Catherine entrouvrit les yeux. À travers ses paupières mi-closes, un rayon de soleil filtra. Elle se hâta de les refermer, se pelotonna plus étroitement dans sa couverture avec un gémissement de satisfaction. Elle avait chaud, elle était bien, et il lui restait encore un peu de sommeil. Mais, avant de se rendormir, instinctivement, elle tendit une main pour toucher le corps d'Arnaud qui devait dormir auprès d'elle. Sa main ne rencontra que le vide et retomba sur le bois. Alors, elle ouvrit les yeux, se dressa sur son séant.
La barque était toujours amarrée là où Arnaud l'avait cachée, quand l'aube s'était annoncée par une traînée plus claire du côté de l'orient. Elle était embossée au milieu des roseaux, dans une sorte de crique étroite au-dessus de laquelle des aulnes et des saules faisaient un berceau vert. Sa corde s'enroulait au tronc grisâtre d'un vieil arbre penché. C'était une étonnante cachette où l'on n'était aperçu ni du fleuve ni de la campagne. À travers les longues flèches vert pâle des roseaux, Catherine pouvait voir l'eau scintiller sous le soleil. Mais Arnaud n'était pas dans la barque...
Catherine ne s'en émut pas autrement. Après l'effort de la nuit et le court repos qui avait suivi, Montsalvy avait dû éprouver le besoin de se dégourdir un peu les jambes. Peu à peu, l'esprit de la jeune femme .émergeait des brumes du sommeil et lui restituait les derniers événements dans toute leur réalité. ; Avec ce soleil, avec ce ciel, il était difficile de croire à la guerre, au danger, à la mort. Pourtant, c'était hier... hier 31 mai 1431 que, sur le bûcher de la place du Vieux-Marché, à Rouen, Jehanne d'Arc avait payé de sa vie son dévouement à son roi et à sa patrie. Hier encore que, du haut du Grand-Pont, le bourreau de Rouen les avait jetés, Arnaud et elle, cousus dans un sac de cuir ; qu'ils avaient vu la mort de si près avant que le brave Jean Son, le maître maçon, les sauvât et leur donnât cette barque pour regagner Louviers et y retrouver les troupes françaises.
En fait, se retrouver au fond d'un bateau, en pleine campagne envahie par les Anglais, était le digne aboutissement d'une existence particulièrement chaotique. Aussi loin qu'elle pût remonter dans son souvenir, Catherine cherchait en vain une période paisible depuis qu'à treize ans, au cœur de la révolte cabochienne, elle avait dû fuir Paris insurgé pour se réfugier à Dijon, chez son oncle Mathieu. Mais, dans le royaume en guerre, et même pour les sujets du fastueux duc de Bourgogne, il n'y avait pas de tranquillité possible. Était venu ensuite ce déplorable mariage avec le Grand Argentier de Philippe le Bon, mariage imposé par le duc pour en arriver plus aisément à faire d'elle sa maîtresse. En songeant à son époux, à ce Garin de Brazey dont Philippe avait exploité la terrible infirmité, Catherine, souvent, éprouvait un regret. Elle avait été pour lui une souffrance, une torture de tous les instants et, si la folie, finalement, avait emporté Garin jusqu'au crime et jusqu'à la peine capitale, qui donc pouvait l'en blâmer ? Le seul fautif, en cette triste histoire, c'était le destin. Et c'était aussi l'amour éperdu, l'amour invincible qui, dès le premier regard échangé, l'avait liée à Arnaud de Montsalvy, capitaine ; de Charles VII et ennemi du duc de Bourgogne. Tant de choses les avaient séparés : la guerre, l'honneur, la naissance et jusqu'aux liens du sang... Mais maintenant, tout était bien : le chemin était aplani, la route du bonheur était grande ouverte...
En se redressant, la jeune femme aperçut sa robe et sa chemise sur le bord du bateau. Elle réalisa alors que, seule, la couverture l'habillait et elle se mit à rire toute seule. Le souvenir de leur arrivée nocturne la fit rougir. Elle n'aurait jamais supposé qu'après les épreuves de la journée précédente, après le violent effort fourni en ramant toute la nuit, Arnaud pût désirer autre chose que le repos. Pourtant, c'était ainsi. A peine la barque amarrée, il s'était glissé près de Catherine et, l'enveloppant de ses bras, l'avait entraînée avec lui au fond du bateau.
— Depuis qu'on nous a jetés dans cet ignoble trou, je rêve d'un moment comme celui-là ! avait-il murmuré mi-sérieux mi-moqueur... Et même avant !
— À qui la faute ? Ce n'est pas moi qui aurais dit non si tu avais daigné me traiter réellement comme ta femme, dans le grenier de Nicole Son. D'ailleurs...
Elle n'avait pas pu finir sa phrase parce que Arnaud s'était mis à l'embrasser. Ensuite, ils n'avaient plus rien dit, attentifs seulement à retrouver la plénitude des moments d'amour déjà vécus. Cette fois, il n'y avait plus de haine, plus de méfiance. Rien d'autre qu'un grand amour qui osait enfin s'avouer... Lorsque Catherine s'était endormie la tête nichée au creux de l'épaule d'Arnaud, elle était envahie d'une profonde et délicieuse lassitude. Jamais elle n'avait rêvé instant plus merveilleux et la réalité avait dépassé ses plus chères espérances.
Le soleil chauffait doucement à travers les branches des aulnes et, avant de se rhabiller, Catherine ne résista pas à l'envie de se laisser glisser dans l'eau. Elle était fraîche et, tout d'abord, la jeune femme frissonna, mais la réaction vint très vite. Elle s'abandonna alors sans restriction au plaisir de barboter dans les vaguelettes brillantes. Une couleuvre d'eau, dérangée, fila dans les roseaux.
Soudain, le profond silence qui l'environnait frappa Catherine. On n'entendait rien, à part le friselis léger de l'eau.
Toute la campagne alentour semblait inerte. Pas un chant d'oiseau, pas un aboiement de chien, pas j un son de cloches.
Vaguement inquiète, Catherine se hâta de sortir de l'eau. Elle enfila sa chemise, sa robe dont elle noua les lacets d'une main devenue nerveuse, j Puis elle appela :
— Arnaud !... Arnaud, où es-tu ?
Rien ne répondit. Catherine s'était figée sur place, écoutant de toute son âme, guettant un bruit de pas j derrière le rideau d'arbres... Mais rien ne vint. Seulement l'envol d'un oiseau qui, agitant les branches, la fit sursauter. Un désagréable frisson glacé lui glissa le 1 long de l'échiné tandis que, d'un geste machinal, elle tordait ses cheveux mouillés et les relevait en couronne sur le sommet de sa tête. Où donc était Arnaud ? ; Quittant l'abri des arbres, Catherine écarta quelques j buissons et déboucha dans un champ, ou ce qui avait j été un champ, car l'herbe, foulée, écrasée et rabougrie, ; évoquait le passage des charrois de guerre. Pourtant, j à l'est, le toit d'une maisonnette fumait paisiblement auprès d'un bosquet... Au loin, le clocher et les piles ' massives du Pont-de-1'Arche qu'ils avaient dépassé j pendant la nuit. Hormis ces points où s'accrochait le regard, le paysage s'étendait morne, malgré le printemps, étrangement vide et solitaire... Nulle part ne se voyait une silhouette d'homme.
L'imagination de Catherine, travaillant à toute vitesse, lui suggéra l'idée qu'Arnaud s'était peut-être rendu à cette petite ferme isolée, soit pour chercher quelque chose, encore qu'ils eussent à peu près tout ce qu'il leur fallait grâce aux vivres de Jean Son, soit pour demander un renseignement, peut-être sur la sûreté actuelle de la campagne. Elle décida de s'y rendre à son tour puisqu'elle ne voyait rien venir.
Retournant au bateau, elle y prit, par prudence, le petit sac d'or que Jean Son leur avait remis en s'excusant de ne pas rapporter à Catherine ses bijoux.
« J'ai pensé qu'il valait mieux, pour votre sûreté, ne pas vous charger de choses pareilles. Frère Étienne Chariot vous les portera chez la reine Yolande à la première occasion. »
C'était la sagesse même et Catherine avait remercié le brave maçon de sa prévoyance. Elle savait que, tant qu'ils demeureraient chez les Son, ses joyaux seraient en sûreté.
Avant de s'éloigner, Catherine songea qu'elle avait faim. Elle prit un morceau de pain et de fromage, glissa l'or dans sa robe et se mit en route. La maisonnette n'était pas loin et si Arnaud revenait entretemps il ferait comme elle-même : il attendrait un peu. Tout en marchant, la jeune femme dévora à belles dents son petit repas, songeant qu'il y avait une bonne chance pour qu'elle retrouvât Arnaud dans la petite ferme. Peut-être, voyant fumer la cheminée, avait-il eu envie d'un peu de soupe chaude pour lui et sa compagne ? Il devait attendre, auprès de l'âtre, que le repas fût prêt...
Mais, quand elle arriva en vue de l'entrée du bâtiment, Catherine vit avec surprise que la porte pendait, attachée seulement à l'un de ses gonds. On n'entendait, là non plus, aucun bruit. Prise d'un brusque pressentiment, Catherine ralentit le pas. Ce fut presque précautionneusement qu'elle s'approcha de l'ouverture béante, entra dans la maison. Ce qu'elle vit, du seuil, lui arracha un cri d'horreur et la plaqua contre le mur, le cœur fou. Dans la maison, il y avait deux cadavres : un homme et une femme.
Les jambes de l'homme, lié à un banc de bois, plongeaient encore dans le feu de la cheminée et achevaient de se consumer. C'était cela, le joli panache de fumée. Le visage était abominablement convulsé. Une large tache de sang, à la hauteur de la poitrine, indiquait qu'il avait été poignardé à la fin de son supplice. Quant à la femme, c'était pire. Elle gisait sur la table de bois grossier, entièrement nue et écartelée, bras et jambes attachés aux quatre pieds qui baignaient dans une énorme mare de sang où se coagulaient de longs cheveux noirs. Elle avait dû être violée, sans doute plusieurs fois, puis éventrée. Les entrailles pendaient de l'ouverture béante...
Révulsée, Catherine se rejeta au-dehors, s'appuya au mur dé la maisonnette et là vomit tout ce qu'elle venait d'avaler...
puis la panique l'emporta. Butant sur les mottes inégales du champ, elle se mit à courir vers le fleuve appelant Arnaud de toute la force de sa voix décuplée par la peur... Elle se jeta dans la barque comme dans un refuge, s'y pelotonna tout au fond en un réflexe enfantin, tremblant de voir surgir les brutes, qui avaient martyrisé les malheureux paysans. Au bout d'un moment, elle se calma. Le silence environnant permit aux battements désordonnés de son cœur de s'apaiser. Bientôt, elle put réfléchir à l'énigme qui se posait à elle : où était passé Arnaud ?
L'idée qu'il ait pu l'abandonner ne lui vint pas. Même s'il avait voulu se débarrasser de Catherine, il ne l'eût pas fait ainsi, en rase campagne et exposée à tous les dangers. Il eût attendu pour cela qu'elle fût en sûreté. D'ailleurs, la nuit qui venait de s'écouler rendait impossible une telle éventualité. Arnaud l'aimait. De cela, Catherine ne doutait pas... Elle pensa que, peut-être, il était tombé sur les brigands de la ferme, qu'il avait été attaqué comme le malheureux couple. Elle se rassura en se souvenant qu'il n'y avait que deux cadavres dans la maisonnette... Peut-être avait-il dû fuir devant l'ennemi et, dans ce cas, il avait évité de revenir vers le fleuve pour que Catherine ne fût pas découverte... Mais toutes ces questions demeuraient sans réponse...
Désemparée, Catherine resta un long moment prostrée au fond de sa barque, espérant toujours qu'il allait revenir, ne sachant plus à quel parti se résoudre. Mais des heures passèrent sans ramener Arnaud, sans que le silence fût troublé par autre chose que par le cri d'un oiseau ou le clapotis d'un poisson qui mouchait. La peur de la jeune femme était telle qu'elle osait à peine bouger...
Pourtant, quand le jour commença à décliner, que la lumière se fit plus rouge et le soleil moins ardent, elle secoua sa torpeur. Il n'était pas possible d'attendre plus longtemps. Déjà, toutes ces heures perdues étaient de la folie, mais Catherine ne pouvait se résigner à s'éloigner de ce lieu, le seul où Arnaud pût la retrouver immédiatement. Pourtant, elle réfléchit : sa seule chance, maintenant, de le rejoindre était de gagner Louviers. La Hire, s'il y était encore, et rien, ces temps derniers, n'avait indiqué qu'il n'y fût plus, pourrait sans doute lui dire où était Arnaud. La Hire n'était-il pas, avec Xaintrailles, le plus sûr, le meilleur ami d'Arnaud, son frère d'armes ? Depuis si longtemps, les trois capitaines avaient combattu côte à côte, contre l'Anglais et son allié le Bourguignon, qu'il s'était tissé entre eux un de ces liens puissants, indestructibles, nés des heures difficiles, des équipées glorieuses, du danger allègrement partagé. Des trois, c'était La Hire le plus âgé, de beaucoup, mais ils eussent été de même âge que leur intimité n'eût pas été plus complète. Et, puisque La Hire tenait Louviers, Louviers était le lieu où, en cas de danger, Arnaud devait chercher secours.
Galvanisée par cette pensée, Catherine se redressa, dévora un gros morceau de pain et le reste du fromage. Elle se sentit mieux tout de suite, but un peu d'eau prise à la rivière. Toute sa combativité revenue, elle décida de se mettre en marche.
La nuit la protégerait mieux que la lumière du jour contre les mauvaises rencontres et elle était assez claire pour permettre de se diriger aisément. Arnaud lui avait montré, au petit matin, la direction de Louviers et lui avait dit qu'il n'y avait guère que deux lieues et demie. Emportant le sac d'or et ce qu'elle put prendre des provisions pour n'être pas trop lourdement chargée, elle s'enveloppa dans le manteau que Jean Son lui avait apporté et quitta le bateau. Elle suivit un moment la courbe du fleuve, à l'ombre de la ligne des aulnes, puis, comme il semblait s'enfoncer vers le levant, prit résolument au sud. Elle se mit à marcher d'un bon pas à travers champs, faisant un crochet pour éviter la sinistre maisonnette où la cheminée avait cessé de fumer, et s'efforçant de ne plus penser à Arnaud. Elle avait trop besoin de son courage pour se laisser aller à l'angoisse que lui infligeait sa disparition.
Quelques heures plus tard, recrue de fatigue mais pleine d'espoir, elle arrivait en vue de Louviers. Il était trop tôt pour qu'elle pût espérer entrer et, en attendant l'ouverture des portes, elle se coucha sur un talus et s'endormit, enroulée dans son manteau, jusqu'à ce que le chant d'une alouette vînt l'éveiller.
Au moment d'aborder la porte fortifiée de la ville, le regard de Catherine chercha instinctivement la bannière, sur la plus haute tour, et elle poussa un soupir de soulagement. Voltigeant mollement sur le chapeau pointu d'une grosse tour à bec, il y avait une oriflamme noire marquée d'une vigne d'argent et les soldats de garde ne portaient point le hoqueton vert anglais. La Hire n'avait pas encore été délogé !... Joyeuse, Catherine retroussa sa jupe à deux mains, s'engouffra sous la voûte noire, bouscula un archer qui grogna, mais renonça à la poursuivre avec un sourire et un haussement d'épaules.
