139432.fb2 Сatherine et le temps daimer - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 4

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Les nuages noirs de la peur crevaient en véritables cataractes.

Jamais Catherine n'avait pleuré comme à cet instant. C'étaient des mois de souffrance, d'angoisse, de désespoir qui s'en allaient à cet instant, noyés dans ses larmes. Elle pleurait de bonheur, de soulagement, de joie, d'espoir, d'amour et même de reconnaissance dans le cher refuge enfin reconquis. Tout s'abolissait, du passé et du présent. Seule demeurait cette douce chaleur de l'homme adoré qui l'envahissait, cette merveilleuse sécurité qu'il savait lui donner. Les sanglots peu à peu faisaient place à un délicieux bien-être. Lentement, Catherine se calma.

Les sanglots s'espacèrent, se ralentirent et Catherine, finalement, garda le silence. Sa respiration retrouva un rythme normal. Les larmes séchèrent sur ses joues et, un long moment, elle demeura sans bouger, savourant le bonheur délicieux de rester blottie contre son époux à écouter battre son cœur, à regarder le jardin sous la lune. Elle était seulement consciente de la main qui, doucement, caressait sa tête comme tant de fois, jadis, elle l'avait fait. C'était si bon de sentir Arnaud tout contre elle, de respirer son odeur d'homme sain après l'avoir cru, durant si longtemps, à jamais perdu pour elle !

Une griserie légère se glissait peu à peu dans les veines de la jeune femme. Il y avait tant de bonheur en elle qu'il fallait bien qu'il débordât et, redressant la tête, elle colla ses lèvres encore humides contre le cou d'Arnaud. Il tressaillit sous ce baiser, inquiet de sentir brusquement s'éveiller son désir. Catherine en eut conscience, instinctivement, prolongea la caresse remontant insensiblement vers le visage et vers les lèvres. Il ne lui laissa pas faire tout le chemin.

Avec une avidité d'affamé, sa bouche emprisonna celle qui s'offrait, s'y attacha en un baiser qui ne finissait plus et qui ne tarda pas à mettre en feu leur sang à tous deux. En même temps, les mains d'Arnaud, glissant sur les épaules et le dos de Catherine, prirent conscience de sa nudité. Doucement, il écarta les couvertures de soie demeurées entre eux. Elle ne résista pas, l'aida au contraire, avide de s'offrir complètement à lui. Repoussé par ses pieds impatients, le dernier drap tomba, recouvrant le cadavre du serpent dont elle avait failli mourir, mais Catherine l'avait déjà oublié : la vie bouillonnait de nouveau en elle, la chaleur d'amour la bouleversait jusqu'aux entrailles. S'écartant d'Arnaud, elle se laissa glisser sur le dos, dans la lumière froide de la lune pour qu'il pût mieux la voir.

— Dis-moi si je suis toujours belle ? murmura-t-elle, sûre d'avance de la réponse. Dis-moi si tu m'aimes toujours ?

— Tu es plus belle que jamais, diablesse !... et tu le sais bien !

Quant à t'aimer...

— Dis-le-moi ! Tu m'aimes, je le sais, je le vois... Est-ce que j'ai honte, moi, d'avouer que je t'adore ? Je t'aime, mon beau seigneur... Je t'aime plus que tout au monde !

— Catherine !

De nouveau, elle revenait vers lui, pour vaincre cette dernière résistance qu'elle sentait, l'entourait de ses bras doux, l'affolait du contact de sa chair. Elle était un trop merveilleux sortilège et il n'était qu'un homme. Sans s'expliquer par quel miracle la pitoyable créature de tout à l'heure s'était muée d'un seul coup en cette affolante sirène, il s'avoua vaincu, la reprit dans ses bras.

— Mon amour... murmura-t-il contre sa bouche... ma douce Catherine !... ma femme !

La suite était inéluctable. Il y avait trop longtemps qu'ils attendaient, l'un et l'autre, de retrouver ensemble les gestes de l'amour ! Le palais rose aurait pu crouler sur eux, mais n'aurait pu empêcher Catherine de se donner à son époux. Durant de longues minutes, ils s'aimèrent avec une ardeur sauvage, oubliant le danger que renfermaient ces murs chatoyants, attentifs seulement à cette incomparable volupté qu'ils trouvaient ensemble.

Ils se seraient peut-être aimés des heures encore si une brusque lumière n'avait envahi la pièce tandis qu'une voix lançait, stridente de colère :

— L'inceste est-il une coutume franque ? Voilà, il me semble, une étrange attitude pour un frère et une sœur.

Instantanément, le couple se sépara. Arnaud bondit sur ses pieds tandis que Catherine regardait, avec une terreur soudaine, le visage convulsé de Zobeïda qui se tenait debout au centre de la chambre, deux serviteurs portant des torches sur ses talons. La princesse était méconnaissable. La haine avait bouleversé ses traits tandis que sa peau dorée devenait d'un gris de cendre. Ses larges prunelles s'injectaient, ses petits poings, crispés, disaient clairement son désir de meurtre. Elle serrait les dents, si fort que les mots eurent du mal à en franchir le barrage. Tournant le dos à Catherine, elle s'adressa furieusement à Arnaud :

— Tu m'as trompée... mais pas tant que tu le croyais. Je sentais qu'il y avait, entre cette femme et toi, autre chose que le lien du sang.

Je le sentais... à ma haine ! J'aurais pu aimer ta sœur, mais, elle, je l'ai détestée du premier regard ! C'est pourquoi je l'ai surveillée...

Du bout de son pied, Arnaud rejeta la couverture, découvrant le corps noir du serpent.

— Surveillée seulement ? Alors, explique-moi donc ceci ? Sans moi, elle serait morte !

— Et je voulais sa mort parce que je devinais qu'il y avait quelque chose entre vous ! J'en étais sûre... Je suis venue, pour faire enlever son cadavre... et je vous ai vus... vus, tu comprends ?

— Cesse de hurler ! coupa Arnaud dédaigneux. Ne dirait-on pas que je t'appartiens ? Tu es là, à crier, à revendiquer comme n'importe quelle fatma du bazar dont l'époux court les filles. Tu n'es rien pour moi... rien, qu'une Infidèle dont je suis seulement le captif !"

— Arnaud ! souffla Catherine inquiète de voir son ennemie devenir livide. Prends garde !...

Mais Zobeïda continuait à la dédaigner.

— Et cette femme blanche t'est beaucoup, sans doute ?

— Elle est ma femme ! riposta le chevalier avec simplicité. Mon épouse devant Dieu et devant les hommes. Et, si tu veux vraiment tout savoir, nous avons un fils, dans notre pays ! Maintenant, comprends si tu peux.

Une vague de joie envahit Catherine, malgré la situation précaire.

Elle était heureuse qu'il eût jeté son titre d'épouse comme une insulte à la face de sa rivale.

— Comprendre ?

Un sourire chargé de fiel crispa davantage encore le visage décomposé de la princesse tandis que sa voix perdait sa tonalité aiguë pour se charger d'une menaçante douceur.

— C'est toi qui vas comprendre, mon seigneur. Tu l'as dit : tu es mon captif et captif tu demeureras... du moins tant que j'aurai envie de toi ! Que croyais-tu, en m'annonçant triomphalement que cette femme est ton épouse ? Que j'allais pleurer d'attendrissement, mettre sa main dans la tienne, ouvrir devant vous les portes d'Al Hamra et vous donner une escorte jusqu'à la frontière en vous souhaitant tout le bonheur du monde ?

— Si tu étais digne de ton sang, fille des guerriers de l'Atlas, c'est ainsi que tu agirais, en effet !

— Ma mère était une esclave, une princesse turkmène vendue au Grand Khan et offerte en cadeau à mon père. C'était une bête sauvage de la steppe qu'il fallait enchaîner pour la posséder. Elle ne connaissait que la violence et finit par se tuer après ma naissance parce que je n'étais qu'une fille. Je lui ressemble : moi, je ne connais que le sang.

Cette femme est ton épouse, tant pis pour elle !

— Que veux-tu en faire ?

Je vais te le dire. Une flamme trouble s'alluma dans le regard glacé de Zobeïda. Elle eut un petit rire dur, nerveux, proche de la fêlure Je vais la faire attacher nue dans la cour des esclaves pour qu'ils s'en réjouissent pendant tout un jour et toute une nuit. Ensuite, on la mettra en croix sur le rempart afin que le soleil brûle et craquelle un peu cette peau qui te plaît tant, puis. Yuan et Kong s'occuperont d'elle, mais, rassure-toi, tu ne perdras rien du spectacle. Ce sera ton châtiment, je pense qu'après cela tu n'auras plus envie d'établir de comparaison entre elle et moi, mes bourreaux savent bien leur métier ! Emparez-vous de cette femme, vous autres !

Le cœur de Catherine manqua un battement ; instinctivement, elle tendit les bras vers son époux, comme pour chercher sa protection.

Les eunuques n'eurent pas le temps de faire un geste ; vivement, Arnaud avait saisi sa dague demeurée près du lit et s'était jeté entre Catherine et les esclaves. La colère empourprait son visage, mais sa voix était d'un calme glacial quand il articula :

— Vous n'y toucherez pas ! Le premier qui avance peut être certain de ne pas vivre un instant de plus...

Les eunuques se figèrent, mais Zobeïda éclata de rire.

— Fou que tu es ! Je vais appeler... Les gardes viendront. Ils seront cent, deux cents, trois cents... autant que je voudrai ! Il faudra bien t'avouer vaincu. Abandonne-la à son destin. Je saurai te la faire oublier. Je te ferai roi...

— Crois-tu vraiment me séduire avec de tels arguments ? ricana Arnaud. Et tu dis que je suis fou ? Folle, toi-même...

Avant que quiconque ait esquissé un geste, il avait saisi Zobeïda, immobilisé ses deux poignets d'une seule main tout en la maintenant contre lui. De l'autre, il appuyait sur la gorge de la princesse la pointe acérée de la dague.

— Appelle tes armées, maintenant, Zobeïda ! Appelle si tu l'oses et tu auras poussé ton dernier cri.... Lève-toi, Catherine, et habille-toi...

Nous allons fuir !

— Mais... comment ?

Tu le verras bien. Fais ce que je te dis. Quant à toi, princesse, tu vas nous conduire, tranquillement, jusqu'à cette issue secrète du palais que tu connais si bien. Si tu fais un geste ou si tu pousses un cri, tu es morte...

— Tu n'iras pas loin, murmura Zobeïda. À peine dans la ville tu seras repris.

— C'est mon affaire. Marche !

Lentement, suivis de Catherine terrifiée, ils avancèrent hors de la pièce, étrange silhouette double devant laquelle les eunuques s'écartèrent avec crainte et s'enfuirent. Le groupe s'avança dans le jardin.

A Catherine l'entreprise paraissait démente, vouée d'avance à l'échec. Elle n'avait pas eu vraiment peur pour elle-même tout à l'heure quand Zobeïda, avec une joie sadique, avait décrit les tortures qu'elle lui réservait. Morayma n'avait-elle pas annoncé le retour du Calife comme très proche ? Zobeïda, dans sa colère, avait dû l'oublier... Curieusement, Arnaud devina la pensée de sa femme :

— Tu as tort, Catherine, de penser que la crainte de son frère retiendrait cette furie de te faire mourir. Elle est au-delà de tout raisonnement, au-delà de toute crainte quand elle est la proie de ses démons.

De fait, malgré la menace que l'arme faisait peser sur sa gorge, Zobéïda siffla entre ses dents serrées :

— Vous n'irez pas loin... Vous mourrez...

Et, tout à coup, perdant la tête, elle se mit à hurler :

— À moi !... A l'aide !... tout en se tordant comme une couleuvre pour échapper à l'étreinte d'Arnaud.

Elle voulut crier encore, mais, cette fois, le hurlement s'étrangla, s'acheva en une sorte d'affreux gargouillis. La dague s'était enfoncée.

Zobeïda, sans une plainte, glissa du bras d'Arnaud sur le sable doux du jardin, les yeux grands ouverts sur une immense surprise. Elle s'étala comme une flaque de lumière pâle, sous les yeux épouvantés de Catherine.

— Tu l'as tuée ? balbutia-t-elle éperdue.

— Elle s'est tuée elle-même... Je n'ai pas vraiment voulu frapper.

La dague s'est enfoncée seule.

Un instant, ils demeurèrent là, face à face, avec ce cadavre entre eux deux. Arnaud tendit la main à sa femme :

— Viens !... Il faut tenter de fuir ! Les eunuques ont dû donner l'alarme. Notre seule chance était d'atteindre le passage secret avant d'être rejoints.

Sans hésiter, elle mit sa main dans la paume tendue, se laissa entraîner à travers les massifs de fleurs et de feuilles. Mais il était déjà trop tard. Arnaud avait raison : leur chance était de contraindre Zobeïda à leur montrer le passage secret. Maintenant, l'instant était passé. Le jour venait et, en même temps, le jardin s'éveillait. Aux quatre horizons, des pas, des appels se faisaient entendre. Le couple, cerné, hésita un instant sur la route à suivre.

— Il est trop tard ! murmura Arnaud. Nous n'avons pas le temps de courir vers le mur de la ville haute. Regarde !...

De tous côtés surgissaient des eunuques, avec leurs sinistres sabres courbes aux lames desquels le soleil levant arrachait des éclairs.

Derrière le rideau d'arbustes où les deux Montsalvy avaient laissé le cadavre de Zobeïda, des cris aigus s'élevaient, les « You !... You !... »

de désespoir obligé des servantes et des esclaves.

— Nous sommes perdus ! constata calmement Arnaud. Il nous reste seulement à savoir bien mourir.

— Si je demeure avec toi, je crois que je saurai mourir, fit Catherine en serrant plus fort la main de son époux. Ce n'est pas la première fois que nous regarderons, ensemble, la mort en face.

Rappelle-toi Rouen...

— Je n'ai pas oublié ! répondit Arnaud avec un fugitif sourire.

Mais, ici, il n'y a pas de Jean Son pour venir à notre secours !...

— Il y a Abou-al-Khayr... et Gauthier et Josse, mon écuyer qui s'est engagé dans les troupes du Calife pour entrer en Al Hamra !...

Nous ne sommes pas seuls !

Arnaud regarda sa femme avec admiration.

— Josse ? Qui est encore celui-là ?

— Un truand parisien qui faisait le pèlerinage pour le rachat de ses péchés... Il m'est très dévoué.

Malgré le danger imminent, malgré les silhouettes menaçantes dont le cercle, inexorablement, se refermait autour d'eux, Arnaud ne put s'empêcher de rire.

— Tu m'étonneras toujours, Catherine ! Si tu rencontrais Satan, ma mie, tu serais capable de lui passer une laisse au cou et d'en faire le plus obéissant des petits chiens ! Je constate également avec plaisir que tu as su traîner jusqu'ici cette montagne de muscles et d'obstination normande que l'on nomme Gauthier. Essaie maintenant ton pouvoir sur ceux-là ! ajouta-t-il, changeant de ton et désignant ceux qui approchaient.

Deux groupes distincts s'avançaient maintenant vers le couple, arrêté entre un bassin et un buisson de roses. En tête de l'un, Catherine et Arnaud pouvaient reconnaître les eunuques porte-torches de tout à l'heure précédant le corps, soulevé par dix femmes, de la princesse.

L'homme qui conduisait l'autre, Catherine le reconnut à son turban de brocart pourpre : c'était le Grand Vizir, Aben-Ahmed Banu Saradj...

— Tu as raison ! murmura-t-elle. Nous sommes perdus ! Celui-là te hait et n'a aucune raison de m'aimer...

Les deux groupes firent leur jonction avant d'atteindre le couple.

Banu Saradj regarda longuement le corps que les femmes déposaient devant lui, enveloppé dans ses voiles d'azur, puis, calmement, il marcha vers les deux jeunes gens. Catherine, instinctivement, avait cherché refuge auprès d'Arnaud dont le bras entourait ses épaules. La mort qui s'avançait vers eux sous l'aspect de cet homme, jeune et élégant, lui semblait plus terrible encore que celle apportée par le cobra, peut-être parce que mourir est affreux quand, après tant de peines, on a enfin retrouvé l'amour et le bonheur. Le jardin était beau, dans la lumière dorée du petit matin. Les fleurs, rafraîchies par la nuit, semblaient plus éclatantes et l'eau avait des reflets bleus, ravissants.

Le regard lourd de Banu Saradj, curieusement vide, se posa sur Arnaud.

— C'est toi, n'est-ce pas, qui as tué la princesse ?

— C'est moi, en effet ! Elle voulait supplicier ma femme, je l'ai tuée.

— Ta femme ?

— Celle-ci est ma femme, Catherine de Montsalvy, venue me rejoindre au prix des plus grands périls.

Les prunelles noires du Grand Vizir glissèrent un instant sur Catherine, chargées d'une ironie qui la fit rougir. Cet homme, en effet, l'avait surprise dans les bras du Calife et l'évocation des périls courus par elle devait, fatalement, l'amuser. Elle en eut honte, se reprocha le demi-sourire du Maure parce que c'était Arnaud qui en faisait les frais.

— C'était sans doute ton droit, remarqua Banu Saradj, mais tu as versé le sang même du Commandeur des Croyants et, pour ce crime, tu mourras...

— Soit, prends ma vie, mais laisse partir mon épouse ! Elle est innocente.

— Non ! protesta Catherine farouchement en s'accrochant à son époux. Ne nous sépare pas, Vizir ! S'il meurt, je veux mourir aussi...

— Ce n'est pas moi qui déciderai de votre sort, intervint Banu Saradj. Le Calife approche de sa ville. Dans une heure, il aura rejoint Al Hamra. Tu oublies trop vite, femme, que tu lui appartiens. Quant à cet homme...

Il n'ajouta rien qu'un geste autoritaire. Quelques-uns des gardes qui l'escortaient s'avancèrent. Malgré ses cris, et sa défense désespérée, Catherine fut arrachée d'Arnaud dont les mains furent liées derrière le dos tandis que la jeune femme était remise aux servantes du harem.

— Reconduisez-la chez elle, recommanda le Vizir d'un ton d'ennui, et faites-la garder de près. Mais, surtout, qu'elle se taise !

— Je me tairai, hurla Catherine hors d'elle à la vue de son époux chargé de liens et entouré de gardes, si tu me laisses avec lui, si tu me donnes à moi aussi des chaînes.

— Sois courageuse, Catherine, supplia Montsalvy. J'ai besoin de ton courage.

— Bâillonnez-la, ordonna Banu Saradj. Ces cris sont insupportables !

Les femmes s'abattirent sur elle comme une nuée de guêpes, l'étouffant, l'aveuglant même. Une écharpe fut nouée, serrée sur sa bouche, une autre entrava ses mains, une autre encore lia ses pieds, puis, comme un simple paquet, la jeune femme fut emportée, sur les épaules des servantes, vers l'appartement de sultane qu'elle avait quitté, au début de cette nuit qui s'achevait, avec au cœur un si grand espoir. La rage la brûlait si fort qu'elle n'avait même pas envie de pleurer ! Dieu allait-il permettre cette injustice ? Arnaud devrait-il mourir pour avoir abattu cette démente sanguinaire qui voulait lui faire subir les pires supplices ? Non... ce n'était pas possible, cela ne pouvait pas être possible !...

Au prix d'une douloureuse torsion de cou, elle parvint à tourner la tête, à apercevoir encore une fois son époux. Entre les cimeterres étincelants, il s'en allait vers les prisons très droit, très fier malgré ses liens, haute silhouette noble dans la lumière matinale. Des larmes jaillirent des yeux de Catherine, amères et brûlantes, chargées de désespoir.

— Je te sauverai... promit-elle tout bas. Dussé-je me traîner aux pieds du Calife, baiser la poussière sous ses pas, je lui arracherai ta grâce...

Elle était prête, une fois encore, à n'importe quelle folie. Pourtant, elle savait bien qu'il était désormais un prix dont Arnaud ne voudrait, en aucun cas, qu'elle payât sa vie sauve... Il l'avait reprise. Elle n'était plus qu'à lui. Tandis qu'on l'emportait, elle entendit, dans l'air bleu du matin, éclater le son aigre des fifres et des tambours rythmant la longue acclamation de la foule. Muhammad venait de rentrer dans Grenade...

Quand, vers le soir, on vint chercher Catherine pour la conduire auprès du Calife, elle sentit l'espoir se faire plus vif en elle. Pourtant, la journée n'avait guère été encourageante.

La garde avait été renforcée aux issues de son appartement, mais l'escadron habituel des servantes et des esclaves s'était réduit à un eunuque muet qui lui avait apporté, vers midi, son repas sur un plateau. Aucune femme n'était venue auprès d'elle. Pas même Morayma ! Et Catherine s'inquiétait de cet isolement, moins pour elle que pour Arnaud. La sévérité que tout cela laissait prévoir n'annonçait rien de bon pour son époux. Elle aurait peut-être plus de mal à arracher sa grâce qu'elle ne l'avait cru tout d'abord...

Il y avait eu le vacarme annonçant le retour du Calife, puis le palais tout entier était retombé dans le silence. De temps en temps, les lamentations des femmes chargées de pleurer Zobeïda parvenaient jusqu'aux oreilles de Catherine, lancinantes, irritantes parce qu'artificielles. Qui donc pouvait sincèrement pleurer cette femme cruelle et sanguinaire ? Et qu'allait subir Arnaud pour en avoir débarrassé le monde ?

Catherine s'irritait de ne pas voir paraître Morayma. Que pouvait craindre cette vieille folle ? Pourtant, elle avait désespérément besoin d'elle. I1 fallait, à tout prix, trouver moyen d'avertir Abou-al-Khayr du danger mortel que courait Arnaud ! Le Calife, dans sa colère, n'allait-il pas ordonner sa mort immédiate ? À cette minute où Catherine se tourmentait pour lui, Arnaud avait peut-être même cessé de vivre ?...

Mais cette idée, la jeune femme la repoussait farouchement. Non, il ne pouvait pas être mort. Elle l'aurait senti, dans sa chair même.

Mais, à force d'angoisse, Catherine était parvenue à une extrême tension fébrile quand, enfin, Morayma parut au seuil de sa chambre.

— Viens ! dit-elle seulement. Le Maître veut te voir !

Enfin ! Te voilà ! s'exclama la jeune femme en se levant vivement pour suivre sa gardienne. Je t'ai attendue tout le jour et...

— Tais-toi ! coupa la vieille juive rudement. Je n'ai pas le droit de te parler. Et prends bien garde de ne pas chercher à fuir. Tu n'aurais plus aucune chance.

En effet, au seuil, une dizaine d'eunuques attendaient, cimeterre au poing, pour escorter Catherine. Morayma se contenta de voiler étroitement la jeune femme en commentant :

— Sois aussi humble que tu pourras, Lumière de l'Aurore. Ce n'est pas au Djenan-el-Arif que je te mène, mais au Méchouar, au palais où le Maître règne. Il est fort irrité. Je te plains car tu vas devoir affronter sa colère.

— Moi, je n'ai pas peur ! riposta Catherine fièrement. Marche devant. Je te suis !

Étroitement encadrée par les eunuques, Catherine se laissa conduire, à travers le harem, jusqu'aux portes du palais réservé au Calife. Les femmes, curieuses, haineuses souvent, se pressaient sur son passage. Elle put entendre des rires, des plaisanteries. Elle vit scintiller les yeux verts de Zorah qui cracha. En quittant la cour des Lions, il y avait même un tel afflux de femmes que l'escorte eut du mal à passer. Les femmes refusaient de se laisser écarter. Il y eut une bousculade et, soudain, Catherine entendit une voix qui, en français, chuchotait à son oreille :

— On l'a conduit au Ghafar ! Ce n'est pas pour tout de suite !

