de Fatima la toute première.
— Remercie mon ancien maître de sa générosité. Dis-lui que je n'ai jamais douté de la bonté de son cœur et que je ferai tout au monde pour conquérir à jamais le cœur de celui que j'aime. Si je n'y parviens pas, je saurai mourir, fit-elle, jouant audacieusement sur les mots.
Voyant que sa visiteuse ne faisait pas mine de bouger, que les servantes paraissaient figées dans leurs attitudes d'offrande, Catherine appela auprès d'elle Morayma qui entrait à cet instant précis et la fit pencher pour lui parler bas.
— Je suis encore lasse, Morayma. Je voudrais dormir pour achever de restaurer mes forces, être plus belle quand reviendra le Maître. Est-ce possible ?
— Plus rien n'est impossible, ô rose entre les roses ! Tu n'as qu'à ordonner. On te laissera reposer autant que tu le voudras ! J'aime à te voir si raisonnable, si soucieuse de plaire ! Tu iras loin !
Sa main teintée au henné désignait les yeux encore gonflés de la jeune femme.
— Il est heureux que le maître soit absent. Tu auras ainsi tout le temps de retrouver l'éclat du bonheur ! Sortez, vous autres !
— Reviens me voir bientôt, Fatima ! dit Catherine à la grosse négresse qui allait se retirer, assez désappointée, avec les autres.
J'aurai sans doute besoin de toi et je serai toujours heureuse de te voir.
Il n'en fallut pas plus pour que les plumes de paon, un peu consternées l'instant précédent, reprissent une arrogante stabilité.
Gonflée d'orgueil, se voyant déjà la confidente de la favorite, de la future sultane peut-être si elle donnait un fils au Calife, Fatima se retira majestueusement, les porteuses de présents royaux sur ses talons.
Dors maintenant, fit Morayma. en tirant les immenses voiles de mousseline rose qui enveloppaient le lit de Catherine. Et ne mange pas trop de fruits, ajouta-t-elle voyant que la jeune femme attirait la corbeille auprès d'elle. Cela fait gonfler lorsque l'on en abuse et, en ce qui concerne les figues...
La phrase demeura en suspens. Morayma s'était soudain jetée sur le sol et s'y prosternait, paumes étendues et face contre terre. Au seuil de la chambre, dans le cadre gracieux d'un arc mauresque, la princesse Zobeïda venait d'apparaître.
Ses cheveux, dénoués, pendaient jusqu'à ses reins et elle portait simplement une sorte de gandoura de brocart bleu-vert serrée à la taille par un large cercle d'or ; mais, malgré ce négligé, sa mince silhouette offrait une image parfaite de l'orgueil à l'état pur. Le sang de Catherine bondit quand la voix étouffée de Morayma lui souffla :
— Lève-toi et agenouille-toi ! Voici la princesse...
Aucune force humaine n'aurait pu contraindre la
jeune femme à faire ce qu'on lui demandait. Se prosterner, elle, devant cette sauvagesse qui osait lui prendre son époux ? Même le plus élémentaire instinct de conservation ne pourrait l'y obliger ! La haine que cette femme lui inspirait la brûlait jusqu'aux entrailles.
Immobile, dressant au contraire avec arrogance sa tête fine, elle regarda venir l'autre avec des prunelles que la colère rétrécissait.
— Par pitié !... pour toi et pour moi, agenouille-toi ! chuchota Morayma affolée tandis que Catherine se contentait de hausser les épaules. .
Zobeïda, cependant, était arrivée jusqu'au lit. Ses grands yeux sombres en examinaient l'occupante avec une curiosité qui l'emportait sur la colère.
— Est-ce que tu n'entends pas ce qu'on te dit ? Tu dois te prosterner devant moi !
— Pourquoi ? Je ne te connais pas !
— Je suis la sœur de ton maître, femme, et, comme telle, ta souveraine ! Tu ne dois pas, en ma présence, t'élever au-dessus de la poussière que tu es ! Lève-toi et prosterne-toi !
— Non ! fit Catherine nettement. Je suis bien ici et je n'ai aucune envie de me lever. Mais je ne t'empêche pas de t'asseoir.
Elle vit une bouffée de colère assombrir le beau visage mat et, un instant, trembla pour sa vie. Mais non... Zobeïda se maîtrisait. Un sourire méprisant arqua ses lèvres rouges et elle haussa les épaules.
— Ta chance te monte à la tête, femme, et je veux bien me montrer indulgente pour cette fois ! Mais tu sauras qu'en l'absence de mon frère je règne ici. Au surplus, couchée ou à genoux, tu es toujours à mes pieds. Prends garde, cependant, de me rendre à l'avenir les respects que tu me dois car je pourrais être moins patiente une autre fois. Aujourd'hui je suis de bonne humeur.
À son tour, Catherine dut faire effort pour maîtriser la colère qui grondait en elle. De bonne humeur ? En vérité, elle ne comprenait que trop bien la raison de cette mansuétude. Il suffisait de contempler le négligé de Zobeïda, ses cheveux défaits, cette robe lâche passée à même la peau au sortir du lit, les cernes bleuâtres qui marquaient les yeux de la princesse... Depuis combien de temps était-elle sortie des bras d'Arnaud ?
Brusquement, le silence qui se faisait pesant fut brisé par l'éclat de rire de la princesse.
— Si tu te voyais ! Tu as l'air d'une chatte prête à griffer ! En vérité, si tu ne m'étais pas inconnue, je dirais que tu me détestes. D'où viens-tu, femme aux cheveux jaunes ?
— J'ai été prise par les corsaires barbaresques, vendue comme esclave à Almeria, récita Catherine.
— Cela ne dit pas ton pays. Es-tu du pays des Francs ?
— En effet ! Je suis née à Paris.
— Paris !... Les voyageurs que mon frère accueille volontiers disent que c'était, naguère, une ville incomparable par sa science et sa richesse, mais que la guerre et la misère la ruinent et la dégradent chaque jour. Est-ce pour cela que ses habitants s'en vont en esclavage
? — Je crains, fit Catherine sèchement, que tu ne comprennes pas grand-chose aux affaires de mon pays. Je saurais d'ailleurs bien mal te les expliquer.
— Qu'importe ! Cela ne m'intéresse pas ! Au fond, à l'exception de quelques-uns, vous n'êtes bons qu'à faire des esclaves et je ne comprendrai jamais le goût des hommes pour vos peaux blanches, vos cheveux jaunes. Tout cela est si fade !
Dans un geste plein de grâce nonchalante, Zobeïda s'étirait et, tournant le dos à Catherine, se dirigeait vers la porte, mais, avant d'en franchir le seuil, elle se retourna.
— Ah ! j'allais oublier ! Écoute ce que je vais te dire, femme, et tâche de t'en souvenir, si tu veux vivre ; le caprice de mon frère, qui ne durera pas, sois-en bien certaine, t'a mise à la place d'une sultane et logée dans mon voisinage. Mais si tu tiens à réjouir encore durant quelques nuits les sens du Calife, ne t'approche pas de mon logis.
Seules, les femmes de mon service ont ce droit ou celles que je convie, mais je ne tolère pas qu'une étrangère, une barbare s'y introduise. Si l'on te voit rôder autour de mes appartements, tu mourras !
Catherine ne répondit pas. Elle comprenait que cette rigueur s'appliquait surtout à une femme venue du même pays qu'Arnaud. Un instant, elle eut la tentation de lancer ce qu'elle pensait au visage de sa rivale, mais se retint. A quoi bon exciter la colère dangereuse de cette fille ? Ce n'est pas une joute oratoire avec Zobeïda qui lui rendrait Arnaud. Elle ne put, cependant, se retenir de murmurer :
— Caches-tu donc un trésor dans ta demeure ?
— Tu es trop bavarde et trop curieuse, femme aux cheveux jaunes
! Et je n'ai plus de patience pour toi. Remercie Allah que je ne veuille pas attrister 'non frère en lui brisant si tôt un jouet dont il n'est pas encore las ! Mais tiens ta langue et voile tes yeux si tu veux conserver l'une et les autres ! Aveugle et muette, tu serais tout juste bonne pour les galeux du Maristan ! Souviens-toi : n'approche pas de mon logis !
D'ailleurs... Tu ne resteras pas longtemps ma voisine.
— Et pourquoi donc ?
Parce que tu m'as déçue ! On disait merveilles de toi dans le palais et j'ai voulu contempler une beauté aussi exceptionnelle, mais...
Tout en parlant, Zobeïda était revenue vers Catherine. Son allure nonchalante, féline évoquait irrésistiblement une panthère noire. Elle se penchait maintenant et le cœur de la jeune femme manqua un battement car la princesse choisissait, dans la corbeille, une énorme pêche rose et duveteuse dans laquelle ses petites dents aiguës mordirent avidement. Ne sachant pas ce que contenait au juste le couffin, Catherine trembla qu'elle ne le découvrît avant elle. Était-ce sous les fruits... ou dans un fruit ? Avec Abou-al-Khayr, on ne pouvait savoir. Les yeux agrandis, elle regardait Zobeïda manger le fruit dont le jus coulait sur ses doigts. Quand elle eut fini, la princesse jeta le noyau sur Catherine comme si elle eût été un simple pot de détritus et daigna achever sa phrase.
— ... Mais tu n'es pas aussi belle que je le croyais ! Non, en vérité, j'en connais de plus belles que toi !
A nouveau elle se penchait, choisissait, cette fois, une figue noire aux reflets violets et, de son pas languissant, s'éloignait enfin. Il était temps ! Folle de colère, Catherine avait déjà empoigné un gros melon doux et allait s'en servir comme projectile. Mais le brocart couleur de mer de Zobeïda avait déjà disparu et le fruit tomba des mains de Catherine tandis qu'avec un gémissement Morayma se relevait enfin.
Durant tout l'entretien, elle était demeurée prosternée à terre. Zobeïda en effet avait oublié de lui ordonner de se relever. Épouvantée de l'audace de Catherine, elle avait préféré se faire oublier et avait assez bien réussi à se confondre avec les épais tapis de soie. Mais ce long agenouillement avait endolori ses articulations.
— Allah ! grogna-t-elle. Mes os craquent comme un sarment dans le feu ! Qu'est-ce qui t'a pris, Lumière de l'Aurore, de tenir tête à la redoutable Zobeïda ? En vérité, je m'étonne que tu vives encore !
Faut-il que la nuit passée ait été douce à notre princesse pour qu'elle soit si magnanime !
Ces mots trop évocateurs étaient plus que Catherine n'en pouvait endurer.
— Va-t'en ! gronda-t-elle entre ses dents serrées. Va-t'en !
Disparais de mes yeux si tu ne veux pas que le Calife. Entende parler de toi à son retour...
— Qu'est-ce qui te prend ? s'étonna la vieille Juive. Je ne t'ai rien dit d'offensant.
— Je veux la paix, tu m'entends ? La paix ! Disparais et ne reviens que si je t'appelle ! Je t'ai déjà dit que je voulais dormir : Dormir !
C'est clair ?
— C'est bon, c'est bon, je m'en vais...
Impressionnée, malgré elle, par le ton exaspéré de la nouvelle favorite, Morayma jugea plus prudent de s'esquiver.
Demeurée seule avec sa colère, Catherine ne perdit cependant pas de temps à lui donner libre cours. Attirant la corbeille de fruits, elle se mit en devoir de la vider, empilant les fruits sur son lit. Il y en avait une belle quantité et il lui fallut aller jusqu'au fond pour trouver ce qu'elle cherchait sans savoir ce que cela pouvait être. Abou-al-Khayr était un homme prudent.
Contre la vannerie dorée du panier, Catherine trouva trois choses dont l'une, au moins, lui arracha une exclamation de joie : sa chère dague à l'épervier, la compagne fidèle de ses jours les plus difficiles.
