142477.fb2 Belle Catherine - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 4

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— On se retrouvera bientôt, dit-il ; pour le moment, je te dis adieu...

— Adieu ? Tu pars ?

Xaintrailles fit une affreuse grimace qui s'acheva en sourire narquois.

— Oui. Ma santé l'exige. La Trémoille a dû avoir des soupçons précis en ce qui concerne les avatars de son château et si je reste ici, je me retrouverai une belle nuit avec un couteau entre les deux épaules. Je préfère rejoindre mes hommes à Guise. Là, personne ne pourra rien contre moi.

— J'ai bien envie de te suivre. Il ferait beau voir qu'on m'empêchât de reprendre ma place dans l'armée. Je ne sais aucun de mes anciens frères d'armes qui nous livrerait, moi ou ma femme.

Le mot fit chaud au cœur de Catherine qui, tendrement, glissa son bras sous celui de son époux. Mais Xaintrailles hochait la tête, son regard s'était assombri.

— Non ! Tes frères d'armes n'ont pas changé, mais l'or de La Trémoille est partout. Viens, une sacristie n'est pas un endroit convenable pour ce genre de confidences, et j'ai à te parler.

Jacques Cœur, alors, intervint :

— Nous avons préparé un petit souper, à la maison. Ne pouvez-vous, avant de partir, le partager ? Cela ne vous retarderait guère.

Le capitaine n'eut qu'une brève hésitation avant d'accepter. Frère Jean, qui avait ôté ses ornements sacerdotaux, était revenu auprès des jeunes époux et les félicitait à son tour, en y joignant ses adieux. Le moine aussi partait la nuit même, profitant de cette trêve de Noël pour quitter la ville où le père de Macée l'avait caché. Il allait rejoindre la grande abbaye de Cluny, la plus puissante de la chrétienté, et y attendre que le mauvais génie eût desserré ses griffes.

— Je prierai Dieu chaque jour pour votre bonheur, dit-il à Catherine avec une dernière bénédiction... et aussi celle que nous avons tous aimée car je ne doute pas qu'elle ait pris sa place au séjour des bienheureux.

Son froc brun se fondit dans l'ombre et l'enfant de chœur fila sur ses talons en annonçant qu'il allait fermer l'église. Un instant plus tard, tout le monde avait regagné la rue enneigée. Le vent s'était levé et chassait des toits d'épais paquets de neige. Le son lointain des violes et des luths vint avec lui par-dessus les maisons muettes. Xaintrailles haussa les épaules.

— Il y a bal au palais !.... enfin, bal comme l'entend le Grand Chambellan, c'est-à-dire ce genre de fête auprès de laquelle une bacchanale est une distraction de couventine. A cette heure, tout le monde doit être superbement ivre. Mais c'est quand il est ivre que La Trémoille est le moins dangereux.

Une heure plus tard, Catherine était assise sur une sorte de chaise curule dans le cabinet de Jacques Cœur auprès d'Arnaud installé à ses pieds sur un carreau de velours. Et tous deux écoutaient Xaintrailles leur faire le point de la situation. Le souper de mariage avait été vite expédié : d'abord parce que le capitaine voulait avoir quitté la ville avant le jour, ensuite parce que la raréfaction du ravitaillement ne permettait plus guère de festins somptueux. La famine qui sévissait dans les campagnes, née des incessantes dévastations de la guerre, atteignait même les riches cités où les réserves se tarissaient. Même un homme aussi avisé que Jacques Cœur se trouvait frappé par les restrictions obligatoires et le plus clair du repas de noces avait consisté en une énorme potée aux choux, éminemment nourrissante, mais fort peu raffinée. Catherine, en ce qui la concernait, n'en avait mangé que modérément et s'était rattrapée sur les raisins séchés qui avaient formé le dessert.

Maintenant, la dernière goutte de vin de Sancerre avalée, la dernière santé portée au bonheur des jeunes époux, Xaintrailles tentait, une fois encore, de faire entendre à son ami ce qu'il estimait être la voix de la raison. L'équipement guerrier du capitaine avait, en effet, réveillé dangereusement l'instinct combatif d'Arnaud.

— Le mieux, disait Xaintrailles, c'est que vous demeuriez cachés ici, puisque maître Cœur ne demande qu'à vous garder. La reine Yolande reviendra, et elle saura, elle, faire comprendre au roi Charles que La Trémoille le conduit à sa perte, elle saura te faire rendre justice et...

Je t'arrête tout de suite, coupa Montsalvy. Il ne saurait être question de demeurer ici. Ce n'est pas être ingrat envers nos amis que leur avouer combien l'inaction me pèse. J'étouffe... Tu me connais trop pour ne pas savoir que j'ai horreur de ce que l'on appelle la tranquillité. On m'a attaqué, j'entends me défendre et me venger.

— C'est ridicule. Je t'ai dit que tu ne pouvais rien faire.

— Je peux, du moins, rentrer chez moi, dans mes monts d'Auvergne. J'ai des terres, des paysans, une forteresse puissante, j'ai mon pays qui m'attend. C'est là, et nulle part ailleurs, que doit naître mon fils.

— Tu es fou... Traîner une femme enceinte sur les grands chemins...

Tout de suite, Catherine, sans lui laisser le temps de répondre, noua ses bras autour du cou d'Arnaud.

— S'il part, je pars avec lui !

Il l'embrassa doucement, avec les précautions que l'on réserve à un objet fragile.

— Ma douce, il a raison. Et moi, j'ai parlé en égoïste. C'est l'hiver, les chemins sont rudes et notre enfant est à deux mois de voir le jour. Il vaut mieux, pour toi et pour lui, demeurer ici, à l'abri, tandis que j'irai...

Un regret poignant perçait sous la voix du jeune homme, mais, brusquement, Catherine s'écarta de lui, laissant glisser ses bras. Un pli dur barra son front.

— Voilà donc ton amour ? A peine unis, tu parles déjà de me quitter, de t'en aller loin de moi... Et pourtant, tu as dit tout à l'heure : « Jusqu'à ce que la mort nous sépare... »

— Mais l'enfant ?

— L'enfant ? Il est ton fils ! Il sera un Montsalvy, un homme comme toi, un vrai ! Et moi qui suis déjà sa mère, j'entends être digne de vous deux. C'est toi qui avais raison, tout à l'heure ; mieux vaut pour lui naître sur une balle de paille sur la terre de ses pères plutôt que dans la douceur d'un lit étranger, loin de toi. Pars si tu veux, mais sache bien que, même si tu me le défends, je te suivrai comme je t'ai suivi à Orléans, comme je t'ai suivi à Rouen, comme je t'ai suivi dans la Seine et comme je te suivrai au tombeau s'il le fallait.

Elle s'arrêta, rouge d'émotion, un peu haletante. Sa poitrine soulevait spasmodiquement le drap vert de sa robe et ses grands yeux brûlaient d'indignation. Arnaud, brusquement, se mit à rire, se releva sur un genou, l'attrapa aux épaules et la serra contre lui.

— Morbleu ! Madame de Montsalvy, vous avez parlé comme l'aurait fait ma mère ! (Puis, plus doucement :) Tu as gagné, mon amour ! Va pour l'aventure, le froid, la nuit, la guerre s'il le faut, et que Dieu pardonne si je fais une sottise.

Les yeux de Xaintrailles allaient du visage d'Arnaud à celui de Catherine.

— Ainsi, tu as pris ta décision ?

Arnaud se retourna vers lui. L'orgueil flambait sur son visage.

— Elle est prise. Nous partirons.

— C'est bien. Dans ce cas, autant tout te dire. Les nouvelles sont mauvaises et aussi bien tu les aurais apprises avant peu. Il se prépare, en Auvergne, d'étranges choses. La Trémoille réclame le comté comme son fief-Arnaud sursauta. Une lente rougeur s'étendit sur son front. Ses yeux noirs étincelèrent de colère.

— L'Auvergne ? De quel droit ?

— De celui qu'il s'arroge. Tu te souviens qu'en premières noces, il avait épousé la veuve du duc de Berry, Jeanne de Boulogne, héritière d'Auvergne. Celle-ci, en mourant, a légué son fief à son neveu, Bertrand de Latour.

— Tu me la bailles belle, grogna Montsalvy en haussant les épaules, Latour est de ma famille. Sa femme, Anne de Ventadour, est la nièce de ma mère. Nous sommes cousins et du plus proche lignage.

— Parfait ! Mais La Trémoille n'en réclame pas moins le pays en tant qu'héritier de sa première femme. C'est parfaitement illégal, bien sûr, mais depuis quand se soucie-t-il de légalité ?

suivi dans la Seine et comme je te suivrai au tombeau s'il le fallait.

Elle s'arrêta, rouge d'émotion, un peu haletante. Sa poitrine soulevait spasmodiquement le drap vert de sa robe et ses grands yeux brûlaient d'indignation. Arnaud, brusquement, se mit à rire, se releva sur un genou, l'attrapa aux épaules et la serra contre lui.

— Morbleu ! Madame de Montsalvy, vous avez parlé comme l'aurait fait ma mère ! (Puis, plus doucement ) Tu as gagné, mon amour ! Va pour l'aventure, le froid, la nuit, la guerre s'il le faut, et que Dieu pardonne si je fais une sottise.

Les yeux de Xaintrailles allaient du visage d'Arnaud à celui de Catherine.

— Ainsi, tu as pris ta décision ?

Arnaud se retourna vers lui. L'orgueil flambait sur son visage.

— Elle est prise. Nous partirons.

— C'est bien. Dans ce cas, autant tout te dire. Les nouvelles sont mauvaises et aussi bien tu les aurais apprises avant peu. Il se prépare, en Auvergne, d'étranges choses. La Trémoille réclame le comté comme son fief-Arnaud sursauta. Une lente rougeur s'étendit sur son front. Ses yeux noirs étincelèrent de colère.

— L'Auvergne ? De quel droit ?

— De celui qu'il s'arroge. Tu te souviens qu'en premières noces, il avait épousé la veuve du duc de Berry, Jeanne de Boulogne, héritière d'Auvergne. Celle-ci, en mourant, a légué son fief à son neveu, Bertrand de Latour.

— Tu me la bailles belle, grogna Montsalvy en haussant les épaules, Latour est de ma famille. Sa femme, Anne de Ventadour, est la nièce de ma mère. Nous sommes cousins et du plus proche lignage.

Parfait ! Mais La Trémoille n'en réclame pas moins le pays en tant qu'héritier de sa première femme. C'est parfaitement illégal, bien sûr, mais depuis quand se soucie-t-il de légalité ? le dire. Depuis combien de temps es-tu assez fort pour seulement monter à cheval ?

Arnaud recula, baissa la tête, mais son visage demeura contracté. Catherine eut l'impression bizarre qu'une force inconnue et menaçante venait de s'introduire dans la petite pièce paisible. Silhouette noire, aiguë, dont l'ombre, tout à coup, touchait chaque chose, s'étirait vers les angles obscurs, rejoignant les poutres peintes du plafond. C'était comme si, soudain, le routier espagnol était entré tout armé dans la maison, traînant après lui une lueur d'incendie. Elle sentit une main de glace étreindre son cœur quand Arnaud se tourna d'une pièce vers Jacques Cœur.

— Maître Jacques, pouvez-vous me donner le moyen de quitter cette ville dès demain ? Je ne puis plus demeurer.

— Si tu le désires, je peux te donner dix hommes d'armes qui te rejoindront hors de la ville, là où tu me l'indiqueras, coupa Xaintrailles.

Il bouclait de nouveau, sur le buffle de son pourpoint, la cuirasse qu'il avait ôtée un moment pour souper, enfonçait son chaperon sur sa tête, s'enroulait dans son manteau. L'heure de se séparer était venue. Catherine éprouvait de la peine à quitter ce bon compagnon, toujours si rudement fraternel. Elle le lui dit tout simplement, avec cette spontanéité qu'elle avait gardée de son enfance.

— Je vous aime bien, Jean. Revenez-nous vite !

Le rude visage tavelé de taches de rousseur grimaça ' un sourire qui cachait peut-être une larme et grommela :

— On se reverra à Montsalvy ! J'irai vous demander à souper, un soir, quand vous ne m'attendrez pas. Et je m'installerai chez vous assez de temps pour tuer quelques-uns de ces gros solitaires de la Châtaigneraie. Adieu, mes amis.

Un baiser à Catherine, une accolade à Arnaud, une révérence à Macée qui lui offrait la coupe de vin épicé de l'adieu et Xaintrailles se tournait vers Jacques Cœur qui avait saisi un flambeau pour éclairer son hôte dans l'escalier.

— Je vous suis, maître Cœur ! Encore merci de votre aide !

— Passez, Messire. Je vais vous dire où vous pourrez envoyer, dès demain, les dix hommes d'armes que vous avez promis. Car je savais, avant vous, les nouvelles de ce soir et j'ai tout préparé pour faire quitter la ville à nos amis. J'avais deviné que messire de Montsalvy voudrait partir sur l'heure, et que dame Catherine refuserait de le quitter.

Aucun muscle n'avait bougé dans la figure calme du pelletier. Pourtant, Catherine eut la sensation d'un effort sur lui-même. Il y avait, derrière l'impassibilité de Jacques Cœur, une sorte de désespoir dont peut-être lui-même n'avait pas la conscience très nette, mais qu'il refoulait, d'instinct.

L'horloge du couvent des Jacobins sonna trois coups, puis il y eut le bruit sourd de la porte qui se refermait sur Xaintrailles. Enfin, le claquement d'un pas rapide qui s'éloignait sur les pavés de la rue. Catherine et Arnaud, face à face, n'avaient pas bougé. Tous deux écoutaient partir leur ami comme si le bruit de ses pas résonnait dans leur propre cœur. Macée, alors, mit dans la main de Catherine un bougeoir dont elle venait d'allumer la chandelle.

— Venez, dit-elle, il est temps d'aller dormir. Demain, la journée sera rude !

Dormir ? Catherine, ni Arnaud n'y songeaient guère. Dans la grande chambre de Jacques et de Macée ; qui, pour cette nuit nuptiale, leur avait été cédée, ils se retrouvèrent l'un près de l'autre, la main dans la main, comme deux enfants au seuil d'une aventure. La pièce, intime avec les toiles brodées de rouge et J de bleu qui couvraient les murs, avec aussi son beau feu ronflant dans la cheminée conique et le lit aux draps bien blancs sous ses courtines de drap rouge vif, s'offrait à eux comme un univers clos et douillet au seuil duquel expirait le monde. Tout autour, c'était le silence attentif de la nuit refermé sur la maison comme sur une coquille. Le danger, pour le moment, faisait trêve et ces premières heures de vie à deux n'appartenaient bien qu'à eux seuls. Demain, tout recommencerait, mais, pour l'instant, le mal ni la haine ne pouvaient les atteindre.

Sans quitter la main de Catherine, Arnaud referma soigneusement la porte puis entraîna la jeune femme jusqu'au lit sur le bord duquel il la fit asseoir avant de la prendre dans ses bras. Sans qu'ils eussent seulement échangé un mot, il se mit à l'embrasser avidement. Bien qu'ils habitassent la même demeure depuis que Xaintrailles l'avait ramené mourant, c'était la première fois qu'Arnaud échangeait des caresses avec Catherine. Tous deux avaient mis un point d'honneur à respecter la maison des Cœur et à attendre d'être régulièrement unis. Mais, maintenant, Arnaud semblait décidé à rattraper le temps perdu.

Sa bouche courait des tempes de Catherine à ses yeux, à ses lèvres, à son cou. Il l'étreignait avec une passion qui la meurtrissait, mais qu'elle subissait avec une joie sauvage. De temps en temps contre son oreille, il murmurait son bonheur.

— Ma femme... Ma Catherine à moi... Ma femme pour toujours !

Elle s'abandonnait à ses mains fiévreuses qui, déjà, dénouaient les minces liens de la gorgerette blanche, délaçaient le corselet de la robe. D'un geste vif, il avait enlevé la coiffe de mousseline empesée et l'avait envoyée promener à l'autre bout du lit.

Soudain, Catherine se raidit sous ses caresses. Au fond d'elle-même, l'enfant s'agitait avec une violence nouvelle.

Arnaud perçut son recul, la regarda.

— Qu'as-tu ?

L'enfant... Il bouge beaucoup ! Peut-être ne devrions-nous pas... Il se mit à rire et Catherine songea qu'il riait comme personne avec une force et une gaieté venues de son indomptable vitalité. L'éclair de ses dents blanches étincela dans l'ombre rouge des rideaux.

— Si ce petit bougre se mêle de m'empêcher de t'aimer, il aura affaire à moi. Les enfants n'ont jamais fait la loi chez nous. Et je te veux ! J'ai trop faim de toi... Il y a trop longtemps ! Tant pis pour lui !

Exigeant et tendre, il la ramenait contre lui, la renversait sur la courtepointe de velours, reprenait sa bouche tout en continuant de dénuder son buste et ses épaules. Sous les lèvres chaudes et dures qui la caressaient, Catherine sentit son sang prendre feu. La folie d'amour s'alluma en elle avec la violence de l'ouragan. Elle lui rendit baiser pour baiser, caresse pour caresse et, loin maintenant de le repousser, s'offrit au contraire avec une ardeur nouvelle. C'était la première fois qu'il l'aimait ainsi, avec cette violence contenue, cette science qu'elle ne lui avait jamais connue. Un instant, la pensée la traversa qu'il y avait en lui quelque chose de changé, car, jusque-là, leurs étreintes avaient été brutales, d'une ardeur presque sauvage. C'était un combat passionné, sans vainqueur ni vaincu, dont tous deux sortaient épuisés. Il y avait alors, dans la passion d'Arnaud, quelque chose d'implacable et d'un peu hâtif. Il la soumettait à sa loi. Tandis que, ce soir, elle le sentait attentif à éveiller en elle un plaisir aigu. Et, dans ces caresses lentes, subtiles, sous lesquelles elle gémissait, emportée par le désir, elle retrouvait avec étonnement ces sensations intenses que Philippe de Bourgogne, ce maître d'amour, savait lui dispenser.

Impatiente, elle se plaignit quand il la quitta pour se dévêtir, mais ronronna bientôt de plaisir contre une poitrine dure où le cœur cognait à grands coups. Les flammes de la cheminée, reflétées par les rideaux rouges du lit, habillaient de reflets fauves les épaules brunes d'Arnaud, jouaient dans les boucles noires et drues de ses cheveux en désordre. Elle put encore songer qu'il en serait désormais ainsi chaque nuit que Dieu leur donnerait... et puis elle oublia tout pour se laisser rouler par la vague brûlante qui déferlait sur elle.

Le feu était presque éteint et la chambre chaude baignait dans une obscurité rougeâtre où se mêlaient les senteurs du pin brûlé et celles, plus âpres, de l'amour et des corps en sueur. La tête au creux de l'épaule d'Arnaud endormi, Catherine sommeillait vaguement. Elle flottait délicieusement dans le vague, ayant laissé au lit bouleversé son corps anéanti. Elle avait chaud, elle était bien et elle ne savait plus où finissait la réalité, où commençait le rêve.

Dans l'âtre, les braises crépitaient encore de temps en temps, jetant une brève étincelle, mais tout autour un énorme silence enveloppait le lit comme un cocon protecteur. Il n'y avait plus, au monde, que la respiration calme de l'homme endormi et les paupières battantes de la femme comblée. Avec un profond soupir, Catherine se lova plus étroitement contre Arnaud qui marmotta quelque chose dans son sommeil. Elle ferma les yeux... et les rouvrit presque aussitôt. Au-dehors, un bruit bizarre avait fait éclater le silence, menaçant et lugubre comme le frottement des écailles d'un serpent : celui, caractéristique, du fer claquant contre la pierre.

Écartant le bras d'Arnaud qui tentait, instinctivement, de la retenir, Catherine se coula hors du lit. La température de la chambre, plus fraîche que celle qui régnait sous les courtines du lit, la fit frissonner, mais elle courut sur ses pieds nus jusqu'à l'étroite fenêtre à meneaux. Celle-ci donnait sur la rue des Armuriers. Catherine entrouvrit le volet de bois plein, jeta un coup d'œil. Avec une exclamation étouffée, elle se rejeta en arrière : des soldats en armes, portant arcs et guisarmes, le chapeau de fer enfoncé sur le camail d'acier, prenaient position autour de la maison de Jacques Cœur, barrant la rue des Armuriers et, sans doute, la rue d'Auron sur toute leur largeur. Le silence avec lequel la manœuvre s'effectuait démontrait clairement que les hommes d'armes et l'officier qui les commandait comptaient bien sur l'effet de surprise.

La peur galvanisa Catherine. Elle courut au lit, secoua Arnaud.

— Vite ! Lève-toi ! Nous sommes cernés !

Il bondit avec cette rapidité d'éveil de l'homme habitué à vivre dangereusement, courut à la fenêtre. Un instant, sa haute silhouette brilla contre le fond sombre des boiseries, puis il enfila ses chausses, ses souliers et, sans même prendre la peine de passer une chemise, se rua dans l'escalier, jetant à Catherine qui, maintenant, claquait des dents :

— Habille-toi ! Je vais prévenir Jacques Cœur.

Rendue maladroite par la peur, Catherine tâtonna à

la recherche de ses vêtements, enfila sa chemise. Elle finissait de passer sa robe quand Arnaud revint avec le pelletier qui nouait la cordelière d'une robe d'intérieur. Déjà, le poing ferré de l'officier faisait résonner la porte d'entrée. On entendit sa voix au-dehors.

— Ouvrez ! De par le Roi !

— Messire de Xaintrailles a dû être suivi, ou reconnu, quand il nous a quittés, chuchota Jacques. Il n'y a pas une minute à perdre. Venez !

Il les entraîna hors de la chambre tandis que Macée, frissonnante dans une longue chemise, une chandelle à la main, y entrait et se coulait dans le lit défait. Elle avait, au passage, échangé avec Catherine un regard chargé d'angoisse. Les coups au-dehors se faisaient plus violents. La voix autoritaire leur parvint, menaçante.

— Enfoncez la porte si ces manants tardent trop à ouvrir !

— Eh ! marmonna Cœur entre ses dents, qu'ils l'enfoncent ! Cela nous donnera du temps.

Ils parvinrent dans la cuisine comme la vieille Mahaut, flanquée de Sara et de Gauthier, y pénétrait. Le visage de Jacques Cœur s'éclaira.

— Conduis-les tous à la réserve secrète, dit-il à la vieille servante. Moi, je vais parlementer. Grâce au ciel, tout le monde est là... et le feu est éteint.

Cette dernière phrase, incompréhensible tout d'abord, le devint pour Catherine quand elle vit son hôte s'engager dans la cheminée. La plaque de bronze, frappée de fleurs de lys, du fond tourna comme par magie, découvrant un trou noir. Déjà, Mahaut avait allumé une chandelle et s'engageait dans le trou. Arnaud saisit Catherine par un bras et l'entraîna.

— Viens ! N'aie pas peur !

Mais elle claquait des dents, autant de froid que de peur. Arrachée brutalement à sa douce quiétude de tout à l'heure, il lui semblait vivre un mauvais rêve. Rapidement, Arnaud ôta son pourpoint, le posa, chaud encore de sa propre chaleur, sur les épaules de sa femme.

— Faites vite ! s'impatienta Jacques. Vous trouverez de quoi vous couvrir en bas. Cette fois, c'est sérieux !

En effet, on entendait le fracas de la porte qui craquait sous les coups des soldats. Elle allait s'effondrer. Sara et Gauthier s'engagèrent à leur tour. La plaque se referma et Catherine, agrippée au bras d'Arnaud, se retrouva dans une obscurité que la chandelle de la vieille Mahaut perçait à peine. Les marches taillées dans la pierre étaient hautes et glissantes ; une forte odeur de fumée froide prenait à la gorge, mais, curieusement, le vacarme de la maison ne s'entendait presque plus.

— Où allons-nous ? chuchota Arnaud.

— Le maître l'a dit. Dans la resserre secrète. C'est là qu'il cache les marchandises précieuses qu'il veut dissimuler à la rapacité des hommes du Grand Chambellan... celles aussi qu'il veut emporter dans son prochain voyage en Orient.

Mais, murmura Catherine, la cachette du toit ? En effet, la maison des Cœur, comme toutes les maisons de Bourges, avait reçu plusieurs visites domiciliaires, mais des cachettes ménagées entre les solives du haut toit pointu avaient permis de dissimuler les hôtes suspects de la maison.

La vieille Mahaut ne répondit pas tout de suite. On arrivait au bas de l'escalier et la chandelle vacillait dans l'air épaissi.

Mahaut s'occupa d'allumer un chandelier posé à même le sol contre un pilier de pierre, rond et massif, dont un simple bourrelet formait le chapiteau. Quand elle répondit, ce fut sans regarder Catherine.

— Si les soupçons qui portent sur nous sont graves et le maître pense qu'ils le sont les soldats peuvent incendier la maison. Ils l'ont fait, il n'y a pas longtemps, chez l'apothicaire Noblet. Ici, on ne risque rien, même si la maison flambe.

Catherine se souvenait, en effet, du criminel incendie allumé chez l'apothicaire, suspecté de cacher des épices rares.

Toute la ville avait été en émoi la nuit entière et l'on avait eu bien du mal à sauver les maisons voisines. Presque tout le quartier de Notre-Dame du-Fourchaud avait failli flamber...

La jeune femme éprouva un malaise. Quels dangers n'allaient pas courir, à cause d'elle, les braves gens qui lui avaient donné une si généreuse hospitalité ! Mais elle oublia un instant ses craintes en contemplant l'étrange décor qui l'entourait.

Gauthier avait saisi le chandelier et l'élevait, avançant au milieu d'une salle longue et étroite, voûtée bas en petites briques d'un rose passé. Les murs étaient percés, à intervalles réguliers, de niches oblongues dont certaines étaient vides et d'autres scellées de pierres portant des inscriptions et des dessins bizarres. Celui qui revenait le plus souvent affectait la forme stylisée d'un poisson. Une porte basse, étroite, s'ouvrait au fond.

La voix rauque du Normand résonna profondément sous la voûte.

— Quel étrange endroit ! Ces niches ont l'air faites pour y mettre des corps humains...

— C'est bien ça, fit Mahaut en se signant précipitamment. Le maître dit que c'est une espèce de cimetière. Oh ! ça remonte à loin... au temps où le pays était encore tout sauvage.

— En Italie, jadis, j'ai vu des nécropoles romaines, dit Sara... C'était comme ça.