Elle eut un sourire de reconnaissance, croyant bien apercevoir la silhouette de Marie qui se perdait parmi les autres. Ce ne pouvait être qu'elle ! Et elle se sentit soulagée. Ainsi, Arnaud avait été conduit au donjon de l'Alcazaba... mais il ne risquait pas la mort immédiate.

À coup de pommeau de leurs alfanges ou de fouet d'hippopotame, les eunuques forcèrent leur chemin jusqu'à la porte qui faisait communiquer les deux parties du palais. Là, veillaient les gardes maures, casqués et lances au poing, menaçants et solennels, avant-garde de la justice... Au-delà de la porte, c'était la majesté d'une sorte de cloître royal, dentelle de marbre blanc tendue autour d'un tapis d'eau verte, cernée d'une double haie de myrtes odorants. Là, point de tendres buissons, point d'ombres accueillantes comme au Djenan- el-Arif : des gardes armés échelonnés jusqu'au grandiose salon ouvert tout au fond sous une pesante tour carrée, et une foule de dignitaires et de serviteurs aux vêtements somptueux. L'escorte et Morayma ellemême laissèrent Catherine à l'entrée de la salle des Ambassadeurs.

Des étroites fenêtres garnies de verres multicolores, une lumière assourdie tombait d'aplomb sur le large trône d'or, incrusté de pierres fines, sur lequel le Calife se tenait accroupi, regardant avancer la jeune femme.

Un turban de soie verte, piqué d'une énorme émeraude, enserrait la tête du souverain. En main, il tenait le sceptre, long bambou recourbé et garni d'or. Et Catherine nota, avec un serrement de cœur, qu'aucune douceur ne venait alléger le poids du regard glacial dont il l'enveloppait.

Deux serviteurs en longues robes vertes la prirent aux épaules lorsqu'elle entra et l'obligèrent à s'agenouiller devant le trône. Alors, elle perdit son dernier espoir. Elle n'avait rien à attendre de cet homme qui, d'emblée, la traitait en coupable. Elle demeura immobile, attendant qu'il parlât, mais levant hardiment les yeux vers lui.

D'un geste, il avait fait le vide autour d'elle. Quand le dernier serviteur se fut retiré, il ordonna :

— Enlève ton voile. Je veux voir ton visage. Aussi bien... tu n'y as pas droit. Tu n'es pas des nôtres.

Elle obéit avec joie et, en même temps, se releva, décidée à ne plus rien abandonner de sa fierté. Si elle ne pouvait sauver Arnaud, elle était bien déterminée à obliger Muhammad a l'envoyer le rejoindre. Le voile blanc qu'elle portait glissa autour d'elle comme une flaque claire tandis que son regard croisait celui, irrité, du souverain.

— Qui t'a permis de te relever ?

— Toi. Tu l'as dit : je ne suis pas des vôtres ! Je suis femme libre et de noble lignage. Dans mon pays, le Roi me parle avec respect.

Muhammad se pencha vers elle, un pli à la fois moqueur et méprisant marquant sa bouche charnue.

— Ton Roi t'a-t-il possédée ? Moi, oui !... Quel respect puis-je avoir pour toi ?

— Est-ce pour me dire cela, ô puissant Calife, que tu m'as fait venir ? Je n'en vois pas l'utilité, à moins que tu n'aies plaisir à insulter une femme.

— J'aurais pu, en effet, t'envoyer à la mort sans un mot, mais j'ai voulu te revoir... ne fût-ce que pour juger de ton habileté à mentir.

— Mentir ? Pourquoi donc me donnerais-je cette peine ? Interroge, seigneur : je te répondrai. Une femme de mon rang ne ment pas !

Il y eut un silence. Habitué aux esclaves serviles, aux créatures oisives et molles pour lesquelles il n'était pas de fête plus grande qu'être appelées auprès de lui, Muhammad regardait avec une colère mêlée d'étonne- ment cette femme qui osait se dresser devant lui, sans peur apparente, sans arrogance non plus, mais simplement fière et digne malgré sa faiblesse présente.

D'ailleurs le ton qu'avait pris leur entretien ranimait le courage de la jeune femme. Si elle pouvait continuer à parler ainsi, presque d'égal à égal, il pouvait y avoir une chance... Brusquement, Muhammad attaqua :

— On dit que le chevalier franc... l'assassin de ma sœur bien-aimée, est ton époux ? fit-il avec une feinte négligence.

— C'est vrai.

— Donc, tu m'as menti ! Tu n'es pas une captive des Barbaresques achetée à Almeria.

— On t'a menti, seigneur ! Moi, je ne t'ai rien dit... car tu ne m'as rien demandé. Maintenant, je te le dis moi-même : j'ai nom Catherine de Montsalvy, dame de la Châtaigneraie, et je suis venue jusqu'ici pour reprendre l'époux que ta sœur m'avait volé.

— Volé ? J'ai rencontré mainte fois cet homme. Il semblait s'accommoder de son sort... et de l'amour insensé que Zobeïda lui vouait.

— Quel captif ne cherche à s'accommoder de son sort ? Quant à l'amour, seigneur, toi qui prends les femmes au gré de ton caprice sans que ton cœur intervienne en rien, tu devrais savoir qu'un homme le pratique assez facilement.

Brusquement, le Calife rejeta le sceptre de bambou qui ajoutait peut-être à sa majesté, mais l'encombrait et s'agita sur son divan de parade. Catherine vit une tristesse passer dans son regard clair.

— Est-ce là ta façon de voir les choses ? fit-il avec amertume. Je t'ai donné, en quelques jours, tant d'amour, que je pouvais m'attendre à plus de chaleur de ta part ! J'ai cru, un moment, avoir trouvé en toi celle que j'avais renoncé à chercher. Tu n'as donc été, dans mes bras, qu'une esclave comme les autres ?

— Non. Tu m'as rendue heureuse, reconnut Catherine honnêtement. Je ne te connaissais pas et j'ai été surprise, agréablement, de te trouver tel que tu es. Je m'attendais à quelque chose de terrible et tu t'es montré doux et bon. Ce souvenir que tu évoques... pourquoi n'avouerais-je pas qu'il m'est agréable et que notre nuit fut une douce nuit ? Ne t'ai-je pas promis de ne pas te mentir ?

D'un mouvement souple et rapide, Muhammad se leva et s'approcha de Catherine. Une vague de sang était montée à ses joues brunes et ses yeux s'étaient mis à briller.

— Alors, murmura-t-il d'une voix basse, pressante, pourquoi ne pas reprendre le poème là où nous l'avons laissé ? Tout peut demeurer comme par le passé. Tu m'appartiens toujours et je peux oublier, aisément, le lien qui t'enchaîne à cet homme.

L'ardeur qui vibrait sous les paroles du Calife fit trembler Catherine.

L'amour était le seul terrain où elle se refusait à le suivre parce qu'elle ne pouvait plus répondre à sa passion. Elle secoua la tête, répondit avec une douceur lasse :

— Pas moi ! Il est mon époux, t'ai-je dit. Notre mariage a été béni par un prêtre, dans notre pays. Je suis sa femme jusqu'à ce que la mort nous sépare.

— Ce qui ne tardera guère ! Bientôt, tu seras libre, ma rose, et tu recommenceras ici une existence auprès de laquelle tout ce que tu as connu n'est que mauvais rêve. Je te ferai sultane, reine ici sur tout ce qui vit et respire. Tu auras tout ce que tu désireras et tu régneras plus que moi-même puisque tu régneras sur moi !

Muhammad avait retrouvé, d'un seul coup, le visage passionné qu'il avait eu dans le jardin aux eaux chantantes. Catherine, envahie par une soudaine tristesse, comprit qu'il l'aimait vraiment, que pour elle il était prêt en effet à bien des sacrifices, hormis sans doute le seul qu'elle réclamât de lui. Il serait facile, bien sûr, de lui mentir, de lui laisser croire à un amour fictif, mais elle sentait bien que cela ne sauverait pas Arnaud et que celui-ci ne lui pardonnerait pas cette ultime trahison. Elle avait promis d'être franche, elle le serait jusqu'au bout. Peut-être, après tout, cet homme, qui lui avait toujours paru bon et droit, trouverait-il dans sa nature profonde assez de noblesse pour se montrer magnanime...

— Tu ne m'as pas comprise, seigneur, dit-elle tristement, ou bien tu n'as pas voulu me comprendre. Pour être venue le chercher jusqu'ici, au travers de tant de dangers, il fallait que j'aime mon époux... plus que tout au monde !

— Je t'ai dit qu'il ne serait plus longtemps ton époux !

— Parce que tu as juré sa mort ? Mais, seigneur, si tu m'aimes autant que tu le dis, tu ne peux vouloir me réduire au désespoir. Crois-tu que je pourrais t'aimer après sa mort, accepter les caresses de tes mains rouges encore de son sang ?

Une idée lui vint, tout à coup, généreuse et folle, mais l'imminence du péril couru par Arnaud ne lui laissait pas le choix. Elle avait toujours le droit de se sacrifier pour lui et cet homme avait assez d'amour pour accepter ce qu'elle allait lui offrir.

— Écoute ! dit-elle d'une voix pressante, tu ne peux, si tu m'aimes vraiment, mettre entre nous un souvenir affreux. Laisse partir mon époux. Fais-le reconduire aux frontières du royaume... et je resterai auprès de toi, ta captive aussi longtemps que tu le voudras.

Cette fois, elle faisait une entorse délibérée à cette vérité qu'elle avait promise car elle savait bien que, s'il acceptait, elle ferait tout pour s'enfuir et que, de son côté, Arnaud mettrait tout en œuvre pour la reprendre. Mais il fallait gagner du temps et, surtout, arracher Arnaud à la mort prochaine. Tout doucement, elle se rapprocha de Muhammad, avec une instinctive coquetterie, l'enveloppant de son parfum, s'enhardissant jusqu'à poser sa main sur son bras. Au diable les scrupules ! La vie d'Arnaud avant tout !

— Écoute-moi, seigneur, et fais ce que je te demande, supplia-t-elle. Fais grâce à mon époux !...

Sans la regarder, les yeux fixés sur les frondaisons de la cour, il répliqua froidement :

— Je n'ai pas le droit de faire grâce ! Tu oublies que celle qu'il a tuée était ma sœur et que tout le royaume réclame la tête de l'assassin.

Que Grenade entière voulût venger Zobeïda, universellement détestée, voilà qui laissait Catherine sceptique, mais elle n'en dit rien.

Ce n'était pas le moment de discuter la popularité de la morte. Au contact de sa main, elle avait senti frémir Muhammad, et cela lui suffisait.

— Alors... laisse-le fuir ! Nul ne pourra te le reprocher.

— Fuir ?

Cette fois, il la regarda et Catherine, déçue, vit que son regard avait l'éclat froid de l'acier.

Sais-tu que le Grand Vizir en personne s'est institué son geôlier ?

Sais-tu qu'outre les vingt soldats maures qui le gardent à vue, il y a, près du cachot où il est enfermé, une troupe d'hommes du Grand Cadi qui veille également. Car Allah lui-même exige le sang du meurtrier d'une princesse de Grenade. Il me faudrait, pour le laisser fuir, éloigner tout ce monde... et j'y risquerais mon trône !

À mesure qu'il parlait, l'espoir avait, peu à peu, abandonné Catherine. Elle comprenait soudain que cette bataille était vaine, qu'il chercherait tous les prétextes pour refuser une grâce qu'il ne voulait pas accorder. Il haïssait Arnaud, plus certainement parce qu'il était son époux qu'à cause de Zobeïda ! Elle fit cependant une ultime tentative pour l'attendrir.

— Ta sœur voulait me livrer aux esclaves, dit-elle nettement, m'exposer nue sur le rempart puis me jeter à ses bourreaux mongols.

Arnaud a frappé pour me sauver et toi tu me refuses sa vie !... et tu dis que tu m'aimes ?

— Je t'ai dit que je ne pouvais pas !

— Allons donc ! Es-tu, oui ou non, le maître ici ? Et qu'était Zobeïda d'autre qu'une femme... une de ces femmes tellement méprisées, de si peu d'importance pour ceux de ta race ? Et tu voudrais me faire croire que le Grand Cadi lui-même, le Saint Homme de Grenade, exige le sang de mon époux !

— Zobeïda était du sang du Prophète ! tonna Muhammad. Et qui verse le sang du Prophète doit mourir ! Le crime est plus grand encore lorsque l'assassin est un Infidèle ! Cesse de me demander l'impossible, Lumière de l'Aurore. Les femmes n'entendent rien aux affaires des hommes !

Le mépris qui sonnait dans sa voix fit bondir Catherine.

— Si tu voulais... pourtant, toi que l'on dit si fort !

— Mais je ne veux pas !

Brutalement, il s'était tourné vers elle, l'avait saisie par les bras qu'il serrait dans sa colère, approchant de celui de Catherine un visage que la rage empourprait.

Ne comprends-tu pas que tes prières irritent encore davantage ma colère contre lui ? Pourquoi donc ne vas-tu pas au bout de ta pensée

? Pourquoi ne me dis-tu pas : libère-le parce que je l'aime et que je ne renoncerai jamais à lui ! Libère-le parce que j'ai besoin de le savoir vivant à tout prix... même au prix de tes baisers ! Folle ! c'est justement ton amour pour lui, plus encore que le désir de venger ma sœur, qui lui vaut ma haine. Car je le hais maintenant, tu entends...

je le hais de toutes mes forces, de toute ma puissance parce qu'il a su obtenir ce que je désirais plus que tout au monde : être aimé de toi.

— Penses-tu mieux réussir en le tuant ? demanda Catherine froidement. Les morts ont une puissance que tu ne parais pas supposer. Tu aurais pu garder captive l'épouse d'Arnaud de Montsalvy, mais tu ne posséderas jamais sa veuve ! D'abord parce que je ne lui survivrai pas. Ensuite parce que le sang dont tu seras couvert me ferait horreur si je devais vivre encore...

D'une brusque secousse, elle s'était dégagée, éloignée de quelques, pas et, maintenant, elle le défiait du regard. Il était étrange de voir combien la colère rendait les hommes semblables entre eux.

Sur le masque exaspéré de celui-là, elle retrouvait le reflet d'autres fureurs, celles de tous les hommes qui l'avaient aimée ou qu'elle avait combattus. Et toujours elle était sortie, finalement, victorieuse.

Du moment qu'il ne faisait pas appel à son cœur ou à sa sensibilité, elle se sentait forte en face d'un homme en colère. Mais, en pensant que cette faiblesse ; que dénote toujours la colère lui livrerait Muhammad, elle se trompait. Les autres étaient de sa race. Celui-là était différent. Il y avait un monde entre eux par-dessus lequel leurs esprits ne pouvaient se rejoindre.

Au prix d'un effort violent sur lui-même, le Calife se calma. Tournant le dos à Catherine, il retourna s'asseoir sur son trône, reprit son sceptre comme s'il cherchait dans l'emblème de sa puissance une défense ; contre cette femme trop attirante. Catherine se raidit, '

inquiète soudain du regard oblique qu'il lui jetait tandis qu'un mince sourire faisait luire ses dents sous sa barbe blonde. La peur maintenant glissait insidieusement en elle ! La fureur de Muhammad était moins terrifiante que ce sourire !

— Tu ne mourras pas, Lumière de l'Aurore ! commença-t-il doucement.

— Cesse de m'appeler ainsi ! s'insurgea la jeune femme. Ce nom me fait horreur. Le mien est Catherine !

— J'ai peu l'habitude de ces noms barbares, mais je ferai selon ton désir. Donc, tu ne mourras pas... Catherine... car je veillerai à ce qu'aucun moyen ne t'en soit laissé. Et je t'aurai quand je voudrai.

Non... ne proteste pas ! Je n'aurai pas sur les mains le sang de ton époux... car c'est toi-même qui le tueras !

Le cœur de Catherine manqua un battement. Elle crut avoir mal entendu, demanda avec angoisse :

— Que dis-tu ? J'ai mal compris...

— Tu le tueras, de ta jolie main fine. Écoute plutôt : ton époux est au fond d'une geôle, en ce moment. Il y restera jusqu'au jour des funérailles solennelles de sa victime, qui auront lieu au coucher du soleil, dans une semaine d'ici. Ce jour-là, il mourra afin que l'esclave accompagne sa maîtresse dans l'Au-delà et que Zobeïda, puisse, dans la tombe, contempler les restes sanglants de son meurtrier. Jusque-là, il ne boira, ni ne mangera, ni ne dormira, afin que le peuple voie quelle pauvre chose ma colère peut faire d'un chevalier franc. Mais ce qu'il va souffrir n'est rien auprès de l'univers de tortures qu'il devra endurer avant de mourir. A la face du ciel, devant tout le peuple, les bourreaux lui feront regretter cent fois d'être né... à moins que...

— À moins que quoi ? souffla Catherine, la gorge sèche.

— À moins que tu n'abrèges son supplice. Tu y assisteras, ma rose, parée comme il convient à une sultane. Et tu auras le droit d'abréger ses toitures en le frappant, toi-même, avec l'arme même dont il s'est servi pour tuer.

Ainsi, c'était cela qu'il avait trouvé pour la faire souffrir ? Le choix abominable entre frapper, elle-même, l'homme qu'elle adorait, ou bien l'entendre hurler pendant des heures dans les supplices ! Mon Dieu ! Comment pourrait-elle trancher cette vie dont dépendait la sienne ? Tristement, pitoyablement elle murmura, comme pour ellemême :

— Il bénira la mort que lui donnera ma main.

— Je ne crois pas. Car il saura que tu m'appartiendras désormais en toute propriété. On ne lui laissera pas ignorer que, le soir même, je t'épouserai.

Une telle cruauté se lisait sur le beau visage du Calife que Catherine détourna les yeux, écœurée.

— Et l'on te dit bon, noble, généreux !... On te connaît mal !

Pourtant ne te réjouis pas trop vite. Moi non plus, tu ne me connais pas ! Il y a une limite à la souffrance.

— Je sais. Tu as dit que tu mettrais fin à tes jours. Pas avant le jour du supplice, cependant, car rien ne pourrait sauver ton époux de la torture si tu n'étais plus. Il te faut rester vivante pour lui, douce dame !

Elle leva sur lui un regard de noyée. Quel genre d'amour lui vouait donc cet homme ? Il lui criait sa passion et, l'instant suivant, la torturait avec une froide cruauté... Mais elle ne raisonnait plus, ne luttait plus ! Elle était à bout d'espoir. Pourtant, il n'était pas possible qu'il ne se trouvât pas, au plus profond du cœur de cet homme, de ce poète, une toute petite place accessible à la pitié...

Lentement, elle se laissa glisser à genoux, courba la tête.

— Seigneur ! murmura-t-elle. Je t'implore ! Vois... je suis à tes pieds, je n'ai plus d'orgueil, plus même d'amour-propre. Si tu as pour moi un peu d'amour, si peu que ce soit, ne me laisse pas souffrir ainsi ! Tu ne peux me condamner à la torture que seront les jours à venir, tu ne peux vouloir que j'agonise lentement sous le même toit que toi. Si tu ne veux, ou ne peux m'accorder la vie de mon époux, alors permets-moi de le rejoindre. Laisse-moi partager ses souffrances et sa mort et, devant Dieu qui m'entend, je jure qu'en mourant je te bénirai...

Elle tendait, instinctivement, des mains suppliantes, levait maintenant vers lui son beau visage noyé de larmes à la fois touchante et si belle que, contrairement à ce qu'elle espérait, la colère de Muhammad se durcit.

— Relève-toi, dit-il sèchement. Inutile de t'humilier, j'ai dit ce que j'avais à dire.

— Non, tu ne peux pas être si cruel ! Qu'as-tu à faire d'un corps dont l'âme ne peut t'appartenir ?... Ne me fais pas souffrir... Aie pitié de moi !

Elle cacha son visage dans ses mains, mais, au- dehors, le soleil se couchait dans une gloire sanglante. Du haut du minaret voisin, la voix perçante d'un muezzin s'éleva vers le ciel, appelant les croyants à la prière du soir. Elle couvrit les sanglots désespérés de Catherine, et Muhammad qui, peut-être, allait fléchir, se reprit entièrement. D'un geste violent, il désigna la porte, jetant durement :

— Va-t'en ! Tu perds ici ton temps et tes peines ! Tu n'obtiendras rien de moi. Rentre chez toi. Il est l'heure pour moi d'aller prier !

Instantanément, les larmes de Catherine séchèrent au feu d'une brutale fureur. Elle se releva vivement, dardant sur le Calife un regard brûlant de haine.

— Tu vas prier ? fit-elle avec un écrasant mépris. Tu sais donc prier ? Alors, n'oublie pas, seigneur, d'apprendre à ton Dieu comment tu entends briser l'union de deux êtres et obliger l'épouse à frapper l'époux. S'il t'approuve, c'est qu'il est vraiment bien différent du seul et vrai Dieu ! et aussi que l'on a les dieux que l'on mérite !

Ramassant son voile blanc, elle s'en drapa négligemment, sortit sans se retourner, retrouvant au-dehors Morayma et son escorte. La longue cour verte se vidait rapidement. Les hommes se rendaient à la mosquée. Seuls, quatre jardiniers nonchalants s'attardaient encore à élaguer les buissons de myrtes. L'un d'eux, un Maure gigantesque, toussa quand Catherine passa auprès de lui. Machinalement, elle tourna la tête, le regarda, retint un haut-le-corps. Entre le turban blanc et l'étroite barbe noire, elle avait reconnu Gauthier.

Leurs regards se croisèrent. Mais elle ne pouvait ni s'étonner, ni s'arrêter. Il fallait continuer son chemin tandis que le faux jardinier, du même pas traînant que ses confrères, s'en allait, lui aussi, vers la mosquée. Pourtant, en regagnant sa geôle dorée, Catherine sentit que son cour s'était allégé. Elle ne pouvait comprendre comment Gauthier se trouvait là, mêlé aux serviteurs d'Al Hamra, mais, s'il y était, c'était sûrement grâce à Abou-al-Khayr. Il devait passer pour sourd et muet, sans doute, ce qui était la situation la moins dangereuse pour un faux musulman. Et la pensée qu'il était là, tout près d'elle, était si réconfortante que Catherine en aurait pleuré de joie. C'était bon de le savoir dans ce palais maudit, veillant sur elle autant qu'il était possible

; Josse, de son côté, était à l'Alcazaba, mêlé aux soldats... peut-être même au Ghafar, près d'Arnaud. Mais là, l'angoisse reprenait Catherine. D'abord, il ne connaissait pas Arnaud. Ensuite, que pourrait le Parisien pour adoucir le martyre du prisonnier ? Les paroles de Muhammad résonnaient encore dans la tête de Catherine :

« Durant une semaine, il ne mangera, ni ne boira, ni ne dormira... »

Quelle pauvre loque humaine serait Arnaud après ces jours de torture

! Et faudrait-il que Catherine enfonçât elle-même, dans le cœur de son époux, la dague qui, tant de fois, l'avait défendue, protégée ? Rien qu'à cette pensée la jeune femme sentait sa gorge se sécher, son cœur défaillir. Elle savait que, jour après jour, heure après heure, elle allait souffrir par l'imagination, en même temps que l'homme aimé-Une seule pensée un peu consolante : « Après l'avoir frappé, je me frapperai moi-même », se jura-t-elle.