Elle se mit à courir comme une folle le long de la rue étroite qui se tordait comme une couleuvre entre les maisons biscornues. En haut, à gauche, il y avait la vieille et sévère maison des Templiers où logeait l'actuel maître de la ville.
L'élan de Catherine était tel qu'elle passa comme une bombe devant les soldats de garde, si surpris qu'ils n'eurent même pas le réflexe de croiser leurs guisarmes.
— Hé !... la femme !... Arrête !... Tu entends ? Viens ici !...
Mais Catherine n'écoutait pas. Elle déboucha dans la cour juste comme La Hire, d'un pas pesant, se dirigeait vers son cheval auquel un palefrenier donnait à boire. Le capitaine semblait de mauvaise humeur. Tout en marchant il faisait des pliés pour s'assurer que les jointures de ses cuissards et de ses genouillères jouaient bien.
Catherine se rua sur lui avec un cri de joie et tant de violence qu'elle faillit le jeter à terre. Il s'emporta aussitôt et, ne la reconnaissant pas, l'envoya rouler dans la poussière d'un revers de main.
— La peste soit de la ribaude !... Tu es folle, la fille ? Holà, vous autres, chassez-moi cette drôlesse !...
Assise par terre, Catherine riait sans retenue, soulagée de retrouver l'irascible capitaine.
Vous recevez bien mal vos amis, messire de Vignolles. Ou bien ne me reconnaissez-vous pas ?
Au son de sa voix, il se retourna, un pied en l'air parce qu'il s'apprêtait à enfourcher son cheval, la regarda. Une expression de stupeur incrédule se peignit sur son visage couturé.
— Vous ?... Vous ici ? Vous êtes vivante ? Et Jehanne... et Montsalvy ?
— Il courait à elle, l'empoignait pour la remettre de force sur ses pieds, la secouait comme prunier en août, saisi d'une frénésie faite à la fois de joie et de colère. La colère, c'était son état normal. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, La Hire étouffait de rage, fulminait d'exaspération, trépignait de fureur. Sa voix dominait les grondements des bombardes, son courroux faisait trembler les murailles. Il était la tempête, l'ouragan, la force brutale la plus pure, mais, pour ceux qu'il aimait, La Hire, le redoutable, avait une âme d'enfant. Il écumait déjà, toute bile dehors, parce que Catherine ne répondait pas assez vite à ses questions. Mais, entre ses mains, la jeune femme s'abandonnait, vidée de force comme une poupée de son. Deux mots du capitaine l'avaient foudroyée : « Et Montsalvy ?... » Ainsi, lui non plus ne savait pas où était Arnaud...
Une vague de douleur monta des entrailles de Catherine, s'enfla dans sa gorge, l'étrangla à demi. La Hire hurlait, hors de lui : Bon Dieu !... Allez-vous répondre ? Vous voyez bien que j'en crève...
Ce fut son cœur, à elle, qui creva. Avec un cri de douleur, elle s'abattit sur la cotte d'acier du capitaine et se mit à sangloter si violemment qu'il demeura tout bête. La Hire, désemparé, ne savait plus que faire de cette femme en larmes.
Tout autour de lui, ses hommes regardaient, certains en dissimulant mal un sourire. La Hire consolant une femme, voilà qui était nouveau !
Renonçant à poursuivre le dialogue au grand jour, le capitaine entoura Catherine d'un bras et l'entraîna vers son logis, mais, avant d'en franchir le seuil, il lança, par-dessus son épaule :
— Hé, Ferrant ! Va-t'en jusqu'au couvent des Bernardines et dis à la tourière qu'elle m'envoie la femme nommée Sara...
Un sergent se détacha de la compagnie déjà rangée en ordre et disparut sous l'ogive de la voûte. Pendant ce temps, La Hire refermait sur lui et sa compagne l'épaisse porte hérissée de clous, conduisait Catherine à un banc garni de coussins et la faisait asseoir.
— Je vais vous faire donner à manger, dit-il avec une douceur parfaitement inusitée chez lui. Il me semble que vous en avez besoin. Mais, pour l'amour de Dieu, parlez ! Qu'est-il arrivé ? Que s'est-il passé ? On a dit, ici, que Jehanne avait été condamnée à la prison perpétuelle, que...
Catherine fit un violent effort sur elle-même, essuya ses yeux à sa manche et, sans regarder La Hire, murmura :
— Jehanne est morte ! Avant-hier, les Anglais l'ont brûlée et ses cendres ont été jetées à la Seine... Juste avant que l'on nous y jetât nous-mêmes, Arnaud et moi, cousus dans le même sac de cuir !
La peau tannée de La Hire verdit brusquement sous le chaume gris et ras de ses cheveux.
— Brûlée !... comme une sorcière ! Les misérables ! Et Arnaud est au fond de l'eau...
— Non, puisque j'en suis sortie, comme vous voyez.
En quelques mots, Catherine raconta les derniers jours de leur séjour à Rouen, la tentative d'enlèvement de Jehanne, leur arrestation et leur emprisonnement au château de Rouen, enfin leur exécution et comment le courage de Jean Son les avait arrachés à la mort. Elle dit aussi la fuite dans la nuit, à bord de la barque, son réveil et l'inexplicable disparition d'Arnaud.
— Nulle part, je n'ai trouvé trace de lui, pas même dans cette maison ravagée. C'est comme s'il s'était, soudainement, évanoui dans l'air.
— Un Montsalvy ne s'évanouit pas dans l'air comme une simple fumée, grogna La Hire. S'il était mort, vous auriez trouvé son cadavre... et d'ailleurs, il n'est pas mort. Je le sens, acheva-t-il en frappant sa poitrine d'un énorme poing ganté de fer.
— Pourquoi ? fit Catherine avec un peu d'aigreur. Je ne vous aurais pas cru aussi sensitif, Messire.
— Arnaud est mon frère d'armes, répliqua le capitaine non sans grandeur. S'il ne respirait plus sous notre ciel, il y a quelque chose en moi qui me l'aurait dit. De même pour Xaintrailles. Montsalvy est vivant, j'en jurerais.
— Vous voulez dire, en ce cas, qu'il m'a abandonnée froidement ? Que c'est de son plein gré qu'il est parti ?
La patience de La Hire avait été, jusque-là, beaucoup trop longue. Sa figure s'empourpra en même temps que son caractère emporté reprenait le dessus.
— Vous êtes idiote ou quoi ? Qui a dit qu'il vous avait abandonnée ? C'est un chevalier, espèce de dinde bornée ! Il n'abandonnerait pas une femme seule au milieu d'une campagne ravagée et sillonnée par l'ennemi. Il lui est arrivé quelque chose, c'est sûr ! S'agit de trouver quoi. C'est ce que je vais faire, et tout de suite. Quant à vous, au lieu de rester là comme une souche...
Une voix nonchalante et froide, venue du fond de la salle, interrompit la furieuse diatribe du capitaine.
— Est-ce que vous n'oubliez pas un peu que vous parlez à- une dame, messire de Vignolles ? Quel langage, en vérité !
Le nouveau venu avait un aspect étrange qui résidait moins dans la somptuosité de son costume, insolite pourtant dans ce décor guerrier, que dans son visage. Une courte barbe, bleue à force d'être noire, cernait étroitement une face aux traits nobles mais au teint pâle, presque cireux, et qui eût été belle sans le pli cruel de la bouche sensuelle et sans l'éclat froid d'un regard charbonneux. Les yeux du personnage ne cillaient jamais, ce qui leur conférait une fixité inquiétante, et Catherine frissonna sous leur poids. Elle avait immédiatement reconnu l'arrivant ; c'était Gilles de Rais, maréchal de France depuis le sacre royal. C'était l'homme qui, une nuit, avait tenté d'escalader sa fenêtre, à Orléans, et avec qui Arnaud s'était battu. Elle répondit d'un signe de tête au profond salut qu'il lui adressait et qui fit traîner dans la poussière les longues manches de ses huques de soie violette brodées d'or.
— Messire de Vignolles a toutes les excuses du monde, dit-elle doucement. J'ai si peu l'air d'une dame, faite comme me voilà ! Bien plutôt d'une paysanne, ou d'une fugitive.
L'arrivée de Gilles de Rais avait fait tomber la colère de La Hire.
— Je me suis laissé emporter, bougonna-t-il. Pardonnez-moi, dame Catherine. Je n'ai pas voulu vous offenser. Voyez-vous, j'aime Montsalvy comme s'il était mon fils.
— Alors, s'écria Catherine passionnément, aidez- moi à le retrouver. Envoyez à sa recherche, à son secours peut-être...
— Qu'est-il arrivé au valeureux Montsalvy ? demanda négligemment Gilles de Rais sans quitter des yeux Catherine que ce regard insistant commençait à mettre mal à l'aise.
Il fallut bien que La Hire s'exécutât et mît le haut seigneur au courant du drame de Rouen ainsi que de la disparition d'Arnaud. Comme Catherine, tout à l'heure, il raconta le procès de Jehanne d'Arc, sa condamnation, pour sorcellerie, par le tribunal ecclésiastique de l'évêque Cauchon vendu au comte de Warwick et au cardinal de Winchester, sa mort enfin dans les flammes du bûcher. Il le fit de mauvaise grâce car aucune amitié n'existait entre les deux hommes. La Hire était beaucoup plus âgé que Gilles de Rais, mais, surtout, une insurmontable aversion l'éloignait du fastueux Angevin. Il se méfiait, instinctivement, de ce cousin du tortueux La Trémoille auquel il ne pardonnait pas l'inertie, apparemment inexplicable, avec laquelle Charles VII avait laissé mourir la Pucelle. Le capitaine en attribuait tout le mérite aux mauvais conseils et à la jalousie de Georges de La Trémoille et, en cela, il ne se trompait pas.
— Ainsi, Jehanne est morte ! fit sombrement Gilles de Rais. Celle que nous avions crue un ange n'était tout compte fait qu'une fille comme les autres ! On l'a brûlée comme sorcière et sorcière, sans doute, elle était ! Dieu ne nous maudira-t-il pas d'avoir suivi cette mauvaise bergère ?...
À mesure qu'il parlait, son visage se transformait et Catherine, stupéfaite, put voir la peur s'y inscrire peu à peu, une peur superstitieuse et amollissante, sœur jumelle de celle qu'elle avait lue sur le visage de Philippe de Bourgogne, devant Compiègne, lorsqu'elle lui avait demandé de libérer Jehanne. La terreur de la damnation, l'antique effroi de Satan et du sorcier, son serviteur ! Le grand seigneur, le guerrier sans peur disparaissaient, d'un seul coup, laissant seulement, à nu, l'homme aux prises avec la vieille peur ancestrale venue du fond des âges, l'angoisse de l'incompréhensible, née de l'humus des noires forêts druidiques sous l'éternelle menace des barbares dieux du sang.
Cependant, La Hire, les yeux rétrécis, avait écouté Gilles de Rais avec une fureur grandissante. Avant que Catherine ait eu le temps d'intervenir, il éclatait :
— Une sorcière ? Jehanne ? À qui d'autre que ce damné truand de La Trémoille comptez-vous faire croire ça, messire Gilles ? Êtes-vous donc si peu chrétien qu'il vous suffise d'un jugement ennemi, d'un évêque pourri pour changer votre manière de voir ?
— Les gens d'Église ne se peuvent tromper, répliqua Rais d'une voix blanche.
— C'est vous qui le dites ! En tout cas, retenez ceci, Seigneur maréchal : ne répétez jamais, vous entendez, jamais ce que vous venez de dire. Sinon, j'en jure Dieu, moi, La Hire, je vous ferai rentrer vos paroles dans la gorge au moyen de ceci.
Et La Hire, fou de colère, tirait déjà son épée. Catherine vit les yeux du sire de Rais s'injecter de sang.
Elle avait toujours éprouvé, devant lui, un malaise instinctif, mais, cette fois, sa répugnance s'affirmait. Ce qu'il avait osé dire de Jehanne la révoltait autant que la facilité avec laquelle il s'était rangé du côté du tribunal ecclésiastique.
Comment Gilles de Rais pouvait-il oublier la fraternité des armes et les fulgurants combats dans le sillage de la Pucelle ?
Il porta, vers sa propre ceinture où pendait la dague, une main qui tremblait et les ailes de son nez, pincées par la colère, se teintaient de bleu. On entendit grincer ses dents.
— C'est un défi ? Je n'en accepte de personne !... sans en demander raison.
Lentement, sans le quitter des yeux, La Hire repoussa son épée au fourreau, haussa ses lourdes épaules.
Non ! Un simple avertissement que vous pourrez transmettre, selon votre gré, à votre cousin La Trémoille qui a toujours voulu la perte de la Pucelle. Pour moi, comme pour beaucoup d'autres, Messire, Jehanne est venue de Dieu !
Il lui a plu de la rappeler comme jadis, sur un autre gibet, il a rappelé son Fils. Le Seigneur Jésus était venu sauver les hommes et les hommes ne l'ont point reconnu... comme ceux d'ici ne reconnaissent point la Pucelle. Mais moi, j'y crois... oui, je crois en elle !
Une ferveur s'était étendue sur le visage buriné du chef de guerre et son regard s'en allait chercher, dans la poussière de soleil qui tombait d'une fenêtre, le reflet éblouissant d'une armure blanche. Mais ce ne fut qu'un bref instant. La seconde suivante, La Hire abattait son poing sur la table et achevait sa phrase :
— ... et je défends à qui que ce soit de dire le contraire !
Peut-être Gilles de Rais allait-il répliquer quelque chose, mais la porte de la salle venait de cogner contre le mur avec un claquement sec, poussée par une main vigoureuse. Sara, la coiffe en désordre, venait d'entrer comme une bombe, un soldat essoufflé sur les talons et, moitié riant, moitié pleurant, tombait dans les bras de Catherine.
— Ma petite... ma petite ! C'est donc toi... C'est bien vrai que c'est toi... que tu es revenue ?
Les yeux de la bohémienne, qui avait pratiquement élevé Catherine, brillaient comme des étoiles, mais de grosses larmes inondaient ses joues tandis qu'elle serrait la jeune femme, à l'étouffer, contre sa poitrine plantureuse, couvrant son visage de baisers et ne s'arrêtant que pour la regarder et s'assurer que c'était bien elle. Gagnée par l'émotion, Catherine pleurait avec elle et il était impossible de démêler quoi que ce soit de cohérent dans les paroles des deux femmes. La Hire, en tout cas, en eut vite assez. Sa voix de stentor tonna et les fit sursauter.
— Assez de mignardises ! Vous avez tout le temps pour ça !... Rentrez au couvent avec votre servante, dame Catherine ! Moi, j'ai mieux à faire.
Aussitôt, Catherine s'arracha des bras de Sara, les yeux luisant d'espoir.
— Vous allez chercher Arnaud ?
Bien entendu. Expliquez-moi où se trouve au juste cette ferme auprès de laquelle vous étiez arrêtés... et priez Dieu pour que je trouve quelque chose.