Deux autres objets l'accompagnaient, une petite fiole de verre enchâssée dans un étui d'argent et une lettre qu'elle se hâta de lire.
« Quand le voyageur s'introduit dans la profonde forêt où grondent les fauves, il lui faut une arme pour défendre sa vie. Tu as commis une grande folie en t'éloignant sans mon avis car j'aurais souhaité pour toi un destin moins éclatant... mais moins exposé. Mais celui qui veut se dresser contre la volonté d'Allah est un insensé et tu as seulement suivi ton destin. Tes serviteurs veillent sur toi de loin. Josse a pu entrer dans la garde du vizir. Il loge maintenant à l'Alcazaba, près du palais. Mais Gauthier a grand-peine à jouer le rôle de serviteur muet que je lui impose auprès de moi. Il me suit partout et je pense rendre de nombreuses visites au Commandeur des Croyants lorsqu'il sera de retour. Jusque-là, ne brusque rien. La patience, elle aussi, est une arme.
« Quant au flacon, il contient un poison rapide. Le sage prévoit toujours qu'il peut échouer... et les bourreaux mongols de la princesse savent trop bien comment jouer des symphonies de souffrance sur les pauvres harpes humaines... »
Il n'y avait, bien entendu, aucune signature. Catherine se hâta de brûler la lettre sur les charbons du grand brûle-parfum de bronze posé au centre de la pièce. Elle était écrite en français, mais ce palais recelait trop de surprises pour ne pas la détruire... Catherine regarda le papier de coton se tordre, noircir et se changer en une fine cendre.
Elle se sentait infiniment mieux, l'esprit plus libre, plus léger.
Maintenant qu'elle était armée, les chances lui semblaient plus égales puisqu'elle avait le pouvoir de frapper cette arrogante Zobeïda et l'arracher définitivement des bras d'Arnaud, quitte à la suivre aussitôt dans la mort.
Serrant contre son cœur l'acier froid de l'arme, Catherine se laissa glisser de nouveau sur ses coussins. Il lui fallait réfléchir posément à ce qui allait suivre !...
Accroupie sur un énorme coussin de cuir brodé, Marie, la jeune odalisque française, suçait un sorbet à la rose avec des grâces de jeune chat. Elle observait silencieusement Catherine qui, étendue à plat ventre, le menton dans ses paumes, réfléchissait sombrement à son sort. À cette heure de la sieste, le palais tout entier était plongé dans le silence et le repos. Seules bougeaient un peu les esclaves chargées d'agiter les immenses éventails de plumes au-dessus des belles endormies. Dans l'air brûlant du dehors, les plantes elles-mêmes semblaient pétrifiées.
La visite de Zobeïda, vieille maintenant de trois jours, avait anéanti tous les projets de Catherine. Non contente de lui interdire l'approche de ses appartements, la princesse avait pris des dispositions spéciales concernant sa voisine.
En effet, quand la jeune femme avait voulu quitter son appartement pour se rendre au jardin avec ses suivantes, elle avait vu soudain deux lances se croiser devant elle tandis qu'une voix gutturale lui intimait l'ordre de rentrer dans sa chambre. Et, comme elle s'insurgeait contre cette claustration forcée, l'eunuque chargé spécialement de sa surveillance lui avait appris qu'en l'absence du Calife la très précieuse favorite devait être surveillée jours et nuits de crainte qu'il ne lui arrivât malheur.
— Malheur ? Dans ce jardin ?
— Le soleil brûle, l'eau noie, les insectes piquent et la vipère porte la mort ! avait répliqué le Noir sans s'émouvoir. Les ordres sont formels. Tu dois demeurer chez toi.
— Jusqu'à quand ?
— Jusqu'à ce que le Maître revienne.
Catherine n'avait pas insisté. Aussi bien, l'étrange sollicitude de Zobeïda avait de quoi l'inquiéter car elle ne s'illusionnait guère sur les sentiments que lui portait la princesse : sans même la connaître, Zobeïda, d'instinct
sans doute, la haïssait aussi farouchement qu'elle- même le faisait.
Alors pourquoi cette garde attentive, ces consignes sévères ? Zobeïda ne pouvait deviner les liens qui l'attachaient à Arnaud. Elle n'était, pour Faîtière princesse, qu'une esclave de plus, une femme comme les autres, même si le caprice du prince l'élevait un instant au-dessus de ses pareilles. Craignait-elle tant que son captif, en apercevant seulement la nouvelle venue, ne s'y intéressât par trop ? Était-ce le seul fait que Catherine appartînt au même peuple qu'Arnaud qui motivait ses agissements ? La simple crainte des bourreaux aurait dû suffire, normalement, à retenir la favorite loin du logis de la princesse... Depuis trois jours, l'esprit de Catherine s'était acharné à trouver des réponses à toutes ces questions mais en vain. Morayma, interrogée, était devenue curieusement discrète. Elle faisait le dos rond, semblait chercher à se faire aussi petite que possible et ne levait plus sur Catherine qu'un regard où l'espoir se mêlait à une crainte insurmontable. Ses visites étaient d'une remarquable brièveté. Elle venait s'enquérir de ce que pouvait désirer la jeune femme et disparaissait avec une hâte visible. En vérité, Catherine n'y comprenait plus rien, mais, vivant dans la crainte d'apprendre le départ de Zobeïda, et d'Arnaud par conséquent, pour les terres lointaines du Maghreb, elle en arrivait peu à peu à l'épuisement de sa résistance nerveuse. Les nuits surtout, au cours desquelles son imagination affolée servait sa jalousie, étaient insupportables et Catherine était à deux doigts de se jeter, tête première, dans le premier coup de folie qui lui passerait par la tête, quand, dans la matinée du quatrième jour, elle avait vu arriver Marie-Aïcha, étroitement voilée suivant la tradition, mais souriante.
— J'ai pensé que tu t'ennuyais, lui dit la jeune femme en rejetant son voile, et Morayma n'a pas fait trop de difficultés pour me permettre de venir ici.
— Les eunuques t'ont laissée passer ?
— Pourquoi pas ? Ils ont ordre de t'empêcher de sortir, mais tu peux recevoir des visites.
La présence de Marie avait fait du bien à Catherine. C'était une présence amicale et, de plus, la jeune fille venait du même pays qu'elle
: la Bourgogne. Avec stupeur, Catherine, en l'écoutant raconter son histoire, avait découvert avec la sienne propre plus d'une analogie. En effet, cette jolie fille de vigneron beaunois avait eu la malchance d'attirer l'attention d'un sergent du duc Philippe. Cet homme, jouissant de la faveur de son maître, avait demandé que Marie Vermeil lui fût donnée pour épouse et l'ordre était venu, dans la petite maison de Beaune, de préparer la noce. Marie aurait peut-être pris la chose avec philosophie car le sergent, Colas Laigneau, était plutôt beau garçon, si elle ne s'était éprise, depuis longtemps déjà, d'un sien cousin Jehan Goriot auquel elle avait juré foi et amour.
Jehan était un assez mauvais sujet, toujours à court d'argent, mais jamais à court de filles et rêvant d'aventures fabuleuses. Il avait la langue bien pendue, l'imagination fertile et, auprès de lui, Marie rêvait tout éveillée. Tel qu'il était, malgré ses nombreuses infidélités, elle l'adorait, et quand l'ordre du duc était venu lui enjoindre d'épouser Colas, Marie s'était affolée, avait supplié Jehan de l'enlever et de fuir avec elle vers ces pays du Sud, pleins de soleil et de fleurs, dont il lui rebattait les oreilles depuis qu'un ménestrel de passage lui en avait parlé.
À sa manière, Jehan aimait Marie. Elle était belle et sage. Il la désirait ardemment et l'idée de l'enlever, surtout en la soufflant à un autre, lui souriait. Mais il fallait de l'argent. C'est alors qu'ils avaient commis leur mauvaise action : Marie avait emprunté la moitié des économies de son père, sans l'en avertir bien entendu, tandis que Jehan dévalisait la maison du bailli parti pour une journée sur ses terres de Meursault. La même nuit, une nuit bien sombre, les deux amants avaient fui vers la Saône pour ne plus revenir. Mais Marie, qui avait cru partir vers le bonheur, n'avait pas tardé à déchanter.
Certes, Jehan lui avait appris l'amour et elle y avait pris goût, mais, en se donnant à lui, Marie avait perdu, peu à peu, toute valeur aux yeux de son amant. Et puis, elle l'aimait trop, elle finissait par l'ennuyer. Enfin, les yeux noirs des belles filles du Midi avaient attiré le garçon qui n'avait plus eu qu'une idée : se débarrasser de Marie qui ne cessait de parler mariage. Et il avait trouvé pour cela le plus bassement abject des moyens ; spéculant sur la beauté fraîche de sa fiancée, il l'avait vendue à un trafiquant grec de Marseille qui, enlevant la jeune fille nuitamment, l'avait embarquée sur sa nef marchande et l'avait revendue, au marché des esclaves d'Alexandrie, au pourvoyeur sarrasin du Calife de Grenade.
— Voilà comment je suis arrivée ici, conclut Marie avec simplicité. Bien souvent, j'ai regretté mes noces bourguignonnes... et la maison de mes parents. Ce Colas n'était peut-être pas un mauvais homme, j'aurais pu être heureuse!
— Et Jehan ? avait demandé Catherine passionnée malgré elle.
Les yeux clairs de la petite avaient eu un éclair meurtrier.
— Si je le retrouve un jour, je le tuerai ! affirma-t-elle d'une voix si paisible que Catherine ne mit pas en doute un seul instant cette affirmation.
Après quoi, encouragée par la confiance que Marie venait de lui témoigner, elle avait, à son tour, raconté son histoire à sa nouvelle amie.
Cela avait pris un long moment, mais Marie l'avait écoutée de bout en bout sans l'interrompre. C'est seulement lorsque la jeune femme eut terminé son récit que Marie soupira :
— Quelle fabuleuse histoire ! Ainsi le mystérieux Franc est votre époux ? Et moi qui te... qui vous croyais une pauvre fille comme moi
! Je sais maintenant où je vous ai vue : c'était à Dijon où mon père m'avait menée à la foire. J'étais bien jeune encore, mais j'ai gardé la vision éblouie d'une dame merveilleusement belle et aussi brillante que le soleil.
— Tu dois trouver que j'ai changé ! remarqua Catherine avec un peu d'amertume. Et il n'y a aucune raison pour que tu me dises vous.
Il n'y a plus de distance entre nous maintenant...
— Changé ? fit la petite avec gravité. Certes, vous avez changé, mais, à cette époque, vos parures empêchaient presque d'apprécier votre beauté. Maintenant, elle est plus évidente ! Vous êtes différente, voilà tout.
— Je t'en supplie, pria Catherine gentiment, ne me traite pas en grande dame ! Simplement en amie, j'en ai bien besoin.
Marie, alors, avait joyeusement consenti à laisser de côté le vous protocolaire et, la glace étant définitivement brisée, les deux jeunes femmes s'étaient retrouvées complices, liées l'une à l'autre aussi étroitement que par un lien du sang. Marie, venue moitié par désœuvrement, moitié par curiosité, se retrouva dévouée à Catherine corps et âme, son alliée pour le meilleur et pour le pire.
— Promets-moi, si tu fuis, de m'emmener avec toi et je ferai tout pour t'aider ! Tu dois tellement souffrir à cause de Zobeïda.
— Si je quitte ce palais et cette ville, tu me suivras, je le jure.
Alors, la jeune fille avait fourni à sa nouvelle amie quelques renseignements pleins d'intérêt.
— Tu es en danger, lui dit-elle. Si le Calife ne revient pas, tu ne vivras pas une heure de plus.
— Pourquoi ne reviendrait-il pas ?