Lorsque Catherine eut regagné sa chambre, Morayma, qui ne lui avait pas adressé la parole, lui jeta un regard incertain.

— Repose-toi. Dans une heure, je reviendrai te chercher...

— Pour quoi faire ?

— Pour te confier aux baigneuses. Chaque nuit, désormais, tu seras conduite au lit du Maître.

— Tu ne veux pas dire qu'il veut ?...

L'indignation lui coupa la parole, mais Morayma

haussa les épaules, avec le fatalisme de sa race.

— Tu es son bien. Il te désire... Quoi de plus naturel ? Quand on ne peut éviter le destin, la sagesse exige de le subir sans se plaindre...

— Et tu crois que je vais accepter cela ?

— Que peux-tu faire d'autre ? Tu es belle. A sa façon, le Maître t'aime. Tu désarmeras peut-être sa colère...

Un coup d'œil farouche de Catherine la renseigna sur la valeur de ses encouragements et elle préféra s'éloigner. Demeurée seule, la prisonnière se laissa tomber sur son lit, malade de fureur à la pensée de ce qui l'attendait encore. Dire qu'elle avait cru en ce Calife qui la traitait avec une si froide cruauté ! Il était bien le frère de Zobeïda.

Elle avait retrouvé en lui la même arrogance, la même jalousie sauvage, le même égoïsme absolu. Zobeïda pensait qu'Arnaud pourrait laisser mourir Catherine, l'oublier auprès d'elle, et Muhammad osait prétendre la faire sienne au moment même où il condamnait son époux à des souffrances sans fin ! Certes, Catherine était fermement décidée à se défendre farouchement, mais son bourreau avait tous les moyens de la réduire à l'impuissance. Il rirait, sans doute, des efforts qu'elle ferait pour lui résister... et elle n'avait même pas la ressource de se tuer ! Tristement, elle tira le petit flacon de poison que lui avait envoyé Abou-al- Khayr de la cachette où elle l'avait dissimulé, derrière une plaque d'azulejos qu'elle avait descellée du mur. Si elle avait pu en faire parvenir la moitié à son époux, elle eût avalé sans hésiter le reste du flacon... mais ce n'était pas possible !

Elle devait donc rester en vie pour Arnaud, pour lui éviter les bourreaux...

Le pas glissant de l'eunuque muet du matin, chargé d'un nouveau plateau, la fit sursauter. Le flacon disparut au creux de sa main. Elle regarda le serviteur déposer son chargement tout près d'elle, sur le lit, au lieu de le placer à terre, sur quatre pieds, comme de coutume.

Agacée, elle voulut repousser ce repas dont elle n'avait pas envie quand un coup d'œil significatif du Noir attira son attention. L'homme tirait de sa manche un mince rouleau de papier et le laissait tomber sur le plateau, puis, s'inclinant jusqu'à terre, se retirait à reculons, protocolairement.

Sur le papier, hâtivement déroulé, Catherine, avec une joie soudaine, lut les quelques lignes qu'avait tracées son ami le médecin.

« Celui qui dort d'un profond sommeil ignore aussi bien la souffrance que les contingences extérieures. La confiture de roses qui, chaque soir, te sera servie t'apportera quelques heures d'un sommeil si lourd que rien ni personne ne pourra t'éveiller... »

Il n'y avait rien de plus, mais, du cœur de Catherine, une ardente action de grâces monta vers l'ami fidèle qui, par des moyens connus de lui seul, parvenait à veiller sur elle si attentivement. Elle avait compris : chaque soir, en venant la chercher, Morayma la trouverait si profondément endormie que le Calife serait bien obligé de renoncer à ses prétentions. Et qui donc soupçonnerait l'innocente confiture de roses sans laquelle il n'était guère de repas convenable à Grenade ?

Replaçant vivement le flacon dans sa cachette, Catherine s'installa devant son repas. Il fallait manger autre chose pour ne pas éveiller de soupçons. Ce n'était pas facile parce qu'elle n'avait vraiment pas faim, mais elle se força à entamer plusieurs plats. Enfin, elle avala trois cuillerées de la fameuse gelée parfumée, puis alla s'étendre sur son lit, emplie d'un sentiment de triomphe. Elle avait trop confiance en son ami Abou pour ne pas s'abandonner entièrement à ses ordres, à peu près certaine que la sollicitude du petit médecin ne s'étendrait pas seulement à elle. Pour être aussi bien renseigné, il ne devait pas ignorer la situation tragique d'Arnaud. La présence de Gauthier parmi les jardiniers d'Al Hamra en était une sorte de preuve. Peu à peu, les nerfs tendus de Catherine se relâchèrent. La drogue mystérieuse contenue dans la confiture prenait possession de son organisme...

Au pied du double donjon rouge encadrant la porte des Sept Étages, la foule se rassembla quand la chaleur du jour commença de décroître. Il y avait là un grand espace vide où le Calife faisait manœuvrer des troupes et où avaient lieu les plus grandes fêtes publiques. On y avait construit, au bas des remparts d'Al Hamra, des échafaudages de bois pour le public et des tribunes tendues de soies multicolores pour le Calife et ses dignitaires, mais il y avait tant de monde que les échafaudages furent bientôt pris d'assaut et qu'une grande partie du public resta debout.

Durant les quelques jours précédents, les prêtres et les mendiants avaient parcouru la ville pour annoncer partout que le Commandeur des Croyants donnerait, ce jour-là, une grande fête pour les funérailles de sa sœur bien-aimée, fête au cours de laquelle l'Infidèle qui l'avait tuée serait mis à mort. Et toute la ville, à l'heure dite, était venue : hommes, femmes, enfants, vieillards confondus en une masse mouvante et colorée, criarde et agitée. Les paysans étaient descendus des montagnes voisines, mettant la tache brune de leurs djellabas terreuses parmi les robes rouges, blanches, bleues ou orange des citadins. On se montrait quelques groupes de guerriers mercenaires, venus du Maghreb, leurs longs cheveux tressés flottant sur le selham noir éclairé, dans le dos, d'un losange écarlate, d'autres vêtus de bleu sombre et voilés comme des femmes, portant d'étranges boucliers de peau enluminée, plus redoutables peut-être dans leur mystère que les cavaliers maures aux casques étincelants.

Toute la Ville Haute était descendue, en vêtements de fête, brillants d'or ou d'argent, sur lesquels tranchaient les draperies immaculées des imams envahissant déjà la tribune du Grand Cadi. Un peu partout, erraient les grands esclaves soudanais du palais, d'une élégance voyante dans leurs robes criardes aux teintes agressives, l'anneau de la servitude à l'oreille, riant comme des enfants dans l'attente du spectacle.

Une atmosphère de kermesse régnait sur tout cela. En attendant que le spectacle commençât, tous les baladins de la ville s'étaient transportés sur le champ de manœuvre, sûrs de trouver là un public.

Bateleurs, conteurs rythmant leurs récits de brefs coups de tambourin, charmeurs de serpents noirs et chevelus brandissant leurs dangereux pensionnaires en une danse frénétique, acrobates plus désarticulés que les serpents eux-mêmes, sorcières brassant l'avenir dans des corbeilles d'osier pleines de coquillages blancs et noirs, chanteurs nasillards braillant des versets du Coran ou des poèmes d'amour d'une voix de muezzin, vieux pitres au cuir noir, à la barbe grise, grimaçant au milieu d'une tempête de rires, mendiants industrieux aux doigts trop agiles, tout cela mélangé dans la poussière rouge soulevée par leurs pas, sentant le crottin de cheval et la paille.

Au-dessus de la porte d'entrée d'Al Hamra, quelques hommes apparurent, entre les créneaux. L'un d'eux, grand, vêtu d'une robe rayée orange, précédait les autres qui, ayant croisé respectueusement leurs mains, semblaient attendre ses ordres. Le Calife Muhammad venait s'assurer, d'un dernier regard, que tout était en place et que le spectacle allait pouvoir commencer. Autour de l'immense place, les escadrons de cavaliers aux casques pointus enturbannés de blanc prenaient position... Sur les tours d'Al Hamra, des cigognes, perchées sur une patte, rêvaient, immobiles...

Pendant-ce temps, dans l'appartement des sultanes, les femmes, sous la direction agitée de Morayma, préparaient une Catherine apparemment insensible. Debout au centre de la pièce, au milieu d'une débauche de voiles, de soieries, de coffrets ouverts, de flacons précieux, elle se laissait habiller sans un mot, sans un geste, pareille à quelque statue aux yeux vivants. On n'entendait, dans la salle, que les criailleries de Morayma, jamais satisfaite du travail effectué, et les soupirs agacés des servantes.

La maîtresse du harem avait l'air d'une prêtresse accomplissant un rite tandis qu'elle apostrophait les femmes qui, pièce après pièce, habillaient Catherine d'or des pieds à la tête. De fin cuir doré, brodé d'or et d'émeraudes étaient les babouches enfermant ses pieds, de mousseline d'or l'ample pantalon, de brocart d'or la courte brassière emprisonnant sa poitrine. Une profusion de bijoux composait le reste du costume : bracelets montant jusqu'au milieu des bras, lourds anneaux de chevilles, collier-carcan laissant glisser de grosses gouttes d'émeraudes jusque sur les seins à demi découverts par le profond décolleté, enfin une fabuleuse ceinture, large et lourde, véritable chef-d'œuvre de l'art persan, enrichie de diamants, de rubis et d'émeraudes, que Morayma, avec une sorte de crainte respectueuse, avait posée sur les hanches de la jeune femme :

— Le Maître, en t'envoyant cette ceinture, montre bien sa volonté de faire de toi son épouse. Ce joyau, jadis commandé par le Calife de Bagdad, Haroun-al- Raschid, pour son épouse favorite, est la perle de son trésor. Après le pillage du palais de Bagdad, l'émir de Cordoue, Abd-er-Rhamane II, l'acheta pour celle qu'il aimait puis elle fut volée.

Le seigneur Rodrigue de Bivar, le Cid, la donna à son épouse, dona Ximena, mais la ceinture fut reprise ensuite, après sa mort. Toutes les sultanes l'ont portée au jour de leur mariage...

Morayma se tut bientôt. Catherine n'écoutait pas. Depuis une semaine, elle vivait, en somnambule, dans une sorte de cauchemar éveillé qui n'avait pas tardé à emplir Morayma, puis tout le harem, d'une sorte de crainte superstitieuse. L'étrange et profond sommeil dans lequel, chaque soir, elle tombait depuis la capture de son époux, avait plongé Muhammad dans la colère d'abord, puis dans un étonnement un peu craintif. Rien ne pouvait vaincre ce sommeil qui durait plusieurs heures, celles de la nuit, et c'était comme si la main même d'Allah avait pris soin de clore les paupières de la captive. On avait bien, tout d'abord, pensé à une drogue, mais rien, dans le comportement de la jeune femme étroitement surveillée, n'avait paru anormal. Muhammad en était venu à conclure qu'il y avait là un signe du Ciel. Il ne devait pas toucher à cette femme, épouse d'un meurtrier, tant que son légitime propriétaire vivait encore et, dès le troisième soir, il avait cessé de demander Catherine. Mais Morayma, superstitieuse à l'excès et tournée, en bonne fille de Juda, vers l'ésotérisme, n'était pas loin de considérer la nouvelle favorite comme un être extraordinaire. Ses silences, ses longues heures de mutisme taciturne lui semblaient les signes d'un esprit marqué par les esprits invisibles.

À dire vrai, les effets de la drogue d'Abou-al-Khayr avaient de plus en plus de mal à s'effacer du cerveau de Catherine. Elle vivait, le jour, dans une sorte d'état second, l'esprit envahi de fumées qui avaient du moins l'avantage d'estomper l'angoisse et d'endormir la douleur. Peut-

être, sans cela, fût-elle devenue folle tant était insupportable la pensée d'Arnaud torturé par la faim, la soif et le manque de sommeil dans le lugubre donjon d'Al Hamra. Cependant, inquiète de sentir ses sens et ses réflexes s'endormir, Catherine, aux deux derniers soirs de la semaine, n'avait pas touché à la confiture de roses et s'était contentée de feindre le sommeil. Elle voulait être en possession de toutes ses facultés au jour de l'exécution.

Une dernière touche de khôl aux paupières et Morayma enveloppait Catherine d'un voile, tissé et rebrodé d'or, qui achevait d'en faire une idole étrange et barbare.

— Il est l'heure, maintenant... souffla-t-elle en lui offrant la main pour l'aider à franchir le seuil.

Mais Catherine refusa la main tendue. Elle était persuadée que ce chemin dans lequel elle s'engageait était celui de la mort, qu'il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre et que ces parures fabuleuses dont on l'avait revêtue n'étaient que les ornements suprêmes de la victime destinée au sacrifice. Tout à l'heure, elle poignarderait Arnaud pour lui éviter de plus longues et de plus abominables tortures, puis elle tournerait vivement l'arme contre elle-même et tout serait dit. Son âme, unie à celle de son époux, s'envolerait dans cet air bleu et chaud, dans ce soleil qui, bientôt, allait s'abîmer derrière les montagnes neigeuses, et ils seraient à jamais réunis, délivrés de la douleur, du doute, de la jalousie, laissant seulement un peu de chair inerte aux mains de leurs bourreaux. A tout prendre, oui, ce jour était un beau jour parce que Catherine, comme Arnaud lui-même sans doute, n'aspirait plus qu'à un profond repos...

Lorsque la future sultane, environnée de femmes et escortée d'une puissante troupe d'eunuques, apparut dans l'enceinte, le Calife et sa suite avaient déjà pris place dans la tribune élevée, tendue de vert et d'or, qui leur était préparée. Les nombreux amuseurs de la foule avaient cessé leurs tours, mais le silence ne s'était pas fait. Le peuple jacassait comme une volière en folie, parvenu au plus haut degré d'excitation. L'apparition de la favorite retint un instant son attention.

Au milieu des voiles tendres de ses femmes, bleus, roses, safran ou vert amande, elle était scintillante et mystérieuse à la fois, l'éclat de ses joyaux se devinant sous le nuage doré de son voile.

Silencieusement, Catherine vint prendre place dans une tribune, moins élevée que celle du Calife, auprès de laquelle elle était située.

Des soieries bleues rhabillaient et quelques marches la faisaient communiquer avec le sable de l'arène improvisée.

Silencieux, lui aussi, Muhammad regardait approcher la jeune femme, caressant d'un geste nerveux et machinal sa barbe blonde.

Leurs regards se croisèrent, mais ce fut lui qui détourna les yeux, impressionné par l'éclair sauvage échappé à ceux de Catherine. Avec un froncement de sourcils, il ramena son attention vers l'arène sur laquelle une troupe de jeunes danseurs berbères venaient d'apparaître au son d'une musique à la fois nasillarde et plaintive. Vêtus de longues robes blanches, chargés de lourds bijoux et fardés comme des filles, la taille et le front ceints de cordelières rouges, ces jolis éphèbes avaient des visages d'une finesse exquise, des yeux languides et des sourires hermétiques. Martelant le sol de leurs pieds agiles, ils se déhanchaient voluptueusement, mimant en un ballet étrange, aux figures compliquées, les gestes mêmes de l'amour. Certains chantaient, d'une voix de tête suraiguë, en s'accompagnant de rebecs à la musique aigrelette ; d'autres faisaient sonner entre leurs doigts des castagnettes de bronze qui rythmaient leurs pas.

Ces danses équivoques déplaisaient à Catherine qui détourna la tête, geste qui lui valut les regards haineux des jeunes danseurs, mais elle avait peine à supporter leurs gestes maniérés, la molle féminité de leurs attitudes dans cette fête de la mort. Car c'était bien la fête même de la mort. C'était du sang qu'était venue chercher cette foule ! Là-haut, dans la mosquée royale, les tambours se mirent à rouler, sinistrement. Leur grondement passa, comme un vent d'orage sur les danseurs qui se jetèrent à terre, haletants, et y demeurèrent immobiles tandis que s'éteignait leur musique enragée. Lentement, les lourds vantaux de la porte des Sept Étages s'ouvrirent, livrant passage à un cortège solennel. Précédé de joueurs de raïtas, de fifres et de tambourins, porté sur une civière d'argent par vingt esclaves, le corps embaumé de Zobeïda venait d'apparaître, forme rigide et rouge sous le long voile pourpre qui le recouvrait des pieds à la tête. Une théorie de prêtres en robes blanches l'entourait puis venait une grosse troupe d'eunuques noirs, menés par leur chef, un gigantesque Soudanais au visage de bronze qui portait son cimeterre retourné en signe de deuil.

L'apparition de son ennemie réveilla Catherine de l'espèce de dédaigneuse indifférence dans laquelle elle s'enveloppait. Zobeïda était morte, mais sa haine vivait encore. Catherine sentit qu'elle l'envahissait, qu'une rage froide s'emparait d'elle à la vue de ce corps rigide auquel, tout à l'heure, il lui faudrait sacrifier son époux et se sacrifier elle-même. Les esclaves, cependant, déposaient la civière sur une sorte de table basse devant la tribune du Calife qui se leva et vint, suivi de Banu Saradj et de plusieurs dignitaires, saluer la dépouille mortelle de sa sœur. Une fois de plus, Catherine voulut détourner les yeux, mais quelque chose la contraignit à n'en rien faire. Presque insupportable d'insistance, elle avait senti, sur elle, le poids d'un regard et, instinctivement, regarda du côté d'où il venait. C'est alors que, parmi la suite du Calife, elle reconnut Abou-al-Khayr. La haute et large silhouette du capitaine de la garde maure lui avait caché jusque-là la forme fluette de son ami. Sous l'énorme turban orange qu'il affectionnait, le petit médecin la regardait obstinément et quand, enfin, leurs regards se croisèrent, Catherine vit qu'il lui adressait un furtif et rapide sourire puis détournait la tête comme pour l'inviter à suivre la direction de son regard. Elle découvrit alors, debout aux premiers rangs de la foule qu'il dominait de sa haute silhouette, Gauthier qui, les bras croisés, jouait assez bien le curieux. Toujours vêtu de sa souquenille de jardinier, une sorte de cône de feutre rouge enfoncé sur les yeux, il semblait aussi calme et aussi paisible que s'il fût venu assister à la plus joyeuse des fêtes et non à une exécution.

Puis les yeux d'Abou-al-Khayr se posèrent plus loin, sur un groupe de cavaliers maures, et Catherine, sous un casque à longue pointe dorée, reconnut Josse. Avec quelque peine, à vrai dire. Aussi basané que ses collègues, le visage encadré d'une mince barbe noire, raide sur la selle de cuir brodé, la lance au poing, le Parisien offrait un aspect aussi sauvage et aussi militaire que ses compagnons. Rien ne le distinguait des autres cavaliers et Catherine admira l'art avec lequel l'ancien truand jouait son rôle. Il ne s'occupait apparemment pas de ce qui se passait devant lui, attentif à maintenir son cheval en ligne. L'animal semblait en effet nerveux à l'extrême, dansait sur place et, sans la science de son cavalier, eût sans doute causé quelques désordres.

La vue de ses trois amis raviva l'espoir chez Catherine. Elle les savait courageux, dévoués, prêts à tout pour les sauver, elle et Arnaud, et cette volonté qu'elle sentait en eux la galvanisait malgré elle... Pouvait-on vraiment désespérer avec de tels hommes ?

Une longue cérémonie suivit l'arrivée du corps de la princesse. Il y eut des chants, des danses solennelles, l'interminable allocution d'un imposant vieillard à la barbe neigeuse, long et sec comme un peuplier en hiver, dont le regard, enfoui sous une broussaille blanche, brillait d'un feu fanatique. Catherine savait déjà que c'était là le Grand Cadi et enfonça ses ongles dans sa paume en l'entendant appeler la colère d'Allah et celle du Calife sur l'Infidèle qui avait osé porter une main sacrilège sur une descendante du Prophète. Quand, enfin, il se tut, après une dernière imprécation, Catherine comprit que l'heure de mourir était venue pour Arnaud comme pour elle-même, et la faible lueur d'espoir qu'avait rallumée la présence de ses amis vacilla... Que pouvaient- ils faire, à trois, contre une multitude ? Il y avait la foule, la Cour, les soldats... et tant de haine pour l'Infidèle, tant de joie féroce à l'approche de sa mort !... Seul restait Dieu ! Mentalement, Catherine adressa au Seigneur, à la Vierge du Puy dont elle avait imploré la protection, à saint Jacques de Compostelle une ardente mais rapide prière.

— Encore un peu de force, mon Dieu, implora-t-elle.

Rien qu'un peu de force pour avoir le courage de frapper !

Là-haut, derrière le rempart, les tambours s'étaient remis à ronfler.

L'âme de Catherine en trembla. Il lui semblait déceler une menace dans ce roulement lent, comme le battement d'un cœur prêt à s'éteindre, déjà funèbre. À cet instant, les bourreaux du Calife franchissaient, deux à deux, les portes du palais. Ils étaient imposants, bien musclés, noirs comme une nuit sans lune. Vêtus de chemises bleues aux manches retroussées, ils portaient de larges culottes bouffantes, jaunes brodées de rouge. Chargés d'une foule d'instruments bizarres qui firent pâlir Catherine, ils se déployèrent en chaîne autour de la place, repoussant la foule qui s'écrasait et que les gardes contenaient mal. En même temps, une troupe d'esclaves à demi nus avaient hâtivement installé, devant la tribune occupée par Muhammad, un grand échafaud bas sur lequel ils fixaient une croix de bois, semblable à celle qui s'était dressée jadis sur une colline de Jérusalem, mais beaucoup plus basse pour que les bourreaux chargés de supplicier le condamné puissent travailler. Les esclaves apportèrent encore des braseros dans lesquels les tourmenteurs plongèrent tout un assortiment de tiges de fer, de pinces et de tenailles. La foule, captivée, retenait son souffle durant ces sinistres préparatifs, mais elle salua d'une acclamation l'arrivée d'un nègre immense et voûté, sec comme un tronc d'ébénier, qui s'avançait d'un pas nonchalant, portant sur son épaule le sac de tapis dans lequel, l'œuvre de mort terminée, il recueillerait la tête du supplicié pour la présenter au Calife avant de la fixer sur la tour de Justice. C'était Bekir, le chef des bourreaux, un personnage important, ainsi que le proclamait son costume de soie pourpre brodé d'argent. Il monta, avec une sorte de solennité, sur l'échafaud, s'y immobilisa, bombant le torse et les bras croisés, pour attendre le condamné.

De nouveau les tambours. Sous ses voiles d'or, Catherine se sentit étouffer. Elle mordit sa main pour s'empêcher de crier, les nerfs prêts à craquer. Son regard, affolé, chercha celui d'Abou-al-Khayr, mais le petit médecin, le menton sur sa poitrine et son absurde turban à angle droit, semblait dormir. Il avait l'air si frêle, si seul au milieu de ces gens surexcités, que Catherine prit peur. Allait-il, lui et les deux autres, tenter quelque chose ? Ce serait une folie car ni l'un ni l'autre n'en réchapperait ! Il ne fallait pas !... Non ! Mieux valait mourir !

Mais vite !... Elle regarda la foule.

