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— Vous êtes en mon pouvoir. Je suis encore très bon de vous accorder cette chance. Je vous rappelle que je pourrais brancher haut et court votre ribaud... et vous livrer vous-même aux gens du Roi.
— Ne confondez pas ; aux gens de messire de La Trémoille ! Je ne crains rien des gens du roi Charles.
À son tour, Gilles s'était levé. Son visage était convulsé de fureur et sa main, sur la table, cherchait un couteau.
— Vous changerez sans doute d'avis avant longtemps, belle dame ! Quant à moi, ma décision est formelle. Ce Gauthier jouera sa vie demain devant mes limiers. Si vous refusez, je le ferai pendre dès ce soir. Quant à votre sorcière, elle peut remercier Satan, son maître, que j'aie à savoir d'elle certaines choses car, sans cela, elle serait déjà liée à quelque bon poteau avec des fagots autour d'elle. J'ai besoin d'elle, je la garde ! Plus tard, je verrai à décider de son sort.
Les dents serrées, pâle de colère, Catherine toisa le sire de Rais. Sa voix sonna avec une incroyable dureté tandis qu'elle lui lançait :
— Et vous osez porter les éperons d'or de chevalier ? Et vous osez vous dire maréchal de France, porter les fleurs de lys dans vos armes ? Mais le dernier de vos valets a plus de loyauté et d'honneur que vous ! Pendez, brûlez mes gens, faites-moi tuer, moi aussi, après avoir livré à votre cousin votre compagnon d'armes, Arnaud de Montsalvy. Ma dernière parole sera pour prendre le ciel à témoin que Gilles de Rais est un traître et un félon !
Au milieu de l'énorme silence qui s'était abattu sur la grande salle où les valets mêmes retenaient leur souffle, elle saisit sur la table la grande coupe d'or de Gilles, pleine de vin, et la lui jeta au visage.
— Buvez, monsieur le maréchal, ceci est le sang des faibles !
Dédaignant la rumeur scandalisée que son geste avait soulevée, Catherine tourna le dos et, tête haute, le voile rouge de son hennin voltigeant derrière elle comme une oriflamme au combat, elle sortit de la salle. Lentement, Gilles de Rais essuya du revers de la main les gouttes rouges qui coulaient sur son visage et jusque dans sa barbe aux reflets bleus.
A peine hors de la salle, Catherine s'arrêta un instant pour respirer profondément deux ou trois fois. De si violentes émotions étaient mauvaises pour son état et elle étouffait dans sa robe. Un peu calmée, elle se dirigea lentement vers l'escalier pour regagner sa chambre. Elle avait déjà monté quelques marches quand un bruit de course retentit derrière elle. L'instant suivant, elle se plaquait contre le mur de pierre avec un cri de frayeur. Le visage convulsé de fureur, Gilles de Rais venait de bondir sur elle et l'empoignait à la gorge si brutalement qu'elle ne put retenir un gémissement. Ses doigts durs lui faisaient mal... Il s'en aperçut sans doute car il serra plus fort.
Ecoutez-moi bien, Catherine ! Ne recommencez jamais ce que vous venez de faire ; ni rien de semblable si vous tenez à la vie. Quand on me bafoue, surtout publiquement, je ne me possède plus. Encore un geste comme celui-là et je pourrais vous étrangler.
Chose étrange, elle sentit qu'elle n'avait plus peur du tout. Il était affreux pourtant, dans ce paroxysme de colère qui déformait chaque trait de son visage, et elle était sûre qu'il allait la tuer, mais ce fut d'une voix très calme qu'elle répondit :
— Si vous saviez à quel point cela me serait égal...
— Comment ?
— Mais oui, cela me serait tout à fait égal, messire Gilles. Réfléchissez. Arnaud, à cette heure, a peut-être cessé de vivre ; demain vous ferez sans doute déchirer Gauthier par vos chiens, ensuite, j'imagine que ce sera le tour de ma bonne Sara. Comment voulez-vous, dans ce cas, que la vie m'intéresse encore ? Tuez-moi, Messire, tuez-moi tout de suite si le cœur vous en dit. Vous me rendrez grand service...
Ce n'était pas là vaine bravade, mais absolue sincérité, vérité si claire qu'elle traversa la fureur de Gilles. Peu à peu, sous le regard résigné de Catherine, sa figure se détendit. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais aucun son n'en sortit. Alors, il laissa retomber ses mains, se détourna et, secouant la tête, redescendit lourdement les quelques marches.
Toujours collée au mur, Catherine n'avait pas bougé. Quand les pas de Gilles se furent éteints dans les profondeurs des salles, elle poussa un profond soupir et, massant d'une main sa gorge douloureuse, continua de monter l'escalier.
Quand l'aube revint, Catherine, qui n'avait pas fermé l'œil de la nuit, n'eut aucune peine à quitter son lit. Elle savait que la chasse partirait aux premières lueurs du jour et elle voulait monter sur la tour de guette pour essayer de suivre, du mieux qu'elle pourrait, la curée tragique. Le feu était éteint dans la che minée et, sous la morsure du froid de l'aube, elle frissonna. Mais, dans la cour, on s'agitait et, dans sa hâte, elle prit seulement le temps de s'envelopper, par-dessus sa chemise, d'une grande cape à capuchon qu'une agrafe d'argent en forme de feuille de lierre fermait au cou.
Elle allait sortir quand, glissé sous la porte, quelque chose de blanc attira son attention. C'était un morceau de parchemin fin, plié, sur lequel on avait tracé quelques mots. La lumière était si grise et si pauvre que Catherine dut revenir vers la fenêtre pour déchiffrer le texte. Sept mots en tout, et une initiale : « Je ferai ce que je pourrai. Priez ! A. »
L'angoisse de Catherine s'allégea un peu, le poids se fit moins lourd dans sa poitrine. Si la vieille châtelaine était pour elle, peut- être Gauthier avait-il une chance de sortir vivant de cette effroyable aventure. Alors, brusquement, son parti fut pris
: cette chasse, elle la suivrait, dût-elle y laisser la vie !
Arrachant la cape, elle se hâta d'enfiler une robe d'épais lainage, des bas, des souliers de cuir solide. Elle tressa ses cheveux serré sur ses oreilles, passa par-dessus un camail à capuchon qui encadrait juste l'ovale du visage et, sur le tout, remit sa grande cape. Elle n'oublia pas le petit reliquaire de saint Jacques et le fourra dans son corsage après lui avoir adressé une bien étrange prière.
— Si vous êtes vraiment saint Jacques, aidez-moi, car vous êtes tout-puissant, mais si c'est toi, Barnabé, qui as fait ce reliquaire, alors c'est à toi que je demande secours pour un frère que tu aurais aimé. C'est mon ami, lui aussi ! Sauve-le !
Elle déboucha dans la cour du château au moment précis où les soldats faisaient sortir le prisonnier. Gauthier était sale, couvert d'une boue brune et une épaisse barbe roussâtre mangeait son visage. Il frissonnait sous le froid du petit matin parce qu'il était seulement vêtu de ses chausses et d'une chemise lacée sur la poitrine, mais il ne semblait pas en mauvais état. Des chaînes aux mains et aux pieds, il s'arrêta au seuil des prisons pour gonfler sa poitrine d'air pur.
— Par Odin ! Ça fait du bien !
Un coup de bois de lance dans les reins l'empêcha d'en dire plus, mais, malgré la douleur, il sourit parce qu'il venait d'apercevoir Catherine. Elle voulut aller vers lui. Un sergent lui barra le passage.
— Monseigneur Gilles interdit que l'on parle au prisonnier.
— Je me moque des ordres de monseigneur Gilles...
— Vous peut-être, Dame, mais pas moi ! Allons, au large...
— N'ayez pas peur, cria Gauthier au prix d'un nouveau coup de bois de lance, je ne suis pas encore transformé en pâtée pour les chiens !
Des chenils et des écuries on amenait des chevaux et aussi, attachés par couples à de fortes laisses et retenus à pleins poings par les valets, une véritable meute de molosses énormes, hurlant comme des démons en tentant d'échapper à leurs entraves. C'étaient de lourds mâtins aux muscles épais, de véritables fauves dont les babines noires montraient, en se retroussant, des crocs étincelants.
— Ils n'ont pas mangé depuis hier matin, déclara derrière Catherine la voix froide de Gilles de Rais. Ils n'en seront que plus ardents à la poursuite !
Souriant, vêtu de daim noir, il se tenait debout au seuil de la tourelle d'escalier, enfilant tranquillement ses gants, les yeux sur les chiens. Derrière lui venait la dame de Craon, habillée de vert à son habitude, et aussi, appuyé sur sa canne, le vieux sire qui assistait au départ. Il vieillissait beaucoup depuis quelque temps et semblait se courber de plus en plus.
— Lâchez l'homme ! cria Gilles.
Aussitôt, les sergents firent tomber les chaînes de Gauthier qui étira ses longs membres avec une visible satisfaction. Les hommes d'armes, du bout de leurs piques, le poussèrent sur le pont-levis. Avec un geste d'adieu pour Catherine, il détala vers l'air libre tandis que Gilles criait :
— Nous te donnons une demi-heure d'avance, manant ! Tâche de t'en arranger !
Puis, se tournant vers Catherine, sur le ton de la conversation de salon :
— Voyez comme les chiens tirent sur leurs laisses dans leur impatience. J'ai pris soin de faire frotter votre ami, ce matin, avec le sang d'un sanglier abattu depuis quelque temps déjà. Il pue comme charogne et les chiens auront moins de peine à trouver sa trace.
— S'il sait la chasse, bougonna la vieille Anne en haussant les épaules, il vous échappera, beau-fils ! Vos chiens sont bons et ardents à l'attaque, mais ils ne sont pas infaillibles.
— Et que dites-vous de celui-là ? C'est le plus récent cadeau de mon beau cousin La Trémoille.
Les yeux de Catherine s'agrandirent de terreur. Un gigantesque valet de chiens, tout caparaçonné de cuir épais, débouchait d'une basse-fosse. Au bout d'une chaîne, il tirait après lui une longue forme souple, dont le pelage jaune et noir semblait onduler à ras de terre : un superbe léopard dont l'inquiétant regard oblique dardait des feux verts. A sa vue, les servantes se tassèrent dans un coin avec des glapissements de poules effarées. Mais la bête les dédaigna, de même que les chiens qui, devant le beau félin, grondèrent de colère. Le léopard les regarda, plissant les paupières, cracha en montrant ses crocs aigus, puis, tranquillement, se coucha sur le sol.
— Qu'en dites-vous ? fit Gilles, qui observait Catherine. Pensez-vous qu'un homme, si habile soit-il, puisse échapper à un chasseur comme celui-là ?
Elle s'obligea à lever la tête et le brava du regard.
— Faites-moi donner un cheval ! Je veux suivre cette chasse !
— Il eut un haut-le-corps. Visiblement, il ne s'attendait pas à cette requête. Que veut dire cela ? Cherchez-vous à vous enfuir à la faveur de la poursuite ?
— En laissant Sara entre vos mains ? Vous me connaissez mal, fit-elle en haussant dédaigneusement les épaules.
— Alors, dois-je vous rappeler que vous êtes enceinte... de près de cinq mois ?
— Les femmes de ma race montent à cheval jusqu'au moment de se mettre au lit !
— Et..., les yeux de Gilles se rétrécirent jusqu'à n'être plus que de minces fentes luisantes et noires, et si vous perdez votre enfant ? Le précieux enfant de ce cher Montsalvy ?
— Il m'en fera d'autres ! lança Catherine.
Elle avait mis tant d'orgueil dans la brutale impudeur de sa réplique que Gilles de Rais détourna la tête, appela Sillé d'un signe.
— Un cheval pour dame Catherine. Une haquenée plutôt. Donne-lui Morgane. Ainsi, je serai sûr qu'elle ne me quittera pas. Morgane a l'habitude de suivre Casse-noix comme son ombre !
Une petite jument blanche, aux pattes fines et dont la longue queue neigeuse tombait jusqu'à terre, fut amenée et vint se ranger d'elle-même près du grand destrier noir de Gilles. Celui-ci offrit la main à Catherine pour l'aider à se mettre en selle, puis enfourcha sa propre monture. Les autres étaient déjà à cheval et Catherine remarqua l'attitude étrange d'Anne de Craon. Elle semblait indifférente à tous ces détails et se tenait assez à l'écart. De la main, elle flattait distraitement l'encolure de son cheval qui dansait sur place, impatient de galoper. Elle n'avait même pas effleuré Catherine du regard et n'avait pas paru remarquer qu'elle se joignait à la chasse. Le cou tendu, le regard fixe, elle regardait seulement l'ogive claire de la porterie, ouverte sur la campagne. Catherine chercha en vain à rencontrer son regard. Elle éprouvait un besoin impérieux de se sentir moins seule, de trouver un appui. Faute de mieux, elle caressa l'encolure de Morgane. Mais il fallait attendre encore. Les yeux sur le cadran solaire de la tour nord, Gilles surveillait la progression du temps. Derrière lui, rangés sur une seule ligne et tous vêtus de cuir sous les tabards armoriés à leurs couleurs, ses capitaines attendaient avec la discipline des troupes d'élite.
Soudain, Gilles leva sa main gantée.
— La demi-heure est passée. En chasse !
Chevaux et cavaliers s'ébranlèrent. Les chiens, traînant presque leurs gardiens qui n'avaient pas trop de tous leurs muscles pour les retenir, partirent en tête. L'air s'emplit de leurs aboiements. Derrière eux, la dame de Craon lança son cheval.
— Qu'importe le gibier à ma noble grand-mère, ironisa Gilles à l'usage de Catherine, pourvu qu'elle chasse ! Soyez certaine qu'elle traquera votre Normand aussi ardemment qu'un vieux solitaire !
Côte à côte, le grand cheval noir et la petite jument blanche franchirent le pont-levis.
En sortant du château, Catherine vit que le chemin vers le village et vers la Loire avait été barré par un cordon de soldats. On craignait sans doute que le gibier, poussé par le désespoir, n'eût l'idée de se jeter au fleuve pour tenter de le franchir et mettre ainsi entre ses poursuivants et lui un infranchissable rempart. Les hommes, choisis pour leur taille, tranchaient vigoureusement, jambes écartées, visages immobiles sous les chapeaux de fer, sur le paysage d'îles sableuses et d'eau au-delà duquel s'érigeaient, fantomatiques, les tours de Montjean et les mâts des navires qui, de Nantes, remontaient jusque-là.
— Vous ne laissez vraiment rien au hasard, fit Catherine, les lèvres serrées.
— Je ne tiens pas à ce que la chasse tourne court, répondit Gilles avec un sourire aimable.
Les chiens, déjà, se lançaient vers le bord de l'étang. Les traces de pas, profondément enfoncées dans la boue, montraient que l'homme avait dû courir pour gagner la forêt. La forêt ! Son royaume à lui, le bûcheron des grandes futaies normandes ! Malgré les pluies récentes, l'herbe jaunissait, ne gardant sa verdure que dans les profondeurs. Au-delà de l'étang, la forêt rousse brillait comme une énorme fourrure fauve et doré,-rouge aussi par endroits, commençant déjà à répandre sur la terre sa parure bruissante. Haut dans le ciel passait le vol rapide des oiseaux migrateurs, en route vers le sud. Catherine envia leur liberté et ce don merveilleux qu'ils avaient de pouvoir rompre avec la terre et partir ainsi, dans la lumière bleue, à la poursuite du soleil, de la chaleur... Elle avait, plus cruellement que jamais, conscience de son impuissance et du danger que courait Gauthier.
Le nez à terre, reniflant la boue, les chiens suivaient la trace en bons limiers. Infiniment plus indolent était le léopard.
Le grand fauve semblait effectuer là une ennuyeuse promenade et son regard, lourd d'indifférence, tournait autour de lui, ignorant la troupe hurlante et frétillante des molosses qui paraissaient l'avant-garde désordonnée de quelque prince flegmatique. Sous le couvert du bois, les arbres avaient allégé leur feuillage, éclairci leur ombre. Parfois, la meute s'arrêtait, flairant le vent. Un valet embouchait alors une corne, lançant au ciel un appel rauque, puis le train repartait.
— Découplez les chiens ! cria Gilles.
Les bêtes libérées partirent comme des boulets. Les chevaux prirent le galop. Devant elle, Catherine voyait sauter la croupe noire de Casse-noix et danser la longue queue de l'animal. La petite jument le suivait comme son ombre. Un peu en avant, elle pouvait voir voltiger le voile vert d'Anne de Craon, entre les branches rousses. Il y avait longtemps qu'elle n'avait suivi de chasse, mais elle retrouvait, instinctivement, au galop de sa bête, toutes ses qualités d'excellente cavalière.
Philippe de Bourgogne était un maître exigeant en matière d'équitation et il adorait la chasse comme tous les Valois. A son école, Catherine avait appris à la fois les finesses de la vénerie et ce qu'il était possible de tirer d'un cheval. Aucune femme et fort peu d'hommes montaient aussi habilement, aussi élégamment qu'elle. Le duc Philippe, au temps de leurs amours, en était extrêmement fier. Mais, ces particularités, elle s'était bien gardée d'en faire part à son geôlier, se bornant à une attitude sans relief ni éclat. Elle s'était contentée d'étudier sa monture. Certes, Morgane semblait éprouver un vif attrait pour le grand étalon noir, mais elle était d'encolure trop fine pour n'être pas délicate et sa bouche était sensible. Elle ne résisterait pas aux impulsions d'une main vigoureuse.
Si la vie de Gauthier n'eût été suspendue à cette chasse inhumaine, Catherine eût pris plaisir à galoper ainsi dans l'air vif du matin. Les aboiements des chiens et les appels de trompe emplissaient la forêt d'un tintamarre joyeux.
Dans une petite clairière où, solitaire, s'élevait un chêne vénérable, la meute parut hésiter. Sous les énormes branches tordues, un des mâtins leva le nez, renifla, puis fila sur la droite de l'arbre dont le vent faisait frissonner le dôme énorme.
Tous les autres s'engouffrèrent sur sa trace dans un épais fourré. Gilles ricana.
— Il ne leur échappera pas ! Avant peu nous trouverons ce croquant, tremblant de peur en quelque coin, tête aux chiens. J'espère seulement qu'ils en laisseront quelques bribes...
À cet instant, un terrifiant rugissement emplit le bois, effrayant les oiseaux qui s'envolèrent et faisant courir un frisson le long de l'échiné de Catherine. Elle sentit couler sa sueur. Le léopard avait grondé et d'un puissant coup de reins s'était arraché à la main de son gardien. Catherine vit un éclair jaune et noir filer dans le fourré, dans une direction opposée à celle suivie par les chiens. Anne de Craon, surprise d'abord, s'était arrêtée tandis que Gilles, avec un affreux juron, s'arrêtait aussi. Le regard de Catherine croisa celui de la vieille femme. Celle-ci fit un geste impérieux qui, dans un éclair, fut saisi. Prestement, Catherine, arrachant une épingle de son corsage, l'enfonça férocement dans la croupe de Casse-noix.
Le cheval hennit de douleur, puis partit à un train d'enfer sur la trace des chiens. Catherine, de toutes ses forces, tira sur ses rênes, obligeant, bon gré mal gré, la petite jument furieuse à demeurer sur place. Déjà Anne de Craon était près d'elle.
— Vite ! Il faut suivre le léopard... J'avais compté sans cette maudite bête !
Tout en piquant des deux sur la trace du fauve, Catherine demanda, la figure fouettée d'une branche morte :
— Qu'aviez-vous donc fait ?
— Un de mes serviteurs attendait la meute ici avec un jeune sanglier, un ragot de deux ans capturé il y a deux jours.
J'avais fait dire à votre paysan de foncer par ici, puis de grimper dans le chêne dont les branches l'auraient caché et lui auraient permis de s'éloigner sans laisser de traces à terre tandis que le ragot serait lâché. Mais ce damné félin a éventé la ruse et ne s'est pas laissé prendre. Il a suivi la bonne piste. Il faut le rattraper avant qu'il ne trouve l'homme.
Le vent de la course folle, à travers fourrés et taillis, coupait la voix de Catherine. Pourtant, elle parvint à crier :
— Mais Gilles et les autres ?
— Vont galoper un bon moment sur les traces de mon sanglier, répondit Anne, avant de s'apercevoir de leur erreur.
Cela nous laisse un peu de temps.
— Et comment... empêcherez-vous le léopard d'attaquer ?
— Avec ceci !
Et, de l'arçon de sa selle, Anne de Craon détacha un épieu de frêne à pointe d'acier. Les arbres, dans un craquement de branches, défilaient comme un mur roux. Les deux chevaux fuyaient, l'écume aux dents, à travers un tunnel chatoyant, tout crissant de feuilles froissées. Devant elles, Anne et Catherine pouvaient entendre les feulements du fauve en chasse.
Soudain, chevaux et cavalières débouchèrent dans une petite clairière tapissée de mousse, encerclée par les arbres aussi étroitement que par une muraille et qui se fermait par un cul-de-sac rocheux. Des flèches de soleil pâle perçaient la voûte de feuillage, irisant les brins d'herbe où la rosée n'avait pas encore séché. L'endroit était paisible et charmant, mais Catherine n'y trouva qu'horreur et angoisse. Tout au fond, Gauthier et le léopard étaient face à face...
Le grand Normand, adossé aux roches verdies, se tenait ramassé, jambes écartées, mains demi ouvertes, prêtes à crocher. Penché en avant, sa poitrine épaisse soulevée à un rythme rapide par la course qu'il venait de fournir, il haletait, les yeux rivés à ceux du fauve, surveillant le moindre de ses mouvements. La bête était tapie dans les feuilles, gueule béante, montrant des crocs terribles et blancs, ses griffes puissantes plantées dans la terre, grondant doucement et dardant sur l'homme sans armes son vert regard étincelant de fureur.
L'épieu à la main, Anne allait éperonner son cheval tremblant de frayeur. Déjà, elle appuyait son talon quand Gauthier hurla :
— Ne bougez pas !
La détente du fauve suivit immédiatement le cri. Le long corps souple du léopard s'étira dans l'air pour retomber sur Gauthier. La bête et l'homme roulèrent dans la mousse. Le Normand avait réussi à empoigner, à deux mains, la gorge de l'animal et, les bras tendus, tous ses muscles tremblant sous l'effort, il maintenait la gueule béante à l'écart de son visage.
Il grimaçait de douleur car les griffes du léopard avaient labouré ses épaules et tentaient de l'atteindre encore. Les grondements du fauve furieux se mêlaient à la respiration en soufflet de forge de l'homme. Un peu plus loin, les deux femmes, hypnotisées par la peur, maintenaient du mieux qu'elles pouvaient leurs montures épouvantées.
— Mon Dieu !... priait Catherine, machinalement, à mi-voix... Mon Dieu !
Elle ne savait rien dire de plus. Dans un pareil danger, seule la toute-puissance divine pouvait quelque chose... Les bras de Gauthier semblaient deux colonnes de chair massive, saillantes de muscles et de veines bleues tordues comme des cordes, qui retenaient la bête au-dessus de lui. D'un irrésistible coup de reins, il parvint à retourner la situation, coucha le léopard sous lui, non sans essuyer encore quelques coups de griffes. L'animal s'essoufflait, tentait furieusement de libérer sa gorge de l'étau meurtrier. L'odeur du sang le rendait fou, mais Gauthier tenait bon. Ses mains énormes serraient, serraient, prenant bien garde de ne pas glisser sur la fourrure...
Le visage du grand Normand était écarlate, crispé et grimaçant comme un masque démoniaque. Le sang coulait de son torse lacéré, mais aucune plainte ne lui échappait. Soudain, il y eut un craquement suivi d'un feulement plaintif. Et Gauthier se releva, titubant. A ses pieds, le félin noir et jaune demeura immobile, l'échiné rompue. Le grand corps ocellé s'étendit, les pattes retombèrent. Un soupir de soulagement s'échappa de la poitrine des deux femmes. Anne de Craon eut un petit rire nerveux.
— Sang du Christ ! Mon garçon, vous eussiez fait un veneur redoutable ! Comment vous sentez-vous ?
Elle sauta à bas de son cheval, lançant les rênes à Catherine, et courut vers Gauthier. A son tour, Catherine mit pied à terre et vint les rejoindre. Tandis que la vieille châtelaine palpait les épaules blessées du forestier, il regarda Catherine et murmura avec une immense surprise :
— Vous pleurez, dame Catherine, vous pleurez... pour moi ?
— J'ai eu si peur, mon ami ! fit la jeune femme en essayant bravement de sourire. Jamais je n'aurais cru que tu viendrais à bout de ce fauve !
Bah ! Si l'on oublie les griffes, il n'est guère plus fort qu'un gros solitaire. Il m'est arrivé bien sou vent de lutter à mains nues avec les sangliers de la forêt d'Écouves.
Tirant son mouchoir, Catherine entreprit d'étancher le sang et de laver les blessures à l'eau d'une petite source qui coulait entre les rochers.
— Qu'allons-nous faire de lui ? demanda-t-elle à Anne qui sacrifiait bravement son voile et son mouchoir pour faire un pansement. Il est loin d'être sauvé. Écoutez !
En effet, dans les profondeurs de la forêt, les échos de la chasse semblaient plus proches. Les piqueurs sonnaient de la trompe à s'arracher la gorge.
— On dirait qu'ils se rapprochent ! dit Anne, l'oreille au guet. Nous n'avons plus une seconde à perdre. Sautez en croupe derrière moi, mon ami. La haquenée de dame Catherine est trop fragile pour votre poids... En selle, et vite ! Vos épreuves ne sont pas terminées, mais, du moins, nous allons essayer de vous arracher aux chiens. Vous ne pourriez pas soutenir, dans cet état, la lutte contre une meute féroce.
Catherine remonta en selle sans aide tandis qu'Anne enfourchait de nouveau son grand alezan sur la croupe duquel Gauthier sauta à son tour.
— Allons ! fit joyeusement la vieille dame. Suivez- moi de près, Catherine...
Malgré sa double charge, l'alezan doré s'enleva comme une plume. La petite jument blanche le suivit docilement. Il y avait beau temps que Morgane avait cessé de résister à Catherine. La race, en elle, avait senti une main souveraine et ne se rebellait plus. La course folle reprit. On franchit un ruisseau à l'eau claire comme du cristal qui avait des reflets ambrés au soleil, brun rouge à l'ombre. Derrière, on trouva des rochers peu élevés que les chevaux escaladèrent aisément.
— Pas de trace possible sur la pierre, cria Anne. Ne me serrez pas tant, mon ami, vous m'étouffez. Je ne suis pas le léopard, moi !
En effet, Gauthier avait ceinturé l'intrépide chasseresse et ne mesurait pas suffisamment ses forces. Sous sa coiffure verte, elle était très rouge. Catherine l'entendit marmonner :
— Il y a bougrement longtemps qu'on ne m'a pas pincé la taille !
Mais les cavaliers ne ralentissaient pas pour autant. Le bruit de la chasse s'estompait dans le lointain et, bientôt, une étendue d'eau aux éclats de mercure brilla entre les arbres clairsemés. Naseaux fumants, les deux bêtes jaillirent de la forêt.
— C'est seulement un petit bras de la Loire, dit Anne. Il faut traverser. Ce n'est pas profond...
Elle lança son cheval dans l'eau, la franchit aisément et reprit pied sur une grande prairie où paissaient des moutons. La silhouette noire d'un vieux berger en houppelande se dessinait sur les nuages d'un ciel qui s'obscurcissait. On parvint bientôt au fleuve proprement dit. Il s'étalait, large, jaune et tumultueux, grossi des dernières pluies. De l'autre côté se dressaient des maisonnettes, un château et un petit port avec des navires ronds, tassés dedans comme des œufs dans une couveuse. Anne de Craon arrêta son cheval au bord de l'eau, désigna le village de sa houssine.