— Ouais ! coupa Mahaut qui visiblement n'aimait guère cet endroit. Allons plus loin. Fait froid ici.

Il ne faisait pas plus chaud au-delà de la porte, mais les deux salles qui se suivaient en enfilade étaient beaucoup plus larges et voûtées d'ogives. Elles étaient aussi meublées d'une assez belle quantité de sacs gonflés et de rouleaux emballés de toile rude. Ces marchandises entassées leur ôtaient beaucoup de leur aspect mystérieux, vaguement inquiétant. Une odeur bizarre, faite des senteurs mélangées de la toile neuve, des épices et de l'encens, les emplissait, âcre et entêtante.

Mais, malgré le pourpoint d'Arnaud, Catherine claquait des dents. Gauthier, alors, avisa des pelleteries entassées dans un coin. Il fourragea dedans, tira une sorte de houppelande de drap entièrement doublée de renard roux et la tendit à la jeune femme.

— Ceci sera plus chaud et messire Arnaud, lui aussi, risque de prendre mal.

Dans la houppelande, Catherine disparut complètement. Elle était beaucoup trop longue et large pour elle, mais elle s'y sentait au chaud et un peu réconfortée ; elle alla s'asseoir sur un sac au pied d'un pilier.

— Elle n'avait pas vu le regard, soudain assombri, avec lequel Arnaud avait regardé le Normand envelopper sa femme du vêtement fourré. Le jeune homme avait repris son pourpoint et l'avait remis, mais il avait refusé, d'un geste sec, d'y ajouter une pelleterie prise aussi dans le tas. Agenouillé devant Catherine, Gauthier était occupé à envelopper dans les pans de la houppelande les pieds de la jeune femme. Là, fit-il avec satisfaction en se relevant, ainsi vous serez mieux !

— Quelle étonnante chambrière tu fais ! fit Arnaud sarcastique. Est-ce une habitude prise durant votre voyage jusqu'ici ? À quoi donc servait Sara ?

Celle-ci s'était installée auprès de Catherine, repliée sur elle-même pour avoir plus chaud. Elle leva sur Arnaud un regard mécontent.

— Quand je n'étais pas en prison et menacée d'être brûlée vive, répliqua-t-elle, j'essayais seulement d'empêcher que le désespoir la rendît folle.

Catherine avait suivi avec étonnement la brève escarmouche. Elle ne comprenait pas la soudaine mauvaise humeur d'Arnaud. Pour elle, les soins du géant étaient tout naturels, mais elle voulut atténuer l'impression pénible. Si les deux hommes commençaient à se disputer, l'avenir risquait de se montrer ; assez noir. Elle tendit le bras, saisit la main d'Arnaud et l'amena près d'elle.

Viens près de moi... J'aurai toujours froid sans toi. Il se calma aussitôt, vint s'accroupir à ses pieds.

— Pardonne-moi... mais j'enrage déjà d'être enfermé ici, comme un rat dans une cage tandis que là-haut, peut-être...

La phrase demeura inachevée. Tous les réfugiés de la cave l'avaient déjà complétée. Que se passait-il au- dessus de leur tête ? Là, dans ce caveau aussi sourd qu'une tombe, ils étaient totalement retranchés du monde. Qui pouvait dire si la maison ne flambait pas et si, quand on ferait jouer la plaque de la cheminée, elle ne demeurerait pas coincée par d'énormes décombres ? Sauvés de la fureur de La Trémoille, étaient-ils sur le point de finir, misérablement, emmurés vivants dans cette cave si bien cachée ? L'idée terrifiante traversa en éclair l'imagination de Catherine et elle sentit le sang refluer vers son cœur. Déjà, sous ces voûtes basses, elle se sentait étouffer... Comme pour lui donner raison, un bruit d'écroulement leur parvint, loin tain, assourdi mais net. La vieille Mahaut se signa précipitamment.

— Doux Jésus ! Si c'était...

Une même crainte s'empara des cinq compagnons d'infortune. Assis en cercle, autour du flambeau posé à terre, leurs yeux, où luisait la flamme jaune, reflétaient aussi l'appréhension informulée. Ils osaient à peine se regarder comme si chacun d'eux avait honte de sa peur. Le silence devint étouffant et Arnaud ne put le supporter. Serrant les poings, il se releva et se mit à marcher nerveusement comme un fauve en cage et Catherine n'eut pas le courage de l'en empêcher.

Mieux valait encore le bruit cadencé, énervant cependant, de ses pas, plutôt que l'affolant silence. C'était encore de la vie, comme appartenait aussi au monde des vivants le regard instable, clignotant, de la vieille Mahaut qui sautillait d'un visage à l'autre comme pour y chercher un réconfort. Elle avait tiré de son tablier un chapelet de buis et en égrenait les boules lissées par des milliers de prières, entre ses doigts crevassés. Les minutes succédaient aux minutes, lourdes, intolérables à mesure qu'elles s'accumulaient. Catherine luttait de toutes ses forces pour ne pas se mettre à hurler.

Et puis, aussi soudainement qu'elle était venue, l'angoisse quitta les cinq emmurés. Dans le cercle de lumière jaune, sans que personne l'eût entendu approcher, Jacques Cœur apparut. Il souriait, mais il fallut qu'il parlât pour que Catherine admît qu'il était un être de chair et non pas un fantôme.

— C'est fini ! dit-il calmement. Vous pouvez remonter.

— Mais, fit Arnaud, ce bruit que nous avons entendu ? Nous avons cru que la maison s'écroulait.

Non, seulement une crédence pleine de plats d'étain que le sergent a fait tomber parce qu'il était persuadé qu'elle dissimulait un passage secret. J'admets que le bruit a dû être entendu jusqu'au palais royal ! Venez maintenant, le jour n'est pas loin, et le danger est momentanément éloigné. Mais nous avons bien des choses à préparer.

— Vous aviez été dénoncé, n'est-ce pas ?

Jacques Cœur hocha la tête.

— Oui. La tendre amie de messire de Xaintrailles est sensible à l'or à ce qu'il paraît et il a eu tort de lui rendre une dernière visite avant de venir à l'église. On l'a suivi. J'ai réussi à persuader le chef des archers de ma bonne foi, mais sait-on jamais pour combien de temps. Au surplus, c'est sans importance, tout est prêt pour votre départ.

— Quand partons-nous ? demanda Catherine.

— Tout à l'heure.

— En plein jour ?

Le pelletier se mit à rire.

— Le jour ni la nuit ne feront rien à l'affaire. Cette cave où vous êtes a plus de prolongements que vous ne supposez.

Ces deux salles communiquent avec l'ancienne chapelle des Chevaliers du Temple qui se trouve au-delà de la porte Ornoise, mais elles ne sont qu'une infime partie, reconstruite et consolidée par les Templiers pour les besoins de leur ordre, d'un important réseau souterrain jadis construit par les Romains et que j'ai pu retrouver. Certains couloirs, reliant d'anciennes carrières ou des chambres sépulcrales comme celle que vous avez vue, sont à moitié éboulés et dangereux, mais il en existe encore de praticables. L'un notamment qui prend sous les anciennes arènes et suit l'antique canalisation d'eau reliée à l'un des quatre aqueducs. C'est par là que vous allez partir car le souterrain passe sous la rue d'Auron et sous ma maison. Il vous mènera hors de la ville, assez loin, à la tour des Bruyères, une vieille ruine sur le chemin de Dun-le-Roi. C'est là que vous trouverez aussi les j hommes de messire de Xaintrailles.

Il tendit la main, courtoisement, pour aider Catherine à se relever, mais la jeune femme, pas plus que les autres, ne bougeait.

Une ville bâtie sur des souterrains... On croit rêver !

Jacques Cœur eut un mince sourire.

Là où sont passés les Romains, les traces qu'ils ont laissées font, en effet, rêver. On ne conquiert pas un monde sans génie ! Mais un génie qui peut se révéler fort utile à un modeste marchand comme moi.

En regardant Arnaud sauter en selle, à l'aube du lendemain, sous les murs vétustés de la tour des Bruyères, Catherine éprouva une bizarre impression : celle qu'il venait, une fois encore, de lui échapper. D'un seul coup, par le simple fait de serrer de nouveau les flancs d'un cheval entre ses genoux, Arnaud dépouillait l'homme parvenu aux extrêmes limites de ses ressources qu'il avait été dans la maison de Jacques Cœur. Vêtu de daim noir sous une légère armure d'acier bleu que lui avait trouvée le maître pelletier, il portait, sur le tout, un ample manteau de cheval, également noir, dont le capuchon, rejeté en arrière, découvrait sa tête brune aux cheveux coupés court en une ronde calotte retrouvant ainsi la taille obligée par le port du heaume. Droit sur ses étriers, la tête fièrement redressée, il n'avait plus rien du prisonnier misérable du château de Sully, rien du proscrit, de la bête de chasse pour limiers d'un quelconque lieutenant criminel. Il était redevenu semblable à l'image hautaine que Catherine avait toujours gardée de lui. Il était de nouveau le seigneur de Montsalvy, et la jeune femme, le cœur un peu serré, se demandait si elle devait vrai ment s'en réjouir. Jamais il ne lui avait été si proche que dans ces jours de faiblesse physique et d'incertitude morale.

Les dix hommes d'armes envoyés par Xaintrailles, qui les avaient rejoints à la nuit tombante, ne s'étaient pas trompés, eux non plus, sur la qualité profonde de cet homme. Ils avaient instantanément reconnu en lui le guerrier et le chef et, d'un accord tacite, s'étaient pliés aussitôt à ses ordres. Pourtant, à voir leur mine arrogante et les nombreuses cicatrices qui décoraient leur figure tannée, on ne pouvait douter qu'ils n'appartinssent à l'élite militaire de l'époque, ou à la pire espèce de soudards, ce qui revenait à peu près au même. Et elle n'avait pas beaucoup aimé les regards, assez équivoques il est vrai dont elle avait été l'objet.

C'étaient tous des Gascons et tous, à la seule exception de leur chef, le gigantesque sergent Escornebœuf, de petits hommes noirauds, nerveux, avec des moustaches aiguës et des yeux de charbon. Mais c'étaient de terribles soldats, le contact perpétuel avec les terres anglaises de Guyenne ayant fait de la lutte contre l'envahisseur leur occupation quotidienne depuis qu'ils étaient capables de soulever une arme. En arrivant à la tour des Bruyères avec les chevaux destinés aux quatre fugitifs, le sergent Escornebœuf avait remis à Arnaud un pli scellé. Avec une stupeur amusée, celui-ci avait vu qu'il s'agissait d'un laissez-passer en bonne et due forme, signé et scellé par le Grand Chancelier de France, et enjoignant à tout un chacun de faciliter le voyage du baron de Ladinhac, se rendant avec sa femme, ses serviteurs et une troupe de dix hommes d'armes à Lectoure pour y joindre son souverain naturel le comte Jean V d'Armagnac.

Apparemment, Xaintrailles avait fait de la bonne besogne et n'avait rien laissé au hasard. Le Grand Sceau de France pendu à ce faux caractéristique faisait grand honneur à la fois à son sens de l'amitié, à ses relations et à son astuce.

Mentalement, Catherine avait adressé un remerciement ému à ce grand garçon roux et moqueur dont la brutalité joyeuse n'avait d'égal que le dévouement. Un regret aussi ! Dieu seul savait quand les Montsalvy reverraient leur ami !

Maintenant, la petite troupe chevauchait paisiblement sur l'antique voie romaine, encore distincte, qui, de l'ancienne Avaricum1, piquait droit vers les monts d'Auvergne à travers le Berry et le Limousin. Arnaud marchait en tête. Il montait un grand destrier noir et luttait contre l'ardent désir de lancer sa monture au galop. Il y avait si longtemps qu'il n'avait galopé ainsi dans le vent avec, derrière lui, le claquement joyeux des plis de son manteau. Mais l'état de Catherine exigeait une allure plus modérée et il lui fallait bien freiner son impétuosité naturelle. Derrière lui, Catherine venait, encadrée de Sara et de Gauthier. Elle avait retrouvé Morgane avec joie. Une joie que la petite jument semblait partager entièrement. Les oreilles bien droites, elle trottait allègrement, faisant danser sa queue dont le panache blanc luttait d'éclat avec la neige. Sara, elle, avait reconquis son Rustaud avec une entière satisfaction. Le poids, déjà considérable de la bohémienne, s'accommodait parfaitement des habitudes paisibles de l'animal et, pour le moment, indifférente au froid, elle sommeillait. Mais Gauthier, lui, ne dormait pas. De temps en temps, il jetait un regard en arrière vers l'énorme Escornebœuf qui fermait la marche avec ses Gascons. Entre les deux hommes, qui devaient être de force sensiblement égale, l'antipathie avait été immédiate. Il avait suffi pour cela d'un coup d'œil échangé, un coup d'œil que Catherine avait surpris et dont elle avait saisi le sens. Habitués à dominer les autres par le seul prestige de leur force, le Normand et le Gascon brûlaient d'envie de se mesurer l'un contre l'autre. Elle avait fait part de ses craintes à son époux.

1 Bourges.

— Tôt ou tard ils se battront, avait-elle chuchoté en regardant Escornebœuf qui s'essuyait le nez sur sa manche en contemplant d'un air rêveur Gauthier en train de seller Morgane.

— Si c'est une lutte courtoise, ce sera amusant de voir s'empoigner ces deux géants. Mais si c'est une vraie bagarre, je saurai bien les séparer. C'est au fouet que l'on dresse les fauves et j'en ai depuis longtemps l'habitude.

Cette réponse, bien dans la manière d'Arnaud, n'avait fait qu'augmenter les craintes de Catherine. Elle se promit de veiller au grain, mais elle ne put s'empêcher de penser que la vie serait infiniment plus simple si l'on pouvait débarrasser les hommes de ce goût immodéré qu'ils avaient de s'entretuer. Instinctivement, elle porta une main à son ventre. Celui qui, déjà, vivait là, serait-il, lui aussi, l'une de ces machines de guerre lucides et implacables ? Le sang ardent des Montsalvy étoufferait-il tout à fait celui, infiniment plus paisible, de sa mère et de son grand-père, le bon Gaucher Legoix, pendu parce qu'il aimait avant tout la paix ? Pour la première fois, Catherine eut peur de ce mystère vivant qu'elle portait au creux de sa chair.

À cette inquiétude, une autre s'enchaîna, tout naturellement : celle de l'inconnu qui s'ouvrait devant elle. Qu'allait-elle trouver au bout de cette route ? Qu'est-ce qui l'attendait dans ce pays d'Auvergne dont elle n'avait pas la moindre idée ?

Des montagnes, c'est-à-dire un aspect inédit de la nature pour la fille des plaines qu'elle était... des visages étrangers, une demeure nouvelle, une belle-mère... Au fond, c'était cette dernière image qui était la plus angoissante : la mère d'Arnaud !

D'elle, Catherine savait peu de chose, sinon que ses fils l'adoraient. Jadis, dans la cave des Legoix, avant d'être massacré par la populace parisienne, Michel de Montsalvy avait évoqué sa mère pour la fillette attentive qu'elle était ; une grande dame demeurée veuve de bonne heure avec deux garçons à élever, une lourde maisonnée, des terres. Il lui semblait encore entendre la voix de Michel : « Ma mère demeurera seule, avait-il dit, lorsque mon frère entrera, à son tour, dans la carrière des armes. Elle en souffrira sans doute, mais elle n'en dira rien. Elle est trop haute et trop fière pour une plainte. »

« Comment, songeait alors Catherine, la haute et fière châtelaine accueillerait-elle cette belle-fille inconnue, roturière de surcroît ? Et, s'il leur fallait vivre côte à côte, comment se déroulerait cette vie ? »

— À quoi penses-tu ? demanda Arnaud qu'elle n'avait pas vu revenir vers elle, absorbée qu'elle était dans sa songerie.

Elle sourit à son expression anxieuse et, comme il ajoutait :

— Tu n'es pas bien ? Tu es lasse peut-être ?

— Non, répondit-elle, je réfléchissais seulement.

— À quoi ?

— A ce qui nous attend... à ton pays... ta famille.

Un brusque sourire fit briller les dents d'Arnaud, il se pencha sur sa selle, entoura d'un bras les épaules de Catherine et appuya vivement ses lèvres sur sa tempe.

— À moi tu peux bien l'avouer, chuchota-t-il. Tout cela te fait peur, non ?

— Un peu... oui.

— Tu as tort. Si tu aimes l'Auvergne, elle te le rendra au centuple. Quant à ma mère, puisqu'elle est à elle seule toute la famille directe, je crois que tu lui plairas. Elle aime avant tout le courage...

Réglant le pas de son cheval sur celui de Morgane qui faisait des grâces au grand étalon noir, Arnaud, longtemps, parla de son pays à sa femme. Peu à peu, elle oublia le paysage mollement vallonné sous sa couche de neige pour imaginer un haut plateau venté, s'écroulant en pentes rocheuses et boisées sur une vallée profonde où coulait une rivière, des monts bleus dans les brumes du matin, violets quand le soleil se couche, des rochers noirs et des eaux blanches. Elle avait hâte, tout à coup, d'atteindre cet étrange pays où, peut-être, le bonheur l'attendait, embusqué derrière les murs adoucis de lierre d'un vieux château qui n'avait plus besoin d'être forteresse. Elle en oubliait même la menace redoutable que faisait peser sur le pays l'ombre maléfique du routier espagnol. Mais Arnaud, lui, ne l'oubliait pas... Après un moment de silence, il dit, la voix assombrie :

— Et tout cela maintenant est menacé, en danger, parce que l'insatiable rapacité d'un La Trémoille a décidé de s'approprier un fief au mépris de tout droit féodal ! Le temps me dure d'arriver là-bas... oui, le temps me dure !

Tant que l'on fut en terre berrichonne, relativement protégée encore par le séjour permanent du Roi et demeurée à peu près cultivée, le voyage fut sans histoire. La nourriture était rare et chère, mais l'or prêté par Jacques Cœur si généreusement - Arnaud n'avait pu lui faire accepter la moindre reconnaissance de dette faisait entrouvrir bien des huches et bien des poulaillers dans les auberges où l'on s'arrêtait. Mais le décor changea et tout devint singulièrement difficile quand on aborda le rude et sauvage pays de Limousin. C'était le pays des vastes solitudes, des monts courts, coupés de vais creux que l'hiver faisait sinistres, des marécages figés par le gel dont les glaces troubles étreignaient encore des roseaux morts. Les rares villages s'enfouissaient dans les bas-fonds broussailleux comme s'ils cherchaient à se cacher du ciel lui-même, si pauvres que les petites églises grises, naïves et pures n'y étaient couvertes que de chaume. Jadis, les paysans cultivaient le seigle, les raves, les choux et un peu de blé, la vigne aussi dans le bas pays, plus sec. Mais tant de troupes avaient passé et repassé, Anglais, Armagnacs, Bourguignons, routiers et brigands, l'allié aussi rapace que l'adversaire, que la terre limousine, découragée, était retournée à la sauvagerie primitive.

Les hommes d'armes avaient raflé le bétail que la maladie n'avait pas décimé et, sous la griffe noire de la faim, tout le pays agonisait lentement.

Le bonheur qu'avait procuré à Catherine le départ de Bourges, au début de cette longue route qui allait la conduire vers son nouveau foyer, s'était éteint peu à peu depuis que l'on était entré dans cette terre de misère. Chaque pas de Morgane augmentait le poids qui s'accumulait sur sa poitrine. L'oppressant silence de ces campagnes désertes, de ces pitons hérissés de forteresses noires et muettes agissait lentement sur elle. Quand, d'aventure, on apercevait un être humain, il fuyait aussitôt devant cette troupe armée et quand un regard croisait le sien Catherine n'y voyait jamais rien d'humain. Les hommes étaient devenus autant de loups. Mais, parmi ces loups, la jeune femme n'allait pas tarder à s'apercevoir que les Gascons d'Escornebœuf étaient les pires.

Quand furent épuisées les quelques provisions que l'on avait pu garder, la nourriture quotidienne devint une aventure. Il fallait chercher de quoi manger sur le chemin et le voyage s'en trouvait ralenti d'autant. Les jours étaient courts, la nuit venait tôt, obligeant à la halte, car les marais et les fondrières tendaient autant de pièges aux voyageurs nocturnes.

De plus, Catherine était inquiète pour elle-même. Ce voyage, à la fois lent et pénible, la fatiguait au-delà de toute imagination. Des douleurs la traversaient souvent et la nuit, quand elle reposait entre les bras d'Arnaud, dans l'un ou l'autre des abris de fortune qu'ils trouvaient, elle avait de plus en plus de peine à trouver le sommeil. Sa nervosité montait en proportion. Un soir, entre Catherine et Arnaud, le premier drame éclata.

On s'était arrêté pour la nuit dans une chapelle à ; demi ruinée au cœur de l'épaisse forêt de Chabrières et, comme il avait coutume de le faire chaque soir, Gauthier s'était enfoncé dans la forêt, sa fidèle hache à la main, pour tenter de chasser.

Les Gascons avaient allumé un feu auprès duquel Catherine et Sara s'étaient réfugiées, puis, laissant trois hommes d'armes de garde, s'étaient éloignés, eux aussi, à la recherche de quelque chose à manger. On n'avait absorbé, depuis la veille, qu'une bouillie faite de châtaignes trouvées dans une grange isolée dont les soldats avaient enfoncé la porte. Les dents étaient longues et la mauvaise humeur régnait. Dans l'enclos de pierres sèches où l'on avait parqué les chevaux, Arnaud s'occupait à soigner Rustaud qui boitait à cause d'une pierre entrée dans un sabot. Catherine tendait les mains vers le feu que Sara attisait en essayant d'oublier sa faim.

Soudain, le silence éclata en imprécations et en cris de douleur. Deux des Gascons sortirent d'un fourré, traînant un paysan qui se débattait de toutes ses forces. À l'épaule de leur prisonnier pendaient deux lièvres pris au collet. L'homme hurlait, implorait qu'on lui laissât le produit de sa chasse, jurant que, dans sa cabane, une femme et quatre enfants mouraient de faim, mais les autres ne l'écoutaient pas. Leurs rires féroces couvraient la voix du malheureux. Catherine bondit sur ses pieds, voulut courir vers le groupe, mais, déjà, Escornebœuf l'avait devancée. Ce fut rapide. Le poing énorme du Gascon se leva et s'abattit. Il y eut un craquement sec, semblable à celui d'une noix qu'on casse, et le paysan s'abattit, le crâne fendu, sans une plainte, juste aux pieds de Catherine. Elle vacilla, révulsée d'horreur, mais une brutale colère la maintint debout et la jeta, furieuse, sur l'un des hommes qui, penché sur le cadavre, lui enlevait les lièvres. D'un geste brusque, elle lui arracha les animaux puis tourna sa rage vers le meurtrier.

— Espèce de brute ! De quel droit avez-vous frappé cet homme ? Qui vous en a donné l'ordre ? Vous l'avez tué... tué un innocent alors qu'il ne vous avait rien fait...

Folle d'une colère qui avait du moins le mérite de la libérer de son écœurante peur physique, elle allait sauter au visage du Gascon, toutes griffes dehors, quand Arnaud, qui accourait, la saisit par les bras et la retint fermement.

— Catherine ! Es-tu folle ? Qu'est-ce qu'il te prend ?

Des larmes brûlantes jaillirent des yeux de la jeune femme et elle tourna vers son mari son visage noyé de pleurs.

— Ce qu'il me prend ? Est-ce que tu n'as pas vu ? Est-ce que tu ne vois pas ce cadavre devant toi ? Cet homme a tué un malheureux paysan pour rien, pour ça...

Du pied, elle repoussait les dépouilles des lièvres comme elle eût fait d'un serpent mort.

— Il criait trop ! Sang de Dious ! coupa le Gascon. Je n'aime pas qu'on crie !

— Et moi, coupa Arnaud doucement, je n'aime pas qu'on tue sans raison, l'ami ! Tu voudras bien te souvenir d'attendre mes ordres, à l'avenir, pour frapper, sinon je saurai t'apprendre l'obéissance. Maintenant, fais emporter le cadavre. Deux de tes hommes creuseront une tombe dans l'enclos. C'est une terre chrétienne. Pendant ce temps, Sara dépouillera et fera rôtir ce gibier.

Tout en parlant, il avait gardé un bras autour des épaules de Catherine qui pleurait doucement contre sa poitrine, mais elle s'écarta brusquement de lui et le regarda avec des yeux agrandis où, déjà, la colère revenue séchait les larmes.

— Hé quoi ? C'est là toute la punition que tu infliges à cet assassin ? Et c'est toute l'oraison funèbre que tu adresses à ce pauvre homme ? Qu'on l'enterre et qu'on n'en parle plus ?

— Que puis-je faire de plus ? Je regrette que cet homme ait été tué, mais, puisqu'il est mort, il n'y a rien d'autre à faire qu'à l'enterrer. C'est plus que n'en reçoivent bien des hommes qui n'ont pour sépulture que l'estomac des loups ou celui des corbeaux...

Peut-être parce que Escornebœuf avait eu vers lui, en s'éloignant avec le cadavre, un regard ironique, Arnaud avait répondu avec une certaine raideur qui augmenta l'indignation de Catherine.

— Je n'ai jamais confondu un soldat et un meurtrier ! s'écria-t-elle. Cet homme a tué froidement, sans raison. Il doit être puni selon la loi des autres hommes.

— Ne dis pas de sottises, Catherine, répondit Arnaud d'un ton las. Nous n'avons pas trop d'hommes et Dieu sait ce qui nous attend en Auvergne. Après tout, il s'agit seulement d'un manant...

Le mot souffleta Catherine. Elle sentit une profonde tristesse l'envahir, mais, cabrée, elle se redressa, fit face fièrement.

— Un manant ? fit-elle amèrement. Peu de chose en effet... aux yeux de tes pareils, du moins, car, aux yeux des miens, un manant c'est tout de même un homme !

— Mes pareils ? Tu leur appartiens, il me semble... Elle haussa les épaules, prise d'un total découragement. Leur vie commune serait-elle toujours basée sur une incompréhension profonde et l'amour passionné qui les unissait saurait-il combler le fossé originel qui séparait toujours le seigneur héréditaire de Montsalvy de la fille de l'orfèvre du Pont-au-Change ? Mais pouvait-elle lui dire qu'à cet instant elle se sentait infiniment plus proche de ce paysan massacré que de lui- même dont, cependant, elle portait le nom ?