Là-bas, Gauthier conservait une immobilité de statue. Catherine le vit se raidir encore quand, pour la troisième fois, grincèrent les portes d'Al Hamra. Au pied des murailles rouges, entre les immenses vantaux ferrés, le condamné venait d'apparaître...

Incapable de se maîtriser, Catherine se dressa avec une exclamation d'horreur. Pâle et presque nu, hormis un linge tordu autour des reins et les lourdes chaînes dont il était chargé, Arnaud titubait dans le soleil comme un homme ivre. Les bras liés au dos, le visage mangé de barbe et les yeux hagards, il tentait, néanmoins, désespérément de faire bonne figure à cette minute suprême. Mais il trébucha sur une pierre, tomba sur les genoux. Il fallut que les gardiens qui l'encadraient le remissent debout. Le manque de sommeil et de nourriture avait fait son œuvre et les gardes durent soutenir le condamné pour l'aider à descendre la pente.

Cramponnée à Catherine, Morayma tentait désespérément de la faire asseoir, mais la jeune femme, raidie par une douleur affreuse, n'entendait, ne voyait plus rien que ce long corps brun que les Maures traînaient au supplice. Cependant, le regard assombri de Muhammad s'était attaché à la jeune femme et ne la lâchait pas. Morayma supplia tout bas :

— Je t'en conjure, Lumière de l'Aurore, reprends- toi. Le Maître te regarde.

— Eh ! Qu'il regarde ! gronda la jeune femme entre ses dents.

Qu'importe ?

Sa colère peut s'appesantir plus lourdement sur le condamné...

chuchota timidement la vieille juive. Crois-moi !... Ne le brave pas ouvertement ! Les grands savent faire payer cruellement leurs humiliations. On sait cela, chez les miens.

Catherine ne répondit pas, mais elle avait compris. Si, dans sa colère, le Calife lui retirait l'affreuse grâce qu'il lui avait octroyée ?

S'il allait l'empêcher d'épargner à son bien-aimé les abominables tortures que l'arsenal hideux des bourreaux laissait prévoir ?

Lentement, elle laissa plier ses genoux, reprit sa place, mais tout son corps tremblait nerveusement. Elfe avait l'impression d'être en train de mourir et tenta de réagir de son mieux contre l'envahissante faiblesse. Toute son âme, toute sa vie étaient concentrées dans ses yeux, rivés à l'homme qui allait mourir.

Les bourreaux venaient de le hisser sur l'échafaud, le dressaient le long de la croix, maintenant ses mains ouvertes sur la poutre sans les y attacher. Aussitôt, quelque chose siffla dans l'air, que la foule salua d'une acclamation et Arnaud d'un sourd gémissement.

Postés au pied de la tribune califale, deux archers avaient tiré et leurs flèches, lancées avec une diabolique habileté, étaient venues se planter juste au creux des mains ouvertes, les clouant à la croix.

Arnaud avait blêmi tandis qu'une sueur d'angoisse coulait le long de ses joues. Les « you !... you ! » hystériques des femmes emplissaient l'air tiède que le soleil, au couchant, nuançait de violet. Catherine, avec un cri, avait bondi. L'un des bourreaux, tirant d'un brasero une longue tige de fer rougie au feu, s'approchait maintenant du condamné, encouragé par les cris enthousiastes de la populace.

Soulevée de fureur, Catherine s'arracha des mains de Morayma qui tenta vainement de la retenir, descendit dans l'arène et courut se planter en face de Muhammad. Du coup, la foule se tut et le bourreau suspendit son geste, plein d'étonnement. Que voulait cette femme vêtue d'or dont on disait dans toute la ville que le Calife l'épouserait le soir même ? La voix de Catherine s'éleva, perçante, accusatrice :

— Est-ce cela, Calife, que tu m'avais promis ?

Qu'attends-tu pour faire honneur à ta parole ? À moins que tu n'ignores ce que cela veut dire ?

Elle avait parlé français, dans un dernier souci de ménager encore cet homme qui les tenait dans sa main. Si elle l'humiliait en face de son peuple, ce serait sûrement effroyable... Mais un mince sourire fit briller les dents du Calife dans sa barbe blonde.

— Je voulais seulement voir comment tu allais réagir, Lumière de l'Aurore. Tu peux accomplir le geste que je t'ai permis, si tel est ton désir...

Il se leva, dominant de son regard impérieux la foule qui attendait :

— Écoutez, vous tous, fidèles sujets du royaume de Grenade. Ce soir, la femme que vous voyez à mes côtés deviendra mon épouse.

Elle possède mon cœur et je lui ai accordé, en présent de noces, le privilège de tuer, de sa propre main, l'assassin de ma sœur bien-aimée. Il est juste que meure d'une femme celui qui a tué une femme !

Le grondement désappointé de la populace ne dura qu'un instant.

La compagnie d'archers postée devant la tribune avait levé ses arcs.

On ne protestait pas quand le Calife avait parlé.

Le regard suppliant de Catherine chercha celui d'Abou- al-Khayr, mais le petit médecin n'avait pas bougé. Décidément, il dormait bien fort et une amertume se glissa dans le cœur de la jeune femme : il l'abandonnait à l'instant le plus cruel ! Il était comme beaucoup : la vie lui était plus chère que l'amitié...

Cependant, un esclave s'agenouillait devant elle, élevant entre ses mains un plateau d'or sur lequel la dague des Montsalvy brillait d'un éclat sinistre. Catherine s'en empara avec une sorte d'avidité.

L'épervier d'argent se logea tout naturellement dans sa paume comme un oiseau familier. Enfin, elle tenait la délivrance d'Arnaud et la sienne !

Se redressant de toute sa taille, bravant Muhammad de son regard étincelant, elle arracha, dans un geste de défi, le voile doré qui couvrait son visage.

— Je ne suis ni de ta race, ni de ta religion, sultan ! Ne l'oublie pas

!

Puis, hautaine, elle tourna les talons et s'avança fièrement vers l'échafaud. Allons ! C'était bien l'heure de sa plus grande gloire qui était venue ! Dans un instant, son âme et celle de son époux allaient s'envoler, unies, vers ce soleil d'or et de pourpre qui incendiait la place, plus légères que ces oiseaux noirs qui, là-haut, apparaissaient...

La foule se taisait, subjuguée malgré elle par cette femme si belle qui s'avançait ainsi, portant la mort, vers l'homme crucifié... Une vision splendide et rare qui valait bien, pour ce peuple de civilisation raffinée, le barbare plaisir d'un supplice.

Mais, sur la croix, Arnaud venait de relever la tête. Son regard, étrangement clair et volontaire, croisa celui de Catherine puis le quitta pour se poser sur le Calife.

— Je refuse cette prétendue grâce, seigneur Sultan ! La mort rapide que tu as permis à cette femme de m'apporter, c'est aussi le déshonneur ! Quel chevalier, digne de son nom, accepterait de mourir frappé par une femme ? Et, pire que tout, par la sienne ! Car, outre mon déshonneur, tu prétends encore la charger de ton crime, en faire la meurtrière de son époux ! Écoutez-moi, vous autres ! - et la voix du supplicié s'enfla, roula sur la foule comme un tonnerre - Cette femme chargée d'or, cette femme que votre Sultan prétend mettre cette nuit dans son lit, est mon épouse à moi, la mère de mon fils ! En me tuant, il la libère ! Sachez encore que, si j'ai tué Zobeïda, c'est pour elle, pour la sauver de la torture et du viol, pour que celle qui a porté mon fils ne soit pas souillée par de vils esclaves ! J'ai tué Zobeïda et je m'en vante ! Elle ne méritait pas de vivre ! Mais je refuse de mourir de la main d'une femme ! Écarte-toi, Catherine...

— Arnaud ! implora la jeune femme affolée ! Je t'en supplie... au nom de notre amour !

— Non ! Je t'ordonne de te retirer... comme je t'ordonne de vivre...

pour ton fils !

Vivre ? Tu sais ce que cela veut dire ? Laisse-moi frapper, sinon...

Mais deux gardes avaient suivi la jeune femme et s'emparaient déjà de ses mains. Muhammad avait deviné qu'elle se tuerait après avoir tué Arnaud. Son cri de colère fut couvert par la voix d'Arnaud, plus faible maintenant car la souffrance y creusait son halètement, mais toujours implacable, toujours chargée d'une indomptable volonté :

— Fais approcher tes bourreaux, Calife ! Je vais te montrer comment meurt un Montsalvy ! Dieu protège mon Roi et fasse miséricorde à mon âme !

À bout de forces, Catherine se laissa tomber à genoux sur le sable de l'arène.

— Je veux mourir avec toi ! Je veux...

Les bourreaux, sur un signe agacé du Calife, retournaient à leurs instruments. Dans la populace, il y avait comme une houle. On commentait les paroles courageuses du condamné, on s'étonnait et on s'apitoyait presque... Et soudain, derrière les rouges murailles d'Al Hamra, les tambours roulèrent de nouveau...

Toutes les têtes se levèrent, tous les gestes demeurèrent suspendus car ces battements n'avaient rien de comparable aux précédents : violents, rapides, c'était une sorte de tocsin qu'ils battaient sur un mode enragé. En même temps, dans le palais-forteresse, éclataient des hurlements, des plaintes, des cris de rage, de douleur ou de victoire.

La cour califale et l'immense foule, figées de stupeur, attendaient sans trop savoir quoi, mais, dans la tribune, Abou-al-Khayr s'était enfin décidé à remuer. Sans souci du protocole, il bâillait largement...

Aussitôt, Josse laissa le champ libre à ce cheval trop nerveux qu'il avait tant de mal à contenir et qui se mit à galoper dans tous les sens, créant un affreux désordre dans les rangs des gardes. Aussitôt, Gauthier, renversant ses voisins stupéfaits, assommait les gardes qui maintenaient la foule de son côté, courait à l'échafaud. Le géant était déchaîné. Emporté par cette fureur sacrée qui s'emparait de lui à l'heure du combat, il coucha à terre en quelques instants les gardes de Catherine, les bourreaux et même le gigantesque Bekir qui, crachant ses dents, s'en alla rouler sous les pieds du cheval cabré de Josse dont les sabots battants enfonçaient quelques crânes. Médusée, Catherine sentit qu'on l'entraînait par la main.

— Viens ! fit près d'elle la voix tranquille d'Abou- al-Khayr. Il y a là un cheval pour toi.

En même temps, arrachant tout à fait le voile doré, il jetait sur ses épaules un manteau sombre sorti comme par enchantement de sous sa robe.

— Mais... Arnaud !

— Laisse faire Gauthier !

En effet, le géant arrachait maintenant les flèches qui retenaient Arnaud au bois de la croix, chargeait le corps inerte sur son épaule comme un simple paquet et dégringolait l'échelle de l'échafaud. Josse, qui avait à peu près maîtrisé son cheval, se trouva près de lui tout à coup, tenant par la bride une autre monture, particulièrement vigoureuse celle-là, sorte de lourd cheval de bataille à la croupe énorme. Le géant, malgré sa charge, l'enfourcha avec une extraordinaire agilité, puis, serrant les genoux, enfonça les éperons qu'il portait sous sa robe. Le grand cheval partit comme un boulet de canon à travers la foule, d'ailleurs en pleine débandade, sans se soucier des corps sur lesquels il passait...

— Tu vois, fit la voix tranquille du petit médecin, il n'a pas besoin de nous.

— Mais que se passe-t-il ?

— Pas grand-chose : une sorte de petite révolution ! Je t'expliquerai. En tout cas, voilà notre Calife occupé pour un moment.

Viens, c'est l'instant. Plus personne ne s'occupe de nous.

En effet, la plais grande confusion régnait sur la place. On se battait un peu partout. La foule des femmes, des enfants, des baladins, des vieillards et des petits marchands fuyait dans tous les sens, essayant d'éviter, pas toujours avec succès, les sabots des chevaux affolés. Les gardes du palais étaient aux prises avec une troupe de cavaliers vêtus et voilés de noir qui avaient surgi sans qu'on pût savoir d'où. On se battait aussi dans les tribunes et Catherine put voir que Muhammad tenait vaillamment sa partie dans ce concert guerrier. Les râles d'agonie se mêlaient aux cris de rage, aux gémissements des blessés.

Les oiseaux noirs, dans le ciel mauve, avaient resserré leur cercle et volaient plus bas.

Le centre de ce tourbillon, le chef des cavaliers noirs auxquels s'étaient ralliés les quelques hommes voilés qui musardaient, jusque-là, dans la foule était un homme grand et maigre à la peau foncée, vêtu de noir lui aussi, mais le visage découvert et qui portait à son turban un fabuleux rubis. Son cimeterre volait, tel le glaive de l'archange, abattant les têtes comme la faux du moissonneur les épis de blé. La dernière image que put retenir Catherine tandis qu'Abou-al-Khayr l'entraînait après l'avoir hissée sur un cheval fut celle de la mort du Grand Vizir. Le cimeterre sanglant du cavalier abattit sa tête qui, l'instant suivant, pendait à la selle de son vainqueur.

Sur la mosquée royale d'Al Hamra, les tambours d'Allah battaient toujours...

La ville était folle. Tandis qu'Abou-al-Khayr, qui avait lui aussi enfourché un cheval, traçait son chemin à travers les ruelles blanches aux murs aveugles, Catherine put voir des scènes qui lui rappelèrent le Paris de son enfance. Partout, il y avait des hommes qui se battaient, du sang qui coulait. Passer sous une terrasse était dangereux car il en pleuvait des projectiles divers et parfois, dans la foule en délire, se détachait la silhouette funèbre d'un des étranges cavaliers voilés. L'éclair d'un cimeterre brillait alors sous les lampes à huile car la nuit commençait à venir, et un cri d'agonie suivait, mais Abou-al-Khayr ne s'arrêtait pas.

— Hâtons-nous, répétait-il. Il se peut que l'on ferme plus tôt les portes de la ville.

— Où m'emmènes-tu donc ? demanda Catherine.

— Là où le géant a dû conduire ton époux. À l'Alcazar Genil, chez la sultane Amina.

— Mais... pourquoi ?

— Encore un peu de patience. Je t'expliquerai, t'ai-je dit. Plus vite

!...

Tout ce vacarme, ces cris, ce danger ne parvenaient pas à diminuer la joie profonde qui tenait Catherine ! Elle était libre, Arnaud était libre ! Tout l'affreux appareil du supplice avait disparu et le pas allègre du cheval scandait les battements joyeux de son cœur ! ils finirent par prendre le galop sans se soucier de ceux qu'ils renversaient. La porte du Sud, heureusement encore ouverte, fut franchie en trombe, puis les sabots des chevaux claquèrent sur le petit pont romain qui enjambait le Genil aux eaux bouillonnantes et limpides. Bientôt apparut, auprès d'un marabout à la blanche coupole, une large enceinte aux vertes frondaisons enfermant une sorte de tour coiffée d'une mitre accolée de deux pavillons et précédée d'un porche aux minces colonnettes. Des silhouettes fantomatiques, qui devaient être des gardes, erraient devant le portail qui s'ouvrit hâtivement quand Aboual-Khayr, les mains en cornet devant la bouche, émit un cri particulier. Les deux chevaux et leurs cavaliers, sans ralentir l'allure, s'engagèrent sous le portail, freinant seulement, des quatre pieds, devant les colonnes, fleuries de jasmin, du porche. Derrière eux, les lourdes portes du domaine furent repoussées et barricadées.

En se laissant glisser de son cheval, Catherine tomba dans les bras de Gauthier qui accourait. Il la saisit, l'enleva presque à bout de bras, possédé d'une joie si violente qu'elle lui faisait oublier son habituelle retenue.

— Vivante ! s'écria-t-il. Et libre !... Soient loués Odin et Thor le Victorieux qui vous rendent à nous ! Voilà des jours que nous ne vivons plus.

Mais elle, incapable de maîtriser son impatience et son inquiétude :

— Arnaud ? Où est-il ?

— Près d'ici. On le soigne...

— Il n'est pas...

Elle n'osa pas poursuivre. Elle revoyait Gauthier, arrachant les flèches des mains percées, le sang qui jaillissait et le corps inerte que le Normand chargeait sur son épaule.

— Non. Il est faible, bien sûr, à cause du sang perdu. Les soins de maître Abou seront les bienvenus.

— Allons-y ! fit le médecin qui, dégringolé de son immense monture, avait rendu à son turban un aplomb singulièrement compromis.

Entraînant Catherine par la main, il suivit Gauthier, à travers une immense salle magnifiquement décorée d'une marqueterie à mille fleurs brillantes, fantastique floraison immobile qui ne fanait jamais, et d'une galerie à petites baies cintrées. Les dalles de marbre noir du sol brillaient comme un étang nocturne autour de l'archipel multicolore des épais tapis. Au-delà, s'ouvrait une pièce plus petite.

Arnaud y était étendu sur un matelas de soie entre une femme inconnue et Josse qui, toujours vêtu de son attirail militaire, se penchaient sur lui. Le Parisien, en voyant apparaître Catherine, lui offrit un large sourire, mais, sans se soucier de lui plus que de la femme, Catherine se laissa tomber à genoux auprès de son époux.

Il était sans connaissance, les traits tirés et très pâle avec des cernes profonds marquant ses yeux clos. Le sang de ses mains blessées avait taché la soie vert amande du matelas et l'épais tapis du sol, mais ne coulait plus. La respiration était courte, faible.

— Je crois qu'il vivra ! fit, près de Catherine, une voix grave.

Tournant la tête, la jeune femme croisa un regard sombre, si profond qu'il lui parut insondable. Examinant pour la première fois celle qui venait de lui adresser la parole, elle vit que la femme était jeune, très belle, avec un visage dont la douceur n'excluait pas la fierté, mais dont la peau, couleur d'or, était marquée d'étranges signes peints, d'un bleu foncé. Devinant la surprise de la nouvelle venue, la femme eut un bref sourire.

— Toutes les femmes du Grand Atlas me ressemblent, dit-elle. Je suis Amina. Viens avec moi. Il faut laisser le médecin s'occuper du blessé. Abou-al-Khayr n'aime pas que les femmes se mêlent de son travail.

Malgré, elle, Catherine sourit. D'abord parce que l'amabilité d'Amina était contagieuse, ensuite parce que ses paroles lui rappelaient sa première rencontre avec le petit médecin maure, dans l'auberge de la route de Péronne quand, pour la première fois, il avait soigné Arnaud que Catherine et son oncle Mathieu avaient trouvé blessé au bord du chemin. Elle connaissait la prodigieuse habileté de son ami. Aussi se laissa-t-elle emmener sans résistance, d'autant plus que Gauthier lui déclara, au passage :

— Je reste près de lui...

Les deux femmes allèrent s'asseoir au bord de l'étroit canal qui axait le jardin. Un double lit de roses le bordait et de minces jets d'eau s'y entrecroisaient, entretenant une fraîcheur délicieuse où se dissolvaient la fatigue et la chaleur du jour. Des coussins de soie, assortis à la nuance des fleurs, étaient empilés sur la margelle de pierre auprès de grosses lampes de bronze doré et de grands plateaux d'or chargés de pâtisseries et de fruits de toutes sortes. Amina invita Catherine à prendre place auprès d'elle après avoir, d'un mot bref, éloigné ses femmes dont les voiles tendres disparurent peu à peu dans la maison ou dans les ombres du jardin.

Un long moment, les deux femmes gardèrent le silence. Catherine, épuisée par ce qu'elle venait de vivre, goûtait inconsciemment la paix embaumée de ce beau jardin, la sérénité qui se dégageait de la femme assise auprès d'elle. Après de si cruelles angoisses, après avoir pensé cent fois mourir de peur, de chagrin et de douleur, l'épouse d'Arnaud croyait se retrouver presque en Paradis. La mort, la peur, l'inquiétude même avaient fui. Dieu ne pouvait pas avoir si miraculeusement sauvé Arnaud pour le lui reprendre aussitôt. On allait le guérir, le sauver... Elle en était certaine !

Observant sa visiteuse involontaire, la sultane respecta sa rêverie avant de désigner les grands plateaux.

— Tu es lasse, épuisée sans doute, dit-elle doucement. Repose-toi et mange !

— Je n'ai pas faim, répondit Catherine avec l'ébauche d'un sourire.

Mais, en revanche, je voudrais savoir : comment suis-je ici ? Que s'est-il passé ? Peux-tu me le dire, toi qui m'accueilles avec tant de générosité ?

— Pourquoi ne me montrerais-je pas amicale envers toi ? Parce que mon seigneur voulait faire de toi sa seconde épouse ? Notre loi lui donne droit à autant d'épouses qu'il le désire et... si tu songes à mes sentiments personnels, il y a longtemps qu'il ne m'inspire plus qu'indifférence.

— On dit, pourtant, que vous demeurez fort unis.

— En apparence. Peut-être, en effet, tient-il à moi, mais son incroyable faiblesse envers Zobeïda, la facilité avec laquelle il acceptait ses pires débordements et jusqu'à ses crimes, jusqu'aux tentatives de meurtre qu'elle a perpétrées contre moi, ont tué peu à peu l'amour dans mon cœur. Tu es la bienvenue, Lumière de l'Aurore, et plus encore depuis que je sais ce que tu as souffert. Il est noble et beau qu'une femme risque tant de maux pour l'homme qu'elle aime. J'ai aimé ton histoire. C'est pourquoi j'ai accepté d'aider Abou-al- Khayr dans son projet.

— Pardonne-moi d'insister, mais que s'est-il passé au juste ?

Un sourire amusé découvrit les petites dents blanches d'Amina.

Elle avait saisi, près d'elle, un éventail fait de fines feuilles de palme enluminées et dorées et l'agitait doucement du bout de ses doigts minces, teints au henné.

— En ce moment, le seigneur Mansour ben Zegris est en train d'essayer d'arracher à Muhammad le trône de Grenade.

— Mais... pourquoi ?

Pour me venger. Il me croit mourante. Non, ne me regarde pas ainsi, continua Amina avec un rire bref, je me porte bien, mais Abou le Médecin a fait courir le bruit que le Grand Vizir, rendu fou de douleur par la mort de Zobeïda, m'avait fait empoisonner pour que j'accompagne mon ennemie aux séjours des morts et n'aie pas le loisir de me réjouir du décès de la princesse.

— Et Mansour ben Zegris l'a cru ?

— Ce matin, comme un fou, il s'est précipité ici. Il a trouvé mes femmes déchirant leurs voiles, mes serviteurs poussant des clameurs de douleur et moi-même, étendue sur un lit, pâle comme une morte.

Elle s'interrompit pour sourire à Catherine puis, prévenant la question qui venait :

— Abou-al-Khayr est un grand médecin. Mansour m'a vue de loin d'ailleurs et n'a pas douté un seul instant. Dès lors l'attaque d'Al Hamra était décidée. Abou, qui connaît bien Mansour, a suggéré que l'heure de l'exécution serait la plus favorable pour l'attaque puisque le Calife, sa Cour et une partie de ses troupes seraient hors de la forteresse. Tout a été décidé ainsi et, quand les tambours de la Mosquée Royale ont sonné l'alerte, Abou-al-Khayr a fait, en bâillant, le signal convenu avec tes serviteurs. Tu connais la suite...

Cette fois Catherine avait compris. Abou avait fomenté une révolte en excitant Mansour pour qu'à la faveur de l'agitation la fuite du condamné puisse s'effectuer.

— Dieu soit loué, soupira-t-elle, qui a permis que mon époux puisse supporter, sans en mourir, tant de souffrances !