Si je ne trouve rien... alors c'est pour ceux qui me tomberont sous la main qu'il faudra prier !
Catherine s'expliqua du mieux qu'elle put, fouillant sa mémoire pour y trouver le plus de détails possible, susceptibles d'aider le capitaine. Quand elle eut fini, il se contenta d'un bref « Merci », prit son casque et se l'enfonça sur la tête d'un coup de poing, enfila ses gantelets et, aussi allègrement que si sa pesante carapace de fer eût été un vêtement de soie, dégringola dans la cour en faisant autant de bruit qu'un bourdon de cathédrale. Catherine l'entendit hurler :
— À cheval, vous autres !...
Une trompette sonna. Quelques instants plus tard, la voûte de la maison renvoyait l'écho, en forme de tonnerre, du lourd escadron de gens d'armes qui, au grand trot, se dirigeait vers la porte de la ville.
Quand le silence fut revenu, Gilles de Rais, qui avait jusque-là conservé une complète immobilité, s'approcha de Catherine, s'inclina.
— Vous reconduirai-je, belle dame, jusqu'au couvent ?
Elle secoua la tête, sans le regarder, alla prendre le bras de Sara.
— Grand merci, Seigneur, mais je préfère rentrer seulement avec Sara. Nous avons à parler.
Le soir vint sans ramener La Hire, et Catherine, ravagée d'angoisse, demeura des heures au plus haut du clocher du couvent des Bernardines, se tirant les yeux tant qu'il resta au ciel un peu de lumière pour guetter la poussière d'une troupe à cheval.
— Ils ne rentreront pas cette nuit, lui dit Sara quand le grincement des massives portes de la ville, que l'on fermait à l'appel des guetteurs, parvint jusqu'à elles. Tu ferais mieux d'aller te coucher. Tu es si lasse...
la jeune femme tourna vers elle un regard de somnambule qui traversait le corps vigoureux de la fidèle servante.
— Je suis lasse mais je ne pourrais dormir. Alors, à quoi bon ?
— À quoi bon ? s'insurgea Sara, mais à te reposer ! Va au moins t'étendre. Tu sais bien que, si monseigneur La Hire rentre cette nuit, tu entendras l'appel des cors pour obtenir l'ouverture des portes. Et puis, il te fera prévenir immédiatement. Enfin, moi je veillerai. Fais-moi plaisir. Va dormir un peu...
Pour lui faire plaisir, effectivement, après un dernier regard à la campagne brûlée dont la nuit cachait les blessures sous son épais manteau noir, Catherine se laissa guider jusqu'à la cellule qui avait été la sienne avant la folle équipée de Rouen.
Sara la dévêtit, la coucha, la borda comme un bébé, puis, tout en pliant soigneusement les vêtements que Catherine venait de quitter, en posant la coiffe de lin blanc sur une tête en bois à cet effet, annonça d'un ton bourru :
— Le seigneur de Rais est venu, un peu avant le salut, pour prendre de tes nouvelles. La mère Marie- Béatrice m'a fait prévenir et j'ai dit que tu dormais. La sainte abbesse ne pouvait pas mentir, mais moi je peux très bien... et je n'aime pas du tout la tête de cet homme-là !
— Tu as bien fait...
Sara posa un baiser dévotieux sur le front de Catherine et se retira sur la pointe des pieds, fermant la porte derrière elle.
Catherine demeura seule dans l'étroite pièce aux murs de laquelle la flamme hésitante de la chandelle mettait des ombres fugitives. Tout son être était concentré dans ses oreilles, qui cherchaient à démêler, dans le silence extérieur, le bruit lointain d'une troupe en marche. Mais, peu à peu, les besoins de son organisme exténué prirent le dessus, dominant son inquiétude et sa peine et, après de longues heures de veille, au moment même où les religieuses quittaient leur dure couche pour chanter matines à la chapelle, Catherine s'endormit.
Mais le sommeil ne lui apporta pas la paix. Au fond de son inconscience, elle retrouva, intactes, les heures de terreur et de joie des derniers jours. En un effrayant kaléidoscope elle revit l'infect trou de sa prison où s'allumaient, d'un seul coup, les flammes immenses du bûcher. Puis c'était le sac de cuir, ouvert devant elle et dans lequel des hommes noirs voulaient la jeter. Mais, cette fois, elle était seule. La silhouette d'Arnaud, entrevue un instant, se dissolvait dans l'ombre, malgré ses cris, malgré les efforts qu'elle faisait pour l'atteindre, pour l'étreindre... Les mains des bourreaux s'abattaient sur elle et, dans son rêve, elle tentait de crier, d'appeler celui qui, inexorablement, s'éloignait d'elle. Mais ses mains étaient liées et une force irrésistible la courbait vers la terre, vers le sac ouvert qui grandissait, grandissait au point d'atteindre les dimensions d'un tunnel gluant où elle s'engloutissait. Elle voulait appeler, sa voix n'était qu'un souffle impuissant, vaguement ridicule, et la terreur paralysait ses membres. Elle se sentit lancée dans un vide énorme et soudain, avec un grand cri, se réveilla, trempée de sueur. Sara, en chemise, une chandelle à la main, se penchait sur elle et la secouait, d'une main posée sur son épaule.
— Tu rêvais... Un mauvais rêve... Je t'ai entendue crier...
— Oui... Oh ! Sara, c'était horrible, je...
— Non, ne dis rien ! Il est inutile que les paroles recréent des images qui t'ont fait peur. Tu vas te rendormir et, moi, je vais rester auprès de toi. Les mauvais rêves ne reviendront plus.
— Il faudrait pour cela que je retrouve Arnaud, fit Catherine prête à pleurer. Sinon... sinon ils ne me quitteront plus.
La nuit se termina sans autre incident. Le jour revint sans que La Hire et ses hommes eussent regagné Louviers.
L'impatience rongeait Catherine dont, en même temps, l'espoir s'amenuisait à mesure que les heures coulaient.
— S'il avait rejoint Arnaud, il serait déjà rentré.
— Pas sûr ! disait Sara pour la calmer. L'expédition a pu l'entraîner plus loin qu'il ne voulait.
Mais, malgré les paroles apaisantes et les encouragements de Sara, il fut impossible d'arracher Catherine du clocher.
Peut-être y fût-elle demeurée toute la nuit cette fois si, à l'heure où le soleil plonge derrière le moutonnement verdâtre des champs, un nuage de poussière ne s'était levé sur le chemin de l'ouest. Bientôt, les reflets fauves arrachés par les dernières flèches de lumière à l'acier des armes furent visibles parmi les vagues poudreuses. Quand elle put distinguer le pennon noir à la vigne d'argent, Catherine dégringola le raide escalier en colimaçon.
— Les voilà ! Ils reviennent ! cria-t-elle, insoucieuse de la sainteté du lieu.
Elle passa comme un boulet sous le nez de la mère Marie-Béatrice éberluée, bouscula la tourière et se retrouva dehors, Sara sur ses talons, dévalant la ruelle vers la porte de la ville, ses jupes retroussées à deux mains pour courir plus vite.
Elle arriva en vue des tours de garde juste comme le destrier de La Hire franchissait la herse relevée et se jeta presque dans les jambes du cheval.
— Alors ? Vous l'avez retrouvé ?
A grand-peine, le capitaine maintint la bête pour l'empêcher de heurter Catherine, mais jura effroyablement. Sous la ventaille relevée du casque, son visage soucieux était gris de poussière, chaque pli de la peau marqué en noir.
— Non, jeta-t-il durement, il n'est pas avec nous.
Mais, voyant Catherine, devenue blanche jusqu'aux
lèvres, chanceler, il eut honte de sa brutalité, sauta à bas de sa monture et bondit vers elle juste à temps pour la retenir, défaillante, dans ses bras et l'empêcher de glisser à terre.
Allons, vous n'allez pas encore me choir dans les bras ! Je ne l'ai pas retrouvé, mais je sais qu'il est vivant. C'est déjà ça, non ? Allez, venez ; on ne va pas s'expliquer ici, devant ces croquants.
Vivant ! Le mot ranima Catherine mieux qu'une paire de gifles. Elle regarda La Hire avec des yeux brillants d'espoir, se laissa entraîner jusqu'à la maison du Temple. Derrière eux s'étira la file lasse et sale des soldats. Le tout s'engouffra sous le porche noirci, emplit la cour. C'est seulement quand les hommes mirent pied à terre que Catherine s'aperçut qu'ils ramenaient un prisonnier.
La troupe serrée des chevaux avait empêché qu'elle le vît jusque-là. Pourtant, c'était un homme gigantesque, un de ces Normands blonds presque roux, charpentés comme une machine de siège et en qui se retrouvait, presque intact, l'héritage des vieux Vikings. Ses mains, liées de grosses cordes qui le reliaient à l'arçon du sergent Ferrant, étaient épaisses et rudes avec des poils frisés qui les poudraient d'or, mais on devinait que c'étaient là des mains habiles et intelligentes. Une mauvaise souquenille de toile déchirée couvrait mal un torse digne d'un ours, des épaules de bouvier sur lesquelles s'érigeait un visage couleur de brique aux traits incertains, mais sur le ton accentué duquel éclatait un regard gris clair, abrité d'épais sourcils broussailleux qui faisait irrésistiblement penser à une source vive cachée dans les herbes folles.
Le captif ne semblait pas autrement ému de sa situation critique. Il laissait reposer sur les choses et les gens un œil paisible et débonnaire, plus curieux qu'inquiet, mais qui s'alluma d'une flamme chaude en se posant sur Catherine.
— Qui est-ce ? demanda la jeune femme tandis que les gens d'armes poussaient l'homme entravé dans la grande salle.
Est-ce que je sais ? fit La Hire avec un haussement d'épaules. Nous l'avons trouvé assommé dans le cellier de votre fameuse maisonnette. Il avait un tonnelet d'eau-de-vie sous un bras. Quelque pillard anglais sans doute ! Depuis que nous sommes revenus en Normandie, les Godons ont de plus en plus de mal à se faire payer les redevances par les paysans, et ils se payent comme ils peuvent.
La voix de l'homme retentit, si puissante que la paix de la grande salle en vola en éclats et résonna comme une voûte de cathédrale.
— Je ne suis pas anglais mais bon normand et fidèle sujet du roi Charles.
— Hum ! grogna La Hire. Tu parles notre langue, c'est déjà ça. Comment t'appelles-tu ?
— Gauthier ! Gauthier le Bûcheron, mais on m'appelle Gauthier Malencontre.
— Pourquoi donc ?
L'homme des forêts eut un rire brusque.
— Parce que, quand j'ai en main la bonne cognée que vous ne m'avez pas laissé loisir de reprendre, il ne fait pas bon me rencontrer au coin d'un bois. J'en vaux dix, Sire capitaine, sans me faire honneur excessif !
— Explique-toi. Que faisais-tu dans cette maison ? Qui t'avait assommé ?
— Moi tout seul ! Jusqu'ici vous ne m'avez pas laissé parler. Maintenant, je veux bien vous dire ce que je sais...
puisque vous êtes capitaine du Roi. Je vous avais pris pour un routier. C'est pour ça que je me méfiais.
La Hire haussa les épaules, mais ne put réprimer une grimace. Routier, il l'était bien un peu, quand la guerre chômait. Il faut bien faire son métier quand on est taillé pour ça ! Mais les états d'âme de La Hire n'intéressaient pas Catherine qui bouillait d'impatience. Elle attaqua elle-même le prisonnier :
— Que faisiez-vous dans cette maison ? Savez- vous ce qui s'est passé ?
— Oui, fit l'homme sombrement.
Il jeta sur Catherine un vif coup d'œil, puis continua :
Magloire et Guillemette, les malheureux qui habitaient la chaumière, étaient mes cousins. Je venais quelquefois chez eux, quand la faim se faisait trop dure, dans les bois. Ils étaient bons et secourables et jamais un pauvre ne s'adressait à eux en vain. J'étais chez eux, où j'avais dormi, quand un homme est venu, l'autre matin. Il était mal vêtu, mais il avait l'air d'un chevalier. Un de ces airs... qui ne trompent pas. Il a tendu une pièce d'or à Guillemette en demandant si elle avait un peu de lait. Cet or anglais, ça lui a paru bizarre à Guillemette, elle a posé des questions. Mais il ne voulait rien dire, le voyageur. Il a seulement dit qu'il n'était pas d'ici, qu'il avait travaillé à Rouen et qu'il repartait dans son pays. Il y avait quelque chose dans sa voix qui disait qu'il ne mentait pas. Pourtant, cette hauteur instinctive qu'il avait en lui, c'était bizarre. Guillemette s'est laissé convaincre. L'or, c'est si rare ! Elle allait sortir pour aller à l'étable chercher le lait quand ils sont entrés... les autres... les puants, les loups écorcheurs ! En causant, on ne les avait pas entendus approcher.
La Hire empoigna l'homme par sa souquenille et se mit à le secouer avec rage.
— Qui étaient-ils ? Est-ce que tu les connais ?
Mais, malgré sa force et les mains attachées du prisonnier, La Hire n'était pas de taille contre le géant. D'un brusque mouvement d'épaules Gauthier Malencontre se débarrassa de lui.
— Sûr que je les connais ! J'ai vu la bannière. Celle de Richard Venables, l'écorcheur anglais, un charognard pire que Satan son maître. Il tient son repaire aux caves crayeuses d'Orival et dans les vieilles ruines de Robert le Diable. Ah, ça n'a pas été beau à voir... Pauvre Guillemette !... pauvre Magloire !
— Parce que tu les as regardé égorger sans broncher ?
Non mais, gronda l'autre, une lueur mauvaise au fond des yeux. Faudrait voir à ne pas m'insulter ! Il a quatre hommes en moins, le Venables, à l'heure qu'il est, grâce à moi tout seul. Seulement, ils se sont mis à dix pour m'avoir. Ils m'ont à demi assommé, ligoté... et j'ai fait le mort, ça valait mieux puisque je ne pouvais servir à rien. Je fais ça très bien...
Seulement, ce que j'ai enduré, vous n'avez pas idée. Ficelé comme un saucisson et les yeux presque fermés par les coups, j'ai quand même tout vu... et tout entendu. Ce qui était pire ! Oh, il a aussi fait du bon travail, l'homme à la pièce d'or. Il avait empoigné un banc et il tapait sur les routiers à tour de bras. Ça n'a pas empêché qu'ils l'ont eu, lui aussi. Il s'est retrouvé ficelé à côté de moi, mais bien évanoui, lui, avec au front une bosse qui enflait à vue d'œil et tournait au noir.
C'était une bonne chose au fond... Il ne les a pas entendus hurler, lui, la petite Guillemette et le pauvre Magloire... Moi, j'ai cru devenir fou et j'ai remercié Dieu quand ils se sont tus et que j'ai compris qu'ils étaient morts.
Il s'arrêta un instant, eut un mouvement d'épaules comme s'il cherchait à essuyer la sueur qui ruisselait sur son visage.
Sans un mot Catherine s'approcha et, d'un pan de son voile, épongea le malheureux qui la regarda avec une expression de gratitude infinie.
— Merci, belle dame !...
— Je vous en prie, coupa Catherine en reculant, continuez ! Qu'est-il advenu de messire de Montsalvy... Je veux dire : celui que vous appelez l'homme à la pièce d'or ?