— Parce qu'Aben-Ahmed Banu Saradj, le Grand Vizir, le hait presque autant qu'il désire Zobeïda dont il était l'amant avant l'arrivée du chevalier franc. Il désire aussi s'emparer du trône pour y faire monter la princesse avec lui... et cette soi-disant expédition de Yusuf, l'ancien Calife, père de Muhammad, contre son fds, ne me dit rien qui vaille. Les deux hommes ne s'aiment pas, mais Yusuf est las du pouvoir. Il faut la naïveté de son fils pour croire qu'il souhaite lui reprendre un trône abandonné de son plein gré. La naïveté et les insinuations de Banu Saradj !... Je crains fort que le Maître ne soit allé au-devant d'une embuscade bien montée.
— Alors ? fit Catherine en pâlissant, je suis perdue ?
— Pas encore ! Muhammad est naïf mais valeureux. C'est un guerrier, il peut s'en tirer. C'est pourquoi Zobeïda se contente de te faire surveiller. Si son frère revient, elle n'aura fait que veiller, un peu trop soigneusement peut-être, sur la favorite de son frère bien-aimé.
Et si la nouvelle de la mort du Calife arrive ici, tu ne vivras pas une heure de plus !
— Pourquoi ? Que lui ai-je fait ?
— Toi, rien. Mais Zorah l'Égyptienne s'est chargée de toi. Elle est bien vue de la princesse envers laquelle elle a toujours montré une écœurante servilité. Et, comme Zorah veut ta mort à tout prix, elle a fait preuve d'imagination... je pourrais presque dire de génie puisqu'elle a, sans le savoir, découvert la vérité !...
— Que veux-tu dire ?
— Qu'une seule personne ose s'opposer au Calife : Zobeïda. Il fallait te faire d'elle une ennemie impitoyable. Pour cela, un seul moyen : sa jalousie envers tout ce qui touche le capitaine franc. Zorah, jouant sur le fait que tu viens du même pays, a insinué à la princesse que tu étais éprise de son prisonnier et que tu cherchais à l'approcher !
Catherine poussa un cri de terreur, vite étouffé sous sa main tremblante.
— Elle a dit que... mon Dieu ! Mais je suis perdue ! Comment se fait-il que je n'aie pas encore été livrée ?...
— Aux bourreaux mongols ? C'est bien ce qu'espérait Zorah, connaissant le tempérament de Zobeïda. Mais la princesse n'est pas folle : te tuer, toi dont le Calife s'est si passionnément épris dès le premier regard, tandis qu'il était absent, c'était avouer sa participation au complot de Banu Saradj, c'était proclamer qu'elle espérait bien ne plus le revoir vivant. S'il revient, il te retrouvera donc intacte, mais sois certaine que tu ne jouiras pas longtemps de ses caresses. Tu n'auras pas à craindre les bourreaux, mais il t'arrivera quelque accident assez bien organisé pour que Zobeïda ne soit pas soupçonnée. Elle connaît son frère et sait que, sous l'apparente douceur d'un poète, il cache un goût de la sauvagerie digne de sa sœur. Ses colères sont rares mais dangereuses. Et le désir qu'il a de toi est violent... Si j'en crois tout ceci !
De la main, Marie désignait un rouleau de papier enveloppé d'une housse de velours constellée de saphirs et contenant des poèmes que Muhammad envoyait à sa bien-aimée. Les jours précédents, Catherine avait reçu, de la sorte, une aigrette blanche retenue par une boucle de grosses perles roses, une cage d'or pleine de perruches bleues et une extraordinaire œuvre d'art : un paon d'or massif déployant l'éventail d'une queue toute de pierreries.
— C'est d'ailleurs assez rassurant, conclut Marie. Cela prouve au moins que le Commandeur des Croyants est toujours en vie... qu'Allah veuille l'y conserver !
Les esclaves apportant le repas des deux femmes avaient interrompu leurs confidences. Mais, tandis que Marie faisait joyeusement honneur aux nombreux plats qu'on lui servait, Catherine tombait dans une rêverie profonde dont Marie se garda bien de la tirer. Sa situation était pire encore qu'elle ne l'avait imaginée. À tout instant pouvait arriver la nouvelle de la mort de Muhammad... et alors !... Dieu seul savait combien de minutes il lui resterait à vivre. Elle n'aurait même pas la possibilité d'avertir Arnaud et elle mourrait près de lui sans même qu'il s'en doutât. Quant à ses amis ; comment les appeler à son aide ?
Josse, enrôlé dans les troupes du Calife, était à l'Alcazaba, mais le moyen de lui envoyer un messager ? Pouvait-elle faire appeler Fatima auprès d'elle, lui confier une lettre pour Abou-al-Khayr ? La lettre parviendrait-elle ? Et, toujours, revenait la même question torturante : aurait-elle le temps ?
Marie, qui avait fini son sorbet, commençait à picorer de grosses dattes luisantes de sucre, bien décidée à ne pas interrompre la méditation de Catherine, quand, brusquement, celle-ci se retourna sur le dos et planta son regard dans les yeux de la jeune fille.
— Puisqu'il en est ainsi, déclara-t-elle calmement, je n'ai plus un instant à perdre. Il faut agir aujourd'hui même.
— Que vas-tu faire ?
Catherine ne répondit pas tout de suite.
Au moment de prononcer les paroles décisives, elle s'accorda le temps d'une ultime hésitation parce que tout de même c'était sa vie qu'elle allait jouer et parce que cette fille lui était encore à peu près inconnue. Mais la petite Marie posait sur elle des yeux si clairs, si francs que la légère prévention demeurée en Catherine s'envola. Si elle ne pouvait faire confiance à cette petite, en vérité elle ne pourrait plus accorder créance à personne. Aussi bien, le temps pressait. Elle se décida.
— Il faut que je sorte d'ici, que je voie mon époux...
— C'est l'évidence.. Mais comment ? A moins que...
— À moins que ?
— À moins que nous ne changions de vêtements et que tu ne sortes à ma place. Ce costume a du bon : pour savoir ce qu'il y a au juste dans leurs paquets de voiles il faut être malin, d'autant plus que nous avons la même nuance de peau et qu'en baissant les paupières la couleur des yeux ne se voit pas.
Le cœur de Catherine battit plus fort mais plus régulièrement. Marie l'avait devinée et, tout naturellement, proposait ce qu'elle hésitait à lui demander. Elle prit la main de la petite dans la sienne.
— Est-ce que tu te rends compte, Marie, que tu vas risquer ta vie dans cette affaire ? Si l'on vient pendant que je serai absente...
— Je dirai que tu m'as attaquée, ficelée. Ce n'est pas difficile de ligoter quelqu'un ici. Le tissu fin et solide ne manque pas. Si l'on vient, je serai à couvert... ou à peu près. Si l'on ne vient pas, tu me délieras en revenant, si tu reviens, et tout sera dit !...
— Comment expliqueras-tu mon absence si Morayma apparaît ?
— Je dirai que tu étouffais ici et que tu voulais absolument respirer.
— Au point de te ficeler pour prendre tes vêtements ?
— Pourquoi pas ? Si tu savais les idées invraisemblables que l'ennui souffle aux femmes, dans ce harem, tu saurais que Morayma ne s'étonne plus de rien ! Malgré tout, prends garde ! Ce que tu vas faire est extrêmement dangereux. Vouloir parler au chevalier franc, c'est chercher la mort. Si Zobeïda te surprend, rien, pas même la pensée de la colère de son frère, ne pourra te sauver de sa fureur.
Dans ces instants-là elle devient sourde, aveugle à tout ce qui n'est pas sa haine.
— Tant pis ! Qui ne risque rien n'a rien. Ce qui me tourmente, c'est comment je franchirai les postes de garde. Le jardin privé de Zobeïda est sur l'autre face de son logis, n'est-ce pas ? Et j'ai entendu dire que mon époux y habitait un pavillon isolé.
— En effet. On l'appelle le palais du Prince parce qu'il a été construit pour un frère du sultan Muhammad V. Ses murs s'élèvent au bord d'un bassin d'eau bleue. Le seigneur franc n'en sort que pour la chasse... et sous bonne garde. Zobeïda craint trop que la nostalgie du pays natal ne l'emporte sur ses charmes et elle a fait du Grand Vizir son gardien favori.
— Je croyais qu'il était épris d'elle ?
— Cruauté bien dans le genre de Zobeïda. Banu Saradj exècre son rival et espère bien, sans doute, lorsqu'il sera sultan, s'en débarrasser, mais pour le moment rien ne lui importe plus que plaire à sa princesse. Elle ne pouvait choisir meilleur gardien et le sait bien. Mais revenons à notre plan. Ce n'est pas tellement difficile d'atteindre le jardin de Zobeïda. Il y a, près de ma chambre, une petite porte toujours fermée à clef, mais facile à ouvrir avec une lame de fer et un peu d'habileté. Elle donne sur les jardins. Un mur isole celui de Zobeïda, mais il est assez bas et quelqu'un de souple peut le franchir aisément en s'aidant des branches des cyprès qui le bordent. Tu dois être capable de faire cela, après toutes tes aventures.
— Je le suis. Mais si le mur est si aisé à franchir, pourquoi donc mon époux ne fuit-il pas ?
— Parce que le palais du Prince est gardé, étroitement, par les plus fidèles eunuques de Zobeïda. Ils sont nombreux, aveuglément fidèles, et leurs alfanges 1 tranchent net.
Ce n'était évidemment pas rassurant. Catherine, négligeant cependant le détail inquiétant, se fit expliquer soigneusement le chemin à suivre pour gagner d'abord la chambre de Marie sans éveiller la curiosité, puis, de là, la fameuse petite porte que la jeune odalisque lui décrivit avec un soin minutieux.
— On dirait que tu la connais bien ! remarqua Catherine.
— Il pousse, dans les jardins du Calife, d'énormes prunes particulièrement savoureuses et réservées à sa seule table... et je suis affreusement gourmande !
Catherine ne put s'empêcher de rire. Les deux amies continuèrent à bavarder en attendant que le jour baisse.
Le plan qu'elles avaient élaboré ne pouvait s'exécuter sous la grande lumière du soleil, mais les heures, à partir de cet 1 Cimeterre mauresque.
Instant, parurent longues à Catherine, d'autant plus pressée de se lancer vers son époux que l'approche de chaque nuit la mettait au supplice.
Elle savait trop comment Zobeïda employait le temps nocturne.
Elle vit s'éteindre le jour avec un réel soulagement. Quand ses esclaves apparurent avec les plateaux du souper, elle leur ordonna de tout laisser là et de disparaître.
— Nous reviendrons pour t'aider à te mettre au lit, maîtresse, fit la principale servante.
— Non. Je me coucherai seule. Mon amie restera encore un moment auprès de moi. Nous voulons que l'on nous laisse en paix.
Préviens Morayma que je la dispense de sa visite du soir. Je n'ai besoin de rien, que de tranquillité. Tu peux éteindre une partie des lampes. La grande lumière me blesse.
— Comme tu voudras, maîtresse ! Je te souhaite une agréable nuit
!
Dès que les esclaves eurent disparu, laissant les deux femmes dans une douce pénombre, Catherine et Marie grignotèrent quelques boulettes de mouton et des gâteaux au miel, puis se mirent en devoir d'exécuter leur plan. Marie dépouilla tous ses vêtements, les tendit à Catherine qui lui passa les siens. Elles étaient sensiblement de la même taille, mais Catherine était un peu plus mince. Elle dut serrer davantage autour de ses hanches la ceinture du pantalon de mousseline bleu de nuit qu'avait porté Marie. Ensuite, à l'aide de longs voiles déchirés, les deux femmes confectionnèrent des liens dont Catherine emprisonna son amie après l'avoir couchée dans son lit. — N'oublie pas de me bâillonner ! précisa Marie. Sinon, ce ne serait pas convaincant !
Une écharpe de soie fit l'affaire, mais, avant que sa compagne lui fermât la bouche, Marie recommanda :
Surtout, reste voilée, même si le voile est encombrant pour franchir un mur. Si tu ne montres pas ton visage, ton cas sera moins grave au cas où tu serais prise. Pas beaucoup moins, bien sûr, mais il faut mettre toutes les chances de ton côté. Maintenant, que Dieu te garde !