— Là-bas, c'est Montjean, le fief de ma fille Béatrice, la mère de la dame de Rais. Elle n'a jamais eu à se louer de son gendre. Les hommes de Gilles ne s'aventurent jamais sur ses terres depuis qu'il a tenté de les arracher à Béatrice en menaçant de la noyer en Loire. Savez-vous nager, mon garçon ?
— Comme un saumon, noble dame ! Il ferait beau voir qu'un Normand ne sût pas nager.
— Peut-être, mais vous avez perdu beaucoup de sang. Aurez-vous la force de traverser ? La Loire est rude à cet endroit. Malheureusement, votre salut est à ce prix.
— J'aurai la force, répondit le Normand, les yeux sur Catherine qui lui souriait. Et, une fois à Montjean, que ferai-je ?
— Allez au castel. Dites au sénéchal Martin Berlot que je vous envoie et attendez.
— Quoi ? Ne puis-je demander du secours pour dame Catherine ?
Anne de Craon haussa les épaules.
— Il n'y a pas dix soldats à Montjean et le seul nom de Gilles les fait rentrer sous terre. Ce sera déjà beaucoup que Berlot vous reçoive sans histoire. S'il se fait tirer l'oreille, dites-lui que je le ferai pendre à la première occasion ; cela le décidera. Quant au reste, mieux vaudra voir venir et attendre que votre maîtresse parvienne à sortir du guêpier où elle est tombée. À moins, ajouta-t-elle avec hauteur, que vous ne préfériez rentrer chez vous...
— Là où est dame Catherine, là est mon chez-moi ! affirma Gauthier avec un orgueil qui contrebalançait celui d'Anne.
Celle-ci eut un mince sourire.
— Tête dure, hein ? Tu n'es pas normand pour rien, l'ami ! Fais vite maintenant, il faut que nous rentrions.
Pour toute réponse, Gauthier glissa à terre, se tourna vers Catherine qui, les larmes aux yeux, le regardait du haut de sa selle.
— Dame, fit-il ardemment, je suis toujours votre serviteur et je vous attendrai autant qu'il vous plaira. Prenez soin de vous.
— Prends soin de toi ! répondit la jeune femme, enrouée par l'émotion. J'aurais peine à te perdre, Gauthier.
Spontanément, elle lui tendit sa main sur laquelle, avec une brusquerie maladroite, il appuya ses lèvres. Puis, sans se retourner, il courut au bord de la petite grève, plongea dans le fleuve. Les deux femmes le virent fendre l'eau d'une nage puissante. Ses immenses bras frappaient le flot jaunâtre comme un forgeron son enclume et, traçant un sillon écumeux, Gauthier se dirigea vers le milieu du fleuve. Catherine, lentement, se signa.
— Dieu le protège... murmura-t-elle, bien qu'il ne croie pas en lui.
Anne de Craon eut un bref éclat de rire. Ses yeux vifs se posèrent sur la jeune femme avec amusement.
— J'aimerais bien savoir, ma chère, où diable vous recrutez vos serviteurs. Vous n'en avez que deux, mais ils sont pittoresques ; une fille de Bohême et un païen nordique. Peste !
— Oh, fit Catherine avec un sourire mélancolique, j'avais mieux encore, un médecin maure... un homme merveilleux !
Une écharpe de brume qui traînait à ras de l'eau engloutit bientôt la grosse tête rousse du Normand. Anne de Craon fit volter son cheval.
— Il est temps de rentrer, dit-elle. Songez que nous avons encore à galoper. Il nous faut retrouver la chasse avant qu'elle ait quitté la forêt.
Durement éperonnés, les chevaux filèrent à travers la prairie où le vent couchait les herbes folles. Le vieux berger, aussi immobile qu'une statue brune, les regarda passer. Au-delà du petit bras, le soleil, perçant un nuage, lança une flèche lumineuse qui incendia le sommet rouge d'un grand hêtre. Anne se retourna pour sourire à Catherine.
— J'ai faim ! dit-elle... et aussi, j'ai hâte de retrouver Gilles pour voir quelle figure il fait !
Sans répondre, Catherine lui rendit son sourire. Elle se sentait soulagée d'un poids immense. Sur sa gauche, le cri d'un canard sauvage éclata comme la trompette de la victoire. Gauthier était hors de portée de Gilles de Rais. Restaient Sara et elle-même. Mais ce premier succès n'était-il pas profondément encourageant ? Cherchant sur sa poitrine l'emplacement du petit reliquaire, elle le serra doucement.
— Merci, chuchota-t-elle. Merci, Barnabé...
Après un grand détour destiné à donner le change sur l'endroit d'où elles venaient, les deux femmes rejoignirent la chasse dans la clairière où Gauthier avait livré au léopard son courageux combat. Elles tombèrent comme la foudre au plein milieu d'une scène de violence. Gilles de Rais, debout auprès du cadavre du fauve, faisait pleuvoir sur ses chiens une grêle de coups de fouet. Une colère folle le possédait et les bêtes, terrifiées, se couchaient à ses pieds, gémissant faiblement sous les coups cinglants de la lanière. Autour, immobiles comme des statues équestres, les compagnons de Rais regardaient, impassibles. En voyant surgir les deux femmes, Gilles fit volte-face et les apostropha violemment.
— D'où sortez-vous, toutes deux ? Où étiez-vous ? Êtes-vous aussi incapables que ces corniauds ?
Anne de Craon leva un sourcil dédaigneux et haussa les épaules, tout en flattant, pour le calmer, l'encolure mouillée de sueur de son cheval.
En fait d'incapacité, je crois, Gilles, que vous n'avez rien à nous envier. J'ai vu votre cheval prendre le mors aux dents et filer sur la trace des chiens. Le mien a préféré pister le léopard et celui de dame Catherine a suivi.
Les prunelles de Gilles se rétrécirent tandis qu'il s'approchait de Catherine et posait la main sur l'encolure de Morgane.
— Il est étrange, ne trouvez-vous pas, que Morgane ait suivi Korrigan plutôt que Casse-noix ? Ou bien ai-je méconnu vos qualités de cavalière ?
— Je ne suis pas maîtresse des fantaisies d'une haquenée, répondit Catherine du bout des lèvres. Morgane a suivi qui lui a plu et moi j'ai suivi Morgane... par force. Je ne vous ai même pas vu partir. Et je pensais que vous nous suiviez.
Mais les bêtes semblaient folles et filaient sur la piste du félin...
— Dont, en général, elles ont une peur bleue ? Vous m'étonnez. Puis-je vous demander si vous avez trouvé le fugitif?
La voix de Gilles était devenue un miracle de douceur et contrastait fortement avec le fouet taché de sang que sa main crispée tenait encore. Ce fut sa grand-mère qui se chargea de répondre.
— Nous en sommes venues là où vous en êtes vous-même, beau-fils, dit-elle avec quelque hauteur. Quand nous avons débouché dans cette clairière, nous avons trouvé le fauve mort, mais encore tout chaud. Du prisonnier il n'y avait pas trace, sinon celles de son combat avec la bête qu'il avait tuée. Mais pour le reste, on jurerait qu'il s'est évanoui dans les airs. Nous avons battu la région tout autour et suivi le ruisseau pendant un bon moment, mais nous n'avons rien trouvé.
— Vous, non, mais elle ? grinça Gilles, un doigt tremblant tendu vers Catherine.
Anne de Craon ne broncha pas.
— Dame Catherine ne m'a pas quittée d'une semelle, dit-elle calmement. Il fallait bien que je la surveille puisque vous aviez disparu. Que s'est-il passé, au juste ?
Gilles haussa les épaules avec emportement et jeta son fouet à un valet.
— Ces idiots de chiens, Satan seul sait pourquoi, ont pris le change sur un ragot qui nous a fait voir du pays jusqu'au-delà de l'abbaye ! Maintenant, ils sont fourbus et mon léopard est mort ! Il vous faudra payer aussi pour cette mort, belle Catherine. Un fauve de chasse est une bête sans prix.
— Quand vous m'aurez dépouillée de tout ce que je possède, riposta Catherine sèchement, je ne vois pas ce que vous pourriez encore m'enlever de surcroît... hormis la peau !
Elle s'efforçait de ne pas regarder les yeux dangereux qui la dévisageaient cruellement et de faire bonne contenance.
Elle s'efforçait surtout de cacher la joie de savoir son ami hors de danger, car il ne pouvait pas avoir succombé dans le fleuve. Il l'avait vaincu comme il avait vaincu le fauve, elle en était certaine.
— Qui sait ? murmura Gilles doucement. J'y songerai peut-être. Vous avez gagné cette partie, mais tout n'ira pas toujours à votre plaisir. J'ai encore votre sorcière et si elle ne marche pas au mien, elle paiera pour deux. Holà, Poitou, mon cheval !
Le page aux yeux baissés amena Casse-noix qu'un valet avait bouchonné de son mieux. Le grand étalon noir était encore luisant de sueur et encensait, les yeux fous. Gilles s'enleva en selle lourdement, brocha des éperons et fonça au plein de la forêt sans plus s'occuper du reste des chasseurs. Anne de Craon rapprocha Korrigan de Morgane que Catherine caressait doucement.
— Il faudra vous tenir sur vos gardes, murmura-t-elle sans bouger les lèvres parce que Roger de Briqueville la suivait de près. Cette nuit, Catherine, fermez votre porte au verrou et n'ouvrez à personne.
— Pourquoi ?
— Parce que, cette nuit, le Diable sera le maître à Champtocé. Gilles a essuyé une défaite, il faudra qu'il l'efface...
Pendant trois jours, Catherine demeura enfermée dans sa chambre sans en sortir. Gilles de Rais lui avait fait savoir qu'il ne souhaitait pas sa présence. Elle ne vit même pas Anne de Craon qu'une mauvaise fièvre tenait au fond de son lit.
Chose étrange, durant tout ce temps, le château sembla plongé dans le sommeil. Un profond silence l'enveloppait. On ne baissait même pas le pont-levis et, si les serviteurs faisaient leur service, ils le faisaient sans plus de bruit que des ombres.
A la petite servante qui lui apportait ses repas, Catherine demanda ce qui se passait.
— Je ne pourrais vous le dire, gracieuse Dame. Monseigneur Gilles est enfermé dans ses appartements avec ses familiers et il est interdit, sous peine de mort, de les déranger de quelque manière que ce soit...
La fille, une petite Bretonne ronde et rose, osait à peine ouvrir la bouche. Elle avait l'air de craindre que l'écho de ses paroles ne perçât les murs et n'allât frapper les oreilles susceptibles du maître.
— Et dame Anne ? demanda Catherine, comment va-t-elle ?
— Je ne sais. Elle aussi est enfermée chez elle et seule dame Aliénor, sa dame de parage, est autorisée à pénétrer dans sa chambre. Excusez-moi, gracieuse Dame, je ne dois pas m'attarder...
La petite servante avait hâte de s'esquiver et Catherine n'osa pas lui poser d'autres questions. Le sort de Sara la tourmentait et elle se désespérait de n'en rien savoir. Mais comment faire quand sa porte était barricadée et que, parfois, le pas ferré d'un soldat lui faisait comprendre qu'elle était gardée ?
Au soir du quatrième jour, cependant, les verrous jouèrent pour quelqu'un d'autre que la camériste. La porte s'ouvrit livrant passage à Gilles de Sillé, le cousin du sire de Rais et son âme damnée. Il avait le même âge que Gilles mais aucunement son allure.
Courtaud, trapu, les épaules massives et le ventre plat, sa figure rouge brique s'ornait d'un nez camard et d'une paire d'yeux bleu pâle, étonnamment froids et dépourvus d'expression. Des chausses violettes, un pourpoint sang-de-bœuf brodé d'un lion d'or l'habillaient sans élégance, mais une dague de taille impressionnante était accrochée à sa ceinture. Les pouces passés dans ladite ceinture, les jambes écartées, il resta un moment au seuil de la porte de Catherine, sa tête brune relevée avec arrogance. Puis, comme la jeune femme lui tournait le dos avec un haussement d'épaules, il se mit à rire.
— J'ai quelque chose à vous montrer, dit-il au bout d'un moment. Jetez donc un coup d'œil dans la cour...
Comme la nuit, depuis longtemps, était venue, Catherine avait fermé les volets intérieurs de sa chambre. La journée, celle de la Toussaint, avait été si triste ! Pleine de brume qui pénétrait en longues écharpes jaunes dès qu'une fenêtre s'ouvrait, un brouillard dense portant des relents d'eaux mortes et d'herbe pourrie ! Catherine, qui n'avait même pas eu le droit d'entendre la messe à la chapelle, s'était recroquevillée chez elle, s'y calfeutrant comme un animal frileux.
Lentement, elle alla vers la fenêtre, rabattit le volet. Les lueurs de torches qui s'agitaient en bas dansèrent sur son visage à travers les petits carreaux en losange sertis de plomb. Elle ouvrit la fenêtre, se pencha. Éclairés par les torches que portaient des soldats, des ribauds allaient et venaient, maniant des bûches et des fagots qu'ils entassaient autour d'un poteau de bois noir d'où pendaient des chaînes. Avec une exclamation d'horreur, Catherine se rejeta en arrière, pâle jusqu'aux lèvres. Son regard affolé croisa celui, narquois, de Sillé.
— Eh oui ! Gilles a décidé que, demain, jour des Trépassés, il y aurait un mort de plus et que votre démon familier s'en irait en fumée...
Ce n'est pas possible ! chuchota Catherine plus pour elle-même que pour son déplaisant visiteur. Ce n'est pas possible ! Il ne peut pas faire ça !
— Il va se gêner ! rétorqua l'autre avec un gros rire. Elle s'est conduite comme une sotte, votre sorcière, ma belle. Si elle avait été plus maligne, elle n'en serait pas là. Mais vous aurez au moins la consolation d'assister à la chose...
Sur la table où refroidissait le souper auquel Catherine n'avait qu'à peine touché, il prit une perdrix et mordit dedans aussi simplement que s'il se fût agi d'une pomme. Il se versa un gobelet de vin, l'avala d'un trait et s'essuya la bouche au revers de sa manche de velours, puis se dirigea vers la porte.
— Faites de beaux rêves, belle Dame ! Dommage que vous soyez en cet état et que mon beau cousin ait défendu qu'on vous touche ! J'aurais aimé vous tenir compagnie plus longtemps.
La tête tournée vers la fenêtre d'où venaient les bruits sinistres de la cour, Catherine demeura immobile jusqu'à ce qu'elle eût entendu la porte se refermer sur Sillé. Alors seulement, elle fléchit les genoux jusqu'à ce qu'ils touchassent terre, enfouit son visage dans ses mains.
— Sara ! sanglotait-elle tout bas. Ma pauvre Sara !
Les bruits de la cour s'éteignirent, le reflet des torches disparut et même la chandelle se consuma presque entièrement dans son bougeoir de fer noir sans que Catherine eût quitté sa position prostrée. Écrasée de chagrin, elle priait et pleurait alternativement, ne sachant plus vers qui se tourner, qui implorer pour obtenir secours. Il lui semblait être au fond d'un puits profond, aux murailles lisses qui ne permettaient pas de s'agripper. Le puits, lentement, s'emplissait d'eau et elle savait que cette eau, à certain moment, finirait par l'étouffer, mais elle n'avait aucun moyen d'y échapper...
Ce fut la froide humidité venue de la fenêtre ouverte qui la tira de son désespoir. Cela l'enveloppait comme une chape glacée et, dans la chambre, on n'y voyait presque plus. Péniblement, elle se releva, prit une chandelle neuve sur un dressoir, l'alluma à la flamme mourante de sa devancière. Puis elle ferma la fenêtre. Dans la cheminée, le feu, lui aussi, agonisait. Elle prit quelques bûches dans le renfoncement de l'âtre, les plaça sur les braises et actionna le soufflet de cuir pour ranimer la flamme. C'étaient des gestes tout simples, humbles et familiers, mais ils la ramenaient aux jours heureux de jadis, à la maison du Pont-au-Change ou bien chez l'oncle Mathieu, dans le magasin de draperie de la rue du Griffon à Dijon, quand le caprice d'un prince ne l'avait pas encore arrachée à sa condition modeste pour en faire une grande dame.
Assise sur la pierre de l'âtre, les mains nouées autour des genoux, elle regarda les flammes renaître, s'élever et l'envelopper d'une douce chaleur.
Brusquement, elle ferma les yeux. Ce feu joyeux ravivait le cauchemar ! Le feu terrible... dévorant, qui, demain, envelopperait Sara pour la jeter, hurlante et torturée, dans l'éternité. Et elle était là, elle, Catherine, impuissante et prisonnière, obligée de subir son destin implacable. Mais, aussi subitement qu'elle les avait fermés, elle rouvrit les yeux, un immense étonnement au fond de leur profondeur nocturne. Vivement, elle porta les mains à son ventre où quelque chose avait remué. L'enfant ! Le fils d'Arnaud venait, pour la première fois, de manifester sa vitalité ! Une onde de bonheur attendri la parcourut et, par contrecoup, lui rendit un peu de courage. Son petit, était-il vraiment possible qu'il vît le jour dans ce château maudit ? Qu'il reçût la vie d'une malheureuse captive ? Que son premier cri ne fût pas celui d'un homme libre ? De l'autre côté du fleuve, Gauthier le Normand devait scruter la brume, interroger la rive de Champtocé. Il fallait qu'elle tentât quelque chose, qu'elle allât vers Gilles une fois encore implorer, s'humilier s'il le fallait, mais arracher, à quelque prix que ce fût, la grâce de Sara. Mue par une impulsion irrésistible, elle courut à la porte. Elle devait d'abord attirer l'attention du soldat de garde, obtenir de lui qu'il la laissât sortir ou bien qu'il acceptât d'aller chercher Gilles de Rais... ou tout au moins Sillé. Elle agrippa la poignée de la porte pour la secouer. À sa grande surprise, le battant, sans grincement, s'ouvrit de lui-même. Au-dehors, le couloir était plongé dans les ténèbres, le silence était complet. Tout le monde devait dormir au château.
Catherine n'avait aucun moyen de savoir l'heure qu'il était. Le sablier s'était écoulé depuis longtemps sans qu'elle songeât à le retourner et la seule horloge était dans la grande salle. La chapelle avait peut-être sonné quelque chose, mais, du fond de son chagrin, elle n'avait rien entendu. Pourtant, elle était décidée à tenter sa chance coûte que coûte !
Remerciant mentalement le ciel de ce que Sillé eût oublié de refermer sa prison, Catherine rentra dans sa chambre, s'enveloppant de sa grande mante, et prit sa chandelle. Son ombre se découpa, immense, sur le mur du couloir quand elle franchit la porte. Dans le silence, le bruit de ses pas, qu'elle ne cherchait pas à étouffer, éveilla des échos vides.
Calmement, forte d'une inébranlable décision, elle se dirigea vers l'escalier. Il lui fallait traverser une bonne moitié du château pour atteindre les appartements de Gilles, mais quelque chose lui disait qu'aucun obstacle ne se dresserait devant elle. Tout autour, la nuit était profonde. Dans cette aile, il ne devait y avoir personne, mais, en atteignant la galerie, elle put embrasser du regard une grande partie du pourtour de la grande cour. Aucune lumière, nulle part, n'apparaissait.
Seule, sous la voûte que quadrillait la herse baissée, une torche diffusait une lumière rougeâtre et pauvre, faible comme un feu follet.
Elle parcourut la galerie, la grande salle, s'engagea dans l'escalier à vis qui menait chez Gilles sans rencontrer âme qui vive. Parfois, tout de même, derrière une porte, s'élevait un ronflement qui ôtait au décor nocturne son côté ensorcelé.
Mais, à mesure qu'elle montait, des bruits étranges peuplaient la nuit, étouffés cependant par l'épaisseur des murs, des résonances humaines difficiles à déceler : des rires peut-être... ou bien des râles ?
Dans la tourelle, quelques pots à feu brûlaient encore, invisibles du dehors. Catherine posa sa chandelle sur une marche et poursuivit son ascension. Mais, comme elle allait prendre pied dans le corridor qui menait chez Gilles, une silhouette noire et courbée jaillit de l'obscurité. Elle se rejeta en arrière avec un cri étouffé, mais elle n'avait plus le moyen de se cacher. Le vieux Jean de Craon était devant elle.
A le voir cligner des yeux dans la lumière diffuse de l'escalier, elle songea qu'il ressemblait plus que jamais à un hibou déniché. Mais elle ne s'expliqua pas l'effroi qui semblait le posséder... Il la regarda sans surprise, comme si sa présence en ce lieu, à cette heure, était toute naturelle. Il s'appuya à la muraille, respirant difficilement. Elle le vit porter une main tremblante à son col, tirer dessus pour en desserrer l'étreinte. Il avait l'air d'étouffer et fermait les yeux.
— Seigneur, chuchota-t-elle, vous êtes souffrant ?
Les épaisses paupières plissées battirent. Au comble
de la stupeur, Catherine vit une larme rouler le long du grand nez courbe. Dans le regard toujours si dur de Jean de Craon, il y avait du désespoir et aussi une sorte de désarroi presque enfantin. Elle se pencha vers lui, le toucha à l'épaule.
— Puis-je quelque chose pour vous ?
La voix de Catherine parut enfin percer l'état de semi-somnambulisme dans lequel le vieux sire se mouvait. Il la regarda et un peu de vie revint dans ses yeux.
— Venez !... chuchota-t-il, ne restez pas ici !
— Mais il faut que je reste. Je veux voir votre petit- fils et...
— Voir Gilles ! Voir ce... Non, venez, venez vite, vous êtes en danger...
Sa main sèche et noueuse agrippa le bras de Catherine, l'entraînant irrésistiblement. Cette main tremblait, mais soudain il la lâcha, appuya sa tête au mur et se mit à vomir. Le visage ridé avait pris une teinte verdâtre dont Catherine s'épouvanta.
— Vous êtes malade, très malade, Seigneur ! Laissez-moi appeler.
— Surtout... n'en faites rien ! Merci de votre pitié, mais venez... venez !
La voix n'était qu'un souffle et se brisait, mais déjà Jean de Craon s'était ressaisi et continuait à descendre. Parvenu à l'étage inférieur, il s'arrêta, regarda en haut comme s'il craignait de voir paraître quelque silhouette inquiétante, puis reporta sur la jeune femme tremblante ses yeux vacillants.
— Dame Catherine, murmura-t-il, je vous demande de ne pas me poser de questions. Le hasard... et aussi la curiosité m'ont poussé à surprendre le secret des nuits de mon... de Gilles. C'est un secret d'horreur. En un instant, j'ai vu crouler à mes pieds tout ce qui avait été ma vie, tout ce à quoi je croyais. Il ne me reste plus qu'à prier Dieu de me vouloir bien accueillir en son sein avant qu'il soit longtemps. Je suis...
Il s'arrêta, cherchant le souffle qui lui manquait. Il acheva enfin, avec une infinie tristesse :
— Je suis un vieil homme maintenant et ma vie n'a pas toujours été exemplaire, loin de là. Pourtant... je ne croyais pas avoir mérité cela. Cette...
Sa figure anguleuse s'empourpra soudain sous la poussée d'une colère qui ne voulait pas sortir. Catherine hocha la tête et dit. tout doucement :
— Seigneur... je ne veux pas percer les secrets des vôtres. Mais j'ai une vie humaine à défendre. Demain à l'aube...
— Quoi donc ? fit Craon d'un air égaré. Ah... votre servante ?
— Oui, je vous en prie...
Elle s'appuya à la muraille, vidée soudain de ses forces, les yeux remplis de larmes.
— Pour la sauver, j'entrerais chez Satan lui-même, balbutia-t-elle.
— Gilles est pire que Satan !...
Du visage pâlissant de Catherine, le regard du vieux sire glissa à sa taille déformée, s'y attacha comme s'il découvrait subitement l'état de la jeune femme. Et, dans ses yeux, elle revit l'effroi de tout à l'heure.
— C'est vrai, dit-il, vous allez être mère... Vous portez un enfant en vous ! Un enfant... Mon Dieu !
Brusquement, il l'agrippa aux épaules, approcha du sien son visage crispé d'angoisse et souffla :
— Dame Catherine... Il ne faut pas que vous restiez dans ce château. C'est un lieu maudit. Il faut que vous partiez...
vite... cette nuit même !
Ranimée, soudain, elle le regarda avec stupeur.
— Comment le pourrai-je ? Je suis prisonnière...
— Non, moi je vais vous faire sortir... tout de suite ! Qu'au moins je vous sauve, vous... qu'au moins il y ait dans ma vie cette bonne action.
— Je ne partirai pas sans Sara...
— Allez vous préparer. Je vais la chercher. Faites vite, puis descendez et attendez-moi près de la porterie.
Il avait déjà un pied sur la marche inférieure pour descendre au rez-de-chaussée quand Catherine le retint.
— Mais, dit-elle, monseigneur Gilles ? Que dira- t-il ? N'aurez-vous pas à craindre...
Soudain, le vieux Craon redevint en une seconde le seigneur hautain et dur qu'elle avait connu.
— Rien ! coupa-t-il. Si bas que soit tombé le sire de Rais, je suis toujours son grand-père ! Il n'osera pas ! Allons, pressez-vous ! Il faut qu'à l'aube vous soyez hors d'atteinte.
Catherine ne se le fit pas dire deux fois. Oubliant à la fois sa fatigue et sa peur, elle retroussa à deux mains sa robe et se mit à courir vers sa chambre, priant tout bas pour que cet espoir ne fût pas vain et que rien ne vînt faire revenir le vieux sire sur sa décision généreuse. Elle fit hâtivement un ballot des choses les plus précieuses qu'elle possédât et des quelques vêtements de Sara, glissa l'or qui lui restait dans la poche cousue sur sa chemise, s'enveloppa étroitement de sa mante, prit celle de Sara sur son bras, puis, jetant le ballot sur son épaule, elle sortit sans se retourner de cette chambre où elle avait passé des heures pénibles. Il y avait longtemps qu'elle ne s'était sentie aussi légère !
Quand elle atteignit la porterie, elle vit Craon qui sortait du quartier des prisons suivi d'une forme chancelante. À la lumière de la torche qu'il tenait à la main, Catherine reconnut Sara bien qu'elle fût amaigrie et horriblement pâle. Elle courut à elle, les bras ouverts.
— Sara... ma bonne Sara ! Enfin je te retrouve !
Sans répondre, la bohémienne se serra contre elle
en sanglotant. C'était la première fois que Catherine voyait pleurer Sara et elle en conclut que les nerfs de la pauvre femme avaient dû être soumis à rude épreuve.
— C'est fini, murmura-t-elle tendrement, on ne te fera plus de mal...
Mais Jean de Craon tournait vers le fond obscur de la cour un regard inquiet.
— Ce n'est pas le moment de parler. Venez. Il faut encore passer dans la basse-cour et prendre des chevaux aux écuries. Pressez-vous. Je vais ouvrir la petite porte.
D'un énorme trousseau de clefs qu'il portail à sa ceinture, il tira une clef, l'introduisit dans la serrure de la poterne qui donnait dans la première enceinte.
— Mais... les hommes de garde ? chuchota Catherine.
— Si vous me suivez pas à pas, ils ne vous verront pas. Je vais éteindre la torche. Nous devons prendre certaines précautions pour ne pas donner l'éveil. Rien ne vous sauverait si Gilles était alerté !
Ce fut l'obscurité totale. S'y engloutirent le décor imposant de la cour d'honneur et le sinistre bûcher, dérisoire maintenant, mais qui stimulait la hâte de sortir des deux femmes. La porte pourtant ne s'ouvrait pas. Catherine entendait Jean de Craon respirer vite et fort et s'en inquiétait.
— Pourquoi n'ouvrez-vous pas ? demanda-t-elle.