— Ah, je savais bien que c'était un seigneur ! s'écria Gauthier d'un air de triomphe. Venables aussi, d'ailleurs, l'a su tout de suite. Quand... tout a été fini, je l'ai entendu ordonner à deux de ses hommes de l'emmener pour tâcher d'en tirer rançon.
— Comment se fait-il qu'ils t'aient laissé, toi ? fit La Hire goguenard ; un gaillard comme toi, ça vaut de l'or.
Je vous l'ai dit, ils m'ont cru mort. En partant ils ont enflammé une botte de paille sous la table, pensant que tout allait griller, moi avec, mais dès qu'ils ont eu le dos tourné j'ai brûlé les cordes qui me liaient, j'ai éteint le feu... et puis, je me suis sauvé.
— Sauvé ? s'étonna Catherine, mais pourquoi ?
De .nouveau, il se tourna vers elle, avec des yeux
où brillaient des larmes.
— Faut comprendre, dame ! Je les aimais bien, tous les deux... et de les voir comme ça... c'était plus que je n'en pouvais endurer. J'ai couru droit devant moi, jusqu'à mon bois, les deux mains sur mes oreilles parce que je croyais toujours entendre leurs cris d'agonie. Toute la journée, je suis resté sous les branches, à pleurer, à trembler... Mais, après, j'ai eu honte... J'y suis retourné parce que j'avais encore quelque chose à faire. Pauvres ! Ils avaient bien droit à un coin de terre bénie après leur martyre. Alors je les ai emballés de mon mieux dans deux couvertures, je les ai chargés sur mes épaules quand la nuit a été là et je suis allé les enterrer dans l'enclos des morts, au chevet de l'église du village.
— ... et tu es revenu pour voir si les routiers de Venables n'avaient pas laissé quelque chose, fit La Hire sarcastique.
Malencontre tourna vers lui un visage si congestionné par la fureur qu'il était presque violet.
— Un capitaine du Roi, ça devrait comprendre certaines choses ! Oui, je suis revenu parce que je savais où Magloire cachait son tonnelet d'eau-de-vie et que je voulais me saouler, vous entendez ? me saouler à en crever pour ne plus entendre les cris de Guillemette... c'est même comme ça que je me suis assommé à une poutre !
Un silence suivit. La Hire, les mains nouées au dos, arpentait la salle basse dont les dalles claquaient sous ses semelles de fer. Pendant ce temps, Catherine continuait d'examiner l'étrange bûcheron. Une instinctive sympathie l'entraînait vers cet homme qui lui avait parlé d'Arnaud. Mais, brusquement, La Hire s'arrêtait devant Gauthier.
Tu es sûr que tu as tout dit... et que tu as dit la vérité ? Ton histoire me paraît louche. J'ai bonne envie de te faire mettre à la torture.
Le bûcheron haussa ses massives épaules et lui éclata de rire au nez.
— Si ça vous amuse, faut pas vous gêner, Messire. Mais j'aime autant vous dire que le bourreau qui fera dire à Gauthier Malencontre autre chose que la vérité vraie, il n'est pas encore né !
On ne narguait pas La Hire sans inconvénient. Le capitaine devint pourpre et hurla :
— Maudit maraud, nous verrons bien si tu te moqueras de moi au bout d'une corde. Qu'on le pende !
— Non !
Instinctivement, Catherine s'était jetée devant l'homme ligoté et, les bras écartés, lui faisait de son corps un rempart.
Elle avait crié, mais, plus doucement, elle répéta :
— Non, Messire... Ce serait une cruauté inutile. Moi, je crois ce qu'il dit. On ne ment pas avec le regard de cet homme. Pourquoi d'ailleurs mentirait- il ? Il n'a rien fait qui mérite la potence et il peut nous être tellement utile ! Ne disiez-vous pas tout à l'heure qu'il valait son pesant d'or ?
— Je n'aime pas que l'on se moque de moi.
— Il ne s'est pas moqué de vous. Je vous en supplie, seigneur La Hire, au nom de l'amitié que vous avez pour Arnaud, ne tuez pas cet homme. Laissez- le-moi... je vous le demande.
Pas plus que les autres, La Hire n'avait la force d'âme nécessaire pour résister à Catherine quand elle demandait quelque chose d'une certaine manière. Il lui jeta un coup d'œil vif, puis un autre regard, plein de rancune celui-là, à son prisonnier et, finalement, haussant les épaules, sortit de la salle à grands pas en criant :
— Faites-en ce que vous voulez et grand bien vous fasse ! Il est à vous.
Quelques instants plus tard, délivré de ses liens, le gigantesque bûcheron mettait humblement genou à terre devant Catherine.
— Dame... je vous dois la vie. Faites-en ce que vous voudrez, mais laissez-moi vous servir. Même une belle dame a toujours besoin d'un chien fidèle.
Cette nuit-là, Catherine dormit d'un sommeil assez calme. Elle était plus tranquille pour Arnaud, savait que, même si son sort actuel n'était guère enviable, sa vie ne risquerait rien tant que le bandit qui le retenait captif espérerait en tirer quelque chose. Et puis, dès l'aube sonnée, La Hire partirait avec une partie des troupes de Louviers pour aller enfumer le renard dans sa tanière et lui arracher son prisonnier. En qui mieux qu'en l'irascible capitaine pouvait-elle placer sa confiance et remettre la vie d'Arnaud ?
Avant de se retirer pour la nuit, Catherine avait confié Gauthier au jardinier du couvent, non sans s'attirer quelques remarques acerbes de Sara.
— Qu'est-ce que nous allons faire de ce grand sauvage ? avait ronchonné la digne femme. Il est un peu grand pour un page, un peu malodorant pour un valet, un peu rustre pour servir une dame de qualité et, de toute façon, beaucoup trop encombrant !
— Mais il constitue une sérieuse protection et j'ai le pressentiment que nous en aurons besoin. Quant à être sauvage...
c'est bien la première fois, depuis que je te connais, que je t'entends prononcer ce mot-là avec réprobation. Nous renions nos origines, ma bonne Sara?
— Je ne renie pas mes origines, mais j'ai le droit de ne pas danser de joie à l'idée d'avoir désormais ce grand escogriffe à nos trousses.
— Par les temps où nous vivons, un homme comme lui peut être utile, fit Catherine d'un ton si tranchant que Sara n'insista pas et se contenta de marmonner : Après tout, ça te regarde !...
La nuit, donc, avait été paisible, mais dès les premières lueurs de l'aube une agitation insolite s'empara de la petite cité.
Une rumeur, des bruits de course, des cris vinrent bientôt éveiller les calmes échos du couvent au moment où la longue théorie blanche des nonnes sortait de la chapelle et se rendait au réfectoire.
Catherine et Sara, portant toutes deux un voile sur la tête, un missel dans les mains, venaient derrière avec la mère supérieure. Jamais Catherine n'avait suivi plus distraitement la messe. Depuis l'Évangile, depuis que les premiers bruits avaient éclaté, son esprit avait été tendu vers l'extérieur et elle avait dû faire appel à tout son sang-froid pour ne pas quitter sa place et courir au-dehors. Un monde de pensées s'agitait dans sa tête et elle se demandait si, d'aventure, La Hire n'avait pas tenté une expédition nocturne contre Venables... Si c'était lui qui revenait et causait ce tintamarre !... S'il ramenait Arnaud ?... Vite Missa Est avait fait à la jeune femme l'effet d'une libération et c'était avec soulagement qu'elle avait franchi les portes de la chapelle, tout en déplorant la solennité hors de saison de cette marche processionnelle vers le réfectoire. Les nonnes étaient-elles à ce point détachées du monde que ce qui se passait hors de leurs murailles ne les intéressait pas ? Pourtant, tout en suivant la galerie aux minces colonnettes de pierre du cloître, la mère Marie- Béatrice tendait l'oreille. Le vacarme enflait autour de l'îlot silencieux de l'abbaye. On pouvait distinguer maintenant des clameurs
: « Aux remparts !... Aux armes ! »
L'abbesse se tourna vers la prieure :
— Allez jusqu'à la porterie, mère Agnès des Anges, et voyez d'où vient ce tintamarre. Je gage que nous allons être attaqués...
La religieuse s'inclina et courut vers l'autre extrémité du jardin. Mais elle n'eut pas le temps d'atteindre la porterie. La tourière, de son côté, accourait par les allées tracées entre les massifs de petit buis et de plan tes médicinales. Elle était rouge d'émotion et sa cornette était de travers.
— Messire de Vignolles est là, ma Mère, dit-elle précipitamment après une courte révérence. Il dit que l'Anglais approche et qu'il désire parler d'urgence à Mme de Brazey.
Mère Marie-Béatrice fronça les sourcils. Elle n'aimait guère ces perpétuelles incursions des soldats dans son couvent où elles entretenaient une atmosphère de fièvre très peu compatible avec le recueillement.
Catherine allait intervenir, se jeter vers le visiteur, mais la supérieure, d'un geste ferme, la retint par le bras et la rejeta derrière elle.
— Messire de Vignolles ne peut-il nous laisser prier en paix, au moins le dimanche ? fit-elle avec humeur. C'est un couvent ici, et non pas la grande salle de quelque château féodal. Il semblerait que...
Elle n'eut pas le loisir d'en dire davantage. Un pas rapide et ferré faisait sonner les dalles du cloître et la voix forte de La Hire éclatait tandis que les nonnes fuyaient de tous côtés en poussant des cris effarouchés. Le capitaine marcha droit à la supérieure dont le visage devenait écarlate dans l'étroite ouverture de sa guimpe de toile.
— Ma Mère, je n'ai pas beaucoup de temps pour discuter, encore moins pour les délicatesses. L'ennemi approche. Si vous n'entendez pas le vacarme que fait le peuple de cette ville en courant aux remparts, c'est que vos murs sont solides ou bien que vous êtes dure d'oreille. Il faut que je parle sur l'heure à la dame de Brazey. Veuillez la faire prévenir et dire en même temps à sa servante de préparer ses bagages. Il faut qu'avant un quart d'heure elle ait quitté cette ville ! J'attends!
Mère Marie-Béatrice allait sans doute discuter, mais, juste à cet instant, Catherine, incapable de se contenir plus longtemps, se glissa entre elle et le capitaine.
— Me voici, Messire ! Ne criez pas si fort et d'abord sachez ceci : je ne partirai pas d'ici avant d'avoir retrouvé Arnaud.
— Alors, Madame, s'emporta immédiatement La Hire, vous avez une bonne chance de ne jamais le retrouver et de terminer votre vie ici. Écoutez-moi car je n'ai pas de temps à perdre ! J'ai cette ville à défendre et je ne peux pas ergoter pendant des heures pour vous convaincre. J'ai reconnu la bannière du chef qui approche de cette cité. C'est celle de John Fitz-Allan Maltravers, comte d'Arundel, un rude homme de guerre, croyez-m'en, et je ne suis aucunement sûr d'en avoir raison. J'ai peu de troupes, lui semble en avoir et, si vous montez sur le rempart, vous pourrez voir à l'horizon une fumée noire. C'est Pont-de-1'Arche qui brûle. Peut-être nous faudra-t-il évacuer Louviers en la laissant à la merci du vainqueur...
— Comment osez-vous dire cela ? s'écria Catherine en saisissant le bras de l'abbesse. Vous abandonneriez la ville ?
Mais les habitants, les religieuses ?
— C'est la fortune de la guerre, ma fille, dit doucement mère Marie-Béatrice. Nous autres, épouses du Seigneur, avons peu à craindre des Anglais qui, comme nous, sont chrétiens. La soumission opportune de la ville pourra peut-être lui éviter le pire. L'Anglais manque d'argent et de vivres. Il ne peut s'offrir le luxe de nous réduire en cendres !
— Il s'est gêné pour Pont-de-1'Arche, peut-être ?
— Assez discuté ! coupa La Hire avec impatience. Vous allez partir, dame Catherine, parce que je ne peux plus assurer votre sécurité et que vous seriez une charge pour moi... je suis soldat, pas dame de compagnie.
La colère et l'angoisse conjuguées emportèrent Catherine.
— Vraiment ? Vous êtes soldat et vous voulez m'envoyer sur les routes ? Et pour aller où, je vous prie ? Ét Arnaud, Arnaud aux mains de Venables ? Vous l'oubliez ?
— Je n'oublie rien. Pour lui, je me sépare de vingt hommes, ce qui est énorme quand l'ennemi avance. Le maréchal de Rais va profiter de ce que Maltravers immobilisera devant nos murs un fort contingent d'Anglais pour l'arracher à ce brigand. Quant à vous, votre place est auprès de la reine Yolande dont vous êtes dame de parage. La Reine est au château de Champtocé, chez messire de Rais, où elle a de fort importants entretiens avec le duc de Bretagne. Vous allez la rejoindre en Anjou. C'est là que Rais conduira Montsalvy, dès qu'il l'aura repris, par l'or ou par les armes, à Richard Venables.
Cette fois, Catherine avait écouté La Hire sans l'interrompre, s'assombrissant à mesure qu'il parlait. Finalement, elle secoua la tête.
— Je regrette. Je reste ! Je n'ai pas confiance en messire de Rais.
La patience de La Hire était à bout. L'appel d'une trompette au-dehors avait achevé d'user le peu qui lui en restait. Sans souci du saint lieu, il se mit à hurler :
— Moi non plus ! Mais il est de notre bord, il n'a aucun intérêt à nous trahir ; d'ailleurs il ne l'oserait pas ! De plus, ni vous ni moi n'avons le choix. C'est la guerre, Madame, et Montsalvy, s'il était là, serait le premier à vous le dire et à vous vouloir en sûreté.
— En sûreté ? Sur les routes ? fit Catherine avec amertume.
— Vous avez un bon défenseur. Ce grand escogriffe mal peigné que vous avez sauvé de la corde. On va lui rendre une bonne cognée, puisque c'est l'arme qu'il préfère. Allez attendre Arnaud à Champtocé. Je le veux !
— C'est un ordre ?
La Hire hésita, puis, fermement :
— Oui. C'est un ordre. Soyez partie avant un quart d'heure, par la rivière, avant que la ville soit investie. Sinon...
— Sinon ?
Sinon vous partirez demain, avec les bouches inutiles. Nous n'avons de vivres que pour vingt-quatre heures.
Il s'inclinait, reculait, se perdant déjà dans l'ombre des ogives grises. Une panique saisit Catherine comme si le chevalier en s'éloignant l'abandonnait, nue et sans forces, au milieu des loups. Mais ce ne fut qu'une passagère impression.
Elle était trop accoutumée à la vie dure, au danger, à la peur pour discuter. Déjà, elle songeait à ce chemin qu'il allait falloir exécuter. Champtocé ? Comment tracer une route sûre vers ce château où, enfin, elle trouverait la Reine ? Auprès de Yolande, elle ne craindrait rien. Elle pourrait attendre dans une relative tranquillité que revienne l'homme qu'elle aimait. Encore quelques jours, quelques jours seulement de séparation ! Ensuite, tout serait facile. Certes, elle pouvait bien accepter encore ce supplément de paiement pour son bonheur. Il lui avait déjà coûté si cher ! Un peu plus un peu moins ! Monseigneur Jésus et Madame la Vierge sauraient bien veiller sur sa route et la mener au port du salut que représentait la reine des Quatre Royaumes 1.