— Toi aussi, Marie. Sois tranquille, je n'oublierai pas ma promesse envers toi, sauf si je meurs !
— Cela va de soi. Mets le bâillon maintenant et serre !
Après s'être assurée que la prisonnière n'était tout de même pas trop mal installée, car sa captivité pouvait durer plusieurs heures, Catherine se pencha vers elle, l'embrassa sur le front et vit les yeux de Marie briller plus fort dans l'ombre. Puis elle tira soigneusement autour d'elle les rideaux roses et s'éloigna de quelques pas pour juger de l'effet. La légère couverture de soie fine montait jusqu'au nez de Marie et, dans l'ombre de la chambre, l'illusion était parfaite...
Catherine s'enveloppa du voile bleu de son amie. Elle ne portait dessous que le pantalon et une courte brassière à manches courtes emprisonnant les seins et s'arrêtant juste au-dessous. Malgré le voile, sa liberté de mouvements était suffisante et, après un adieu chuchoté, elle se dirigea d'un pas assuré vers la porte.
D'instinct, les gardes croisèrent leurs lances, mais elle murmura, imitant de son mieux la voix de la jeune fille :
— Je rentre chez moi. Laissez-moi passer. Je suis Aïcha !
L'un des eunuques tourna vers elle sa large face noire au nez camus et ricana.
— Tu rentres bien tard, Aïcha ! Que fait la favorite ?
— Elle dort ! fit Catherine inquiète de ce questionnaire inattendu.
Laisse-moi passer.
— Il faut que je m'assure que tu n'emportes rien, fit-il en posant sa lance contre le mur. La favorite a reçu de fabuleux trésors...
Les mains noires se mirent à la palper avec une insistance et une indiscrétion qui firent naître, chez la jeune femme révoltée, des doutes sur l'absence totale de virilité chez ce Noir. Elle savait déjà qu'il existait, chez ces êtres répugnants, des castrations incomplètes qui leur laissaient d'étranges appétits. Celui-là devait appartenir à la catégorie. Mais, comme il cherchait à déboucler sa ceinture pour poursuivre plus loin ses investigations, elle s'emporta.
— Laisse-moi tranquille ! Sinon j'appelle.
— Qui donc ? Mon camarade est sourd, muet et déteste les femmes.
— La favorite ! lança Catherine audacieusement. Elle est mon amie. Si je l'appelle, elle viendra et alors tant pis pour toi ! Elle demandera sûrement ta tête au Calife qui ne lui refusera pas un aussi modeste présent.
Elle eut la satisfaction de voir le visage noir devenir gris de peur.
L'eunuque laissa retomber ses mains, reprit sa lance et haussa les épaules.
— Si on ne peut plus plaisanter un peu... Passe ton chemin, et vite
! On se retrouvera...
Elle ne se le fit pas dire deux fois et, resserrant son voile autour d'elle, s'enfonça sous les ombres du patio. Elle traversa le jardin sans hésiter, franchit un mirador ajouré et se retrouva au cœur même du harem, dans la salle des Deux Sœurs, ainsi nommée à cause de deux énormes dalles jumelles qui en formaient l'ornement central. Là commençait le danger car plusieurs femmes étaient réunies dans cette salle miroitante, diaprée de rouge, de bleu et d'or, scintillante de stalactites irisées comme une grotte marine, sous ses coupoles aériennes tout en nids d'abeilles. Étendues sur des coussins, des tapis ou des divans, les femmes bavardaient, croquaient des sucreries ou sommeillaient. Certaines dormaient là n'ayant pas de chambre bien définie. L'ensemble formait un tableau somptueux, chaud et coloré.
Au grand soulagement de Catherine, aucune des autres ne fit attention à elle. Sauf lorsque l'une d'entre elles était appelée chez le Calife, les femmes du harem ne s'intéressaient guère à ce que faisaient leurs compagnes. Leurs vies étaient toutes semblables, toutes calquées sur le même modèle d'indolence et d'ennui.
Catherine traversa la salle, se répétant mentalement les indications que lui avait données Marie pour que, non seulement elle ne s'égarât point, mais encore eût l'air parfaitement habituée à la disposition des lieux. Il lui suffisait de suivre l'enfilade des colonnettes. Au-delà s'ouvrait le joyau d'Al Hamra en général et du harem en particulier, un rêve de marbre blanc ciselé autour d'une fontaine gardée de douze lions de marbre dont les gueules déversaient des jets d'eau scintillante dans la croix persane des canalisations creusées à même le sol rouge émaillé de vert et d'or. D'énormes orangers embaumaient le patio où le silence n'était troublé que par la chanson des fontaines, le doux glissement de l'eau débordant continuellement de la vasque de marbre.
L'endroit était d'une telle beauté que Catherine, émerveillée, s'accorda, malgré sa hâte, un instant de répit pour l'admirer. Un instant, elle s'imagina, seule avec Arnaud, dans un lieu aussi merveilleux...
Comme il devait être doux d'y aimer, d'y écouter le chant des fontaines et de s'y endormir enfin sous ce ciel de velours qui, là-haut, déversait la lumière douce de ses étoiles énormes sur les tuiles brillantes, multicolores, qui coiffaient les galeries.
Mais Catherine n'était pas là pour rêver. Elle secoua l'enchantement, fit le tour des aériennes arcades, lentement, sans faire le moindre bruit. Il n'y avait âme qui vive dans la cour où les lions, campés sur leurs pattes raides, montaient leur garde silencieuse et jaillissante. La chambre où habitait Marie se situait de ce côté. Elle la trouva sans peine, mais se garda bien d'y entrer, puis, s'enfonçant dans l'ombre d'un couloir à peu près invisible pour qui en ignorait l'existence, elle trouva finalement la petite porte des jardins.
L'endroit était obscur. Une lampe à huile, pendue assez loin, n'envoyait qu'un reflet incertain et la jeune femme eut quelque peine à trouver la serrure. Elle tâtonna, s'énervant de ne pas réussir du premier coup. Comment donc parvenir à forcer cette porte en n'y voyant rien ?
Mais, peu à peu, ses yeux s'accoutumèrent à cette demi-obscurité. Elle distingua mieux les contours de la serrure, tira le loquet de fer ouvragé, puis, engageant dans la serrure, à vrai dire très rudimentaire, la pointe de la dague, qu'elle avait cachée dans sa large ceinture d'orfèvrerie, elle eut enfin la joie de la sentir céder. Le battant de cèdre s'ouvrit sans un bruit, découvrant les immenses jardins envahis par la nuit.
Prestement, Catherine se glissa au-dehors. Les alentours étaient déserts et elle prit plaisir à fouler le sable doux des allées. Bientôt apparurent le rideau de cyprès et le mur bas qui fermait le domaine privé de Zobeïda et dont la construction, très récente, était due sans doute à la présence du chevalier franc. L'escalader fut un jeu pour la jeune femme. Elle était demeurée aussi souple, aussi agile qu'au temps où, adolescente, elle courait sur les grèves de Paris avec son ami Landry Pigeasse et grimpait rejoindre les maçons sur les tours en construction des églises.
Parvenue au sommet du mur, Catherine tenta de s'orienter. Elle aperçut, au bout d'un miroir d'eau, un portique élégant flanqué d'une tour carrée que l'on appelait la tour des Dames et qui faisait partie des appartements privés de Zobeïda. Derrière apparaissaient, confuses dans la nuit, les collines de Grenade car cette tour était bâtie sur le rempart même. Des lumières brillaient sous le portique où flânaient des esclaves. Catherine s'en détourna et, assez loin, vers la droite, elle reconnut avec un battement de cœur, à la description faite par Marie, le pavillon que l'on appelait le palais du Prince. Encadré de cyprès et de citronniers, il mirait dans une calme pièce d'eau, à laquelle la lune arrachait des éclats, la forme élancée de ses colonnes et de son mirador élégant. Là aussi brillaient des lumières qui permirent à la jeune femme de distinguer les silhouettes menaçantes des eunuques et leurs cimeterres luisants. Ils allaient et venaient devant l'entrée de la demeure, d'un pas lent, mesuré, presque mécanique, reflétant dans le miroir liquide d'où jaillissaient les lis d'eau leurs turbans jaunes et les broderies de leurs amples vêtements.
Un moment, Catherine observa le pavillon, cherchant à apercevoir une silhouette familière. Comment savoir si Arnaud était vraiment là et s'il y était seul ? Comment pénétrer dans le petit palais si son occupant, cette nuit, ne sortait pas ? Autant de questions aux réponses difficiles...
Mais, habituée depuis longtemps à laisser sans réponse les problèmes les plus épineux et à se lancer d'abord dans l'aventure en abandonnant au destin le soin de trancher, Catherine quitta sa crête de mur et se laissa glisser à terre sans faire le moindre bruit. Un instant, elle hésita sur le chemin à suivre. L'aspect menaçant des eunuques de garde au pavillon la retenait de s'approcher trop. D'autre part, elle pouvait entendre une douce musique venue de la tour des Dames alors que, dans le petit palais, c'était le silence. Comment savoir où était Arnaud ?
En arrivant à la lisière d'un rideau de cyprès qui s'avançait presque au bord du grand bassin précédant la tour, elle retint une exclamation de joie : le destin, une fois encore, avait répondu à son attente. Sous le portique de la tour, Arnaud venait d'apparaître, seul. Vêtu d'une ample gandoura blanche serrée à la taille par une ceinture d'or, il s'avança, d'un pas lent, jusqu'au bord de l'eau, s'assit sur la margelle de marbre.
Cette fois, il n'était pas ivre, mais le cœur de Catherine se serra en constatant qu'il offrait une parfaite image de la solitude et de l'ennui.
Elle ne lui avait jamais vu visage si sombre et la lumière d'une lampe à huile pendue tout auprès n'en laissait aucun trait dans l'ombre...
Mais il était seul, vraiment seul ! Quelle plus belle occasion pouvait-elle désirer ? Laissant là les babouches auxquelles elle n'était pas encore parvenue à bien s'habituer, et qui la gênaient pour courir, elle s'élança...
Des mains brutales s'abattirent sur elle au moment précis où elle jaillissait près du bassin dans la zone éclairée par les lampes. Le saisissement et la peur lui arrachèrent un cri qui fit retourner Arnaud.
Instinctivement, elle se débattit dans l'étau des mains noires qui tentaient de l'immobiliser, mais elle n'était pas de force. Les deux eunuques qui l'avaient attaquée étaient d'immenses Soudanais. Un seul aurait réussi, d'une seule main, à la maîtriser. Mais, dans sa terreur, elle ne voyait tout de même qu'une chose : son époux ! Il était là, tout près. Il s'était levé, allait s'approcher. Sous le voile qui maintenant l'étouffait parce que les Soudanais l'avaient serré contre son cou, Catherine voulut crier son nom. Aucun son ne sortit, mais, auprès d'Arnaud, la silhouette scintillante de Zobeïda venait d'apparaître.
A la vue de la princesse, les Soudanais s'immobilisèrent avec leur prisonnière, incapable de faire le moindre mouvement. Zobeïda s'adressa au groupe :
— Qu'y a-t-il ? Pourquoi ce bruit ?
— Nous avons capturé une femme qui se cachait dans ce jardin, ô Lumière ! Elle a franchi le mur. Nous l'avons suivie jusqu'ici.
— Amène-la...
Bon gré, mal gré, Catherine fut traînée jusqu'aux pieds de Zobeïda, forcée de s'agenouiller, maintenue de force dans cette position.