—~ Je me le demande ! murmura-t-elle en se détournant. Oui, en vérité, je me le demande ! Fais à ta guise... mais je ne mangerai pas de ce gibier. Il coûte trop cher pour moi !

Les yeux noirs d'Arnaud lancèrent un éclair. Il ouvrit la bouche pour répliquer, peut-être sur le mode agressif, mais, à cet instant précis, Gauthier Malencontre sortit du bois. En travers de ses épaules, il portait un sanglier que, les yeux fixés sur Arnaud, il vint jeter devant Catherine.

— Vous aurez tout de même un bon repas, dame Catherine...

Les deux hommes, le chevalier et le Normand, demeurèrent un moment face à face, le regard noir planté dans le regard gris. La main d'Arnaud s'abaissa jusqu'à la garde de son épée puis retomba. Avec un haussement d'épaules, il tourna les talons.

— Agis comme tu voudras !... jeta-t-il à Catherine avant de disparaître derrière la chapelle.

Elle le regarda s'éloigner en silence, inquiète de cette blessure que Gauthier venait d'infliger à son orgueil, mais elle n'osa pas le suivre. A cet instant, ils ne pouvaient se comprendre. Mais, quand il revint, un long moment après, elle s'était assise à l'écart, enveloppée dans son grand manteau, regardant Sara qui tournait, au-dessus du feu, un cuissot de sanglier sur une broche improvisée. Il vint droit à elle, se laissa glisser à terre et posa sa tête sur les genoux de la jeune femme.

— Pardonne-moi, murmura-t-il... Je crois qu'il te faudra beaucoup de patience, mais j'essayerai de comprendre... de te comprendre !

Pour toute réponse, elle se pencha et posa ses lèvres dans les rudes cheveux noirs. Un moment, ils oublièrent le froid, la nuit, la guerre et goûtèrent un peu de paix. Doucement, il l'enleva dans ses bras, l'emporta à l'écart, là où les regards des autres ne pourraient les atteindre. L'ombre de la petite chapelle s'étendit sur eux, les retranchant du monde. Arnaud enveloppa soigneusement Catherine dans plusieurs couvertures puis s'étendit près d'elle, refermant sur eux deux son propre manteau.

— Tu es bien ? demanda-t-il.

— Très bien... mais Arnaud, j'ai peur. Je voudrais tant être arrivée, à cause de l'enfant. Il bouge beaucoup, tu sais...

— Nous essayerons de forcer l'allure. Tâche de dormir, mon amour. Tu as besoin de paix et de calme.

Il baisa passionnément ses lèvres froides et elle finit par s'endormir. Longtemps, il la contempla, n'osant bouger pour ne pas l'éveiller, remué par une émotion profonde. Chaque jour qui passait la lui rendait plus chère et plus précieuse.

Plus loin, les Gascons s'étaient installés autour d'un autre feu où rôtissaient les lièvres. Eux aussi semblaient en paix car, pour eux, la vie et la mort s'enchaînaient, logiquement, en une chaîne sans fin...

Mais quand, dans le jour blême et pauvre du matin suivant, on se remit en route à travers les taillis dénudés et le vent aigre venu du nord, Catherine constata que le physique d'Escornebœuf avait subi quelques modifications. Le colosse tentait vainement de cacher entre son chapeau de fer et son manteau de cheval un visage qui, visiblement, en avait vu de cruelles. Un œil magistralement poché, des égratignures encore fraîches et tout un assortiment de bleus, allant de l'azur au violet foncé, lui composaient une bien étrange physionomie. Cherchant le regard d'Arnaud, la jeune femme vit qu'il était également fixé sur le sergent et qu'il étincelait d'une gaieté qui n'atteignait cependant pas les lèvres. Il sourit, pourtant, tendrement à sa femme, puis se tourna vers Gauthier. Le Normand, les yeux mi-clos, chevauchait paisiblement, les mains nouées sur le ventre, avec la mine satisfaite d'un gros chat qui vient de laper un bol de lait. 11 avait vraiment l'air trop bonasse pour ne pas être à l'origine du bariolage matinal d'Escornebœuf... Un dernier regard acheva de convaincre Catherine : celui, meurtrier, brûlant de haine que le Gascon adressa au géant. Apparemment, il avait reçu, dans la nuit, une sévère correction qu'il n'était pas près d'oublier, mais, si Catherine s'en réjouissait, elle n'aimait guère traîner ainsi après elle des rancunes en puissance qui menaceraient la sécurité du groupe et risquaient d'engendrer de graves conflits.

Le plateau granitique s'affaissa soudain et le chemin dévala à flanc de coteau vers un étroit village où ne se montrait pas le moindre signe de vie. Aucune cheminée ne fumait, rien ne bougeait... hormis, un peu en dehors, près d'un calvaire, un groupe confus qui s'agitait bizarrement. Plusieurs hommes se penchaient sur quelqu'un qui bougeait frénétiquement.

Catherine vit qu'Arnaud, toujours en avant, s'était arrêté au bord de la descente et, debout sur ses étriers, regardait. Elle poussa Morgane pour le rejoindre, mais déjà, piquant des deux, il fonçait à tombeau ouvert dans le chemin raide. Les derniers rayons d'un soleil pâle allumaient des reflets sur l'acier de l'épée qu'il avait tirée.

— Des malandrins, fit Gauthier auprès de Catherine. Ils attaquent quelqu'un. Je vais l'aider.

— Non, reste !... Il n'aimerait pas que tu lui prennes cela...

En effet, au bas de la sente, Arnaud, dédaignant l'avantage que lui donnait son cheval, avait sauté à terre et, l'épée haute, tombait comme la foudre sur les malandrins. Ce fut vite et bien fait. Le premier tomba sans un cri, la gorge traversée, le second avait tiré un long couteau et fit face, mais, comme il attaquait, le poing gauche du chevalier, armé d'une dague, se leva et frappa. L'homme poussa un cri affreux. L'épée atteignit le troisième comme il essayait de voler le cheval pour s'enfuir avec. Alors seulement Catherine vit qu'un homme était couché sur les marches du calvaire, blessé sans doute. Arnaud, fichant en terre son épée sanglante, s'agenouillait près de lui.

— Vite ! dit Catherine. Cette fois, il a besoin de nous...

Ses talons pressèrent le flanc de Morgane et toute la troupe, derrière elle, dévala le coteau au grand trot. Devant le calvaire, Catherine et Sara mirent pied à terre, rejoignirent Arnaud.

— C'est un pèlerin, dit-il... et qui semble bien misérable ! Comment peut-on attaquer quelqu'un de si dépourvu !

Bah ! fit derrière lui la voix goguenarde d'Escornebœuf. Ces pèlerins cachent souvent sous leurs haillons plus d'or qu'on ne pense. J'en ai connu qui étaient de bonne prise et...

— Assez ! coupa Arnaud brutalement. Les errants de Dieu sont sacrés ou devraient l'être... Va voir s'il est possible de rester dans ce hameau. Il semble vide mais on ne sait jamais. Et souviens-toi de mes ordres : ne moleste personne !

— Oui, seigneur ! grogna le Gascon de mauvaise grâce. Pied à terre, vous autres !

Tandis que Sara ouvrait le coffre de cuir qui contenait des remèdes et des pansements, Catherine avait pris sur ses genoux la tête du pèlerin évanoui. C'était un vieillard si maigre que sa peau parcheminée semblait collée à son squelette.

Des broussailles grises de sa longue barbe et de ses cheveux jaillissaient un grand nez courbe et les globes proéminents de ses yeux sous les paupières fripées. En vérité, son équipement n'inspirait guère la convoitise. Le long manteau qu'il portait sur un pourpoint et des chausses rapiécées était effiloché par les ronces du chemin, roussi par des soleils innombrables, verdi par les pluies. Des paquets de chiffons où des taches rousses disaient les plaies enveloppaient ses pieds. Un vieux chapeau de feutre dont le bord retroussé était timbré d'une coquille avait roulé un peu plus loin, dans la boue épaisse du carrefour.

Avec émotion, tandis que Sara étanchait le sang qui coulait du front du vieillard, Catherine passait un doigt tremblant sur les coquilles cousues sur la vieille houppelande. L'homme lui rappelait son vieil ami Barnabé. Ce manteau, si semblable à celui dont le Coquillard s'habillait, aussi effiloché, aussi minable, portait cependant sur lui le poids de pénitence et de renoncements qui n'avaient jamais été le fait de Barnabé.

— Il vient de Compostelle, dit-elle d'une voix enrouée en passant d'une coquille à une petite effigie de saint Jacques, en étain, cousue au revers du pèlerin.

— Il vient de plus loin encore, ma mie, fit la voix grave d'Arnaud. Regarde...

Il désignait, pendues à une ficelle au cou du vieillard, une petite palme de plomb et une croix. Et Catherine, étonnée, le vit s'agenouiller dans la boue et baiser respectueusement les loques sanieuses des pieds de l'homme.

— Que fais-tu ?

— Je lui rends l'hommage dû à ses pareils. Il vient de Jérusalem, Catherine. C'est un pèlerin de Terre Sainte, un Grand Pèlerin, et les pieds que je baise ont foulé le sol qui porta le Seigneur.

Saisies, Catherine et Sara demeurèrent immobiles. Le vieillard semblait, tout à coup, avoir grandi jusqu'à des dimensions surnaturelles et un profond sentiment de vénération s'emparait d'elles. Les pèlerins de Terre Sainte étaient rares si les grands sanctuaires chrétiens drainaient toujours des foules ferventes. Il fallait être un bien grand saint... ou avoir commis un bien grand crime pour s'en aller si loin, à travers tant de dangers, demander grâce et pardon !

Mais le pèlerin revenait à lui. Ses paupières se soulevaient, découvrant dans le jour déclinant des prunelles bleues comme un ciel d'été. Il essaya de se relever, y parvint avec l'aide du bras de Sara et regarda le couple agenouillé à ses pieds avec beaucoup de gentillesse.

— Loué soit Jésus-Christ ! dit-il, et grâces vous soient rendues à vous qui m'avez porté votre aide. Sans vous, je crois bien que...

Il s'interrompit. Son regard était tombé sur les cadavres des trois bandits et des larmes y montèrent.

— Fallait-il qu'ils mourussent à cause de moi ?... et en état de péché ?

— C'étaient eux ou vous, dit Arnaud doucement. Ceux qui attaquent les errants de Dieu ne méritent ni pitié ni merci.

— Ils avaient faim, sans doute, dit le pèlerin doucement. Je prierai pour eux quand je serai au terme de mon voyage.

Le temps du repos n'est donc pas encore venu pour vous ? Pourtant, vous venez de bien loin, il me semble.

Les yeux clairs du pèlerin se firent si lumineux que Catherine eut l'impression que l'hiver s'effaçait et qu'un rayon de soleil l'enveloppait.

— Oui... de bien loin, dit-il. J'ai vu le tombeau du Maître et, toute la nuit, j'ai prié sous les oliviers de l'Agonie. J'avais voulu cela parce que moi, indigne et misérable, j'avais reçu une insigne faveur. J'étais un simple maçon qui, de tout son cœur, travaillait aux cathédrales quand Dieu permit que je perde la vue. Le désespoir m'entraîna alors bien loin, plus loin encore que vous n'imaginez, car je blasphémai et doutai de Dieu. De honte, je voulus par mortification m'en aller implorer mon pardon au tombeau de saint Jacques qui a reçu pouvoir de guérir les âmes amères. Je rejoignis, au Puy, une caravane et je fis le long chemin qui mène en Galice. Et là... pouvez-vous concevoir la joie qui fut la mienne ?... là, soudainement, la vue me fut rendue. Je vis le ciel violet et l'énorme cathédrale, la ville blanche et le tombeau flamboyant sous les cierges. Pour tant de grâce, il fallait un grand remerciement. Alors, j'ai voulu m'en aller jusqu'en Terre Sainte.

— Aveugle ! balbutia Catherine, émerveillée. Vous étiez aveugle et la vue vous a été rendue ?

Le vieillard sourit au joli visage tendu vers lui. Sa main se leva et alla se poser sur le front de la jeune femme.

— Mais oui. La foi, ma fille, est amour et apaisement. Il n'est rien, si misérable que l'on soit, que l'on n'obtienne du ciel si la foi est là et si l'on sait demander. Souvenez-vous, aux heures de douleur qui vous viendront encore, dans votre vie, du vieux pèlerin de Saint-Jacques... auquel vous avez porté secours et qui priera pour vous. Souvenez-vous de Barnabé...

— Barnabé !...

Le sang de Catherine refluait de ses joues à son cœur tandis que ses mains tremblaient. Par quel étrange caprice du destin cet homme qui portait la Coquille s'appelait-il, lui aussi, Barnabé ? Y avait-il là un signe et, dans ce cas, comment l'interpréter ?... Immobile, toujours à genoux, les oreilles bourdonnantes, elle regardait sans la voir Sara qui achevait de panser le vieillard, Arnaud qui, pieusement, démaillotait les pieds blessés pour les laver dans de l'eau que, déjà, les Gascons faisaient chauffer sur un feu hâtivement allumé à l'abri d'un mur bas. Elle entendait à peine les questions que son époux posait au vieillard.

— Où allez-vous, maintenant ?

— Je viens de prier au tombeau de saint Léonard et vais maintenant à la haute maison que monseigneur saint Michel possède, au péril de la mer, en Normandie. J'ai su, en revenant au pays, les merveilles qu'il avait faites au royaume de France et comment il avait parlé à Jehanne la Pucelle, quand elle était toute jeunette...

— Jehanne est morte, fit Arnaud sombrement, et certains la tiennent pour sorcière. Et nous qui l'avons servie, aimée, nous sommes proscrits, pourchassés comme criminels.

— Cela ne durera pas, affirma Barnabé vigoureusement. Dieu ne fait jamais rien à demi. Mais qu'il soit béni de vous avoir mis sur mon chemin. Vous l'avez connue, dites-vous, la divine bergère ? Alors vous me parlerez d'elle, ce soir, avant que nos chemins se séparent.

Catherine devait garder de cette soirée un souvenir ineffaçable. On s'installa, pour la nuit, dans l'une des maisons abandonnées du village. Toute sa vie, elle devait revoir le cercle de visages, autour du feu flambant dominé par la haute silhouette du pèlerin. Durant des heures, lui et Arnaud avaient conversé, échangeant des souvenirs. Barnabé avait dit son long voyage et aussi la beauté des pays de soleil qu'il avait parcourus. Arnaud, lui, avait conté l'histoire de Jehanne et il y avait mis tant de chaleur, tant de passion qu'à l'écouter les respirations se retenaient, les yeux demeuraient fixes. Même les Gascons, railleurs et volontiers impies, avaient gardé une immobilité de pierre et des yeux passionnés. Quand, enfin, on s'était séparé pour dormir un peu, le vieillard avait considéré d'un air songeur Catherine et Arnaud assis auprès de lui, la main dans la main.

— II vous sera encore beaucoup demandé, dit-il, mais vous avez reçu la grâce de l'amour. Si vous la gardez, vous vaincrez le monde. Mais saurez-vous la garder ?

Il avait souri brusquement et s'était passé la main sur les yeux, comme au réveil. Puis il avait rapidement tracé sur les deux têtes un signe de bénédiction.

— La paix soit avec vous ! Dormez bien !

Mais, malgré ce souhait, Catherine, étendue contre Arnaud endormi, la joue sur son épaule, avait longtemps poursuivi le sommeil. Il y avait dans cette rencontre du vieux pèlerin quelque chose qu'elle ne parvenait pas à analyser, mais qu'elle ne pouvait s'empêcher d'interpréter comme un signe du destin. Un signe chargé de mystère, sans doute, et dont peut- être elle ne comprendrait le sens réel qu'au bout de longues années. Mais une chose était certaine : il fallait, il fallait à tout prix que cette rencontre eût lieu.

Le jour venu, chacun se remit en route, mais, tandis que la haute silhouette du pèlerin disparaissait peu à peu dans la brume d'un chemin creux, Catherine vit que Gauthier, demeuré en arrière, le suivait des yeux. Quand il reprit sa place auprès d'elle, un pli soucieux creusait son front entre les épais sourcils blonds. Catherine respecta son silence qui dura un moment. Puis, brusquement, il dit :

— Le Dieu que vous servez est bien puissant pour avoir de tels serviteurs.

— Il t'a impressionné ? demanda Catherine avec un sourire.

— Oui... non... Je ne sais pas ! Ce que je sais, pourtant, c'est que j'ai eu envie de le suivre.

— Parce qu'il allait en Normandie ?

Non... pour le suivre ! J'avais l'impression qu'avec lui je serais à l'abri de tout malheur, de toute souffrance.

— Et tu as peur de la souffrance et du malheur ? Un court instant, il la regarda avec cette expression Affamée qu'elle lui avait vue deux ou trois fois.

— Vous savez bien que non, murmura-t-il, si c'est de vous qu'ils me viennent !

Et, brusquement, il mit son cheval au trot pour rejoindre Arnaud qui, en avant, discutait avec Escornebœuf.

Si Arnaud avait délibérément choisi la difficile et dangereuse route à travers le Limousin qui lui permettait de regagner Montsalvy en contournant l'Auvergne sans presque s'y engager, ce n'était pas par amour de la difficulté ainsi que Catherine l'avait appris de sa propre bouche. Il lui avait expliqué que le comté d'Auvergne, objet de tant de litiges, était, en fait, gouverné par deux évêques : celui de Clermont, tout au roi de France et fidèle soutien de La Trémoille, et celui de Saint-Flour qui, Dieu seul savait pourquoi, était tout entier au duc de Bourgogne.

— Tu ne désires pas, je pense, avait dit Arnaud avec un sourire en biais, retomber aux mains du noble duc ?

Catherine avait rougi et haussé les épaules. Cette allusion lui déplaisait, mais elle avait appris depuis longtemps à compter avec la jalousie d'Arnaud et savait que, dans ce cas, cette jalousie se justifiait aisément. Elle s'était donc contentée de répondre paisiblement :

— Pourquoi donc poser une question dont tu connais si bien la réponse ?

Il n'avait pas insisté. D'autre part, le jeune homme désirait faire halte chez un de ses cousins, au château de Ventadour, où sa mère, qui appartenait à cette puissante famille limousine, avait vu le jour. Il dépeignait Ventadour comme une terrible forteresse, un refuge puissant où l'on saurait des nouvelles sûres des événements et d'où l'on pourrait repartir pour Montsalvy avec une aide accrue. Le vicomte Jean était riche, puissant et de bon conseil. De son côté, Catherine s'était mise à désirer cette halte de toutes ses forces déclinantes. Le dur voyage agissait sur elle de plus en plus cruellement. Elle maigrissait à vue d'œil et les longues heures de chevauchée étaient devenues une torture pour son corps épuisé. Des douleurs la traversaient parfois, brutales comme un coup de lance, et d'atroces courbatures nouaient ses membres et son dos quand elle mettait pied à terre. De plus, elle en arrivait à ne plus tolérer la nourriture, parcimonieuse, et surtout composée de gibier, qu'on lui offrait.

À mesure que son visage s'amenuisait, Arnaud s'assombrissait. Il se reprochait de l'avoir emmenée et de lui avoir imposé cet interminable calvaire. Il laissait maintenant Gauthier marcher en tête, se fiant à l'instinct quasi animal du forestier pour flairer les dangers possibles, et chevauchait tout près de Catherine. Souvent, quand il la voyait trembler de froid, il l'enlevait du dos de Morgane et l'installait devant lui, sur son cheval, pour mettre entre la bise et la jeune femme transie le rempart de sa poitrine, de ses bras et du grand manteau noir dont il rejetait un pan sur elle. Malgré sa faiblesse et son état maladif, Catherine aimait aller ainsi, contre lui. Elle aimait la délicieuse impression de sécurité qu'il savait lui donner et la peine du voyage s'en trouvait allégée. Bientôt, elle ne voyagea plus autrement et Morgane prit l'habitude de trotter toute seule, simplement tenue par la bride, derrière le grand destrier noir.

Quand, à la fin d'un jour pluvieux, Catherine découvrit enfin Ventadour, elle soupira de soulagement tandis qu'Arnaud, joyeusement, lui disait :

— Regarde, ma mie, voici le château du vicomte Jean ! Là tu auras repos, réconfort et sécurité. Si tu n'es pas en sûreté ici, tu n'y seras nulle part.

C'était, en effet, impressionnant : sur un éperon rocheux tombant à pic sur une gorge où grondait un torrent s'élevaient des murs vertigineux, des tours de granit aux hourds de bois peints de couleurs violentes et, couronnant le tout, un gigantesque donjon assez vieux pour avoir vu partir les Croisés.

— On dit, poursuivit Arnaud en riant, que toute la paille du royaume de France ne suffirait pas à emplir les fossés de Ventadour !

« Étranges fossés, en effet », songea Catherine, que cette saignée entre deux montagnes d'où la forteresse jaillissait comme des entrailles mêmes de la terre. Le sentier qui, du milieu d'un minuscule village poussé n'importe comment sur un épaulement rocheux, escaladait la butte formidable, serpentait à flanc de rocher jusqu'à un massif portail, haut comme une entrée de ville, qui commandait l'entrée du château. La petite troupe fatiguée s'y engagea. Envahi d'une joie soudaine, Arnaud, berçant Catherine contre lui, se mit à chanter à pleine voix :

J'ai le cœur si plein d'amour, de joie et de douceur Que la glace me paraît fleur et la neige verdure...

Elle lui sourit tendrement, appuyant sa tempe contre la joue chaude.

— La chanson est belle... Et je ne savais pas que tu aimais les chansons.

— Je suis aussi civilisé que Xaintrailles, si c'est cela que tu veux dire, répondit-il en riant. C'est ma mère qui m'a appris cette chanson ! Elle a été composée ici même, voici bien longtemps, par un troubadour qui se nommait Bernard. Il était le fils du meunier et s'était épris de la dame du château. Il a bien failli en mourir, mais il a pu fuir à temps. On dit qu'ensuite une reine l'a aimé.

Chante encore ! pria Catherine. J'aime t'entendre. Docilement, le jeune homme reprit et sa voix joyeuse se répercuta aux quatre horizons.

Quand je vois l'alouette mouvoir de joie ses ailes contre le rayon de soleil...

Mais la chanson s'arrêta net et Arnaud retint son cheval. Là-haut le portail venait de s'ouvrir, livrant passage à une forte troupe de cavaliers qui s'avança rapidement vers les voyageurs. Sourcils froncés, Arnaud les regardait. Son expression tendue inquiéta Catherine.

— Qu'y a-t-il ? Ce sont les hommes du vicomte, je pense, et...

Il ne lui répondit pas, appela sèchement :

— Gauthier !

Le Normand accourut. Sans un mot, Arnaud enleva Catherine dans ses bras et, avant qu'elle fût revenue de sa surprise, la passa dans ceux du géant.

— Vite ! Retourne et emmène aussi Sara. Va les mettre à l'abri !

— Mais, Seigneur...

— Obéis... Vite, sauve-la et, si je meurs, conduis-la à ma mère...

-— Arnaud ! cria Catherine... Non !

— Emmène-la, je te dis ! Je le veux. Ceux qui viennent là ne sont pas les gens de Ventadour. Ce sont les routiers de Villa-Andrado !

Sourd aux cris de Catherine, insensible à sa défense désespérée, Gauthier fit volter son cheval, rafla au passage la bride de Sara et emmena les bêtes vers le village. Catherine se tordait le cou pour voir par-dessus l'épaule du géant. Les Gascons s'étaient groupés autour d'Arnaud qui avait mis l'épée à la main et, debout sur ses étriers, regardait venir l'ennemi. Celui-ci dévalait maintenant la sente et les armures, les lances et les épées brillaient sinistrement.

Laisse-moi, criait Catherine. Va les aider, ils ne tiendront jamais... La troupe est trop puissante ! Ils sont au moins cinq contre un.

— Votre époux est brave et il sait se battre ! Pour une fois, dame Catherine, souffrez que je lui obéisse, à lui... Vous n'avez que faire dans cette rencontre...

Pour qu'elle ne vît plus rien du combat qui se préparait et aussi pour la mettre hors de vue des routiers, Gauthier plongea soudain à flanc de ravin à travers les arbres et les broussailles, droit vers le lit de la Luzège, le petit torrent qui entourait Ventadour. Mais il ne put empêcher qu'elle n'entendît le choc des armes et les cris sauvages des hommes qui s'encourageaient à la bataille.

— Mon Dieu ! sanglotait Catherine... Ils vont me le tuer... Je t'en supplie, ami, laisse-moi ici... Laisse- moi au moins voir...

Mais Gauthier, les dents serrées, piquait toujours droit vers le fond de la gorge, traînant par la bride Rustaud qui portait Sara plus morte que vive.

— Voir quoi ? gronda-t-il. Le sang qui coule et les hommes qui meurent ? Je vais vous mettre à l'abri i autant que je pourrai, ensuite je remonterai voir ce que j je peux faire. Essayez d'être raisonnable...

Il trouva l'abri plus vite qu'il n'aurait cru, en remontant le lit de la rivière. Il avisa une grotte étroite qui surplombait l'eau écumante. Elle semblait profonde et, après une rapide reconnaissance, le Normand y porta Catherine. Le froid y était moins vif qu'au- dehors et cette grotte devait servir parfois d'abri à des bergers ou à des forestiers car au fond, contre la muraille, il y avait une jonchée de paille. De plus, malgré le voisinage de l'eau, elle n'était pas humide.

Gauthier posa Catherine sur la paille et se tourna vers Sara qui descendait à son tour de cheval.

— Allumez du feu et restez près d'elle, je vais revenir.

Il tourna les talons laissant les deux femmes en tête à tête. Sara se frottait les reins en grimaçant.

— Encore un peu et il me donnera des ordres, ce sauvage ! marmotta-t-elle.

Mais la diatribe qu'elle apprêtait tourna court quand elle vit la pâleur de Catherine. La jeune femme s'était tapie dans la paille, tout contre le rocher, et le peu de jour qui passait montrait son visage blême où perlait une sueur légère. Il y avait de la peur au fond de ses prunelles et aussi une souffrance qui alerta Sara.

D'une main rapide, elle retroussa les mèches blondes qui collaient au front de Catherine, scruta le visage aux traits tirés. Une douleur brutale tordit la jeune femme dont le corps, soudain, s'arqua pour retomber l'instant suivant. Elle haleta.

— J'ai mal, Sara !... Une douleur terrible !... C'est comme si on me perçait le flanc... C'est la deuxième... Tout à l'heure déjà, quand Arnaud m'a passée à Gauthier... Je... Je ne sais pas ce que c'est !