— Parce que je réfléchis. Je dois changer mon plan initial. Les gardes de l'écurie vous verraient. Écoutez moi bien. Je vais ouvrir et vous sortirez seules. La basse-cour n'est éclairée que vers les écuries et vers le poste de garde. Encore est-ce très peu. Vous longerez le mur jusqu'au renfoncement près de la poterne et là vous m'attendrez. Je vais me rendre ouvertement à l'écurie, prendre deux chevaux et je sortirai avec eux en disant que je vais à l'abbaye. Je vais parfois chercher l'abbé pour chasser le héron au petit jour, c'est la seule chasse que je puisse encore suivre. De plus, il n'est pas rare que je sorte la nuit. Mes insomnies sont connues et j'aime errer sur les bords de Loire. Vous vous glisserez dehors en même temps que les chevaux. Les hommes ne vous verront pas. Là, vous sauterez en selle et vous franchirez le pont. De l'autre côté de la langue de terre vous trouverez un passeur. A Montjean, vous serez en sûreté, à condition de ne pas vous attarder.
— Mais les gardes du pont ne nous laisseront pas passer.
— Si, ils vous laisseront passage si vous leur montrez ceci.
Tout en parlant, il tirait de son doigt une bague. Catherine avait remarqué qu'il portait, comme tout seigneur, son sceau gravé sur un chaton de bague, mais que ce n'était pas toujours la même bague. Il en avait plusieurs, cornaline, sardoine, agate, onyx ou or gravé, et c'était sa coquetterie d'en changer. Elle sentit qu'il lui glissait la bague dans la main.
— Je ne pourrai vous la rendre, dit-elle.
Gardez-la. C'est un bien faible dédommagement pour tout ce que vous avez enduré sous mon toit. J'ai de l'estime pour vous, dame Catherine. Vous êtes non seulement belle, mais encore courageuse, noble et droite. Je l'ai compris trop tard, sinon jamais je n'aurais obéi à Gilles. Voulez-vous me pardonner ? Cette nuit marque pour moi le début du temps des regrets et des pénitences. Dieu me punit cruellement, sachez-le. Il ne me reste, je le crains, que bien peu de temps pour tenter de détourner de moi sa colère.
— Mais, murmura Sara, comment rentrerez-vous, Seigneur ? Les hommes s'étonneront de vous voir revenir aussitôt et à pied.
— Il y a, près d'ici, un souterrain qui fait communiquer les caves du château avec la campagne. Je reviendrai par ce moyen.
— Pourquoi, dans ce cas, reprit Catherine, ne pas l'employer pour nous faire sortir ? Ce serait plus simple...
— Peut-être, mais, si je ne l'emploie pas, c'est pour deux raisons : la première est qu'il vous faut des montures et qu'aucun cheval ne peut prendre les souterrains. La seconde, ne vous offensez pas, est que je n'ai pas le droit de livrer à des étrangères les secrets de défense qui constituent la sécurité interne du château. Plus un mot maintenant, je vais ouvrir... Quand vous serez assez éloignées dans la cour, je rallumerai la torche.
La petite porte s'ouvrit avec un très léger grincement, découpant, sur le ciel plus clair, une ogive basse.
— Allez !... souffla Craon. Suivez le mur à gauche.
Les deux femmes, l'une soutenant l'autre, se coulèrent dans l'ouverture. Catherine tenait Sara par la taille et, de sa main libre, tâtait le mur. Ce n'était pas facile car elle était, de plus, encombrée de son baluchon. Sous sa main, la pierre était froide et humide. Elle trébucha sur le sol inégal, mais, peu à peu, ses yeux s'habituaient à l'obscurité.
Au bout de quelques minutes, une torche rougeoya sous l'arche de pierre qu'elles venaient de quitter. Jean de Craon la portait assez haut pour que son visage fût aisément reconnaissable. D'un pas ferme, il marchait vers l'autre bout de la cour.
— Voici l'encoignure, chuchota Catherine, sentant une dépression sous sa main.
Au-dessus d'elle, d'ailleurs, le surplomb du chemin de ronde mettait une ombre plus dense. Le pas lent d'un soldat se fit entendre et son cœur se remit à battre sur un rythme inquiet. Elle retint sa respiration, s'affolant de sentir Sara se faire plus lourde sur son bras. La malheureuse devait être au bord de l'épuisement. Le raclement des semelles ferrées avait cessé.
L'homme devait être arrêté. Catherine l'entendit tousser. Puis il repartit et elle osa demander :
— Est-ce que tu es malade ? Tu sembles si faible.
— Voilà des nuits que je n'ai pas dormi, à cause des rats, et, depuis deux jours, je n'ai rien eu à manger. Et puis...
— Et puis quoi ?
Catherine sentit que Sara frissonnait. Sa voix chuchotant, dans l'ombre, se fit sourde :
— Rien. Plus tard je te dirai... quand j'aurai la force. Moi aussi, je connais le secret du sire de Rais. Tu ne peux pas savoir comme j'ai hâte d'être loin d'ici, même si je dois pour cela me traîner sur les genoux.
Sans répondre, Catherine appliqua brusquement sa main sur la bouche de Sara. Tout en parlant, elle avait suivi le parcours du vieux Craon. Elle l'avait vu se faire ouvrir l'écurie, en sortir à cheval, tenant une autre bête par la bride.
Maintenant, il s'avançait vers elles, le pas des chevaux résonnant sur la terre durcie. Bientôt, il fut entre elles et le corps de garde d'où un homme sortait en courant.
— Ouvre ! cria Craon. J'ai affaire à l'abbaye.
— Bien, Monseigneur !
La poterne s'ouvrit en grinçant, mais le petit pont s'abaissa sans bruit. Sans hésiter, Catherine entraîna Sara sous la tête même des chevaux, de façon que l'homme d'armes ne pût les voir de derrière quand il refermerait. Mais la nuit était si sombre qu'il ne pouvait les distinguer. Bientôt, elles eurent franchi les douves, prirent pied sur le pont dormant. La voix du soldat leur parvint encore :
— Vous ne voulez point d'escorte, Monseigneur ? La nuit est bien noire, il me semble.
— J'aime les nuits noires, tu devrais le savoir, Martin, répondit le vieux sire.
Le vent, venu de la Loire, se levait et Catherine l'aspira à longs traits. Il faisait plus froid que dans l'enceinte du château, mais cela sentait bon la campagne mouillée et surtout la liberté. Entraînant Sara qu'elle sentait trembler à son bras, elle dévala le chemin du village jusqu'à ce qu'elles ne fussent plus visibles du château. Le bruit paisible des sabots des chevaux résonnait d'une façon rassurante derrière elles, se rapprochant. Les deux femmes s'arrêtèrent à l'ombre du chevet de l'église, derrière un arc-boutant où, peu après, le vieux seigneur les rejoignit. Il sauta à terre.
— Il faut faire vite maintenant. Quelqu'un pourrait nous voir. Tenez, dame Catherine, je vous ai amené Morgane. J'ai cru remarquer que vous vous entendiez bien avec elle... et puis ce sera comme un présent d'adieu. C'est une bonne bête, solide et sûre. Maintenant, allez votre chemin et que Dieu vous garde !
A la lumière incertaine de la nuit, Catherine pouvait deviner les traits figés de Craon. Sa haute silhouette penchée la dominait et le vent faisait voltiger le pan de son chaperon. Elle murmura :
— J'ai peur pour vous, Seigneur. Quand « il » saura...
— Je vous ai déjà dit que je n'avais rien à craindre de lui. Et puis... quand bien même il s'en prendrait à moi. Je ne désire plus qu'une seule chose : le repos éternel... en souhaitant qu'il apporte l'oubli.
Il y avait tant de désespoir dans sa voix que Catherine, oubliant ses rancunes passées, ne put s'empêcher de murmurer :
— Je ne sais pas ce qui est advenu cette nuit, Messire, mais je voudrais pouvoir quelque chose...
— Rien ! Personne ne peut rien ! Ce que j'ai vu dans la chambre de Gilles dépasse en horreur tout ce qui se peut imaginer. Je suis un vieux guerrier, dame Catherine, et n'ai jamais été sensible, mais cette scène diabolique... ces hommes ivres et déchaînés, cette orgie dont le centre...
Il retint encore un instant les mots qui se pressaient sur ses lèvres comme si leur son même l'épouvantait, puis :
— ... dont le centre était un enfant... un jeune garçon éventré dans le sang duquel Gilles se vautrait, assouvissant un monstrueux désir ! Voilà ce qu'est celui dont j'ai cru faire un homme, un guerrier ! Voilà ce qu'est Gilles de Rais qui eut droit d'entrer à cheval dans la cathédrale de Reims pour escorter la Sainte Ampoule ! Voilà ce qu'est mon petit-fils... un monstre vomi par l'enfer et promis à la damnation ! Mon petit- fils... le dernier de ma race !
Le sanglot qui brisa la voix du vieux seigneur bouleversa Catherine. Pétrifiée d'horreur, elle écoutait mourir en elle l'écho de la révélation. Cet homme dont le seul crime réel avait été son amour insensé pour son petit-fils ne se relèverait jamais, elle le sentait, de cet écrasement. Elle le vit porter ses poings à ses yeux, les essuyer, mais, avant qu'elle ait pu proférer une parole, il continuait, la voix rauque :
— Vous comprenez maintenant pourquoi je ne veux pas qu'un enfant voie le jour dans cette demeure maudite et déshonorée. Un Montsalvy ne doit pas naître sur un fumier !... Allez-vous-en, maintenant, Madame, partez vite... Mais jurez-moi de ne jamais révéler à quiconque ce que je vous ai confié pour ma honte !
Catherine saisit la main ridée du vieil homme et la porta à ses lèvres. Elle était moite de larmes, mais, entre les siennes, elle la sentit frémir.
Je le jure ! dit-elle. Nul ne saura jamais ! Merci pour moi, pour Sara et aussi pour mon enfant qui, grâce à vous, naîtra libre. Je n'oublierai pas !
Il l'interrompit d'un geste brusque.
— Si ! justement ! Il faut oublier... nous oublier au plus vite-! Notre maison est désormais maudite et s'en va vers son déclin. Vous, dame Catherine, il vous faut suivre votre chemin qui s'écarte du nôtre à tout jamais. Tâchez d'être heureuse!
Avant qu'elle ait pu répondre, Jean de Craon s'était fondu dans la nuit. Les deux femmes frissonnantes perçurent le bruit léger de ses pas qui s'éloignaient vers la forêt. Auprès d'elles, les chevaux grattaient la terre d'un sabot impatient.
Catherine crispa sa main sur la bague qu'elle avait passée à son index droit comme pour y chercher le courage de franchir le pont gardé. Elle leva la tête vers le ciel où couraient les nuages. Le cri lugubre d'un engoulevent éveilla les échos endormis. Elle fixa son ballot à la selle de Morgane dont elle flatta doucement l'encolure et qui hennit sous sa caresse.
— Là... là... ma belle ! Nous allons partir tout de suite... Reste tranquille !
Pour Sara, le vieux sire avait choisi un cheval paisible et vigoureux, capable de porter aisément le poids déjà respectable de la bohémienne. C'était une brave bête sans malice et douée d'une grande placidité qui répondait au nom sans éclat de Rustaud. La mauvaise jambe du vieux Craon expliquait largement, aux yeux du gardien d'écurie, le choix de cet animal, robuste mais dépourvu du prestige des fougueux destriers.
Non sans peine, Catherine, qui commençait à sentir sa fatigue, parvint à hisser Sara sur Rustaud puis escalada Morgane qui faisait décidément preuve, cette nuit- là, d'une exceptionnelle bonne humeur.
— Ça va ? demanda-t-elle tout bas à Sara.
— Ça va, répondit l'autre, mais j'ai hâte d'être de l'autre côté de l'eau...
Lentement, au pas de leur monture, elles quittèrent l'abri de l'église, descendant vers le fleuve. La nuit tirait à sa fin et, bien que le jour fût encore assez éloigné, bientôt, la cloche de l'église s'ébranlerait pour appeler les fidèles à l'office nocturne qui marque le début du jour des Trépassés. Mais déjà la tourelle de garde du pont était là. Hardiment, Catherine poussa Morgane jusqu'à la chaîne, tendue pour la nuit, et appela :
— Holà ! L'homme de garde !
A l'intérieur, il y eut un grognement de mauvaise humeur. Puis la porte s'ouvrit libérant la lueur d'une grosse chandelle au poing d'un soldat mal réveillé qui considéra Catherine avec des yeux clignotants.
— Ouvre ! ordonna-t-elle. Je dois passer ! Ordre de monseigneur Jean de Craon !
L'air froid, sans doute, avait suffisamment réveillé l'homme pour qu'il examinât Catherine avec plus d'attention.
— Qu'est-ce que monseigneur Jean peut bien envoyer faire à une femme de l'autre côté de ce pont ? Qui êtes-vous ? Et l'autre, là, qui c'est ? Votre suivante ?
— Cela ne te regarde pas, maraud ! Je t'ai dit d'ouvrir, ouvre ! Regarde ceci, puisque tu ne me crois pas, et souviens-toi que chaque minute de retard apportée à mon voyage se traduira sur ton dos en coups d'étrivière.
D'un geste hautain, elle mit sa main droite sous le nez de l'homme afin qu'il pût bien voir le cachet de sardoine. Confus, il recula, enfonça son casque sur sa tête et se hâta d'aller soulever la chaîne.
— Excusez, noble dame, mais vous comprendrez que je suis obligé à quelque méfiance. Mon poste est un poste de confiance et...
— Je sais. Bonne nuit à toi !
Elle passa, Sara sur ses talons. Les planches du pont résonnèrent, sous les petits sabots de Morgane, mais le bras de Loire n'était pas large et, bientôt, ce fut la terre dure d'un chemin qu'ils foulèrent allègrement.
La poitrine de Catherine se dégonfla d'un énorme soupir.
— Plus vite !... Il nous faut aller plus vite, dit-elle en mettant sa jument au trot.
La langue de terre qui s'allongeait entre les deux bras du fleuve fut rapidement franchie et, bientôt, on fut au bac du passeur qui, seul, assurait la liaison avec le port de Montjean, à travers la plus large partie de la Loire. Une cabane en rondins servait d'abri au nautonier, édifiée sur la prairie en haut de la grève. Catherine constata avec plaisir que la grande barque plate était tout justement amarrée de ce côté-là. Entrer dans la cabane, éveiller le bonhomme, fut l'affaire d'un instant.
— Vite ! dit-elle. Il nous faut passer, ma servante, mes chevaux et moi. Je dois voir le sénéchal de Montjean, Martin Berlot, le plus vite possible.
— Mais, Dame... à cette heure, le château est fermé. Vous n'entrerez pas dans Montjean.
Comme il finissait de parler, la cloche de l'église de Champtocé commença de sonner en glas. Les sons lugubres s'égrenèrent sinistrement dans la nuit humide. Un instant plus tard, celle de Montjean, au timbre plus aigre, lui répondit au-delà de l'eau noire. Sur les nerfs trop tendus de Catherine, le tintement funèbre passa comme une râpe. Elle faillit crier.
Cela voulait dire qu'il était près de cinq heures, que, dans le château de Gilles de Rais, on allait bientôt s'éveiller, s'apercevoir de leur fuite. Et tant qu'elles n'auraient pas franchi la Loire, il était encore possible de les reprendre. De ce côté-ci, sur la langue de terre, elles étaient toujours sur les domaines de leur bourreau. L'ombre menaçante du bûcher repassa devant les yeux de Catherine.
— Il est cinq heures, dit-elle. Les gens de Champtocé vont se rendre à l'église comme ceux de Montjean. Tu peux nous passer, bonhomme. Les villes ouvrent plus tôt ce matin. C'est le jour des Morts. Et puis...
Elle fouilla dans sa bourse, en tira une pièce d'or qu'elle fit luire à la lueur fumeuse du quinquet brûlant à l'intérieur de la cabane.
— Tiens, acheva-t-elle en mettant la pièce dans la main calleuse. C'est pour toi. Mais, pour Dieu, fais vite !
Des pièces d'or, le passeur savait bien qu'il en existait, mais il n'en avait jamais vu de près. Pareille aubaine était trop inespérée pour qu'il résistât. Endossant une veste sans manches en peau de mouton, il descendit vers le bac.
— Ils se tiendront tranquilles, vos chevaux ?
— J'en réponds... Va toujours ! répondit Catherine, les yeux sur la tour de guette du château.
Quelques instants plus tard, la grande barque plate quittait le bord, et Catherine, les brides des deux chevaux réunies dans sa main, regardait s'élargir le ruban d'eau sombre entre le bordage et la rive. Le fleuve était gros, mais relativement paisible, et l'homme maniait vigoureusement sa longue perche. Sara, à bout de forces, s'était laissée tomber à terre, les genoux repliés, entre les jambes des chevaux.
Comme on en arrivait à l'heure qui précède le lever du jour, la nuit se chargeait de brouillard et semblait se faire plus opaque encore. Un instant, la jeune femme craignit que le passeur ne dérivât de sa route, mais il avait pour lui la longue habitude et connaissait le fleuve comme sa barque elle-même. Au bout d'un moment qui parut interminable aux deux fugitives, des silhouettes de navires se dégagèrent de l'ombre, des mâts dépouillés aux voiles ferlées, les flèches des huniers noirs et la tour trapue d'une église, les angles durs des toits de Montjean. Un petit château aux tours crénelées gardait le port fluvial. Quelque part, un coq chanta. Puis il y eut le clapotis de l'eau contre un quai de pierre. Un escalier sortit de la nuit auprès d'un gros anneau rouillé.
— Voilà, fit le passeur. Vous êtes arrivées.
Une heure plus tard, dans le logis du sénéchal de Montjean, Catherine et Gauthier tenaient conseil autour d'une table garnie. Sara, épuisée par les privations et l'angoisse des dernières heures, s'était endormie sur un banc devant le feu, d'un sommeil lourd. Parfois, un léger ronflement rappelait sa présence. Pardessus la table chargée de viande froide, de pain et de fromage, Gauthier, une lueur de joie mêlée d'inquiétude dans ses yeux clairs, regardait Catherine. La fatigue s'imprimait durement sur le visage de la jeune femme. De larges cernes bleuâtres marquaient ses yeux, deux plis de lassitude se dessinaient aux coins de sa bouche et son teint pâle avait des reflets de cire sous la lumière des chandelles.
Au-dehors, le jour commençait à poindre. Le ciel, du côté de l'Orient, était d'un gris sale. Debout près de l'unique fenêtre, un pied sur un tabouret, Martin Berlot, le sénéchal, regardait ses hôtes. C'était un homme petit et rond dont l'aspect était celui d'un paysan aisé. On ne pouvait pas lire grand-chose sur sa face placide dont le principal ornement était un nez si bourgeonnant qu'il semblait multiplié par trois. Mais les yeux bruns avaient de la vivacité.
Le sénéchal ne parlait guère. Il préférait écouter et, depuis que Catherine était arrivée, il ne s'était pas mêlé à la conversation. Mais, comme la jeune femme, poussée sans doute par sa fatigue, semblait hésiter sur le parti à prendre, souhaitant visiblement s'accorder un peu de repos, il murmura avec un regard au ciel moins noir :
— Si j'étais vous, noble dame, je partirais d'ici... et sur l'heure. Quand on saura que vous avez passé le pont, et on le saura avant qu'il soit longtemps, on enverra à votre poursuite. Ici... il ne sera guère possible de résister si monseigneur Gilles décide de vous reprendre de force.
— Pourtant, fit Catherine, il n'est pas venu reprendre Gauthier.
— Parce qu'il le croit mort et a toujours ignoré qu'il était ici. Personne ne l'a vu arriver. Mais vous, c'est différent. Le garde du pont parlera. Et, cette fois, messire Jean ne pourra rien pour vous. Il faut fuir, Dame, pendant qu'il en est encore temps ! Ce n'est pas que je vous refuse asile, mais j'ai charge de ce village, de ce château et n'ai point les forces nécessaires pour résister. Il faut que vous soyez loin quand les gens de Rais viendront me demander des comptes. Bien sûr, vous êtes lasses, vous et cette femme. C'est trop visible, mais c'est l'affaire d'un peu plus de deux lieues. En remontant la Loire, vous trouverez Chalonne, qui est terre de Mme la duchesse d'Anjou.
— La duchesse est en Provence et ne peut rien pour moi. En son absence, personne ne m'accueillera en Anjou.
Avec accablement, elle laissa tomber sa tête dans ses mains. Tout à l'heure, dans sa joie de fuir, elle avait oublié les menaçantes paroles de Gilles, mais maintenant elles revenaient, ces paroles, dans toute leur dangereuse signification. Sur les terres du Roi, comme sur celles de Yolande sans doute, elle était maintenant un gibier traqué. Arnaud pourrissait dans les geôles de La Trémoille et le bras du tout-puissant seigneur pouvait l'atteindre, elle, chétive, à chaque pas qu'elle ferait dans ces régions.
— De toute façon, reprit Berlot dont le souffle s'écourtait et qui regardait de plus en plus souvent vers la Loire, à Chalonne, vous vous rendrez auprès du prieur de Saint-Maurille. Il vous accueillera et vous trouverez chez lui le repos d'un moment. Vous devez bien savoir que terre d'église est terre d'asile.
— L'église, marmonna Gauthier entre ses dents... toujours l'église !
Mais Catherine, s'appuyant des deux mains à la table, se levait péniblement. Elle avait bien saisi le début d'affolement dans la voix de Berlot. Le sénéchal avait peur. Il ne pensait qu'à une chose : il fallait que les hôtes indésirables eussent disparu de son horizon quand paraîtraient les hommes de Gilles afin qu'il pût les laisser se livrer à une visite domiciliaire convaincante.
— C'est bon, fit-elle avec un soupir, nous partons. Réveille Sara, ami Gauthier, si toutefois tu y parviens.
Elle fit quelques pas dans la pièce nue, alla, elle aussi, regarder le ciel qui s'éclairait maintenant avec une rapidité inquiétante, puis s'étira pour chasser la lourdeur de ses membres. Cependant, Gauthier, qui ne parvenait pas à éveiller Sara, avait pris le parti de l'enlever purement et simplement et de la jeter sur son épaule. Il tourna vers Berlot son regard froid.
— As-tu un cheval pour moi ?
L'autre fit la grimace.
— Je n'en ai qu'un : le mien. Et je dois le garder... Monseigneur Gilles trouverait étrange...
— 11 y a des moments où je me demande, repartit 'e Normand avec un pli méprisant au coin des lèvres, pourquoi tu ne passes pas la Loire. Dis-moi un peu de qui tu as le plus peur : de Gilles de Rais ou de la dame de Montjean qui déteste son gendre... à moins que ce ne soit de la dame de Craon ?
— Du Diable ! fit Berlot de mauvaise humeur. Mais je lui saurai gré le jour où il t'emportera.
— Amen ! dit Gauthier qui commençait à se trouver des connaissances ecclésiastiques. En route, dame Catherine ! Le cheval de Sara semble assez solide pour nous porter tous les deux. D'ailleurs, dans l'état où elle est, la malheureuse serait bien incapable de se tenir en selle. Il faudrait lui taper la tête contre les murs pour l'éveiller.
Devant la porte du châtel, ils retrouvèrent Morgane et Rustaud que l'on avait nourris et abreuvés. La petite jument hennit de plaisir à revoir sa maîtresse et piaffa, impatiente de galoper. Avec d'infinies précautions, après avoir installé Sara toujours endormie sur Rustaud, Gauthier aida Catherine à se mettre en selle, puis enfourcha à son tour sa monture.
Rustaud se comporta vaillamment et ne broncha pas sous le poids du géant.
— Je crois que ça ira, dit le Normand avec satisfaction.
Il emplit sa vaste poitrine d'une grande goulée d'air puis s'écria joyeusement :
— Par les runes ! Je suis content de quitter ce maudit pays. Où que nous allions, dame Catherine, nous n'y serons pas en plus mauvaise compagnie. En avant !
Un cri d'angoisse poussé par Berlot lui répondit :
— Les hommes de Rais ! Les voilà ! Partez... mais partez donc !
En effet, le bac du passeur, chargé de soldats, dérivait au plein du courant. Une dizaine de cavaliers, qui avaient choisi de franchir le fleuve à la nage, les entouraient et Catherine, mordue par une terreur folle, reconnut les huques violettes du sire de Rais à leur tête... S'ils les avaient vus, ils étaient perdus, mais le sénéchal, vert de peur, hoquetait :
— Faites le tour par cette ruelle. Ils ne vous verront pas et vous gagnerez la campagne sans être aperçus. J'essayerai de les retenir autant que je pourrai.
— Si tu n'avais pas tellement peur pour ta peau, goguenarda Gauthier, je dirais que tu es un brave homme ! Adieu, Martin. On se reverra peut-être un jour.
Mais déjà Catherine avait talonné Morgane et s'engouffrait dans la ruelle en pente. Au risque de se rompre le cou, elle prit le galop aussitôt. Les sabots de Morgane claquaient joyeusement sur la terre battue du chemin et, derrière elle, la jeune femme pouvait entendre le galop pesant de Rustaud. Bientôt, ils furent dans un petit bois, hors de vue de Montjean.
Le chemin s'écartait du bord de Loire et plongeait à travers les branches dépouillées pour devenir une invraisemblable fondrière boueuse. Gauthier rejoignit Catherine et se mit à sa hauteur.
Je pensais, fit-il sans cesser de galoper. Si nous retournions à Orléans ? Maître Jacques Boucher, bien certainement, vous accueillerait. Vous avez là des amis solides.
— En effet, dit Catherine, mais le trésorier Jacques Boucher est, avant tout, un solide, un fidèle sujet du roi Charles.
C'est un homme rigide et droit comme une lame d'épée. Il ne résisterait pas, quelque amitié qu'il ait pour moi, à un ordre de son souverain. Or, si j'ai bien compris et même si Jacques Boucher l'ignore, le Roi, c'est La Trémoille.
— Où aller alors ? J'espère que vous ne songez pas à vous précipiter tête première, et dans l'état où vous êtes, à Sully-sur-Loire ? Vous devez vivre, Madame, si vous voulez venir à bout de vos ennemis.
— Il m'importe peu de les vaincre ou non, répondit Catherine, les lèvres serrées. Mais il y a Arnaud... il y a mon enfant. Je pourrais retourner en Bourgogne où j'ai des amis, où je trouverais une sûreté relative, mais ce serait me séparer d'Arnaud. Il faut que je reste sur les terres du roi Charles au risque de tomber aux mains de son favori. Il faut que quelqu'un nous accueille, nous cache et me permette d'atteindre d'une façon ou d'une autre ceux qui pourront efficacement nous aider : les compagnons d'armes de messire de Montsalvy, les capitaines du Roi qui, tous, haïssent La Trémoille.
— Et ce refuge, vous savez où le trouver ?
Catherine ferma les yeux un instant comme pour
rappeler un visage du fond de sa mémoire.
— Si je sais juger un homme à son poids réel, je crois que oui. Si je me suis trompée, alors il n'y aura plus ni recours ni salut pour moi. Mais je ne me trompe certainement pas.
— Ainsi nous allons ?
— À Bourges. Chez maître Jacques Cœur.
Les cavaliers sortaient du bois. Une étendue plate et herbeuse, à la gauche lointaine de laquelle luisait le fleuve, s'allongeait devant eux sous le gris monotone du ciel. Catherine et Gauthier s'y lancèrent éperdument.
Dans le fond de sa pensée, Catherine s'était parfois demandé si sa situation personnelle était aussi mauvaise que Gilles de Rais avait bien voulu le lui dire et si l'étrange seigneur n'avait pas intentionnellement noirci le tableau afin de mieux la tenir à sa merci. Mais ce n'était là qu'un faible espoir. Les paroles de Gilles rendaient ce son inimitable que possède la seule vérité. Elle en eut d'ailleurs assez promptement l'inquiétante confirmation.