Arnaud, les sourcils froncés, un pli de dégoût aux lèvres, regardait la scène dont il s'était écarté de deux ou trois pas. À le voir si proche, le cœur de Catherine cognait à grands coups dans sa poitrine. Oh !
pouvoir lui crier son nom, se réfugier dans ses bras... Mais le danger était mortel, pour elle comme pour lui. Elle l'entendit murmurer :
— Une curieuse, sans doute, ou une mendiante venue de la ville haute. Laisse-la aller !
— Nul n'a le droit d'entrer chez moi ! réplique Zobeïda sèchement.
Cette femme paiera pour sa faute !
— Ce n'est pas seulement une curieuse, coupa l'un des Soudanais.
Une curieuse n'est pas armée. Nous avons trouvé ceci sur elle.
Une exclamation de rage échappa à Catherine ; elle ne s'était pas aperçue, tandis qu'elle se défendait contre ses agresseurs, qu'ils lui avaient pris sa dague. Maintenant, l'épervier d'argent et d'or luisait sur la paume noire de l'eunuque, tendue vers la princesse. Celle-ci se pencha pour mieux voir ce qu'on lui offrait, mais Arnaud fut plus rapide qu'elle. Il avait bondi, s'était emparé de l'arme et, les traits soudain bouleversés, l'examinait. Son regard vint peser sur Catherine agenouillée.
— Où as-tu pris cette dague ? demanda-t-il d'une voix rauque.
Elle était incapable de répondre parce que l'émotion l'étranglait, mais ses prunelles violettes, dilatées, le dévoraient et l'imploraient en même temps. Elle en avait oublié Zobeïda dont cependant le regard noir plein d'éclairs ne présageait rien de bon. La Mauresque s'adressa durement à son captif :
— Tu connais cette arme ? demanda-t-elle. D'où vient-elle ?
Arnaud ne répondit pas. Il continuait à regarder la forme sombre agenouillée dans le sable et qui levait sur lui un regard plein d'étoiles.
Soudain, Catherine le vit pâlir. Avant qu'elle ait pu seulement prévenir son geste, il avait fait trois pas en avant et, empoignant le voile bleu, l'avait arraché. Il demeura frappé de stupeur devant le visage soudain découvert.
— Catherine ! souffla-t-il. Toi !... Toi, ici !...
— Oui, Arnaud... dit-elle doucement. C'est bien moi...
Il y eut un très court, un merveilleux moment où l'un et l'autre oublièrent tout ce qui n'était pas la joie immense de se retrouver enfin après tant de larmes et tant de souffrances. Ces Maures qui les entouraient, cette femme qui les observait avec une fureur grandissante, ce danger qui planait sur eux, ils ne s'en rendaient même plus compte. Tout s'était effacé, tout s'était aboli. Ils étaient seuls au milieu d'un monde mort où rien ne subsistait que leurs regards unis, soudés comme pour une étreinte, et leurs cœurs qui, de nouveau, battaient au même rythme. Glissant machinalement la dague dans sa ceinture, Arnaud tendit les mains pour aider sa femme à se relever.
— Catherine ! murmura-t-il avec une inexprimable tendresse, «
Catherine... ma mie » !
Le mot cher entre tous ! Le mot qu'elle n'avait jamais pu oublier et que lui seul savait dire !... Le cœur de Catherine en défaillit. Mais l'instant de rémission était déjà évanoui. Zobeïda, d'un bond de panthère, s'était jetée entre eux.
— Qu'est ce langage ? fit-elle en un français qui stupéfia Catherine. Elle s'appelle Lumière d'Aurore, c'est une esclave achetée aux pirates. Elle est la dernière concubine de mon frère, sa favorite !
Toute la douceur qui avait, un instant, détendu les traits énergiques d'Arnaud s'effaça. Un éclair de colère brilla dans son regard noir et il tonna :
— Elle s'appelle Catherine de Montsalvy ! Et elle est... ma sœur !
L'hésitation avait été imperceptible, toute légère : le temps d'un battement de cœur, mais qui avait suffi à rendre au chevalier la notion du danger. Avouer Catherine pour sa femme, c'était la condamner sur-le-champ et sans rémission à la pire des morts. Il connaissait trop la furieuse jalousie de Zobeïda ! En même temps, son regard reprenait possession de celui de Catherine, à la fois impérieux et suppliant de ne pas le démentir. Mais Arnaud n'avait rien à redouter. Encore que Catherine eût éprouvé une joie sauvage à revendiquer son titre d'épouse, à le jeter comme une pierre à la face de sa rivale, elle n'avait aucune envie de perdre stupidement la vie pour un mot. D'ailleurs, Zobeïda avait-elle cru le pieux mensonge ? Ses prunelles rétrécies allaient de l'un à l'autre des deux époux sans même songer à dissimuler leur étonnement et leur méfiance.
— Ta sœur ! Elle ne te ressemble guère !...
Arnaud haussa les épaules.
— Le Calife Muhammad a les cheveux blonds, les yeux clairs !
En est-il moins ton frère ?
— Nous n'avons pas eu la même mère...
— Nous non plus ! "Notre père s'est marié deux fois. Désires-tu savoir encore quelque chose ?
Le ton était hautain, cassant. Arnaud semblait décidé à retrouver l'avantage que lui donnait l'amour sensuel et presque servile de sa dangereuse maîtresse. Mais la présence de cette autre femme, haïe d'instinct, auprès de l'homme dont elle avait défendu la possession au prix de tant de sang, exaspérait Zobeïda. Froidement, elle répondit :
— En effet, je désire savoir encore certaines choses. Par exemple si les femmes de noble famille ont coutume, au pays des Francs, de courir les mers et de peupler les marchés d'esclaves ? D'où vient que ta sœur soit venue jusqu'ici ?
Ce fut Catherine, cette fois, qui se chargea de la réponse, espérant qu'Arnaud n'avait pas fait de confidences imprudentes.
— Mon... frère était parti, jadis, implorer la guérison du mal dont il souffrait au tombeau d'un grand saint, révéré depuis toujours. Mais peut-être ne sais-tu pas ce que c'est qu'un saint ?
— Surveille ta langue agile si tu veux que je t'écoute avec patience, riposta Zobeïda. Tous les Maures connaissent le Boanerges, le Fils du Tonnerre, dont la foudre, un instant, les a terrassés 1.
— Donc, poursuivit Catherine imperturbable, mon frère est parti et, durant de longs mois, nous sommes demeurés sans nouvelles, à Montsalvy. Nous espérions toujours le voir revenir, mais jamais il ne revenait. C'est alors que j'ai décidé d'aller, à mon tour, prier au tombeau de celui que tu appelles le Fils du Tonnerre. J'espérais trouver, chemin faisant, des nouvelles de mon frère. J'en ai trouvé, en effet : un serviteur, enfui au moment où tu capturais Arnaud, m'a appris son sort. Je suis venue jusqu'ici pour retrouver celui que nous pleurions déjà...
— Je croyais que tu avais été prise par les corsaires et vendue à Almeria ?
— J'ai été vendue, en effet, mentit Catherine avec aplomb parce qu'elle ne voulait pas être obligée de mettre Abou-al-Khayr en cause, mais je n'ai pas été prise
1 Saint Jacques a reçu ce surnom après la bataille de Clavijo où, selon la légende, il chassa les Sarrasins.
par les pirates, mais bien aux frontières de ce royaume. Je l'ai laissé croire pour ne pas être obligée de donner de trop longues explications à l'homme qui m'a achetée.
— Quelle touchante histoire ! remarqua Zobeïda sarcastique : une tendre sœur se lance sur les routes à la poursuite d'un frère bien-aimé.
Et, pour mieux l'atteindre, pousse le sacrifice jusqu'à entrer dans le lit du Calife de Grenade ! J'ajoute qu'elle y réussit au point de devenir la favorite en titre, la bien-aimée du maître, la précieuse perle du harem, la...
— Tais-toi ! coupa brutalement Arnaud qui avait blêmi à mesure que parlait Zobeïda.
Tout à l'heure, quand, pour la première fois, la Mauresque avait mentionné le choix du Calife, Arnaud, encore sous le coup de la surprise et de la joie, n'avait pas autrement prêté attention au sens des paroles prononcées. Mais, cette fois, il venait de réaliser pleinement ce qu'elles signifiaient et Catherine put voir, avec angoisse, la colère faire place à la joie sur le visage de son époux. Il se tournait maintenant vers elle.
— Est-ce vrai ? demanda-t-il avec tant de dureté que la jeune femme en frémit.
Elle connaissait trop la jalousie intransigeante d'Arnaud pour ne pas trembler en voyant se crisper ses mâchoires et flamber ses yeux sombres. Mais le demi- sourire narquois de Zobeïda lui rendit tout son aplomb. Qu'il osa interroger sur un ton de maître devant cette fille qui, depuis des mois, était sa maîtresse, c'était tout de même un peu fort !
Elle redressa la tête, leva bien haut son petit menton et, défiant son époux du regard :
— Très vrai ! fit-elle calmement. Il fallait que je parvienne jusqu'à toi. Tous les moyens sont bons, dans un cas semblable...
— Crois-tu ? Tu parais oublier...
— C'est toi qui oublies, il me semble ! Puis-je te demander ce que tu fais ici ?
— J'ai été capturé. Tu devrais le savoir si tu as rencontré Fortunat...
— Un captif cherche à retrouver sa liberté... Qu'as-tu fait pour reprendre la tienne ?
— Ce n'est, ici, ni le lieu ni le moment d'en discuter !
— Voilà une échappatoire qui paraît un peu trop facile et je...
— Silence ! coupa Zobeïda avec impatience. En vérité, vos affaires de famille ne m'intéressent pas ! Où pensez-vous être ?
L'interruption était malencontreuse. Arnaud tourna contre elle sa fureur.
— Qui es-tu toi-même pour t'immiscer entre nous ? Dans tes coutumes comme dans les nôtres, l'homme a pleine puissance sur la femme appartenant à son lignage. Celle-ci est mienne... puisque de même sang, et j'ai le droit de lui demander compte de sa conduite.
Son honneur est le mien et si elle l'a avili...
Le geste qui accompagna ces paroles était si menaçant que Catherine, instinctivement, recula. Le visage décomposé d'Arnaud était effrayant avec son nez arrogant dont les ailes se pinçaient et blanchissaient, tandis que le meurtre hantait son regard. Une lassitude envahit en même temps la jeune femme devant cette égoïste colère de mâle frustré. Comment ne comprenait-il pas tout ce qu'elle avait dû endurer, toutes ses souffrances, ses angoisses, ses larmes et ses peines, pour en arriver là ? Mais non ! c'était pour lui lettre morte : seul comptait le don de son corps fait au prince-poète...
La menace, latente dans l'attitude d'Arnaud, frappa Zobeïda ellemême. Pareille fureur n'était pas feinte et si tout à l'heure elle avait éprouvé quelques doutes à l'aspect de cette sœur trop belle tombée pour ainsi dire du ciel, la Mauresque commençait à escompter la colère de son amant pour l'en débarrasser. Qu'il la tue, dans un accès de rage meurtrière, et tout serait bien ! Le Calife ne pourrait que s'incliner devant l'honneur offensé d'un frère. Un mince sourire étira sa belle bouche pourpre tandis qu'elle se tournait vers Arnaud.
Tu as raison, ô mon seigneur ! L'honneur de ta famille ne regarde que toi. Je te laisse le soin d'en user comme bon te plaira avec celle-ci et, si tu la châties, ne crains pas la colère du Calife. Il peut comprendre ce genre de vengeance... et je plaiderai pour toi !
D'un geste, elle ordonna aux deux Soudanais de se retirer et s'apprêtait à en faire autant quand surgit Morayma, hors d'haleine. La vieille Juive se jeta face contre terre dès qu'elle aperçut la princesse, mais non sans avoir lancé à Catherine un regard indigné. Puis elle attendit qu'on l'interrogeât. Zobeïda ne la fit pas languir.
— Que veux-tu, Morayma ? Pourquoi cette agitation ! Relève-toi !