— Moi, je m'en doute, fit Sara... Depuis si longtemps que nous sommes en route, nous avons perdu la notion des jours.

— Tu ne veux pas dire que... c'est déjà l'enfant ?

— Pourquoi pas ? Avec toutes ces chevauchées, il peut avoir pris de l'avance. Seigneur, il ne nous manquait plus que cela !

Mais elle ne perdait pas son temps en vaines paroles. Vivement elle débarrassait Rustaud des bagages qu'il portait : le coffre aux remèdes et un rouleau de vêtements. Gauthier, de son côté, avait laissé en partant ceux dont sa propre monture était chargée : encore des vêtements, un sac de fourrage pour les bêtes et une marmite. En un clin d'œil, Sara eut accumulé sur Catherine deux couvertures et un manteau. Puis elle entreprit d'allumer du feu grâce à un peu de paille et à des branches qu'elle alla couper au-dehors. Ensuite, elle emplit d'eau sa marmite et la mit à chauffer, accrochée à trois branches entrecroisées. Les yeux agrandis, Catherine la regardait faire. La douleur faisait trêve pour un temps et la jeune femme tendait l'oreille pour essayer de saisir quelque chose de la bataille. Mais le grondement de l'eau si proche dominait tout.

Catherine essaya de retrouver une prière au fond de sa mémoire, mais son esprit lui parut curieusement vide. Elle était incapable de le détacher d'Arnaud. Tout son être se tendait vers lui et elle cherchait à deviner, au fond de son cœur, l'éclair de souffrance qui lui apprendrait sa mort. Si le lien secret qui les unissait depuis si longtemps se rompait brusquement, Catherine savait qu'elle en serait avertie, à cet instant précis, par une souffrance intérieure...

Le feu, allumé par Sara, flambait bien maintenant et mettait un écran de chaleur rassurante entre la jeune femme et le froid du dehors. La nuit venait très vite et Sara, pour diminuer les risques d'être aperçue du dehors, accumulait des branches et des pierres devant l'entrée de la grotte. Des bruits confus parvenaient parfois jusqu'aux deux femmes enfermées dans leur étroit refuge. Un hurlement de rage ou un long gémissement de douleur. Une trompe sonna quelque part, sans doute sur les remparts du château.

— Que fait Gauthier ? gémit Catherine. Pourquoi ne revient-il pas me dire...

— Il a sans doute autre chose à faire, répliqua Sara. Le combat peut durer car tous sont des guerriers entraînés de longue date.

— Et Arnaud ? Crois-tu qu'après sa maladie il soit encore entraîné ?

— Chez lui, fit Sara avec un mince sourire, c'est plus qu'une habitude ou un entraînement : la guerre, c'est sa nature même. Et puis Gauthier veillera sur lui.

— Et s'ils sont pris ?

— Nous le saurons... Pour le moment, il faut penser à toi, et à l'enfant si c'est lui qui vient.

Comme pour répondre à Sara, une nouvelle douleur plus violente vrilla le corps de Catherine en même temps qu'une désagréable sensation d'humidité...

La tempête de douleurs qui submergea Catherine dura-t-elle une heure ou dix ? Le temps s'effaça et, avec lui, la conscience des événements extérieurs. Même l'angoisse née du combat si proche était abolie. Il ne restait plus que l'intolérable souffrance. Cela ne laissait ni trêve ni repos et Catherine, torturée, écartelée, avait l'impression que l'enfant, tel un géant secouant les murs de sa prison, faisait tout éclater en elle pour en venir plus vite à la lumière. La seule chose réelle, en dehors de son supplice, c'était le visage anxieux de Sara, éclairé en rouge par les flammes du foyer, qui se penchait sur elle, c'était la main chaude de Sara sur laquelle la jeune femme agrippait ses mains convulsives. Elle ne criait pas, mais un gémissement continu s'échappait de ses lèvres. Elle haletait, prise au piège de la souffrance sans rémission, d'une torture que sa propre volonté ne pouvait faire cesser et qui devait se poursuivre inexorablement jusqu'à son terme normal. De temps en temps, Sara essuyait le front en sueur avec un linge imbibé d'eau de la reine de Hongrie et l'odeur fraîche ranimait un instant Catherine, mais l'enfant revenait à la charge et la jeune femme replongeait dans son martyre.

Elle souhaitait éperdument un instant de rémission, un seul, qui lui eût permis de se laisser aller à son immense fatigue.

Elle avait tellement envie de dormir !... dormir, oublier, cesser de souffrir !... Est-ce que vraiment cette douleur ne cesserait jamais ? Est-ce qu'elle ne pourrait plus jamais dormir ? La conscience s'atténuait peu à peu sans qu'elle s'en rendît compte, mais, tout à coup, il y eut une douleur pire que les autres, une souffrance inouïe qui lui arracha un véritable hurlement, si haut, si puissant qu'il franchit la vallée, s'étendit sur la campagne ensevelie dans la nuit et alla frapper de terreur les hommes qui l'entendirent. Mais il n'y eut qu'un seul cri car, ensuite, Catherine plongea enfin dans la bienheureuse inconscience qu'elle avait tant désirée. Elle n'entendit même pas le piaillement rageur qui fit écho à son grand cri de délivrance, ni le rire heureux de Sara. Cette fois, elle s'était évanouie.

Quand lui revint la conscience, celle-ci fut cependant assez peu claire. Catherine avait l'impression de flotter à travers une brume légère peuplée de paires d'yeux brillants qui la regardaient. Son corps n'existait plus. Elle avait miraculeusement rompu les amarres qui l'enchaînaient à une terre pleine d'embûches et de douleurs. Elle se sentait tellement légère que l'idée lui vint que, peut-être, elle était morte et avait gagné les nuages. Mais un bruit tout à fait terrestre secoua sa bienheureuse torpeur: le vagissement d'un bébé...

Alors, bien réveillée soudain, elle ouvrit tout grands ses yeux, redressa la tête sur le manteau roulé qu'on lui avait mis comme oreiller. Entre elle et le feu, il y avait une grande ombre noire, agenouillée, une ombre qui disait :

— Regarde, mon amour... regarde ton fils !

Une merveilleuse onde de joie noya Catherine. Elle voulut tendre les bras, mais ses membres pesaient comme du plomb.

— Attends, chuchota Sara contre son oreille, je vais te soulever. Tu es épuisée.

Mais cela lui était bien égal. Elle voulait tenir contre elle ce petit paquet que maintenant elle distinguait nettement dans les grandes mains d'Arnaud.

— Un fils ?... C'est un fils ? Oh, donne-le-moi...

Il glissa contre son flanc le petit paquet chaud qui

gigotait. Gauthier apparut, portant une torche de fortune faite d'un branchage enflammé, immense vu du sol où elle gisait, mais avec un large sourire étendu sur son visage. Grâce à cette lumière, Catherine vit enfin son fils : un minuscule visage rouge et fripé dans l'encadrement des lainages dont Sara l'avait entortillé, deux tout petits poings bien serrés et un léger duvet clair, moussant sur le petit crâne rond.

— Il est superbe ! s'écria la voix joyeuse d'Arnaud. Grand, fort, magnifique... un vrai Montsalvy !

Malgré sa faiblesse, Catherine se mit à rire.

— Tous les Montsalvy sont donc aussi laids quand ils viennent au monde ? Il est tout fripé.

— Il se défripera, intervint Sara. Rappelle-toi...

Elle se mordit les lèvres, retenant au dernier instant

les mots prêts à sortir. Sara avait failli lui rappeler le petit Philippe, l'enfant qu'elle avait eu de Philippe de Bourgogne et qui était mort à quatre ans, au château de Châteauvillain. C'eût été une sottise et Sara, mentalement, se traita d'idiote.

Mais Catherine avait compris. Son visage s'était légèrement crispé et, d'un geste instinctif, elle serra contre elle le nouveau-né. Celui-là, il était le fils de l'homme qu'elle adorait et elle saurait le défendre contre le mal. La mort ne le lui prendrait pas. Mais son geste avait réveillé le bébé qui sommeillait. Tout de suite, il protesta. Sa petite bouche s'ouvrit démesurément. On ne vit plus qu'un trou rond sous un nez minuscule, mais un trou ouvrant sur un gosier particulièrement vigoureux.

— Sang du Christ ! s'écria Arnaud. Il a des poumons, le bougre !

— Il doit avoir faim, fit Sara. Je vais lui donner un peu d'eau tiède avec du sucre, en attendant que le lait vienne. J'en donnerai aussi à Catherine. Puis elle dormira. C'est de cela surtout qu'elle a besoin : dormir.

Elle ne demandait que ça, dormir. Pourtant, le premier instant de joie passé, la conscience de leur situation lui revenait et, déjà, de sa main libre, elle s'accrochait à Arnaud qui s'était glissé près d'elle pour lui offrir l'appui de sa poitrine.

— Dis-moi, le combat ?

Nous sommes vainqueurs... d'une certaine manière... J'entends que nous sommes momentané ment en sûreté : du moins tant que nous conservons l'otage que tu vois là-bas.

En effet, de l'autre côté du feu, près de l'entrée de la grotte, Catherine put voir, gardé par l'énorme Escornebœuf et par deux Gascons, un personnage qu'elle n'avait jamais vu. Grand, mince, sec comme une rapière et tout vêtu de rouge, il avait un visage mince dont le principal ornement était un grand nez en bec d'aigle. Le menton arrogant, la bouche rouge et sensuelle, l'inconnu pouvait avoir une quarantaine d'années. Quelques fils blancs striaient ses cheveux noirs et plats qu'il portait assez longs. Assis sur une pierre, ses longues jambes repliées, il regardait le feu d'un air de profond ennui, mais sa situation de prisonnier ne semblait pas l'inquiéter outre mesure.

— Qui est-ce ? demanda la jeune femme.

— Rodrigue de Villa-Andrado, en personne... J'ai pu lui tomber dessus durant le combat et, en menaçant sa gorge de ma dague, j'ai fait cesser la bataille. C'est une bête sauvage, mais ses hommes tiennent à lui. J'ai pu l'emmener jusqu'ici et les gens du château ne tenteront rien contre nous, de peur qu'il ne soit mis à mort.

Au même instant, l'Espagnol bâilla démesurément, tourna les yeux vers le fond de la grotte.

— Je regrette de t'enlever tes illusions, Montsalvy, mais les hommes de ma bande me connaissent et savent que je ne crains pas la mort. Sois certain qu'ils feront tout pour me reprendre et, à moins que tu ne m'égorges de sang-froid, tu ne pourras pas m'emmener avec toi dans la mort qui t'attend. Souviens-toi... tu n'as plus que quatre hommes, même si deux d'entre eux valent triple.

— C'est vrai, chuchota Sara à Catherine. Les Gascons ont presque tous été tués. Nous n'avons plus que le sergent et deux hommes d'armes... et pour comble nous n'avons plus rien à manger.

Autrement dit, répliqua la jeune femme avec angoisse, cette grotte nous a peut-être offert un abri, mais elle est, en même temps, un piège qui s'est refermé.

Brusquement, Catherine avait l'étouffante sensation que la grotte se resserrait sur elle, insensiblement mais inexorablement. Pourquoi avait-il fallu que l'enfant vînt au monde au fond de ce tombeau ?

Le son pourtant étouffé des deux voix féminines était sans doute parvenu aux oreilles de Villa-Andrado car il se leva brusquement et, suivi immédiatement par Escornebœuf, marcha vers le fond de la grotte.

— Reste où tu es ! lança Arnaud rudement.

— Pourquoi donc ? Veux-tu donc m'obliger à crier quand il nous est possible de causer paisiblement ? Tu dois comprendre, avant qu'il soit trop tard, que ta situation n'est pas aussi bonne que tu le crois et que...

Il s'arrêta court. À la lumière incertaine de la branche flambante que Gauthier, figé à côté de la paillasse dans une immobilité de cariatide, tenait toujours, l'Espagnol venait d'apercevoir Catherine, étendue sous des manteaux, pâle et défaite, mais enveloppée de la masse somptueuse de ses cheveux dénoués qui lui composaient tout à la fois un manteau royal et une auréole de lumière. Le sourire sarcastique s'effaça des lèvres de Villa-Andrado sous le coup de la surprise.

Un instant, la jeune femme et le chef mercenaire se regardèrent... Elle lut dans les yeux sombres de l'homme une admiration non déguisée et, dans le secret de sa pensée, le jugea intéressant. Ce visage anguleux et sec, visiblement pétri d'orgueil, formait un contraste étrange avec le regard où se montrait une chaleur inattendue. C'était, à n'en pas douter, une bête de proie, mais une bête de race et, de plus, l'intuition féminine de Catherine le lui soufflait secrètement, il appartenait à cette catégorie d'hommes qu'une femme regarde toujours au moins deux fois, si ce n'est plus ! Mais, pour le moment, Villa-Andrado était en extase.

Rose de mai ! murmura-t-il, de toute douceur pleine Gente et jolie Vous êtes fleur, de toute fleur...

— Qu'est cela ? aboya Arnaud hargneusement en se plantant entre l'Espagnol et la jeune femme. Te prends-tu pour un ménestrel ou bien penses-tu que ma femme ait quelque plaisir à entendre des fadaises ?

Rodrigue leva vers Montsalvy un regard de somnambule.

— Ta femme ? murmura-t-il... J'ignorais que tu fusses marié, Montsalvy. Et je vois là un enfant... Je ne comprends pas.

— Je te croyais plus intelligent, ricana Arnaud. Il est aisé cependant de comprendre. Nous regagnions en toute hâte mes terres, mais les rigueurs du chemin ont eu raison de mon épouse. Nous espérions trouver à Ventadour de chers cousins en même temps qu'une halte dont Mme de Montsalvy avait le plus grand besoin... et nous n'avons trouvé qu'une bande de charognards et des armes brandies. Toi et les tiens, noble chevalier, avez contraint ma femme à mettre son fils au monde au fond d'un trou de taupes ! Heureuse encore de l'avoir trouvé ! Tu as compris maintenant ?

Le ton acerbe d'Arnaud frappa Catherine. Si affaiblie qu'elle fût et si inquiète de l'avenir proche, elle ne craignait pas l'Espagnol. Un homme qui pouvait la regarder avec cette expression éblouie ne pouvait être un danger. Pourquoi donc Arnaud cherchait-il à attiser sa colère ? Seule, sans doute, la jalousie excitait sa hargne et Catherine savait déjà que cette jalousie pouvait être féroce.

Mais Villa-Andrado ne parut pas s'émouvoir. Avec une aisance de grand seigneur, il mit genou en terre devant Catherine, sa main gauche posée sur son cœur et son regard rivé au pâle visage encadré d'or.

Jadis, fit-il d'une voix émue, la plus noble et la plus sainte de toutes les femmes mit au monde, elle aussi, son enfant sur un peu de paille. C'est un pré- J cèdent qui doit être de quelque réconfort, Madame. Pourtant, l'éclat de votre grâce efface en moi jusqu'à ce souvenir. Seule l'étoile qui brillait dans cette nuit sacrée devait approcher, gracieuse dame, d'une si merveilleuse beauté !

C'était plus que Montsalvy n'en pouvait endurer. Sa main s'abattit sur l'Espagnol qu'il empoigna par le col de son pourpoint et remit de force sur ses pieds.

— En voilà assez ! Tu devrais me connaître suffisamment pour savoir qu'un tel langage adressé à ma femme ne peut que me déplaire.

Un mince sourire étira la bouche sinueuse du Castillan et mit une flamme dans ses yeux. Catherine eut le sentiment net qu'il se moquait d'Arnaud.

— Il te faut, dans ce cas, l'obliger à ne sortir que voilée, comme les femmes maures, car, partout où elle ira, la beauté de ton épouse illuminera la nuit et courbera l'échiné des hommes sous le poids du désir. Mais, ajouta-t-il perfidement, je te félicite et je t'envie, Montsalvy. Il semble que tu connaisses les enchantements qui attirent les femmes les plus éclatantes. Isabelle de Séverac, à laquelle tu fus fiancé jadis, était belle entre toutes et je te l'enviais. Mais auprès de ton épouse, elle n'était qu'un pâle rayon de lune auprès d'une aurore d'été.

Le rappel aux anciennes fiançailles de Montsalvy était une maladresse délibérée et Catherine ne s'y trompa point.

Encore que le nom d'Isabelle lui fût désagréable, elle avait assez de puissance sur elle- même pour ne plus redouter une morte. D'ailleurs, Arnaud l'avait-il jamais aimée, cette Isabelle ? L'insolence voulue de Villa-Andrado lui fit craindre une empoignade entre les deux hommes. Elle devina confusément une ancienne rivalité et le ton de l'Espagnol ne laissait-il pas supposer que cette rivalité venait de trouver un nouveau terrain de lutte ? Arnaud avait rougi et déjà ses poings se serraient, prêts à frapper ce visage moqueur où les yeux brillaient d'un éclat sardonique. Mais il n'eut pas le temps de riposter, ni Catherine celui d'intervenir. L'un des Gascons, demeurés de garde à l'entrée, avait bondi vers eux.

— Messire... des hommes approchent à la faveur de la nuit. J'entends des pas aux alentours, des pas que l'on essaie d'étouffer !

— Nombreux ?

— Je ne saurais évaluer, Messire... mais certainement plus de vingt hommes.

Instinctivement, Catherine s'agrippa à la main de son mari. De l'autre elle serra l'enfant contre elle, reprise par la peur.

Il sentit son angoisse car il serra doucement les doigts tremblants et sa voix mordante ne trahit aucun trouble.

— Eh bien mais... qu'ils approchent. Escornebœuf !... Tu vas te poster à l'entrée avec tes hommes ! Toi aussi, Gauthier

! Personne, je pense, ne passera. Quant à moi, je suffirai à venir à bout de Monsieur que voilà dont la vie ne vaudra plus un maravédis... C'est bien ainsi que l'on dit en Castille ? ajouta-t-il avec un sourire menaçant à l'égard de son prisonnier...

si ses hommes se montrent trop menaçants !

Villa-Andrado haussa les épaules d'un air excédé.

— Ils n'approcheront pas ! Chapelle, mon lieutenant, est loin d'être stupide. Il sait la manière de débusquer un sanglier de sa bauge... Quant à me tuer froidement, comme tu m'en fais menace, je n'en crois rien. Tu n'as jamais égorgé un homme désarmé, Montsalvy, je te connais... et Chapelle aussi ! Le plus mauvais caractère de toute l'armée française, mais la plus parfaite expression de la chevalerie.

Le ton railleur de l'Espagnol ôtait beaucoup de poids à ce compliment qu'Arnaud, d'ailleurs, dédaigna.

— J'ai peut-être changé... d'autant plus que j'ai femme et enfant !

Non... Les hommes comme toi ne changent pas ! Madame, ajouta-t-il à l'adresse de Catherine, dont les yeux inquiets allaient de l'un à l'autre des deux adversaires, dites à votre époux qu'il va commettre une sottise. Depuis que je sais votre présence, je ne suis plus votre ennemi ! Je connais, moi aussi, les règles de la chevalerie et ce qu'un noble Castillan doit à une dame de votre rang... et de votre beauté !

— Messire, répondit Catherine d'une voix tremblante, ce que fait mon époux est, pour moi, bien et sagement fait. C'est à lui qu'il appartient de décider et s'il choisit de mourir ici, je mourrai sans regrets avec lui.

— N'avez-vous mis un fils au monde que pour l'en retirer si tôt ?

La jeune femme n'eut pas le loisir de répondre. Sara s'était dressée avec un cri de terreur, écho du hurlement de douleur de l'un des Gascons. A l'entrée de la grotte, une grêle de flèches s'abattit. L'une d'elles était entrée dans la poitrine du soldat. Mais ces flèches avaient ceci de particulier qu'elles portaient toutes, en guise d'empennage, un paquet d'étoupe enflammé. Bien que Gauthier et Escornebœuf se fussent précipités pour les éteindre, elles étaient si nombreuses qu'en un instant la grotte s'illumina jusqu'aux arêtes vives de sa voûte et s'emplit d'une épaisse fumée. Catherine serra convulsivement son fils contre son cœur.

— Ils veulent nous enfumer, ou même nous brûler vifs ! gronda Gauthier.

Mais Arnaud avait bondi, si rapide que Villa- Andrado n'eut pas le loisir de parer l'attaque. L'Espagnol se retrouva, les deux bras paralysés par la poigne de fer du chevalier tandis que, sur sa gorge, se faisait sentir le désagréable contact d'une lame nue.

— Crie-leur d'arrêter ! gronda Montsalvy, ou, foi d'Auvergnat, je te saigne comme un poulet, chevalerie ou non ! On ne prend pas tant de précautions avec les bêtes puantes.

Malgré le danger, Villa-Andrado parvint à sourire.

— Je veux bien... mais cela ne servira à rien, je le crains. Tant que je ne l'aurai pas rejoint, Chapelle continuera son attaque. Après tout... il estime depuis longtemps qu'il saurait, aussi bien que moi-même, mener mes hommes. Ma mort lui donnerait de l'avancement.

La dague s'approcha encore, mordit légèrement la peau où parut un filet de sang. Catherine, les yeux piqués par la fumée, se mit à tousser, portant à son comble l'exaspération d'Arnaud.

— Fais quelque chose, alors, ou tu es mort !

— Je ne crains pas la mort si elle présente une quelconque utilité, mais j'ai horreur des choses vaines ! Allons dehors, toi et moi. En me voyant, Chapelle cessera son tir de peur de m'atteindre. Il accepterait, sans doute, que tu me tues, mais ne prendrait pas le risque de le faire lui-même.

Sans répondre et sans déplacer sa dague, Montsalvy poussa l'Espagnol au-dehors. Catherine tendit une main pour le retenir, mais ils étaient déjà à la sortie, éclairés par les flammes des dernières torches volantes. Les flèches cessèrent de tomber.

— Porte-moi dehors, cria Catherine à Gauthier, je veux rester avec mon époux !

La jeune femme étouffait. Elle était à deux doigts de s'évanouir, mais le Normand hésitait. Les deux hommes étaient hors de vue. Elle entendit cependant la voix de l'Espagnol qui criait :

— Arrête, Chapelle ! C'est un ordre ! Cesse de tirer !

Puis une autre voix, grossière et éraillée par trop d'ordres hurlés au cours d'une vie entière.

— Pas plus d'un quart d'heure, Messire ! Ensuite, j'attaquerai de nouveau, dussiez-vous y laisser la vie ! Je sais qu'il y a des femmes. Dites à ces gens que, s'ils ne vous lâchent pas, je ne leur ferai ni grâce ni quartier. Les hommes seront écorchés vifs, les femmes éventrées après avoir distrait les soldats. Et puis... je dirai un De Profundis pour votre âme.

Une quinte de toux si violente secoua Catherine que Gauthier n'hésita plus. Il confia l'enfant à Sara, puis, enlevant la jeune femme dans ses bras avec les manteaux, les couvertures et même une bonne partie de la paille, il la transporta à l'air libre, hors de la grotte. Elle aspira avidement l'air froid de la nuit. Le Normand la déposa sur une roche plate où Sara vint la rejoindre avec le bébé. D'où elle était, elle pouvait entrevoir le torrent écumant et, entre les arbres, des silhouettes imprécises qui jetaient parfois un éclair d'acier. La lune se levait derrière les croupes montagneuses, précisant de plus en plus le paysage. Elle vit aussi Arnaud, maîtrisant toujours l'Espagnol, debout tous deux à quelques pas. La voix pressante de Villa- Andrado lui parvint :

— Me tuer serait pour toi une faible satisfaction, Montsalvy, et un mince réconfort au moment où mes hommes violeront ta femme sous tes yeux. Ce sont des Navarrais et des Basques, des montagnards à demi sauvages qui n'aiment que le sang et ignorent la pitié. Tu es dans une impasse dont, seul, je peux te tirer.

— Comment ?

La voix d'Arnaud était toujours aussi inflexible et, d'où elle était, Catherine pouvait maintenant voir clairement son profil net, découpé par le rayon de lune. Le groupe étrange qu'il formait avec VillaAndrado se détachait sur le fond plus sombre des bois en pente et, brusquement, elle eut peur, pour elle et pour l'enfant, de l'orgueil d'Arnaud. Il ne céderait pas

! même au prix de leurs vies.

— Rends-moi la liberté ! Bientôt il sera trop tard. Ils flairent le sang et rien ne les arrêtera, pas même moi, si Chapelle les lance.

Comme pour lui donner raison, la voix rugueuse du lieutenant leur parvint et l'angoisse mordit Catherine si violemment qu'elle faillit crier.

— Le temps passe, Messire ! Il n'en reste plus beaucoup ! dit Chapelle.

L'Espagnol reprit, plus pressant :

— Je te l'ai dit, à cause de ta femme, de ton fils, je renonce à faire acte d'ennemi. J'en donne ma parole de Castillan et de chevalier. Je me souviendrai seulement que nous avons, jadis, combattu côte à côte...

La dague quitta enfin le cou de Villa-Andrado, mais ne s'abaissa que faiblement.

— Tu le jures sur la croix ?

— Je le jure sur la croix et sur le nom sacré de Notre-Seigneur qui est mort pour tous les hommes !

Alors seulement le bras de Montsalvy retomba. Sa main gauche libéra les poignets qu'il avait tenus serrés tout ce temps. Un grand soupir allégea la poitrine oppressée de Catherine.

— C'est bien. Tu es libre, mais puisses-tu brûler une éternité en enfer si tu m'as trompé, dit Arnaud.

— Je ne t'ai pas trompé...

L'Espagnol fit quelques pas vers les soldats qui, insensiblement, s'étaient rapprochés. Leur cercle de fer enfermait maintenant l'espèce de plate-forme étroite où s'ouvrait la grotte et Catherine, à demi morte d'épuisement et de terreur, pouvait voir luire les fauchards de guerre, les guisarmes et les haches dans les poings d'hommes à l'aspect barbare. Tout ce sauvage appareil guerrier qui menaçait la vie fragile d'un enfant, de son enfant à elle !

La voix de Villa-Andrado s'éleva, vigoureuse, répercutée par l'écho, semblable dans son ampleur à quelque trompette de jugement dernier.

— Je suis libre et la paix est faite ! dit-il. Merci à toi, Chapelle !

— Nous n'attaquerons pas ? fit un petit homme mince et fluet qui s'était détaché des rangs et que Rodrigue de VillaAndrado dominait de toute la tête.

C'était très certainement le fameux Chapelle et Catherine sentit l'inquiétude lui revenir en décelant un regret dans sa voix.