Pour se mettre à l'abri des surprises, elle avait décidé, de concert avec Gauthier, que l'on voyagerait la nuit, malgré les dangers de mauvaises rencontres que cela pouvait comporter, et que l'on se tiendrait cachés le jour. Il y avait à cette décision plusieurs raisons dont la première était une plus grande sécurité vis-à-vis des gens du Roi, la seconde, le fait que les nuits en ce triste mois de novembre étaient infiniment plus longues que les jours, et la troisième que le chemin vers Bourges ne présentait aucune difficulté à suivre, même la nuit. Il suffisait de remonter la Loire, puis le cours du Cher qui amènerait les voyageurs non loin de leur destination dernière. On passa donc le jour des Morts à Chalonne, où le Prieur accueillit chrétiennement ces étrangers qui demandaient asile, mais on quitta l'abri de Saint-Maurille à la nuit close.
Jusqu'au lever du jour, on fit près de vingt lieues, ce qui représentait pour Rustaud, doublement chargé, une sorte de record. Mais, quand le paysage se dégagea des brumes matinales, il révéla les clochers, les tours, les lanternes ajourées, les rudes murailles et les immenses toits d'une énorme abbaye plantée au confluent de la Loire et de la Vienne.
L'ensemble était si imposant que Catherine hésita à s'avancer et, comme un paysan, sa houe sur l'épaule, débouchait d'un layon, elle le héla :
— Brave homme, cette abbaye est grande et belle, il me semble. Quel est son nom ?
— Dame, fit le bonhomme en tirant son bonnet, c'est la royale abbaye de Fontevrault dont Madame l'abbesse est cousine du roi Charles que Dieu nous veuille garder.
— Merci, murmura la jeune femme tandis que le paysan remettait son couvre-chef et s'éloignait.
Le coup d'œil qu'elle échangea avec Gauthier en disait long et traduisait leur pensée commune. Certes, une abbaye est lieu d'asile, maison de Dieu, mais pouvait-elle s'aventurer sans crainte dans cette pieuse forteresse renommée pour servir de refuge... obligatoire souvent, aux reines répudiées, aux filles de grandes familles indésirables, aux princesses montées en graine et dont l'abbesse était toujours choisie dans les maisons, sinon royales, du moins princières ? Cinq communautés dépendaient de la crosse hautaine de l'abbesse de Fontevrault, plus un hôpital et une léproserie et, chose étrange, sur ces communautés, trois étaient masculines. Les luttes intestines de Fontevrault étaient célèbres et Catherine songea qu'il eût été téméraire de mettre le pied dans cet admirable et noble guêpier.
— Je pense, conclut-elle enfin, qu'il nous faut chercher quelque hutte de charbonnier pour y passer le jour.
La chose se trouva sans peine. On passa là une journée paisible grâce à Gauthier qui réussit à capturer un lièvre et le fit rôtir sur un feu de branches mortes pour la plus grande satisfaction de ses compagnes. Dans la forêt, le Normand était chez lui et n'était jamais en peine pour se sortir d'affaire. La nourriture des bêtes était assurée par un sac de fourrage que l'on devait à la munificence de Martin Berlot et que Morgane, non sans dédain, acceptait, bon gré mal gré, de porter en surplus de Catherine. Quand l'ombre s'étendit sur la profonde forêt, on regagna le bord du fleuve en contournant à distance respectueuse les bâtiments de l'abbaye. Mais, cette fois, la nuit ne se passa pas sans incident. D'abord, les voyageurs se trompèrent de rivière et suivirent le cours de l'Indre au lieu de celui du Cher. Mais on parvenait juste à retrouver le bon chemin quand Rustaud, qui arrivait à bout de souffle, se mit à boiter.
— Il faudra nous arrêter à la première maison pieuse rencontrée, fit Catherine inquiète. Cette bête a besoin de soins.
Mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Ils n'avaient rien trouvé quand, le jour levé depuis un bon moment, ils arrivèrent en vue d'un gros village. La faim commençait à se faire sentir et il fallait trouver à manger pour les humains comme pour les bêtes.
— Nous sommes loin de Champtocé, dit Gauthier. Peut-être pouvons-nous courir le risque d'entrer dans ce bourg et de chercher quelque nourriture ?
— Essayons, répondit Catherine qui souffrait de crampes douloureuses et de pénibles brûlures d'estomac. Son état la sensibilisait de façon inquiétante et elle éprouvait un besoin impérieux de repos et de calme. En elle, l'enfant s'agitait d'une façon désordonnée qui l'effrayait.
Mais, comme les chevaux allaient franchir les premières maisons du village, un appel de trompe vint crisper les nerfs tendus de la jeune femme. Gauthier, qui allait en tête, s'arrêta, se tourna sur sa selle, écartant légèrement Sara qui voyageait les bras passés autour de lui.
— Dame Catherine, dit-il, tout le village est sur la place que l'on voit au bout de ce chemin. Ils écoutent un héraut en cotte bleu et or qui déroule un parchemin.
En effet, la voix forte d'un homme parvenait à Catherine, claire dans le silence glacial du matin, nette et menaçante à la fois.
Bonnes gens ! criait le héraut. Par ordre de notre sire le roi Charles Septième du nom, que Dieu aide, on vous fait savoir que deux criminelles en fuite parcourent actuellement votre région. L'une, Catherine de Brazey, est accusée d'intelligence avec l'ennemi ainsi que du crime affreux d'avoir détourné de ses devoirs pour le conduire chez l'Anglais l'un des capitaines du Roi, l'autre est une sorcière de Bohême nommée Sara, condamnée au bûcher pour ses charmes et maléfices.
Toutes deux sont échappées des geôles de monseigneur Gilles de Rais, maréchal de France. L'une des femmes est blonde et grosse de plusieurs mois. L'autre, très brune. Elles ont, en outre, volé les chevaux sur lesquels elles ont pris la fuite : un percheron de poil roux et une haquenée blanche. Vingt pièces d'or seront comptées à quiconque donnera une piste sérieuse. Une récompense de cent pièces d'or sera comptée soit par monseigneur de Rais à Champtocé, soit par monseigneur de La Trémoille à Loches à quiconque livrera vivantes ces deux femmes. Il y va de la corde pour quiconque les aidera ou leur donnera asile.
Rigide sur sa selle, comme frappée par la foudre, Catherine entendait encore la voix rude de l'homme alors même qu'elle s'était tue. Elle pouvait l'apercevoir au bout de l'enfilade basse des chaumières, roulant d'un geste las son parchemin et le remettant sous son tabard fleurdelysé. Il fit tourner son cheval et se dirigea vers l'autre extrémité du village. Les paysans allaient se débander quand Gauthier, prompt comme l'éclair, arracha la bride des mains de Catherine et l'entraîna à vive allure vers le bois de chênes aux épais fourrés d'où ils venaient de sortir. Inerte, les yeux pleins de larmes, envahie d'un affreux découragement, elle se laissa emmener. Criminelle ! Elle était maintenant une criminelle recherchée, un gibier à la portée du premier braconnier venu. Qui donc résisterait, pour l'amour d'elle et de l'humanité, à cet appât de l'or si rare dans ces années de misère ?
Quand on fut sous le couvert des arbres, avec une bonne épaisseur de bois entre lui et le village, Gauthier s'arrêta, sauta à terre et tendit les bras à Catherine pour qu'elle s'y laissât glisser. Il dut presque l'arracher à sa selle car elle sanglotait comme une petite fille, à bout de nerfs, à bout de courage, à bout de fatigue.
— Tue-moi, Gauthier, hoquetait-elle nerveusement, tue-moi ! Ce sera tellement plus simple, tellement plus rapide...
Tu as entendu ? Par tout le royaume, on va me chercher, comme une criminelle...
— Et alors ? Qu'est-ce que cela prouve ? grogna le Normand en la berçant comme une enfant contre sa large poitrine.
Que votre Gilles de Rais a réussi à prévenir son « beau cousin » La Trémoille et qu'ils vous donnent la chasse ? Mais vous le saviez déjà ! Allons, dame Catherine, vous n'en pouvez plus et le discours de ce bavard a été la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Il faut vous reposer un moment d'abord, réfléchir ensuite. Pensez-vous que cette proclamation puisse empêcher celui chez qui nous allions de vous venir en aide ?
Elle leva sur le menton mal rasé du géant un regard noyé de pleurs.
— Je... je ne sais pas ! Je ne crois pas, mais....
— Pas de mais ! Donc, nous allons toujours à Bourges. Le tout est d'y arriver. Il y a une chose à laquelle vous ne pensez pas.
— Laquelle ?
— C'est que ce maudit parchemin signale deux femmes. Et non pas trois personnes. De moi, il n'est pas question. J'ai donc mes coudées franches et c'est déjà beaucoup. D'autre part, il y a certaines modifications que l'on peut apporter.
Remettant Catherine à Sara qui avait déjà disposé les manteaux sous le tronc penché d'un gros chêne, le Normand tira son poignard et s'approcha de Morgane avec un soupir énorme.
— Pour Dieu, que vas-tu faire ? cria Catherine brusquement ranimée.
— La tuer, bien sûr, répliqua Gauthier sombrement. Ça me fait peine, mais cette jolie petite jument proclame qui vous êtes mieux qu'une bannière...
Avec une vivacité dont elle se serait crue incapable l'instant précédent, Catherine bondit et se pendit au bras noueux du Normand.
— Je ne veux pas ! Je te l'interdis... Tuer cette bête nous apporterait le malheur, j'en suis certaine. J'aime mieux être prise par elle que sauvée par sa mort.
Morgane, de son côté, avait regardé Gauthier d'un air mi-inquiet mi-furieux. Elle opta finalement pour la colère et se mit à encenser dangereusement, mais, déjà, Catherine avait saisi sa bride et lui parlait doucement.
— Calme-toi, ce n'est rien... Tu n'as rien à craindre de nous, ma belle ! Allons, sois sage...
Peu à peu, la petite jument se calmait. Elle finit par se tenir tranquille, appliquant en manière de pardon un large coup de langue sur le front de Catherine. Gauthier regardait la scène d'un air mécontent.
— Vous n'êtes pas raisonnable, dame Catherine.
— Peut-être, mais elle m'aime. Je ne veux pas qu'on tue une bête qui m'aime. Il faut comprendre... cria-t-elle prête à pleurer encore.
— C'est bon. Dans ce cas, restez ici. Nous sommes assez loin du village. Personne, je pense, ne viendra vous y chercher. Moi, pendant ce temps, je vais voir ce que je peux faire.
— Tu nous laisses ? s'écria la jeune femme tout de suite alarmée.
— Vous avez faim, non ? Et puis, il faut que je trouve moyen de changer votre aspect suffisamment pour que vous ne risquiez rien jusqu'à Bourges. Vous allez dormir en m'attendant. Quant à vous, dame Sara, comment vous sentez-vous ?
— Comment voulez-vous que je me sente ? bougonna la bohémienne. Très bien, naturellement, tant qu'on ne parle pas de me faire rôtir.
— Alors prenez ça ! Et n'hésitez pas à vous en servir au cas où un curieux s'approcherait de trop près.
« Ça », c'était le large couteau qui ne quittait pas la ceinture du géant. Sara prit l'arme sans montrer le moindre émoi et la glissa à sa propre ceinture aussi calmement que s'il se fût agi d'une fleur fraîchement coupée.
— Comptez sur moi ! affirma-t-elle. Personne n'approchera.
Catherine s'endormit d'un sommeil de bête harassée. Quand elle s'éveilla, la lumière avait baissé considérablement et Gauthier, penché sur elle, la secouait doucement.
— Hé... dame Catherine... Éveillez-vous ! Il est temps !
Un peu plus loin, Sara, assise sur un tas de feuilles, tournait gravement une broche improvisée sur laquelle rôtissait une volaille. Cette vue, jointe au bon repos que lui avait procuré son sommeil, rendit à Catherine son courage. Sara auprès d'un feu, faisant cuire quelque chose, c'était l'un de ses plus vieux souvenirs d'enfance et cela évoquait les temps paisibles en même temps que les mystérieuses racines d'une immuable affection. Elle se releva prestement, sourit à Gauthier.
— Cela va mieux ! dit-elle.
— J'en suis heureux. Mettez cela, maintenant. Ensuite, nous mangerons.
Il offrait quelque chose de sombre et de lourd. En tendant la main, Catherine toucha une étoffe grossière qu'elle déploya sans comprendre.
— Qu'est-ce que c'est ?
Gauthier eut un sourire féroce qui fit étinceler ses dents blanches et briller ses yeux.
— Un froc de moine. J'en ai un autre pour Sara. Une chance que j'aie rencontré ces deux frères mendiants avant qu'ils entrent au village !
Catherine se sentit pâlir. Elle se souvint avec terreur de l'étrange religion de son compagnon. Gauthier était païen. Pour lui, ni Dieu ni ses serviteurs ne représentaient quoi que ce soit. Une pensée terrible la traversa et elle laissa tomber la robe. Le Normand se mit à rire, ramassa l'objet et de nouveau le lui tendit.
— Non, je ne les ai pas tués, rassurez-vous ! Seulement un tout petit peu assommés et abandonnés dans un coin tranquille. Ils n'auront sûrement qu'une hâte, celle de rentrer à leur couvent, et ne se présenteront en aucun cas au village.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que je ne leur ai rien laissé sur le dos. Ils sont aussi nus qu'un poisson au sortir de la rivière, acheva Gauthier avec tant de sérieux que Catherine ne put s'empêcher de rire.
Sans plus discuter, elle enfila la longue et épaisse robe brune, serra la corde autour de sa taille. Le Normand la regardait faire d'un air approbateur.
— Vous avez l'air ainsi d'un moinillon rondouillard ! commenta-t-il avant de s'éloigner vers les chevaux.
Tandis que Sara et Catherine se restauraient en dévorant la poule qu'il avait dû voler dans quelque ferme, il se livra sur Morgane indignée à une opération qui était tout juste le contraire d'une toilette. Il enduisit soigneusement de la boue grasse d'un ruisseau qui coulait tout auprès une bonne partie du corps de l'animal qui, d'ailleurs, avait quelque peu perdu de sa blancheur initiale grâce à la poussière et aux éclaboussures fangeuses des chemins. Figée d'horreur devant une telle injure, la petite jument le laissait faire. Elle se trouva bientôt transformée en un curieux animal sans couleur définie, tirant à la fois sur le jaune et sur le gris sale.
Espérons qu'il ne pleuvra pas trop et que ça tiendra jusqu'au bout, dit le Normand en se reculant pour mieux juger de l'effet produit à la manière d'un peintre qui contemple son œuvre. Catherine, amusée, pensa que son prestigieux ami Van Eyck faisait exactement cette figure quand il regardait, tête penchée, yeux clignés et tous les traits contractés, l'une de ces merveilleuses Vierges pour lesquelles, si souvent, elle avait servi de modèle.
Ceci fait, Gauthier dévora le reste du poulet, but un coup d'eau claire et empoigna Catherine pour la remettre en selle.
— Allons, mon révérend Père, reprenons notre chemin ! dit-il gaiement. Le Diable lui-même ne pourrait pas vous reconnaître ainsi attifée ! Et quand je dis le Diable, je pense messire Gilles de Rais, le seigneur à la Barbe Bleue !
Le soir tombait. Les notes grêles de l'angélus leur parvinrent, portées sur la cime des arbres. Le poids de terreur qui avait écrasé le cœur et le souffle de Catherine s'envolait progressivement. La robe du moine sentait terriblement la sueur et la crasse, mais elle était chaude et tellement épaisse qu'il fallait sans doute une pluie torrentielle pour parvenir à la transpercer. Catherine put d'ailleurs s'en convaincre car, au moment où les trois voyageurs sortaient des fourrés, quelques gouttes se mirent à tomber du ciel noir. Elle baissa le capuchon. Il engloutissait facilement sa tête et son visage jusqu'au menton, puis elle retroussa les manches trop longues qui la gênaient. Elle se sentait là- dedans comme l'escargot dans sa coquille, protégée sinon invisible.
— Seigneur ! marmotta-t-elle tout bas, pardonnez à Gauthier l'affreux sacrilège qu'il a commis en s'emparant des robes de vos saints moines. Considérez seulement qu'il a voulu sauver nos vies menacées et... et faites que vos serviteurs ne prennent pas froid dans la campagne avec cette pluie qui vient.
Après quoi, l'âme en paix, elle mit Morgane au trot et rattrapa Gauthier qui avait déjà pris de l'avance.
Le dernier coup de vêpres sonnait à la tour romane de l'église Saint-Pierre-le-Guillard et le jour était presque complètement éteint quand Catherine, Sara et Gauthier parvinrent enfin au but de leur voyage. Devant eux, à l'angle de la rue d'Auron et de la rue des Armuriers, se dressait la maison de Jacques Cœur. Une grande maison faite de trois corps de bâtiments sous trois toits pointus. Le magasin tenait tout le rez- de-chaussée de l'angle, mais les volets de chêne, noircis par le temps, étaient déjà mis. La rue était obscure car, depuis la porte d'Auron, un seul pot à feu brûlait devant une statue de saint Ursin.
Le cœur de Catherine cognait encore de l'angoisse qui l'avait serré en passant le corps de garde, à la porte de la ville. Sur les murailles claquait l'étendard royal, preuve que le roi Charles VII et par conséquent La Trémoille étaient dans la cité.
De plus, elle avait assez longtemps séjourné à Bourges pour risquer d'être reconnue. Mais, pour franchir le lacis de ruisseaux et de marais qui précédait immédiatement les anciens avant-postes gallo-romains, pour avoir le courage d'avancer jusqu'aux tours de la porte Ornoise, elle avait tiré son capuchon de moine sur son visage jusqu'à ne plus avoir dans son champ de vision que les oreilles de Morgane. Elle mourait de peur d'échouer en arrivant au but et sa main serrait convulsivement" sous la bure de sa robe, le reliquaire de saint Jacques... Crainte vaine, d'ailleurs : soit fatigue, soit indifférence, soit désir de regagner au plus vite le corps de garde bien chauffé et d'oublier ce crépuscule chargé de brume, les soldats n'avaient pas prêté attention à ces deux moines escortés d'un paysan qui leur avaient déclaré se rendre au couvent des Jacobins. Mais il était temps ! A peine eurent-ils franchi la porte que Catherine et ses compagnons entendirent le tintamarre du pont-levis que l'on relevait. La ville fermait ses portes pour la nuit...
Dans la rue qui remontait vers la masse orgueilleuse du palais royal, il n'y avait que peu de monde. Les trois voyageurs étaient passés inaperçus des quelques ménagères attardées et des deux ou trois bourgeois qui achevaient de traiter quelque affaire au seuil d'une boutique. Par prudence, cependant, Catherine fit arrêter les chevaux à distance du magasin tout en le désignant du menton à Gauthier.
— C'est là ! dit-elle.
— Mais la maison est fermée !
— Le magasin, sans doute, car il est tard, mais il y a de la lumière aux étages. Le couvre-feu n'est pas encore sonné.
D'ailleurs, il me semble voir filtrer sous la porte un rayon lumineux.
Comme pour lui donner raison, la porte s'ouvrit à cet instant précis, libérant la lumière jaune qui coula jusqu'au milieu de la rue. Deux hommes portant de longues houppelandes fourrées parurent sur le seuil. L'un était grand et mince, l'autre petit et replet, mais Catherine reconnut aussitôt le premier dont le profil net se détachait vigoureusement sur l'intérieur éclairé.
— Maître Cœur ! souffla-t-elle à Gauthier. Le plus grand !
Tout en parlant, elle se laissait glisser à bas de sa monture et s'approchait doucement, en prenant bien soin de rester dans l'ombre épaisse des maisons. Sur le seuil, le pelletier prenait congé de son visiteur.
— C'est donc entendu. Je vous ferai porter dès demain ces dix peaux de vair de Mongolie, maître Lallemand. Ce seront les dernières que je pourrai vous fournir avant longtemps. Dieu sait dans combien de temps les Vénitiens pourront nous en faire passer !
Le petit gros répondit quelque chose que Catherine ne comprit pas, toucha son chaperon de drap noir et s'éloigna par la rue des Armuriers. Catherine, alors, prit son courage à deux mains et, sans réfléchir davantage, presque sans respirer, se jeta en avant. Elle arrêta le pelletier comme il allait rentrer.
— Maître Jacques, dit-elle d'une voix enrouée d'émotion, voulez-vous tendre à une proscrite une main secourable ?
Tout en parlant, elle tirait en arrière son capuchon, relevant son visage pâle, ses yeux sombres tirés par la fatigue. Les chandelles qui brûlaient dans la boutique accrochèrent un reflet à ses cheveux blonds, cependant impitoyablement tirés en arrière. Les yeux de Jacques Cœur s'agrandirent. Il eut un haut-le-corps.
— Sang du Christ ! La dame de...
Il se mordit la lèvre puis, sans perdre une minute, saisit Catherine par le bras et, avec un coup d'œil circulaire au-dehors, la tira dans la maison.
— Entrez vite ! Mais je vois à quelque distance deux cavaliers et deux chevaux...
— Mes serviteurs ! dit Catherine. Ils m'attendent !
— Je vais les faire rentrer dans la cour. Restez là un instant.
Il fermait soigneusement la porte, tirait les gros verrous, puis débarrassait un tabouret d'un paquet de peaux à l'intention de Catherine avant de disparaître par une petite porte de côté.
— Attendez-moi ! Je reviens !
Catherine, exténuée, se laissa tomber sur le tabouret. Il régnait, dans ce magasin, une bonne chaleur grâce à un gros brasero de bronze empli de braises qui rougeoyait au beau milieu. Un long comptoir de bois ciré tenait la plus grande place et courait le long d'un mur composé exclusivement d'armoires armées de fer ou s'empilaient des peaux. Dans un renfoncement, un haut pupitre en bois noir supportait une écritoire, plusieurs plumes d'oie et un gros livre relié en parchemin. L'odeur bizarrement musquée des pelleteries se mêlait à celle de cire chaude que dégageaient les chandelles.
Un calme profond enveloppait la maison. Catherine en eut une conscience aiguë. Sa gorge contractée se desserra. Pour la première fois depuis longtemps, elle respira presque librement.
Jacques Cœur revenait et, tout de suite, courait à elle, prenait ses deux mains et l'obligeait à se lever.
— Ma pauvre amie ! Comment avez-vous pu venir jusqu'ici ? La ville est pleine d'espions et la trahison y rôde à chaque coin de rue. Mais venez plutôt. Nous serons mieux dans mon réduit pour parler. Mes garçons de magasin sont à la réserve. Ils vont revenir pour tout ranger.
Doucement, il passait un bras sous celui de la jeune femme pour l'aider à se relever et l'entraînait vers le fond du magasin où un escalier s'enfonçait dans l'ombre des solives. Elle était si lasse qu'elle chancela et fût tombée sans le bras solide qui la soutenait.
— Vous êtes bon, maître Jacques, de ne m'avoir point chassée.
Elle levait les yeux vers lui, heureuse de revoir ce visage aux traits nets, un peu austères, ce nez long, cette bouche mince, mais d'un dessin ferme. Le front, large et haut, dénotait l'intelligence ainsi que les yeux bruns, bien fendus et francs, mais autoritaires. Le pli dur des lèvres n'excluait pas une certaine sensualité qui se révélait encore dans les narines mobiles et aussi dans la chaleur un peu rauque de la voix.
Il sourit, posa une main rassurante sur celle qui s'appuyait à son bras.
— J'espère, dit-il, que vous ne doutiez pas de mon accueil.
Le « réduit » où Jacques Cœur conduisit Catherine ouvrait en haut de l'escalier en face de la salle commune. C'était, malgré son nom, une pièce de bonnes dimensions qui s'avançait en encorbellement au- dessus du carrefour. Avec ses étroites fenêtres donnant, l'une sur la rue des Armuriers et par laquelle on apercevait les arbres dépouillés et les toits luisants du couvent des Jacobins, l'autre sur la rue d'Auron, cette chambre ressemblait plus à la cabine d'un capitaine de navire qu'au cabinet d'un marchand. Bien sûr, il y avait, empilées dans un coin, des peaux de taupe dorée et de menu vair et aussi, sur la grande table, des échantillons de toile et de draperies, mais surtout, un peu partout, dans des armoires ouvertes ou sur des sièges, il y avait des livres, de gros livres aux couvertures usées, aux pages de parchemin jauni et piqué de rouille. L'un était ouvert sur un lutrin auprès d'un grand coffre clouté de cuivre qui semblait plein de parchemins roulés et liés de rubans. Mais ce qui était le plus extraordinaire, c'était, d'abord, étalé sur la table, un grand portulan magnifiquement enluminé et ensuite, posée à même le sol, une grosse mappemonde tournant à l'aise dans son armature de bronze.
L'étonnement de Catherine qui n'avait jamais rien vu de semblable fit sourire Jacques Cœur. Il caressa de la main la nef rouge et doré qui naviguait sur les quelques vagues bleues du portulan.
— Je songe à voyager, dit-il. Les fourrures et même les tissus de mon associé Pierre Godart ne me suffisent plus. Mais parlons de vous. Tenez, asseyez- vous là, sur ces coussins, et dites-moi par quel miracle vous êtes ici, d'où venez-vous...
et pourquoi vous êtes si pâle ! Depuis tant de mois je vous croyais morte, dame Catherine !
Ses mains, doucement, rejetaient en arrière le capuchon grossier, dégageant la tête de la jeune femme qui apparut dans la pleine lumière des bougies avec ses nattes serrées et ses yeux las.
— N'avez-vous donc point lu les édits du Roi... ou entendu corner aux carrefours que je suis une criminelle recherchée et que...
— Si, coupa Jacques, je sais tout cela, mais je n'arrivais pas à comprendre ce qui avait pu se passer. On vous accuse d'avoir entraîné à votre suite le capitaine de Montsalvy et de l'avoir fait passer à l'ennemi. Mais, par ailleurs, des bruits couraient sous le manteau que vous étiez morte, à Rouen... en même temps que Jehanne la Pucelle dont Dieu ait l'âme de lumière.
Le rire nerveux de Catherine donna la pleine mesure de ce qu'elle avait enduré. Elle n'en pouvait plus d'avoir peur, de trembler au moindre hoqueton, au moindre casque entrevu. Le chemin défoncé, le trot incessant du cheval l'avaient brisée et il n'était plus une fibre de son corps qui ne lui fît mal.
— Vous ne dites donc pas comme les autres, maître Jacques ? Vous ne dites donc pas que c'était une sorcière et qu'on a bien fait de la brûler ?
— Il faut avoir l'esprit bien troublé ou l'âme bien basse pour oser dire pareille chose ! Il faut... et le pelletier baissa la voix jusqu'au murmure, il faut être messire de La Trémoille ou bien messire Regnault de Chartres, l'archevêque de Reims, et le malheur veut qu'ils soient, l'un et l'autre, les maîtres de l'esprit comme de la conscience du Roi. C'est La Trémoille qui règne pour la plus grande infortune de la France, non Charles VII. Mais que voulez-vous exactement de moi, dame Catherine ?
Elle leva vers lui un regard humide dont l'expression de douleur alla éveiller au fond du cœur de Jacques des fibres qui, depuis longtemps, n'avaient pas vibré. La souffrance avait affiné encore le visage de Catherine, l'avait modelé d'ombres touchantes et lui avait donné une expression d'animal aux abois devant laquelle n'importe quel homme de cœur ne pouvait que souhaiter offrir sa protection.
— Voulez-vous nous cacher, moi et mes deux serviteurs ? Je suis traquée, recherchée, dépouillée en grande partie... et j'attends un enfant. Pouvez-vous m'aider aussi à trouver l'un des capitaines du Roi, La Hire ou Xaintrailles... à moins qu'ils ne soient, eux aussi, retenus en prison.
— Pourquoi donc y seraient-ils, sinon de l'Anglais ?
— Arnaud de Montsalvy y est bien, lui !
— Arnaud de Montsalvy est passé aux Anglais, rétorqua Cœur sèchement.