Elle se redressa. Sa voix alla atteindre La Hire qui, sans se retourner, se dirigeait vers le portail. Une voix claire et décidée.
— Je vous obéirai, messire de Vignolles. Dans un moment, j'aurai quitté cette ville. Dieu veuille que vous n'ayez jamais à regretter de m'en avoir chassée !
— Je ne vous chasse pas, grommela La Hire sur le seuil avec une sorte de lassitude, je vous mets à l'abri ! Ce que je ne saurais faire si l'Anglais s'emparait de vous. Et je n'aurai rien à regretter. Dieu vous garde, dame Catherine !
1 Yolande d'Aragon, duchesse d'Anjou, reine de Naples, Sicile et Jérusalem, belle-mère de Charles VII.
Une heure plus tard, une petite barque glissait à l'ombre des remparts sud de Louviers, emportant Catherine, Sara et leur gigantesque compagnon, ce Gauthier « Malencontre » dont la rencontre, cependant, s'avérait providentielle. Entre les mains du vigoureux Normand, la longue perche de chêne qui faisait mouvoir le bateau semblait aussi légère qu'une baguette de coudrier. Debout à l'arrière, il enfonçait le bois dans l'eau puis, d'une puissante poussée, faisait glisser rapidement l'esquif. Bientôt les murailles furent invisibles, cachées par l'épaisse végétation. Les aulnes aux feuilles gaufrées, aux chatons rougeâtres, et les saules argentés formaient comme un berceau par-dessus l'eau moirée d'or. La chaleur du jour s'annonçait lourde quand on avait franchi la petite poterne sur la rivière, mais au fil de l'eau il faisait presque frais.
— Comme j'aimerais me baigner, murmura Catherine en laissant sa main pendre le long du bordage.
— Quelle bonne idée ! maugréa Sara qui, depuis le départ, n'avait pas sonné mot. Les Anglais n'auraient qu'à te cueillir toute ruisselante quand ils arriveront par ici.
— Ils ne viendront pas, affirma Gauthier. À cause des marécages ! C'est dangereux. On peut s'enliser.
Sara dédaigna de répondre au géant, mais Catherine lui sourit. Elle se félicitait de plus en plus du sauvetage qu'elle avait accompli. Gauthier était de ceux qui ne s'étonnent de rien, qui s'accommodent de tout et agissent en tout avec une grande économie de gestes et de paroles. Tout à l'heure, quand on était venu le chercher chez le jardinier du couvent, quand on lui avait annoncé qu'il fallait partir, il n'avait rien dit. Il avait seulement tendu la main pour saisir la hache qu'un homme d'armes lui apportait, en avait essayé le fil sur son pouce et l'avait glissée sous son épaisse ceinture de cuir.
— Je suis prêt, avait-il dit seulement.
Sur l'ordre de Catherine, le jardinier lui avait découvert des vêtements à peu près convenables pour remplacer ceux, déchirés et hors d'usage, qu'il portait en arrivant. Une courte tunique de futaine noire, des chausses brunes collantes, prises dans d'épais souliers de cuir l'habillaient en paysan aisé. Ces chaussures avaient été le plus difficile à trouver. Un savetier les avait fabriquées hâtivement en partant d'une paire de sandales appartenant au supérieur des Frères Prêcheurs de Saint-François dont le couvent était proche de celui des Bernardines. Encore Gauthier avait-il fait la grimace en les passant et s'était-il hâté de les ôter sitôt arrivé dans la barque.
Une chose avait frappé Catherine. Avant de quitter le couvent, elle avait voulu entrer un instant à la chapelle pour une courte prière. Sara était entrée, bien entendu, avec elle, mais Gauthier s'y était refusé. Et, comme elle s'étonnait :
— Je ne suis pas chrétien ! avait-il dit sèchement sans paraître prendre garde à la mine scandalisée de ceux qui l'entouraient.
— Mais, reprit Catherine, tu nous as dit que, l'autre nuit, tu avais été enterrer tes amis dans l'enclos de l'église ?...
— Bien sûr. Ils y avaient droit. Eux croyaient, ils avaient reçu le baptême. Pas moi !
— Je verrai plus tard à te faire instruire, avait alors répondu Catherine sans insister davantage.
Mais, maintenant, tandis que la barque glissait sans bruit sur l'eau calme, elle songeait à tout cela tout en regardant le grand Normand à travers ses cils baissés. Gauthier lui inspirait de curieux sentiments. Elle le trouvait sympathique, mais il lui faisait un peu peur, moins à cause de sa force qu'à cause de son clair et indéchiffrable regard. Il semblait ne penser à rien, en ce moment ; pourtant la jeune femme avait la sensation presque physique qu'il écoutait de toutes ses forces les bruits décroissants de la ville. Les cris, le tohu-bohu des bourgeois et des petites gens claquant leurs volets, courant aux remparts pour colmater hâtivement quelques brèches anciennes, entassant des fagots, des bûches, apportant des pierres et de la poix pour la défense de leur cité ou sortant leurs armes de leurs greniers, le chant liturgique des moines de Saint-François sortis en procession pour une dernière bénédiction avant le combat et, dominant le tout, la voix tonnante de La Hire, tout cela s'estompait peu à peu. Le tintamarre de la guerre reculait pour faire place au bruissement de l'eau contre la coque, à la fuite d'un lapin dans les herbes folles, au sifflement d'un merle sur une branche et Catherine se laissait insensiblement gagner par ce calme qui grandissait autour d'elle, par la beauté de ce jour d'un printemps à son déclin. La rivière, d'une belle largeur à cet endroit, fuyait entre deux berges couvertes d'un fouillis de ronces, de pommiers sauvages, de merisiers et de petits chênes encore enfantins. Tout cela, sous le soleil, dégageait une bonne odeur saine de jeune végétation et d'humus plein de sève. Si chaque poussée de la perche n'eût accentué la distance qui la séparait d'Arnaud, si son âme n'eût été tellement ravagée d'angoisse et si désespérément attachée à l'homme qu'elle aimait, Catherine eût trouvé plaisir et repos dans cette silencieuse glissade sous les verts rameaux à travers lesquels se montraient de grands lambeaux de ciel indigo.
La Hire avait tracé, pour Catherine et son escorte, la route à suivre. Elle était facile, bien que jalonnée de dangers, car le pays que l'on allait traverser était encore en grande partie anglais. On devait remonter la rivière d'Eure jusqu'à Chartres.
La grande cité de Notre-Dame, la haute cité de foi où affluaient toujours les pèlerins, malgré la guerre, ou à cause d'elle, était une sûre étape avant la traversée des terres ravagées, incendiées, affamées et sans merci qui séparaient Chartres d'Orléans-la-Délivrée. Ce serait là le plus dur, le plus dangereux. Ensuite, il n'y aurait plus qu'à prendre la grande route liquide de la Loire et laisser filer le grand fleuve jusqu'aux tours de Champtocé. La Loire !... Que de souvenirs d'espoirs et de souffrances son seul nom rappelait à Catherine ! Une fois déjà, à grand-peine et grande misère, le large ruban d'eau l'avait menée auprès d'Arnaud et c'était à lui qu'une fois encore elle allait demander de les réunir. Bien sûr, Catherine n'aimait guère l'idée d'être l'hôte de l'inquiétant seigneur de Rais. Mais là où était la reine Yolande, danger ou félonie se pouvaient-ils craindre, ou seulement concevoir ? Non. Il fallait aller droit son chemin, le faire aussi bref que possible.
C'était la dernière épreuve, la dernière ! Ensuite rien ne la séparerait plus d'Arnaud. Elle serait bientôt sa femme... Sa femme ! Le mot seul la faisait défaillir de bonheur...
Cette pensée lui fit chaud au cœur et lui montra soudain la vie sous d'autres couleurs. Elle sourit aux rives fraîches, à Sara qui la regarda avec étonnement, puis envoya à Gauthier la fin de son sourire.
— Quelle belle journée ! dit-elle presque joyeusement.
Mais le grand Normand ne sourit pas. Sourcils froncés, il regardait quelque chose au loin vers l'amont de la rivière.
Ne louez la journée que lorsqu'elle est finie, marmotta-t-il entre ses dents, l'épée que lorsqu'elle a frappé, la f...
— Pourquoi t'arrêtes-tu ? fit Catherine. Qu'allais- tu dire : la femme ?
— En effet, Dame. Mais la fin de ce vieil adage danois ne vous plairait sans doute pas. Au surplus, l'heure n'est pas à la discussion.
Catherine se retourna, suivant la direction de sa main tendue, et retint une exclamation. Au même instant, des cris s'élevèrent sur la rivière. Des femmes surgirent des fourrés et se mirent à courir de toutes leurs forces. C'étaient des lavandières que les hautes herbes avaient cachées jusque-là et qui, maintenant, fuyaient devant un ennemi invisible. Leurs robes de toile bleue, relevées dans la ceinture, montraient leurs jambes nues, roses encore au sortir de l'eau fraîche dans laquelle, sur des pierres, elles avaient foulé le linge, et déjà, dans l'ardeur de la course, les chevelures croulaient sur les épaules, échappées des béguins de toile.
— Mais pourquoi courent-elles ? demanda Catherine.
Personne ne lui répondit. Trois soldats en hoquetons verts venaient d'apparaître, lancés à leur poursuite, au détour d'un chemin forestier. Gauthier, d'un mouvement brusque, fit virer le bateau qui s'enfonça profondément dans la vase et les roseaux de la berge.
— Des Anglais ! souffla-t-il tandis que, déjà, sa main pesait sur le dos de Catherine l'obligeant à s'aplatir au fond de la barque. Cachez-vous... Et vous aussi, jeta-t-il hargneusement à Sara qui avait feint de ne pas l'entendre, vous n'êtes pas assez vieille pour ne pas risquer...
Il n'en dit pas plus. Sara grogna mais se coucha auprès de Catherine. Cependant, le Normand, au lieu de les rejoindre, enjambait le bordage, se coulait dans l'eau sans le moindre clapotis, aussi souplement qu'une loutre qui plonge. Sara releva la tête, le vit dans l'eau jusqu'à !a taille, la main sur sa hache.
— Ah ça !... mais où allez-vous ?
— Voir si je peux quelque chose pour ces femmes. Elles sont normandes comme moi.
— Ouais ! répliqua la tsigane. Et vous croyez qu'on va rester là, nous deux, dans ce trou de musaraigne ? Nagez, je vous suis de loin !
Et aussitôt redressée, la grande femme avait saisi la perche, l'enfonçait dans l'eau et d'une vigoureuse poussée au fond arrachait le bateau à la vase. Gauthier n'avait pas insisté. Il s'était mis à la nage, le fond ne permettant pas de marcher, et se dirigeait rapidement vers une petite crique d'où venaient maintenant des cris aigus et des jurons. Le géant nageait comme un poisson. Son corps puissant fendait l'eau avec la sûreté, la rapidité d'une couleuvre d'eau et Sara avait du mal à le suivre. Agenouillée à l'avant, le cou tendu, Catherine regardait passionnément. Son séjour à Rouen l'avait familiarisée avec les uniformes anglais et elle n'avait même pas peur. Simplement, elle était curieuse de voir ce que son étrange garde du corps allait faire.
Bientôt, la crique fut en vue, une anse d'eau vert sombre sous l'ombrage de grands pins dont les branches s'étendaient, raides et noires, au-dessus de la rivière. Sara abrita la barque dans un buisson de lys d'eau d'où il était possible de voir sans être vu. Les Anglais étaient là, tournant le dos au courant. Quatre hommes qui tentaient de maîtriser deux filles dont les cris d'angoisse emplissaient l'air. L'une d'elles, déjà immobilisée, hurlait sous un gigantesque archer roux qui, d'une main appliquée brutalement sur son visage, lui plaquait la tête au sol et de l'autre arrachait sa robe. Les trois autres étaient occupés à ficeler les mains de sa compagne à deux troncs de pins et riaient si fort que leurs éclats couvraient presque les cris de leur victime.
Catherine vit Gauthier prendre pied à la berge, se dresser dans l'eau, lentement, pour ne pas révéler sa présence. Sa main descendit jusqu'à sa ceinture,
empoigna la hache, fit un geste rapide tandis qu'un véritable hurlement s'arrachait de sa gorge. La hache fila avec un sifflement sinistre et alla se planter juste entre les deux épaules de l'archer roux. Le rugissement de douleur de l'homme et le cri de Gauthier firent retourner les trois autres, mais déjà le géant avait pris pied sur l'herbe courte de la berge et, tirant vivement une dague dissimulée sous sa tunique, faisait face, attendant le choc. D'où elles étaient, les deux femmes pouvaient voir les faces rouges et sauvages des trois soldats. Ils avaient tiré leur glaive et marchaient à petits pas sur l'homme seul, comptant visiblement en avoir raison sans peine. Lui, acculé à la rivière, semblait un sanglier en face des chasseurs. Brusquement, le choc eut lieu. Les soldats, d'un même mouvement, bondirent sur Gauthier l'épée haute, et Sara reprit sa perche.
— S'il a le dessous, nous fuirons aussi vite que nous pourrons, souffla-t-elle.
— Il n'aura pas le dessous, répondit Catherine avec un geste d'impatience. Tiens-toi tranquille ! Regarde !
En effet, le grand Normand, comme un bœuf secoue des mouches, se débarrassait de ses agresseurs avec une rapidité qui tenait du miracle. Il en avait déséquilibré un en l'attirant brusquement à lui, et, profitant de la surprise des deux autres, l'avait vivement poignardé avant de le jeter comme un projectile dans les jambes des deux autres qui, atteints, roulèrent à terre. Gauthier ne perdit pas une seconde. Rapide comme l'éclair, il sauta sur l'un d'eux. De nouveau, la dague disparut dans une gorge. Tout de suite redressé, il voulut s'attaquer au dernier, mais celui-ci n'avait pas demandé son reste. À
peine sur pied, il avait pris la fuite et courait maintenant à travers champs, sautant les talus comme un cabri.
Autour du Normand, il y avait trois cadavres. Le grand archer roux agonisait. Une large tache rouge s'étendait sur sa tunique verte. Mais la fille qu'il tenait ne criait plus. Les mains convulsives de l'Anglais, nouées à sa gorge, achevaient de l'étrangler. En revanche, l'autre était vivante. Toujours attachée, elle attendait calmement qu'on vînt la délivrer. Catherine entendit qu'elle disait quelque chose, mais ne comprit pas le sens des paroles. Gauthier se pencha, coupa les cordes et la femme se redressa. Sa robe avait été tellement malmenée qu'elle pendait, en longues bandes déchirées, autour de ses hanches. Seuls, ses longs cheveux couleur de blé mûr couvraient ses épaules et sa gorge pleine, mais elle semblait n'avoir cure de sa nudité. Stupéfaite, Catherine la vit s'avancer vers le Normand, se glisser contre lui et se hausser sur la pointe des pieds jusqu'à ce que leurs lèvres se touchassent.
— Oh ! fit Sara suffoquée. C'est trop fort !
— Pourquoi ? répondit Catherine. Chacun remercie comme il peut !