— Non. Nous n'attaquerons pas.

— Et si... pourtant, nous préférions attaquer, moi et mes hommes ? Avez-vous oublié que le seigneur de Montsalvy est recherché comme traître et criminel d'État ?

Le coup partit avant que quiconque n'eût pu le pré voir. Le poing de l'Espagnol se leva et Chapelle alla rouler jusqu'au torrent.

— Je pendrai de mes mains quiconque discutera mes ordres !

Et mes ordres sont les suivants. Que l'on aille au château chercher une litière et que l'on fasse préparer une chambre.

Toi, Pedrito...

La suite du discours, en espagnol, fut incompréhensible pour Catherine, mais déjà Arnaud s'interposait.

— Un instant ! Nous ne nous battrons pas, mais je refuse ton hospitalité. Je ne franchirai l'enceinte de Ventadour que lorsque son légitime propriétaire m'y attendra.

— Ta femme a besoin de repos, de nourriture !...

— Cesse de te préoccuper de ma femme ! Nous partirons quand le jour se lèvera. Rentre dans ton repaire et quittons-nous ici... Accepte cependant mes remerciements.

Le visage sombre de Villa-Andrado se détourna. Son regard accrocha au passage celui de Catherine, puis se détourna, envahi d'une sorte de gêne.

— Non. Tu ne me dois aucun remerciement... Tu comprendras plus tard pourquoi je ne veux pas être remercié. Adieu donc, puisque tu le veux... Nul ne t'inquiétera sur les terres de Ventadour.

Il fit quelques pas et plia le genou devant Catherine, l'enveloppant d'un regard brûlant sous lequel, à son tour, elle rougit.

— J'avais espéré vous recevoir en reine, belle dame. Pardonnez-moi de vous laisser ici. Un jour, peut-être, aurai-je la joie...

— Cela suffit ! coupa Arnaud durement. Va-t'en !

Avec un haussement d'épaules, Villa-Andrado se releva, mit la main sur son cœur pour saluer Catherine et se détourna.

La jeune femme vit la grande silhouette rouge s'éloigner entre les arbres, dans la lumière argentée. Cet homme étrange l'intriguait, mais ne lui inspirait aucune aversion. Il avait agi en gentilhomme et elle en voulait un peu à Arnaud d'avoir refusé son hospitalité. Elle eût tant aimé un bon lit, un grand feu flambant, quelque chose de chaud à boire et aussi plus de sécurité pour le bébé qui dormait dans les bras de Sara. Le froid de la nuit la saisit et elle frissonna. Mais le léger soupir qu'elle avait poussé n'avait pas échappé à Sara.

— En vérité, voilà de bien beaux sentiments ! fit- elle avec humeur en s'adressant à Montsalvy, mais avec quoi pensez-vous nourrir votre épouse, dans l'état de faiblesse où elle se trouve ? C'est fort bien de jouer les difficiles et de trancher en dédaigneux, mais il faut que Catherine mange, sinon l'enfant n'aura pas de lait et...

— La paix, femme ! coupa le jeune homme avec lassitude. J'ai fait ce que mon honneur commandait. Que peux-tu comprendre ?

— Ceci : il faudra donc que Catherine et l'enfant dépérissent à cause de votre honneur ? En vérité, Messire, vous avez une étrange façon d'aimer.

Le reproche le cingla. Il se détourna de Sara, se pencha vers Catherine, à son tour, l'enleva dans ses bras.

— Penses-tu aussi que je ne t'aime pas, mon amour ? Peut-être Sara a-t-elle raison et suis-je trop dur, trop fier !... Mais il m'était si pénible d'accepter l'hospitalité de cet homme. Je n'aime pas sa manière de te regarder...

— Je ne te reproche rien, dit-elle en nouant ses bras autour du cou de son mari et en posant sa tête contre son épaule...

Je suis forte, tu le sais... Mais j'ai froid. Ramène-moi dans la grotte. Peut-être la fumée est-elle dissipée. J'ai si peur que le petit ne prenne mal !

La fumée était dissipée. Il ne restait plus qu'une vague odeur, insuffisante pour incommoder. Tandis qu'Arnaud réinstallait Catherine, Sara s'occupa de rallumer du feu à l'entrée. Gauthier s'était esquivé pour voir si les cadavres des chevaux, qui avaient été tués durant le combat, étaient demeurés sur place. Il voulait en dépecer un pour en faire rôtir quelques quartiers. Mais à peine était-il parti que trois hommes apparurent. Deux d'entre eux portaient une grande corbeille couverte d'un linge blanc, le troisième une petite aiguière d'argent. Tous étaient vêtus du tabard armorié, timbré des barres et du croissant de l'Espagnol. Ils saluèrent d'un même mouvement, posèrent leur charge à l'entrée de la grotte. Le plus grand vint à Catherine, tira un parchemin roulé de sous sa tunique et, genou en terre, le tendit à la jeune femme. Puis, sans attendre de réponse, il salua, fit demi-tour et disparut avec ses camarades avant qu'Arnaud, Sara ou Catherine médusés eussent fait un geste. Mais la surprise ne dura pas. Sara courut à la corbeille, souleva le linge.

— Des vivres ! s'écria-t-elle joyeusement. Des pâtés, des volailles rôties, du pain blanc ! Doux Jésus ! Voilà combien de temps que nous n'avons goûté de telles merveilles ! Et là, dans l'aiguière d'argent, il y a du lait pour le petit ! Dieu soit béni !

— Un instant ! coupa Arnaud sèchement.

Il prit le parchemin que Catherine n'avait pas encore songé à dérouler, le lut. Son beau visage devint pourpre.

— Par le diable ! s'écria-t-il, ce damné Castillan se moque de moi... Comment ose-t-il...

— Laisse-moi lire, pria Catherine.

Il lui tendit le parchemin avec une visible mauvaise grâce. Il y avait peu de mots écrits.

« Trop belle dame, écrivait Villa-Andrado, même un homme aussi intransigeant que votre époux ne peut vouloir que vous mouriez de faim... Agréez ces modestes offrandes, non comme un secours mais comme un hommage rendu à une beauté que la faim ne doit pas altérer et que j'espère ardemment avoir l'immense faveur de contempler encore dans les temps à venir... »

Elle ne put s'empêcher de rougir, laissa le parchemin se rouler de lui-même. Arnaud s'en empara et le jeta dans le feu.

— Croit-il pouvoir courtiser mon épouse à mon nez, à ma barbe, ce chien puant ? Et, quant à ses présents...

Il marchait d'un air résolu vers la corbeille, mais trouva sur son chemin Sara qui, les bras étendus, un air de défi sur son visage, lui barrait le passage.

— Ah non ! Par exemple ! Vous ne toucherez pas à ces victuailles qui nous tombent du ciel ! Messire, il vous faudra me passer sur le corps avant d'y atteindre ! A-t-on jamais vu pareille folie ! Je vous jure bien que Catherine mangera, que cela vous plaise ou non.

Elle défiait le jeune homme, les yeux furieux, prête à lui sauter à la figure. Emporté par la colère, il leva la main. Il allait frapper. Un cri de Catherine l'arrêta.

— Arnaud ! Non !... Tu es fou !...

La main retomba, sans force, le long de la cuisse du jeune homme. Peu à peu, son visage perdit la teinte pourpre qu'il avait prise. Finalement, il haussa les épaules.

— Après tout, c'est toi qui as raison, Sara... Il faut que Catherine et le bébé prennent des forces. Donnes en aussi aux hommes, ils en ont besoin.

— Et toi ? pria Catherine désolée.

— Moi ? Je partagerai le quartier de cheval que rapportera Gauthier.

Le Normand, comme Montsalvy, refusa de toucher au contenu de la corbeille, mais Escornebœuf et le seul Gascon qui lui restait, un petit bonhomme dont le visage simiesque était secoué de tics continuels et que l'on nommait Fortunat, dévorèrent en hommes qui n'ont pas mangé à leur faim depuis longtemps. On fit ; donc bombance dans la grotte des fossés de Ventadour. Puis Arnaud organisa les tours de garde et prit le premier. Il alla s'installer auprès du feu, ses longues jambes repliées, les bras noués autour des genoux. Niché sur le sein opulent de Sara qui somnolait assise contre la paroi rocheuse, le bébé dormait de toutes ses forces. Catherine, la dernière bouchée avalée, avait enfin sombré dans un sommeil sans rêves. Les hommes dormaient aussi, lourdement, couchés à même la terre nue, comme des bêtes harassées. Dans la campagne, tout était silence. L'alerte était passée. Le voyage, maintenant, ne serait plus long. Quand pointerait le jour, Arnaud reprendrait Catherine sur son cheval pour lui épargner le froid et les secousses les plus rudes. Bientôt, les toits et les créneaux de Montsalvy apparaîtraient au bout du grand plateau où les vents avaient leur royaume. La vieille demeure seigneuriale, riche d'un passé glorieux et de chauds souvenirs, refermerait ses murs autour de cette nouvelle famille que le maître lui rapportait comme une offrande...

Oubliant pour un temps sa haine et ses désirs de vengeance, Arnaud de Montsalvy sourit tendrement au feu qui défendait du froid ces deux êtres, maintenant toute sa vie, puis son regard alla chercher le ciel noir dans la déchirure des rochers.

« Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère feu par qui tu illumines la nuit ! Il est beau et joyeux, indomptable et fort Loué sois-tu, mon Seigneur, pour l'épouse et pour le fils que tu m'as donnés... »

I . Le Cantique du Soleil, de saint François d'Assise.

Six jours après avoir quitté Ventadour, la petite troupe réduite à six cavaliers parcourait sous d'incessantes rafales de vent le haut plateau de la Châtaigneraie, au sud d'Aurillac. Cette fois, le plein cœur de l'Auvergne était atteint et les yeux de Catherine s'ouvraient sur ces vieilles montagnes noires et rudes, si austères en hiver, mais où l'inaltérable et sombre verdure des sapins mettait une douceur. Elle avait vu des torrents dévalant les côtes, des lacs bleu nuit, inquiétants par leur silence et leur eau sombre, et des forêts qui semblaient ne devoir jamais finir.

Grâce à l'air vif, grâce aussi aux provisions fournies par l'Espagnol et dont on avait pu emporter une certaine quantité, grâce enfin à sa robuste constitution, elle avait repris ses forces avec une étonnante rapidité. Deux jours après avoir mis son fils au monde, elle reprenait place sur Morgane, malgré les objurgations inquiètes d'Arnaud.

— Je me sens forte ! lui disait-elle en riant. Et puis, nous avons assez traîné comme cela à cause de moi. J'ai hâte d'arriver.

On avait fait halte une journée à l'abbaye bénédictine de Saint-Géraud qui commandait Aurillac et dont le seigneur-abbé était un parent d'Arnaud. Là, le jeune Montsalvy avait reçu le baptême des mains de l'abbé d'Estaing. D'un commun accord, ses parents lui avaient donné le nom de Michel, en souvenir du frère d'Arnaud, jadis massacré par la populace parisienne et que Catherine avait follement tenté de sauver.

— Il lui ressemblera, affirmait Arnaud en examinant son fils, comme il prenait plaisir à le faire bien souvent.

D'ailleurs, il est blond, comme lui... et comme toi, ajoutait-il avec un regard à sa femme.

Avoir donné le jour à ce qu'Arnaud jurait devoir être une copie conforme de Michel de Montsalvy, qu'elle avait adoré au premier regard, emplissait la jeune femme d'une joie profonde et grave. L'enfant lui devenait plus cher encore.

Pour un bébé âgé d'une semaine à peine, le petit Michel faisait preuve d'une belle vitalité. Le voyage, malgré le froid et les chutes de neige, ne semblait pas l'incommoder. Continuellement niché dans le vaste giron d'une Sara rayonnante pour qui l'hiver n'existait plus qu'en fonction de ses effets possibles sur le poupon, chaudement enveloppé, un voile léger sur sa minuscule figure, il dormait à poings fermés les trois quarts du temps, ne s'éveillant que pour réclamer son repas d'une voix perçante. Les voyageurs, alors, faisaient halte dans quelque coin abrité et l'enfant passait des bras de Sara à ceux de Catherine. Ces moments-là étaient pour la jeune mère des instants merveilleux. Elle avait le sentiment profond qu'il était bien à elle, fait de sa chair et de son sang. Lés doigts minuscules s'agrippaient au sein gonflé qu'on lui offrait et la petite bouche ronde tétait avec une ardeur qui inquiétait Arnaud.

— Jeune drôle ! grommelait-il, une fois au château on te trouvera une vigoureuse nourrice ! Si on te laisse faire, tu dévoreras ta mère.

— Rien ne vaut pour un bébé le lait maternel ! objectait Sara doctorale.

— Ouais ! Chez nous, les garçons ont toujours eu des nourrices. Nous sommes de grands dévoreurs dans la famille et nos mères peuvent rarement suffire. Moi, j'avais deux nourrices ! concluait-il triomphalement.

Ces petites escarmouches amusaient Catherine qui connaissait bien la raison profonde qu'avait son époux de prôner les nourrices. Arnaud avait bien de la peine à respecter le temps rituel des couches qui oblige un mari à observer l'abstinence charnelle jusqu'aux relevailles. La nuit venue il laissait, bien à contrecœur, Catherine dormir auprès de Sara et du bébé. Quant à lui, malgré la fatigue de la chevauchée, il s'en allait arpenter les environs, ne rentrant qu'au bout d'une heure ou deux. Catherine, d'ailleurs, connaissait bien l'expression affamée qu'il avait, en la regardant et, lorsqu'elle faisait boire Michel, il demeurait planté devant elle, le regard rivé à sa gorge découverte, cachant ses mains derrière son dos pour qu'elle ne les vît pas trembler.

Le matin même de ce jour qui ne devait pas s'achever sans que l'on fût enfin au but, Arnaud avait à moitié assommé Escornebœuf qu'il avait surpris, embusqué derrière une porte, tandis que Catherine allaitait Michel. Le colosse n'avait pas entendu venir j Montsalvy. Le visage apoplectique, il se tenait ; accroupi, l'œil au trou de la serrure au-delà de laquelle la jeune femme, se croyant seule avec Sara, dans sa cellule de l'abbaye, ouvrait largement son corsage en souriant à la bohémienne qui berçait le bébé. Le sang devait cogner si fort aux oreilles d'Escornebœuf qu'il n'avait pas prêté attention aux pas rapides d'Arnaud sous les arcades du cloître. L'instant suivant, le gros ; sergent roulait dans la poussière en hurlant. D'un magistral coup de poing, Montsalvy lui avait écrasé le nez. Puis il l'avait relevé d'un coup de pied au bas du j dos en grondant.

— File d'ici !... Et souviens-toi que, la prochaine ! fois, je te tuerai !

L'autre avait filé, l'échiné basse, comme un dogue fouetté, mâchonnant des injures entre ses dents. Arnaud n'y avait pas prêté attention, mais Catherine s'était inquiétée.

— L'homme est mauvais ! Il faut se méfier de lui...

— Il ne bronchera pas ! Je connais cette engeance. D'ailleurs, une fois à Montsalvy, rien ne sera plus facile que de le mettre au cachot pour le calmer.

Au moment du départ, pourtant, il avait été impossible de retrouver Escornebœuf. Malgré sa taille gigantesque, il semblait s'être soudain volatilisé. Personne, dans le couvent, ne l'avait vu. Mais, une fois de plus, Arnaud refusa de s'en soucier.

— Bon débarras ! Après tout, nous n'avions plus besoin de lui ! dit-il.

Mais il avait tout de même recommandé à l'abbé d'Estaing de faire jeter le Gascon aux fers si jamais le prévôt de la ville remettait la main dessus. Il ne lui restait plus, des hommes donnés par Xaintrailles, que le seul et fluet Fortunat, mais, pas plus que les autres, Fortunat ne semblait regretter son chef. Depuis l'incident de la forêt de Chabrières, il s'était pris pour Gauthier d'une ardente admiration qu'il partageait équitablement avec Catherine en laquelle Fortunat voyait une créature surnaturelle. C'était une nature simple, sauvage, cruelle par habitude plus que par vocation et, désormais, Fortunat suivait le Normand comme son ombre.

Le soir allait tomber et les quelque huit lieues séparant Aurillac de Montsalvy s'épuisaient sous les sabots rapides des chevaux. Arnaud ne pouvait plus retenir son impatience et le grand étalon noir, quand son maître avait vu surgir de l'horizon brumeux, imprécise comme un mirage, la tour romane d'une église au- dessus de murs sombres, avait pris le galop. Derrière lui, Morgane volait littéralement, le panache éclatant de sa queue flottant joyeusement tandis que les pierres du chemin sautaient sous ses sabots. Gauthier et Fortunat étaient demeurés en arrière, auprès de Sara. Chargée de Michel, l'excellente femme ne pouvait s'offrir d'autre allure qu'un trot paisible.

Emportée par la griserie de la course, Catherine talonna Morgane. La jument tendit le cou, fonça et remonta le cheval noir à la hauteur duquel elle se maintint. Arnaud adressa à sa femme, rouge de joie et d'excitation, un sourire rayonnant.

— Tu ne me battras pas, ma belle cavalière ! D'ailleurs, tu ne connais pas le chemin, cria-t-il dans le vent.

— C'est le château, là-bas ?

— Non... C'est l'abbaye ! Les maisons du village sont massées entre elles et le puy de l'Arbre où est notre maison. Il faut prendre un chemin, à gauche, sous les murs du monastère, s'enfoncer dans le bois. Le château est au flanc du puy et, des tours, on domine un immense paysage. Tu verras... tu auras l'impression d'avoir l'univers à tes pieds.

Il s'interrompit parce que la rapidité de la course lui coupait le souffle. Sans répondre, Catherine sourit, poussa encore sa jument. Morgane donna tout ce qu'elle pouvait, dépassa le cheval. Catherine éclata de rire. Distancé, Arnaud jura comme un templier. Férocement éperonné, l'étalon bondit, passa comme un boulet de canon... Les murs de l'abbaye se rapprochaient. Catherine pouvait distinguer les toits des maisonnettes de lave du petit bourg. Brusquement, Arnaud obliqua vers la gauche, délaissant le grand chemin pour un étroit sentier qui se perdait dans les arbres. Elle se retourna, vit que les autres étaient encore loin.

— Attends-nous ! cria-t-elle.

Mais il ne l'entendait plus. L'air du pays natal qu'il n'avait pas respiré depuis plus de deux ans l'enivrait comme un vin trop riche... Catherine hésita un instant : allait-elle le suivre ou bien attendre les autres ? Le désir d'être avec lui l'emporta.

D'ailleurs, d'où ils étaient, Gauthier, Sara et Fortunat ne pouvaient pas du chemin sautaient sous ses sabots. Gauthier et Fortunat étaient demeurés en arrière, auprès de Sara. Chargée de Michel, l'excellente femme ne pouvait s'offrir d'autre allure qu'un trot paisible.

Emportée par la griserie de la course, Catherine talonna Morgane. La jument tendit le cou, fonça et remonta le cheval noir à la hauteur duquel elle se maintint. Arnaud adressa à sa femme, rouge de joie et d'excitation, un sourire rayonnant.

— Tu ne me battras pas, ma belle cavalière ! D'ailleurs, tu ne connais pas le chemin, cria-t-il dans le vent.

— C'est le château, là-bas ?

— Non... C'est l'abbaye ! Les maisons du village sont massées entre elles et le puy de l'Arbre où est notre maison. Il faut prendre un chemin, à gauche, sous les murs du monastère, s'enfoncer dans le bois. Le château est au flanc du puy et, des tours, on domine un immense paysage. Tu verras... tu auras l'impression d'avoir l'univers à tes pieds.

Il s'interrompit parce que la rapidité de la course lui coupait le souffle. Sans répondre, Catherine sourit, poussa encore sa jument. Morgane donna tout ce qu'elle pouvait, dépassa le cheval. Catherine éclata de rire. Distancé, Arnaud jura comme un templier. Férocement éperonné, l'étalon bondit, passa comme un boulet de canon... Les murs de l'abbaye se rapprochaient. Catherine pouvait distinguer les toits des maisonnettes de lave du petit bourg. Brusquement, Arnaud obliqua vers la gauche, délaissant le grand chemin pour un étroit sentier qui se perdait dans les arbres. Elle se retourna, vit que les autres étaient encore loin.

— Attends-nous ! cria-t-elle.

Mais il ne l'entendait plus. L'air du pays natal qu'il n'avait pas respiré depuis plus de deux ans l'enivrait comme un vin trop riche... Catherine hésita un instant : allait-elle le suivre ou bien attendre les autres ? Le désir d'être avec lui l'emporta.

D'ailleurs, d'où ils étaient, Gauthier, Sara et Fortunat ne pouvaient pas pont-levis. C'était tout ce qui restait du château de Montsalvy...

Le cri funèbre d'un corbeau, tournoyant dans le ciel pâle, tira Catherine de l'espèce d'hébétude où ce spectacle l'avait jetée. Elle regarda son mari. Arnaud, toujours en selle, semblait frappé par la foudre. Aucun trait ne bougeait dans son visage blême aux prunelles dilatées. Seules les mèches noires de ses cheveux que le vent faisait voltiger lui prêtaient encore quelque chose d'humain. Pour le reste, c'était une statue de pierre, sans regard et sans voix.

Épouvantée, elle s'approcha de lui, toucha son bras.

— Arnaud !... murmura-t-elle... mon doux seigneur !

Mais il ne l'entendait ni ne la voyait. Le regard fixe, il descendit de son cheval. Comme dans un cauchemar, Catherine le vit s'approcher des ruines d'un pas saccadé d'automate. Il se dirigeait vers quelque chose que, dans sa stupeur, elle n'avait pas remarqué immédiatement : un grand parchemin d'où un sceau rouge coulait, comme d'une blessure, au bout d'un cordon, et que quatre flèches crucifiaient sur les décombres. Le cœur de la jeune femme manqua un battement et elle retint sa respiration... Elle vit Arnaud escalader quelques pierres, arracher le parchemin, le parcourir des yeux. Puis, comme un chêne déraciné par le vent, il s'abattit, face contre terre, avec une rauque clameur qui retentit jusqu'au fond de l'âme de Catherine.

Le gémissement de la femme fit écho à celui de l'homme. Elle sauta à bas de sa monture, courut à son époux, se laissa tomber à genoux auprès de lui, essayant de détacher les mains crispées qui s'étaient agrippées à deux touffes d'herbe sèche et s'y cramponnaient. Peine perdue ! Tout le corps d'Arnaud était tendu en un spasme nerveux que les forces de la jeune femme ne pouvaient vaincre. Avec des gestes d'aveugle, elle tâtonna machinalement pour arrêter le parchemin que le vent allait déjà éloigner, le saisit, essaya de lire, mais la nuit venait maintenant et elle ne put déchiffrer que la première ligne écrite en gros caractères « De par le Roy... »

Maintenant, Arnaud sanglotait, la figure enfouie dans l'herbe, et Catherine, bouleversée, tenta encore de le redresser pour lui donner le refuge de ses bras, de son épaule.

— Mon amour !... suppliait-elle au bord des larmes... Mon amour... Je t'en prie !

— Laissez-le, dame Catherine, fit tout près d'elle la voix rude de Gauthier. Il ne vous entend pas ! La masse de douleur qui s'est abattue sur lui l'a rendu sourd et aveugle au monde extérieur. Mais les larmes sont bonnes pour lui...

La main ferme du Normand l'aida à se relever. Serrant toujours entre ses doigts le parchemin, elle se retrouva dans les bras de Sara qui avait confié le bébé à Fortunat. La bohémienne tremblait comme une feuille, mais son étreinte était chaude et sa voix assurée.

— Sois ferme, mon petit, souffla-t-elle à l'oreille de Catherine. Il faut que tu sois forte afin de l'aider, lui. Il va en avoir besoin.

Elle fit oui de la tête, voulut retourner à Arnaud, mais Gauthier la retint.

— Non... laissez-moi faire !

Peu à peu, les sanglots convulsifs qui secouaient Arnaud se calmèrent. Ce fut le moment que choisit le Normand. Il prit le petit Michel des mains précautionneuses de Fortunat et, à son tour, alla s'agenouiller auprès du jeune homme.

— Messire, dit-il d'une voix que l'émotion étouffait, une antique saga de mon peuple dit : « Tout fardeau qui te sera lourd, rejette-le et sache t'aider toi- même. » Il vous reste la vengeance... et ceci !

Michel, réveillé, se mit à hurler. Catherine se dégagea des bras de Sara. Son cœur battait à se rompre et ses mains se tendaient instinctivement vers l'homme prostré. D'un seul coup Arnaud se redressa. Il regarda tour à tour Gauthier puis le bébé. Son visage, décomposé par le chagrin, se crispa. Il prit, entre ses mains, le petit paquet hurlant qui se calma comme par enchantement. Il serra l'enfant contre lui avec emportement, puis son regard revint au Normand. Une farouche résolution y brillait.

— Tu as raison, dit-il d'une voix rauque. Il me reste un fils, une femme... et la haine ! Maudit soit le Roi qui me paie ainsi de ma fidélité et du sang versé sans compter ! Maudit soit Charles de Valois qui a livré les miens à son valet, détruit ma maison, tué ma mère ! Je lui dénie, à partir de cet instant, mon serment d'allégeance et je n'aurai ni trêve ni repos tant que...

— Non ! cria Catherine épouvantée par cette voix qui s'enflait comme un ouragan, par cette colère formidable qu'elle sentait monter dans les veines d'Arnaud comme le flot de lave qui trace son chemin vers le cratère du volcan.

Elle s'abattit sur lui, arracha l'enfant de ses mains et enferma le petit dans ses bras.

— Non, répéta-t-elle plus bas. Je ne veux pas de malédiction autour de mon enfant ! Tu ne dois pas, Arnaud, tu ne dois pas dire de telles choses !

Pour la première fois, il tourna vers elle son visage noir de fureur.

— Ma mère gît, sans doute, sous les décombres de notre maison, je suis proscrit... (Il saisit le parchemin qu'elle n'avait pas lâché et l'agita au bout de son poing.) Tu sais lire ? Traître et félon ! Moi ? Traître et félon comme Jehanne était hérétique et sorcière ! La honte, le désespoir et le bourreau ! Voilà comment le roi Charles récompense ses serviteurs !

— Ce n'est pas lui, fit Catherine d'un ton las, et tu le sais bien...

— Il est le Roi ! Si c'est ainsi qu'il prétend exercer la royauté, mieux vaudrait, pour lui, le couvent, la tonsure, et pour le royaume le duc de Bourgogne sur le trône !