— C'est un mensonge infâme ! s'écria Catherine en frappant le sol du pied. Arnaud a tout tenté pour sauver Jehanne, comme je l'ai fait moi-même. Nous sommes entrés dans Rouen, oui, et nous y avons vécu... mais nous en sommes sortis cousus dans un sac et par le moyen de la Seine. Si c'est là ce que vous appelez passer aux Anglais !
Dans son indignation et sa peine, elle s'était mise à trembler de tout son corps. Le marchand saisit les deux mains glacées dans les siennes qui étaient chaudes et compréhensives.
— Calmez-vous, mon amie, je vous en conjure, calmez-vous ! Il y a mille choses qu'il vous faut m'expliquer. D'abord, je vais vous faire donner une boisson chaude. Vous êtes transie. Macée, ma femme, est à vêpres. Quand elle reviendra, elle vous installera car, bien entendu, nous vous gardons. Vous avez bien fait de venir ici et je suis heureux que vous ayez songé à nous. Attendez-moi un moment.
Il disparut et Catherine demeura seule de nouveau. Elle appuya sa tête lasse au dossier de son siège. Quelque chose se détendait en elle, s'apaisait. Enfin elle avait touché au port. C'en était fini pour un temps des chemins grands ou petits, du froid, de la peur, de la pluie et du vent, des nuits sans fin au bout desquelles il fallait voyager sans trop savoir si un abri surgirait du jour levant. Sa gorge se contracta en songeant à Arnaud, au fond de sa geôle, mais elle savait son courage indomptable, son orgueil. Et puis, elle mettait maintenant une confiance illimitée dans cet homme qui, si simplement, l'avait accueillie, lui offrait un refuge.
Maître Jacques Cœur revint au bout d'un moment portant précautionneusement un bol fumant qu'il tendit à la jeune femme. Catherine referma avec bonheur ses doigts frileux autour de la faïence chaude. Une odeur à la fois poivrée et réconfortante montait du récipient.
— Du vin avec de la cannelle, dit le pelletier. Buvez bien chaud. Ensuite vous me raconterez... Rassurez-vous pour vos serviteurs, ils sont à la cuisine où ma vieille Mahaut s'occupe d'eux.
Catherine trempa ses lèvres dans le breuvage brûlant et, tout de suite, se sentit mieux. Une jambe posée sur le coin de la table, Jacques Cœur la regardait avec attention, le menton dans la main. Quand elle eut fini, elle reposa l'écuelle. Un peu de rose était monté à ses joues et elle esquissa un sourire.
— Je vais tout vous dire maintenant. C'est un peu long, mais je me sens bien mieux.
Elle noua ses mains autour de ses genoux et commença son récit. Elle parlait d'une voix calme dont le ton un peu bas était étrangement émouvant. Cœur l'écoutait, immobile. Sa silhouette un peu penchée se découpait vigoureusement sur le rayonnement doux des chandelles, sans plus bouger qu'une statue de bois, mais le regard attentif ne quittait pas le visage de la narratrice.
Catherine achevait son histoire quand un bruit de voix retentit en bas, aussitôt suivi d'une sorte de roulement de tonnerre. Quelqu'un montait l'escalier quatre à quatre. Le pelletier se leva et se tourna vers la porte, souriant à Catherine qui, déjà, mettait la main à son capuchon.
— N'ayez pas peur ! Je crois que cette visite, que j'ai demandée tout à l'heure, est pour vous.
Dans l'encadrement sombre de la porte, une haute forme masculine apparaissait : larges épaules sous un manteau de cheval noir négligemment rejeté en arrière pour montrer un court pourpoint de daim et des chausses collantes de même couleur et, dessus, un visage à la fois dur et joyeux, de vifs yeux bruns et le flamboiement d'une courte tignasse indisciplinée d'un roux agressif. Avec un cri de joie, Catherine bondit sur ses pieds et courut vers l'arrivant. C'était Xaintrailles ! Xaintrailles aux cheveux rouges ! L'ancien et fidèle compagnon de Jehanne, le meilleur ami d'Arnaud !
En la reconnaissant, il avait poussé un véritable rugissement. Puis, l'enlevant de terre sans trop de douceur, il l'avait embrassée à plusieurs reprises avant de la reposer à terre, mais sans la lâcher. La tenant devant lui au bout de ses longs bras, il avait crié :
— Par les tripes du Pape ! D'où sortez-vous, Catherine ? Vous avez autant d'apparence qu'un chat mouillé, mais, bon Dieu ! ça fait du bien de vous revoir. Qu'avez-vous fait de Montsalvy ?
— Arnaud ?... Est-ce que vous ne savez pas ?
Les mains du capitaine se crispèrent sur les épaules
de la jeune femme et son visage se convulsa sous la poussée d'une énorme colère.
— Savoir quoi ? Ce que ces édits imbéciles colportent par le royaume ? Que Montsalvy est passé à l'Anglais ? Lui ?
L'honneur et la loyauté faits homme ? Un héros d'Azincourt ? Un des hommes de Jehanne ? Mon ami ?...
C'était, visiblement, ce titre-là qui, selon Xaintrailles, conférait le plus de renom à Montsalvy. Mais Catherine n'avait pas envie de sourire. Elle détourna la tête.
— D'autres le croient. Messire de Rais...
Que la peste les étouffe, lui et son damné cousin La Trémoille ! Je passe mon temps l'épée à la main à arracher ces maudits placards infamants des murs de nos villes et j'étripe tous ceux qui tentent de m'en empêcher. Quant à ceux qui essayent de lire sans ma permission, je leur tape dessus à coups de fourreau. Quelle incroyable stupidité ! Qu'un homme comme lui ait pu trahir, entraîné par une femme qu'il détestait...
— Ce n'est pas vrai ! Il m'aime, se révolta Catherine. Il n'existe plus aucune barrière, aucun nuage entre nous. Rien qu'un grand amour et, si vous en voulez la preuve, Messire, regardez mon ventre !
La violence de l'attaque laissa Xaintrailles pantois et bouche bée. Mais il récupéra très vite, éclata de rire.
— Sang du Christ ! Voilà une bonne nouvelle ! Un petit Montsalvy ! Nous allons avoir un gros poupon et moi je vais être parrain. Vous me devez bien ça, Catherine, et...
Il s'arrêta net, regarda Jacques Cœur qui, la mine grave, n'avait pas sonné mot depuis qu'il était entré, toussa pour s'éclaircir la gorge et reprit :
— Oui... vous pensez, maître Cœur, que ce n'est guère le temps de se réjouir quand cette pauvre enfant est traquée comme gibier de chasse et qu'Arnaud... au fait où est-il, celui-là ? Le savez-vous, Catherine ? Depuis que le Roi a payé rançon pour moi et que j'ai quitté la geôle, fort courtoise ma foi, où me tenait le comte d'Arundel, je le réclame à tous les échos, je le cherche dans tous les coins.
— Il n'est cependant pas loin, mon ami, mais vous ne risquez pas de le trouver. Il est captif de La Trémoille au château de Sully-sur-Loire.
— Nom d'un...
Xaintrailles devenait pourpre de colère. Ses poings se serrèrent. Catherine vit saillir ses maxillaires, devina les dents qui se serraient. Les yeux bruns flambèrent sous la poussée de fureur qui brutalement explosa, emplissant la pièce paisible et studieuse de son tonnerre.
— Ce failli chien a osé emprisonner un Montsalvy ?... Il a osé faire croire à sa désertion. Il a osé...
— Il a osé au nom du Roi ! coupa froidement Jacques Cœur. Calmez-vous, messire de Xaintrailles... et souvenez-vous que si vous attaquez La Trémoille, vous attaquez le Roi !
— Le Roi ignore tout de pareilles menées.
— Le Roi ne veut pas les connaître, rectifia le pelletier. Croyez-moi, Messire, je le connais bien. Notre Roi hait les complications et les soucis. De plus... il est très embarrassé ; son favori lui fait sentir tout l'ennui qu'il y a à devoir sa couronne à une sorcière !
— Vous ne pensez pas ça ? cria Catherine.
— Certes non ! Mais La Trémoille exploite habilement le jugement de Rouen.
— Jugement anglais...
— Non... jugement d'Église ! C'est infiniment plus gênant.
Le poing de Xaintrailles s'abattit sur la table faisant sauter tout ce qu'elle supportait.
— Que m'importe tout cela ? Arnaud ne demeurera pas plus longtemps en prison, je vous en donne ma parole. Sinon, je ne m'appelle plus Xaintrailles. Je cours...
La main de Cœur s'abattit sur le bras du bouillant Gascon, l'arrêtant dans son élan.
— Vous courez où donc, Messire ? Aux genoux du Roi ? Vous perdrez à la fois votre temps et la vie de votre ami. Sa Majesté s'étonnera, appellera son favori qui jurera ses grands dieux que c'est là un abominable mensonge... et avant qu'il soit demain, le corps du capitaine de Montsalvy s'écrasera dans quelque oubliette ou bien s'en ira, une pierre au cou, visiter les profondeurs de la Loire.
Le gémissement de Catherine rappela les deux hommes à plus de douceur. Xaintrailles lui jeta un regard incertain que Jacques Cœur comprit.
— Soyez sans crainte. Je la garde. Ici elle est en sûreté.
Le capitaine poussa un grand soupir qui pouvait être aussi bien de soulagement que d'agacement. Puis, lentement, il tira du fourreau de daim la lourde épée qui pendait à sa hanche et fit luire sa lame d'acier à la flamme des chandelles. Puis il l'étendit sous le nez du pelletier.
— Soft ! Il me reste donc ceci ! Regardez-la bien, maître Jacques, fit-il en retroussant les lèvres pour un sourire menaçant, et rappelez-vous mes paroles : si je ne sors pas Montsalvy entier, et vivant, de son maudit château, je donnerai à cette lame pour fourreau la panse pourrie de La Trémoille. J'en jure Dieu !
Il remit l'épée au fourreau, se tourna vers Catherine et, la prenant aux épaules, l'embrassa sur les deux joues.
— Priez pour moi, belle dame ! Je vais faire en sorte que votre enfant ait un père.
Elle s'accrocha à lui, se haussa sur la pointe des pieds pour effleurer la joue rasée et respira une odeur de verveine et de cheval.
— Prenez garde à vous, Jean... J'ai peur pour vous !
— Bah, fit le capitaine, toute sa bonne humeur revenue à l'idée d'une bataille prochaine, j'ai quelques bons compagnons qui m'aideront volontiers à jouer un mauvais tour à ce gras pourceau. Et puis La Hire a coutume de dire que si l'on veut se garder de la peur il faut frapper les premiers coups. C'est ce que je vais faire et c'est ce que je vous recommande pour l'avenir. Si la reine Yolande était là, je vous aurais déjà traînée à ses pieds, mais il n'y a au palais que sa fille, cette pauvre reine Marie qui ne sait que prier et fabriquer des moutards royaux.
Et, chantonnant une romance, Jean Poton de Xaintrailles dégringola l'escalier aussi vite qu'il l'avait monté. Jacques Cœur se tourna vers Catherine. Près de la fenêtre, elle regardait, dans la rue, le capitaine sauter à cheval. Ses yeux brillaient d'une joie qu'ils n'avaient pas connue depuis longtemps.
Comme c'est bon, murmura-t-elle, d'avoir des amis comme vous... et comme lui ! Comme c'est bon d'avoir confiance !
— Il est temps pour vous de songer au repos, mon amie, dit doucement le pelletier en prenant sa main. Allons voir ensemble si Macée est revenue de l'église.
La femme de Jacques Cœur semblait avoir été créée et mise au monde tout exprès pour être la compagne d'un homme de haute qualité et d'esprit aventureux. Depuis tantôt douze ans qu'ils étaient mariés, elle ne s'était jamais permis de lui adresser le moindre reproche ou de lui faire la plus petite remarque. Elle se contentait de l'admirer de tout son cœur et de l'aimer en proportion. Catherine avait toujours eu pour Macée une grande amitié. Elle l'avait connue pendant l'année où elle avait rempli auprès de la reine Marie les fonctions de dame de parage et c'était chez Macée qu'elle se rendait lorsque Xaintrailles était venu la chercher pour la conduire auprès d'Arnaud blessé sous Compiègne. Bien souvent, avec son amie Marguerite de Culant, elle avait passé l'après-midi sous le grand tilleul du jardin, auprès de cette aimable et douce jeune femme.
Macée était blonde, timide, petite et fine de traits. Elle avait de jolis yeux noisette, un sourire charmant et un petit nez un peu pointu qui n'enlevait rien à son charme. Fille du prévôt de Bourges, Lambert de Léodepart, qui habitait juste la maison d'en face, de l'autre côté de la rue d'Auron, elle avait été parfaitement élevée et savait s'habiller. C'était en la voyant se rendre à un office, vêtue d'une robe de velours incarnat bordée de menu vair, un béguin assorti posé sur ses cheveux d'un blond pâle que Jacques Cœur s'était épris de sa jolie voisine. Il avait incontinent fait demander sa main par son père. Pierre Cœur, gros pelletier natif de Saint-Pourçain, était bien un peu inquiet en demandant la fille d'un personnage aussi en vue. Mais Léodépart était un homme simple et intelligent. Il avait flairé dans le jeune Jacques un homme peu commun et lui avait accordé sa fille sans autre forme de procès.
Depuis, le ménage vivait heureux, malgré quelques vicissitudes financières. Cinq enfants, Perrette, Jean, Henri, Ravand et Geoffroy, étaient venus gonfler la famille du jeune pelletier qui, à la mort de son père, avait repris la succession avec bonheur. Et aucun nuage jamais n'avait obscurci l'entente de la famille Cœur.
Comme Jacques s'y attendait, sa femme accueillit Catherine avec une grande gentillesse et beaucoup de sollicitude.
Jadis, au temps de leurs premières relations, la beauté et l'éclat de la dame de Brazey l'avaient impressionnée et vaguement troublée parce qu'elle savait combien son époux était sensible à la grâce féminine et parce que, parfois, elle avait surpris le regard de Jacques posé avec insistance sur le visage de Catherine. Mais en la retrouvant pâle et amaigrie, à bout de forces et enceinte de surcroît, elle étouffa toutes ses préventions et laissa seulement parler son cœur. Catherine aimait Arnaud comme elle-même aimait son époux, il n'en fallait pas plus pour que Macée se comportât immédiatement comme une sœur.
Elle installa dans une chambre du second étage, dont la fenêtre ouvrait juste sous le pignon du haut toit pointu de la maison, la jeune femme et Sara. Cette chambre donnait sur le jardin et faisait face à une autre de mêmes dimensions, occupée par les enfants de la maison. C'était une pièce plus longue que large et dans laquelle un grand lit, assez vaste pour trois ou quatre personnes et drapé de serge bleue, tenait une bonne partie de l'espace habitable. Cette chambre plut à Catherine parce qu'elle était assez semblable à celle qu'elle occupait à Dijon avec sa sœur Loyse dans la maison de son oncle Mathieu. Elle y trouva, en tout cas, un repos dont elle avait le plus urgent besoin et, pendant deux jours, ne quitta pas son lit, dormant avec application et n'ouvrant les yeux que pour absorber la nourriture qu'on lui montait. Elle était si lasse qu'elle avait l'impression de ne jamais devoir venir à bout de son sommeil. Elle ne bronchait même pas quand Sara venait la rejoindre et se glissait à son côté. Jamais encore, même quand elle avait dû gagner Orléans à pied, Catherine n'avait connu pareille fatigue. Le poids de l'enfant se faisait sentir.
Au matin du troisième jour, elle fut éveillée enfin par des voix enfantines qui chantaient si près d'elle que les paroles s'inscrivaient sans peine sur son esprit encore engourdi.
Ainsi mon cœur se lamentait De la grand'douleur qu'il portait En ce plaisant lieu solitaire Où un doux ventelet ventait...
En passant par le frêle organe des petits, les paroles de cette chanson d'amour, que Catherine connaissait bien, prenaient une fraîcheur et une naïveté nouvelles. Sans ouvrir les yeux, elle fredonna la suite : Si doux qu'on ne le sentait. Là fut le gracieux repaire...
— Depuis combien de temps n'as-tu pas chanté ? demanda près d'elle la voix de Sara.
Catherine, relevant ses paupières, vit la bohémienne assise au pied du lit, attendant son réveil comme elle l'avait fait des centaines de fois. Elle souriait et Catherine constata qu'elle avait perdu cet air de bête mal nourrie qu'elle lui avait vu depuis sa sortie de Champtocé. La nourriture, chez maître Jacques, devait être bonne car les joues mates de Sara s'étaient un peu remplies.
Je ne sais pas, répondit la jeune femme en se dressant sur son séant. Il y a longtemps, je crois. Nous chantions cette chanson, Marguerite de Culant et moi, pendant ces interminables séances de broderie auprès de la reine Marie. C'est messire Alain Charrier, le poète du Roi, qui l'a écrite, je crois. Aide-moi à ma toilette, veux-tu, je me sens extraordinairement bien.
En effet, sa cure de repos semblait avoir fait à Catherine un bien énorme. Elle rejeta ses couvertures et sauta à bas du lit avec autant d'agilité que si elle avait eu encore seize ans. Tout en procédant à ses ablutions, elle demanda :
— A-t-on des nouvelles de messire de Xaintrailles ?
— Aucune ! Tout ce que maître Cœur a pu apprendre, c'est qu'il a quitté la ville avant-hier avec plusieurs hommes de sa compagnie en clamant bien haut qu'il s'en allait chasser. On ne sait rien de plus.
— Fasse le ciel qu'il arrive à temps... et qu'il ne soit rien advenu de vraiment mauvais à mon seigneur...
Elle fixa un instant, dans le miroir d'étain poli accroché au mur de la chambre, son image avec des yeux gros de larmes, puis se retourna vers Sara.
— Finissons-en très vite avec cette toilette. Je voudrais aller à l'église, prier.
— En plein jour ? Tu n'y songes pas. Maître Cœur recommande bien que tu ne sortes pas à la lumière. Trop de gens pourraient te reconnaître.
— C'est vrai, fit Catherine tristement. J'oubliais que, dans une certaine mesure, je suis encore prisonnière.
Dans la chambre à côté, les voix d'enfants entamaient une nouvelle chanson, mais, cette fois, une profonde voix masculine s'y joignait. Une autre s'en mêla bientôt, si grave qu'elle faisait penser à un gros bourdon de cathédrale. Mais un gros bourdon qui chanterait faux.
— Seigneur ! fit Catherine. Qu'est-ce que cela ?
— Gauthier, répondit Sara en riant. Il a fait la conquête des enfants de la maison et il va souvent les rejoindre quand ils sont avec leur précepteur.
— Peste ! Un précepteur ? Je n'aurais jamais supposé nos amis avec un train semblable.
— À vrai dire, fit Sara en s'emparant d'un peigne et en commençant à démêler les cheveux de Catherine, c'est un assez curieux précepteur. Un homme des plus casaniers qui ne sort jamais de sa chambre et ne va respirer au jardin qu'à la nuit close.
— Veux-tu dire par là que je ne suis pas la seule à avoir cherché refuge ici ?
— Oh que non ! On dirait que maître Cœur s'est donné pour tâche de recueillir ceux que poursuit la vindicte du sire de La Trémoille. Sa maison est la plus étrange qui soit. Ainsi, ce fameux précepteur n'est autre que maître Alain Charrier en personne. La Trémoille n'apprécie pas son « Chant de la Délivrance » écrit en l'honneur de Jehanne et l'a fait proscrire.
— Ainsi, pour déplaire, il faut seulement chanter les louanges de la Pucelle ?
— Ou avoir été de ses fidèles. Tant que le gros favori sera en vie, ou en puissance, il n'y aura de sûreté pour aucun de ceux qui la regrettent et proclament hautement qu'elle était sainte et noble fille. Les capitaines seuls échappent, à cause de leurs troupes. Et encore ! En face, chez messire de Léodepart, tu verras frère Jean Pasquerel, l'aumônier de Jehanne, et aussi Imerguet, son page, qui se cachent en attendant des jours meilleurs. D'autres sont dans les fermes qui leur appartiennent.
Catherine était abasourdie. Que Jacques Cœur ait fait de sa demeure et de celle de son beau-père un foyer de résistance au favori n'avait rien, cependant, qui, parût la surprendre. L'homme avait assez de hauteur d'esprit et assez d'audace pour cela, mais, ce qui la stupéfiait, c'était l'aplomb qu'il déployait. Garder tout ce monde à Bourges même, sous les yeux de La Trémoille, à deux pas du palais royal, c'était faire preuve d'un courage peu ordinaire. Mais, apparemment, Jacques Cœur n'en manquait pas...
Au temps où elle servait Marie d'Anjou, Catherine n'avait rencontré maître Alain Charrier que deux ou trois fois. A cette époque il suivait partout Charles VII dont il était le secrétaire et le poète. C'était un homme aimable et bien élevé, mais auquel sa vie de cour et son poste auprès du Roi avaient valu quelques succès féminins et qui, de ce fait, se croyait irrésistible. En retrouvant Catherine autour de la table familiale des Cœur, il lui jeta un regard lourd de signification.
— Je savais bien, dit-il, que le ciel ne m'abandonnerait pas tout à fait et qu'il enverrait une douce présence féminine pour m'aider à supporter l'exil ! Dans une pareille situation mon cœur était vide et vous attendait ! L'un auprès de l'autre, nous saurons nous créer un doux jardin secret, un plaisant lieu solitaire.
— Y aura-t-il aussi un doux ventelet, dans votre lieu solitaire, Messire ? demanda la voix naïve du petit Geoffroy, cinq ans, le dernier des enfants Cœur.
Le poète lui dédia un regard sévère sous ses épais sourcils grisonnants.
— Il est bon de se souvenir des beaux vers, maître Geoffroy, gronda-t-il, mais il n'est pas bon qu'un enfant parle devant de grandes personnes.
Geoffroy devint très rouge et baissa le nez vers son écuelle, tandis que le reste de la famille retenait mal une envie de rire. Catherine reçut en plein visage le regard du maître de maison, pétillant de gaieté, tandis que Macée, constatant l'air offensé avec lequel le poète examinait chaque visage l'un après l'autre, s'emparait d'un plat de carpes à l'étouffée et se hâtait de le lui présenter. Chartier était susceptible, mais il était encore plus gourmand et les carpes sentaient bon. Il s'en servit une large portion et sembla récupérer sa bonne humeur. Attendrie, Catherine se dit qu'il lui rappelait son oncle Mathieu.
— Vous ne mangez rien, Catherine ? reprocha Macée avec un sourire. Êtes-vous encore souffrante ?
— Dame Catherine s'étonne de sa chance ! intervint le poète en abandonnant momentanément sa carpe. Elle ne peut détacher son regard de l'homme inspiré que Dieu a mis sur son chemin...
Il s'apprêtait à discourir et, peut-être, Catherine se fût-elle laissée aller au plaisir de ce moment de détente si, à ce moment précis, des cris n'avaient éclaté dans la rue, mêlés au cliquetis des armes et au claquement des sabots des chevaux. Tout de suite, Jacques Cœur fut debout et courut vers son réduit. Cet homme avait des nerfs d'acier et paraissait toujours sur la défensive. Catherine se lança derrière lui tandis que Macée, compatissante, tapait dans le dos du poète qui, dans son émoi, avait avalé une arête et s'étranglait.
Des fenêtres en surplomb du cabinet, le regard prenait la rue d'Auron en enfilade. Elle était pleine d'archers commandés par un officier à cheval. Plusieurs d'entre eux, au coude à coude, lancés en travers, barraient la rue, sur deux rangs, tandis que d'autres enfonçaient la porte d'une maison située à trois portes de celle des Cœur. Jacques fronça les sourcils.
— C'est chez l'éperonnier Naudin. Je me demande si...
Il n'acheva pas. Par ailleurs le drame fut bref. Au bout de quelques minutes, les archers qui étaient entrés dans la maison en ressortirent, poussant devant eux, à coups de bois de lance, trois hommes, l'un âgé et deux plus jeunes. Celui qui venait en dernier se débattait comme un démon, jouant des pieds, de la tête et des coudes, essayant de rejeter les deux hommes qui le maintenaient. Catherine, hypnotisée, regardait.
— Qu'est-ce que cela veut dire ? balbutia-t-elle.
— Que Naudin cachait dans sa maison un cousin de sa femme qui a eu le tort de refuser au Grand Chambellan une terre dont il avait envie... et que quelqu'un les a dénoncés. Quelle misère ! La Trémoille pille, vole, tue et le Roi laisse faire.
Avec une violence dont il ne fut pas maître, le pelletier saisit sur la table un fragile vase de terre bleu qu'il jeta à terre où il éclata en mille parcelles azurées.
— Mais moi, je vous fais courir un danger semblable ! fit Catherine d'une voix blanche. Qui dit que, demain, vous ne serez pas dénoncé ?
— C'est possible ! riposta Cœur fermement, mais je refuse de me laisser intimider. Ce que le chambellan reproche le plus à Naudin, c'est d'avoir soutenu, aimé et admiré la Pucelle. C'est d'avoir osé dire hautement que c'était grand malheur et grand péché de l'avoir si lâchement abandonnée. Tous ceux qui parlent ainsi sont en danger. Même une femme de bien comme Marguerite La Thouroulde, chez qui Jehanne logeait, n'est plus en sûreté. Le favori veut extirper du royaume tout ce qui, de près ou de loin, peut rappeler la Pucelle. Il l'a toujours combattue, et il faut qu'il obtienne raison contre elle par-delà la mort ! Et cela, à un moment où plus que jamais le royaume aurait besoin de paix. L'argent est rare, les cultures inexistantes, le commerce mort. Les grandes foires n'existent plus, les marchandises évitent la France et vont de Venise à Bruges en passant par la Bavière et les États allemands. Et le peu qui reste se dirige inexorablement vers les coffres de La Trémoille.
— Qu'allez-vous faire alors ?
— Rien pour le moment. Le favori est un sanglier qu'il faut chasser aux armes de guerre. Je laisse le soin d'en venir à bout au connétable de Richemont et à la reine Yolande lorsqu'elle reviendra. Mais, une fois La Trémoille abattu, il faudra reconstruire, relancer le commerce, faire de l'argent. Et c'est pour cela qu'au printemps je partirai.
— Partir ? Mais pour quelle destination ?
Les ports de l'Orient, répondit le pelletier, l'œil sur le grand portulan qu'il avait plaqué au mur. Passé les tempêtes d'équinoxe, la galée de Narbonne partira pour son périple habituel autour de la Méditerranée. Je partirai avec elle et j'emporterai des marchandises que je garde en réserve : des émaux, des toiles fines, des vins, du corail de Marseille, pour rapporter des soies, des épices, des fourrures, tout ce qui devient introuvable, et aussi pour nouer de nouvelles relations commerciales dont le Roi bénéficiera. Ensuite, quand tout sera lancé, je rouvrirai les vieilles mines d'argent, de fer, de plomb et de cuivre jadis creusées par les Romains et abandonnées depuis. Le royaume renaîtra, plus riche... infiniment plus riche !
Stupéfaite, Catherine regardait le marchand. Il l'avait oubliée et, les yeux au loin, vivait son rêve grandiose. Elle découvrait qu'il y avait du prophète dans cet homme. Un instant, elle se trouva reportée plusieurs années en arrière, auprès de Garin de Brazey, son époux. Lui aussi, comme le pelletier berrichon, croyait à la puissance du commerce avec l'Orient.
L'argentier borgne eût compris, apprécié, aimé peut- être ce bourgeois audacieux qui lui ressemblait par bien des côtés.
Un silence tomba sur la petite pièce calme. Dans la rue, le bruit avait cessé. Seuls, quelques rares passants se hâtaient de traverser la dangereuse rue, jetant des regards apeurés vers la porte éventrée de la maison Naudin. Quelques gouttes d'eau commencèrent à frapper les vitres.
— Vous voyez bien, dit Catherine tout doucement, que vous n'avez pas le droit de courir un risque, même minime, même méprisé, en me gardant ici. Votre destinée a trop d'importance, maître Jacques. Si l'on commence à dénoncer, vous n'êtes plus en sûreté. Ne pouvez-vous me faire conduire dans quelque maison des champs, quelque ferme où j'attendrai que revienne Xaintrailles ?