À peine debout, la maîtresse du harem pointa vers Catherine un doigt accusateur.
— Cette femme s'est échappée de son appartement après avoir maîtrisé et ligoté une de ses compagnes et lui avoir volé ses vêtements. Je vois qu'elle a osé s'introduire chez toi, ô splendeur !
Remets-la-moi pour que je lui fasse appliquer le châtiment qu'elle mérite : le fouet !
Un sourire méchant crispa la bouche de la princesse.
— Le fouet ? Es-tu folle, Morayma ? Pour que le Calife à son retour, qui ne saurait tarder, en lise les marques sur le corps dont il est impatient de goûter de nouveau les délices ? Non, laisse-la-moi...
Désormais, elle ne quittera plus ces pavillons que pour se rendre au désir de mon frère. C'est une noble dame du pays des Francs, vois-tu, la propre sœur de mon seigneur bien- aimé. Elle m'est, désormais, chère et précieuse. Ce sont mes propres servantes qui s'occuperont d'elle à l'avenir, qui la baigneront et la parfumeront quand son maître la demandera afin que son corps soit le poème parfait dont il s'enivrera sous les roses du Djenan-el-Arif...
Incontestablement, Zobeïda connaissait à merveille l'art de jeter l'huile sur le feu. Chacun des mots prononcés par elle était calculé pour attiser la fureur d'Arnaud... cette fureur dont elle espérait bien qu'elle allait être mortelle. De fait, l'époux de Catherine frémissait, les poings serrés, tendu comme une corde d'arc... Zobeïda lui dédia un sourire ensorcelant.
— Je te laisse avec elle. Fais ce que tu crois devoir faire, mais ne me laisse pas trop longtemps languir de ton absence ! Chaque minute qui s'écoule sans toi est une éternité d'ennui... ; puis, changeant de ton
: Quant à toi, Morayma, laisse-les aussi, mais ne t'éloigne pas. Tu veilleras, lorsque mon seigneur en aura terminé avec elle, à loger cette femme... selon ses besoins et selon son rang !
Catherine se mordit les lèvres de rage: Qu'espérait cette chatte sanguinaire ? Qu'Arnaud allait la tuer ? Sans doute le logement qu'elle recommandait à Morayma de lui trouver était quelque tombe bien profonde et bien secrète, à l'abri des vautours ? Catherine ne s'illusionnait guère sur la subite sollicitude de son ennemie. Depuis qu'elle la croyait la sœur d'Arnaud, Zobeïda la haïssait peut-être plus encore que par le passé, à cause, sans doute, des souvenirs communs où elle n'avait point part. Cette femme devait jalouser même le passé !
Et, comme la Mauresque, en se dirigeant d'un pas nonchalant vers sa chambre, passait auprès d'elle, Catherine ne put s'empêcher de lui lancer :
— Ne te réjouis pas trop vite, Zobeïda... Je ne suis pas encore morte. Il est peu dans nos coutumes que le frère tue la sœur ou l'époux l'épouse.
— Les fils du destin sont tous entre les mains d'Allah ! Que tu vives ou que tu meures, qu'importe ? Mais, si j'étais toi, je choisirais la mort car vivante tu n'as aucune chance d'échapper à ton sort, celui d'une esclave parmi d'autres esclaves, parée et caressée certes tant que tu plairas, délaissée et misérable quand ton heure sera passée !
— Trêve de discours, Zobeïda ! coupa Arnaud brutalement. Je suis seul ici à savoir ce que je dois faire. Va-t'en !
Un rire moqueur à peine étouffé derrière la main, le glissement soyeux des babouches sur le marbre et la princesse disparut. Arnaud et Catherine furent seuls, face à face...
Ils restèrent un instant sans parler, debout à quelques pas l'un de l'autre, écoutant les bruits de ce palais hostile, et Catherine songea avec amertume qu'elle n'avait pas imaginé ainsi leurs retrouvailles.
Tout à l'heure, oui, quand il avait arraché son voile et qu'il avait esquissé le geste de la prendre dans ses bras ! Mais, maintenant, les flèches empoisonnées de Zobeïda avaient frappé au plus vif de la chair d'Arnaud, trouvant le cœur. Maintenant, ils allaient se déchirer l'un l'autre avec l'acharnement d'ennemis implacables... Était-ce donc pour en arriver là qu'ils s'étaient cherchés, aimés en dépit des hommes, des guerres, des princes et de tant d'orages capables d'abattre les plus forts
? Quelle pitié !...
Catherine osait à peine lever les yeux sur son époux qui, les bras croisés sur sa poitrine, l'observait, craignant trop de lui montrer les larmes qui emplissaient ses yeux. Elle s'accordait, avant le combat qu'elle sentait venir, un instant de répit, attendant peut-être qu'il parlât le premier. Il n'en fit rien, comptant peut-être sur ce pesant silence pour griffer les nerfs de la jeune femme. Et, en effet, ce fut elle qui attaqua.
Relevant brusquement la tête dans un mouvement plein de défi, elle désigna la dague passée dans la ceinture d'Arnaud.
— Qu'attends-tu pour obéir ? Ne t'a-t-on pas fait suffisamment comprendre ce que tu devais faire ? Tire cette dague, Arnaud, et tue-moi ! Je plaide coupable : en effet, je me suis donnée à Muhammad, parce que c'était le seul moyen de parvenir jusqu'ici... et parce que je ne pouvais pas faire autrement !
— Et Brézé ? Tu ne pouvais pas non plus faire autrement ?
Catherine prit une longue respiration. S'il remontait aussi loin dans les griefs, la bataille serait rude ! Mais elle s'efforça au calme, parlant d'un ton mesuré :
Brézé n'a jamais, quoi que tu puisses en penser, été mon amant. Il voulait m'épouser. Un instant, j'ai été tentée d'accepter. C'était après la chute de La Trémoille et je n'en pouvais plus ! J'avais besoin, un besoin désespéré de paix, de douceur et de protection. Tu ne peux pas savoir ce qu'a été ce printemps de l'année passée, ni ce que m'a coûté notre victoire ! Sans Brézé, il ne serait resté de moi qu'un peu de chair sanglante aux mains des bourreaux de la dame de La Trémoille...
Elle se tut un instant pour laisser passer l'émotion rétrospective qu'elle venait d'éveiller en elle-même au rappel de cette heure terrifiante, puis, avec un soupir, elle poursuivit, d'une voix sourde :
— Brézé m'a sauvée, protégée, aidée dans l'accomplissement de ma vengeance, il a combattu pour toi et, te croyant mort, il ne pensait pas mal faire en m'offrant de l'épouser car il est bon et loyal...
— Comme tu le défends ! coupa amèrement Arnaud. Je me demande pourquoi tu n'as pas suivi ce doux penchant...
— D'abord parce qu'on m'en a empêchée ! riposta Catherine que la colère reprenait.
Elle ajouta, reconnaissant honnêtement ses torts :
— Sans Cadet Bernard, j'aurais peut-être accepté de l'épouser, mais, devant Dieu qui m'entend, je jure que, lorsqu'il est allé à Montsalvy chercher le parchemin de condamnation pour le reporter au Roi, Pierre de Brézé n'avait aucun motif de croire que j'allais l'épouser. C'est d'ailleurs en apprenant cette démarche... inqualifiable, que j'ai définitivement rompu avec lui !
— Belle et touchante histoire ! remarqua sèchement le chevalier.
Qu'as-tu fait après cette rupture ?
Catherine dut faire appel à toute sa patience pour ne pas éclater. Le ton agressif, inquisiteur d'Arnaud l'exaspérait au-delà de toute expression. Il jouait un peu trop bien son rôle de frère à l'honneur outragé, exigeant des comptes, des explications, sans la moindre tendresse, comme s'il n'y avait pas eu, derrière eux, des années d'amour. La lettre même qu'il lui avait laissée en quittant Montsalvy ne traduisait pas tant d'amertume et de hargne... Elle était, au contraire, pleine de mansuétude et d'amour, peut-être parce que, croyant réellement sa vie terminée ou près de se terminer dans l'affreuse dégradation de la lèpre, il avait trouvé, dans sa vaillance et la noblesse de son caractère, le courage d'écrire ces mots de compréhension et de pardon. En retrouvant la vie et la santé, Arnaud avait recouvré du même coup toute son intransigeance et ce terrible caractère dont Catherine avait eu, déjà, tellement à souffrir...
Elle fit un effort sur elle-même, parvint à sourire, d'un sourire infiniment las et triste mais plein de douceur, tendit la main vers lui.
— Viens avec moi ! Ne restons pas sous ce portique où tout le monde peut nous entendre. Allons... tiens, au bout de ce bassin, près de ce lion de pierre qui semble personnifier toute la sagesse du monde...
La nuit lui dissimula l'ombre de sourire qui, un court instant, détendit les traits sévères d'Arnaud.
— As-tu donc tant besoin de sagesse ? demanda-t-il.
Et, au son de sa voix, elle sentit que sa colère fléchissait un peu.
Elle y puisa un espoir nouveau. D'ailleurs, il se laissait entraîner sans résistance. Un moment, ils marchèrent en silence au long de la margelle brillante sur laquelle Catherine s'assit, le dos appuyé au lion de marbre. Arnaud resta debout. En face d'eux, le portique et la tour brillaient, roses sur le fond bleu de la nuit, irréels comme un mirage et légers comme un songe. Les bruits du palais avaient presque tous cessé, seuls semblaient vivre encore les oiseaux nocturnes du jardin et les fontaines. Une légère brise faisait trembler, dans le miroir d'eau, le reflet tendre du palais et comme tout à l'heure, dans la cour des Lions, la magique beauté d'Al Hamra s'empara de Catherine.
— Cet endroit est fait pour le bonheur et pour l'amour... pourquoi faut-il que nous nous y déchirions ? Ce n'est pas pour te faire du mal et te laisser m'en faire que j'ai parcouru tant de lieues...
Mais Arnaud refusait encore de se laisser attendrir. Posant un pied sur le rebord de marbre, il demanda, les yeux ailleurs :
— N'espère pas détourner mon esprit sur les sentiers fleuris de la poésie, Catherine ! J'attends de toi un récit exact de ce qui s'est passé, depuis que tu as quitté Carlat.
— C'est une longue histoire, soupira la jeune femme, j'espérais que tu me laisserais le loisir de te la raconter en paix plus tard. Oublies-tu qu'ici nous sommes en danger, sinon toi, moi du moins ?
— Pourquoi toi ? N'es-tu pas la favorite bien-aimée du Calife ?
riposta-t-il sarcastique. Si Zobeïda tient à moi, je suppose que, toi, nul n'oserait te toucher...
Catherine détourna la tête pour cacher une crispation de souffrance.
— Tu sais toujours ce qu'il faut dire pour faire mal, n'est-ce pas ?
murmura-t-elle douloureusement. Écoute donc puisque tu le veux, puisque je ne retrouve plus l'homme que j'avais quitté et que ta confiance est morte...
La main d'Arnaud s'abattit sur l'épaule de Catherine, la serra à lui faire mal.
— Pas tant de faux-fuyants, Catherine ! Essaie de comprendre que j'ai besoin de savoir ! Besoin ! Il faut que je sache comment ma femme, l'être que j'aimais le plus au monde, après avoir cherché consolation dans les bras d'un frère d'armes, en est venue à vendre son corps à un Infidèle !
— Et qu'as-tu fait d'autre ? s'écria Catherine furieuse. Comment appelles-tu ce que tu fais dans le lit de Zobeïda, depuis des mois ?...
ce que j'ai pu voir, tu entends, de mes propres yeux, l'autre nuit, par la fenêtre du patio intérieur !...
— Qu'as-tu donc vu ? demanda-t-il avec hauteur.
— Je vous ai vus, toi et elle, rouler à terre, enlacés. Je t'ai vu la cravacher puis assouvir sur elle ton désir... J'ai entendu ses râles, compté tes caresses : deux bêtes en chasse ! C'était ignoble ! Tu étais ivre, d'ailleurs... mais j'ai cru en mourir !