La voix fluette du petit médecin, s'élevant derrière Catherine, la fit retourner. Rabattant ses manches sur ses mains fraîchement lavées, Abou-al-Khayr prit place sur les coussins.

— Il était beaucoup moins faible que tu ne le supposais, et que son comportement ne le laissait croire, mon amie, mais il fallait bien donner le change ! dit-il en prenant délicatement, du bout des doigts, un gâteau gluant de miel et en l'enfournant sans en laisser tomber une seule goutte.

— Vous voulez dire ? fit Catherine reprenant instinctivement le français.

— Qu'il n'a pas beaucoup mangé, mais qu'il a pu boire un peu, grâce à Josse qui était de garde au Ghafar, et surtout qu'il a dormi.

Comment as-tu trouvé la confiture de roses, ces derniers temps ?

— Admirable, mais je croyais que les gardes avaient ordre d'empêcher le prisonnier de dormir à tout prix et que le Grand Cadi avait envoyé des hommes à lui afin de s'en assurer.

Abou-al-Khayr se mit à rire.

— Quand un homme dort d'un sommeil si profond que rien ni personne ne peut le réveiller, et que l'on a reçu mission de l'en empêcher, le mieux, si l'on ne veut pas être puni ou taxé de ridicule, est de cacher cet événement. Les hommes du Cadi tiennent à leur peau tout autant que le commun des mortels. Ton époux a pu dormir trois bonnes nuits.

— Tout de même pas grâce à la confiture de roses ?

— Non. Grâce à l'eau que Josse lui portait, dans une petite outre dissimulée sous son turban. Bien sûr, on n'a pas pu l'abreuver beaucoup, mais cela a suffi à lui maintenir une conscience claire.

— Et maintenant ?

— Il dort, gardé par Gauthier. Je lui ai fait prendre du lait de chèvre et du miel, puis, de nouveau, la drogue qui endort.

— Mais... ses mains ?

— On ne meurt pas d'avoir eu les mains percées si le sang est arrêté à temps et les blessures soignées assez tôt. Toi aussi tu devrais songer au repos. Ici vous êtes en sûreté, quelle que soit l'issue du combat.

— Lequel l'emportera ?

Qui peut savoir ? La tentative de Mansour a été un peu trop hâtivement préparée. Certes, il avait l'avantage de la surprise et les hommes du désert qui le servent sont les plus braves guerriers du monde. Mais ils sont peu nombreux et le Calife a beaucoup de gardes.

Il est vrai qu'une moitié au moins de la ville est pour Mansour.

— Et si l'un d'eux meurt, du Calife ou de Mansour ? demanda Catherine avec une horreur instinctive. Vous avez déchaîné la colère de ces hommes et cela uniquement pour nous sauver ? Méritons-nous que l'on nous sacrifie tant de vies humaines ?

La main d'Amina se posa sur celle de Catherine, apaisante et douce.

— Entre Mansour ben Zegris, mon cousin, et le Commandeur des Croyants, la guerre ne cesse jamais. Un rien la rallume. Le temps l'éteint pour un moment !... Il arrive que le Calife doive s'éloigner pour laisser à la ville le temps de se calmer. Tant qu'il sera vivant, Mansour ne pourra prendre le trône. Les ulémas ne le permettraient pas...

— Mais, si Mansour est vaincu ? Quel sera son sort ? demanda encore Catherine intéressée malgré elle par cet homme, cruel sans doute et sanguinaire - ne l'avait-elle pas vu décapiter Banu Saradj ? -

mais à qui elle devait la vie de son époux et la sienne propre. Elle avait la sensation d'être complice de la tromperie dont il avait été victime.

Abou-al-Khayr haussa les épaules et reprit un gâteau.

— Sois tranquille ! Il n'est pas assez bête pour se faire prendre.

Nous n'avons pas mis, outre mesure, sa vie en danger. Vaincu, il fuira, passera la mer, ira chercher refuge à Fès où il possède un palais et des terres. Puis, au bout de quelques mois, il reviendra, plus arrogant que jamais, avec des forces neuves. Et tout recommencera. Pourtant, cette fois, il lui faudra se méfier de Banu Saradj. La mort de Zobeïda l'a réellement rendu à moitié fou.

— Le Grand Vizir est mort ! fit Catherine. J'ai vu un cavalier vêtu de noir, portant à son turban un énorme rubis, qui faisait voler sa tête puis l'attachait à sa selle.

Avec stupeur, elle constata que le visage d'Abou-al- Khayr s'épanouissait.

Le sage dit qu'il est mauvais de bénir la mort de son ennemi... mais il faut bien avouer que je ne pleurerai guère Aben-Ahmed Banu Saradj !

— Si seulement, lança la sultane avec une soudaine violence, Mansour avait pu abattre en même temps que lui toute la famille !

Mais ces gens semblent pulluler, toujours plus nombreux...

— Contentons-nous du résultat obtenu et espérons que...

Des coups violents, frappés au portail, lui coupèrent la parole. Au-delà du haut mur, des cris s'élevaient, des appels. Puis vint l'étrange hululement qu'avait poussé tout à l'heure le petit médecin. Des esclaves se précipitèrent. L'énorme porte aux clous de bronze tourna sur ses gonds sans un bruit, mais les hommes qui la manœuvraient eurent tout juste le temps de se rejeter en arrière pour éviter la charge furieuse d'un groupe de cavaliers voilés. En tête, Catherine reconnut l'homme au rubis et détourna les yeux. La tête aux yeux fermés du Grand Vizir pendait toujours à l'arçon de la selle. Sans montrer la moindre surprise, Amina se contenta de se lever et demeura debout au bord du massif de roses. Elle remonta seulement son voile mauve glacé d'or sur son visage. Sa vue parut figer sur place le cavalier noir.

Catherine vit qu'il avait une belle bouche cruelle soulignée d'une mince moustache, des yeux sauvages dans un maigre visage d'oiseau mélancolique.

Mansour ben Zegris se laissa tomber de son cheval plus qu'il n'en descendit et s'avança vers Amina, d'un pas d'automate. À trois pas d'elle, il s'arrêta.

— Tu vis ? articula-t-il enfin. Par quel prodige ?

— Abou-al-Khayr m'a sauvée, répondit tranquillement la sultane.

C'est un grand médecin. Une de ses drogues a vaincu le poison.

— Allah est grand ! soupira Mansour d'un air tellement extasié que Catherine retint un sourire. Ce guerrier au visage de fanatique semblait détenir une bonne dose de naïveté. Lui faire avaler les pires couleuvres était apparemment la chose du monde la plus facile ! Il est vrai que la réputation d'Abou-al-Khayr était si grande !

Mais déjà les yeux noirs de Mansour se tournaient vers Catherine, s'y fixaient bien que la jeune femme, imitant Amina, eût caché son visage. L'aspect insolite de cette silhouette inconnue frappa sans doute le sombre seigneur car il demanda :

— Qui est cette femme ? Je ne l'ai jamais vue.

— Une fugitive ! La favorite blanche de Muhammad. Pendant que tu combattais, Abou le médecin l'a fait fuir en même temps que le condamné, l'homme qui a tué Zobeïda et qui est d'ailleurs son époux.

Le visage de Mansour exprima une stupeur non déguisée.

Visiblement, il ignorait tout de Catherine et d'Arnaud.

— Quelle est cette étrange histoire ? Et que veut dire tout ceci ?

Sous la semi transparence du voile, Catherine devina le sourire de la sultane. Elle connaissait, très certainement, les moindres réactions de son inquiétant amoureux et jouait de lui avec une incroyable aisance.

— Cela veut dire, répondit-elle avec une note de solennité dans la voix, que le Calife s'apprêtait à offenser la loi sainte en s'emparant du bien d'autrui. Cette femme, par grands périls et grandes douleurs, est venue de son lointain pays franc reprendre à Zobeïda son époux qu'elle retenait captif, mais sa beauté a éveillé le désir dans le cœur de Muhammad. C'est pour défendre son épouse menacée de mort que le chevalier franc a tué la Panthère.

Ce petit discours fit incontestablement sur Mansour une profonde impression. Ses raisonnements étaient, en général, d'une grande simplicité : si l'on était l'ennemi du Calife, on était obligatoirement son ami. Son regard perdit sa menace, se chargea de sympathie.

— Où est le chevalier franc ? demanda-t-il.

— Ici même. Abou le médecin l'a soigné. Il repose.

— Il faut qu'il fuie. Et cette nuit même !

— Pourquoi ? demanda la sultane. Qui viendrait le chercher ici ?

Les gardes du Calife. La mort de ce chien, dont la tête pend à ma selle, jointe à la fuite de sa favorite et du meurtrier de sa sœur ont rendu Muhammad enragé. Cette nuit, toutes les maisons de Grenade, et même les villas de la campagne seront fouillées... et jusqu'à ta demeure, ô princesse !

Une ombre passa dans le regard mobile de la sultane.

— Tu as donc échoué ?

— Que croyais-tu en me voyant arriver ? Que je venais déposer la couronne califale au pied de ton lit ? Non, je venais réconforter mes hommes, prendre moi- même quelques forces avant de fuir. Mon palais est déjà aux mains de l'ennemi. Je suis heureux de te voir en vie, mais je dois fuir. Si tes protégés veulent échapper à Muhammad, il leur faut quitter Grenade cette nuit même car le Calife les recherche plus activement encore que moi-même !

Catherine, avec une angoisse facile à comprendre, avait suivi le bref dialogue d'Amina et de Mansour. En même temps, à mesure qu'elle réalisait le sens des paroles, une lassitude montait en elle.

Encore fuir, encore se cacher... et dans quelles conditions ! Comment faire quitter Grenade à son époux, blessé et drogué par Abou ? Elle allait poser la question à la sultane quand la voix douce de celle-ci s'éleva de nouveau, mais, cette fois, Catherine constata qu'une nuance de colère la faisait trembler.

— Tu vas donc me quitter encore, Mansour ? Quand te reverrai-je

? — Il ne tient qu'à toi de me suivre ! Pourquoi demeurer auprès de cet homme qui ne t'a apporté que déceptions et douleurs ? Je t'aime, tu le sais, et je peux te donner le bonheur. Le Grand Sultan t'accueillerait avec joie...

— Il n'accueillerait pas une épouse adultère. Tant que Muhammad vivra il me faudra demeurer. Maintenant, il te faut songer à mettre la mer entre lui et toi. Quelle route prends-tu ? Motril ?

Le cavalier noir secoua la tête.

Trop facile ! C'est là qu'on me cherchera en premier lieu. Non.

Almeria ! Le chemin est plus long, mais le prince Abdallah est mon ami et j'ai un navire dans le port.

— Alors, emmène le Franc et son épouse. Seuls, ils sont perdus : les cavaliers de Muhammad les auront vite repris. Avec toi, ils ont une chance...

— Laquelle ? Leur description doit, à cette minute, partir à francs étriers pour tous les postes frontières et tous les ports... Moi, je m'en sortirai toujours parce que j'ai des alliés, des amis, des serviteurs partout. Mais je ne donne pas cher de leur peau.

Sans laisser à Catherine le temps de s'affoler, Abou- al-Khayr intervint :

— Un moment, seigneur Mansour ! Accepte seulement de les emmener avec toi et je me charge de les dissimuler. J'ai pour cela une idée. D'ailleurs, je vous accompagnerai, si tu le permets. Tant que mes amis ne seront pas définitivement hors de portée des bourreaux du Calife, je ne regagnerai pas ma demeure.

Le petit médecin avait parlé avec tant de grandeur simple et de vraie noblesse que Mansour n'osa pas refuser.

Tandis que Catherine serrait doucement, dans un geste de gratitude profonde, la main de son ami, il bougonna :

— C'est bon ! Fais comme tu l'entends, Abou le Médecin, mais sache ceci : dans la moitié d'une heure seulement, je quitterai ce palais

! Le temps, je te l'ai dit, de réconforter hommes et chevaux. Si tes protégés ne sont point prêts à m'accompagner, ils resteront. J'ai dit !

Abou-al-Khayr se contenta de s'incliner en silence. Mansour, tournant les talons, rejoignit le sombre escadron qui, rigide, attendait, massé près de la porte, brides aux bras, mur noir troué d'yeux luisants.

Le chef leur dit quelques mots et, silencieusement, l'un derrière l'autre, ils gagnèrent les communs du palais. Le médecin, alors, se tourna vers Catherine et vers Amina :

— Venez, dit-il, nous n'avons pas beaucoup de temps.

Mais, en franchissant le seuil du palais, une idée traversa Catherine. D'un geste vif, elle détacha la fabuleuse ceinture d'Harounal-Raschid et la tendit à la sultane.

— Tiens ! dit-elle, cette ceinture t'appartient. Pour rien au monde, je ne voudrais l'emporter.

Un instant, les doigts minces d'Amina caressèrent les énormes gemmes. Il y avait une tristesse dans sa voix quand elle murmura :

— Le jour où je l'ai portée pour la première fois, je croyais bien qu'elle était la chaîne même du bonheur... Mais j'ai compris, par la suite, que c'était bien une chaîne, rien qu'une chaîne... et fort lourde.

Ce soir, j'ai espéré que mes entraves se briseraient... Hélas, elles sont toujours là et tu m'en rapportes la preuve ! N'importe ! Sois-en tout de même remerciée...

Les deux femmes allaient passer dans les appartements privés d'Amina, sur les pas du médecin, quand deux esclaves noires, grandes et vigoureuses sous des robes rayées de brun, apparurent, moitié portant, moitié traînant une femme beaucoup plus petite, toute vêtue de noir et qui se débattait comme une furie.

— On l'a trouvée à la porte ! fit l'une des deux esclaves. Elle criait qu'elle voulait voir Abou le Médecin, qu'on lui a dit, à sa maison, qu'il se trouvait ici...

— Lâchez-la, ordonna Abou qui, ajouta, tourné vers la nouvelle venue : Que veux-tu ?

Mais celle-ci ne lui répondit pas. Elle venait de reconnaître Catherine et, avec un cri de joie, elle arrachait son voile noir, se précipitait vers elle.

— Enfin, je te retrouve ! Tu avais pourtant promis de ne pas partir sans moi.

— Marie ! s'écria la jeune femme avec un mélange de joie et de honte tout à la fois car, au milieu de ses angoisses, elle avait oublié Marie et la promesse qu'elle lui avait faite : - Comment as-tu fait pour fuir et pour me retrouver ? ajouta-t-elle en l'embrassant.

Facile ! J'étais au milieu des autres pour... pour l'exécution. Je ne t'ai pas quittée des yeux un seul instant et je t'ai vue fuir avec le médecin.

Il y avait un tel tumulte sur la place que j'ai pu me glisser dans la foule qui s'éparpillait de tous côtés. Les gardes et les eunuques avaient bien autre chose à faire qu'à nous surveiller. Je suis allée chez Abou-al-Khayr où j'espérais te retrouver, mais on m'a dit qu'il soignait la sultane Amina et devait être à l'Alcazar Genil. Alors, me voilà ! Tu...

tu n'es pas fâchée que je sois venue ? ajouta la petite avec une soudaine inquiétude. Tu sais, j'ai tellement envie de retourner en France ! J'aime bien mieux moucher des gosses, cuire le pot et laver les écuelles que bâiller d'ennui dans la soie et le velours au milieu d'une prison dorée et d'une bande de femelles en folie !

Pour toute réponse, Catherine embrassa de nouveau la jeune fille et se mit à rire.

— Tu as bien fait et c'est moi qui te demande pardon d'avoir manqué à ma promesse. Ce n'était pas tout à fait de ma faute...

— Je le sais bien ! L'important, c'est d'être ensemble !...

— Quand vous en aurez terminé avec les politesses, coupa la voix railleuse d'Abou-al-Khayr, vous voudrez peut-être vous souvenir que le temps presse et que Mansour n'attendra pas.

Une demi-heure plus tard, la troupe silencieuse qui sortait de l'Alcazar Genil n'avait plus rien de commun avec celle qui était entrée, peu avant, sous la conduite furieuse de Mansour ben Zegris. Les sombres cavaliers aux visages voilés s'étaient mués en gardes réguliers du Calife, les selhams noirs remplacés par des burnous blancs. Mansour lui-même avait abandonné vêtements brodés d'or et fabuleux rubis entre les mains d'Amina et portait la tenue d'un simple officier.

Gauthier et Josse étaient mêlés aux soldats, le casque enturbanné enfoncé jusqu'aux yeux, et serraient de près une grande litière aux rideaux de soie hermétiquement fermés qui formait le centre du cortège.

Dans cette litière, Arnaud, toujours inconscient, était étendu sous la surveillance attentive d'Abou-al-Khayr, de Catherine et de Marie. Les deux femmes étaient habillées en servantes de bonne maison et, tandis que Marie, armée d'un chasse-mouches en plumes, éventait le blessé, Catherine se contentait de tenir entre les siennes l'une des mains entourées de bandages. Elle brûlait de fièvre, cette main, et Catherine anxieuse ne quittait pas des yeux le visage aux yeux clos, momentanément dévoilé. Car la grande habileté d'Abou-al-Khayr avait été de faire habiller Arnaud de somptueux vêtements féminins, les plus grands qu'on ait pu trouver. Emmitouflé d'amples voiles de léger satin bleu nuit rayé d'or, en pantalons bouffants et babouches brodées, le chevalier figurait assez bien la grande dame, âgée et malade, qu'il était censé représenter. Cet étrange accoutrement avait détendu les nerfs de Catherine. Il apportait une note amusante qui, de cette fuite précipitée, faisait une manière de fugue où l'amour avait son mot à dire. Et puis, ce qui comptait avant tout, c'était le départ, c'était le fait de quitter cette ville étrange et dangereuse d'où ils avaient, peu de temps auparavant, si peu de chances de sortir. Aussi fut-ce d'un ton calme qu'elle demanda à Mansour, en prenant place sur les matelas de la literie :

— Que dirons-nous si nous rencontrons les gens du Calife ?

— Que nous escortons la vieille princesse Zeinab, grand-mère de l'émir Abdallah qui règne à Almeria. Elle est censée regagner son palais après une visite à notre sultane dont elle est, depuis longtemps, l'amie.

— Et l'on nous croira ?

— Qui oserait dire le contraire ? coupa Abou-al- Khayr. Le prince Abdallah, cousin du Calife, est si susceptible que le maître lui-même prend de grandes précautions dans ses rapports avec lui. Almeria est le plus important de nos ports. Quant à moi, il est normal, étant médecin, que j'escorte cette noble dame, conclut-il en s'installant à son tour sur les coussins du véhicule.

Maintenant, la troupe chevauchait dans la nuit, sans autre bruit que le pas amorti des chevaux. Dans la ville toute proche, l'agitation continuait. Toutes les lumières étaient allumées, de larges pots à feu flambaient sur le rempart et Grenade brillait dans l'ombre comme une énorme colonie de vers luisants. L'image, que Catherine contemplait, en entrebâillant les rideaux, avec une avidité où entrait un sentiment de triomphe, était admirable, mais les cris et le vacarme qui débordaient les hautes murailles la rendaient sinistre. Là-bas, on gémissait, on mourait, les fouets claquaient sur les échines courbées par la peur...

La voix de Mansour parvint à la jeune femme, grognant :

— Le Calife règle ses comptes ! Avançons plus vite ! Si je suis reconnu, il nous faudra combattre et nous ne sommes qu'une vingtaine

! — Vous nous oubliez, seigneur ! coupa sèchement Gauthier qui chevauchait tout contre la litière, si près que Catherine pouvait le toucher en tendant le bras. Mon compagnon, Josse, sait se battre.

Quant à moi, j'ai la prétention d'en valoir dix.

Les yeux sombres de Mansour détaillèrent le géant, Catherine devina l'ombre d'un sourire au ton de sa voix quand il répondit tranquillement :

— Alors, disons que nous sommes trente et un et qu'Allah nous garde !

Il alla reprendre la tête de la petite colonne qui s'enfonça bientôt dans la campagne obscure. Les feux de Grenade reculèrent peu à peu.

Le chemin, mal tracé pour qui ne le connaissait pas, se fit raidillon et d'un seul coup la ville disparut derrière un puissant épaule- ment rocheux.

— La route sera rude, commenta Josse de l'autre côté de la litière.

Nous devrons franchir de hautes montagnes. Mais, d'autre part, il est plus facile de s'y défendre.

Un commandement brutal claqua dans la nuit et la troupe s'arrêta.

Aussitôt inquiète, Catherine écarta le rideau après un coup d'œil plein d'appréhension du côté d'Arnaud. Mais il dormait toujours, insensible, bienheureusement, aux événements extérieurs. L'épaulement rocheux s'était effacé. Grenade était redevenue visible. Visible aussi le palais d'Amina où les lampes brûlaient aux créneaux des blanches murailles.

La voix de Mansour parvint à Catherine, chargée d'une involontaire inquiétude.

— Il était temps ! Regardez !

Une troupe de cavaliers aux manteaux blancs, portant des torches qui, au vent de la course, semaient la nuit d'étincelles, franchissaient au grand galop le pont romain et, dans un nuage de poussière, freinaient devant le portail de l'Alcazar Genil. En tête, l'étendard vert du Calife brillait au poing d'un alferez. Toute la troupe s'engouffra dans les lourdes portes ouvertes... Catherine eut un frisson. Il était temps, en effet ; quelques minutes de plus au palais et tout recommençait : le cauchemar, la peur et, pour finir, la mort !

De nouveau, la voix de Mansour :

— Nous sommes trop loin pour être vus ! Béni soit Mahomet car nous eussions été un contre cinq !

Catherine passa la tête à travers le rideau, chercha la haute silhouette du chef.

— Et Amina ? demanda-t-elle. Ne risque-t-elle rien ?

— Que pourrait-elle craindre ? On ne trouvera rien chez elle. Les vêtements de mes hommes sont déjà enterrés dans le jardin et il n'est pas un de ses serviteurs ou de ses femmes qui ne préférât se couper la langue plutôt que la trahir. Et même si Muhammad la soupçonne de m'avoir aidé, il est à cent lieues d'imaginer qu'elle ait pu vous secourir et ne tentera rien contre elle. Le peuple l'adore et je crois qu'il l'aime toujours. Pourtant, conclut-il dans une brusque explosion de rage, il faudra bien qu'il me la rende un jour ! Car je reviendrai ! Je reviendrai plus puissant que jamais et, ce jour- là, je le tuerai ! Par Allah, mon retour verra son dernier moment !...

Sans plus rien ajouter, le prince rebelle cravacha son cheval et se lança à l'assaut du premier contrefort de la sierra. La troupe s'ébranla en silence à sa suite, mais à une allure infiniment plus raisonnable.

Catherine laissa retomber le rideau. À l'intérieur de la litière, l'obscurité était totale et la chaleur si lourde qu'Abou-al-Khayr écarta les rideaux d'un côté et les assujettit.

— Nous ne risquons pas d'être reconnus. Autant respirer !

chuchota-t-il.

Dans l'ombre plus claire, Catherine vit briller ses dents, comprit qu'il souriait et reprit courage à ce sourire. Sa main chercha anxieusement le front d'Arnaud. Il était chaud mais d'une chaleur moins sèche que tout à l'heure. Un peu de sueur y perlait tandis que son souffle demeurait régulier et puissant. Il dormait bien. Alors, Catherine, avec au fond du cœur quelque chose qui ressemblait au bonheur, se pelotonna en boule aux pieds de son époux et ferma les yeux.