Mais la colère avait fait sortir le pelletier de son habituelle réserve. Se penchant vers la jeune femme qui s'était assise sur un tabouret, les mains au creux des genoux, il prit le doux visage entre ses deux mains.
Dans ce pauvre pays, dit-il passionnément, il demeure bien peu de choses belles et précieuses, Catherine. Vous êtes de ces choses rares et j'envie, de toutes mes forces, l'homme que vous aimez. Je n'ai droit qu'à votre amitié, laissez-moi la mériter et s'il y a danger, tant mieux, puisqu'il donnera plus de prix à mon dévouement. Vous resterez ici.
Il se pencha davantage et, incapable de s'en empêcher, posa ses lèvres sur celles de la jeune femme. Mais ce fut un baiser léger, doux et tendre qui venait de l'âme plus que de la chair. Pourtant Catherine frissonna au contact de la bouche de Jacques et, inconsciemment peut-être, y trouva plaisir. Sur ses épaules, les mains du pelletier s'étaient mises à trembler et s'étaient faites lourdes, trahissant son trouble profond. Il se détacha cependant d'elle mais sans la lâcher.
— Je vous défends de bouger d'ici, Catherine. Il faut avoir confiance en moi.
— Mais, j'ai confiance, mon ami ! Toutes mes craintes viennent du danger que je fais peser sur vous.
— Oubliez-le ! Je saurai en défendre les miens tout en vous protégeant.
Les doigts de Jacques s'imprimaient dans la chair de Catherine avec une force dont il n'avait pas conscience tant était ardente sa volonté de lui faire partager sa foi en lui-même. Il avait complètement oublié ce qui venait de se passer dans la rue et sursauta quand une voix tranquille dit, au fond de la pièce :
— Il vous faut descendre au magasin, Jacques. La dame de La Trémoille vous demande et vous savez qu'elle n'est pas patiente.
Tous deux se retournèrent vers la porte où Macée se tenait, toute droite et paisible en apparence. Malgré elle, Catherine se sentit rougir. Depuis combien de temps la jeune femme était-elle là ? Avait-elle vu son mari embrasser la réfugiée ?
Rien dans son comportement ne le laissait supposer et, sans doute, Macée arrivait-elle tout juste. Pourtant Catherine se sentit coupable et, presque à son corps défendant, baissa les yeux.
Je disais à maître Jacques combien j'avais regret de vous mettre en péril, Macée. Je le priais de me laisser partir.
La jeune femme fit un pas dans la pièce et sourit.
— Je suis certaine qu'il a tout fait pour vous rassurer. Chez nous, l'hôte est l'envoyé de Dieu et, comme tel, il est sacré.
Et puis, où iriez-vous, dame Catherine ? Allons, Jacques, descendez. Elle s'impatiente.
L'arrivée soudaine de Macée avait atténué la gravité de ce qu'elle venait annoncer. Catherine frissonna en songeant à celle qui se trouvait en ce moment sous ses pieds. La dame de La Trémoille ! La belle Catherine de La Trémoille ! Celle qui tenait Arnaud en son pouvoir, celle qu'il avait toujours repoussée et que Catherine avait gravement offensée jadis.
Pâlissant soudain, elle se tourna vers le pelletier.
— Vite, maître Cœur, je vous en supplie... Il ne faut pas lui donner le moindre soupçon. Si elle se doutait que je suis ici, nous serions tous perdus. Elle saurait me reconnaître même sous un froc de moine et elle me hait...
— Je sais, répondit Jacques Cœur. J'y vais.
Macée et Catherine demeurèrent seules, face à face
et silencieuses. Elles ne se regardaient pas, mais, d'un commun accord, elles tendaient l'oreille pour saisir les bruits venant du rez-de-chaussée. Elles n'attendirent pas longtemps. Il y eut le pas ferme, un peu lourd, de Jacques descendant l'escalier, puis, aussitôt, une voix de femme haut perchée qui l'interpellait. Catherine de La Trémoille n'avait jamais pris la peine, tout au long de sa vie chaotique et malsaine, de baisser le ton. Où qu'elle allât, on l'entendait sans peine sur plusieurs toises. Macée et Catherine n'eurent aucun mal à suivre la conversation.
— Maître Cœur, disait la femme du Grand Chambellan, d'où vient que je n'aie point encore reçu ces zibelines que je vous ai demandées ? Le froid arrive et vous savez que je ne peux supporter les fourrures grossières.
— Il me semblait vous avoir prouvé, Madame, que je ne les supportais pas plus que vous-même. Quant aux zibelines, si je ne les ai point encore livrées cela vient non de ma volonté, mais des malheurs de ce temps. Les caravanes de marchands qui, de Novgorod-Veliki, venaient jusqu'à la foire de Chalons n'atteignent plus notre pays. Elles gagnent Londres ou s'arrêtent à Venise.
— Alors, allez les chercher à Venise...
— Nous n'en avons plus les moyens, Madame. Le pays est exsangue, il n'y a plus de navires et les nefs qui relient Venise à Bruges évitent nos ports. Quant à aller à Bruges, vous savez mieux que personne que le duc de Bourgogne en interdit l'accès aux gens du roi Charles.
Le soupir que poussa la dame fut si puissant qu'il parvint aux deux femmes. Les nerfs de Catherine se tendaient jusqu'à lui faire mal. Entendre ainsi, à deux pas d'elle, la voix de cette femme que, de toutes ses forces, elle haïssait, était une rude épreuve. Instinctivement, elle fit trois pas vers la fenêtre, laissant son regard errer au-dehors. Cependant, en bas, la dame de La Trémoille disait d'un ton excédé :
— Eh bien, il me faudra me contenter de ce que vous aurez. Venez donc au palais me montrer vos plus belles peaux.
Ou plutôt, puisque me voici chez vous, montrez-les-moi maintenant. Vous ferez porter chez moi ce que j'aurai choisi.
— Comment se fait-il que nous ne l'ayons pas entendue arriver ? chuchota Catherine, les yeux sur la troupe de cavaliers et de dames d'honneur qui encombraient la rue et faisaient presque autant de bruit que les soldats de tout à l'heure.
— Vous étiez trop absorbée, fit la voix douce de Macée sans que Catherine pût démêler si une intention s'y cachait.
Vous ne pouviez pas entendre. Mais je n'aime pas que cette femme s'attarde ici. Elle a des yeux aigus et des oreilles qui entendent tout...
— Et ma présence ici n'arrange rien, fit Catherine amèrement. Si elle pouvait se douter.
— Nous ne risquons guère plus à vous cacher qu'à offrir asile à maître Alain Chartier, repartit calmement la femme de Jacques. Et, de nos jours, peut-on jamais savoir si l'on est à l'abri d'une dénonciation... vraie ou fausse. Vous devriez remonter chez vous, Catherine.
La jeune femme secoua la tête. Il fallait qu'elle fût là, à deux pas de son ennemie. La proximité du danger, elle l'avait souvent remarqué, était moins angoissante qu'une menace imprécise. Et puis, elle éprouvait une sorte d'amère jouissance à narguer, par son invisible présence, la dangereuse créature qui ne reculait devant rien pour lui prendre Arnaud. En bas, la femme du Grand Chambellan faisait, apparemment, sortir tout ce que Jacques Cœur avait en magasin. On entendait le choc sourd des paquets de peau sur le comptoir où l'on devait les étaler, et aussi la voix égale du négociant qui commentait. Le front collé à la vitre, Catherine attendait sans trop savoir quoi. Que ce fût fini ? Que la dangereuse cliente s'en allât ? Que Jacques revînt lui rendre le réconfort de sa présence ? Tout cela ensemble, peut-être.
Tout à coup, son regard distrait se fixa, se fit attentif. Venant de la porte d'Auron, un chariot attelé d'un gros cheval paresseux remontait la rue et s'arrêtait devant la maison des Cœur. C'était une de ces charrettes paysannes faites de planches mal équarries et maintenues entre elles par de sommaires chevilles de bois. Les grosses roues armées de fer cahotaient dans les ornières profondes que les dernières pluies avaient creusées dans la ruelle. Quant au chargement, il se composait d'un amoncellement assez instable de fagots qui menaçaient de s'écrouler à chaque instant.
En vérité, c'était un charroi bien ordinaire et qui n'avait rien qui pût attirer l'attention... sinon peut-être son conducteur. À
le considérer, assis sur une traverse de l'avant, genoux écartés et jambes pendantes, le dos rond et les épaules larges sous une misérable souque- nille de futaine rapiécée, Catherine eut la sensation aiguë de le connaître, une impression intense de déjà vu... L'homme portait un camail à capuchon en grosse laine noire et le bord de la capuche cachait en partie son visage terminé par une courte barbe. Était-ce sa façon de se tenir ou bien quelque chose dans sa silhouette qui retenait le regard de Catherine ? Elle n'eut pas le temps de se le demander. L'homme leva la tête et la tourna vers la porte du magasin. Catherine étouffa un cri de surprise derrière sa main vivement portée à sa bouche. Le paysan à la charrette n'était autre que Xaintrailles. Catherine courut à Macée, la prit par le bras et l'attira vers la fenêtre.
— Regardez, dit-elle. Est-ce que vous le reconnaissez ?
A son tour, la jeune femme pâlit.
— Seigneur ! fit-elle en joignant les mains, il n'est que trop reconnaissable !
Puis, comme le faux paysan descendait de son siège improvisé dans l'intention visible de pénétrer dans le magasin, Macée, galvanisée par le danger, partit comme une flèche. Catherine l'entendit dégringoler quatre à quatre le petit escalier. Elle dut traverser le magasin à toute allure car, presque aussitôt, Catherine la vit surgir dans la rue. Il était temps, Xaintrailles, ignorant du danger qui l'attendait dans la boutique, allait y entrer. Catherine vit l'épouse de Jacques se planter devant lui, levant bien haut sa petite tête sommée d'une haute coiffe cornue pour que l'on ne vît pas, de l'intérieur, la figure de l'arrivant. Elle l'entendit s'écrier :
— A quoi pensez-vous, brave homme ? Ce n'est point au magasin que l'on rentre les fagots, mais bien dans la resserre.
Faites reculer votre cheval, je vais dire qu'on ouvre la porte de la cour.
Faites excuses, M'dame, bredouilla l'arrivant avec un accent berrichon réjouissant. Je n'savions point. C'est Robin, vot'métayer de Bois Patuyau, qui m'envoie à sa place, vu qu'il s'a entamé un genou et moi j'suis...
— C'est bon, c'est bon, fit Macée d'un ton mécontent. Faites reculer votre animal. Vous voyez bien qu'il incommode la compagnie.
En effet, l'escorte de la dame de La Trémoille, les gardes en velours bleu et rouge s'étaient écartés avec dédain du pseudo-rustre et c'était sans doute ce qui avait sauvé l'imprudent capitaine d'être reconnu. Derrière ses carreaux, Catherine sentit la sueur glisser le long de son dos. Ses mains s'étaient glacées en même temps qu'une impatience inexplicable la faisait trembler de la tête aux pieds. Pourquoi Xaintrailles, qui pouvait aller et venir librement dans la ville, avait-il choisi d'y entrer déguisé et en si piteux équipage ? Qu'y avait-il dans cette charrette de bois ?
La question, à peine formulée, fit monter aux pommettes de la jeune femme une vague de sang. Là, dans la rue, une servante ouvrait la porte de la cour et Xaintrailles, traînant les pieds comme un vrai paysan, faisait tourner son attelage.
Incapable de se retenir, Catherine empoigna sa robe à deux mains et quitta le réduit en courant, sans plus s'occuper de ce qui se passait au-dessous. Elle traversa la grande salle, sortit sur la galerie de bois qui dominait la cour intérieure dont, à cette minute précise, Xaintrailles et son chariot franchissaient le portail. Il aperçut la jeune femme et lui sourit. Ce sourire entra dans le cœur de Catherine comme un rayon de soleil dans une pièce froide et close. Le capitaine n'eût pas eu ce sourire s'il était arrivé malheur à Montsalvy.
Au fond de la cour, la vieille Mahaut, la servante des Cœur, chassait la volaille vers le courtil à coups de torchon tandis que Sara aidait Macée à ouvrir la porte d'une grange devant la charrette. Au portail, Gauthier et un valet refermaient le vantail. Quand Catherine arriva dans la cour, Xaintrailles venait de faire entrer son attelage dans la grange. Catherine s'engouffra derrière lui et rejoignit Macée et Sara. Le capitaine ne la regarda même pas.
— Vite ! lança-t-il. Aidez-moi !
Il empoignait déjà les fagots, les jetait au hasard avec une hâte insolite.
— Qu'y a-t-il dans cette charrette ? demanda Catherine.
— Ne posez pas de questions stupides ! Que voulez-vous qu'il y ait ?
Avec un cri, elle se jeta à son tour sur les fagots. Ils recouvraient une sorte de caisse à claire-voie qui tenait tout le fond du véhicule, mais, comme Catherine tendait les mains vers les lattes de bois, Xaintrailles l'écarta rudement, la jetant presque dans les bras de Sara.
— J'aurais préféré qu'elle ne le voie pas tout de suite, grommela-t-il. Il n'est pas beau à voir ! Il n'était que temps...
A pleins poings, sans prendre garde aux menues échardes qui écorchaient ses mains, il arrachait maintenant le dessus de la caisse. Une forme humaine d'une effroyable saleté, un visage blême et maigre mangé d'une barbe noire, aux yeux clos, aux traits ravagés, apparut. Si semblable dans sa tragique immobilité à un cadavre que Catherine, avec un hurlement sauvage, s'arracha des bras de Macée et alla s'abattre sur le corps inerte en sanglotant.
— Arnaud !... Mon Dieu ! Arnaud... Qu'ont-ils fait de toi ?...
Elle était tellement persuadée d'étreindre un corps privé d'âme qu'il fallut que Xaintrailles détachât Catherine de force.
—
Il a besoin de soins immédiats, Catherine. Pas de larmes. Avez-vous une chambre où le mettre, dame Macée ?
—
Il y a la mienne, s'écria Catherine en essuyant ses yeux.
— C'est bon ! Voyez si la route est libre.
Xaintrailles venait de prendre dans ses bras le corps
de son ami et l'enlevait sans effort apparent. Arnaud laissa aller sa tête contre l'épaule du capitaine. Il semblait ne rien voir, ne rien entendre. On eût dit un grand pantin disloqué dont les ficelles cassées ne commandaient plus les mouvements. Les yeux gros de larmes retenues à grand-peine, Catherine noua ses mains devant sa bouche et y planta ses dents.
— Il va mourir !... murmura-t-elle. Il va mourir !
—
J'espère que non ! gronda Xaintrailles. J'ai fait aussi vite que j'ai pu. Ouvrez cette porte.
Peut-être, hasarda Sara, vaudrait-il mieux attendre que la dame de La Trémoille ait quitté cette maison...
Mais elle s'interrompit parce que le capitaine tournait vers elle un visage soudain convulsé de rage.
— Il n'y a pas une minute à perdre, vous m'entendez ? Quant à cette putain rouquine, si je la trouve devant moi, je l'étrangle. J'en jure l'épée de mon père et l'honneur de ma mère ! Ouvrez, ai-je dit. Il faut un lit, un médecin.
Au même instant, la porte s'ouvrit, poussée par Gauthier dont l'imposante silhouette emplit tout l'espace. Ses yeux pâles allèrent de Xaintrailles avec son fardeau à Catherine en larmes, revinrent au capitaine.
— Donnez-le-moi, Messire ! Je le porterai plus aisément que vous ! Maître Cœur m'envoie dire que la dame est partie.
Dans les bras du géant qui l'enlevèrent sans peine, Arnaud, inconscient, avait l'air d'un enfant. Gauthier l'emporta à grands pas à travers la cour. Une pluie fine s'était mise à tomber et le ciel déjà sombre annonçait la nuit. La vieille Mahaut et Sara avaient filé devant Gauthier pour le conduire jusqu'à la chambre et ouvrir le lit. Malgré les efforts de Xaintrailles pour la retenir, Catherine se lança sur les traces du Normand. Derrière son dos, elle entendit Xaintrailles crier:
— Restez là, Catherine, n'y allez pas maintenant !
Mais elle n'entendait rien, rien que ce sourd grondement intérieur, cette voix désespérée qui répétait inlassablement « il va mourir... il va mourir ». Cela emplissait ses oreilles d'un bruit d'orage et son cœur semblait battre au rythme de ce refrain désespéré. Elle arriva en haut hors d'haleine, aperçut le large dos de Gauthier qui posait Arnaud sur le lit et voulut entrer dans la chambre. Mais elle se heurta à Sara qui, les yeux pleins de larmes, tenta de lui barrer le passage.
Laisse-nous d'abord nous occuper de lui, ma petite, dit la zingara doucement. Il est bien mal en point et, dans ton état...
— Qu'importe mon état, riposta Catherine les dents serrées. Qu'importe l'enfant si Arnaud agonise ! C'est à moi qu'il appartient, tu entends ? À moi seule ! Personne n'a le droit de m'écarter de lui quand il a besoin de moi...
À regret, Sara écarta sa haute silhouette, livrant passage à Catherine. Elle hocha la tête, murmura :
— Je ne sais trop s'il souffre. Il est inconscient bien qu'il ouvre les yeux. Il ne reconnaît rien... et on dirait qu'il ne voit pas clair.
Rassemblant son courage, Catherine se raidit contre la vague de chagrin qui s'enflait en elle. Il ne fallait pas qu'elle se laissât aller... pas maintenant ! Il fallait qu'elle fût brave, qu'elle osât regarder en face la vérité quelle qu'elle fût ! Une voix secrète lui soufflait qu'à ce prix-là seulement elle pourrait sauver Arnaud ! Comme elle avait coutume de le faire quand elle avait besoin de tout son sang-froid, elle serra ses mains l'une contre l'autre et s'avança vers le lit devant lequel s'affairait la vieille Mahaut.
Sur son chemin, elle trouva Gauthier. Le Normand se tenait au milieu de la pièce et la regardait approcher avec, dans ses yeux clairs, une étrange expression où se mêlaient la colère et la douleur. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais se ravisa, secoua ses épaules massives et se dirigea vers la porte sans se retourner. Catherine n'avait pas prêté attention à lui. Elle ne voyait qu'Arnaud et la silhouette voûtée de la vieille Mahaut qui se penchait sur lui.
— Dans quel état, doux Jésus ! Dans quel état il est, le pauvre seigneur ! se lamentait la nourrice.
Tant bien que mal, aidée de Sara, elle débarrassait le prisonnier des haillons boueux et puants qui adhéraient à son corps amaigri. On aurait dit que le malheureux avait séjourné dans une fosse à purin, mais, en arrachant du dos et de la poitrine de Montsalvy les derniers lambeaux d'étoffe, Mahaut rencontra de la difficulté et, comme elle insistait, du sang perla sur la peau grise de crasse.
— Il est blessé ! souffla Catherine le cœur révulsé.
Sa main tremblante se posa sur le front d'Arnaud,
repoussant les cheveux trop longs.
— On n'en viendra jamais à bout de la sorte, marmotta Mahaut. Sara, descendez aux cuisines et dites qu'on nous monte un baquet à lessive, un grand ! et plusieurs seaux d'eau chaude. Il faut lui donner un bain.
Sara disparut, mais aussitôt Xaintrailles, suivi de Jacques Cœur, s'encadra dans la porte. Soucieux, il marcha jusqu'au lit et se planta derrière Catherine qui s'était mise à détacher, elle aussi, avec d'infinies précautions, les lambeaux d'étoffe collés. Elle lui jeta un coup d'œil rapide.
— Où l'avez-vous trouvé pour qu'il soit dans cet état ? Dans une oubliette ?
— Presque ! Au fond d'une ignoble fosse où l'eau de la Loire suintait. Le sol de boue ne devait jamais sécher. Il était enchaîné à même le sol, les ceps aux pieds et aux mains, dans une obscurité complète. On lui passait sa nourriture...
enfin, ce qu'on appelait sa nourriture, par un trou. La porte était scellée. Il a fallu l'enfoncer. Le geôlier qui le gardait était une épouvantable brute, un bossu à la peau noire, fort comme un Turc, qu'il a fallu trois hommes solides pour maîtriser.
— Qu'en avez-vous fait ?
Que fait-on d'un rat ? On l'écrase. Je l'ai égorgé sur place et je l'ai laissé dans l'in-pace, avant d'emporter Montsalvy. Je vous avoue que tout d'abord j'ai cru qu'Arnaud était mort. Il ne bougeait pas. Mais j'ai vu qu'il respirait encore faiblement.
J'aurais tout donné, pour avoir un médecin sous la main. Un de mes hommes avait un peu étudié chez les moines. Il lui a fait prendre un peu de lait, un bouillon chaud, mais nous n'avions pas le temps de nous attarder plus longtemps. Il fallait faire vite. On l'a emballé du mieux qu'on a pu avec un manteau et je l'ai ramené sur mon cheval en le tenant comme un enfant, jusqu'aux abords de Bourges où j'ai trouvé, chez un métayer de maître Jacques, cette charrette, ce bois et cet accoutrement. Et Dieu m'est témoin, Catherine, que, tout au long de la route, j'ai tremblé de ne vous ramener qu'un cadavre. Il faudra que La Trémoille et sa clique paient pour avoir osé faire ça.
— Pour le moment, fit Catherine durement, il s'en tire avec un geôlier égorgé...
— ... vingt hommes d'armes abattus et un château en flammes ! acheva Xaintrailles tranquillement. Pour qui me prenez-vous ? On fait ce qu'on peut, que voulez-vous ? Mais j'avais beau être pressé, j'ai pris tout de même le temps de mettre le feu.
— Pardonnez-moi ! fit Catherine sans lever les yeux.
Deux valets apportaient à grand-peine le baquet à lessive dans lequel on plaça un drap et que l'on emplit d'eau chaude.
Pendant ce temps, maître Jacques, immobile, avait contemplé le rescapé sans mot dire. Ses yeux allaient du grand corps inerte au profil pur de Catherine qui se détachait sur la flamme des bougies, à ses longs cils qui mettaient sur sa joue des ombres si douces. Mahaut, de l'autre côté du lit, rencontra son regard et secoua les épaules.
— Il faudrait un médecin, dit-elle d'un ton de reproche. Et le plus vite sera le mieux.
Jacques Cœur tressaillit comme un homme que l'on éveille brutalement. Il se dirigea lentement vers la porte.
— J'y vais moi-même, dit-il seulement.
Il sortit, étouffant un soupir.
Pas une seule fois depuis qu'il était entré dans la chambre, Catherine n'avait paru s'apercevoir de sa présence. Elle avait rejoint, dans son univers de souffrances, cet homme à moitié mort qui n'était plus que l'ombre de lui-même...
Avec d'infinies précautions, Catherine, Xaintrailles et Sara enlevèrent Arnaud du lit et le plongèrent dans le baquet où Mahaut venait de jeter un plein flacon d'huile aromatique et un petit fagot de racines de guimauve. Le corps émacié dont la peau grise adhérait fortement à des muscles diminués disparut sous l'eau fumante. A ce moment, Arnaud ouvrit ses yeux qui apparurent rouges avec d'étranges taches. Ses lèvres remuèrent. Des sons indistincts en sortirent, tellement bizarres que Xaintrailles verdit.
— Sang du Christ ! gronda-t-il.
À deux mains il saisit la tête de son ami, l'obligea à ouvrir la bouche, regarda à l'intérieur, puis la lâcha avec un soupir de soulagement :
— J'ai eu peur, balbutia-t-il. J'ai cru qu'on lui avait coupé la langue.
Une exclamation d'horreur de Catherine lui répondit, mais la jeune femme ne le regardait pas. Lentement, elle passait sa main devant les yeux grands ouverts de son ami, puis releva sur Xaintrailles un regard qui s'affolait.
— On dirait... qu'il ne voit rien ! Ses yeux ne bougent même pas quand ma main s'approche.
— Je sais, répondit le capitaine sombrement. J'avais déjà eu cette impression plusieurs fois durant le trajet. Mais..., se hâta-t-il d'ajouter en voyant les larmes jaillir des prunelles violettes de la jeune femme, il ne faut pas vous affoler, ma mie.
Cela peut venir de l'état d'inconscience où il est. Il faut attendre un médecin.
Le bain dura un long moment. Peu à peu, l'eau moirée d'huile se polluait. La boue grasse, les fragments de tissu effiloché, la vermine abandonnaient le corps dont la peau, enfin, retrouvait une couleur plus humaine. Sur la poitrine et sur le dos apparaissaient clairement de longues raies tuméfiées où le sang perlait de nouveau.
— Que lui a-t-on fait ? demanda la vieille Mahaut, en jetant à Xaintrailles un coup d'œil accusateur.
Celui-ci détourna la tête, moucha d'une main mal assurée une chandelle qui fumait.
— Le fouet ! Plusieurs fois... répondit-il d'une voix rauque. La belle de La Trémoille sait se venger quand on la dédaigne. On l'a traité pire qu'une bête... et vous voyez le résultat de sa fidélité à son amour !
Catherine grinça des dents. D'un geste furieux, elle rejeta en arrière une mèche de cheveux qui lui tombait sur la joue et regarda Xaintrailles avec des yeux flambants.
— Elle me le paiera ! gronda-t-elle. Elle me paiera tout cela tôt ou tard, toutes ses souffrances à lui, toutes mes douleurs à moi ! Elle me les paiera au poids du sang et des larmes.
Elle tremblait comme une feuille, agenouillée auprès du baquet, les genoux dans une flaque d'eau et les mains agrippées au drap dont on l'avait garni pour que le bois rugueux ne blessât pas Arnaud. Doucement, Xaintrailles la releva et, un instant, la tint serrée contre lui, l'enveloppant de sa chaleur rassurante, comme s'il cherchait à lui communiquer sa propre force vitale.
— Laissez Montsalvy reprendre des forces, dit-il gravement. Il a toujours su régler ses comptes, vous devriez en savoir quelque chose. Il est des femmes qu'il faut combattre en homme !
Le nez dans la futaine déchirée du capitaine, Catherine renifla puis hoqueta, d'une toute petite voix qui donnait la mesure de son découragement :
— Mais vous voyez bien qu'il n'est plus que l'ombre de lui-même...
— Vous n'en croyez rien... et moi non plus ! J'ai vu si souvent Arnaud à moitié mort, comme mes autres camarades d'ailleurs, que je ne le croirai à jamais détruit que lorsque je le verrai froid et roide. Et encore !
On venait de remettre Arnaud dûment séché dans son lit quand Jacques Cœur revint et annonça que le médecin arrivait.
Gauthier et deux valets emportaient le baquet plein d'eau sale et, maintenant qu'on l'avait couché dans les draps de lin blanc, la tragique maigreur du jeune homme ressortait plus que jamais. Dans le bain, Xaintrailles avait lui-même rasé son ami, restituant un visage hâve aux méplats creusés dont la chair réduite à fort peu de chose révélait l'ossature parfaite et accusait les minces cicatrices, traces d'anciens coups d'épée.
Il semblait ainsi plus jeune et, dans cette immobilité qui le faisait si semblable à quelque gisant de pierre, plus émouvant et plus désarmé. Sur la toile de fond de sa mémoire, Catherine, les yeux brouillés de larmes, revoyait le chevalier blessé de la route de Flandres. Ce soir-là, aussi, il était inerte et abattu, mais en pleine force, mais en pleine puissance. On sentait que, dans cette chair blessée, la vie bouillonnait et qu'au sortir de l'inconscience le guerrier reprendrait ses droits.
L'Arnaud de ce soir semblait dormir d'un sommeil qui n'aurait pas de fin... et Catherine, désespérée, eût donné toutes les années qui pouvaient lui rester à vivre pour qu'il ouvrît les yeux et qu'il lui sourît.