— C'est entendu, mais regarde-les... regarde cette fille : elle s'offre, ma parole !
C'était vrai, et Catherine, malgré elle, fronça les sourcils. La fille blonde était belle ; son corps rose avait la pureté, la plénitude d'un marbre et, en voyant les mains de l'homme se poser sur ses hanches, la jeune femme sentit une boule se nouer dans sa gorge. Mais elle s'était méprise sur le geste. Le géant, simplement, écartait de lui celle qu'il avait sauvée, posait un baiser rapide sur le bout de son nez et, sans se retourner, revenait à la rivière dans laquelle, sans une hésitation, il se jeta. Catherine entendit l'appel de celle qu'il avait quittée, vit le geste dérisoire de ses bras pour retenir l'homme.
Mais les bras retombèrent, la paysanne haussa les épaules et disparut bientôt sous le couvert des arbres.
— Allons-y ! fit Sara en lançant le bateau dans le courant.
Quelques secondes plus tard, Gauthier se hissait sur le plat-bord, ruisselant, haletant. Il adressa à Catherine un sourire qui découvrit ses fortes dents blanches.
— Voilà ! c'est fini. Nous pouvons repartir.
Mais la langue de Sara la démangeait. Elle ne pouvait plus retenir ce qu'elle avait envie de dire.
— Bravo ! dit-elle ironiquement. Mais pourquoi donc n'avoir pas accepté le beau cadeau qu'on vous offrait ?
L'homme regardait toujours Catherine et ce fut à elle, qui ne demandait rien, qu'il répondit :
— Pour ne pas vous faire attendre.
— Sinon ? demanda la jeune femme.
— Sinon... pourquoi pas ? Il faut prendre de la vie ce qu'elle offre, quand elle l'offre.
— A merveille ! s'écria Sara outrée. Et les quatre cadavres ne vous auraient pas gênés, j'imagine.
Cette fois, Gauthier Malencontre daigna s'adresser à elle. Il laissa peser sur la bohémienne un regard lourd et grave.
— L'amour est frère de la mort. Dans les temps cruels qui sont les nôtres, ils sont les seules choses qui comptent.
Il avait repris la conduite de l'embarcation et, de nouveau, le bateau glissait sous le treillage vert des arbres. Pendant un long moment, on voyagea en silence. Serrées l'une contre l'autre, à l'avant du bateau, les deux femmes semblaient plongées dans leurs pensées profondes. Mais Catherine voulait encore savoir quelque chose. Elle se retourna.
— Tout à l'heure, dit-elle, quand les Anglais ont sauté sur toi, tu as poussé un cri... on aurait dit un appel, un nom !...
— C'en était un. Les vieux guerriers venus du Nord par la route des cygnes et dont je porte le sang dans mes veines poussaient ce cri au moment du combat.
— Tu n'es pas chevalier pourtant, pas même soldat !... remarqua la jeune femme avec un inconscient dédain qui n'échappa pas-à l'ancien bûcheron.
Mon sang en est-il moins pur ? Les fils des anciens rois de la mer ne sont pas tous dans des châteaux et je sais plus d'un noble dont les ancêtres peinaient sous le fouet des Vikings. Moi je descends d'un grand chef qui se nommait Bjorn-Côtes-de-Fer, ajouta- t-il en frappant du poing sa poitrine qui résonna comme un tambour, et j'ai le droit d'invoquer Odin à l'heure de la bataille !
— Odin ?
— Le dieu des combats ! Je vous ai dit que je n'étais pas chrétien.
Et, pour bien marquer qu'il n'avait pas envie d'en dire davantage, le grand Normand se mit à fredonner. Catherine se détourna. Son regard rencontra celui de Sara. Elles n'échangèrent pas une parole, mais, dans les yeux sombres de son amie, la jeune femme n'avait pas lu, cette fois, la colère ou l'indignation. Rien que de l'étonnement et une sorte d'admiration.
Un martin-pêcheur fila en criant au-dessus d'eux et piqua dans une flaque de soleil. Le bateau continua de glisser en paix.
Quand le jour baissa, Gauthier se mit à la recherche d'un coin pour passer la nuit. Les émotions de la journée avaient rompu les deux femmes et lui-même sentait la lassitude venir. Il finit par découvrir une petite grève non loin d'un moulin en ruine, qu'une véritable vague de végétation couvrait presque complètement.
— Là, dit-il, nous serons à l'abri.
Personne ne répondit tant il semblait normal qu'il prît la direction des opérations. Pourtant, depuis que la lumière s'était mise à décliner, l'humeur de Sara semblait, elle aussi, s'assombrir. Durant toute la dernière heure de navigation, elle avait tenu son regard fixé sur la pointe avant de la barque et n'avait sonné mot. Une fois que l'on eut pris pied sur le sable et que Gauthier les eut quittées pour une rapide reconnaissance autour du moulin ruiné, Catherine en fit l'observation à la gitane.
— Qu'est-ce que tu as ? Pourquoi fais-tu cette mine ?
— Je ne suis pas tranquille, répliqua Sara, et, maintenant que la nuit vient, mon absence de tranquillité n'est pas loin de la peur toute simple.
— Et pourquoi donc ? Que crains-tu ? Avec un homme comme Gauthier, je crois bien que nous ne risquons rien.
Sara haussa nerveusement les épaules et vint s'asseoir-sur le sable auprès de Catherine, ses bras retenant ses jupes autour de ses genoux.
— C'est justement de lui que j'ai peur.
Catherine sursauta et regarda son amie avec stupeur.
— Pour le coup, tu es folle.
— Crois-tu ? riposta Sara avec une violence contenue. Que sais-tu de cet homme, de son passé ? Exactement ce qu'il t'a dit et que tu as cru comme article de foi. Mais s'il était autre ? On dirait bien des choses pour sauver sa peau. Après tout, c'est peut-être lui qui avait massacré, pour les voler, ces malheureux paysans.
— Je ne crois pas ça ! s'écria Catherine violemment.
— Moins haut, veux-tu, il peut revenir et il est inutile de l'exciter. Nous ne sommes pas riches, mais le peu d'or que tu possèdes et nos quelques hardes représentent une fortune pour un homme de cette sorte. Nous sommes livrées à lui comme des agneaux à l'écorcherie. Il peut profiter de la nuit pour nous voler, nous tuer... ou pire encore !
— Pire ? fit Catherine les yeux ronds. Je ne vois pas ce qui pourrait nous arriver de pire que la mort.
— À moi non, mais à toi, si... Tu ne sais pas comme ce sauvage te regarde quand tu ne le vois pas. Moi je l'ai vu, et l'expression de son visage ne m'a pas rassurée. Je n'ai jamais vu le désir aussi clairement exprimé.
Malgré son empire sur elle-même, Catherine se sentit rougir. Peut-être, parce qu'elle se sentait vaguement coupable. En effet, elle n'avait pas été sans surprendre certains regards, mais elle avait refusé d'y ajouter d'importance. Son orgueil se rebellait à l'idée qu'un rustre comme Gauthier pût voir en elle une simple femme. Et si sa voix vibra d'une colère contenue en répondant, c'était moins contre Sara que contre elle- même.
— Et quand cela serait ? Je sais me défendre, Sara, je ne suis plus une enfant.
— Il y a des moments où je me le demande.
Sara eut le dernier mot. Le bruit d'un pas lourd
écrasant des broussailles fit taire les deux femmes. Gauthier revenait. Il ne parut pas s'apercevoir de leur air gêné et alla s'étendre un peu plus loin.
— Tout est tranquille ! dit-il. Mais je vais quand même veiller une partie de la nuit. Vous, la femme noire, je vous réveillerai pour me relayer deux ou trois heures avant le jour...
La « femme noire » faillit se rebiffer, mais une envie de rire fronçait le nez de Catherine, et elle ravala les paroles acerbes. Après tout, le temps n'était pas si éloigné où, pour le cercle pouilleux du roi de Thune, le sinistre chef des cours des miracles parisiennes, elle était Sara-la-Noire. Gauthier avait vu juste.
En silence, on mangea un peu de pain et de fromage, don des religieuses de Louviers, puis les deux femmes s'étendirent sur le sable, enroulées dans leurs manteaux, tandis que Gauthier allait s'asseoir un peu plus loin sur une grosse pierre. De sa place, Catherine pouvait voir sa silhouette accroupie se détachant sur le bleu sombre du ciel, semblable à quelque lion méditatif. Il ne bougeait pas plus qu'une souche ; pourtant la jeune femme sentit un frisson parcourir sa peau. En se rappelant le bref combat de l'après-midi, elle se dit que Sara avait peut-être raison, que l'homme, avec sa force terrible et sa science du combat, pouvait être dangereux. Mais, peu à peu, sa peur s'apaisa. Là-bas, à mi-voix, le Normand chantait. La langue qu'il employait était inconnue de Catherine et elle ne comprenait rien de ce qu'il disait, mais il y avait une sorte de grandeur sauvage et rude dans ce chant dont les couplets s'achevaient comme une plainte.
Elle était si bien envoûtée par la bizarre mélodie que le cri désagréable d'un oiseau nocturne éclatant près d'elle ne rompit pas l'enchantement. D'ailleurs, peu à peu, le sommeil appesantissait ses paupières. Bercée par la chanson monotone du géant, elle rejoignit dans le sommeil Sara, que ses inquiétudes n'empêchaient pas de ronfler avec ardeur. Et la nuit s'écoula sans incident...
Au matin, pourtant, comme ils allaient se remettre en route et que Sara, un peu plus loin, baignait sa figure dans la rivière, Catherine s'approcha de Gauthier.
— Je t'ai entendu chanter, hier soir, mais je n'ai pas compris une parole.
— C'était la langue des vieux Normands, vous ne pouviez pas comprendre. On appelait ce chant la Saga d'Harald le Vaillant.
— Et que disaient ces paroles ?
Gauthier se détourna pour détacher la corde du bateau du tronc où il l'avait nouée, puis, sans regarder Catherine, répondit :
— Elles disent : « Je suis né dans le haut pays, là où retentissent les arcs ; mes vaisseaux sont l'effroi des peuples, j'ai fait craquer leurs quilles sur la cime cachée des écueils, loin de la dernière habitation des hommes ; j'ai creusé de larges sillons dans les mers... et cependant une fille de Russie me dédaigne. »
Quand la voix lente du Normand s'éteignit, Catherine ne répliqua rien. Elle s'enveloppa de son manteau et, les joues en feu, alla s'asseoir au fond du bateau. Décidément, il lui faudrait surveiller plus étroitement les gestes de Gauthier !
Après quatre jours de voyage, un soir, à l'heure où le soleil se couchait dans son lit moiré d'or, les tours de Chartres crevèrent l'horizon de leurs flèches noires. L'Eure, sous le bateau, courait plus gonflée, plus bleue et plus blanche, plus resserrée aussi entre des talus jaillissant de folle végétation qui tranchaient comme une fourrure sur le velours ocre de la grande plaine brûlée. Le grand chemin liquide s'était fait sentier et le voyage au fil de l'eau s'achevait. Sans grand-peine, il faut le dire. La fatigue avait été minime pour les deux femmes et l'on avait mangé à sa faim. La terrible hache de Malencontre savait aussi atteindre le gibier à la course et le forestier connaissait la vie des bois et des champs comme personne.
Sous les murailles brunes de la vieille cité des Carnutes, l'Eure se divisait en plusieurs bras dont l'un se glissait sous les courtines par une voûte fortement grillée pour alimenter les tanneries et les moulins, et l'autre emplissait le large fossé ceinturant la ville. Gauthier tira la barque au sec sur une petite grève de terre brune, à l'à-pic d'une des grosses tours qui défendaient la porte Drouaise.
— Je vais tâcher de la vendre ou de la troquer contre une mule, dit-il tandis que les deux femmes mettaient pied à terre.
Catherine leva la tête, abritant ses yeux de sa main contre la lumière violente, pour regarder, brillantes et pointues sur le bleu dur du ciel, les poivrières d'ardoise et aussi, accrochée à la muraille au-dessus de la herse de vieux chêne noirci, la statue dorée de la Vierge, son enfant dans les bras. Mais, plus haut encore, sur le mur, claquait l'étendard rouge où rampaient les léopards d'Angleterre. D'un geste de la tête, elle désigna la grande étoffe pourpre et or à son compagnon.
— Que faisons-nous ? La ville est anglaise, mais nous avons besoin de manger... de nous reposer un peu, de trouver des montures. Je sais bien que nous n'avons guère d'apparence, mais nous n'avons pas non plus de sauf-conduit.
Mais le grand Normand ne l'écoutait pas. Un gros pli creusé entre ses sourcils couleur de paille, les prunelles rétrécies, il examinait attentivement la muraille et, d'instant en instant, son expression se faisait plus grave. Tellement que la jeune femme prit peur. Depuis le début de leur voyage, elle avait appris à respecter les avis autant que la force, l'adresse et la rapidité de décision de cet étrange garçon qu'elle s'était attaché, mais sans cesser de le surveiller.
— Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle, baissant instinctivement la voix.
— Rien, apparemment. Mais ce silence étrange, ces murailles vides, cette porte sans gardes. On dirait que la ville est abandonnée. Et, regardez !
Sa main se tendait vers le sommet de la colline, vers le jet de pierre, formidable et pur de la cathédrale aux tours jumelles auprès duquel se tassait, comme un gros chien, le donjon carré du vieux château comtal. Plantée entre les merlons usés du couronnement, une étamine noire s'agitait, sinistre, au bout de sa hampe.
— Quelqu'un est mort, dit Sara qui les avait rejoints. Quelqu'un d'important.
Gauthier ne répondit pas. Il marchait déjà, à grands pas, vers le pont-levis. Les deux femmes le suivirent. Ils atteignirent le pont, le franchirent et, devant eux, grimpant vers le palais épiscopal, la vieille rue Porte- Drouaise s'étendit, avec ses gros pavés inégaux, ses enseignes de fer découpé peintes de couleurs vives, ses maisons de bois penchées et comme agenouillées sous le poids des grands toits bruns, mais vide... d'un vide tragique et inquiétant.
Les trois voyageurs s'avancèrent, plus lentement. Cette rue privée de vie les impressionnait malgré eux et ils marchaient presque sur la pointe des pieds. Toutes les portes étaient fermées, tous les volets clos, aucune forme humaine ne se montrait, même les deux auberges semblaient abandonnées. À mi-chemin de la pente, près d'un puits qui arrondissait sa margelle moussue sous trois volutes de fer forgé, on voyait mieux encore : deux portes enclouées, barrées de fortes planches que de gros clous maintenaient de chaque côté. Ces deux portes firent pâlir en même temps Sara et Gauthier tandis que Catherine les contemplait sans comprendre.
Soudain, le silence se peupla. De quelque part sur la colline, sanctifiée par les pèlerinages de dix siècles, jaillit un chant religieux psalmodié par des voix rudes et profondes, des moines sans doute, qui marchaient en procession car le chant voyageait. Ce fut Catherine la première qui l'identifia.
— Le Dies lrae... fit-elle d'une voix qui s'étranglait.
— Continuons, fit Gauthier entre ses dents, il faut savoir !
Un peu plus haut, la rue faisait un coude marqué par l'enseigne, ornée de trois étriers et d'une mollette, d'un maître éperonner. De ce coin, la vue portait jusqu'au palais épiscopal devant lequel il se passait quelque chose d'insolite.