Une vague de désespoir envahit Catherine. Fallait-il qu'Arnaud en fût arrivé aux extrêmes limites de la colère et de la douleur pour qu'il en fût venu à souhaiter pour suzerain l'homme que, toute sa vie, il avait haï et combattu ! Allait-il donc, maintenant, se tourner vers l'ennemi, vers l'homme auquel Catherine s'était arrachée à si grande peine pour le rejoindre, lui ? Elle secoua la tête. De grosses larmes roulèrent de ses yeux jusque sur la joue du petit Michel. Elle posa, avec passion, ses lèvres sur le petit visage, ramena sur ses épaules le manteau qui en avait glissé pour mieux en envelopper l'enfant. Le vent des hauteurs soufflait plus fort, venu du trou noir qu'étaient devenues les vallées envahies par la nuit. La torche que Fortunat avait allumée depuis un instant semblait s'effilocher dans les rafales humides. Catherine frissonna, regarda tour à tour les personnages figés de cette scène pénible. Ses yeux s'arrêtèrent sur son époux. Il était toujours debout devant les décombres, droit comme une lance, ses yeux farouches rivés à ces ruines fraîches que la lueur du feu faisait plus sinistres encore... Une vague de découragement saisit la jeune femme. Une fois encore il lui échappait et elle ne savait comment le rejoindre au-delà de ce mur de fureur dans lequel il s'enfermait. Il ne pouvait rien comprendre de ses paroles d'apaisement car, pour l'heure présente, il n'était que révolte.

Pensant qu'en sa faiblesse de femme résidait sans doute sa meilleure arme, elle s'approcha, s'appuya contre lui.

— Arnaud, murmura-t-elle, ne pouvons-nous essayer de trouver un abri ? Le vent se lève et je suis transie. Et puis, j'ai peur pour Michel.

Quand il baissa les yeux vers elle, Catherine vit que la colère les avait quittés, mais qu'ils étaient pleins d'une poignante tristesse. Le bras du jeune homme entoura ses épaules et la serra contre lui.

— Pauvrette ! Tu es lasse et tu as froid ! L'enfant aussi a besoin qu'on s'occupe de lui. Viens ! Pour le moment, nous n'avons plus rien à faire ici.

Le contact rassurant des muscles durs rendit courage à Catherine. Elle leva vers son mari son visage confiant.

— Les ruines se relèvent, Arnaud, et le temps efface "les larmes !

— Mais il ne ressuscite pas les morts ! Et ma pauvre mère... (Il y eut une brisure dans sa voix et Catherine sentit ses doigts se crisper sur son épaule, mais il se maîtrisa, reprit d'un ton morne) Je devine qu'elle a dû défendre sa maison jusqu'au bout ! Demain, il faudra bien que les gens du village m'aident à fouiller ces ruines pour retrouver son corps et lui donner la sépulture qui convient. Pour le moment, allons au monastère ! Nous n'avons pas été toujours d'accord, l'abbé et nous, mais il ne pourra nous refuser l'asile.

On remonta à cheval, puis la troupe morne fit demi- tour et, à la suite de Montsalvy, s'engagea dans le tunnel d'arbres parcouru si joyeusement une heure plus tôt. Les ruines de Montsalvy demeurèrent livrées à leur solitude et au vent gémissant qui semblait venir des grands causses tout exprès pour pleurer sur elles.

Le point de lumière, d'un jaune rougeâtre, que l'on avait vu paraître dans le sentier avait grandi rapidement. Catherine comprit que c'était une lanterne balancée au bout du bras de quelqu'un marchant à leur rencontre. Bientôt, la torche que portait Fortunat et la lanterne furent sur le même plan et s'arrêtèrent. A demi caché par le dos d'Arnaud, la jeune femme vit un paysan si tanné et si brun, en même temps que si vigoureux, que le sarrau et les chausses de laine dont il était vêtu semblaient habiller un vieil arbre noueux. Des cheveux gris et raides dépassaient de son bonnet brun, enfoncé jusqu'aux oreilles, mais les yeux, enfouis sous une broussaille de sourcils gris, avaient un éclat joyeux dans leurs prunelles noisette.

Le visage était rude : des lèvres serrées qui ne devaient pas s'ouvrir aisément, un menton en galoche, un nez en lame de couteau, mais les plis creusés autour de la bouche s'accusaient davantage à droite donnant à la physionomie une expression de malice et d'astuce.

Pour le moment, le paysan, dédaignant Fortunat et sa torche, avait marché droit sur Arnaud et s'arrêtait, le nez levé, juste sous la tête du cheval. Il éleva sa lanterne pour que sa figure fût bien dans la lumière puis tira son bonnet.

— Not’ seigneur ! dit-il, m'avait bien semblé vous reconnaître tout à l'heure, sur la lande, quand vous galopiez comme si l'diable vous courait après ! L'bon Dieu soit béni qui vous ramène au pays !

La bouche mince s'étirait en un large sourire qui montrait des gencives dénudées par endroits. Tout le vieux visage rayonnait d'une joie si grande qu'elle effaçait la nuit. Catherine vit deux larmes briller au coin des paupières tandis que le bonhomme s'agenouillait dans la boue sans cesser de regarder Arnaud comme il eût regardé un archange. Celui-ci, d'ailleurs, sautait à bas de son cheval, empoignait le paysan aux épaules et l'embrassait sur les deux joues.

— Saturnin ! Mon vieux Saturnin ! Sangdieu ! Quel bien cela me fait de te revoir ! Toi, au moins, tu pourras me dire...

Cette fois, sous l'étreinte d'Arnaud, le vieil homme pleurait pour de bon et riait tout à la fois.

— Ah ! maintenant qu'vous êtes là, messire Arnaud, tout va aller mieux ! Vous en viendrez à bout, vous, de ces faillis chiens qui sont tombés sur not’ pays comme des corbeaux.

Tout en parlant, les yeux vifs de Saturnin avaient découvert Catherine sur Morgane qui encensait et Sara, tassée sur Rustaud, le bébé dans les bras.

— Oh ! fit-il avec une naïve admiration, la belle dame ! Vrai, not’ seigneur, jamais j'n'en ai vu de si belle... C'est-y que...

C'est ma femme, Saturnin, répondit Arnaud avec une nuance de fierté qui fit sourire Catherine. Et voici mon fils ! Tu peux baiser sa main... Ma chère, Saturnin est le bailli de Montsalvy et notre plus fidèle serviteur. Il a l'air, comme cela, d'un paysan, mais il a pignon sur rue. Il nous a élevés, Michel et moi... presque autant que notre mère...

De nouveau la voix d'Arnaud se brisa en évoquant sa mère, mais, déjà, Saturnin, qui venait de baiser la main de Catherine, se retournait vers lui en s'écriant :

— Vieille bête que je suis à vous t'nir là au lieu d'vous emmener bien vite la trouver ! Elle va être si heureuse notre pauvre maîtresse !

— Ma mère ? Tu sais où elle est ? Elle n'est pas...

Le vieux se mit à rire de bon cœur.

— Morte ? Vous voudriez pas ! Si j'n'avais pas réussi à lui faire quitter le château quand ces sauvages ont mis l'feu, vous n'auriez jamais revu le vieux Saturnin. J'aurais jamais pu vous regarder en face.

Et, comme Arnaud, de nouveau, le prenait aux épaules en criant :

— Vivante ! Elle est vivante ! Et où est-elle ? Au monastère ?

Saturnin cracha par terre et haussa les épaules.

— Au monastère, il y a Valette et ses hommes... ceux qui ont brûlé vot'maison. Mme la comtesse, où voulez-vous qu'elle soit ? Chez moi, bien sûr ! Mais à la métairie parce qu'en ville les hommes de Valette tiennent les meilleures maisons. Venez, maintenant, on s'est trop attardés. Même la nuit, voyez-vous, les chemins sont dangereux...

Tout en parlant, Saturnin avait pris la bride de Morgane et faisait tourner la petite jument. Avant de remettre son bonnet, il s'inclina devant Catherine avec une inconsciente dignité.

Notre dame, fit-il avec un grand respect, ça va être un honneur pour le vieux Saturnin de vous conduire à sa maison bien qu'elle ne soit pas digne du tout de vous recevoir. Mais vous y serez chez vous et aussi maîtresse que si les murs de Montsalvy étaient encore debout !

Elle le remercia d'un sourire. Un monde de sentiments contradictoires agitait la jeune femme. Ce paysan si fier et si simple qu'Arnaud traitait en ami lui ouvrait de nouveaux horizons sur le caractère de son mari. Elle entrevoyait vaguement l'enfant qu'il avait pu être et aussi le côté intensément humain qui se cachait sous son orgueil. Elle était heureuse à l'idée qu'elle et les siens auraient bientôt l'abri d'un toit, mais, sous ce toit, il y avait tout de même cette femme qu'elle redoutait tellement : la mère d'Arnaud ! À mesure que leur rencontre se faisait plus proche, Catherine sentait l'angoisse l'étreindre. La grande dame que devait être Isabelle de Montsalvy saurait- elle accueillir une belle-fille sortie du peuple ou bien les jeunes époux allaient-ils au-devant de reproches et d'une scène amère ? La jeune femme avait honte de s'avouer que, tout à l'heure, devant les décombres de la maison seigneuriale, elle avait eu, l'espace d'un instant, la pensée coupable que ce désastre lui évitait une épreuve. Malgré ses craintes, elle se reprochait cette pensée comme un crime. Elle était trop courageuse, elle avait trop l'habitude de l'adversité pour ne pas savoir regarder les choses en face.

« L'épreuve va venir, ma fille, se dit-elle tandis que Morgane retraçait ses pas vers le puy de l'Arbre, et c'est justice.

Une punition bien méritée pour ce que tu as osé penser ! »

Mais, malgré cette mercuriale intérieure, les alarmes de Catherine grandissaient chaque fois que Morgane posait un sabot à terre.

La métairie de Saturnin abritait son grand toit de lauzes sous un boqueteau de sapins, au flanc du puy. L'étroit chemin à peine tracé qui la desservait aboutissait un peu plus bas que les ruines, mais un escarpement rocheux la dissimulait aux regards de qui ne descendait pas assez bas vers la vallée. En l'approchant, Catherine la devina plus qu'elle ne la vit vraiment : une boursouflure plus sombre contre le fond noir du roc. Dans la façade s'ouvraient, comme des yeux rouges et ternes, deux étroites fenêtres que la jeune femme regarda avec méfiance. La maison, tapie dans l'ombre, avait l'air de la guetter...

Le pas sonore des chevaux fit apparaître la silhouette courte et noire d'une paysanne en bonnet blanc élevant une torche au-dessus de sa tête.

— Qui va là ? demanda la femme rudement.

— C'est moi, Donatienne, fit Saturnin.

— Mais, tu n'es pas seul...

La paysanne avait fait quelques pas et, brusquement, elle s'arrêta. La torche trembla dans sa main et, lentement, elle se laissa tomber à genoux, le regard illuminé de joie.

— Ô doux Jésus ! Messire Arnaud !...

Il était déjà à terre et, tandis que Saturnin aidait Catherine à descendre, relevait la vieille Donatienne, l'embrassait sur les deux joues.

— C'est bien moi... Ma mère ?

— Elle est là ! Oh, seigneur, elle va être si heureuse !...

Arnaud, déjà, ne l'écoutait plus. Il avait saisi Catherine par la main et l'entraînait vers la maisonnette si rapidement que le cœur de la jeune femme n'eut pas le temps de battre plus vite. Elle se retrouva dans une salle basse, au sol de terre battue, dont elle ne vit rien si ce n'est une femme en noir assise sur la pierre de l'âtre et qui se levait en poussant un cri.

— Toi !

« Mon Dieu ! songea Catherine, comme elle lui ressemble ! »

En effet, la mince et haute femme brune qui, chancelante, s'appuyait au manteau de la cheminée offrait, sous une forme adoucie, une fidèle réplique des traits d'Arnaud : même front haut, même pureté presque agressive des traits, même teint mat et mêmes yeux noirs, mais, dépassant la guimpe de toile où s'encadrait le visage de façon presque monastique, les épais cheveux noirs se striaient de blanc, les paupières violacées se fripaient et la bouche fine avait un pli las que n'avaient pas les lèvres fermes de l'homme.

Déjà, Arnaud, lâchant Catherine, s'était jeté aux pieds de sa mère et couvrait de baisers ses mains tremblantes.

— Mère chérie !

Appuyée au chambranle de la porte contre lequel elle s'était reculée, Catherine contemplait le groupe formé par la mère et le fils, sans même oser respirer. De lourdes larmes glissaient sur les joues d'Isabelle de Montsalvy tandis qu'elle enfermait dans ses deux mains le visage de son fils pour l'élever jusqu'à ses lèvres. Un moment, qui parut à Catherine durer un siècle, ils demeurèrent étroitement enlacés. Les larmes de la mère semblaient ne devoir jamais tarir.

Derrière elle, Catherine percevait les souffles retenus de ceux que le respect maintenait dehors. Elle entendit soudain Michel vagir et, se retournant brusquement, elle arracha presque l'enfant des bras de Sara, le tint serré contre sa poitrine comme pour lui demander protection contre cette inconnue dont elle attendait avec tant de crainte le premier mot. La chaleur du petit corps niché dans ses bras lui rendit courage. Elle avala sa salive, redressa la tête. Le moment tant redouté était arrivé.

Par-dessus l'épaule d'Arnaud, Catherine vit s'ouvrir les yeux que Mme de Montsalvy avait clos pour mieux savourer sa joie. Elle les vit se poser sur elle, surpris. La question vint aussitôt tandis que la mère d'Arnaud | le repoussait doucement.

— Qui est avec toi ?

Catherine fit deux pas, mais déjà Arnaud était revenu près d'elle. Son bras entoura les épaules de la jeune femme.

— Mère, dit-il gravement, voici ma femme, Catherine...

Une de ces impulsions soudaines dont elle n'avait jamais été maîtresse jeta Catherine en avant. Elle se retrouva agenouillée à son tour devant la mère de son époux, élevant comme une offrande l'enfant sur ses deux mains.

— Et voici notre fils, murmura-t-elle d'une voix que l'émotion enrouait. Nous l'avons nommé Michel !

Son regard violet s'accrochait à celui de sa belle- mère, implorant qu'on voulût bien l'accepter. Son cœur cognait à grands coups dans sa poitrine et elle luttait désespérément contre une terrible envie de pleurer. Isabelle de Montsalvy regarda la jeune femme à ses pieds avec une sorte d'incrédulité. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit. Elle se pencha cependant, scrutant le minuscule visage du bébé.

— Michel... balbutia-t-elle... vous me rendez Michel ?

Elle prit l'enfant des mains de Catherine, s'approcha du feu pour mieux le regarder. Catherine pouvait voir trembler ses lèvres et ses yeux s'emplir de nouvelles larmes. Elle s'attendait à la voir éclater en sanglots, mais ce fut un sourire qui vint, si clair et si jeune, le sourire même d'Arnaud. La grand-mère caressa d'un doigt précautionneux la petite crête de cheveux dorés qui se dressait sur la tête de Michel.

— Il est blond ! fit-elle d'un ton extasié, il est blond comme l'était mon pauvre enfant.

Catherine sentit que les mains d'Arnaud glissaient à sa taille et la remettaient debout. Sans la lâcher, il dit:

— Nous sommes heureux de votre joie, Mère, mais à celle-ci, mon épouse et la mère de votre petit-fils, ne direz-vous rien ?

La dame de Montsalvy se retourna vers eux, enveloppa du regard le couple qu'ils formaient. Lentement, elle s'approcha d'eux et sourit de nouveau.

Pardonnez-moi, ma fille. Ce trop grand bonheur après notre désastre m'a fait un peu perdre la tête. Venez ici, que je vous voie...

Elle tendait à Catherine sa main gauche, gardant Michel au creux du bras droit. Docilement, la jeune femme s'approcha du feu, rejetant le capuchon qui couvrait sa tête. Les flammes firent étinceler sa chevelure, mirent des paillettes d'or dans ses yeux. Elle resta là, bien droite, sa petite tête fine dressée par un orgueil inconscient, attendant le verdict qui ne tarda guère.

— Comme vous êtes belle ! soupira Isabelle de Montsalvy... Presque trop !

— La plus belle dame du royaume, fit Arnaud tendrement,... et la plus aimée !

Sa mère sourit de la chaleur qu'il avait mise dans ces quelques mots.

— Tu ne pouvais choisir qu'une femme très belle, dit-elle, tu as toujours été si difficile ! Venez m'embrasser, mon enfant.

Le cœur serré de Catherine se dilata. Elle se courba un peu pour offrir son front au baiser de sa belle-mère avant d'effleurer de ses lèvres la joue mate qu'on lui offrait. Puis les deux femmes se penchèrent d'un même mouvement sur Michel qui s'agitait.

— Il est beau, lui aussi, exulta la grand-mère. Comme nous allons l'aimer !

Un cri venu de la porte lui coupa la parole. Une jeune fille brune venait d'apparaître, bousculant Saturnin, Donatienne, Gauthier, Sara et Fortunat avec une force irrésistible.

— Arnaud ! Arnaud !... Tu es revenu ! Enfin...

Comme dans un songe, Catherine vit la jeune fille

courir à son époux, l'envelopper de ses bras et, se haussant sur la pointe des pieds, coller ses lèvres à celles du jeune homme avec une passion qui ne laissait aucun doute sur ses sentiments profonds. Arnaud avait été tellement surpris qu'il n'avait pas réagi immédiatement, mais Catherine sentit une brusque colère l'envahir. « D'où sortait-elle, celle-là, et de quel droit

embrassait-elle son époux avec cette ardeur ? » Vivement, elle alla rejoindre Arnaud qui, d'ailleurs, avait repris ses esprits et repoussait vivement l'assaillante.

— Marie ! dit-il, tu devrais apprendre à contrôler tes impulsions. Je ne savais pas que tu étais ici.

— Son frère me l'avait confiée, dit sa mère. Elle s'ennuyait tellement à Comborn !

— Tandis qu'ici, c'est infiniment plus gai, fit Arnaud. Tiens-toi tranquille, coupa-t-il avec impatience en rabattant les bras qui allaient se nouer encore à son cou, tu es trop grande pour te comporter comme une gamine ! Ma mie, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, cette jeune chèvre est notre cousine, Marie de Comborn.

Catherine, mal remise de la désagréable impression éprouvée, s'obligea au sourire. Elle reçut en plein visage le regard de deux yeux vert foncé, chargés de fureur. Marie de Comborn offrait, en effet, une certaine ressemblance avec une chèvre. Petite, nerveuse, on sentait sous sa robe de drap noir en mauvais état un corps musclé, tendu comme une corde d'arc. Le visage triangulaire était étrange, pointu, s'élargissant aux pommettes pour laisser place à de vastes yeux sombres.

Les cheveux noirs, frisés comme ceux d'une bohémienne, avaient du mal à rester nattés sur les oreilles et des mèches folles s'échappaient. La bouche était très rouge, bien ourlée, sensuelle même, et s'entrouvrait sur des dents aiguës mais très blanches. « Une chèvre ? songea Catherine. Peut-être... mais peut-être aussi une vipère ! ce visage en triangle, ces yeux bizarres !... » Elle garda pour elle ses réflexions, sourit de nouveau.

— Bonsoir, Marie, dit-elle gentiment. Je suis heureuse de vous connaître.

— Qui êtes-vous ? demanda la jeune fille sèchement.

Ce fut Mme de Montsalvy qui se chargea de la renseigner. Sa voix grave et musicale à la fois se fit entendre, empreinte de sévérité.

— Elle se nomme Catherine de Montsalvy, Marie... et elle est la femme d'Arnaud. Embrasse-la !

Catherine crut que Marie allait s'évanouir à ses pieds. Son visage brun devint gris tandis que ses narines se pinçaient.

Ses prunelles vertes allèrent d'Arnaud à Catherine, de Catherine à Arnaud, s'affolant. Une sorte de rictus déforma sa bouche fraîche, montrant les dents comme un chien prêt à mordre.

— Sa femme ! gronda-t-elle... Vous êtes sa femme et vous osez m'adresser la parole ? Depuis que je suis née, je lui suis destinée... je l'ai aimé dès que j'ai pu éprouver un sentiment et il vous a épousée... vous !

— Marie ! cria Mme de Montsalvy. En voilà assez !

Catherine était partagée entre l'envie de pleurer et le désir de laisser la colère l'envahir. Mais, avec un haussement d'épaules, Arnaud se détournait.

— Cette fois, je crois bien qu'elle est tout à fait folle !

Marie se tourna vers lui, son visage maigre et ardent se tendit.

— Folle ? Oui, je suis folle, Arnaud, folle de toi ! Je l'ai toujours été ! Et ce n'est pas à cause de cette femme que je renoncerai à toi. Je n'aurai ni trêve ni repos que je ne t'aie arraché à elle !

Le bras de Marie, tendu vers Catherine de façon menaçante, retomba. La jeune fille jeta autour d'elle un regard égaré puis, éclatant en sanglots, elle franchit la porte en courant et se fondit dans la nuit. Arnaud fit un mouvement pour la suivre mais Catherine l'arrêta net, d'une main posée sur son bras.

— Si tu la suis, je pars sur l'heure ! dit-elle froidement. En vérité, voilà qui nous promet des jours agréables !

Il la regarda, vit que ses grands yeux étincelaient à la fois de colère et de larmes. Un bref sourire détendit ses traits. Il attira la jeune femme dans ses bras et la serra à lui faire mal.

Tu ne vas pas être jalouse de cette gamine exaltée, toi, mon incomparable ? Je ne suis nullement responsable des rêves qu'elle a nourris et, sur mon honneur, jamais n'y ai participé ni les ai encouragés.

Il ferma d'un baiser les paupières humides puis, se détournant légèrement, rencontra le regard de Gauthier, étrangement inexpressif.

— Va la chercher ! ordonna-t-il. Cette petite sotte est capable de tomber dans le torrent avec cette obscurité.

— Ça m'étonnerait, bougonna Donatienne qui, les mains jointes devant le bébé, paraissait en extase. Elle a des yeux de chat... elle y voit la nuit !

Gauthier disparut sans un mot, suivi de Fortunat. Saturnin, qui avait conduit les chevaux à l'écurie, renterait dans la salle. Catherine alla s'asseoir sur la pierre de l'âtre. Elle se sentait affreusement lasse et désorientée. Auprès d'elle, la grand-mère berçait toujours Michel en lui chuchotant ces petits mots tendres, un peu bêtes mais touchants, qui constituent la langue mystérieuse usitée entre les gens âgés et les tout-petits. L'air accablé de Catherine, ses épaules soudain voûtées alarmèrent Arnaud. Il vint s'agenouiller près d'elle, prit ses deux mains et les couvrit de baisers.

— Pourquoi si triste, Catherine ? Notre demeure est détruite, mais la famille est intacte, nous sommes à l'abri... et je t'aime ! Souris-moi, mon cœur ! Quand tu es triste il n'y a plus de lumière dans le monde.

Le beau visage dur, tendu vers elle, implorait et exigeait à la fois. La conscience lui revint, aiguë et presque douloureuse, de son amour pour lui, balayant le décor rude, les murs de pierre nue, les solives noires, les meubles rudimentaires et l'écœurante odeur de fumée. Saurait-elle jamais lui résister ou même lui refuser quelque chose ? Mais quand il disait « je t'aime », tout s'effaçait de ce qui n'était pas leur trop grand amour. Avec une infinie tendresse, elle lui offrit, un peu tremblant encore, le sourire qu'il réclamait.

— Tu ne sauras sans doute jamais, chuchota-t-elle, à quel point, moi, je t'aime.

Tout près d'eux, impassible et sourde en apparence, Isabelle de Montsalvy continuait de bercer Michel.

De cette première soirée à Montsalvy, Catherine devait garder une impression d'étrangeté et d'absurdité. Tout avait été tellement différent de ce qu'elle avait espéré, attendu... Non qu'elle regrettât vraiment le château seigneurial où elle eût dû régner, ou bien qu'elle éprouvât une répugnance quelconque à accepter l'hospitalité généreuse de Saturnin et de Donatienne, mais elle avait le sentiment d'avoir atteint un monde bizarre et peuplé de gens qu'elle pourrait difficilement comprendre, ou même atteindre... un monde qui était celui de son époux. Elle s'avouait qu'Isabelle de Montsalvy était à peu près telle qu'elle l'imaginait, fière et grande dame jusqu'au bout des ongles, trop semblable à Arnaud dont Catherine connaissait si bien le caractère ardent mais difficile. La jeune femme sentait que sa belle-mère ne l'avait pas acceptée, pas encore... L'accepterait-elle même un jour ?

Quand Gauthier était revenu, ramenant Marie de Comborn, Mme de Montsalvy, Catherine et Arnaud étaient à dîner, servis par Donatienne. Ni la brave femme ni son époux ne se fussent permis de s'asseoir à table en même temps que les seigneurs auxquels ils offraient un abri. Catherine avait senti toutes ses préventions revenir lorsque la jeune fille, après un regard vers Arnaud, s'était assise en face d'elle. La fureur qui l'avait soulevée semblait l'avoir quittée et, à la grande surprise de Catherine, c'était elle qui lui avait adressé la parole.

— Je connais toutes les familles d'Auvergne et des environs, dit Marie, pourtant je ne vous ai jamais vue... ma cousine.

Vous n'êtes pas de nos régions car j'imagine que, si je vous eusse rencontrée, je m'en fusse souvenue.

— Je suis parisienne, répondit Catherine... mais j'ai passé ma jeunesse en Bourgogne...

Elle regretta le mot imprudent aussitôt. Mme de Montsalvy avait pâli.

— De Bourgogne... Comment ?

Arnaud ne laissa pas sa mère finir sa phrase. Avec une hâte qui trahissait un peu de gêne, il lança :

— Le premier époux de Catherine, Garin de Brazey, a été pendu par ordre du duc Philippe pour haute trahison... Cela doit te suffire, Marie, et Catherine n'aime pas qu'on lui rappelle d'aussi mauvais souvenirs.

— Marie ignorait, intervint sa mère qui tenait les yeux fixés sur son écuelle de potage. Au surplus, elle ne pensait pas à mal en s'enquérant de l'origine de sa nouvelle cousine. Sa question était naturelle. Moi- même...

— Ma mère, si vous le voulez bien, nous entamerons plus tard ce sujet, coupa Arnaud sèchement. Pour ce soir, nous sommes las, encore accablés par la surprise qui nous attendait ici. Ma femme est épuisée et je ne souhaite aussi que le repos.