L'entrée d'un nouveau personnage la tira de sa douloureuse contemplation. Non sans peine, car elle s'était si bien enfermée dans son navrant tête-à-tête que tous les autres assistants avaient disparu pour elle. À peine était-elle consciente de la silhouette rigide de Sara, assise au pied du lit, le dos contre une colonne, et du souffle rapide de Xaintrailles derrière son dos. Mais le nouveau venu avait de quoi éveiller l'attention la plus flottante. Long, maigre et un peu voûté, il avait un visage étroit et jaune sur lequel tranchaient d'épaisses lèvres rouges, un long nez en bec d'aigle et de petits yeux profondément enfoncés sous des sourcils
charbonneux. De longs cheveux bizarrement tressés en cadenettes tombaient sur les épaules maigres du personnage et rejoignaient une barbe noire qui semblait faite de copeaux d'ébène. Une robe noire élimée flottait autour de son corps et, sur cette robe, se détachait sinistre une rouelle jaune, à laquelle s'attacha, stupéfait, le regard de Catherine. Ce regard, le nouveau venu l'intercepta et eut un rire sec.
— Les enfants d'Israël vous font-ils peur, Madame ? Je jure n'avoir jamais fait mourir, ni réduire en poudre aucun petit enfant, si c'est là votre crainte...
La voix grave de Jacques Cœur s'éleva derrière lui avant que Catherine ait pu répondre :
— Rabbi Moshe ben Yehuda est le plus savant médecin de la ville. Il a étudié à l'université de Montpellier, dit le pelletier, nul ne saurait mieux que lui soigner mon hôte. Bien des fois, en ce qui me concerne, j'ai fait appel à lui car il est habile et sage.
— N'y a-t-il donc, en cette ville, aucun médecin chrétien ? intervint Xaintrailles avec une légère grimace. J'avais entendu que maître Aubert...
— Maître Aubert est un âne qui tuera votre ami plus sûrement que les bourreaux de La Trémoille. Après la médecine arabe, la science hébraïque est la plus puissante de notre temps. Elle a pris ses racines à Salerne où exerçait la fameuse Trotula.
Tandis que Jacques parlait, Moshe ben Yehuda, avec un haussement d'épaules, s'était approché du lit et considérait le malade avec des prunelles rétrécies.
— Il n'a pas sa connaissance, murmura Catherine. Parfois, il ouvre les yeux, mais il ne voit rien. Il balbutie des mots incompréhensibles et...
— Je sais ! coupa le médecin. Maître Cœur m'a tout expliqué. Laissez-moi l'examiner... Veuillez vous reculer.
À regret, Catherine s'écarta. Ce grand homme noir, penché sur Arnaud, lui semblait de mauvais augure et lui faisait peur.
Il avait tellement l'air d'un esprit funèbre ! Pourtant, elle fut bien obligée de lui reconnaître une extraordinaire habileté.
Ses longs doigts souples avaient parcouru rapidement tout le corps du blessé, s'attardant sur les écorchures tuméfiées laissées par le fouet et dont certaines suppuraient. D'une voix sourde, il réclama de l'eau pure dans un bassin, puis du vin.
Il fut servi dans l'instant. Sara et Mahaut étaient suspendues à ses lèvres presque autant que Catherine.
Dans l'eau, il lava ses doigts avant de les poser sur le visage d'Arnaud. Catherine le vit relever les paupières, examiner longuement les yeux abîmés. Il émit un léger sifflement.
— Est-ce que... c'est grave ? demanda-t-elle timidement.
— Je ne saurais vous dire. Plusieurs fois déjà, j'ai vu de ces cas de cécité chez des prisonniers. C'est une affection due, je crois, à la nourriture infecte des prisons. Hippocrate lui donnait le nom de Keratis.
— Cela veut-il dire... qu'il est aveugle pour toujours ? fit à son tour Xaintrailles d'une voix si chargée d'angoisse que Catherine, instinctivement, tendit une main vers lui. Mais Rabbi Moshe hochait ses cadenettes noires.
— Qui peut savoir ? Certains sont restés aveugles, d'autres ont retrouvé la vue, parfois dans un délai assez bref. Grâce au Très-Haut, je sais comment soigner avec les meilleures chances de réussite.
Tout en parlant, il s'était déjà mis à l'ouvrage. Toutes les blessures furent lavées soigneusement avec du vin, puis enduites d'un onguent fait de graisse de mouton, de poudre d'encens et de térébenthine lavée, enfin bandées de toile fine.
Sur les yeux malades, Rabbi Moshe ben Yehuda appliqua un cataplasme de feuilles de belladone et d'huile de palme, en recommandant de le changer tous les jours.
Nourrissez-le de lait de chèvre et de miel, dit-il enfin quand il eut fini. Veillez à le tenir dans une parfaite propreté. S'il souffre, donnez-lui quelques grains de pavot, je vous laisserai tout ce qu'il faut. Enfin, priez Yahweh qu'il vous prenne en pitié car Lui seul peut tout, car Lui seul est le maître de la vie et de la mort.
— Mais, dit Catherine, qui s'était glissée au chevet d'Arnaud dès que le médecin l'avait abandonné et avait pris l'une de ses mains dans les siennes, vous reviendrez le voir chaque jour, n'est-ce pas ?
Rabbi Moshe eut un sourire amer et ne répondit pas. Ce fut Jacques Cœur qui, d'une voix gênée, répliqua :
— Malheureusement, cette visite n'aura pas de seconde. Rabbi Moshe doit quitter notre ville cette nuit... avec tous ses coreligionnaires ! L'ordre du Roi est formel : au lever du soleil tous les Juifs doivent avoir franchi les murailles sous peine de mort. Déjà, j'ai retardé Rabbi Moshe qui était prêt à partir !
Un silence de mort accueillit ces paroles. Lentement, Catherine s'était relevée et regardait tour à tour Jacques Cœur et le médecin.
— Mais... pourquoi cet ordre ?
La voix mordante de Xaintrailles lui répondit :
— Parce que La Trémoille n'a jamais assez d'or ! Il a réussi à obtenir enfin, à ce que je vois, cet édit frappant les Juifs.
On les chasse, mais, bien entendu, on ne chasse pas leur or. Ils doivent partir sans rien emporter de leurs biens. Demain, les coffres de La Trémoille seront pleins ! Et je suppose que, lorsqu'il les aura vidés, il s'attaquera à d'autres : les Lombards par exemple.
Cette nouvelle, qui ne la touchait qu'indirectement, fut cependant pour Catherine la goutte d'eau du vase trop plein. Ses nerfs lâchèrent d'un seul coup. Secouée de sanglots convulsifs, elle s'abattit au pied du lit en poussant des cris inarticulés.
Tout son corps tremblait et se tordait, raidi par instants en une sorte de crampe douloureuse. Sara s'était précipitée sur elle et tentait de la relever, mais en vain. Elle avait agrippé l'une des colonnes du lit et s'y cramponnait de toutes ses forces.
On l'entendit gémir :
La Trémoille !... La Trémoille !... Je ne veux plus... entendre ce nom-là !... Je ne veux plus... Jamais... Plus jamais ! Plus jamais La Trémoille ! Il va nous dévorer tous... Arrêtez-le ! Mais arrêtez-le donc ! Vous ne voyez pas comme il ricane dans l'ombré... Arrêtez !
Posant vivement la besace qu'il avait reprise, le médecin était venu s'agenouiller auprès de la jeune femme. Il avait pris sa tête entre ses mains et la massait doucement en murmurant, en langue hébraïque, des paroles d'apaisement ou d'exorcisme. A cet instant, Catherine paraissait se débattre avec un démon intérieur, mais, peu à peu, sous les mains souples de Rabbi Moshe, elle se calmait. Son corps se détendit, des flots de larmes jaillirent de ses yeux et, insensiblement, sa respiration s'apaisa.
— Ceci est trop pour elle ! fit la voix calme de maître Jacques, elle a déjà tant souffert du fait de cet homme.
— Elle n'est pas la seule, malheureusement, dit Xaintrailles sombrement. Dans tout le royaume on souffre et on pleure parce que La Trémoille existe...
Un sourire amer se figea sur le visage du pelletier tandis que sa voix se chargeait d'un peu de dédain.
— Et les capitaines, les hommes d'armes tolèrent cela ? Combien de temps encore, Messire, vous et vos pareils laisseront-ils le champ libre à ce misérable ?
— Pas plus qu'il ne faudra, maître Jacques, soyez-en bien certain ! répondit rudement le capitaine. Le temps de réunir assez de chasseurs pour forcer le sanglier dans sa bauge. Pour l'heure, les chasseurs sont dispersés, il leur faut revenir des quatre horizons.
Le malaise de Catherine avait pris fin. Appuyée au bras de Sara, elle se relevait, un peu honteuse de s'être ainsi laissée aller. Mahaut voulut l'envoyer au lit, mais elle refusa.
— Je vais mieux maintenant. Je vais demeurer auprès de lui. Cette nuit, je ne pourrai pas dormir, je le sens. S'il allait...
Elle n'osa pas formuler complètement sa crainte de ne pas être là si Arnaud s'éteignait dans la nuit, mais Xaintrailles, lui, avait compris.
— Je veillerai avec vous, Catherine. La mort n'osera pas l'arracher d'entre nous deux.
Toute la nuit, Catherine, Sara et Xaintrailles se relayèrent au chevet d'Arnaud, écoutant son souffle, épiant le moindre signe d'affaiblissement. Deux ou trois fois, la respiration du blessé s'arrêta et, aussitôt, le cœur de Catherine manqua un battement. Malgré sa fatigue, elle passa des heures à genoux, priant éperdument quand Sara ou Xaintrailles veillaient à leur tour. Cette nuit avait pris pour elle une valeur de symbole. Dans son désespoir et son angoisse, elle avait fini par se persuader de l'importance primordiale de ces heures qui s'écoulaient si lentement. « S'il vit encore au lever du jour, pensait-elle, il sera sauvé... » Mais vivrait-il encore lorsque le soleil reviendrait éclairer la terre ? Avant de partir, Rabbi Moshe n'avait pas caché que l'extrême faiblesse d'Arnaud constituait le plus grand danger. Il lui avait fait absorber quelques cuillerées de lait mélangé d'un peu de miel, puis, pour lui assurer un repos à peu près calme, une infusion de pavot, mais c'était l'inertie absolue du blessé qui affolait le plus Catherine. Il suffisait de si peu de chose, semblait-il, pour éteindre la petite flamme de vie qui brûlait encore dans cet homme épuisé.
Xaintrailles non plus n'avait guère dormi. Assis sur un escabeau, les coudes aux genoux et les mains nouées, il était resté des heures immobile, les yeux fixés sur son ami. De temps en temps, il parlait, comme s'il avait besoin de paroles pour s'encourager et s'obliger à l'espoir.
— Il s'en tirera, disait-il avec une conviction qu'il puisait en lui-même. Il ne peut pas ne pas s'en tirer. Rappelez-vous Compiègne, Catherine. Là aussi, nous l'avions cru mort !
Mais, parfois aussi, il fermait les veux et les frottait de ses deux poings. Pour empêcher les larmes de paraître ou bien parce qu'il ne pouvait plus endurer la vision de ce corps inerte, de ce visage aux yeux bandés. Au-dehors, en contrepoint sinistre, il y avait le piétinement de ceux que l'on chassait et qui, alourdis du peu qu'ils avaient eu permission d'emporter, se dirigeaient vers la porte Ornoise. Combien atteindraient Beaucaire ou Carpentras, les villes du Sud où la colonie hébraïque était puissante et tolérée ?
Les coqs chantèrent bien avant que le jour parût. Les cloches du couvent des Jacobins sonnèrent prime, puis, insensiblement, le ciel se fit moins noir. Enfin, du côté de l'orient, une bande claire apparut sur l'horizon et grandit de plus en plus jusqu'à effacer complètement la nuit. Sur le rempart, une trompette sonna annonçant l'ouverture des portes et la relève de la garde... Au même instant, Arnaud bougea.
Ses mains tâtèrent le drap qui le couvrait, puis s'élevèrent, grandes ouvertes, tendues en avant avec le geste instinctif des aveugles. Debout de chaque côté du lit, n'osant respirer, Catherine et Xaintrailles regardaient. Le cœur de la jeune femme lui faisait mal tant il battait fort contre ses côtes. Le charme n'allait-il pas se rompre si elle faisait un geste ? Mais les lèvres d'Arnaud bougeaient. Il balbutia, comme du fond d'un rêve :
— La nuit !... toujours la nuit !
La poitrine oppressée de Catherine se dégonfla d'un seul coup. Elle saisit l'une de ces mains errantes, la serra contre son cœur et, se penchant, demanda doucement :
— Peux-tu m'entendre, Arnaud ? C'est moi... C'est Catherine.
— Catherine ?
Brusquement les mâchoires du blessé se crispèrent et il arracha sa main de celles qui le tenaient.
Que me voulez-vous encore ? souffla-t-il. Quel nouveau piège me tendez-vous ?... Ne savez-vous pas... que c'est du temps perdu ?... Ce n'est pas vous que j'aime !... Vous, je vous méprise. Vous... me répugnez !
Vidée d'un seul coup de tout son sang, Catherine chancela. Mais, par-dessus le lit, son regard croisa celui de Xaintrailles et y lut l'ombre d'un sourire.
— Il vous prend pour une autre ! dit-il. L'aimable épouse de La Trémoille s'appelle aussi Catherine, vous le savez bien, et elle a dû lui rendre quelques visites dans sa prison. Laissez-moi faire.
A son tour, il se penchait sur son ami, posant ses grandes mains sur les épaules osseuses.
— Entends-moi, Montsalvy !... Tu es en sûreté ! Ta prison est loin. Tu me reconnais bien, moi ?... Je suis Xaintrailles, ton frère d'armes, ton ami... Tu m'entends ?...
Mais la tête d'Arnaud glissait sur le côté tandis que ses lèvres ne laissaient plus échapper que des paroles sans suite.
L'instant de lucidité avait été bref. Déjà, les ténèbres avaient repris possession de l'esprit du blessé. Xaintrailles se redressa et, prévenant la plainte de Catherine, braqua sur elle un regard farouche.
— Il ne nous entend plus, mais ce n'est qu'un passage. Il retrouvera bientôt ses sens.
Il contourna le lit, saisit Catherine par les épaules, refusant de voir les larmes qui roulaient sur ses joues.
— Je vous défends de désespérer, vous m'entendez, Catherine ! À nous deux, nous le sauverons ou bien je me fais moine ! Séchez vos larmes, allez dormir, vous ne tenez plus debout ! D'autres vous relayeront. Moi, je vais rentrer chez moi, mais je reviendrai ce soir... Eh, vous, là !
L'apostrophe finale s'adressait à Sara qui était allée jusqu'à la cuisine et apparaissait sur le seuil avec un pot de lait. Le ton cavalier du gentilhomme lui fit froncer les sourcils.
— Je m'appelle Sara, Messire !
— Sara, si vous voulez ! Tâchez de vous occuper de votre maîtresse ! Couchez-la, de force s'il le faut !
Et puis allez me chercher ce grand diable qui a l'air d'une tour de siège et mettez-le de faction auprès du capitaine de Montsalvy.
Sur ces énergiques paroles, Xaintrailles embrassa Catherine et disparut en faisant de son mieux pour réprimer ses habituelles façons tempétueuses. Mais il ne put s'empêcher de faire claquer la porte. Sara haussa les épaules, tendit à Catherine la tasse de lait et bougonna :
— Qu'est-ce qu'il s'imagine, celui-là ? Je n'ai jamais eu besoin de lui pour savoir comment je devais te soigner ! Mais, pour le reste, il a raison. Messire de Montsalvy ne peut avoir de meilleur gardien que Gauthier. Je le crois capable d'arrêter un escadron à lui tout seul.
— Tu crois que nous pourrions craindre quelque chose, ici ?
— On peut toujours craindre ! Tu penses bien que La Trémoille cherchera à retrouver son prisonnier et à tirer vengeance des dégâts faits à son château. Le seigneur Xaintrailles manque un peu de discrétion et n'y entend pas grand-chose en matière de déguisement. Malgré ses haillons et sa barbe, il sent le chef de guerre à plein nez et je me demande même comment les soldats de l'enceinte s'y sont trompés. Ils devaient être ivres, ou myopes !
Sous les pieds de Catherine, la maison s'éveillait. Des pas faisaient grincer les escaliers et, de la cuisine, on entendait remuer les chaudrons. La porte d'entrée s'ouvrit et retomba. Quelqu'un sortait. Macée sans doute qui s'en allait à la messe.
Dans son lit, Arnaud semblait dormir ! Catherine accepta enfin d'aller en faire autant.
Pendant cinq jours et cinq nuits, Catherine ne quitta pas la chambre d'Arnaud. Elle avait fait jeter un matelas dans un coin et dormait là, deux ou trois heures, quand, vraiment, son corps lui refusait tout service. Sara demeurait près d'elle continuellement et chaque soir, à la nuit tombée, Xaintrailles revenait, aussi discrètement qu'il pouvait, pour que l'on ne s'étonnât pas de ses visites assidues au pelletier. Quant à Gauthier, s'il passait ses nuits couché en travers de la porte, il n'entrait dans la chambre que lorsqu'on le demandait. Encore ne semblait-il y entrer qu'à regret et ne s'attardait-il jamais.
Il se précipitait pour exécuter le moindre des ordres de Catherine, mais jamais plus il ne souriait et l'on n'entendait presque jamais sa voix. Ce fut Sara qui établit le diagnostic de cet étrange comportement.
— Il est jaloux ! dit-elle.
Jaloux ? C'était bien possible ! Catherine, un instant, en éprouva quelque contrariété, mais, durant ces jours chargés d'angoisse, elle ne pouvait s'intéresser longtemps à quelqu'un d'autre qu'Arnaud et ne releva même pas le propos. Elle et Xaintrailles livraient contre la mort un combat sans merci, avec l'aide de Sara et de la vieille Mahaut. Les Cœur, avec un tact infini, ne se montraient que deux fois le jour pour prendre des nouvelles. Autour du drame qui se jouait dans la chambre du second, la maison poursuivait sa vie habituelle, tout unie et sans reliefs car il s'agissait avant tout de ne pas attirer l'attention. Pour plus de sûreté, Jacques Cœur avait même fait partir le poète Alain Chartier pour l'une de ses fermes. Il s'était mis à courtiser une petite servante et cela pouvait être dangereux.
La fièvre ne lâchait pas prise, secouant le corps émacié d'Arnaud qui passait tour à tour d'un délire presque frénétique à une torpeur totale, d'une épuisante lutte contre d'invisibles ennemis à une tragique immobilité où sa respiration même devenait difficilement perceptible. Il demeurait alors étendu sur son lit, les narines pincées. Dans ces moments-là, Catherine, le cœur serré, croyait la dernière heure venue et regrettait les fureurs du délire. Elle l'entourait de soins incessants, renouvelant chaque jour le cataplasme d'herbes sur les yeux malades et remerciant Dieu quand, avec une peine infinie, elle avait réussi à faire absorber au blessé un peu de nourriture.
Outre l'état d'Arnaud, elle avait un autre sujet d'angoisse. Le coup de force de Xaintrailles contre le château de Sully avait eu, bien entendu, des répercussions. Heureusement pour le capitaine aux cheveux rouges, La Trémoille ignorait qui avait tué ses hommes et incendié son domaine, Xaintrailles ayant pris bien soin de bannir, pour sa troupe et pour lui-même, tout signe distinctif. Pour tout le monde, un chef de bande avait surpris la défense du château et en avait arraché un prisonnier sur l'identité duquel le chambellan demeurait étrangement discret.
— Mais, confia Xaintrailles à Catherine, si La Trémoille n'a pas la certitude que le coup vient de moi, du moins s'en doute-t-il, et je peux m'attendre à n'importe quel traquenard. C'est pourquoi, chaque soir, je ne sors de chez moi que déguisé en valet et ne viens ici qu'après une station chez une dame de mes amies dont la maison possède une heureuse issue habilement dissimulée par laquelle je repasse avant de rentrer.
Xaintrailles prenait un plaisir évident à berner le gros chambellan et ce plaisir-là inquiétait Catherine. Sa vie et celle d'Arnaud n'étaient-elles pas l'enjeu de cette mortelle partie de cache-cache ? Et où, en cas de besoin, dissimuler le blessé inconscient si la maison des Cœur devenait suspecte ? Dans une cave ? Lorsque le délire s'emparait d'Arnaud, il poussait des cris à percer les plafonds et il fallait calfeutrer la chambre pour ne pas intriguer les passants.
Mais, à l'aube du sixième jour, tandis qu'agenouillée dans un coin de la chambre, devant une image de Notre-Dame, Catherine priait de tout son cœur, la tête dans les mains, et que Xaintrailles, debout au pied du lit, s'étirait comme un grand chat avant de se préparer à repartir, une voix faible mais nette vint couper l'oraison de la jeune femme et fit tressaillir le capitaine.
— Tu portes la barbe, maintenant ? Tu sais que tu es affreux comme ça ?
Un cri étouffé jaillit de la gorge de Catherine qui bondit de son prie-Dieu. Légèrement soulevé sur ses avant-bras, Arnaud regardait son ami avec un sourire pâle mais résolument moqueur. Il avait arraché le bandage de ses yeux qui étaient encore rouges, mais qui, apparemment, voyaient clair. Xaintrailles, son regard brun étincelant de joie, fit une grimace comique.
— Il paraît que tu as décidé de rejoindre le monde des vivants, tout compte fait, dit-il d'une voix qui s'enrouait d'émotion maîtrisée à grand-peine. On était pourtant bien tranquilles, comme ça, n'est-ce pas, Catherine ?
— Catherine ?
Le blessé tournait la tête vers l'endroit que regardait Xaintrailles, mais déjà, riant et sanglotant tout à la fois, la jeune femme s'abattait à genoux près du lit. Incapable d'articuler même une syllabe, elle saisit la main d'Arnaud et l'appuya contre sa joue inondée de larmes, couvrant, entre deux sanglots, cette main de baisers.
— Ma mie ! balbutia Montsalvy bouleversé. Ma douce Catherine !... Par quel miracle ? Dieu a donc permis que je te revoie ? Je n'ai donc pas, en vain, crié vers lui du fond de ma prison ? Tu es là ? C'est bien toi ?... Tu n'es pas un rêve, dis
? Tu es bien réelle...
Dans un terrible effort, il tentait de se redresser encore pour l'attirer à lui tandis que de grosses larmes roulaient sur son visage émacié. Jamais Catherine ne l'avait vu pleurer, l'orgueilleux Montsalvy, et ces humbles larmes, qui donnaient la mesure de son amour pour elle, lui parurent cent fois plus précieuses que les plus riches présents. Il pleurait de joie, pour elle, à cause d'elle ! Bouleversée de tendresse, elle se coula contre lui, entourant de ses bras les épaules, à l'ossature saillante, appuyant sa bouche tremblante à la joue d'Arnaud.
— Je suis aussi réelle que toi, mon amour. Le ciel, une fois encore, a fait pour nous un miracle... Et maintenant, personne, jamais, ne pourra nous séparer...
— C'est à souhaiter ! grogna Xaintrailles un peu vexé de se voir abandonné. Tudieu ! Vit-on jamais amour plus traversé que le vôtre ?
Mais c'était peine perdue. Arnaud ne l'écoutait pas. Il avait saisi le visage de Catherine et le couvrait de baisers désordonnés, émaillés de mots absurdes et tendres. Ses mains, tremblant d'une joie démente, s'attachaient à la jeune femme, glissant des joues lisses aux tresses sages, suivant le contour du cou, des épaules comme si elles cherchaient à refaire connaissance avec ce corps trop longtemps désiré, presque oublié. Catherine, à la fois heureuse et confuse à cause du regard amicalement goguenard de Xaintrailles, se défendait doucement.
— Tu es plus belle que jamais, murmura le blessé d'une voix rauque.
Soudain, il l'écarta de lui.
— Laisse-moi te regarder, pria-t-il. J'ai tant supplié le ciel de te rendre à moi, au moins un instant, avant d'en finir avec la vie. C'était de ça, vois-tu, que j'avais le plus peur dans ma prison, c'était de crever là, comme une bête malade, sans avoir revu tes yeux, sans avoir tenu une dernière fois dans mes mains tes beaux cheveux, ton corps...
Il l'avait obligée à se relever et la détaillait avidement, comme s'il voulait absorber une bonne fois et pour toujours une image trop longtemps désirée. Mais son regard, brusquement, s'accrocha à la taille épaissie de la jeune femme, s'y ancra tandis que sa figure pâlissait davantage encore. Il dut se racler la gorge pour que sa voix sortît.
— Tu es...
Mon Dieu, oui, coupa, avec un large sourire, Xaintrailles qui avait saisi instantanément la pensée de son ami. Nous aurons, au printemps et si Dieu le veut, un petit Montsalvy !
— Un petit... Montsalvy ? Mais comment ?
Cette fois, ce fut Catherine qui, pourpre à la fois
de honte et d'orgueil, expliqua :
— La nuit de Rouen, Arnaud... Dans la barque de Jean Son...
Une lente rougeur s'étendit peu à peu sur le beau visage du jeune homme tandis que ses yeux noirs, brillants de joie, se mettaient à étinceler. D'un geste impulsif qui lui arracha un gémissement, il tendit les bras vers Catherine.
— Un fils ! Tu vas me donner un fils ! Mon tendre amour... mon cœur ! Quelle joie plus grande pouvait me venir de toi !...
Une joie peut-être un peu trop grande, en effet, pour la faiblesse du blessé, car, en se penchant vers lui, Catherine le sentit mollir entre ses bras tandis que la tête brune roulait contre son épaule. Pour la première fois de sa vie, Arnaud de Montsalvy venait de s'évanouir d'émotion. Catherine, tout de suite, s'affola, mais Xaintrailles, un sourcil relevé, considéra le phénomène avec plus de stupeur que d'inquiétude.
— Vrai, fit-il, je n'aurais jamais cru que cela lui ferait pareil effet ! Il y a, décidément, quelque chose de changé depuis que vous avez fait la paix, tous les deux !
Bien qu'elle fût occupée à bassiner d'eau fraîche le front d'Arnaud, Catherine crut percevoir une trace d'amertume dans le ton du capitaine.
— Qu'entendez-vous par là, Jean ? Ce changement vous semblerait-il néfaste ? Craignez-vous que mon amour amoindrisse votre ami ?
Mais déjà Xaintrailles avait retrouvé le sourire et haussait les épaules.
Diable non ! Je n'ai jamais rien pensé de semblable ! Peut-être suis-je un peu jaloux de vous, ma chère, mais si vous êtes vraiment parvenue à faire de ce sauvage un être humain, ce sera, tout compte fait, une bonne besogne !
La nouvelle du retour à la vie d'Arnaud parcourut la maison des Cœur comme une traînée de poudre et chacun vint, à son tour, dans le courant de la journée, voir celui que tous considéraient un peu comme un revenant. Ce fut d'abord Sara qui, en entrant pour relayer Catherine au chevet du blessé, vint, les larmes aux yeux, lui baiser la main. Elle n'avait jamais oublié qu'au péril de sa propre vie le chevalier l'avait arrachée jadis à la maison incendiée de Loches et elle lui gardait une reconnaissance de chien fidèle, légèrement teintée d'ailleurs d'appréhension. L'incompréhension avait trop longtemps régné entre lui et Catherine pour que la fidèle Sara n'eût pas appris à redouter ce caractère hautain et difficile de grand seigneur, bien qu'elle en comprît la fierté ombrageuse et le sens intransigeant de l'honneur. Il lui faisait peur, mais elle l'admirait et, puisque le bonheur de Catherine reposait entre les mains dures d'Arnaud, elle, Sara, servirait et vénérerait ledit Arnaud.