Quelques soldats en cuirasses et chapeaux de fer, armés de longues piques, étaient occupés à attiser un bûcher qui dégageait une fumée épaisse et noire. Ces soldats avaient le bas du visage masqué d'un linge. Auprès d'eux, surveillant leur travail, se tenait un personnage bizarre, tout vêtu de cuir et dont la tête ornée d'un masque à long bec pointu semblait celle d'un oiseau.
L'homme au bec d'oiseau, qui n'était rien d'autre qu'un médecin, tenait d'une main une baguette de coudrier et de l'autre un sac de toile. Il en tirait de grosses poignées d'une poudre verdâtre qu'il jetait dans les flammes. La fumée de cette poudre avait une odeur piquante, aromatique, qui luttait contre l'odeur atroce du bûcher dans lequel plusieurs cadavres entassés se consumaient. D'autres corps gisaient sur la place, attendant leur tour. Des prisonniers enchaînés et masqués comme les soldats, des ribauds en guenilles les apportaient et, de temps en temps, en jetaient un dans les flammes. Le bûcher venait d'être allumé, sans doute, et crachait d'épaisses volutes noires, écœurantes.
Mais le spectacle fit dresser les cheveux sur la tête des trois arrivants. Ils avaient compris pourquoi la ville était déserte, pourquoi les murailles étaient vides, pourquoi les portes n'étaient pas gardées et pourquoi un drapeau noir flottait sur le palais des anciens comtes de Chartres : la pire des calamités s'était abattue sur la cité de Dieu. La mort noire régnait dans les rues. Chartres avait la peste !
D'une maison-Dieu toute proche, transformée en lazaret, une nouvelle troupe de ribauds sortait, traînant au bout de crochets des corps gonflés et noircis par le terrible mal. Cette vue emporta ce qui restait du courage de Catherine. La panique lui serra le ventre, mais galvanisa ses jambes. Tournant les talons, avec un cri de terreur, elle se mit à courir vers la porte Drouaise, retroussant sa robe à deux mains, aiguillonnée par une peur qui la dépassait, la jetait en avant, sourde, aveugle à tout, en proie à l'idée fixe d'échapper à cette enceinte, à ces murs qui retenaient prisonnier le mal mortel. Sortir, sortir vite, retrouver l'herbe verte, l'eau claire, un soleil que la fumée ne fit pas noir ! Derrière elle, Sara et Gauthier faisaient de leur mieux pour la rejoindre, butant comme elle aux pavés que la rivière, seule, avait arrondis.
Mais la lumière dorée qui, tout à l'heure, passait sous l'arc de pierre bruni et ciré par le temps, avait été chassée. A la place, bouchant le chemin de l'espace libre, apparaissait le bois rugueux du pont relevé. Et la course éperdue de Catherine vint se briser sur la herse baissée aux barreaux de laquelle elle accrocha ses mains tremblantes, appuya son visage en pleurs.
— La porte ! hoqueta-t-elle, ils ont fermé la porte !
A ses cris, un soldat au visage invisible sortit du
corps de garde bien clos, vint à elle et tenta de l'arracher de la grille.
— Défendu de sortir ! Ordre du gouverneur ! Plus personne ! Ordre aussi de l'évêque, sire Jean de Fétigny Il s'exprimait lentement, cherchant ses mots, gêné par son accent d'outre-manche. Mais Catherine exaspérée tenta de secouer la herse, écorchant ses mains aux ais de bois qui la formaient.
— Mais je veux sortir ! Je vous dis que je veux sortir ! Je ne veux pas rester là... Je ne veux pas !
— Il faut pourtant, fit le soldat patiemment. Le gouverneur l'a dit : plus personne, sous peine de la corde !
Gauthier et Sara avaient rejoint Catherine et la tsigane détacha doucement Catherine et l'enveloppa de ses bras. Le géant réfléchissait en caressant son menton orné d'un épais chaume rougeoyant car, bien entendu, ce menton n'avait pas vu le rasoir depuis la maison du jardinier.
— Qu'allons-nous faire ? demanda Sara.
— Chercher un moyen d'en sortir, répondit-il en haussant les épaules. Je n'ai pas envie d'attendre que la mort noire fasse de moi un cadavre pourrissant qu'on jettera au feu avec un croc de boucher. Et vous ?
— Cette question ! fit Sara avec un regard meurtrier. Mais comment sortir ?
— Il faut y réfléchir, répliqua Gauthier en assurant sur son épaule lé ballot dans lequel se trouvait la plus grande partie des possessions des deux femmes.
Sara, elle, portait un autre paquet, plus petit, qui contenait un peu de linge. L'or que l'on possédait était dans une poche cousue à l'envers de la chemise de Catherine. De sa main libre, le géant saisit le bras de Catherine pour l'aider à marcher.
— Venez ! Et ne pleurez plus, dame Catherine. Je trouverai bien un trou dans ces murailles pour vous faire quitter la ville. Pour l'instant, il faut manger, car vous ne tiendrez pas longtemps sans nourriture, vous reposer quelque part et puis attendre la nuit. Pendant ce temps, je ferai le tour des remparts.
La jeune femme se laissa emmener sans résistance. On remonta la rue en pente où la fumée âcre se faisait de plus en plus dense et, bientôt, on retrouva le médecin masqué qui poursuivait sa funèbre besogne. En les voyant approcher, celui-ci eut un geste de protestation.
— Allez-vous-en ! Que faites-vous dans la rue ? Rentrez !
— Où ? fit Gauthier. Nous ne sommes pas d'ici. Nous venions juste d'entrer dans la ville pour trouver de quoi.
Manger, et, maintenant, les portes sont fermées, personne ne peut plus sortir.
De sous le masque aux gros yeux de verre, la voix du moine-médecin leur parvint, assourdie mais irritée :
— Vous ne pouvez rester là. Je vais vous indiquer un refuge... Ici, nous sommes à la limite du cloître Notre-Dame.
Cette porte mène aux maisons des chanoines, fit-il, désignant l'ogive de pierre qui enjambait la ruelle. Au-delà, à main droite, vous verrez une longue maison avec des pilastres de pierre sous un haut toit d'ardoises. C'est le Loens.
— La Grange-aux-Dîmes, coupa Gauthier.
— Tu es normand, l'ami. Ce mot-là est venu de la mer avec les bateaux-serpents.
— Je suis normand, affirma l'autre avec orgueil. Je parle encore le vieux langage.
— C'est bien. Allez au Loens !... Les pauvres de la ville, qui n'ont plus le loisir d'aller chercher leur pitance dans la campagne interdite ou dans les riches maisons barricadées sur leur terreur, s'y réunissent et les moines de Saint-Pierre leur portent à manger. Peu de chose, hélas, car les réserves sont épuisées et la Grange est vide. Mais dites au frère Jérôme qui dirige la distribution que frère Thomas vous envoie. Quand vous aurez mangé, allez vous joindre à ceux qui, dans la cathédrale, prient nuit et jour Notre Sauveur de détourner de nous le terrible fléau.
Silencieusement, les trois compagnons suivirent le chemin qu'on leur avait indiqué. Catherine se sentait la tête vide, le corps mou, la volonté absente. Cette ville lui faisait l'effet d'un énorme piège étroitement refermé sur elle. Appuyée au bras de Sara, elle avançait en traînant les pieds, incroyablement lasse tout à coup.
Quand vous aurez mangé, ça ira mieux ! grommela Gauthier. J'ai remarqué que, dans les grandes contrariétés, il faut manger. Ça remonte !
Ils trouvèrent sans peine la Grange-aux-Dîmes. Elle était pleine de monde. Une humanité misérable et grise s'y pressait autour de la robe blanche d'un grand moine maigre qui distribuait du pain. La lumière incertaine d'une torche jouait sur son crâne tonsuré, sur les méplats parcheminés de son visage austère. Gauthier se fraya un chemin jusqu'à lui, laissant les deux femmes près de la porte.
— Frère Thomas nous envoie, dit-il. Nous sommes trois, nous passions et la ville s'est refermée sur nous. Et nous avons faim !
Dans une corbeille, le moine prit trois morceaux de pain noir, les tendit au Normand.
— Mangez ! dit-il.
Puis, soulevant une lourde cruche d'eau, il en emplit un pichet qu'il offrit : « Buvez ! » Ensuite, il se détourna vers d'autres qui imploraient. Les trois réfugiés s'assirent pour manger, à même le sol de terre battue. Catherine dévora son pain à belles dents, but une grande rasade d'eau claire et se sentit mieux. Il n'y avait plus ce creux ni ces tiraillements dans son estomac. Les forces revenaient, animant chaque fibre de son corps sain et vigoureux. Sara, assise près d'elle, somnolait déjà. Elle avait mangé trop vite, en affamée, et, envahie d'une torpeur, laissait dodeliner sa tête. Quant à Gauthier, installé un peu plus loin auprès d'un maigre personnage dont la silhouette se drapait d'oripeaux d'un rouge passé, il mangeait méthodiquement, lentement, en homme pour lequel chaque bouchée compte. De temps en temps, il échangeait quelques mots avec son voisin.
— De sa place, Catherine pouvait entendre chacune dé leurs paroles. Le gigantesque Normand semblait fasciner l'homme en rouge qui le regardait avec une admiration non déguisée. Au début, Gauthier n'avait répondu à ses questions que mollement, mais, tout à coup, l'homme avait dit : Je ne t'ai jamais vu dans la ville. D'où viens- tu ? Moi, je suis de Chazay, un village près d'ici.
Gauthier, alors, avait paru secouer sa nonchalance. Il avait regardé son compagnon avec un intérêt subit.
— De Chazay ? Près de Saint-Aubin-des-Bois ?
— Tu connais ?
— Moi, non ! Mais, là-bas, en Normandie, j'ai connu une fillette. Elle venait de ton pays. Les Anglais l'avaient prise au moment du sac du village parce qu'elle était jolie. Depuis, elle les suivait avec les autres ribaudes, mais elle avait peur, tellement peur qu'elle avait fini par devenir un peu folle. Elle voulait retourner chez elle, c'était une idée fixe... Une nuit, elle a tenté de s'échapper. Elle voulait fuir dans les bois, mais un archer a tiré sur elle. Je l'ai trouvée à l'aube, au pied d'un gros chêne, une flèche dans l'épaule. Bien sûr, je l'ai emportée dans ma cabane et j'ai essayé de la soigner, mais c'était trop tard. Elle est morte dans mes bras, la nuit suivante. Elle s'appelait Colombe... Pauvrette ! Durant tout ce jour d'agonie, tant qu'il est demeuré au ciel un rayon de lumière, elle m'a parlé de Chazay... « Quelques maisons sous un grand ciel vide, disait-elle, et rien autour, rien qu'une grande plaine qui n'en finit pas. »
— Il n'y a plus, à cette heure, que la plaine et le ciel vide, murmura l'homme rouge avec amertume ; et aussi quelques murs noircis. Les Anglais ont brûlé ce minuscule village qui osait demeurer fidèle au roi Charles et qui disait que Jehanne la Pucelle était sainte. Mes parents sont morts dans l'incendie, mais je sais que le village renaîtra et qu'un jour j'y retournerai.
Catherine avait écouté avec une attention croissante. Depuis leur départ de Louviers, elle s'était posé une foule de questions sur la vie passée de Gauthier. Le mince épisode qu'il venait de conter levait un petit coin du voile dont s'enveloppait son étrange personnalité et renforçait la sympathie instinctive qu'il lui inspirait. Elle devinait en lui une noblesse naturelle, une vraie générosité. Il en avait donné la preuve en volant au secours des lavandières et, maintenant, elle l'imaginait assez bien soignant de son mieux la fillette moribonde, adoucissant ses derniers instants. Sara pouvait dire ce qu'elle voulait ; l'homme était bizarre, bien sûr. Cela ne l'empêchait pas, cependant, d'être attachant.
Mais la chaleur du jour se faisait sentir lourdement maintenant que le soleil approchait du zénith. Malgré l'épaisseur des voûtes, il faisait étouffant sous les vieilles arches du Loens. Tous ces corps en mouvement soulevaient une poussière, dorée dans les rais du soleil, mais qui montait à la gorge. Ils dégageaient aussi une insupportable odeur de crasse, de sueur et d'immondices, mais la peur les tenait plus fort encore que le dégoût et l'étouffement. Sans doute pensaient- ils que hors de cet asile où évoluaient les hommes de Dieu la mort les guettait, embusquée dans chacune des ruelles incendiées de soleil.
Catherine, si elle craignait aussi la peste, trouva bientôt intolérable cette senteur d'humanité surchauffée. Elle étouffait et, comme les moines, la distribution terminée, se retiraient, qu'un peu partout des ronflements se faisaient entendre, elle se leva. Le regard attentif de Gauthier la rattrapa comme elle allait franchir le seuil. Elle lui sourit.
— J'étouffe, chuchota-t-elle. Je vais respirer un peu au-dehors.
Rassuré, il reprit sa conversation avec le grand homme maigre. Sara dormait profondément, chassant parfois, d'un geste instinctif, une mouche qui s'obstinait à se poser sur son nez.
Au-dehors, la chaleur enveloppa Catherine comme un manteau, plus pesante encore que dans le Loens. Elle tombait d'aplomb du ciel incandescent, mais, du moins, il y avait un peu d'air et cela ne sentait pas mauvais.
Dans la rue, Catherine fit quelques pas, prenant bien soin de demeurer à l'ombre des auvents et des toits. Elle s'assit sur un montoir à chevaux à la porte close d'un drapier et respira profondément plusieurs fois de suite. L'avancée du grand toit s'interposait entre sa tête et le ciel presque blanc à force de lumière. Peut- être se fût-elle endormie, le dos à la pierre chaude du mur, si quelque chose n'avait attiré son attention. Là- bas, au coin de la rue, à quelques pas, un homme faisait des signes d'appel dans sa direction.
Elle se redressa, tendit le cou, regarda autour d'elle. Mais l'homme continuait à gesticuler. C'était bien à elle, apparemment, qu'il s'adressait. Il était posté au coin de la ruelle, sous une statue de la Vierge. D'un doigt posé sur sa poitrine, Catherine l'interrogea. L'homme secoua la tête de haut en bas, énergique- ment. Intriguée, la jeune femme se leva et marcha jusqu'à l'inconnu, un petit bonhomme grimaçant et loqueteux, sale à faire peur de surcroît. Ses bras et ses jambes, noirs de poussière collée, sortaient de vêtements informes qui montraient la peau par de nombreux trous. Il grimaça un sourire quand la jeune femme s'approcha.
— C'est à moi que vous en avez ? demanda celle- ci. Que me voulez-vous ?
Le sourire de l'homme s'accentua.
— J'ai entendu, tout à l'heure, quand vous parliez à frère Thomas. Je sais que vous cherchez à quitter la ville. Je crois que je peux vous y aider.
— C'est dangereux. Pourquoi feriez-vous cela ?
— Peut-être bien que vous auriez un peu d'argent pour un malheureux ? Voilà au moins deux ans que je n'ai pas vu un denier d'argent.
— Dans ce cas, attendez un moment, je vais prévenir mes compagnons...