Catherine avait alors surpris le froncement de sourcils de sa belle-mère et l'éclair moqueur dans les yeux de Marie, mais personne n'avait plus rien dit et le souper frugal s'était terminé en silence. Elle avait la sensation physique d'un épaississement progressif de l'atmosphère. Et elle ne voyait pas comment elle pourrait dissiper le malaise. Comment réagirait la mère d'Arnaud quand elle saurait que sa belle-fille était née sur le Pont-au-Change, dans la modeste maison d'un orfèvre ? Mal sans doute puisque Arnaud n'avait pas osé, dès le premier instant, dire la vérité. La présence de cette Marie, jamais soupçonnée, mais dont il faudrait bien mesurer la haine, n'arrangerait rien. Catherine s'était attendue à combattre une ennemie et elle en trouvait deux !

Elle parvint cependant à faire bonne contenance durant la fin de cette soirée, s'occupa de son fils avec l'aide de Sara dont les yeux inquiets allaient sans cesse de la jeune femme à la vieille châtelaine, alla tendre calmement son front à Isabelle et adressa un bref salut à Marie. Mais, une fois dans le grenier à foin où Dona- tienne avait arrangé de son mieux un lit pour le jeune couple, elle laissa éclater à la fois sa colère et son désappointement.

— Tu as honte de moi, n'est-ce pas ? dit-elle à son mari qui, assis au bord de la paillasse, rêvait, les mains nouées autour de ses genoux. Comment diras-tu à ta mère qui je suis alors que, tout à l'heure, tu as eu peur ?

Il leva les yeux vers elle et la regarda un instant sans rien dire, à travers ses cils rapprochés. Puis, calmement, déclara :

— Je n'ai pas eu peur. Simplement, je préfère confier cela seul à seul à ma mère et non pas au milieu d'une salle de ferme et devant des étrangers.

— Si tu parles de Sara, de Gauthier, ils me connaissent et n'ont rien à apprendre. Mais si c'est de ta précieuse cousine, je conçois que...

Il étendit un bras, entoura les jambes de Catherine et la fit tomber près de lui sans la moindre douceur. Là, il l'immobilisa entre ses bras et l'embrassa longuement, puis...

— Tu ne conçois rien du tout ! Marie est une oie prétentieuse qui n'a jamais écouté que ses désirs... et toi tu es presque aussi sotte si tu t'avises d'être jalouse d'elle.

— Pourquoi non ? Elle est jeune, belle... Elle t'aime, fit Catherine avec un petit rire sec.

— Mais moi, c'est toi que j'aime. Tu me dis que Marie est belle ?

D'une seule main, il immobilisa les deux poignets de Catherine derrière son dos, de l'autre la déshabilla avec une prestesse diabolique, puis déroula les magnifiques cheveux dont il entoura son propre cou avant de ramener la jeune femme contre sa poitrine.

Il est temps que nous essayions de trouver un miroir, ma mie. As-tu donc oublié ta beauté et combien je suis devenu l'esclave de cette beauté ?

— Non, mais...

Elle n'eut pas le loisir d'en dire plus parce que la bouche d'Arnaud s'était abattue sur la sienne et lui coupait le souffle.

Dans les instants qui suivirent elle n'eut plus du tout envie de parler. La magie profonde des caresses jouait sur elle, effaçant tout le reste, tout ce qui n'était pas le miraculeux accord que tous deux réalisaient dans l'amour.

Quand, longtemps après, elle émergea du bienheureux engourdissement, la tête contre la poitrine d'Arnaud, la conscience lui revint un peu et, d'une voix déjà alourdie de sommeil, elle murmura :

— Qu'allons-nous faire, Arnaud, qu'allons-nous faire demain ?

— Demain ? (Il réfléchit un instant, puis, comme si c'eût été la chose la plus naturelle du monde.) Demain j'irai au monastère pour y couper la gorge de ce Valette. Il ne vivra pas assez pour se vanter d'avoir rasé Montsalvy...

Arrachée brutalement à sa quiétude momentanée et reprise d'une peur affreuse, Catherine voulut protester, mais la respiration plus forte et plus régulière du jeune homme lui apprit que, déjà, il s'était endormi.

N'osant bouger pour ne pas l'éveiller car ses bras étaient demeurés noués autour d'elle, Catherine demeura longtemps les yeux grands ouverts dans cette obscurité qui sentait le fourrage, apprenant peu à peu les mille bruits imperceptibles qui peuplaient le silence nocturne de ce pays inconnu. Elle aurait voulu, puérilement, que cette nuit, où leurs deux corps demeuraient confondus, n'eût jamais de fin. Pour la première fois depuis bien longtemps, ils avaient été l'un à l'autre pleinement, sans restriction, sans gêne et sans entraves. La conscience de son amour l'étouffait presque et demain, ce demain où la lutte devait inéluctablement reprendre, l'effrayait. Sous sa joue, la peau du jeune homme était lisse et chaude et elle entendait son cœur battre calmement, profondément... Il était à elle comme jamais encore il ne l'avait été. Et Catherine, brusquement, balaya ses terreurs, chassa les questions sans réponse. Une chose, une seule, comptait dont elle venait de prendre conscience avec une implacable acuité : jamais elle ne laisserait qui que ce fût, ni quoi que ce fût lui prendre Arnaud ! Sa propre chair, son propre sang n'étaient que les prolongements de ceux d'Arnaud. Elle ne laisserait ni Marie de Comborn, ni Valette, ni la vie, ni les hommes, ni la mort l'amputer de ce qui était sa seule raison d'être...

Lorsque Catherine descendit de son grenier, le lendemain matin, Saturnin faisait sortir les moutons d'une bergerie creusée à même le roc. Un peu plus loin, un berger maigre en manteau de laine noire et deux grands chiens roux attendaient. Le vieil homme salua Catherine très bas, un grand sourire sur son visage tanné.

— Le gîte était indigne de vous, gracieuse dame, mais avez-vous bien dormi tout de même ?

— Merveilleusement ! Je n'ai même pas entendu sortir mon époux. L'avez-vous vu ?

— Oui. Il est dans la salle avec notre dame. Elle l'aide à revêtir son armure.

Le cœur de Catherine se serra. Apparemment Arnaud n'avait pas renoncé à son idée folle d'aller attaquer, presque seul, le routier retranché dans les murs du monastère. Elle laissa son regard glisser sur l'épaisse vague laineuse et jaune des moutons qui passaient devant elle. Machinalement, elle dit :

— Vous avez un beau troupeau, Saturnin. Vous ne craignez pas, en le laissant sortir, qu'il ne tente la convoitise des routiers de Valette ?

— Tout n'est pas à moi. La plus grande partie appartient au vénérable abbé. Et le bandit qui a brûlé Montsalvy n'oserait pas toucher aux biens personnels de l'abbé. Cela pourrait lui coûter cher. J'en profite seulement pour y mêler les miens qui, ainsi, sont à l'abri. Mais, excusez-moi, les bêtes vont pâturer, et moi j'ai affaire au village...

Lentement, tout en respirant l'air vif du matin, Catherine se dirigea vers la maison. Le temps s'était considérablement adouci dans la nuit, et la campagne, tout autour d'elle, était toute brillante d'eaux courantes. Des croupes montagneuses sourdaient une multitude de ruisselets qui traçaient leur chemin brillant à travers les mottes brunes et l'herbe desséchée.

Le ciel était d'un bleu encore timide et voilé de nuages blancs, épais comme des panaches de plume. La terre, débarrassée de la neige, semblait pousser un grand soupir de soulagement. Catherine se dit que ce pays était beau, attachant, et qu'elle pourrait l'aimer si...

La phrase, dans son esprit, demeura informulée. En approchant de la métairie dont la porte était ouverte, la jeune femme avait entendu son nom lancé d'une voix furieuse. Instinctivement, elle se rejeta derrière le vieux sapin déhanché qui poussait auprès des murs boueux de la maison, se glissa entre le tronc et la muraille. Elle était presque contre l'étroite fenêtre et put voir Arnaud, debout devant la cheminée où le feu flambait sous une énorme marmite noire. Ses jambes, ses cuisses et ses hanches étaient déjà prisonnières des pièces d'acier de l'armure et, du haut de son corps, on ne voyait rien car il était occupé à se glisser péniblement dans la cotte de mailles courte sur laquelle on poserait les autres pièces. Quand la tête émergea du tissu de fer, la voix coléreuse reprit :

— Je n'espérais pas, Mère, que vous exulteriez de joie en apprenant la souche roturière de ma femme, mais j'avoue que je n'attendais pas tant de dédain !

Isabelle de Montsalvy, qui, pour Catherine, n'était qu'une ombre noire à cette minute, répliqua sèchement :

— Et quoi d'autre ? Une fille d'artisan, sans la moindre goutte de sang noble, pour toi qui pouvais espérer une princesse ?

— S'il n'avait tenu qu'au duc Philippe, Catherine serait princesse et plus encore !

— La folie qu'éveillent les femmes chez le duc de Bourgogne est connue de l'univers et je ne nie pas la beauté de cette fille...

Le mot souffleta Catherine. Elle eut un élan pour se jeter dans la pièce mais se retint. Elle voulait en savoir davantage, savoir surtout comment réagissait Arnaud. Mais elle eut à peine le temps de se poser la question.

— Je vous serais reconnaissant d'employer d'autres termes quand vous parlez de ma femme, lança brutalement Arnaud. Et j'entends que vous n'oubliiez pas ceci : vous êtes ma mère, je vous vénère et je vous chéris, mais elle est mon épouse, la chair de ma chair, le souffle indispensable à ma vie. Et rien, ni personne ne me fera renoncer à elle !

Les jambes fauchées, Catherine se laissa aller contre l'arbre, baignée d'une ardente reconnaissance ! « Oh... mon amour

! » soupira-t-elle avec ferveur.

Il y eut un silence. Isabelle bouclait autour du torse de son fils la cuirasse et Arnaud réfléchissait. Catherine l'entendit prendre une profonde respiration comme il avait coutume de le faire quand il voulait maîtriser sa colère. Puis, calmement cette fois, il dit :

— Essayez de m'écouter sans courroux, ma mère, et peut-être comprendrez-vous. Tout a commencé le jour où Michel trouva la mort, à Paris, dans les pires jours de l'émeute cabochienne...

Tapie derrière son arbre, invisible du dehors comme du dedans, Catherine, retenant son souffle, écouta son époux retracer toute l'histoire de leur amour. Il le fit sans chercher à faire lever une émotion facile, avec des mots simples, directs, qui portaient d'autant plus.

Il dit le dévouement aveugle de la petite Catherine de treize ans pour un inconnu qu'au péril de sa vie et au prix de celle de son père elle avait voulu sauver. Puis leur rencontre sur la route de Flandres et tout ce qui, si longtemps, les avait séparés : le mariage lamentable de Catherine, l'amour du duc Philippe et comment, pour mourir avec lui dans Orléans assiégée, la plus belle dame d'Occident avait renoncé à tout : fortune, titres, gloire, amour d'un prince, pour s'en aller, seule et démunie, sur les grands chemins infestés de brigands. Comment enfin, pour arracher Jehanne d'Arc à ses bourreaux, Catherine, comme lui-même, avait tenté cet impossible qui avait fait d'eux des proscrits et amené la ruine de Montsalvy.

— Cela aussi, Mère, la perte de notre demeure, vous pouvez la reprocher à Catherine, comme à moi- même, car, s'il fallait encore payer ce prix, et double encore, pour ramener Jehanne à la vie, nous recommencerions sans l'ombre d'une hésitation !

— Qu'elle ait le cœur grand et fier est une chose, répliqua la mère obstinée, qu'elle soit de sang populaire en est une autre. Comment veux-tu que j'oublie qu'elle sort d'une boutique ?

La patience d'Arnaud devait être à bout car l'éclat de sa voix fit sursauter Catherine.

Sangdieu, Madame ! Je vous ai toujours crue de cœur plus haut et plus magnanime qu'aucune femme au monde et je n'aimerais pas changer d'avis. Dois-je vous rappeler ce qu'était le premier de mes nobles ancêtres ? Un moinillon aventureux qui, au temps de la première Croisade, jeta aux orties un froc qu'on s'apprêtait à lui arracher de force, qui s'attacha aux pas du comte de Toulouse, Raymond de Saint-Gilles, et revint de Terre Sainte couvert de gloire, riche comme un sultan et dûment anobli par le roi de Jérusalem ? Les Comborn, si l'ancêtre Archambaud le Boucher n'avait gagné aux dés la sœur du duc de Normandie, ne seraient peut-être à cette heure que de petits nobliaux encrassés, abrutis par les beuveries, à peine plus évolués que les paysans avec lesquels ils partageaient jadis les dépouilles des sangliers.

Quant aux Ventadour dont vous êtes, ma mère...

— Vous allez, je pense, me dire qu'ils ont pris racine dans quelque porcherie ? s'écria Isabelle méprisante.

— Rien ne ressemble plus à une porcherie qu'une bauge de sanglier. Et qu'étaient d'autre, je vous prie, ces chefs francs, barbares plus qu'à demi sauvages, venus des forêts de Germanie où ils adoraient les arbres et les ruisseaux, ces petits chefs de hordes hissés sur le pavois à l'occasion d'une chasse heureuse ou d'un ennemi proprement égorgé... et qui sont les nobles ancêtres de nos nobles maisons !

— C'est l'épée qui leur a conquis terres et titres, pas la balance d'un marchand. Jamais sang noble ne s'est abaissé au commerce !

Dans l'ombre, Catherine vit étinceler les dents de loup d'Arnaud.

— En êtes-vous si sûre ? Combien de chevaliers du Temple ont fourni les Ventadour, les Montsalvy ? Et qu'était cette banque si riche, si puissante qui faisait leur force quand le roi Philippe les a écrasés... sinon un très lucratif commerce ?

Allons, mère, pour une fois, oubliez votre noblesse en faveur de celle que j'aime car elle en est digne. Catherine est de ces femmes à la sève puissante d'où sortent les dynasties les plus grandes, comme ces impératrices romaines, couronnées au hasard d'une conquête et d'où naissaient les Césars. La reine Yolande, qui s'y connaît en qualité humaine, lui avait donné rang auprès d'elle, et amitié. Jehanne la Pucelle l'aimait. Serez-vous plus royaliste, Madame, que la reine des Quatre Royaumes, plus orgueilleuse qu'une fille de Dieu ?

— Comme tu l'aimes ! murmura amèrement Isabelle, comme tu la défends !

Il y eut un bruit métallique. Arnaud venait de s'agenouiller auprès de sa mère.

Oui, je l'aime et j'en suis fier. Mère, vous l'aimerez aussi quand vous la connaîtrez mieux. Encore que le brave Gaucher Legoix, mort avec Michel, ne mérite pas ce dédain, oubliez-le, oubliez que Catherine est sa fille... Oubliez aussi le duc Philippe et Garin de Brazey. Ne voyez dans Catherine que la dame d'honneur de la reine Yolande, que celle qui voulut sauver la Pucelle, qui fut pour moi un compagnon d'armes avant d'être ma femme, que Catherine de Montsalvy, mon épouse... est votre fille !

Catherine ferma les yeux. Elle ne voyait d'ailleurs plus clair parce que les larmes l'aveuglaient. Dût-elle vivre une éternité elle n'oublierait jamais les paroles d'Arnaud, ce plaidoyer qui n'était qu'un vibrant cri de passion. Bouleversée d'amour et de reconnaissance, la jeune femme luttait contre la faiblesse qui l'envahissait. Il y a des moments sans doute où le bonheur éprouvé est trop fort pour la résistance humaine et où il peut briser aussi bien que la douleur. Catherine était au bord de l'évanouissement. Elle agrippa le tronc rugueux de l'arbre, s'y cramponna comme pour tirer de sa sève les forces qui lui manquaient. Dans la maison, plus aucun bruit ne se faisait entendre. Isabelle de Montsalvy s'était assise sur un banc et, les yeux fermés, adossée au mur, elle réfléchissait, tandis qu'Arnaud, relevé, enfilait calmement ses gantelets sans plus s'occuper d'elle, respectant sa méditation. Mais, dans la petite pièce du fond, Michel, très certainement aux mains de Sara, se mit à hurler et Catherine, à la voix de son fils, ouvrit les yeux, étouffa une exclamation de colère : en face d'elle, de l'autre côté de la porte, appuyée d'une épaule au mur de la maison, Marie de Comborn la regardait en riant méchamment.

— Un beau morceau de rhétorique, n'est-ce pas ? Mais n'en tirez pas vanité, chère Catherine... Il y aura un jour où Arnaud ne s'en souviendra plus, mais, en revanche, se souviendra fort bien de votre naissance basse. Et, ce jour-là, je serai là, moi...

La joie intérieure de Catherine était si profonde qu'elle ne laissait pas place à la colère. Le dédain arqua ses belles lèvres en un demi-sourire presque amusé.

— Voilà qui va vous obliger à une longue patience... chère Marie ! Et je me demande avec angoisse en quel état vous serez, ce jour-là. Vous n'êtes déjà pas si belle ! Quand Arnaud cessera de m'aimer, je serais fort étonnée qu'il s'en allât porter ses vœux à une vieille fille desséchée par l'envie et la méchanceté !

— Garce ! cracha Marie les poings serrés, les yeux étincelants de rage, je vais te crever les yeux !

De sa ceinture, elle arracha un stylet dont la lame mince brilla d'un éclat sinistre. Les pupilles de Marie se rétrécissaient et plus que jamais elle avait l'air d'un chat prêt à bondir. La haine qui déformait son visage, le feu dangereux de ses yeux firent reculer Catherine. Elle mit le sapin entre elle et son ennemie, mais ne put se retenir de persifler.

— Que voilà un outil bien féminin ! Ai-je bien entendu ou bien votre noble ancêtre s'appelait-il Archambaud le Boucher ?

— Tu as bien entendu et je vais te dire mieux : je tue aussi bien que lui. Tu vas voir !

Folle de fureur, Marie leva son arme et allait s'élancer sur Catherine, mais Gauthier venait d'apparaître au coin de la maison et sautait, par-derrière, sur la jeune fille. En un instant, le stylet quitta sa main tordue et vola dans l'herbe tandis que la large paume du Normand, brutalement appliquée sur la bouche de Marie étouffait son cri de rage. Catherine respira. Tout au fond d'elle-même, elle s'avouait qu'elle avait eu peur. Cette fille à moitié folle était prête à n'importe quel geste pour l'éliminer. Réduite à l'impuissance, elle écumait de fureur sous la poigne solide de Gauthier.

Allons, Demoiselle, fit celui-ci de sa voix traînante, un peu de calme ! Quand on veut tuer les gens, on s'arrange pour qu'il n'y ait pas vingt personnes à vous regarder.

En effet, dans la prairie, arrivaient des paysans en blouse, les cheveux longs sous le bonnet de laine, couverts de peaux de chèvre ou de mouton et portant, qui une fourche, qui une faux... La résolution se lisait sur tous ces visages roussis, brûlés, tannés par les soleils et les neiges. Sortant du bois ou des sentiers imperceptibles, ils avançaient sur l'herbe, convergeant vers la ferme, silencieux, lents et implacables comme le destin lui-même. En tête venait le vieux Saturnin, une longue faux luisante dans son poing, ses pieds chaussés de sabots écrasant lourdement les mottes de terre spongieuse.

Gauthier enveloppa les paysans d'un regard rapide, puis lâcha Marie, mais se baissa pour ramasser le stylet qu'il glissa à sa ceinture.

— L'heure est venue, dit-il seulement, je vais chercher les chevaux.

— Fortunat, tout armé lui aussi, sortit de l'étable traînant un arc en bois d'if aussi grand que lui. Marie marqua un temps d'hésitation. Elle jeta sur Catherine un coup d'œil incertain puis, prenant un parti, voulut entrer dans la maison, mais se heurta à Arnaud qui en sortait, armé de pied en cap. Il repoussa la jeune fille sans même la regarder, n'ayant vu que Catherine adossée au sapin. Celle-ci, de son côté, contemplait son époux avec surprise. En effet, il ne portait pas l'armure légère que lui avait donnée Jacques Cœur au départ de Bourges, mais l'armure noire qui lui était habituelle et qu'il avait appris à faire respecter aussi bien dans les tournois que sur les champs de bataille. Le heaume timbré de l'épervier était logé sous son bras gauche. Catherine songea que le temps n'avait aucune prise sur lui, qu'il était exactement semblable à l'image qu'elle avait gardée de lui, quand il était apparu aux fiançailles des princesses de Bourgogne pour jeter son gantelet aux pieds du duc Philippe. Comme il se penchait pour l'embrasser, elle demanda : Comment as-tu fait pour retrouver ces armes ? Où étaient-elles ?

— Dans l'armurerie du château, où l'on peut encore pénétrer par une issue particulière. C'est une pièce en sous-sol et, par chance, elle est toujours accessible. Je n'aurai pas tout perdu.

Glissant ses bras au cou d'Arnaud, elle s'accrocha à lui de toutes ses forces dans un geste de tendresse, pour le retenir près d'elle. Un geste dont elle savait d'avance la vanité.

— Où vas-tu ? Que vas-tu faire ?

Il eut un geste vers les hauteurs invisibles du village, vers le monastère dont les cloches ébranlaient à cet instant l'air limpide du matin. Puis sa main désigna les paysans maintenant groupés devant la maison, l'air résolu sous leurs bonnets de laine, et, plus près, la massive silhouette de Gauthier, armé lui aussi, et celle, plus frêle, de Fortunat.

— Je vais là, et voici mes troupes. Je vais faire payer à Valette la ruine de notre maison.

— Tu vas te battre ?

— C'est mon métier, fit-il avec un mince sourire, et je ne trouverai jamais meilleure occasion de l'exercer.

— Sais-tu qu'en attaquant Valette tu attaques le Roi en quelque sorte ?

Cette fois, la colère enflamma brutalement le visage d'Arnaud. Sa main gantée de fer frappa sa poitrine qui résonna.

— Que m'importe le Roi ? Ai-je encore un Roi dans celui qui m'a proscrit innocent, qui m'a ruiné pour complaire à son favori ? Non, Catherine, je n'ai plus de Roi et, crois-moi, en attaquant ce chien puant, je n'aurai pas l'impression d'agir contre l'honneur ou le droit... bien au contraire ! Si je le tue, j'en sais plus d'un qui m'en sera reconnaissant.

Une dernière fois, il embrassait sa femme, puis, la quittant, se dirigeait vers son cheval que tenait Fortunat. Une impulsion jeta Catherine sur ses pas : elle voulait le suivre. Mais elle se retint : il ne le lui permettrait pas. Il fallait les laisser partir, puis les rejoindre, à distance.

De la maison étaient sorties Sara, portant Michel qui gazouillait, Isabelle de Montsalvy et Donatienne qui s'essuyait les yeux au coin de son tablier. Marie avait disparu comme par enchantement. D'un mouvement instinctif, Catherine avait pris son fils dans ses bras. Il était d'excellente humeur, ce matin, et souriait à sa mère dont le cœur fondit de tendresse. Le contraste était trop cruel entre ce bébé joyeux et ces hommes, mal armés, si peu nombreux, qui s'en allaient affronter une troupe de forbans aguerris, rompus à toutes les ruses, à tous les ravages... Ses yeux se brouillèrent de larmes et elle ne vit pas qu'Isabelle l'observait.

Mais, quand Arnaud et ses hommes eurent disparu sous le couvert des sapins, Catherine, se tournant brusquement vers sa belle-mère, lui tendit l'enfant.

— Prenez Michel, dit-elle calmement. Moi, je vais voir.

— Vous êtes folle ? La place d'une femme n'est pas avec les hommes. Savez-vous ce que vous risquez ?

La jeune femme eut un triste sourire qui n'atteignit pas ses yeux.

— Je sais surtout ce que risque Arnaud et c'est là tout ce qui importe pour moi.

— Votre fils ne vous retient pas ? fit Isabelle, un pli de dédain au coin des lèvres. Une bonne mère ne doit jamais quitter son enfant.

— Peut-être suis-je meilleure épouse que mère. Au surplus, Madame, il vous a pour veiller sur lui en mon absence, vous êtes sa grand-mère. Enfin... s'il m'arrivait malheur, je crois que cela simplifierait bien des choses, n'est-ce pas ?

Et, sans attendre la réponse d'Isabelle qui, médusée, la regardait avec stupeur, Catherine tourna les talons et s'en alla à l'écurie. Sans l'aide de personne, elle sella et brida Morgane, puis, sautant en selle, prit à son tour, sur les traces de la troupe, le chemin de Montsalvy.

À mesure qu'elle montait vers le village, Catherine percevait plus nettement le son des cloches et se guidait sur elles autant que sur le sol foulé par les hommes d'Arnaud. Comme Jehanne la Pucelle, Catherine avait toujours aimé les cloches dont les voix, graves ou aiguës, se répondant à travers le ciel, lui semblaient parler quelque mystérieux langage hors du temps, hors de la terre. Mais, ce matin, leur battement sinistre la frappa. Les cloches du monastère sonnaient en glas et Catherine sentit un frisson courir le long de son dos.

La pensée lui revint que l'on entrait, ce jour-là, en Carême. Le morne égrènement mélodieux appelait les paysans aux Cendres de l'humilité, mais le cœur inquiet de la jeune femme y voyait un mauvais présage. Elle noua un instant ses doigts froids dans la crinière de Morgane pour chercher un peu de chaleur, pour toucher quelque chose de vivant.

Volontairement, elle détourna les yeux du puy de l'Arbre et de ses ruines noires, talonna sa jument et, tête baissée, fonça dans le sous-bois.

Au moment de quitter le couvert des arbres et de déboucher sur le plateau, Catherine retint Morgane, instinctivement, et l'obligea à s'arrêter. D'où elle était, elle voyait parfaitement l'enceinte fortifiée de Montsalvy et sa porte nord grande ouverte. Elle voyait aussi des paysans qui arrivaient par les petits sentiers, se hâtant, fronts penchés et dos ronds, comme s'ils étaient poursuivis par quelque fléau. Mais nulle part il n'y avait trace d'Arnaud ni d'aucun de ses hommes. Perplexe, Catherine considéra un moment ce qui se passait devant elle. Les deux archers qui montaient la garde à la porte avaient mauvaise mine, des vêtements minables, mais des armes luisantes. L'arc tenu à deux mains, prêt à servir, ils regardaient entrer les paysans d'un air hargneux. Là-haut dans le ciel, sur les tours du monastère, Catherine vit flotter l'étendard rouge frappé de barres et de croissants qu'elle avait déjà vu sur les murs de Ventadour : les armes de Villa- Andrado jointes à un pennon bariolé plus petit qui représentait le routier Valette, son lieutenant. Une brusque colère la gonfla : c'était bien sur les ordres de l'Espagnol que Valette avait brûlé Montsalvy et elle comprenait maintenant pourquoi Rodrigue avait refusé les remerciements d'Arnaud ; il savait déjà ce qui s'était passé dans le fief de son ennemi.