L'attaque se produisit deux jours plus tard, au plein cœur de la Sierra, vers le coucher du soleil. Les fuyards avaient remonté la haute vallée du Genil et suivaient, au flanc d'une gorge profonde dans laquelle écumait le torrent, un chemin en corniche montant vers le col.

La température, torride à la hauteur de Grenade, s'était considérablement rafraîchie. La neige était proche et le sentier semblait vouloir percer un cirque aux parois quasi verticales que dominaient trois énormes sommets. Mansour avait désigné le plus imposant.

— On l'appelle le Mulhacen parce qu'il renferme le tombeau caché du Calife Moulay Hacen. Seuls y vivent les aigles, les vautours et les hommes de Faradj le Borgne, un bandit fameux.

— Nous sommes trop puissants pour craindre un bandit ! avait observé Gauthier avec dédain.

— Savoir !... Quand Faradj a besoin d'or, il lui arrive de se mettre au service du Calife et, renforcé de gardes- frontières, il devient redoutable.

Les derniers rayons obliques du soleil éclairaient bien les burnous blancs et les casques dorés des faux gardes du Calife qui, sur les rochers noirs, se détachaient en haut relief. Et, tout à coup, des hurlements féroces retentirent, si perçants que les chevaux bronchèrent. L'un d'eux se cabra, désarçonna son cavalier qui, avec un cri d'agonie, tomba au fond de la gorge. De derrière chaque rocher, un homme surgit... et la montagne tout entière parut s'animer, s'écrouler sur la petite troupe. C'étaient des montagnards mal vêtus, déguenillés même, mais leurs alfanges luisaient plus encore que leurs dents aiguës. Un petit homme maigre et contrefait, portant à son turban sale un bouquet de plumes d'aigle et un bandeau crasseux sur l'œil, les menait à l'attaque en poussant d'affreux glapissements.

— Faradj le Borgne ! hurla Mansour. Groupez-vous autour de la litière !

Déjà les cimeterres brillaient aux poings des guerriers ; Gauthier, poussant son cheval, rejoignit le chef pour combattre près de lui, criant à Josse :

— Protège la litière !

Mais les rideaux de celle-ci volaient plus qu'ils ne s'écartaient.

Arnaud en surgit, repoussant brusquement Catherine qui tentait de s'accrocher à lui, le suppliant de ne pas bouger.

— Une arme ! cria-t-il. Un cheval !

— Non ! hurla Catherine. Tu ne peux pas te battre encore... Tu es trop faible...

— Qui a dit cela ? Crois-tu que je vais les laisser s'étriper avec ces mécréants sans prendre ma part du combat ? Rentre là-dedans et n'en bouge pas ! ordonna- t-il rudement. Et toi, ami Abou, veille sur elle et empêche-la de faire des sottises !...

Avec une impatience rageuse, il arrachait les voiles bleus qui l'enveloppaient, ne conservant que le volumineux pantalon de mousseline et le boléro trop petit pour ses larges épaules.

— Un cheval ! Une arme ! répéta-t-il.

— Voilà une arme, fit calmement Josse en lui tendant son propre cimeterre. Vous saurez mieux que moi vous servir de ce tranchoir.

Quant au cheval, prenez le mien.

— Et toi ?

— Je vais récupérer le cheval du cavalier qui a fait le grand saut.

Ne vous tourmentez pas.

— Arnaud ! cria Catherine avec angoisse. Je t'en supplie...

Mais il ne l'écoutait pas. Il avait déjà sauté en selle et, pressant le flanc de la bête de ses talons nus, rejoignait Mansour et Gauthier, engagés dans un combat furieux à un contre dix. Son arrivée produisit l'effet d'une bombe. Ce grand gaillard en vêtements féminins, empêtré de mousselines bleues, qui attaquait en poussant des cris affreux, causa chez l'ennemi une stupeur dont Mansour, réprimant une bonne envie de rire, profita. Quant à Catherine, le spectacle eut raison, un instant, de ses craintes, et elle se mit à rire, franchement, joyeusement

: Arnaud, avec ses pantalons-jupes, était irrésistible ! Mais ce ne fut qu'un instant. Bientôt Catherine, se laissant retomber sur ses coussins, jetait à Abou un regard de noyée.

— Il est fou ! soupira-t-elle. Comment pourrait-il supporter ce combat, alors qu'il y a seulement deux jours...

— Pendant deux jours, il a mangé, il a bu, il s'est reposé,, fit le petit médecin qui roulait calmement entre ses doigts les grains polis d'un chapelet d'ambre. Ton époux est d'une vigueur peu commune. Tu ne pensais pas sérieusement qu'il pourrait écouter sans broncher le fracas des sabres ? Les cris féroces de la guerre sont, à ses oreilles, comme le chant si doux du luth et de la harpe.

— Mais... ses mains ?

— Les blessures, tu l'as vu, se referment. Et il sait bien, si son sang coule de nouveau, que je l'arrêterai une fois encore.

Et, avec un sourire encourageant, Abou-al-Khayr se remit à invoquer silencieusement Allah et Mahomet, son prophète, pour l'issue du combat dont Catherine, oubliant son accès de gaieté passagère, suivait maintenant les phases avec terreur. Les brigands semblaient une multitude. Ils fourmillaient, enveloppant les cavaliers de Mansour d'une forêt d'éclairs, mais les hommes du désert et du Grand Atlas savaient se battre au moins aussi bien que les bandits de la Sierra. Ils formaient un groupe aussi solide qu'un rocher autour de la litière et Catherine était au centre d'un tourbillon flamboyant d'armes. Un peu plus loin, Mansour, Arnaud et Gauthier combattaient vaillamment.

Les hommes tombaient, sous leurs coups, comme des mouches.

Catherine entendit rire Arnaud dans la mêlée et ne put retenir un mouvement d'humeur. Il était là dans son élément réel, enfin retrouvé.

« Jamais, songea-t-elle avec ressentiment, il n'est aussi heureux qu'au plein d'une bataille. Même entre mes bras, il ne connaît pas une telle plénitude... »

Une voix perçante, criarde, lui parvint :

— Tu ne m'échapperas pas, Mansour ben Zegris ! Quand j'ai appris ta fuite, j'ai compris que tu essayerai de gagner Almeria par ce chemin difficile et tu es venu tout droit dans mon piège...

C'était Faradj qui narguait son ennemi. Le petit homme était, lui aussi, un redoutable guerrier et le duel qui l'opposait à Mansour était féroce.

— Ton piège ? répliqua dédaigneusement le prince. Tu te fais trop d'honneur. Je savais que tu campais dans ces parages et je ne te crains pas. Mais tu fais fausse route si tu espères de l'or ou des joyaux. Nous n'avons que nos armes...

— Tu oublies ta tête ! Le Calife me la paiera dix fois son poids d'or et je rentrerai enfin dans Grenade en triomphateur.

— Quand ta tête à toi pourrira sur le rempart, alors, oui, tu pourras contempler Grenade en triomphateur.

Le reste de l'altercation se perdit dans le fracas des armes.

Catherine s'était pelotonnée contre Marie et les deux femmes suivaient la bataille avec angoisse.

— Si nous sommes reprises, murmura la jeune fille, tu auras la vie sauve car Muhammad t'aime... mais moi je serai livrée au bourreau et empalée !

— Nous ne serons pas reprises, affirma Catherine avec une confiance que, cependant, elle était loin d'éprouver.

Le jour baissait vite. Seules, les crêtes neigeuses demeuraient encore rouges de soleil. Les pentes s'assombrissaient. La mort traçait des vides dans les deux camps. Parfois, avec un râle désespéré qui déchirait le tumulte, un cheval et son cavalier culbutaient dans le torrent.

Mansour, Arnaud et Gauthier se battaient toujours et, dans les rangs des brigands, les pertes étaient sévères alors que cinq hommes seulement étaient tombés du côté des fuyards. Mais le combat durait, la nuit allait venir et Catherine, les nerfs tendus à craquer, enfonçait ses ongles dans ses paumes pour ne pas crier. Auprès d'elle, Marie respirait avec peine, les yeux rivés à ces guerriers dont la victoire ou la défaite pouvaient avoir, pour elle, de si terribles conséquences.

Abou-al-Khayr priait toujours...

Et puis, il y eut un double cri, affreux, déchirant, qui, au mépris de tout danger, jeta Catherine hors de la litière. Le cimeterre vigoureusement manié par Arnaud venait de fendre la tête de Faradj le Borgne qui tomba à terre comme une masse. Mais la jeune femme ne lui accorda qu'un regard rapide, fascinée qu'elle était par une épouvantable image : Gauthier, toujours à cheval, la bouche grande ouverte sur ce cri qui ne finissait pas et une lance enfoncée en pleine poitrine.

Les yeux de Catherine et ceux du géant se croisèrent. Elle lut dans le regard de son ami une immense surprise, puis d'une masse, comme un chêne foudroyé, le Normand glissa à terre.

— Gauthier ! cria la jeune femme ! Mon Dieu !...

Elle courut vers lui, s'agenouilla, mais déjà Arnaud avait sauté de cheval, se précipitait et l'écartait.

— Laisse ! N'y touche pas...

À son appel, Abou-al-Khayr accourut, fronça les sourcils.

Vivement, il s'agenouilla, posa la main sur le cœur du géant abattu.

Un mince filet de sang coulait du coin de la bouche.

— Il vit encore, fit le médecin. Il faudrait ôter l'arme doucement...

tout doucement ! Peux-tu faire cela pendant que je le maintiendrai ?

demanda-t-il à Montsalvy.

Pour toute réponse, celui-ci arracha sans hésiter les pansements qui enveloppaient encore ses mains blessées et qui risquaient de glisser sur le bois de la lance. Puis, fermement, il empoigna l'arme tandis qu'Abou écartait avec précaution les lèvres de la plaie et que Catherine, avec un coin de son voile, essuyait le sang des commissures.

— Maintenant... fit le petit médecin. Doucement, tout doucement ! Nous pouvons le tuer en ôtant cette lance.

Arnaud tira. Pouce par pouce, l'arme meurtrière glissa, remontant des profondeurs de la poitrine... Catherine retenait son souffle, craignant que chaque respiration de Gauthier ne fût la dernière. Les larmes brouillaient ses yeux, mais elle les retenait courageusement.

Enfin, la lance vint tout entière et Arnaud, d'un geste de colère, la jeta loin de lui tandis que le médecin se hâtait, au moyen de tampons que Marie avait hâtivement fabriqués avec ce qui lui était tombé sous la main en fait de tissus, d'étancher le nouvel écoulement de sang causé par le retrait de l'arme.

Autour d'eux, le silence s'était fait. Privés de leur chef, les brigands s'étaient enfuis sans que Mansour se donnât la peine de les poursuivre. Côté rebelles, les survivants du combat revenaient vers le groupe, formaient autour un cercle silencieux. Mansour essuya tranquillement son cimeterre avant de le raccrocher à sa ceinture puis se pencha sur le blessé. Son regard sombre croisa j celui d'Arnaud.

— Tu es un vaillant guerrier, seigneur infidèle, mais ton serviteur aussi est un brave ! Par Allah, s'il vit, je le prends comme lieutenant.

Penses-tu le sauver, médecin?

Abou, qui avec son habileté habituelle avait mis à nu la poitrine blessée, aidé par Catherine, hocha la tête d'un air de doute et la jeune femme constata, avec un affreux serrement de cœur, que son front ne se déridait pas.

— Sauvez-le ! supplia-t-elle ardemment. Il ne peut pas mourir !

Pas lui...

— La blessure semble profonde ! murmura Abou. Je ] vais faire de mon mieux. Mais il faut l'enlever d'ici. On n'y voit plus.

— Transportons-le dans la litière, fit Arnaud. Le diable m'emporte si j'y remets les pieds !

— Tu es presque nu, sans souliers, coupa Catherine... et tu n'es pas sauvé !

— Qu'importe ! Je prendrai l'équipement de l'un des morts. Je refuse de rester sous cette défroque de femme qui me rend grotesque.

Ne peut-on avoir un peu de lumière ?

Haletant encore du combat, deux des guerriers allumaient des torches tandis que d'autres, avec d'infinies précautions, soulevaient Gauthier et, sous la direction attentive d'Abou, le transportaient dans la litière où, grâce à son infaillible prévoyance, le petit médecin avait entassé sous les matelas des vivres et des remèdes.

Les sommets neigeux dessinaient, dans la nuit, de gigantesques formes fantomales. Le vent se levait, hurlait dans la gorge comme un loup malade, et le froid venait.

— Il faut trouver un abri pour la nuit, fit la voix de Mansour.

Suivre cette route en corniche dans l'obscurité serait un suicide et nous n'avons plus rien à craindre des bandits de Faradj. Débarrassez le chemin, vous autres !...

Les « plouf » nombreux qui suivirent apprirent à Catherine que les morts s'en allaient par le chemin du torrent, ennemis et alliés fraternellement unis pour le dernier voyage. Arnaud, qui avait disparu un instant, revint, habillé de pied en cap, portant burnous blanc et casque enturbanné.

Le souffle glacial des sommets effilochait les torches. Avec beaucoup de précaution, on se remit en marche au long du dangereux chemin sous la conduite des porteurs de flammes. Mansour, tenant son cheval par la bride, allait en avant, cherchant un refuge quelconque.

La litière venait ensuite, à toute petite allure pour ne pas secouer le blessé auquel Abou, aidé de Catherine et de Marie, donnait les premiers soins.

Bientôt, la bouche noire d'une grotte s'ouvrit bien- heureusement sur le chemin, assez large pour qu'on pût y engager en partie la litière, une fois les chevaux dételés. Les hommes et les bêtes s'y entassèrent. On fit un feu autour duquel Catherine vint rejoindre Arnaud quand Abou n'eut plus besoin d'elle. Après avoir bandé la blessure, le médecin avait fait prendre à Gauthier un calmant pour essayer de le faire dormir, mais la fièvre montait et Abou ne cachait pas son pessimisme.

— Sa constitution exceptionnelle fera peut-être un miracle, dit-il à la jeune femme navrée. Mais je n'ose y croire...

Triste jusqu'à l'âme, elle vint s'asseoir auprès de son époux, se pelotonna contre lui et posa sa tête sur son épaule. Tendrement, il l'enveloppa de son bras et de son burnous en même temps, puis chercha ses yeux, lourds de larmes contenues.

— Pleure, ma douce, murmura-t-il. Ne te retiens pas. Cela te fera du bien et je comprends ton chagrin, tu sais... - Il hésita un instant et Catherine sentit son étreinte se resserrer. Puis, prenant son parti, Arnaud déclara, avec décision : Jadis, je peux bien te l'avouer, j'ai été jaloux de lui... Ce dévouement de chien fidèle qu'il te vouait, cette inlassable protection dont il t'entourait m'irritaient... et puis le temps est venu où j'ai pu en mesurer le prix. Sans lui, peut-être ne nous serions- nous jamais retrouvés... et j'ai compris que j'avais tort, que s'il t'aimait, c'était d'un autre amour que celui que j'imaginais... une sorte de vénération envers une sainte...

Catherine frissonna et sentit son cœur trembler. La nuit folle de Coca lui revint brusquement, si présente, si chaude qu'une vague de honte et de remords la submergea. Elle fut tentée de s'en débarrasser, d'avouer immédiatement que Gauthier avait été son amant, qu'elle avait été heureuse dans ses bras. Sa bouche s'ouvrit :

— Arnaud, souffla-t-elle. Il faut que je te dise...

Mais, très doucement, il lui ferma la bouche d'un baiser rapide.

— Non. Ne dis rien... L'heure n'est pas encore venue des souvenirs, ou des regrets... Gauthier vit encore et Abou, peut-être, fera le miracle auquel il ne croit pas !

Le grand burnous mêlait la chaleur de leurs deux corps rapprochés. Il formait comme un abri sûr et doux au creux duquel Catherine réfugiait son âme lourde de peine. Si elle parlait, que dirait Arnaud, que ferait-il

? Il l'écarterait de lui aussitôt, bien sûr, la rejetterait dans un froid où se glacerait son âme... et elle était trop bien, là, contre lui ! C'était si bon de le sentir près d'elle, la protégeant de toute sa force revenue, de tout cet amour qu'il savait seul lui donner. Passionnément, elle saisit l'une des mains blessées de son époux. Les plaies s'étaient rouvertes, mais le sang avait déjà séché. Elle y colla ses lèvres.

— Je t'aime... chuchota-t-elle. Oh ! je t'aime tant !...

Il ne répondit rien, mais la serra encore plus fort, presque à lui faire mal, et Catherine comprit qu'il luttait contre la tentation de l'étreindre totalement... Son regard sombre alla chercher, l'un après l'autre, les visages hermétiques des silencieux guerriers de Mansour. Autour du feu, ils formaient une chaîne de figures immobiles, fermées, énigmatiques, où les flammes allumaient des luisances sur les peaux basanées que le port habituel du selham teintait légèrement de bleu.

Aucun ne regardait le couple. Ceux qui étaient indemnes soignaient les blessés, personne ne parlait. Ces hommes de guerre vibraient encore du récent combat, mais, habitués dès l'enfance à la vie dangereuse, ne perdaient pas un instant pour restaurer les forces perdues. Qui pouvait dire si le prochain combat qui les attendait n'aurait pas lieu dans la nuit ?

L'image étrange, presque irréelle qu'ils offraient, devait poursuivre longtemps Catherine. Cette nuit au cœur de la montagne était comme une halte dans quelque caverne peuplée de djinns, ces génies des légendes orientales qu'on lui avait racontées, chez Fatima ou au harem... La haute silhouette de Mansour apparut bientôt, près du feu.

Il murmura quelques mots à ses hommes, dans un dialecte que Catherine ne comprenait pas, puis, tranquillement, fit le tour du feu et vint s'asseoir auprès d'Arnaud. L'un des deux serviteurs qui accompagnaient Ben Zegris s'approcha, portant sur ses mains unies des dattes et des bananes. Le Maure en prit et, avec un bref sourire, les offrit au chevalier. C'était le premier geste courtois qu'il avait envers lui, mais, par ce geste, il le reconnaissait comme son égal. Arnaud le remercia silencieusement d'un salut.

— Les seigneurs de la guerre se reconnaissent au premier choc des armes, expliqua simplement Mansour. Tu es des nôtres !

Et le silence retomba. Les hommes se restauraient, mais Catherine ne put rien avaler. Constamment, elle tournait les yeux vers la litière, posée à l'entrée de la grotte. Une lampe à huile, allumée à l'intérieur, en faisait une sorte de grosse lanterne où Abou-al-Khayr veillait le blessé. De temps en temps, un gémissement parvenait jusqu'à la jeune femme et, chaque fois, son cœur se serrait douloureusement. Tout à l'heure, Arnaud irait remplacer Abou pour que le petit médecin puisse prendre un peu de repos, et elle l'accompagnerait. Mais elle savait déjà que ce serait une épreuve et que l'affreux sentiment d'impuissance qui était sien se ferait plus aigu en face du géant blessé, peut-être mortellement...

Un loup hurla dans la montagne et Catherine frissonna. C'était encore un mauvais présage...

Devinant la détresse de la jeune femme, Arnaud se pencha vers elle et chuchota d'une voix basse, ardente :

— Jamais plus tu ne souffriras, ma mie... Tu n'auras plus jamais froid, plus jamais faim, plus jamais peur ! Devant Dieu qui m'entend, je fais serment de passer ma vie à te faire oublier tout ce que tu as enduré !

Quand, cinq jours plus tard, la troupe des rebelles atteignit Almeria, Gauthier vivait toujours, mais il était évident qu'il se mourait. La vie, malgré la bataille acharnée livrée par Abou-al-Khayr, Catherine et Arnaud à la mort, fuyait peu à peu son corps immense.

— Il n'y a rien à faire, finit par avouer le médecin.

On ne peut que prolonger son existence. Encore devrait-il être mort la nuit même de sa blessure s'il ne possédait une constitution aussi exceptionnelle. Pourtant... ajouta-t-il après un instant de réflexion, il ne cherche pas à vivre. Il ne m'aide pas !

Que voulez-vous dire ? demanda Catherine.

— Qu'il ne désire plus vivre ! On dirait... oui, on dirait qu'il est heureux de mourir ! Je n'ai jamais vu un homme assister avec autant de calme à sa propre fin.

— Mais je veux qu'il vive ! s'insurgea la jeune femme. Il faut l'y obliger !

— Tu n'y peux rien ! C'est ainsi ! Je crois qu'il pense sa mission terrestre terminée depuis que tu as retrouvé ton époux.

— Vous voulez dire... que je ne l'intéresse plus ?

— Tu ne l'intéresses que trop, selon moi ! Et c'est pour cela, j'imagine, qu'il est content de mourir...

Cette fois Catherine ne répondit pas. Elle comprenait ce que voulait dire le petit médecin. Maintenant qu'elle avait repris Arnaud, Gauthier pensait qu'il n'y avait plus de place pour lui dans sa vie et il ne se sentait peut-être pas le courage, après avoir été le compagnon des jours noirs, d'assister à leur bonheur... Elle pouvait comprendre cela, encore qu'elle se reprochât maintenant, comme un crime, la nuit de Coca. En le sauvant de la folie, elle avait mis l'irréparable entre eux. De toute manière, il fallait que Gauthier quittât l'épouse d'Arnaud de Montsalvy...

— Combien de temps vivra-t-il encore ? demanda-t-elle.

Abou haussa les épaules.

— Qui peut savoir ? Quelques jours peut-être, mais je pencherais plutôt pour quelques heures. Il s'épuise vite... pourtant j'avais espéré l'aide bienfaisante qu'apporte aux blessés l'air de la mer !

La mer ! Catherine l'avait regardée avec une stupeur incrédule du haut d'une colline. Elle s'étalait à perte de vue, scintillante, soyeuse, d'un bleu profond et somptueux dans lequel le soleil allumait des diamants.

Elle sertissait une plage blonde et douce comme une chevelure de femme, une ville immense', d'une éblouissante blancheur, dominée par un château fort tout blanc lui aussi, un port où dansaient des navires aux voiles multicolores... De grands palmiers balançaient leurs panaches vert sombre au vent de la mer, contre l'aveuglant ciel bleu.

La ville était l'aboutissement d'une large vallée regorgeant d'orangers, de citronniers, et Catherine songea qu'elle n'avait jamais imaginé paysage semblable. La mer, telle qu'elle l'avait contemplée jadis, en Flandre, aux côtés du duc Philippe, avec une sorte de crainte superstitieuse, était grise et verte, violente, crêtée de hautes vagues blanchissantes ou alors plate, avec des couleurs d'herbe mourante contre des dunes que le vent échevelait. Oubliant un instant sa peine, elle avait cherché la main d'Arnaud.

— Regarde ! C'est sûrement le plus bel endroit de la terre. Est-ce que nous ne serions pas merveilleusement heureux si nous pouvions vivre ici, tous les deux ?

Mais il avait secoué la tête avec, au coin des lèvres, ce pli dur que Catherine connaissait bien, et le regard dont il avait enveloppé le merveilleux paysage contenait un peu de ressentiment.

— Non ! Nous ne serions pas heureux ! C'est trop différent de ce à quoi nous sommes habitués. Nous ne sommes pas faits, moi surtout, pour ces pays de mollesse et de grâce dont le charme cache la cruauté, le vice, les instincts féroces et la croyance à un dieu qui n'est pas le nôtre. Pour vivre en terre d'Islam, il faut d'abord conquérir, tuer, détruire, puis régner. Alors seulement la vie est possible pour des gens tels que nous... Crois-moi, notre rude et vieille Auvergne, si nous la revoyons un jour, nous donnera bien plus de vrai bonheur.