— Tais-toi ! Je ne savais pas que tu étais là ! lança- t-il avec une admirable logique masculine, mais toi, toi,
Catherine, qu'as-tu fait d'autre au Djenan-el-Arif ? Et toi, tu savais que j'étais là, près de toi...
— Près de moi ? rétorqua Catherine furieuse. Tu étais près de moi, dans le lit de Zobeïda, sans doute ? Tu pensais à moi, à moi seule ?...
— Tu ne crois pas si bien dire ! Il fallait bien que j'éteigne cette fureur qui s'emparait de moi chaque fois que je pensais à toi, que je t'imaginais entre les bras de Brézé, vivant auprès de Brézé, lui parlant, lui souriant, lui offrant tes lèvres... et le reste ! Un corps de femme ressemble à un flacon de vin : il peut dispenser un instant d'oubli...
— Les instants durent longtemps chez toi ! Il était peut-être d'autres moyens, plus dignes de toi, d'oublier ! jeta Catherine abandonnant toute prudence. Ne pou- vais-tu tenter de t'évader ?
Revenir à Montsalvy, chez toi, auprès des tiens ?
— Pour que tu sois reconnue bigame et condamnée au bûcher ? La jalousie m'aurait moins dévoré si je t'avais moins aimée... mais je ne voulais pas te voir mourir !
— Et puis surtout, coupa Catherine ignorant volontairement l'aveu d'amour, tu préférais continuer à oublier dans les délices de ce palais et dans les bras de ta maîtresse, oublier que tu étais, toi, un chevalier chrétien dans l'amour d'une infidèle et partager ton temps entre la chasse, le vin et l'amour... Ce n'était pas là ce que tu m'annonçais dans ta lettre. En vérité, si je n'avais rencontré Fortunat, j'aurais pu aller te chercher jusqu'en Terre Sainte, car, guéri ou toujours malade, je croyais que tu voulais chercher la mort au service de Dieu, à défaut du Roi !
— Me ferais-tu l'honneur de me reprocher d'être encore vivant ?
En vérité, ce serait un comble !
— Pourquoi n'as-tu pas cherché à t'enfuir ?
Je l'ai tenté mille fois... mais on ne s'évade pas d'Al Hamra ! Ce palais caché dans les roses et les orangers est mieux gardé que la plus sûre forteresse royale... chaque fleur cache un œil ou une oreille, chaque buisson un espion. D'ailleurs, puisque tu as rencontré Fortunat, il a dû te dire de quelle mission je l'avais chargé en l'aidant à nous fausser compagnie quand nous avons quitté Tolède...
— En effet : il m'a dit que tu l'avais envoyé vers ta mère pour lui annoncer ton heureuse guérison !
— ... et ma captivité dans Grenade. Il devait, discrètement puisque je te croyais remariée, lui apprendre la vérité, lui demander de se rendre auprès du connétable de Richemont et de lui confesser l'aventure, en l'implorant de la garder pour lui, sur son honneur de chevalier, ce qu'il aurait fait sans aucun doute, mais en lui demandant d'envoyer une délégation auprès du sultan de Grenade afin d'exiger que je sois mis à rançon et rendu à la liberté. Ensuite, j'aurais gagné la Terre Sainte ou les Etats du Pape sous un faux nom et personne n'aurait plus entendu parler de moi... mais, au moins, aurais-je pu poursuivre un destin digne de moi et digne de mon nom !
— Fortunat ne m'a rien dit de tout cela ! Tout ce qu'il a su faire a été de me cracher sa haine au visage et sa joie de te savoir enfin heureux entre les bras d'une princesse infidèle dont tu étais passionnément épris.
— L'imbécile ! Et, sachant cela, tu as continué tout de même ?
— Tu m'appartiens, comme je t'appartiens, quoi que tu puisses en penser. J'avais renoncé à tout pour toi, je n'allais pas renoncer à toi au bénéfice d'une autre...
— Ce qui a dû communiquer à tes étreintes avec le Calife un agréable sentiment de vengeance, n'est-ce pas ? lança Arnaud têtu.
— Peut-être ! admit Catherine. Mes scrupules s'en sont, en effet, trouvés amoindris car je te prie de croire que la route est longue entre l'hospice de Ronce vaux où j'ai vu Fortunat et cette maudite ville ! J'ai eu le temps de penser, moi aussi, d'imaginer tout à mon aise ce que ma mauvaise étoile devait m'offrir à contempler de mes yeux.
— Ne reviens pas toujours là-dessus ! Je te ferai remarquer que j'attends toujours ton récit !
— A quoi bon, maintenant ? Tu ne veux rien entendre, rien admettre ! Il faut, n'est-ce pas, il faut qu'à tout prix je sois coupable à tes yeux pour apaiser tes remords ? Simplement parce que tu ne m'aimes plus, Arnaud, et que tu tiens à cette fille au point d'oublier que je suis ta femme... et que nous avons un fils !
— Je n'oublie rien ! cria Arnaud pour mieux retrouver une colère que l'image soudainement évoquée du petit garçon venait de faire fondre considérablement. Comment oublierais-je mon enfant ? Il est la chair de ma chair comme je suis celle de ma mère.
Catherine s'était relevée et les deux époux se dressaient, face à face, comme deux coqs de combat, chacun d'eux cherchant le défaut de la cuirasse de l'autre pour blesser plus sûrement, mais, de même que la pensée de Michel avait à demi désarmé Arnaud, le rappel d'Isabelle de Montsalvy glaça la colère de Catherine. Elle en voulait à son époux de toute la puissance de sa déception, mais elle l'aimait trop pour ne pas souffrir du coup qu'elle devait maintenant lui porter. Baissant la tête, elle murmura :
— Elle n'est plus, Arnaud... Au lendemain de la Saint-Michel dernière, elle s'est éteinte doucement. Elle avait eu, la veille, la grande joie de voir notre petit Michel proclamé seigneur de Montsalvy par tous tes vassaux réunis... Elle t'a aimé et elle a prié pour toi jusqu'au dernier souffle...
Dieu que le silence devint lourd, durant les instants suivants ! Seul le troublait la respiration, devenue rapide et saccadée, d'Arnaud... Il ne disait rien. Catherine alors releva la tête. Le beau visage semblait changé en pierre. Son expression figée, son regard fixe ne traduisaient aucune émotion, ni surprise ni douleur... mais de lourdes larmes coulaient lentement le long des joues mates. Elles bouleversèrent Catherine qui, timidement, tendit une main, la posa sur le bras d'Arnaud, serra sans arracher à ce bras rigide le moindre tressaillement.
— Arnaud... balbutia-t-elle... Si tu pouvais savoir...
Il l'interrompit, sans colère, mais nettement :
— Qui garde Michel... tandis que tu cours les grands chemins ?
demanda-t-il d'une voix blanche comme s'il se fût agi là d'une information sans importance.
— Sara et l'abbé de Montsalvy, Bernard de Calmont d'Olt... Il y a aussi Saturnin et Donatienne... et tous les gens de Montsalvy qui, peu à peu, retrouvent le bonheur de vivre et leur joie d'être tes vassaux.
Les terres revivent... et les moines de l'abbaye construisent un nouveau château, près de la porte sud, pour que château et village puissent mieux se porter secours si revenait le danger...
Tandis que Catherine parlait, le décor enchanteur mais étranger s'effaçait pour les deux époux. À la place du palais rose, de la végétation exubérante, des eaux dormantes, c'était la vieille Auvergne qu'ils voyaient devant eux, avec ses plateaux écartelés de vents, ses lointains bleus, ses eaux rapides et sauvages, ses noires et profondes forêts, son sol rude où mûrissaient mystérieusement l'or, l'argent et les pierres brillantes, avec ses bœufs roux et ses paysans butés mais fiers, ses couchants empourprés, ses aurores fraîches, la douceur mauve de ses crépuscules et les longues écharpes de brume au flanc des vieux volcans éteints...
Sous la main de Catherine, le bras d'Arnaud frémit, céda. Leurs doigts, un instant, se cherchèrent, tâtonnant comme des aveugles cherchant la lumière, se nouèrent. Le contact de la paume dure et chaude d'Arnaud fit courir un frisson de joie jusqu'au cœur de Catherine.
— Ne veux-tu donc plus revoir tout cela ? Il n'est point de prison dont on ne puisse s'échapper, sauf le tombeau, murmura-t-elle.
Rentrons chez nous, Arnaud, je t'en supplie...
Il n'eut pas le temps de répondre. Brusquement, le mirage s'évanouit, le charme vola en éclats. Précédée d'une cohorte d'eunuques porteurs de torches et flanquée de Morayma, Zobeïda venait d'apparaître sous le portique et s'avançait le long du bassin. L'eau sembla prendre feu, la nuit s'effaça, les mains, unies la minute précédente, se séparèrent.
Les yeux sombres de Zobeïda se posèrent d'abord sur Catherine avant de revenir, interrogateurs, sur Arnaud. Au froncement de sourcils qui avait accompagné ce regard, Catherine comprit que la Mauresque s'étonnait de la trouver encore vivante. Elle s'expliqua d'ailleurs plus clairement :
— Tu as pardonné à ta sœur, mon seigneur ? Sans doute avais-tu tes raisons. D'ailleurs, ajouta-t-elle avec une perfidie calculée, j'en suis heureuse car mon frère t'en sera reconnaissant. Son retour est annoncé. Demain, cette nuit peut-être, le Commandeur des Croyants regagnera Al Hamra ! Nul doute que sa première pensée ne soit pour sa bien-aimée...
À mesure que parlait Zobeïda, Catherine voyait, navrée, se détruire sous ses yeux tout ce qu'elle venait de reconquérir. La main d'Arnaud ne tenait plus la sienne et la colère, de nouveau, habitait son regard.
La réalité avait repris ses droits avec ses personnages impossibles à effacer : le Calife et sa sœur. Catherine, pourtant, voulut encore lutter.
— Arnaud... supplia-t-elle, j'ai encore tant de choses à te dire...
— Tu les lui diras plus tard ! Morayma, emmène-la maintenant chez elle et veille à ce qu'elle soit prête si mon noble frère revient !
— Où l'emmènes-tu ? interrogea sèchement Arnaud. Je veux savoir !
— Tout près d'ici. La chambre qui sera la sienne donne sur ce jardin. Vois comme je suis bonne pour toi ! je loge ta sœur chez moi pour que tu puisses la voir. Dans l'enceinte même du harem où tu n'as pas le droit de pénétrer, ce serait impossible... Laisse-la aller, maintenant. Il est tard, la nuit s'avance, on ne peut causer jusqu'à l'aube...
Oh ! cette voix ronronnante, endormante et persuasive ! Qui donc, en l'entendant, eût supposé, rien qu'un instant, qu'elle portait son poids total de perfidie et de haine ? Arnaud, pourtant, commençait à connaître Zobeïda.
— Tu es bien conciliante, tout à coup ! Cela ne te ressemble guère.
La princesse haussa les épaules et répondit, suave :
— Elle est ta sœur et tu es mon seigneur ! Cela dit tout.
Sur un homme normalement constitué, il est bien rare que la flatterie ne porte pas et, à cet instant, Catherine, inquiète, déplora qu'Arnaud fût tellement normal et eût conservé une telle dose de naïveté. Il semblait satisfait d'entendre Zobeïda s'exprimer avec cette modération.
Catherine, elle, n'était pas dupe. Si la Mauresque faisait patte de velours, il fallait redoubler de vigilance et sa soudaine mansuétude ne lui disait rien qui vaille. Le sourire, la voix charmeuse ne démentaient pas la dureté calculatrice du regard. Les nombreuses épreuves subies par Catherine lui avaient, du moins, appris à lire dans un regard, à épier les réactions de l'ennemi : Arnaud, malgré la cruauté de son passage en léproserie, malgré l'effondrement physique et moral d'une aussi terrible expérience, n'avait jamais eu à se défendre contre une foule d'adversaires plus forts que lui comme l'avait fait sa femme.