Mais l'homme la retint par le bras.
— Non. Je risque gros en vous montrant ça, je vous indiquerai comment faire et ensuite vous viendrez chercher vos compagnons. D'ailleurs, vaudrait mieux attendre la nuit !
Catherine hésita. Il lui répugnait de s'éloigner de Gauthier et de Sara, mais, d'autre part, l'homme avait raison. Trop de monde pourrait attirer l'attention. enfin, s'il y avait une chance de s'évader, c'était folie de la négliger. Avec un regard en arrière, elle dit :
— C'est loin ?
— Non... Tout près. La muraille est proche. Venez !
Il avait saisi la main de Catherine dans sa griffe noire en l'entraînant, irrésistiblement. Elle avait trop hâte de poursuivre son voyage ; elle le suivit. Il tourna dans une ruelle tout juste assez large pour le passage d'une personne. C'était une impasse aboutissant à un amas informe de masures derrière lesquelles s'élevait le haut mur gris de la courtine nord. Le guide de Catherine se dirigeait droit vers les masures, mais, comme il se courbait déjà pour passer sous une porte basse, elle résista, d'instinct. Il la regarda, les yeux plissés, eut de nouveau son bizarre sourire.
— Si l'issue se trouvait au milieu de la rue, grommela-t-il, il y a longtemps que les soldats l'auraient bouchée ! Venez.
Il faut entrer là...
Catherine songea que, sans doute, il s'agissait de quelque cave passant sous la muraille et communiquant avec les champs.
Elle se décida, baissa la tête et s'engagea dans un étroit boyau gluant et noir qui ne méritait que très peu le nom de couloir. Cela semblait s'enfoncer dans la terre, mais, au bout, la jeune femme distingua une porte de planches mal jointes.
L'homme poussa cette porte, tirant Catherine après lui avec une soudaine violence. La porte claqua derrière eux en même temps que l'homme s'écriait, triomphalement :
— J'ai tenu ma promesse, les gars ! Regardez ce que je vous amène.
À peine Catherine eut-elle jeté un coup d'œil sur l'endroit où elle se trouvait que la peur s'empara d'elle. Son guide l'avait menée dans une cave parcimonieusement éclairée par un soupirail et là, couchés ou assis, il y avait une vingtaine d'hommes en guenilles. La jeune femme, terrifiée, entendit des rires horribles, des grondements de joie, vit se lever vers elle des faces de loups humains où brasillaient des yeux luisants. Un instant, la colère de s'être laissé entraîner dans un guet-apens surmonta sa peur. Elle se retourna vers l'homme qui l'avait amenée.
— Qu'est-ce que cela ? Où m'avez-vous conduite ?
L'autre ricana. Il n'avait pas lâché sa main, qu'il
tenait avec une force étonnante chez un être aussi chétif.
— Chez de braves garçons qui n'ont pas touché une femme depuis bien longtemps. On nous a sortis des prisons pour brûler les cadavres et on nous a donné cette cave pour nous y reposer pendant la grosse chaleur. On a eu du vin et du pain, mais on n'a pas eu de filles ! Celles qu'on pouvait avoir sont mortes ou malades, à moins qu'elles ne soient cachées.
Une sorte de monstre à la face couturée, cahotant sur des jambes inégales, s'était approché d'eux tandis que les autres se levaient et faisaient cercle.
— Elle est belle, croassa-t-il d'une horrible voix grinçante, mais où l'as-tu trouvée, la Fouine ? Tu sais ce qu'on risque à prendre une femme de la ville ?
— Justement. Elle n'est pas de la ville. Elle venait d'arriver quand le gouverneur a fait fermer les portes. On ne risque rien. C'est pour ça que je l'avais repérée, tout à l'heure, près du bûcher. Je l'ai guettée au Loens. Et regarde ça, si c'est une belle fille !
— Un morceau de roi ! apprécia le bancal. Tu as bien mérité ton quartier de viande, la Fouine...
Catherine voulut reculer quand la main noire du bancal la prit au menton, mais elle se heurta à deux autres bandits qui se tenaient derrière elle. Dans un éclair, elle avait compris, elle était tombée aux mains des ribauds, ces hommes terrifiants qu'elle avait vus tout à l'heure, sur la place, traînant les cadavres au bout de leurs crocs de fer. Une terreur animale la submergea soudain, la vidant momentanément de ses forces. Ses jambes tremblaient sous elle. Il lui semblait que le cercle infernal se resserrait. Ses oreilles étaient pleines des souffles courts de ces hommes sur les faces crasseuses desquels elle pouvait lire une révoltante concupiscence.
La main du bancal s'attardait sur sa joue tandis que des mains invisibles immobilisaient ses bras. L'homme s'approcha, si près qu'elle reçut en plein visage son odeur de pourriture. La jeune femme tremblait de rage, de honte et de dégoût tandis que, posément, il ouvrait sa gorgerette, défaisait les lacets de sa robe. Les ribauds, les yeux écarquillés, regardaient, retenant leur souffle, comme des fidèles devant l'officiant de quelque étrange rite. Mais quand, dans la lumière pauvre de la cave, jaillirent les épaules rondes, la gorge ferme de la jeune femme, quand sa peau satinée se mit à luire doucement, ce fut comme un signal. Tous en même temps, ils se déchaînèrent. Catherine, révulsée de dégoût, sentit que des mains innombrables la dépouillaient du reste de ses vêtements, parcouraient son corps. Ils s'écrasaient les uns les autres, à qui la toucherait. Mais la voix du bancal grinça :
— Chacun son tour ! Il y en aura pour tout le monde. Mais c'est moi le chef, c'est à moi de passer le premier.
Maintenez-la !
En un clin d'œil, Catherine fut étendue à terre sur une litière de paille pourrie, maintenue par les poignets et par les chevilles. La terreur l'avait un instant rendue muette, mais, tout à coup, elle eut un sursaut d'énergie et retrouva la voix. Se tordant entre les mains qui la tenaient, elle cria :
— Vous n'avez pas le droit... Laissez-moi ! Au sec...
Une main brutale s'abattit sur sa bouche. Elle la mordit. L'homme jura, la gifla si fort qu'elle faillit perdre connaissance, mais, avant qu'il ait pu de nouveau lui fermer la bouche, elle avait hurlé, de toutes ses forces. La main, cependant, l'écrasait de nouveau. Elle étouffait sous la paume sale, souhaitant éperdu- ment perdre conscience. Révulsée d'horreur, elle dut se laisser palper par le bancal et subir les commentai res de ses compagnons. Des larmes brûlantes roulèrent sur ses joues. L'idée d'être violée par ces monstres la submergeait d'horreur. Mais, tout à coup, elle eut la sensation de se trouver brusquement en pleine tempête. Le cercle infernal avait éclaté comme par enchantement et des formes confuses s'agitaient. Il y avait des cris de douleur, des gémissements et quelque chose qui grondait, comme le tonnerre. Une voix explosa au-dessus de la tête de Catherine.
— Tas d'ordures ! Je vais vous faire passer l'envie de recommencer.
Catherine avait subi un tel choc qu'elle fut à peine surprise en reconnaissant Gauthier. Il était tombé comme un quartier de roc sur les truands et, maintenant, il faisait de la bonne besogne. Les poings énormes du géant frappaient sans relâche, écrasant un visage, faisant sauter des dents, envoyant un corps s'aplatir contre les pierres du mur. Étendue à terre, et sans plus de forces qu'un enfant nouveau-né, Catherine pensait qu'il avait assez l'air d'un moissonneur dans un champ de blé.
Elle avait aussi conscience d'une longue silhouette rougeâtre qui, près de la porte, empoignait méthodiquement, l'une après l'autre, les victimes du Normand et les jetait dehors. Bientôt, Gauthier n'eut plus comme adversaire que le bancal.
L'homme était peut-être moins fort, mais il était certainement hargneux. Il tentait de sauter à la figure du Normand pour lui crever les yeux. Mais le géant leva une jambe. Son pied partit comme une catapulte, atteignit le bancal en pleine figure avec tant de violence que Catherine entendit craquer les os. Le ribaud, la figure en bouillie, s'écroula dans un coin et ne bougea plus. Il était mort.
Jetant les yeux autour d'elle, Catherine vit que la cave était vide, qu'il n'y avait plus que Gauthier. Elle prit alors conscience de sa nudité, chercha ses vêtements autour d'elle, les aperçut dans un coin et voulut se lever, mais déjà le Normand s'était agenouillé auprès d'elle. Sa poitrine faisait le bruit d'un soufflet de forge, mais ce n'était pas uniquement à cause de l'effort qu'il avait fourni. Les yeux pâles dévoraient le corps de la jeune femme avec une expression tellement affamée que la peur lui revint. Son défenseur la regardait presque de la même façon que, tout à l'heure, les bêtes humaines qu'il venait de mettre en fuite. Elle tendit vers lui une main tremblante qui repoussait, mais il ne bougeait pas plus qu'une pierre. Il n'avait plus l'air vivant tout à coup et, ainsi agenouillé, il semblait si formidable que le désespoir envahit Catherine. Les mises en garde de Sara lui revinrent et, intérieurement, elle se traita de sotte. Elle ne connaissait pas cet homme, après tout, et, maintenant, elle était en son pouvoir. Dans un instant, il assouvirait sur elle ce désir qu'elle voyait si clairement sur son visage contracté. Et sa défense ne servirait à rien contre une telle force.
Et puis, elle était trop fatiguée pour lutter. Avec un petit gémissement, elle se laissa retomber à terre, attendant ce qui allait suivre. Le contact d'une main sur sa hanche lui restitua l'instinct combatif. C'était une main timide, hésitante, étrangement douce malgré ses callosités, et Catherine sentit qu'elle faisait naître en elle un trouble bizarre. Pourtant, elle gémit, d'une voix qu'elle ne reconnut pas pour sienne :
— Non !... Je t'en prie, Gauthier ! Non...
Instantanément, la main se retira. Le Normand eut un frisson qui secoua ses larges épaules. Il tourna la tête, regarda Catherine avec des yeux qui, peu à peu, revenaient à la conscience. Elle y vit passer un regret, mais, déjà, il s'était courbé jusqu'à terre, avait pris dans ses mains les pieds nus de la jeune femme et y posait ses lèvres, dévotement.
— Pardon ! murmura-t-il.
L'instant suivant, il était debout, redevenu complètement lui-même.
— Je vais vous donner vos vêtements, dame Catherine, dit-il de sa voix la plus naturelle. Et puis, j'attendrai dehors que vous soyez prête.
Il lui jeta ses affaires, sans douceur, et sortit sans se retourner, rejoignant à la porte la silhouette rouge qui y reparaissait.
— Viens ! dit-il. Laissons-la.
En un tournemain, Catherine fut prête. Elle retrouva, dehors, les deux hommes et reconnut dans le compagnon de Gauthier l'homme aux guenilles rouges du Loens. Sous leur regard, elle se sentit gênée.
— Je voudrais de l'eau, murmura-t-elle. Je me sens si sale, si souillée.
Ce fut l'homme rouge qui lui répondit. Il se mit à rire, d'un rire un peu niais mais qui n'était pas désagréable.
— De l'eau, ma belle dame, vous en aurez tout à l'heure plus que votre content. Et puis, ce qui vous est arrivé peut arriver à n'importe quelle jolie femme, dans notre aimable siècle. L'important était que nous soyons arrivés à temps.
— Comment m'avez-vous retrouvée ?
— C'est grâce à lui, intervint Gauthier. Quand on ne vous a plus vue, il a eu des soupçons. Il paraît qu'une histoire de ce genre est arrivée, il y a huit jours, à une bergère réfugiée...
— Il m'avait bien semblé reconnaître la Fouine, coupa l'homme rouge. Il n'en est pas à son coup d'essai. Les ribauds font un peu ce qu'ils veulent par ces temps de misère. Et puis, on vous a entendue crier.
Le nouvel ami de Gauthier n'avait pas l'air d'attacher d'importance ni à ce qu'il disait, ni à ce qui venait de se passer. Il avait arraché, à l'anfractuosité d'un mur, une fleur de giroflée et la mâchonnait distraitement tout en marchant.
— Qu'allons-nous faire ? demanda Catherine.
— Réveiller Sara, répondit Gauthier. Et puis vous irez attendre la nuit dans la cathédrale avec elle.
— Et toi ?
— Moi ? D'abord, je n'ai rien à faire dans une église, ensuite, je vais aller voir avec Anselme l'Argotier s'il est possible de sortir de cette maudite cité.
— Ah ? fit Catherine avec rancune. Lui aussi, il connaît une issue, ou du moins il le dit...
Anselme ne parut pas se formaliser du ton agressif de la jeune femme. Il lui sourit avec beaucoup d'urbanité et inclina, avec la grâce d'un page, sa silhouette dégingandée.
— Oui, dit-il aimablement. Seulement, moi, c'est vrai !
De cet après-midi passé sous les nobles voûtes de la cathédrale, Catherine devait conserver un souvenir vivace et cependant voilé de brume comme en laissent les rêves du petit matin. Le choc émotionnel que lui avait donné la récente épreuve subie l'avait rendue plus vulnérable, plus sensible au contraste saisissant entre le moutonnement grisâtre et misérable de la foule entassée au pied du grand jubé et la gloire triomphante des hautes verrières dont les rayons du soleil faisaient chanter si haut les bleus et les pourpres. Ils étaient nombreux ceux qui, en une incessante imploration, suppliaient le Ciel de les épargner et d'accorder merci à leur cité menacée. Certains, pour être mieux protégés du fléau, campaient dans l'église, comme cela se faisait au temps du grand pèlerinage. La chose était possible car la cathédrale, contrairement aux autres églises, ne comportait aucun tombeau. Vouée à Notre- Dame en sa glorieuse assomption, protégée de la mort, elle ne devait être souillée d'aucun cadavre.
Après les horreurs de la cave aux ribauds, Catherine trouva douceur et réconfort à contempler tant de beauté. Elle pria longtemps avant de s'asseoir dans un coin, pour attendre la nuit, implorant Dieu de lui rendre bien vite Arnaud. De la crypte, où les malades s'entassaient autour du puits miraculeux et dont la porte était barricadée, montaient des gémissements, des plaintes. Et, cependant, la jeune femme, vaincue par ses émotions, finit par trouver le sommeil. Elle rêva qu'elle se trouvait seule, sur une route nue et inondée de soleil. La route était rouge comme un fer passé au feu, mais elle s'y jetait à corps perdu parce que, loin devant elle, cheminait la silhouette d'Arnaud. Il portait -son armure noire et marchait d'un pas qui semblait lent et régulier. Pour le rattraper Catherine courait, courait, mais, inexorablement, le chemin s'allongeait toujours, la silhouette diminuait, diminuait. Catherine essayait de crier, mais sa voix ne pouvait franchir ses lèvres...
Elle s'éveilla en sursaut, vit qu'il faisait nuit maintenant, mais que des centaines de cierges brûlaient devant l'autel qu'ils enveloppaient d'une gloire dorée. Là-haut, dans la tribune, des voix profondes chantaient le Miserere. La foule reprenait en chœur. Sara, qui priait auprès de Catherine, tourna les yeux vers elle. Mais son regard franchit la tête de la jeune femme et brilla soudain. Elle se leva.