1. À cette époque Almeria était une très grande ville, plus importante même que Grenade.

Il sourit de sa mine désappointée, posa un baiser rapide sur ses yeux et s'en alla rejoindre Mansour. La troupe avait fait halte sur cette colline ombragée pour tenir une sorte de conseil. Catherine, un instant, laissa Gauthier, glissa hors de la litière et s'approcha des hommes. Mansour désignait la blanche forteresse campée sur la ville.

— C'est l'Alcazaba. Le prince Abdallah y réside le plus souvent, de préférence à son palais du bord de mer. Il n'a que quinze ans, mais ne vit que pour les armes et la guerre. Sur ce territoire, tu n'as plus rien à craindre du Calife, dit-il à Arnaud. Que comptes-tu faire ?

— Trouver un navire qui nous ramène dans notre pays. Penses-tu que ce soit possible ?

— J'en possède deux dans ce port. Avec l'un, je vais gagner les terres d'Afrique pour y méditer ma vengeance. L'autre te conduira, avec les tiens, aux abords de Valence. Depuis que le Cid nous en a chassés, ajouta-t-il avec amertume, les navires de l'Islam ne pénètrent plus dans le port, même pour commercer, alors que nous accueillons souvent des marchands étrangers. Le capitaine vous débarquera nuitamment sur la côte. A Valence, tu trouveras sans peine un navire qui te conduira à Marseille.

Arnaud acquiesça d'un signe de tête. À Marseille, possession de la reine Yolande, comtesse de Provence, il serait, en effet, presque chez lui et, à son sourire, Catherine devina la joie qui l'envahissait à cette idée. Il allait, après l'avoir crue si longtemps perdue à jamais, retrouver la vie d'autrefois, celle de la camaraderie des armes, des combats, car, tout au fond d'elle-même, la jeune femme doutait qu'il sût se contenter d'une vie paisible, dans le château de Montsalvy que les moines reconstruisaient à cette heure même... Mais le sourire d'Arnaud s'effaça, fit place à un pli soucieux.

— Pouvons-nous partir cette nuit même ?

— Pourquoi tant de hâte ? Abdallah t'offrira l'hospitalité fraternelle que je t'aurais donnée moi-même si j'avais pu t'emmener avec moi au Maghreb. Tu garderas ainsi un moins mauvais souvenir de l'Islam.

— Je te suis reconnaissant. Sois certain que je garderai un bon souvenir, sinon de l'Islam entier, du moins de toi, Mansour. Te rencontrer a été une bénédiction du Ciel et je lui en rends grâce ! Mais il y a le blessé...

— Il est perdu. Le médecin vous l'a dit.

— Je sais. Cependant, s'il pouvait durer jusqu'à ce que nous ayons atteint la terre de France !

Une bouffée de tendresse envahit le cœur de Catherine. Cette délicatesse d'Arnaud envers le modeste Gauthier l'émouvait au plus profond. Le Normand allait mourir, certes, mais Montsalvy refusait de laisser son corps en terre infidèle. Elle leva sur son époux un regard brillant de reconnaissance. Mansour, après un instant de silence, répliquait, lentement :

— Il ne vivra pas jusque-là ! Pourtant, je comprends ta pensée, mon frère ! Il en sera fait comme tu le désires. Cette nuit même mon navire mettra à la voile... Allons, maintenant.

Il remontait à cheval. Catherine regagna la litière où Gauthier, pour un moment, avait repris conscience. Sa respiration se faisait d'heure en heure plus difficile et plus sifflante. Son corps immense paraissait s'amenuiser à mesure que coulait le temps et son visage se plombait, déjà touché par l'ombre de la mort. Mais il tourna vers Catherine un regard conscient et elle lui sourit.

— Regarde, fit-elle doucement en écartant le rideau pour qu'il pût voir au-dehors. Voilà la mer que tu as toujours aimée, dont tu m'as tant parlé. Auprès d'elle, tu vas guérir...

Il hocha la tête négativement. L'ébauche d'un sourire parut sur ses lèvres blanches.

— Non... et c'est bien mieux ! Je vais... mourir !

— Ne dis pas cela ! protesta Catherine tendrement. Nous te soignerons, nous...

— Non ! Il est inutile de mentir ! Je sais et je... je suis heureux ! Il faut... me promettre quelque chose.

— Tout ce que tu voudras.

Il lui fit signe d'approcher. Catherine se pencha jusqu'à ce que son oreille touchât presque la bouche du moribond. Alors il souffla :

— Promettez... qu'il ne saura jamais ce qui s'est passé... à Coca !

Cela lui ferait mal... et c'était seulement... une charité! Cela n'en vaut pas la peine...

Catherine se redressa, étreignit avec une sorte de passion la main brûlante abandonnée sur le matelas.

— Non, fit-elle avec véhémence, ce n'était pas une charité ! C'était par amour ! Je te le jure, Gauthier, sur tout ce que j'ai au monde de plus précieux : cette nuit-là, je t'ai aimé, je me suis donnée à toi de tout mon cœur et j'aurais continué si tu l'avais voulu. Vois-tu, ajouta-t-elle en baissant la voix davantage encore, tu m'avais donné tant de joie qu'un instant j'ai eu la tentation d'en rester là, d'abandonner Grenade...

Elle s'arrêta. Une expression d'infini bonheur détendait les traits ravagés de Gauthier, leur conférant une beauté, une douceur qu'ils n'avaient jamais possédées. Il eut un sourire d'enfant comblé et, pour la première fois depuis la fameuse nuit, Catherine, bouleversée, retrouva dans le regard gris la passion qu'elle y avait lue alors.

— Tu l'aurais regretté, mon amour... chuchota-t-il, mais... merci de me l'avoir dit ! Je vais partir heureux... si heureux !

Puis, comme la jeune femme ouvrait la bouche pour ajouter peut-

être une autre protestation, il murmura, plus bas, d'une voix qui faiblissait :

— Ne dis plus rien... Laisse-moi ! Je voudrais parler... au médecin... et je n'ai plus beaucoup de temps ! Adieu... Catherine ! Je n'ai... aimé que toi au monde !

La gorge de la jeune femme s'étrangla sous une brusque douleur, mais elle n'osa pas refuser ce qu'il lui demandait. Un instant, elle contempla ce visage aux yeux maintenant clos et qui peut-être ne s'ouvriraient plus. Une fois encore, elle se pencha et, très doucement, avec une tendresse infinie, posa ses lèvres sur la bouche desséchée, puis, se tournant vers Marie, qui, immobile au plus éloigné de la litière, avait assisté silencieuse à leur entretien.

— Appelle Abou ! Il marche auprès de nous... Moi, je descends.

Le cortège, en effet, marchait au pas car une grande animation encombrait la route vers la ville blanche. Ce devait être jour de marché, ce qui doublait l'activité portuaire toujours grande. Marie fit signe qu'elle avait compris et appela le médecin tandis que Catherine, pour cacher les larmes qui venaient, se laissait glisser à terre. Arnaud chevauchait à quelques pas en avant, auprès de Mansour. Elle l'appela avec, dans la voix, tant de douleur qu'il s'arrêta net, regarda le joli visage noyé de larmes et, se penchant sur sa selle, lui tendit une main.

— Viens, dit-il seulement.

Il l'enleva de terre, l'installa devant lui et referma ses bras sur elle.

La jeune femme cacha son visage contre sa poitrine et se mit à pleurer sans retenue. Arnaud dit seulement :

— C'est la fin ?

Incapable de répondre, elle hocha la tête. Alors, lui :

— Pleure, ma mie, pleure autant que tu voudras ! On ne pleurera jamais assez un homme tel que lui !

Dans le grouillement frénétique du port, parmi les innombrables marchands de poisson, de coquillages, d'oranges, de légumes, de fruits, d'épices qui, assis à même le sol auprès de grands couffins débordants, appelaient le chaland à grands cris, la troupe de Mansour forçait un passage à la litière où Gauthier, maintenant, agonisait, vers les navires à quai. Il y avait là, parmi une foule de barques de pêche de toutes dimensions, quelques lourds navires marchands voisinant avec deux galères barbaresques, deux dromons profilés comme des guépards, fauves au repos tapis parmi les nefs massives. Mansour les désigna de la main à Arnaud.

— Voilà mes navires...

Montsalvy sourit sans répondre. Il venait de comprendre qu'outre ses possessions du mystérieux Maghreb, Ben Zegris tirait le plus clair de sa fortune de la piraterie. C'étaient là navires de chasse et de proie et une inquiétude lui venait d'embarquer Catherine et Marie sur ces aquatiques félins. Qui pouvait être sûr qu'une fois en mer le capitaine ne mettrait pas le cap sur Alexandrie, ou sur Candie, ou sur Tripoli, sur un grand marché d'esclaves où ferait prime sans doute la plus belle dame d'Occident ? La mort imminente de Gauthier changeait bien des choses. Il allait, lui, Arnaud, se retrouver seul, avec Josse, pour défendre deux femmes contre un équipage entier, puisque Abou regagnerait Grenade quand ils lèveraient l'ancre... Aucune voix musulmane ne s'élèverait plus, une fois franchies les tours d'avant-port d'Almeria, pour défendre les roumis contre la cupidité des Barbaresques. Certes, Arnaud ne doutait pas de la bonne foi de Mansour, mais un pirate, cela devait savoir mentir, tromper, convaincre... le reis qui commandait ce bateau de proie n'aurait qu'à dire qu'il avait accompli sa mission et nul ne se soucierait plus de ce qu'il avait pu advenir des Montsalvy...

Envahi par ces sombres pressentiments, Arnaud, instinctivement, serra Catherine contre lui, mais elle ne réagit pas à son étreinte. Elle regardait, de tous ses yeux, un navire qui, à cet instant, franchissait la passe et, le regardant, se demandait si elle voyait bien clair ou si elle ne rêvait pas.

Ce bateau-là ne ressemblait pas à ceux qui emplissaient le port.

Point de voiles triangulaires, effilées comme des fers de lance, mais une énorme voile carrée, rayée de bleu et de rouge que les marins amenaient car l'entrée dans le port était l'affaire des rameurs. C'était une grosse galée à la coque pansue, au château arrière élevé et ciselé comme un coffret, mais ce qui fascinait Catherine, ce n'était pas tant la forme du vaisseau que les oriflammes qui dansaient dans le vent au-dessus de la gabie. L'une, d'or rayée d'argent, portait trois coquilles Saint-Jacques de sable et trois cœurs de gueule Ces armes parlantes, elle les connaissait bien.

Jacques Cœur ! s'écria-t-elle. Ce navire lui appartient sûrement.

Arnaud, lui aussi, maintenant, regardait approcher le beau navire, mais c'était l'autre flamme qu'il contemplait avec des yeux émerveillés, celle qui dominait et se déployait le plus largement.

Les lys d'Anjou, le lambel de Sicile, les pals d'Aragon et les croix de Jérusalem ! souffla-t-il. La reine Yolande... Ce navire porte certainement un ambassadeur.

Une joie immense se levait dans les cœurs rapprochés des deux époux. Ce navire à lui tout seul apportait le pays tout entier, et aussi l'amitié, la loyauté, la grandeur... Les couleurs vibraient dans la chaleur de l'été. Sur ce navire, ils seraient déjà chez eux...

Je crois, dit Arnaud à Mansour, que tu ne seras pas obligé de mobiliser pour nous l'un de tes navires. Celui-ci appartient à un ami et amène sans doute un ambassadeur de mon pays...

Un marchand, remarqua Ben Zegris avec une nuance de dédain qu'il corrigea d'ailleurs aussitôt : « Mais bien armé !» - Au bordage, en effet, six bombardes montraient des gueules béantes.

La « Magdalène », c'était le nom du navire, ne cherchait pas à toucher terre. Parvenue au centre du port, elle jetait l'ancre et mettait une barque à l'eau tandis que, sur le quai, accouraient une nuée de fonctionnaires en turbans et de curieux. La troupe de Mansour et la litière furent soudain noyées par cette marée humaine qui se poussait, s'écrasait afin de mieux voir les arrivants inattendus.

La barque, cependant, faisait force de rames et amenait rapidement à terre trois personnages dont l'un portait turban et 1. Sable : noir, gueule : rouge.

les deux autres chaperons brodés. Mais Catherine avait déjà reconnu le plus grand des porteurs de chaperons. Avant qu'Arnaud ait pu l'en empêcher, elle avait glissé de ses bras jusqu'à terre et, poussant, jouant des coudes et des pieds avec une ardeur tellement irrésistible qu'il fallait bien lui faire place, elle parvint au bord de l'eau comme la barque accostait. Et quand Jacques Cœur sauta sur le quai, elle lui tomba presque dans les bras riant et pleurant tout à la fois...

Il ne l'avait pas reconnue tout de suite et, d'abord, voulut repousser cette musulmane poussiéreuse qui s'accrochait à lui, mais ce ne fut qu'un instant. Brusquement, il vit son visage et aussitôt pâlit.

— Catherine ! s'exclama-t-il avec stupeur. Ce n'est pas possible !

Ce n'est pas vous ?

— Mais si, mon ami, c'est moi... et si heureuse de vous revoir !

Mon Dieu ! Mais c'est le Ciel lui-même qui vous envoie ! C'est trop beau, trop merveilleux, trop...

Elle ne savait plus bien ce qu'elle disait, possédée par une joie assez violente pour faire chavirer une tête plus solide. Mais Arnaud avait poussé son cheval et gagné, lui aussi, le premier rang. Il sauta à terre, tombant presque, lui aussi, dans les bras de maître Jacques éberlué, en recevant l'étreinte de ce cavalier maure qu'il reconnut pourtant aussitôt

! — Et Messire Arnaud ! s'écria celui-ci. Quelle chance incroyable

!... Vous retrouver alors que je touche à peine terre ! Mais savez-vous que je n'ai plus rien à faire ici ?

— Comment cela ?

— Que croyez-vous que je vienne faire ? Je viens vous chercher.

N'avez-vous point remarqué les armes royales sur mon navire ? Je suis ambassadeur de la duchesse-reine et je viens réclamer au Calife de Grenade le seigneur de Montsalvy et son épouse... Tout en lui rendant l'un de ses meilleurs capitaines qui avait eu le malheur de se faire prendre sur les côtes de Provence. Un échange en quelque sorte...

— Vous risquiez votre vie, s'écria Catherine.

— À peine, sourit Jacques Cœur. Mon navire est puissant et les gens de ce pays respectent les ambassadeurs en même temps qu'ils s'intéressent aux échanges commerciaux.-Je m'entends assez bien avec les enfants d'Allah depuis que je bourlingue autour de la Méditerranée

!

La joie des trois amis à se retrouver semblait ne pouvoir se tarir. Ils riaient, parlaient tous à la fois, ayant oublié jusqu'à ceux qui les entouraient. Les questions s'entrecroisaient si vite que personne ne pouvait y répondre, mais chacun d'eux voulait tout savoir, tout de suite. Ce fut Catherine qui se reprit la première parce que son regard, passant par-dessus Jacques et Arnaud qui s'embrassaient encore en se bourrant le dos de coups de poing, accrocha la litière entre les rideaux de laquelle apparaissait la tête inquiète d'Abou-al-Khayr. Aussitôt, elle se reprocha comme un crime d'avoir oublié, même un instant, son ami mourant. Elle se pendit au bras de Jacques Cœur, l'arrachant presque à son époux.

— Jacques, supplia-t-elle. Il faut nous emmener d'ici... tout de suite

! tout de suite !

— Mais... pourquoi ?

Elle le lui dit, en quelques mots, et la joie qui illuminait le visage tanné du marchand s'assombrit.

— Pauvre Gauthier ! murmura-t-il. Il était donc mortel ?... J'avoue que je ne l'aurais pas cru... Nous allons tout de suite le transporter à bord, afin qu'il rende le dernier soupir sur le sol de son pays... même un sol en bois sera mieux que cette terre !

Se tournant vers ceux qui l'accompagnaient, un petit homme à la mine éveillée qui était une sorte de secrétaire si l'on en jugeait l'écritoire pendue à sa ceinture avec un petit rouleau de parchemin, et le seigneur en turban, muet et immobile, comme indifférent qui se tenait derrière lui, il s'adressa à celui-ci :

— Seigneur Ibrahim, vous voici chez vous ! Je n'ai plus à discuter votre libération puisque, du premier coup, j'ai retrouvé mes amis.

Vous êtes donc libre.

Merci de ta courtoisie, ami.... Je savais que je n'avais rien à craindre de toi, mais tu as été un geôlier comme bien peu de prisonniers en ont. Voilà pourquoi je te suivais sans appréhension.

— J'avais votre parole de ne pas fuir et j'y croyais ! répondit le marchand noblement. Adieu, seigneur Ibrahim !

Le prisonnier salua profondément, et rapidement se perdit dans la foule que Mansour et ses hommes faisaient maintenant refluer afin de livrer passage à la litière. Les marins de Jacques Cœur eurent tôt fait d'enlever, avec beaucoup de précautions cependant, le mourant, maintenant inconscient sans plus de rémissions. Le soleil éclatant éclaira le visage émacié, creusé d'ombres tragiques, que les hommes regardèrent avec une sorte de crainte superstitieuse. On le porta dans la barque où Abou s'installa auprès de lui.

— Je resterai tant qu'il respirera, expliqua-t-il. Au î surplus, vous ne mettez pas à la voile immédiatement ?

— Non, répondit Jacques Cœur. Après-demain seulement.

Puisque je suis ici, je voudrais en profiter pour charger des soieries et des meubles incrustés, des épices et des cuirs travaillés, des poteries dorées et de ces beaux parchemins en peau de gazelle du Sahara dont ce pays a la spécialité...

Catherine retint un sourire. Jacques était venu les chercher, certes, et portait flamme d'ambassadeur, mais en lui les sentiments ne tuaient jamais le marchand. Ce voyage entrepris par amitié ne devait pas être perdu pour autant...

Tandis que la barque, emportant le blessé, s'éloignait vers le navire d'où elle reviendrait les chercher ensuite, et qu'Arnaud faisait à Mansour de graves adieux, elle demanda :

— Au fait, mon ami, comment avez-vous appris que nous étions, ici ?

C'est une longue histoire. Mais, en deux mots, vous devez notre arrivée à votre vieille amie, la dame de Châteauvillain. Vous l'avez abandonnée, paraît-il, en pleine montagne, mais vous aviez laissé entre ses mains un écuyer de messire Arnaud qu'elle a fort bien su confesser. Aussitôt, elle a fait demi-tour, couru jusqu'à Angers, chez la duchesse-reine, et lui a raconté toute l'histoire. C'est Madame Yolande qui m'a prévenu et qui a monté avec moi ce voyage.

— Incroyable ! s'écria Catherine abasourdie. Ermengarde qui voulait me ramener pieds et poings liés à son duc ?

— Peut-être ! tant qu'elle a cru sincèrement que ce serait pour vous la meilleure solution. Mais du moment que vous vous obstiniez à poursuivre messire Arnaud... elle s'est attachée à vous aider. Elle veut, avant tout, votre bonheur et vous n'avez pas idée du vacarme qu'elle a fait jusqu'à mon départ ! J'ai eu d'ailleurs toutes les peines du monde à ne pas l'emmener !

— Chère Ermengarde ! soupira Catherine avec une involontaire tendresse. C'est une femme extraordinaire. En tout cas, l'aventure était risquée. Comment pouvait- elle être sûre que je retrouverais Arnaud, et même que je parviendrais saine et sauve à Grenade ?

Jacques Cœur haussa les épaules et grimaça un sourire moqueur.

— Il se trouve qu'elle vous connaît bien ! Si votre époux avait été captif au plein cœur de l'Afrique, vous auriez bien trouvé moyen d'aller l'en arracher. Evidemment, conclut-il, cela m'aurait fait plus de chemin à parcourir...

À l'heure la plus noire de la nuit, celle qui précède immédiatement l'aube, Gauthier mourut dans la chambre haute du château arrière où Jacques Cœur l'avait fait installer, le visage tourné vers cette haute mer qu'il ne parcourrait pas... L'agonie avait été terrible ! L'air n'atteignait plus qu'avec peine les poumons endommagés et la constitution du géant, ses forces vives extraordinaires prolongeaient l'épuisant combat perdu d'avance contré la mort, ne faisant que le rendre plus cruel.

Enfermés avec lui, Catherine, Arnaud, Abou-al- Khayr, Josse, Marie et Jacques Cœur assistèrent, impuissants et navrés, à cette lutte, épuisante et suprême que menait Gauthier, inconscient, pour une vie qui ne voulait plus de lui. Serrés les uns contre les autres, les traits marqués par la fatigue et creusés par les ombres mouvantes nées des quinquets fumeux allumés dans la pièce, ils priaient pour que se tût enfin cette voix torturée qui, dans un langage inconnu, lançait des plaintes, des imprécations, des invocations vers les mystérieuses divinités nordiques que le Normand avait adorées toute sa vie. Au-dehors, l'équipage, massé, attendait sans comprendre cependant conscient qu'un drame se déroulait dans la chambre close.

Enfin, il y eut une ultime convulsion, un soupir qui ressemblait à un râle et le gigantesque corps ne bougea plus. Un silence écrasant, que ne troublait plus la terrible respiration, s'abattit. Le navire à l'ancre, dont le doux balancement avait bercé l'agonie du géant, grinça sinistrement avec une plainte à laquelle répondit le cri rauque des oiseaux de mer.

Catherine, alors, comprit que tout était fini. Étouffant un sanglot, elle posa deux doigts légers sur les paupières ouvertes, fermant pour l'éternité les yeux de son ami, puis retourna se réfugier auprès d'Arnaud qui l'attira contre lui pour qu'elle pût cacher son visage en pleurs. Pour secouer l'émotion qui l'étreignait, Jacques Cœur toussa.

— Tout à l'heure, quand le soleil sera levé, nous l'immergerons !

dit-il. Je dirai les prières..

— Non, s'interposa Abou-al-Khayr... il m'a fait promettre de veiller à ses funérailles. Pas de prières, mais je te dirai ce qu'il faut faire.

— Alors, venez avec moi. Nous allons donner des ordres.

Les deux hommes sortirent et Catherine put entendre la voix de Jacques qui, de la dunette, donnait des ordres suivis du piétinement précipité de l'équipage. Elle chercha le regard de son époux, mais, déjà, il la prenait par la main et l'entraînait vers le lit où gisait Gauthier. L'un près de l'autre, Catherine et Arnaud s'agenouillèrent pour prier, de tout leur cœur, le Dieu de toute miséricorde pour un homme de bien qui n'avait jamais cru en lui. Silencieusement, Josse et Marie vinrent s'agenouiller de l'autre côté... et malgré sa peine Catherine nota que, si le Parisien avait les yeux brillants de larmes, sa main ne quittait pas celle de la petite Marie qu'il semblait avoir prise sous sa protection. Elle songea que c'était là, peut-être, le départ d'un bonheur inattendu et que, venus des horizons les plus différents, ces deux-là étaient en train de se rejoindre. Mais la voix grave d'Arnaud s'élevait maintenant, récitant les prières des morts, et Catherine joignit la sienne à celle de son époux.