À Jacques Cœur qui vint ensuite, Montsalvy offrit une gratitude profonde mais fière, solide et vibrante à la fois comme une lame d'épée : celle d'un homme qui sait la valeur exacte des risques encourus par le négociant pour ces réfugiés qui, à tout prendre, ne lui étaient rien. Et, pour Macée, il trouva des mots charmants, tout remplis d'une chaleureuse reconnaissance et d'une exquise courtoisie.
— Je vous dois, Madame, plus que la vie puisque vous avez offert refuge et protection à celle qui, pour moi, a plus de prix que le monde présent et celui qui nous est promis dans l'au-delà. Merci d'avoir été si bonne et si accueillante à ma douce Catherine ! lui dit-il en conclusion.
Il n'y eut pas jusqu'à la vieille Mahaut qui ne reçût sa part de gratitude et ne quittât la chambre conquise par le charme de celui qu'elle avait soigné lorsqu'il était en si triste état. Seul, Gauthier manqua dans ce défilé. Nul ne savait ce qu'il était devenu. Mais un pressentiment conduisit Catherine tout droit au galetas où logeait le Normand, au fond de la cour et au-dessus des écuries.
Elle le trouva assis sur sa paillasse, le dos rond et les mains au creux des genoux. Un petit baluchon attendrissant et soigneusement noué était posé auprès de lui. Et ce qui frappa le plus la jeune femme, ce fut l'air désarmé, abandonné du géant. Il était là, immobile et triste comme un grand enfant grondé par sa mère et qui ne sait quelle contenance tenir.
Lorsque Catherine entra, il leva sur elle un visage marqué de chagrin et elle aurait volontiers juré qu'il avait pleuré. Était-elle destinée à voir pleurer le même jour les deux hommes qu'elle pouvait croire les plus invulnérables ? Mais elle refusa de se laisser attendrir.
— Pourquoi ne réponds-tu pas lorsque l'on t'appelle ? demanda-t-elle assez rudement. Depuis ce matin l'on te cherche.
Tu te caches ?
Il secoua lentement sa grosse tête et serra très fort ses mains l'une contre l'autre. Ce geste qui était sien, car, dans les instants de détresse ou de violente émotion, elle serrait ainsi ses mains jusqu'à ce que les jointures blanchissent, éveilla brusquement en Catherine une compréhension bien proche de la tendresse. Elle s'assit auprès du géant au bord de la paillasse, désigna du doigt le baluchon.
— Tu allais partir, n'est-ce pas ? Es-tu donc déjà las de me servir ?
— Non, dame Catherine, mais vous n'avez plus besoin de moi, maintenant que vous avez retrouvé votre protecteur naturel. Il est le père de votre enfant, n'est-ce pas ?
Naturellement ! Mais je ne vois pas en quoi cela te délivre de ton service auprès de moi. Souviens-toi de tes paroles, à Louviers : « Même une dame a toujours besoin d'un chien fidèle », disais-tu ? Je ne t'ai jamais, que je sache, traité comme un chien, mais bien plutôt comme un ami. Ton dévouement d'ailleurs méritait ce titre.
Gauthier baissa la tête. Les jointures de ses mains devinrent blanches.
— Je me souviens de tout cela et j'étais sincère alors. Je le suis toujours et mon plus ardent désir était de continuer à vous servir, de toutes mes forces... Seulement, maintenant j'ai peur...
Un léger dédain arqua les lèvres pleines de la jeune femme.
— Peur ? Quel étrange mot dans ta bouche !... Je croyais que les descendants des rois de la mer n'avaient peur de rien en ce bas monde ?
— Je le croyais aussi, dame Catherine, et je continue à penser qu'il n'est pas un ennemi que je n'affronterais le cœur léger. Mais... c'est de vous que j'ai peur. Laissez-moi partir, dame Catherine, je vous en supplie...
Quelque chose trembla dans le cœur de Catherine. Elle eut peur, elle aussi, tout à coup, peur de perdre ce rempart qu'était Gauthier et à l'abri duquel elle s'était accoutumée à vivre. S'il s'éloignait, les choses ne seraient plus comme auparavant. Il fallait qu'il restât et elle tendit sa volonté pour ce combat qu'il lui fallait gagner à tout prix.
Non, dit-elle doucement mais nettement. Je ne te permettrai jamais de me quitter. Libre à toi de fuir, je n'ai pas la force de te retenir. Mais je ne te donnerai jamais mon consentement. J'ai besoin de toi, quoi que tu en penses, et quelque chose me dit que tu me seras toujours indispensable car, au cours de mon existence bousculée, j'ai appris ce que valait un dévouement comme le tien. J'ai retrouvé mon protecteur naturel, dis-tu ? C'est vrai, dans un sens. Mais il s'agit d'un homme amoindri, pour le moment, incapable même de soulever cette épée qu'il maniait si fermement naguère. Nous sommes proscrits, traqués, menacés de toutes parts et il ne nous serait pas possible de faire trois pas dans l'une de ces rues sans être reconnus et emprisonnés. J'attends un enfant, Dieu seul sait dans quelles conditions il pourra voir le jour !... et c'est ce moment-là que tu choisis pour me quitter ? Tu as peur de moi, dis-tu ? Moi, j'ai encore plus peur du chemin que je vais parcourir si tu n'es pas auprès de moi pour en surmonter les obstacles. Maintenant, décide toi- même.
Le front baissé, têtu, ne se relevait pas et un désagréable filet glacé se glissa dans l'esprit de Catherine. Elle avait la sensation de se heurter à un mur et de n'y trouver aucune aspérité à laquelle s'accrocher.
— J'ai dit que j'avais peur de vous, fit Gauthier sourdement, je dois ajouter que j'ai au moins aussi peur de moi. Une fois déjà... souvenez-vous... j'ai failli oublier ce que vous étiez et ce que j'étais. C'est ce souvenir-là qui m'empoisonne la vie... parce qu'il est trop doux, et parce que j'ai peur, un jour ou l'autre, de succomber.
Catherine se releva et posa ses deux mains sur les épaules du géant, l'obligeant à la regarder.
— Et je te dis, moi, que tu ne recommenceras pas. Je te dis que tu sauras répondre à la confiance... absolue... que je mets en toi. Je te le demande... et même, je t'en supplie, si c'est cela que tu veux : reste auprès de moi ! Tu ne sais pas comme j'ai besoin de toi. Tu ne sais pas comme j'ai peur de l'avenir !
Sa voix s'enroua sur les derniers mots tandis que des larmes montaient à ses yeux. C'était plus que n'en pouvait supporter Gauthier. Comme au jour où elle l'avait sauvé de la potence et où il lui avait juré fidélité, il mit un genou à terre.
— Pardonnez-moi, dame Catherine. Chacun de nous, en ce monde, a ses moments de faiblesse. Je resterai.
— Je te remercie. Maintenant, viens avec moi.
— Où donc ?
Auprès de cet homme que tu étais prêt à détester sans le connaître. Il est digne, lui aussi, de ton service et...
Mais, au seuil de la porte, Gauthier résista à la main de Catherine qui l'entraînait.
— Entendons-nous bien, dame Catherine. C'est à vous que j'appartiens et à personne d'autre. C'est vous que je servirai... et personne d'autre. Sans doute, un jour, bientôt peut-être, serez-vous sa femme, mais je ne servirai encore que vous seule... jusqu'au jour où vous me direz de m'en aller. J'étais un homme libre jusqu'à votre venue. J'entends le rester pour quiconque n'est pas vous. Mais... il est encore temps de me laisser partir.
Quel entêtement ! Une vague de colère gonfla la poitrine de Catherine et elle faillit se fâcher. Elle devinait confusément que le dévouement fanatique de Gauthier ne plairait guère à Arnaud, qu'elle aurait certainement quelques ennuis entre ces deux hommes qui l'aimaient chacun à sa façon. Mais elle ne se sentit pas le courage de rejeter le Normand qui, par tant de côtés, lui ressemblait. Car elle ne s'illusionnait guère sur la valeur réelle du vernis aristocratique étendu sur elle par la volonté de son défunt mari, Garin de Brazey, et par l'amour exigeant de Philippe de Bourgogne.
Gauthier était plus proche d'elle, avec toute sa sauvagerie, avec ses instincts d'animal de la forêt que les grands seigneurs qui avaient élevé jusqu'à eux la fille de Gaucher Legoix, l'orfèvre du Pont-au-Change, la gamine qui courait jadis pieds nus sur les grèves de la Seine.
Elle accepta sa demi-défaite d'un soupir.
— C'est bon, dit-elle. Il en sera comme tu voudras !
Pourtant, la première entrevue des deux hommes fut meilleure qu'elle ne l'avait craint. Arnaud considéra pensivement le géant dressé au pied de son lit. Habitué aux statures vigoureuses des hommes d'armes, le capitaine des gardes du Roi avait cependant rarement vu pareil spécimen humain et ne le cacha pas.
— Tu es taillé pour porter la broigne de fer et le casque à nasal, lui dit-il. Les hommes qui, jadis, s'en allèrent délivrer le Saint-Sépulcre à la suite de Bohémond et de Tancrède, devaient te ressembler comme des frères.
— Je suis normand ! riposta Gauthier non sans orgueil, comme si ce seul mot résumait tout.
Mais la fierté de la réponse ne déplut pas à Montsalvy. Vaillant et orgueilleux, il aimait qu'un homme eût cette hauteur, même né d'humble condition.
— Je sais ! dit-il simplement.
Puis, poussé par une obscure impulsion qu'il eût été bien incapable d'expliquer - peut-être le désir inavoué de s'attacher cet homme exceptionnel - il ajouta :
— Veux-tu me donner la main ?
Catherine ouvrit de grands yeux. Qu'Arnaud, fier de sa race jusqu'à la hauteur, tendît la main à ce paysan comme à un égal, il y avait là de quoi trouver matière à réflexion. Comment allait réagir le Normand ?
Une profonde rougeur s'étendit sur le visage rude et, un court instant, il hésita devant cette main ouverte, si belle encore dans sa maigreur, qui se tendait vers lui. Il était pris au piège entre son amour pour Catherine et l'attrait qu'exerçait sur tout homme digne de ce nom le capitaine de Montsalvy. Les hommes d'Arnaud l'adoraient, bien qu'il fût brutal et souvent impitoyable, et ce charme, le Normand, malgré lui, le subissait.
Il étendit finalement sa large main, toucha avec précaution celle d'Arnaud comme un objet fragile, mais les doigts nerveux se refermèrent autour de sa lourde paume, l'obligeant à un contact sérieux, viril. Vaincu, alors, Gauthier rendit la pression amicale, mais plia le genou, sans cependant courber la tête.
— Merci, dit Arnaud simplement. Je sais tout ce que je te dois pour... ma femme et pour mon fils.
Le regard gris et le regard noir se croisèrent, calmement et sans l'éclat de colère que Catherine avait tant craint. Elle joignit instinctivement les mains en un geste de gratitude. Et puis, son âme chantait de joie. Sa femme !... Arnaud l'avait appelée sa femme ! Tout en étant certaine de son amour, elle n'avait encore, jamais osé s'attribuer ce titre. Peut-être l'avait-il dit sans y penser ?... Mais cette mince inquiétude fut de courte durée. À Jacques Cœur, qui entrait dans sa chambre, Arnaud lançait joyeusement :
— Maître Cœur, dès qu'il me sera possible de tenir suffisamment sur mes jambes pour aller jusqu'à la maison de Dieu, il vous faudra nous trouver un prêtre. Il est grand temps de nous marier et j'espère que vous nous ferez l'honneur d'être notre témoin.
Le maître pelletier sourit, mais s'inclina sans répondre. Dans la nuit du 27 au 28 décembre 1431, une petite troupe quitta, bien après le couvre-feu, la maison de la rue d'Auron pour gagner l'église proche de Saint- Pierre-le-Guillard. La nuit était aussi noire que la neige était blanche, mais le froid qui avait cruellement sévi depuis trois semaines, gelant les canaux de la ville et raidissant les branches dépouillées des arbres, semblait avoir fait trêve. Depuis la Noël, Bourges s'était ouatée de blancheur, enveloppée de silence, comme si elle comptait les pulsations mêmes de son cœur et retenait sa respiration. Le temps béni que ramène chaque année la naissance de l'Enfant-Roi avait fait cesser les exactions de La Trémoille et les visites domiciliaires de ses gens d'armes. Mais tout cela avait mordu trop cruellement au ventre de la cité pour que, momentanément délivrée de son angoisse, elle trouvât autre chose que le silence et la paix pour célébrer la plus belle des fêtes.
C'était la première fois que Catherine franchissait le seuil de Jacques Cœur, depuis bientôt deux mois qu'elle était arrivée, et cela lui parut délicieux d'enfoncer ses pieds chaussés de bottillons fourrés dans l'épaisse couche blanche. Elle serra plus fort contre elle le bras d'Arnaud sur lequel elle s'appuyait.
— C'est la ville qui a l'air d'une mariée et non moi, lui murmura-t-elle en souriant.
En réponse, il enferma dans son poing fermé les doigts menus qui, pour être plus prêts à se donner, n'avaient point mis de gants.
— Elle s'est parée pour nous, répondit-il tendrement, et jamais je ne l'ai vue si belle. Comme jamais je ne t'ai autant aimée, ma mie...
Tous deux goûtaient pleinement le bonheur d'être ensemble, serrés l'un contre l'autre dans une rue, comme n'importe quel couple amoureux, et, pour Arnaud, cette joie se doublait de celle d'avoir enfin recouvré la santé.
Depuis le matin où la fièvre qui le dévorait avait cédé, la convalescence avait marché à pas de géant. La robuste constitution du jeune homme, qui, tant de fois déjà, lui avait sauvé la vie, avait accompli un nouveau miracle. Il était encore maigre, mais du moins tenait ferme sur ses jambes et vivait normalement bien que le manque d'exercice et la vie renfermée fussent pour lui une épreuve.
— Je ne suis vraiment pas fait pour vivre, entre quatre murs, disait-il à Catherine avec une grimace comique tout en arpentant sa chambre en long puis en large pour réhabituer ses muscles à fonctionner.
— Bientôt, tu retrouveras les grands chemins, tu le sais bien, répondit-elle avec une nuance de regret. Nous partirons dès que maître Cœur jugera que nous pouvons le faire sans risques.
— Sans risques ! Voilà une étrange formule pour un chef de guerre. Le risque, belle dame, a toujours fait partie de ma vie, et...
— ... Et il te manque, je sais ! acheva Catherine avec rancune.
Elle avait eu toutes les peines du monde, et Jacques Cœur avec elle, à empêcher le bouillant garçon de se précipiter au palais royal, dès que ses forces avaient commencé à revenir. Il ne parlait que d'aller se jeter aux pieds du Roi pour se justifier, de lancer un défi à La Trémoille, d'aller le souffleter en plein Conseil royal, d'en appeler au jugement de Dieu et tous autres projets aussi insensés, mais que son sens de l'honneur exigeant lui soufflait, et qui faisaient passer Catherine par des transes inimaginables.
Pour cette raison, elle avait assez peu insisté, en lui racontant son séjour forcé à Champtocé, sur les outrages subis aux mains de Gilles de Rais. D'abord, le serment qu'elle avait fait au vieux Jean de Craon de ne rien révéler à quiconque du secret dégradant de Gilles l'obligeait à taire le principal et, de plus, dans leur situation présente, il était inutile, voire dangereux, d'exciter la colère d'Arnaud. Déjà, il avait juré d'aller demander raison au sire de Rais de son attitude envers Catherine, mais elle avait réussi à lui faire comprendre que l'affaire Gilles de Rais était étroitement liée à l'affaire La Trémoille, que l'une dépendait de l'autre et qu'il serait temps de se consacrer aux alliés du gros chambellan une fois que celui-ci serait abattu. En ce qui le concernait, c'était, une fois de plus, Xaintrailles qui avait ramené enfin son ami à la raison.
— Ton honneur peut attendre, mon fils, et La Trémoille lui non plus ne perdra rien pour attendre. Quand donc comprendras-tu qu'on ne chasse pas le renard de la même façon que le sanglier ou le loup ? Tu ignores ce qu'est le palais en ce moment. Tu n'atteindrais même pas notre Grand Chambellan sans être arrêté, chargé de chaînes et envoyé dans un lointain cul-de- basse-fosse. La Trémoille te connaît depuis longtemps et sait que, libre, tu n'auras rien de plus pressé que de lui sauter dessus. Sois assuré qu'il a pris des précautions en conséquence. Quant à voir le Roi, cela relève de l'aliénation mentale.
— Je suis un Montsalvy et mes titres de noblesse me donnent droit de parler au Roi quand je le désire sans demander audience.
Cela aussi, ton ami La Trémoille le sait. Mais il est encore plus puissant que tu ne l'imagines : sais-tu qu'au mois d'août il a tendu un piège au connétable de Richemont et fait arrêter ses trois émissaires : Antoine de Vivonne, André de Beaumont et Louis d'Amboise ? Les deux premiers ont été décapités et le troisième mis à rançon. Je te rappelle que, si tu es un Montsalvy, Vivonne était un Mortemart ; donc au moins aussi grand seigneur que toi. Et j'ajoute que Richemont lui-même eût subi le même sort si La Trémoille avait pu mettre la main dessus. Quand donc comprendras-tu que La Trémoille détient la totalité du pouvoir et qu'il n'a pas l'intention de le lâcher de sitôt ? Il y trouve fortune, jouissance d'orgueil et peut enfin assouvir son appétit de puissance. Que nous soyons anglais ou français lui importe peu, pourvu qu'il règne !
Non, crois-moi, tiens-toi tranquille pour le moment. Retrouve tes forces, attends le retour de la reine Yolande... et laisse La Trémoille accumuler sottise sur sottise. Il te cherche et serait trop heureux de remettre la main sur toi.
Arnaud en avait grincé des dents.
— Et Richemont s'est laissé faire ? Et le Roi ne dit rien ?
— Le Roi est en tutelle et Richemont s'est retiré pour attendre une bonne occasion d'abattre son ennemi. Fais comme lui... et commence par retrouver toutes tes forces.
Catherine, soulagée, avait voué à Xaintrailles une profonde reconnaissance pour cette homélie. Sans lui, Dieu seul savait à quelle folie le sang ardent de Montsalvy l'eût poussé. Mais il avait enfin compris et n'avait plus parlé de courir au palais...
La silhouette massive de l'église qui se dressa devant elle interrompit le cours des pensées de Catherine. Le manteau de pierres grises de la vieille chapelle se doublait cette nuit d'une épaisse fourrure blanche qui mettait un bonnet léger à la tour carrée coiffée d'ardoises. Les branches noires des arbres et la margelle verdie du vieux puits se tassaient à l'abri des vigoureux murs romans comme pour se réchauffer. Macée Cœur avait conté à Catherine la légende de cette église, vieille déjà de deux cents ans : comment la mule du riche marchand juif Zacharie Guillard s'était agenouillée, un jour d'hiver tout pareil à celui- là, devant le Saint-Sacrement que portait saint Antoine de Padoue. Et ni les coups ni la colère du vieux Juif n'avaient pu faire relever la mule tant que le saint moine n'eut pas passé son chemin. Sur le lieu du miracle, on avait édifié l'église avec l'or que Zacharie, repentant et converti, avait généreusement donné.
De son enfance à l'ombre des tours de Notre-Dame, Catherine avait gardé le goût des légendes et des histoires extraordinaires. Son père, Gaucher Legoix, lui en contait si souvent tandis qu'il ciselait les belles couvertures d'or ou d'argent destinées aux évangéliaires, pour le seul plaisir de voir une lumière dorée s'allumer dans les yeux émerveillés de la petite.
Ce soir, en franchissant le seuil humide de Saint- Pierre-le-Guillard, c'était à son père que Catherine pensait, avec une poignante mélancolie. Le doux Gaucher à qui le sang faisait horreur était mort pendu parce que Catherine avait caché dans la cave le frère aîné de cet Arnaud qui, dans un instant, serait son époux. Jamais l'orfèvre du Pont-au-Change n'avait imaginé pour sa petite fille le destin, brillant et tumultueux, qui était le sien. Et Catherine pensait que, sans doute, les choses étaient bien ainsi, car elle n'était pas très sûre que Gaucher Legoix s'en fût réjoui.
L'église était sombre, hormis une faible lumière venue d'une chapelle absidiale. Jacques Cœur et Macée, qui avaient ouvert la marche, se dirigèrent sans hésiter vers cette lueur. Catherine eut un frisson. Sous les voûtes romanes, le froid tombait d'aplomb sur les épaules comme un drap mouillé. Il lui rappela une autre chapelle, un autre jour d'hiver, neuf ans plus tôt. Ce jour-là, elle portait des bijoux de reine, des atours fastueux, mais son cœur était glacé de crainte et de désespoir. Ce jour-là aussi, il avait neigé sur les molles ondulations de la plaine de Saône qui s'étendait à perte de vue.
Ce jour-là, par ordre ducal, elle épousait, l'âme aux abois et l'esprit plein d'une autre image, Garin de Brazey, le Grand Argentier de Bourgogne. Combien aujourd'hui était différent !...
Il n'y avait ni robe de fée, ni toilettes précieuses, ni noble assistance, ni chapelle illuminée. Elle portait une simple robe de laine verte lacée de velours noir où sa taille épaissie se mouvait à l'aise, un ample manteau de drap noir à capuchon, doublé de menu vair, présent de Macée pour ces noces de froidure. Mais, autour d'elle, il n'y avait que des cœurs amis et surtout, surtout, elle épousait l'homme qu'entre tous elle avait choisi, aimé, adoré contre vents et marées, attaché à elle au prix d'efforts surhumains et d'un complet renoncement d'elle-même. C'était son bras qui la soutenait tandis que son pas hésitait sur les dalles inégales de l'église, c'était son profil précis et fier qui se détachait de l'ombre d'un chaperon noir avec, ce soir, une profonde expression de gravité méditative, c'était sa main qui, nouée à la sienne, allait la garder serrée une vie entière... C'était son enfant, enfin, qui tressaillait en elle comme les premiers sursauts d'un avenir à son aurore.
Dans la chapelle, un prêtre en chasuble blanche priait, agenouillé, sa tête tonsurée brillant faiblement dans la lumière des deux cierges allumés de chaque côté de l'autel. Auprès de lui, un enfant de chœur se dandinait sur ses genoux, tripotant l'encensoir posé devant lui. L'émotion de Catherine s'accrut en reconnaissant le nez trop grand et le bon visage aux traits solides de frère Jean Pasquerel qui avait été l'aumônier de Jehanne d'Arc et que sa fidélité au souvenir de celle qu'il avait connue mieux que personne contraignait à se cacher pour fuir la persécution de La Trémoille. La haine du gros chambellan contre la Pucelle était telle que vénérer sa mémoire suffisait pour devenir la cible de ses coups.
Entendant approcher, frère Jean se releva, sourit et tendit les deux mains au jeune couple.
— Béni soit Dieu qui nous réunit ici, mes amis, et me permet d'être l'instrument de Sa Volonté pour bâtir votre bonheur. Les temps difficiles où nous vivons nous obligent à demeurer cachés, mais je suis certain que cela ne durera pas et que le temps de la lumière reviendra.
— S'il dépend de moi, fit Arnaud, il reviendra vite. Qu'un seul homme tienne ainsi en dépendance un royaume ne se peut concevoir, et il suffit d'une épée...
— Mon fils, coupa le moine, vous êtes ici dans la maison du Seigneur qui réprouve la violence. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire, je suppose que, cette nuit, vos pensées sont tournées vers tout autre chose que la mort d'un homme, si coupable soit-il !
Un pas rapide, ébranlant sans précautions les échos de l'église vide, l'interrompit. Dans la lueur incertaine des cierges parut Xaintrailles, rouge d'avoir couru. Sous le grand manteau de cheval qui l'enveloppait, une cuirasse, sur sa poitrine, jeta un éclair d'acier. Mais, l'ayant à peine effleurée d'un regard, frère Jean se tournait vers l'autel en disant :
— Prions, mes frères...
D'un même mouvement, Catherine et Arnaud s'agenouillèrent sur les marches. Jacques Cœur se plaça derrière Catherine, Xaintrailles derrière Arnaud tandis que Macée, baissant son voile bleu, allait s'agenouiller un peu plus loin.
L'enfant de chœur agita l'encensoir et l'on n'entendit plus que la voix chuchotant du prêtre appelant sur le nouveau couple la bénédiction divine avant de procéder à la cérémonie du mariage.
Elle fut rapide et toute simple. Sous la dictée de frère Jean, Arnaud répéta d'une voix ferme : « Moi, Arnaud, je te prends, toi, Catherine, pour mon épouse et ma compagne bien-aimée, pour t'aimer et te chérir dans la joie et la tristesse, dans la santé et la maladie, maintenant et à jamais, jusqu'à ce que la mort nous sépare. » Puis ce fut le tour de la jeune femme : «
Moi, Catherine... » Mais, sous la poussée de l'émotion, sa voix s'étrangla et ce fut dans un souffle qu'elle parvint au bout de la phrase sacramentelle. De grosses larmes roulaient sur ses joues, rançon de son cœur débordant.
Frère Jean prit la main droite de Catherine, la plaça dans celle d'Arnaud, dont les longs doigts se nouèrent fermement autour. Sa voix s'enfla, forte comme un défi à l'adversité : « Ego conjungo vos in matrimonium, in nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen. »
Sur un plateau que lui tendait l'enfant de chœur, il prit un anneau d'or, le bénit : « Bénissez, Seigneur, cet anneau que nous bénissons... » puis le tendit à Arnaud. Le jeune homme prit la bague, la glissa à l'annulaire de Catherine, puis, tendrement, y posa ses lèvres. Les yeux noyés de larmes de la jeune femme étincelaient comme des améthystes au soleil.
Dans cette petite église obscure et froide, elle atteignait à l'instant suprême, au couronnement de toute une existence. La bénédiction tomba lentement sur les deux têtes rapprochées, puis frère Jean remonta vers l'autel pour célébrer la messe.
Un bruyant reniflement, aussi incongru que possible, vint troubler la solennité du moment. C'était Xaintrailles qui manifestait à sa manière une émotion qu'il ne parvenait pas à contrôler. Arnaud et Catherine échangèrent un sourire, puis, la main dans la main, suivirent pieusement le service divin.
La messe terminée, mariés et assistants suivirent le prêtre dans une petite sacristie, qui sentait l'encens refroidi et la cire vierge, pour y signer le registre des mariages. Arnaud apposa son paraphe avec une énergie qui fit grincer la plume d'oie, puis la tendit à Catherine avec, dans son sourire, un brin d'ironie.
— À toi ! J'espère que tu sais comment tu t'appelles maintenant ?
Lentement, avec une application de petite fille, un bout de langue rose pointant entre ses lèvres, elle signa « Catherine de Montsalvy » pour la première fois. Une bouffée d'orgueil lui monta au visage, empourprant ses joues. Ce vieux nom qu'on lui donnait, elle se jura de le porter fièrement, sans défaillance, quel que fût le prix qu'il lui faudrait payer pour cela.
Les témoins, Xaintrailles et Jacques Cœur, signèrent ensuite, tandis que Macée embrassait Catherine chaleureusement.
Puis ce fut le tour de Xaintrailles. Cérémonieusement, il courba sa haute taille devant la jeune femme en un salut profond.
— Madame la comtesse de Montsalvy, je suis heureux d'avoir, si peu que ce soit, contribué à un bonheur que je souhaite aussi grand que votre beauté et...
Mais, apparemment, le cérémonial dépassait, ce soir, les sentiments intimes de Xaintrailles, car, interrompant en leur milieu sa belle phrase et son salut, il empoigna Catherine aux épaules et plaqua sur ses joues deux baisers retentissants.
— Je vous souhaite tout le bonheur du monde, mon amie. Sans doute avez-vous encore des épreuves à subir, mais n'oubliez jamais que je suis votre fidèle ami, à tous les deux !
Là-dessus, il quitta Catherine pour tomber dans les bras d'Arnaud, qu'il embrassa fraternellement.