Loyal et chevaleresque, il avait du mal à se méfier d'un sourire tendre, d'une parole caressante, surtout chez une femme...
Catherine se laissa cependant emmener par Morayma avec une certaine docilité. Pour cette nuit, tout était dit ! Pourtant, avant de s'éloigner, elle se retourna une dernière fois vers Arnaud, sentit son cœur moins transi en constatant qu'il la suivait des yeux.
— Un homme doit savoir choisir son destin, Arnaud... et s'il est digne de lui-même, il ne doit permettre à personne, tu m'entends, à personne de s'interposer entre lui et sa conscience...
La chambre, en effet, donnait immédiatement sur le jardin. De l'étroite, mais confortable couchette où Morayma l'avait étendue, Catherine pouvait voir luire, entre deux minces colonnettes, le bassin sous la lune. Morayma, en l'y installant, lui avait fait remarquer le luxe délicat de la petite pièce, toute vêtue de cristal mauve et vert amande serti de cèdre à l'or assourdi.
— C'est peut-être moins somptueux que ton autre appartement, lui dit-elle, mais plus raffiné ! Zobeïda n'aime pas les grandes pièces. Tu ne manqueras de rien ici et tu auras presque l'impression d'habiter le jardin.
La Juive se donnait, évidemment, beaucoup de mal pour vanter la nouvelle installation de Catherine. Besoin de la rassurer en se rassurant elle-même ? Peut-être !... Des deux, c'était sans doute elle qui en avait le plus urgent besoin car sous ses voiles safran brodés de bleu, Morayma tremblait comme de la gelée... Catherine voulut l'obliger à le reconnaître.
— Pourquoi as-tu si peur, Morayma ? Que crains- tu ?...
— Moi ? fit l'autre avec une parfaite mauvaise foi. Je n'ai pas peur.
J'ai... j'ai froid !
— Par cette température ? La brise de tout à l'heure est tombée.
On ne voit même plus bouger les feuilles du jardin.
— J'ai froid tout de même... J'ai toujours froid !
Tout en parlant, elle disposait au chevet du lit de Catherine une jatte de lait que la jeune femme contempla avec une certaine surprise.
— Pourquoi ce lait ?
— Au cas où tu aurais soif. Et puis, il te faut boire beaucoup de lait pour l'éclat et la souplesse de ta peau.
Catherine soupira ! C'était bien le moment de s'occuper de sa peau
! On semblait, dans ce palais, se préoccuper uniquement de secrets de beauté et elle commençait à être plus que lasse de ce rôle d'animal de luxe bichonné, engraissé, pomponné pour la consommation du maître.
Comme si elle n'avait as d'autre souci que l'éclat de son teint !...
Tandis que Morayma disparaissait aussi vite que le permettaient ses courtes jambes, Catherine tenta de raisonner sa situation. La proximité immédiate de Zobeïda ne lui faisait pas peur. Sans doute la princesse y regarderait-elle à deux fois avant de persécuter celle qu'elle croyait la sœur de son amant et ce n'était pas elle qui tourmentait le plus la jeune femme. C'était Arnaud !... Comme il était étrange et déconcertant !
Tout à l'heure, quand il l'avait reconnue, elle n'avait pas douté une seconde de sa joie de la retrouver ni même de son amour pour elle. Il y a des élans qui ne trompent pas ! Mais Zobeïda avait soufflé cette joie comme une chandelle avec ses insinuations venimeuses et Arnaud avait oublié cette brusque bouffée de bonheur pour ne plus écouter que sa jalousie, sa colère d'époux trahi. Encore, songeait tristement Catherine, ignorait-il certains épisodes tels que celui du camp des tziganes, avec le malheureux Fero, ou celui du donjon de Coca... et il fallait qu'il les ignorât toujours, sinon il n'y aurait plus ni trêve ni repos, ni bonheur possible pour Catherine. Il se détournerait d'elle à tout jamais...
Pourtant, la fatigue due aux émotions de cette journée finit par clore ses yeux, mais elle ne s'endormit pas de ce sommeil profond qui restaure si bien, en quelques heures, les forces les plus amoindries.
Elle dormait mal, nerveusement, avec de brusques sursauts et un subconscient plus actif que jamais. Du fond de son sommeil, elle avait l'intuition d'un danger dont, bien sûr, elle ne pouvait déterminer la nature, mais qui s'approchait inexorablement.
Une soudaine sensation d'étouffement l'éveilla tout à fait, la redressa brusquement dans son lit, baignée de sueur et le cœur fou. Le clair de lune, maintenant, s'allongeait sur le dallage de la chambre. Un cri d'horreur s'étrangla dans la gorge de la jeune femme : là... dans la longue éclaboussure blafarde, ondulait lentement une forme mince, noire et luisante... un serpent qui rampait vers le lit !
Ce n'était pas un accident et Catherine le comprit dans le temps d'un éclair. La jatte de lait que Morayma avait disposée à la tête de son lit
!... Le lait, régal préféré des serpents ! La hâte de s'enfuir, la peur qui faisait trembler Morayma, Catherine en saisissait maintenant tout le sens, et aussi le côté prémédité... Cette bête immonde qui s'avançait vers elle, c'était la main même de Zobeïda, la mort sous son aspect le plus hideux !
Les yeux exorbités d'horreur, serrant convulsivement les couvertures de soie contre sa poitrine nue tandis que de désagréables filets de sueur froide coulaient le long de son dos, Catherine regardait approcher le serpent. Jamais elle n'avait éprouvé pareille peur, semblable paralysie de tout son être. Elle était fascinée par le long corps noir qui, lentement, déroulait ses anneaux sur le dallage, plus près, toujours plus près. Et c'était comme un cauchemar sans réveil possible car elle n'osait pas crier. Le serpent n'était pas très grand, mais elle distinguait une large tête plate, triangulaire, hideuse dont un appel, peut-être, précipiterait la morsure. Et puis appeler qui ?
Catherine ne pouvait conserver aucune illusion sur l'intention féroce qui lui avait envoyé l'abominable messager de mort. Personne ne viendrait à son appel... Et elle était là, seule, aussi exposée que sur un échafaud avec l'unique rempart de quelques soieries... incapable même de fermer les yeux pour ne plus voir l'affreuse bête.
Son esprit affolé se tourna vers son époux. Elle allait mourir là, à quelques pas de lui, et demain sans doute, quand on découvrirait son cadavre déjà froid, Zobeïda trouverait une infinité d'excuses et de regrets hypocrites. Toutes les chambres ouvraient sur le jardin.
Comment pouvait-elle deviner qu'un serpent, attiré par la fraîcheur des bassins peut-être, entrerait dans celle- là ?... Et Arnaud, peut-être, la croirait... Alors, parce que maintenant le serpent allait atteindre le lit bas, parce qu'elle avait trop peur et parce qu'elle avait désespérément besoin de lui, Catherine gémit :
— Arnaud !... Arnaud, mon amour...
Et ce fut le miracle. Catherine crut tout de bon que la peur l'avait rendue folle quand elle vit qu'il était là, sa haute silhouette écartelant le clair de lune, surgi des ombres du jardin comme le bon génie des contes orientaux. D'un regard, il embrassa la forme terrifiée de Catherine blottie dans l'angle le plus éloigné de son lit et le reptile qui, déjà, redressait sa tête plate. D'une main, il arracha la dague de sa ceinture, empoigna de l'autre une robe qui traînait sur un tabouret, en fit un tampon, et de tout son poids se laissa tomber sur le cobra.
La mort du serpent fut instantanée. Maniée avec force et précision, la dague le frappa à la base de la tête, la détachant presque du corps qui demeura inerte. Arnaud se releva sur un genou, regarda sa femme.
Le rayon de lune l'avait atteinte, accusant sa pâleur tragique. Ses mains crispées retenaient toujours la couverture contre elle, mais elle s'était mise à trembler comme une feuille dans la tempête. Pour la rassurer, il murmura, doucement :
— N'aie plus peur ! C'est fini... Je l'ai tué !
Mais elle l'entendait à peine. Envahie, jusqu'aux fibres les plus profondes, par la peur atroce qu'elle avait dû supporter, elle restait là, les yeux exorbités, claquant des dents et incapable de répondre.
Inquiet, Arnaud se glissa près d'elle sur le lit.
— Catherine ! je t'en prie, réponds-moi... Tu n'as rien ?
Elle ouvrit la bouche, mais les mots ne pouvaient franchir ses lèvres qui tremblaient convulsivement. Elle avait envie de pleurer, mais elle ne pouvait pas et leva sur son époux un regard encore habité par l'épouvante et si pathétique qu'Arnaud ne résista pas au geste instinctif qui lui venait : celui de la prendre dans ses bras.
Une profonde pitié se leva en lui en constatant qu'elle se blottissait étroitement contre sa poitrine comme si, à la manière des enfants terrifiés, elle cherchait à se faire aussi petite que possible. Il la serra plus fort, cherchant à lui communiquer sa chaleur d'homme pour faire cesser ce tremblement terrifiant. Doucement, il caressa la tête blonde nichée contre son épaule.
— Pauvrette ! Tu as eu si peur... si peur ! Cette misérable femme !
Je la savais capable de tout... et c'est pour cela que je veillais, mais d'une chose aussi lâche !... Calme-toi je suis là !... je te défendrai !...
Nous fuirons ensemble, nous retournerons chez nous. Je t'aime...
Le mot était venu de lui-même, tout naturellement, mais Arnaud ne s'en étonna pas. Sa rancune, sa jalousie avaient craqué d'un seul coup ; tout à l'heure quand, rôdant à travers le jardin parce qu'une sourde inquiétude le ramenait constamment vers cette partie du palais, il avait entendu le faible gémissement de Catherine, son nom à peine prononcé, mais chargé d'angoisse et quand, du seuil, il avait vu le long corps noir glissant sur le marbre vers le lit de sa femme, la peur atroce qu'il avait eue lui avait rendu la mesure exacte de son amour pour elle.
Et maintenant qu'elle était dans ses bras, tremblant comme un oiseau malade, il comprenait que rien ni personne ne pourrait jamais se glisser vraiment entre elle et lui, qu'un amour comme le leur pouvait supporter bien des choses, endurer bien des souffrances hormis la déchirure totale. Ils n'avaient qu'un seul cœur en deux corps distincts et Arnaud savait bien qu'il ne pourrait jamais trouver le courage de repousser Catherine loin de lui. Le caprice, né de l'ennui et aussi du profond sentiment de joie qu'il avait éprouvé en apprenant qu'il n'était pas lépreux, ce caprice qui l'avait poussé vers Zobeïda était devenu une sorte d'habitude nécessaire à son équilibre physique, mais c'était une sensation bien pauvre auprès du seul bonheur de tenir Catherine contre lui.
Elle s'agrippait à lui maintenant, de ses deux mains crispées, balbutiant des mots sans suite contre son cou et, un instant, il eut peur que la terreur ne l'eût rendue folle.
— Écoute-moi ! supplia-t-il... Regarde-moi ! tu me reconnais, dis ?
Elle fit signe que oui et il se sentit un peu moins inquiet, se remit à caresser ses cheveux.
— Ma mie !... murmura-t-il... calme-toi, n'aie plus peur... Qu'est-ce que je peux faire pour te rassurer ?
Il se sentait affreusement maladroit, désarmé en face de cet être aux abois qui s'accrochait à lui... Et puis, brusquement, Catherine éclata en sanglots. Il comprit qu'elle était sauvée, que le spectre de la folie s'éloignait et, tendrement, il se mit à la bercer comme un tout petit enfant.
— Pleure ! dit-il doucement, pleure tant que tu voudras, cela te fera du bien...