Trois heures plus tard, devant tout l'équipage de la « Magdalène »

massé sur le pont, au son de la cloche du bord qui, sans arrêt, sonnait en glas, Arnaud de Montsalvy procéda, sur les indications d'Abou-al-Khayr, à une étrange cérémonie. Le navire, lentement, gagna l'entrée du port, remorquant après lui une barque à voile chargée de paille sur laquelle le corps du Normand, enveloppé d'une toile, avait été déposé.

À l'aplomb de la tour d'avant-port, Montsalvy sauta dans la barque, hissa la voile que le vent aussitôt gonfla, puis, s'accrochant à la corde qui retenait au vaisseau le frêle esquif, regagna la « Magdalène ». Une fois à bord, il coupa la corde. Comme poussée par une invisible main, la barque bondit, prit le vent et, rapidement, dépassa la coque rouge de la galée dont les rames demeuraient inertes. Un instant, ceux du navire la regardèrent avancer, emportant la longue forme blanche. Alors, Arnaud, prenant des mains d'Abou un grand arc de frêne, y plaça une flèche empennée de feu, banda ses muscles... La flèche siffla, alla se planter au plein cœur de la barque dont la paille prit feu aussitôt. En un instant, le petit navire devint une nef de flammes. Le corps disparut derrière un rideau de feu tandis que le vent, activant le brasier, l'emportait lentement vers le large...

Arnaud laissa tomber l'arc et regarda Catherine qui, sans comprendre, avait suivi ce bizarre cérémonial, la gorge serrée. Elle vit que deux larmes brillaient dans les yeux sombres de son époux.

Alors, d'une voix rauque, il murmura :

— Ainsi s'en allaient, jadis, par la route des cygnes, les chefs des bateaux-serpents sur le chemin de l'éternité. Le dernier Viking a eu les funérailles qu'il voulait...

Et, parce que l'émotion l'étouffait, Arnaud de Montsalvy s'enfuit en courant.

Le lendemain, à l'aube, la voile bleue et rouge de la «

Magdalène » se gonflait dans le vent frais du matin et, majestueusement, la galée de Jacques Cœur quittait le port. Un moment, Catherine, serrée contre Arnaud sous le même manteau, regarda s'éloigner la ville blanche dans son écrin de verdure, cherchant à deviner encore, dans le grouillement du port, l'absurde turban orange d'Abou-al-Khayr.

Si peu de temps après la mort de Gauthier, elle avait le cœur lourd de quitter aussi ce vieil ami à qui elle devait le bonheur retrouvé, mais le petit médecin avait coupé court à l'ultime attendrissement.

— Le sage a dit : « L'absence n'existe que pour ceux qui ne savent pas aimer. Elle est un mauvais songe dont on s'éveille un jour pour l'oublier aussitôt. » Un jour, peut-être, j'irai frapper à votre porte. J'ai encore bien des coutumes à étudier dans votre étrange pays ! fit-il.

Et il avait tourné les talons sans rien ajouter de plus.

Quand plus aucun détail ne fut visible, que la ville devint une forme blanche imprécise où brillaient vaguement les toits dorés des mosquées, Catherine se tourna vers l'avant du navire. La lourde étrave fendait, avec un bruit de soie déchirée, le bleu insondable de l'eau qui, à l'horizon, rejoignait celui du ciel. Au-dessus, des mouettes blanches tournoyaient. Là-bas, au bout de cet infini, c'était la France, la terre familiale, le rire de Michel, le bon visage de Sara, les mains noueuses et les yeux fidèles des gens de Montsalvy. Catherine leva la tête pour chercher le regard d'Arnaud, vit que lui aussi regardait l'horizon.

— Nous rentrons, murmura-t-elle. Crois-tu que, cette fois, ce soit pour toujours ?

Il lui sourit à sa manière, à la fois tendre et moqueuse.

— Je crois, ma mie, que c'en est fini des grands chemins pour la dame de Montsalvy ! Regarde bien celui-ci, c'est le dernier...

La « Magdalène » gagnait la haute mer. Le vent se fit plus vif, le navire se chargea de toute sa toile et, comme un grand oiseau délivré, s'envola sur les flots bleus.

Depuis l'aurore, deux frères lais se relayaient à la grosse cloche de l'abbaye de Montsalvy qui n'avait pas cessé de sonner sur le mode joyeux qu'imposait un si beau jour. Ils avaient les bras si fatigués qu'à la sortie de la grand'messe il fallut que l'abbé Bernard de Cal- mont leur envoyât du renfort : ils n'en pouvaient plus. Mais il faut dire qu'ils n'avaient jamais été aussi contents non plus. Sur les remparts, cependant, les trompettes sonnaient presque sans discontinuer.

Il y avait trois jours qu'affluaient, à la porterie du grand château neuf dont les tours blanches dominaient les vallées profondes, litières et cavaliers, chariots et hommes d'armes, pages et suivantes, et que tout le village était sur les dents. On disait que dame Sara, qui gouvernait au château servantes, chambrières et cuisiniers, ne savait plus, malgré sa grande expérience, où donner de la tête, que l'on avait dû réquisitionner la maison des hôtes de l'abbaye pour loger tout ce monde, et même des maisons du village. Mais maintenant tout était en ordre et, autour du brillant cortège qui sortait de l'église et regagnait le château, il n'y avait plus qu'une allégresse sans mélange. Tout le village était pavoisé, depuis les ruisseaux jusqu'au faîte des maisons.

On avait sorti les plus beaux draps, les plus belles tentures des coffres de mariage, on les avait ornés des fleurs tardives et des branches éclatantes de l'automne. Les vêtements du dimanche, en fine laine et en belle toile, brodée souvent, se tendaient fièrement sur les dos tandis que les bonnets de laine se redressaient avec arrogance et que les coiffes de lin avaient toutes l'air de s'envoler. Les filles avaient tressé des rubans neufs dans leurs cheveux et les garçons avaient une manière de camper leur bonnet sur l'œil et de dévisager les jouvencelles qui laissait prévoir qu'après la danse, quand la nuit serait venue, plus d'un couple irait se perdre dans les bois proches.

En résumé, c'était, pour Montsalvy, la plus grande fête vécue depuis plusieurs dizaines d'années. On célébrait à la fois la prospérité retrouvée, l'inauguration du nouveau château, la réinstallation définitive des seigneurs, messire Arnaud et dame Catherine, dans leurs terres, enfin, le baptême de la jeune Isabelle, la petite fille à laquelle la jeune femme venait de donner le jour.

Toute la noblesse, à vingt lieues à la ronde, était venue. On se montrait, avec respect, les nobles seigneurs venus de la Cour porter aux maîtres de la petite cité leurs compliments ; et aussi les capitaines du Roi qui, après l'avoir cru mort pendant si longtemps, retrouvaient avec une joie bruyante leur ancien compagnon d'armes. Mais la grande merveille, c'étaient le parrain et la marraine... Ils allaient en tête du cortège, juste derrière le bébé que dame Sara, toute vêtue de velours pourpre et de dentelles de Bruges, portait fièrement dans ses bras, et, à leur approche, les bonnes gens de Montsalvy mettaient genou en terre, un peu ébaubis, vaguement inquiets, mais surtout immensément fiers de l'honneur fait à leur petite cité. On n'a pas tous les jours, au cœur de l'Auvergne, l'orgueil de saluer une reine et un connétable de France ! Car la marraine, c'était la reine Yolande d'Anjou, imposante et belle sous la couronne étincelante qui retenait ses voiles noirs brodés d'or ; le parrain, c'était Richemont, vêtu d'or et de velours bleu, un chaperon orné d'énormes perles coiffant son visage balafré. Il menait la Reine par la main au long des tapis que l'on avait étendus à même la terre battue de la rue, sous une pluie de pétales et de feuilles que les jeunes filles déversaient sur eux. Tous deux répondaient de la main et du sourire aux vivats et aux acclamations de la foule enthousiaste, heureux de cette fête champêtre à laquelle leur présence donnait l'éclat d'une fête royale.

Ensuite, venaient des dames, entourant Madame de Richemont qui semblait mener une fragile et scintillante forêt de hennins multicolores. Puis des seigneurs aux mines rudes parmi lesquels on se montrait le célèbre et redoutable La Hire, qui faisait de son mieux pour paraître aimable, et le fastueux Poton de Xaintrailles, magnifique en velours vert doublé d'or. Mais la plus belle, chacun à Montsalvy en demeurait d'accord avec un légitime orgueil, c'était dame Catherine...

Depuis plusieurs mois qu'elle avait ramené triomphalement messire Arnaud dans le pays de ses pères, sa beauté semblait s'être encore épanouie et atteignait un degré de perfection, un poli qui faisait de chacun de ses gestes un poème, de chacun de ses sourires un enchantement. Ah oui, le bonheur lui allait bien ! Et, dans l'azur et l'or de sa toilette, sous l'immense nuage de mousseline qui tombait de son hennin, elle avait l'air d'une fée... C'était bien la plus belle et messire Arnaud, qui la menait par la main avec orgueil, en semblait intimement persuadé. Lui portait un sobre costume de velours noir, orné seulement d'une lourde chaîne de rubis, comme s'il eût voulu, par la simplicité de sa mise, rehausser encore l'éclat de sa femme. Et les bons paysans se sentaient tout attendris en les voyant se regarder sans cesse et se sourire comme de jeunes amoureux.

Au vrai, jamais Catherine n'avait été aussi heureuse. Ce jour d'octobre 1435 était certainement le plus beau de sa vie parce qu'il avait ramené autour d'elle tous ceux qu'elle aimait. En descendant la rue pavoisée de Montsalvy, sa petite main bien serrée dans celle d'Arnaud, elle songeait qu'au château l'attendaient sa mère qu'elle avait retrouvée, après tant d'années, avec une joie presque trop forte, et aussi son oncle Mathieu, bien vieilli mais encore gaillard et qui, depuis son arrivée, passait ses journées à trotter à travers tout le pays en compagnie de Saturnin, le vieux bailli, devenu son inséparable. Seule, sa sœur Loyse n'était pas venue, mais une religieuse cloîtrée n'appartient plus au monde, et celle qui était, depuis six mois, la nouvelle abbesse des bénédictines de Tart avait seulement envoyé, par un messager, sa bénédiction à l'enfant...

— A quoi penses-tu ? demanda soudain Arnaud qui regardait sa femme en souriant depuis un moment.

— A tout cela... A nous ! Est-ce que tu aurais vraiment cru que l'on pouvait être aussi heureux ? Nous avons tout : le bonheur, de beaux enfants, d'excellents amis, une famille, les honneurs et même une grande fortune...

Cela, c'était à Jacques Cœur qu'ils le devaient. L'argent du fameux diamant noir, convenablement employé par lui, était en train de se muer en une fabuleuse fortune et, tout en bâtissant son avenir, tout en commençant à réaliser le plan grandiose qu'il avait conçu pour le relèvement de son pays, le pelletier de Bourges, en passe de devenir Argentier de France, rendait au centuple à ses amis les biens qu'il en avait reçu dans les temps difficiles.

— Non, reconnut honnêtement Arnaud, je n'aurais jamais cru que ce fût possible. Mais, ma mie,, est-ce que nous ne l'avons pas un peu mérité ? Nous avons tant souffert, toi surtout...

— Je n'y pense même plus. Mon seul regret, c'est l'absence de dame Isabelle, ta mère...

— Elle n'est pas absente. Je suis certain qu'elle nous voit, qu'elle nous entend de ce lieu mystérieux où elle a dû retrouver le grand Gauthier... et puis, ne l'avons- nous pas réincarnée ?

C'était vrai. Isabelle, le bébé, ne ressemblait en rien à sa mère. Elle joignait aux yeux bleus de la grand-mère le profil impérieux des Montsalvy en général et les cheveux noirs de son père en particulier.

D'après Sara, elle menaçait même d'en avoir aussi le caractère indomptable et irascible.

— Quand on lui fait attendre, si peu que ce soit, son lait, soupirait l'ancienne bohémienne promue gouvernante, elle hurle à faire tomber les murs...

Pour le moment, la jeune Isabelle dormait d'un profond sommeil dans les bras de l'excellente femme, parmi les soies et les dentelles de sa robe précieuse. Le vacarme des hautbois, des cabrettes et des fifres qui faisaient rage autour d'elle ne paraissait pas la déranger. L'un de ses poings minuscules refermé sur le pouce de Sara, elle semblait capable de soutenir, sans même ouvrir un œil, le bruit même d'un canon.

Mais elle ne résista pas à l'assaut de deux personnages qui se ruèrent sur elle dès qu'elle apparut, avec son cortège, dans la cour du château où étaient massés serviteurs, hommes d'armes et servantes : un petit garçon de trois ans, dont les cheveux dorés brillaient dans le soleil, et une grande et grosse dame, toute vêtue de pourpre et d'or : son frère Michel et dame Ermengarde de Châteauvillain, marraine honoraire.

Malgré la défense, respectueuse mais énergique de Sara, et les cris de Michel qui, lui aussi, voulait s'emparer d'Isabelle, Ermengarde l'emporta de haute lutte et se précipita, avec son trophée qui s'était mis à hurler, dans la grande salle blanche toute tendue de tapisseries où un festin était servi. Derrière elle et sur les pas du parrain et de la marraine, tout le cortège s'engouffra dans le château qui, bientôt, retentit de cris, de rires et des accords de luth des musiciens qui devaient accompagner le repas.

Tandis que sous la direction de Josse, intendant du château, et de sa femme Marie, tout le village s'installait aux longues tables disposées dans la grande cour près d'énormes feux où cuisaient des moutons entiers et une foule de volailles, tandis que les ménestrels attaquaient les premières caroles sous les arbres du verger déjà envahi de jeunes filles, tandis que les sommeliers mettaient en perce les futailles de vin et les barriques de cidre, le plus somptueux festin jamais vu de mémoire d'Auvergnat commença dans la grande salle.

Quand, après- les innombrables plats, pâtés, venaisons, poissons, paons présentés avec toutes leurs plumes, sangliers dressés sur des lits de pommes et de pistaches avec leurs défenses et leur chair farcie d'épi- ces fines, les valets apportèrent les tourtes, les confitures, les nougats, les crèmes et tous les autres desserts accompagnés de vins d'Espagne et de Malvoisie, Xaintrailles se leva et réclama le silence.

Tenant en main sa coupe pleine, il salua la Reine et le Connétable puis se tourna vers ses hôtes :

— Mes amis, dit-il d'une voix forte, avec la permission de Madame la Reine et de Monseigneur le Connétable, je veux vous dire la joie qui est la nôtre aujourd'hui d'assister avec vous à la résurrection de Montsalvy, en même temps qu'au renouveau de notre pays. Partout, en France, la guerre recule, l'Anglais, là où il s'accroche encore, n'en a plus pour longtemps. Le traité, que notre Roi vient d'accorder au duc de Bourgogne, à Arras, s'il n'est pas un modèle du genre, a du moins le mérite de terminer une guerre impitoyable entre gens d'un même pays. Il n'y a plus d'Armagnacs, plus de Bourguignons ! Il n'y a plus que les fidèles sujets du roi Charles le Victorieux que Dieu nous veuille conserver en santé et puissance !...

Xaintrailles s'arrêta pour reprendre haleine et pour laisser s'éteindre les vivats ! Il jeta autour de lui un regard vif et satisfait puis ses yeux bruns s'arrêtèrent sur Arnaud et sur Catherine qui le regardaient en souriant, la main dans la main :

Arnaud, mon frère, reprit-il, nous t'avions cru perdu, tu nous es revenu et c'est très bien ainsi. Je ne vais pas te dire ce que je pense de toi, tu le sais depuis longtemps. Donc, passons !... Mais vous, Catherine, qui, à grand amour et à grand péril, êtes allée réclamer votre époux jusqu'aux portes mêmes de la mort, vous qui avez vaillamment combattu, à la place de Montsalvy, pour que tombe enfin La Trémoille, notre mauvais génie, vous qui nous avez aidés à compléter l'œuvre de la Sainte Pucelle, je veux vous dire, à vous, combien vous nous êtes chère et combien nous sommes heureux et fiers d'être, aujourd'hui, vos hôtes et, en tous temps, vos amis ! Peu d'hommes auraient été capables de votre courage, mais peu d'hommes aussi ont au cœur l'amour fidèle qui depuis tant d'années occupe le vôtre !

« Les mauvais jours, trop nombreux, que vous avez connus, sont terminés. Vous avez devant vous une longue vie de bonheur et d'amour... et la joyeuse perspective de toute une génération de Montsalvy de bonne race à mettre sur pied ! Messieurs, et vous belles dames, je vous demande maintenant de vous lever et de boire, avec moi, au bonheur de Catherine et d'Arnaud de Montsalvy. Longue vie, messeigneurs, et grandes heures au plus vaillant des chevaliers chrétiens et à la plus belle dame d'Occident ! »

L'ovation formidable qui salua les dernières paroles de Xaintrailles se répercuta jusqu'aux voûtes neuves du grand château, alla rejoindre les cris de joie des villageois et, pendant un instant, la petite cité fortifiée ne fut plus qu'un cri de joie et d'amour. Catherine, pâle d'émotion, voulut se lever pour répondre à cette acclamation, mais c'en était trop pour elle. Ses forces la trahirent et elle dut s'appuyer à l'épaule de son époux pour ne pas tomber.

— C'est trop, mon Dieu, murmura-t-elle. Comment peut-on, sans mourir, supporter tant de joie ?

— Je crois, fit-il en riant, que tu t'y habitueras très bien.

Il était tard dans la nuit quand, après le bal, Catherine et Arnaud regagnèrent la chambre qu'ils s'étaient réservée dans la tour sud.

Un peu partout, dans le château, les serviteurs, harassés, dormaient là où le sommeil les avait vaincus. La Reine et le Connétable s'étaient retirés depuis longtemps dans leurs appartements, mais, dans les coins obscurs, on pouvait rencontrer encore quelques buveurs impénitents qui achevaient de célébrer à leur manière une si mémorable fête. Dans la cour, on dansait encore autour des feux mourants aux échos de chansons émises par les gosiers les plus solides.

Comme les autres, Catherine était lasse, mais elle n'avait pas sommeil. Elle était trop profondément heureuse pour vouloir que cette joie s'envolât déjà dans le repos. Assise au pied du grand lit à courtines de damas bleu, elle regardait Arnaud mettre ses femmes à la porte sans plus de cérémonie.

— Pourquoi les renvoies-tu ? demanda-t-elle. Je ne pourrai jamais sortir de cette toilette sans leur aide.

— Je suis là, moi, fit-il avec un sourire moqueur. Tu vas voir quelle merveilleuse chambrière je fais.

Ôtant rapidement son pourpoint qu'il jeta dans un coin, il se mit en devoir d'enlever une à une les épingles » qui retenaient le grand hennin sur la tête de Catherine. Il le faisait avec une légèreté, une adresse qui firent sourire la jeune femme.

— C'est vrai ! Tu es aussi adroit que Sara.

— Attends, tu n'as rien vu. Lève-toi...

Elle obéit, prête à lui indiquer les agrafes et les rubans qu'il fallait défaire en premier pour enlever sa robe, mais, brusquement, Arnaud avait empoigné le décolleté de ladite robe, tiré d'un coup sec. Le satin d'azur se déchira de haut en bas, la fine chemise de batiste avec lui, et Catherine, avec un cri de mécontentement, se retrouva aussi nue que la main, à seule exception de ses bas de soie bleue.

— Arnaud ! Est-ce que tu es fou ?... Une robe pareille !

— Justement. Tu ne dois pas remettre deux fois une robe dans laquelle tu as connu pareil triomphe. C'est un souvenir... et puis, ajouta-t-il en la prenant dans ses bras et en collant ses lèvres à celles de la jeune femme, c'est vraiment trop long à défaire !

Le « souvenir » alla s'étaler sur le sol tandis que Catherine, avec un soupir de bonheur, s'abandonnait déjà.

La bouche d'Arnaud était chaude et sentait un peu le vin, mais elle n'avait rien perdu de son habileté à éveiller en Catherine des sensations désordonnées. Il l'embrassait pourtant posément, consciemment, cherchant à éveiller en la jeune femme ce désir qui en faisait une bacchante sans pudeur ni retenue. D'une main, il la maintenait contre lui, mais, de l'autre, il caressait lentement son dos, son flanc, remontait vers un sein pour glisser ensuite vers la douce courbe du ventre. Et Catherine, déjà, vibrait, comme une harpe dans le vent.

— Arnaud... balbutia-t-elle contre sa bouche, je t'en prie...

À pleines mains, il lui prit la tête, noyant ses doigts dans les flots soyeux de sa chevelure, tira en arrière pour voir son visage en pleine lumière.

— Tu me pries de quoi, ma douce ? De t'aimer ? Mais c'est bien ce que j'ai l'intention de faire. Je vais t'aimer, Catherine, ma mie, jusqu'à ce que tu en perdes le souffle, jusqu'à ce que tu cries grâce... J'ai faim de toi comme si tu ne m'avais pas déjà donné deux enfants...

En même temps, il la courbait en arrière jusqu'à ce que plient ses genoux, jusqu'à ce qu'elle chût avec lui sur la grande peau d'ours étalée devant la cheminée, puis se laissa tomber sur elle et l'enferma entre ses bras.

— Voilà ! tu es ma prisonnière et tu ne m'échapperas plus !

Mais elle nouait déjà ses bras au cou de son époux et cherchait à son tour sa bouche.

— Je n'ai pas envie de t'échapper, mon amour. Aime-moi, aime-moi jusqu'à ce que j'oublie que je ne suis pas toi, jusqu'à ce que nous ne fassions plus qu'un.

Contre le sien, elle vit se crisper le visage brun. Elle connaissait bien cette expression presque douloureuse qu'il avait dans le désir et se colla contre lui pour qu'il n'y eût pas un pouce de son corps qu'il ne sentît. Alors, ce fut au tour d'Arnaud de perdre la tête et, durant de longues minutes, il n'y eut plus, dans la grande chambre chaude, que le gémissement doux d'une femme amoureuse.

Tandis qu'Arnaud sommeillait, un peu plus tard, pendant une accalmie de leur plaisir, Catherine demanda soudain :

— Que t'a dit La Hire pendant le bal ? Est-ce vrai qu'au printemps il te faudra repartir, retourner au combat ?

Il entrouvrit un œil, haussa les épaules en ramassant un coin de la peau d'ours sur laquelle ils gisaient toujours, s'en enveloppa lui-même et couvrit en même temps le corps, un peu frissonnant, de la jeune femme

— Je ne veux pas que tu partes, je ne veux pas que tu me quittes encore ! Je t'ai gagné, je te garde...

Elle serrait ses bras autour de lui dans un geste enfantin comme si elle craignait qu'il ne disparût tout à coup. D'une main tendre, il caressa sa joue et, doucement, l'embrassa. Dans l'ombre, elle vit briller ses dents blanches, comprit qu'il souriait.

— Est-ce que tu crois que j'ai envie de te quitter, de passer encore des nuits et des nuits sans toi, sans tes yeux, sans ton corps ! Je suis soldat et il faut que je fasse mon métier. Quand je partirai, tu me suivras... Les campagnes ne durent que six mois et il y a toujours des châteaux à l'arrière des combats. Tu m'y attendras, et nous ne nous quitterons plus... plus jamais. C'est fini, le temps des larmes, le temps des angoisses et de la souffrance. Désormais est venu pour nous le temps d'aimer. Nous n'en perdrons plus un seul instant...