Prudemment, Catherine décida d'entrer à pied dans Montsalvy. Puisqu'elle ne voyait pas son époux, le mieux était de passer aussi inaperçue que possible et Morgane était bien trop voyante, outre le fait qu'elle pouvait largement exciter la convoitise d'un malandrin. Elle mit pied à terre, conduisit la petite jument par la bride assez profond dans le sous-bois, là où personne ne la verrait. Puis elle l'attacha à un arbre et, après lui avoir recommandé de l'attendre tranquillement, elle s'éloigna vers le village.

Sa robe de laine brune et la grande cape grise qui la recouvrait n'avaient rien qui pût attirer l'attention. C'étaient de modestes vêtements, assez fatigués d'ailleurs par le voyage. Mais, pour franchir la porte, Catherine tira son capuchon jusque sur ses yeux. Elle s'avança en s'efforçant de garder une allure naturelle bien que son cœur battît plus vite. En vain, d'ailleurs ; les hommes d'armes ne lui prêtèrent pas la moindre attention. Seul, l'un d'eux ricana :

— Allons, croquants, dépêchez ! Sinon vous allez manquer le spectacle...

Le spectacle ? La jeune femme ne s'attarda pas à poser des questions.

Elle pressa le pas, franchit la voûte ronde et se retrouva dans l'étroite et unique rue où, à l'ombre du couvent bénédictin, se tassaient les maisons basses de Montsalvy. À l'église, le glas sonnait toujours et les notes lugubres tombaient d'aplomb sur la tête de Catherine. D'autres gens, en guenilles pour la plupart et l'air accablé, suivaient le même chemin.

En débouchant sur la petite place où s'ouvrait l'église .romane, elle vit qu'une foule silencieuse l'emplissait, grossie d'instant en instant par ceux qui venaient du dehors et ceux qui, marqués de cendre grise, sortaient de l'église. Ces derniers marchaient le front bas, évitant de regarder les hommes d'armes massés au portail et l'homme enchaîné qu'ils gardaient. C'était un petit bonhomme bossu et contrefait dont le visage gris avait la couleur même de cette cendre qui marquait les autres. Sa mine défaite, ses yeux hagards contrastaient violemment avec les oripeaux bariolés dont il était vêtu. Des chausses mi- partie rouges et vertes flottaient autour de ses jambes tordues. Une tunique jaune ornée de grelots, un grand manteau rouge et une couronne de carton doré lui composaient un costume grotesque, qui eût été risible si l'homme qui le portait n'eût été si pitoyable. Mais personne n'avait envie de rire et Catherine pas plus que les autres. Elle ne voyait que des regards fichés en terre, des mains aux poings serrés, des joues creusées par les larmes et les privations.

De temps en temps, un sanglot crevait le lourd silence qui planait entre chacun des lents battements de la cloche. Les trognes féroces, hilares et avinées des routiers formaient un effrayant contraste avec tous ces visages griffés par la peur et la douleur.

Dans l'église, maintenant, des chants funèbres se faisaient entendre et l'on voyait brasiller des cierges par le portail ouvert. Catherine tourna les yeux autour d'elle, incapable de comprendre ce qui se passait. Et où donc étaient Arnaud, Gauthier, Saturnin... et les autres ? Elle avait l'impression absurde de rêver et se pinça pour s'assurer qu'elle était bien éveillée.

La foule murmura soudain. Sous le tympan de pierre, sculpté de personnages naïfs aux gestes raides, un très vieil homme mitré, crosse en main, venait d'apparaître auprès d'un guerrier au visage osseux et rusé dont l'armure cabossée et la prétentieuse dalmatique de soie qui la recouvrait ne parvenaient pas à dissimuler l'effrayante maigreur. La peau tannée couvrait seulement la carcasse du visage qui avait l'aspect terrifiant d'une tête de mort. L'homme était si affreux que Catherine ferma les yeux un instant. Les plumes vertes dansant au cimier du nouveau venu ajoutaient encore à son côté spectral. L'abbé qui se tenait à ses côtés, si pâle sous les broderies d'or de la mitre, osait à peine tourner les yeux vers lui.

Avant qu'il parlât, Catherine avait compris que c'était là l'incendiaire de Montsalvy, le lieutenant du Castillan, le routier Valette. Il laissa peser un regard méchant sur les pauvres gens qui, instinctivement, se serraient les uns contre les autres, puis éclata d'un rire grinçant.

— Bande de lièvres peureux ! cria-t-il. Est-ce ainsi que vous entendez enterrer messire Carnaval ? Allons, il faut rire, et chanter... C'est le premier jour du Carême et vous allez pouvoir faire convenablement pénitence, mais, aujourd'hui, j'entends qu'on soit gai ! Que l'on chante ! C'est un ordre !

Les cloches s'étaient tues, un écrasant silence s'abattit sur la place. Le vent qui se levait faisait voltiger les cheveux de toutes ces têtes courbées, obstinées dans leur mutisme. Quelque part, un volet claqua... La voix usée de l'abbé parvint à Catherine comme du fond des âges.

— Mes enfants, commença-t-il doucement...

Mais, grossièrement, Valette coupa :

— La paix, l'abbé ! Vous n'avez pas la parole ! Alors, vous autres, vous avez entendu ? J'ai dit : chantez !... C'est une belle chanson que l'on chante pour enterrer messire Carnaval, n'est-ce pas ? « Adieu, pauvre Carnaval... » et qu'on y mette du cœur, je veux entendre tout le monde !

L'homme enchaîné s'était laissé tomber à terre, pleurant convulsivement. Autour de lui et sur les murs du couvent, les routiers de Valette bandaient leurs arcs, visant la foule terrifiée... Le cœur de Catherine manqua un battement. Une impuissante fureur montait en elle, contre cette brute et aussi contre Arnaud qui n'apparaissait pas. Où était-il ? Que lui était-il arrivé ? Vingt-cinq hommes ne s'évanouissent pas ainsi dans le brouillard...

Le gémissement de terreur qui s'était levé autour d'elle, orchestré par la plainte du vent, se muait peu à peu en un chant hésitant, grelottant et à peine audible, sorti de gorges contractées par la peur.

— Plus fort ! hurla Valette, sinon, je vous jure que vous allez vous taire définitivement !

Une flèche siffla, tirée en l'air, mais l'avertissement porta. Les voix se firent plus fortes. Une vague de fureur et de rage emporta Catherine. Elle allait se jeter, toutes griffes dehors, sur le féroce chef de bande, sans même réfléchir aux conséquences, parce qu'elle ne savait pas résister aux impulsions de sa nature généreuse, quand une main râpeuse saisit la sienne sous les plis de son manteau.

— Par pitié, dame Catherine, ne bougez ! Vous allez déclencher une catastrophe...

Le vieux Saturnin se tenait auprès d'elle, ses cheveux gris rabattus dans sa figure, la tête bien droite. Il ouvrait beaucoup la bouche en parlant pour qu'on crût qu'il chantait.

— Que faites-vous là ? souffla-t-elle. Où est mon époux ?

— Ailleurs ! Il attend son heure ! C'est à vous, gracieuse dame, qu'il faudrait bien plutôt demander ce que vous faites là... Quand messire Arnaud saura...

Les voix des autres, chantant sur le mode lugubre le joyeux chant carnavalesque, couvraient leurs paroles. Devant l'église, ses dents pourries découvertes par un sourire mauvais, Valette battait la mesure avec son épée. Ses hommes relevaient durement le malheureux Carnaval et l'obligeaient à se mettre en marche en tirant cruellement sur ses chaînes.

— Qui est cet homme ? murmura Catherine. Qu'a- t-il fait ?

— Rien ! Ou si peu ! C'est Étienne-la-Cabrette, notre rebouteux... un brave homme, un peu simple, et qu'on disait aussi un peu sorcier parce qu'il connaît les plantes. Son grand bonheur, c'était de souffler dans sa cabrette1, les nuits de pleine lune... Valette l'a pris pour qu'il guérisse l'un de ses hommes d'une vilaine blessure. L'homme est mort. Alors le martyre du pauvre Etienne a commencé. C'était le jour où le château...

Saturnin s'arrêta, glissant un regard rapide vers Catherine, mais elle ne broncha pas.

— Continuez ! dit-elle seulement.

— Les hommes l'ont tourmenté de cent façons et se sont amusés de lui. Ils l'ont couronné roi du Carnaval à la place du mannequin qu'on construisait toujours... dans le bon temps ! Et, maintenant, ils vont le brûler comme on fait toujours du mannequin. Pauvre !

À coups de bois de lance, les soldats poussaient la foule vers la porte sud de Montsalvy, celle qui ouvrait sur la profonde vallée du Lot. Étienne et ses gardes étaient déjà sous la voûte. Les archers suivaient, leurs arcs toujours prêts à tirer. Valette venait ensuite, traînant après lui le pauvre vieil abbé et une file de moines qui chantaient, eux, le Miserere.

Cela faisait une abominable cacophonie qui déchirait les oreilles de Catherine. L'impression de cauchemar s'accentuait.

Dans cet univers misérable et tragique, Saturnin seul semblait vivant. Discrètement, respectueusement, il avait glissé son bras sous la main de Catherine, pour lui éviter de buter sur les pierres de la ruelle boueuse. Tout autour d'eux, les gens, malmenés, se bousculaient et Catherine avait la sensation grotesque d'être un mouton dans un troupeau.

Une bousculade plus violente sous la voûte, puis

1 Instrument de musique auvergnat assez analogue à la cornemuse.

Catherine et Saturnin se trouvèrent propulsés hors de la ville, sur un champ en pente douce cerné de châtaigniers au centre duquel un bûcher avait été dressé. Le malheureux Carnaval, portant toujours sa couronne dérisoire, y était déjà enchaîné, pesant lourdement sur ses entraves parce que ses jambes malades ne le portaient plus. Sa tête aux longs cheveux emmêlés sous sa couronne pendait sur sa poitrine. Il pleurait toujours, à gros sanglots convulsifs. Une immense pitié envahit Catherine. Malgré les hurlements démentiels de Valette, les paysans avaient cessé le chant insultant, étranglés par la vue de l'appareil de supplice.

Catherine se sentit faiblir... Depuis la tragédie de Rouen, ces abominables piles de fagots où des hommes osaient enchaîner d'autres hommes la poursuivaient de leur affreuse silhouette. Elle revit la forme blanche de Jehanne rivée à son madrier... ; et aussi, dans la cour de Champtocé, l'entassement funèbre qui avait attendu Sara vainement...

— Chantez, par les tripes du Pape ! vociféra Valette en faisant des moulinets avec sa rapière. Et toi, bourreau, fais ton office !

Un homme en guenilles, dont les bras musculeux sortaient d'une casaque de cuir pleine de trous et dont l'énorme crâne était complètement rasé, apparut portant une torche. Il la secoua dans le vent pour en attiser la flamme et l'approchait déjà des fagots. Quelque chose siffla dans l'air et le bourreau s'abattit en arrière avec un hurlement rauque. Tirée d'un châtaignier, une flèche lui avait traversé la gorge.

Le chant qui avait repris s'arrêta net. Catherine vit les yeux de Valette s'arrondir de stupeur et elle voulut se tourner vers Saturnin, mais le bailli de Montsalvy avait disparu... Aussitôt, la foule eut un grondement où perçait la joie. Tout près de Catherine, un grand garçon dont le visage blond s'encadrait d'une barbe en collier murmura, presque extasié :

— Terre et Ciel ! Monseigneur Arnaud ! Dieu soit béni !

En effet, du rideau de châtaigniers qui, là-bas, plongeait vers la profonde vallée, Arnaud venait de sortir, l'écu au coude et tenant un fléau d'armes dans son autre main. Le cœur de Catherine explosa de joie et d'orgueil en le voyant paraître.

Quel chevalier avait jamais eu plus noble allure ? Gauthier et Fortunat suivaient à trois pas, raides et dignes comme il convient à des écuyers de grande maison. Au pas lent de son cheval, Montsalvy s'avança jusqu'auprès du bûcher, releva la visière de son heaume et, sans élever la voix, désignant le malheureux Étienne de son arme.

— Martin, dit-il calmement, détache-le !

Le garçon qui était près de Catherine bondit sans s'occuper du hurlement furieux de Valette qui criait :

— Tuez-le !

Un archer leva son arme, mais n'eut pas le temps de tirer. Une nouvelle flèche le cloua sur place tandis que Martin escaladait le bûcher, détachait le pauvre sorcier, évanoui cette fois, et l'emportait sur son épaule aux acclamations de la foule.

— Tiens-toi tranquille, Valette ! avertit Arnaud froidement. Ces arbres sont pleins de soldats et une flèche te guette si tu bouges.

Sa voix fut étouffée par les cris des paysans. Les bonnets volaient en l'air et, déjà, des hommes s'élançaient pour entourer leur seigneur, mais il les retint à leur place.

— Ne bougez ! J'ai ici un compte à régler avec cet homme et, pour cela, il me faut de la place.

Catherine, qui allait courir vers son époux, se figea sur place, puis, docilement, recula avec les autres, laissant un large espace entre eux et le bûcher. L'image d'Arnaud l'hypnotisait. Si hautain, si sûr de lui- même ! Son cheval dansait sur place, comme s'il se fût agi du plus courtois des tournois, mais, à son poing ganté d'acier, le fléau s'agitait de façon menaçante.

L'affreux visage de Valette se convulsa de haine. Il tendit le bras vers son ennemi, cria :

— Emparez-vous de lui ! Il est recherché par ordre du Roi !

— Par ordre du roi La Trémoille, lança Arnaud dédaigneux. Allons, Valette, fais au moins honneur à ton maître et viens te battre... ou bien préfères-tu qu'une flèche t'abatte sur place ?

Comme pour lui donner raison, une troisième flèche vint transpercer l'un des hommes qui se tenaient le plus près du chef de bande. Valette devint vert et Arnaud éclata de rire.

— Tu ne ris plus, Valette ? Tu n'as donc plus envie de chanter ? Tu chantais si bien tout à l'heure. Allons, viens ! Tire cette longue épée dont tu te sers avec tant d'aisance...

Soudain, Arnaud lança son cheval au galop, frôla Valette. Le fléau s'enroula autour du cimier empanaché de Valette, puis Arnaud, tirant brusquement, entraîna le routier qui, déséquilibré, roula à terre.

— J'ai dit viens ! fit durement le jeune homme.

Valette se releva presque aussitôt. Son visage de

spectre était tordu de haine et une légère écume moussait au coin de ses lèvres. Avec la vitesse d'un éclair, il tira son épée, se planta sur ses jambes, penché en avant, attendant le choc du cheval. Mais, dédaigneux de cet avantage, Arnaud mettait déjà pied à terre.

— Non ! cria Catherine épouvantée.

— Il est fou ! gronda Saturnin revenu près d'elle sans qu'elle l'ait vu revenir. On ne fait pas de chevalerie avec un charognard !

Terrifiée, la jeune femme s'accrocha au bras du vieil homme. L'aspect effrayant de Valette la glaçait jusqu'à l'âme. Il lui semblait voir Arnaud se battre avec la mort en personne. Il manquait au routier la fameuse faux pour représenter tout à fait la sinistre visiteuse... Mais Montsalvy ne se laissait pas impressionner par si peu. D'un coup de doigt sec, il avait fait retomber la ventaille de son casque et, l'écu en avant pour amortir les coups, il avançait pas à pas vers son ennemi. Au-dessus de sa tête, le fléau faisait tournoyer sa lourde masse hérissée de pointes d'acier. Les premiers coups retentirent sur les armures avec un bruit de cloche. Valette rompait pas à pas mais sans arrêt, cherchant sans doute à atteindre la porte de la cité. Ses hommes figés sur place n'osaient bouger par crainte des flèches qui atteignaient si bien leur but. Catherine, ses deux mains nouées l'une contre l'autre, suppliait le ciel d'épargner son époux.

Soudain, derrière Arnaud, quelqu'un cria :

— Sus à l'épervier, capitaine ! Il nous a trompés. Il n'y a dans les arbres qu'une poignée de paysans armés de...

Il n'en dit pas plus. Gauthier avait fait cabrer son cheval dont les sabots antérieurs s'abattirent sur le crâne de ce soldat trop curieux qui, sans doute, s'était glissé sous les arbres par l'autre bout du champ sans qu'on l'ait vu. Hélas, le mal était fait. Tandis que les paysans, découverts, dégringolaient des châtaigniers, que Gauthier tirant son épée fonçait sur une première vague de soldats, que Fortunat faisait de son mieux de son côté, Valette s'esquivait soudain derrière un mur d'hommes d'armes, laissant Arnaud seul en face de dix hommes. Catherine, défaillante, chercha l'appui de Saturnin, mais le vieillard, tirant la dague de sa ceinture, volait déjà, avec une agilité de jeune homme, au secours de son maître. La jeune femme, au milieu des autres femmes, des enfants et des vieillards, recula jusqu'à la muraille, repoussée par le combat désespéré qui se livrait. Car les paysans, tout à l'heure terrifiés, maintenant galvanisés par la vue d'Arnaud, s'étaient tous lancés dans la bagarre opposant leurs mains nues et ce qu'ils avaient pu trouver sur place de pierres et de morceaux de bois aux épées et aux lances des routiers.

Au fort de la mêlée, Arnaud, Gauthier, Fortunat et Saturnin, qui s'étaient groupés, accomplissaient des prodiges de valeur.

Le grand Normand empoignait les hommes, deux à deux, par le col et les assommait l'un contre l'autre avant de les laisser choir. Le fléau d'armes tournoyait sans arrêt faisant éclater les casques, et les crânes avec, comme de simples coquilles de noix, mais la troupe des routiers était nombreuse et semblait renaître sans cesse.

Bientôt, Arnaud et ses hommes eurent le dessous et l'issue du combat ne fit plus de doute pour Catherine : c'était la fin et, sans doute, la mort à brève échéance...

Dix hommes venaient d'isoler Arnaud de ses compagnons et l'ensevelissaient sous leur poids. Pour Gauthier, il en fallut vingt. Mais, quelques instants plus tard, les deux hommes, plus Saturnin et Fortunat, solidement entravés et dépouillés de leurs armes, étaient traînés devant Valette réapparu tout à coup.

— Doux Jésus ! gémit une femme près de Catherine... C'en est fait de nous !

— Taisez-vous, coupa durement la jeune femme. Qu'importe ce qu'il peut advenir de nous s'ils meurent !

Le rire grinçant de Valette couvrit sa voix. Le bandit s'approchait d'Arnaud que deux hommes maintenaient encore malgré les liens dont on l'avait chargé. On lui avait arraché son casque et un filet de sang coulait le long de sa joue, depuis l'arcade sourcilière fendue. Mais ses yeux noirs n'avaient rien perdu de leur arrogance. Dédaigneux, il toisa le routier qui se dandinait devant lui comme un héron boiteux, haussa ses larges épaules... C'en était trop pour la vanité de Valette ; à toute volée, par deux fois, il gifla son prisonnier.

— Voilà qui t'apprendra à respecter ton maître, chien !

Catherine, alors, vit rouge. En aveugle, elle se jeta en avant, toutes griffes dehors, et, avant que Valette l'ait seulement vue venir, elle lui avait sauté au visage comme une chatte sauvage. Le routier hurla, portant la main à sa joue où les ongles de la jeune femme avaient tracé cinq sillons sanglants, voulut reculer, mais elle s'accrochait à lui de toutes ses forces, cher chant à atteindre les yeux, poussée par un instinct de destruction aussi vieux que la terre, l'instinct animal de la femelle dont on attaque le mâle.

Quand deux hommes parvinrent enfin à l'arracher de sa proie, le visage de Valette était rouge vif et il beuglait comme un porc égorgé. Mais, aux mains des hommes d'armes, Catherine écumait encore de fureur, crachant le feu comme un petit fauve en colère et cherchant à griffer et à mordre. Épongeant le sang qui coulait sur sa dalmatique, le routier marcha sur elle.

— Bougre de charogne !... gronda-t-il... Qui es-tu ?

— Ma femme ! fit Arnaud aimablement. (Puis il ajouta, un demi-sourire étirant son visage blessé :) Quand donc prendras-tu l'habitude de m'obéir, Catherine, et de rester à la maison quand je le désire...

— Quand tu cesseras de courir un danger quelconque !

— Il va cesser bientôt, vous n'avez besoin que d'un peu de patience ! grimaça Valette. Juste quelques instants encore et vous serez à jamais délivrés de vos soucis. Allons, vous autres, enchaînez-moi ces deux-là sur le bûcher ! J'ai horreur des choses qui ne servent à rien.

La foule gronda de colère. Mais deux soldats levèrent leurs lances : deux hommes tombèrent, transpercés...

Irrésistiblement, avec une effrayante brutalité, les autres entraînaient déjà Catherine et Arnaud vers le bûcher... Les yeux de la jeune femme étaient agrandis d'horreur devant cette mort affreuse qui les attendait. Elle cria :

— Vous n'allez pas... Non... Pas ça !

— Je t'en supplie, sois courageuse, mon amour, supplia Arnaud. Ne leur donne pas la joie de t'entendre les supplier...

Déjà, on les hissait sur l'entassement de fagots. Catherine trébucha et tomba lourdement avec un gémissement. Alors, dans ses liens, Gauthier fit un effort terrible. Gonflant ses muscles et sa vaste poitrine, il fit éclater les cordes. Rugissant comme un lion furieux il tomba de tout son poids, de tous ses muscles sur les hommes d'armes, assommant celui-ci, faisant éclater les dents de celui-là, se forçant un chemin irrésistible vers les captifs. Il semblait possédé de quelque fureur sacrée. Ses yeux lançaient des éclairs, sa bouche se tordait convulsivement et écumait. Sa force décuplée par la colère, irrésistible, abattait les ennemis autour de lui comme la faux dans un champ de blé. Les paysans, saisis d'une admiration superstitieuse, regardaient, bouche bée...

Le géant atteignait le bûcher quand une flèche le frappa à l'épaule. Il s'abattit sur les fagots avec un grognement qui trouva son écho dans le cri désespéré de Catherine, puis dans le hurlement féroce de Valette.

— Attachez-le avec les autres ! Et que ça flambe !

Catherine ferma les yeux. Contre le bois rugueux

du poteau, la main d'Arnaud, enchaîné près d'elle, cherchait la sienne, la trouvait et l'enfermait.

— C'est la fin, murmura-t-elle d'une voix qui s'étranglait... Nous allons mourir. Mon pauvre petit !... Mon pauvre petit Michel !

Ses yeux brouillés de larmes voyaient, comme dans un cauchemar, la forme grimaçante d'un soldat qui, un peu plus loin, allumait une torche... Mais, malgré la mort si proche, tout cela continuait à lui paraître absurde, comme frappé d'irréalité. Cette chose stupide ne pouvait pas être vraie. Un miracle allait arriver...

Et le miracle arriva. Un son de trompe retentit, profond, impérieux, et, soudain, la route qui montait de la vallée se couvrit de chevaux, de bannières et d'armures. Une troupe nombreuse, solidement armée mais somptueuse, venait d'apparaître.

Le sol tremblait sous le martèlement des sabots et, sur la prairie, chacun s'était figé sur place, regardant. Même l'homme à la torche, même Valette qui, sourcils froncés, fixait intensément les arrivants. Comme un vivant mur de fer, un escadron de gens d'armes s'avançaient quatre par quatre sur plusieurs rangs, lances à la cuisse, les flammes multicolores dansant au vent. Ils s'arrêtèrent au bord du plateau, se scindèrent en deux et se rangèrent de part et d'autre du chemin, livrant passage à un héraut rouge et blanc empanaché et rutilant qui portait d'un poing arrogant une grande bannière de toile d'argent sur laquelle grimpait un lion écarlate...

A peine Arnaud eut-il aperçu cet emblème qu'il hurla, à pleine voix :

— À moi, Armagnac !

L'effet fut magique. Le beau héraut n'eut que le temps de se ranger. Un groupe de chevaliers aux armures étincelantes, portant huques brodées, rouges, blanches, bleues, or ou argent, les heaumes sommés d'emblèmes fantastiques, les caparaçons des chevaux volant autour des sabots qui martelaient le sol, fonça à travers la prairie qui, en un clin d'œil, fut envahie d'un flot guerrier tumultueux et bariolé. Ils entouraient un grand chevalier rouge et argent dont le casque était ceint d'une couronne comtale. D'autres chevaliers suivaient, puis la piétaille des archers, des piquiers aux chapeaux de fer, des écuyers et même des pages retenant à pleins poings de grands lévriers colletés d'or, héraldiques et superbes. Auprès de cette petite armée, les hommes de Valette faisaient piètre figure et amorçaient déjà un mouvement de repli vers la cité !

Mais les paysans qu'ils maintenaient tout à l'heure fermaient désormais la retraite. Le plateau ne cessait de s'emplir de soldats et Catherine, les yeux écarquillés, cherchait à savoir si ces arrivants étaient amis ou ennemis. Elle ne chercha pas longtemps.

Le comte rouge et argent avait galopé jusqu'au bûcher sur lequel, malgré le poids de ses armes, il sauta de son cheval. Ses poulaines de fer écrasaient les fagots et la paille, ses gantelets d'acier arrachaient les chaînes qui retenaient les prisonniers aussi aisément qu'une poignée de mauvaise herbe. Sous la ventaille relevée Catherine put voir un visage mince, rouge de fureur, et croisa un regard vert aussi menaçant que possible. Mais Arnaud, avec un soupir de soulagement, s'écriait, une nuance de tendresse dans la voix :

— Cadet Bernard ! Par Notre-Dame ! C'est monseigneur saint Michel qui t'envoie !

— Je lui bâtirai une chapelle, fit l'autre avec un redoutable accent gascon. Frère Arnaud ! Que fais-tu sur ce tas de fagots, ficelé comme un quartier de bœuf?

— Demande-le à Valette.

Les deux hommes s'embrassèrent vigoureusement, le poing ganté de fer de Bernard frappant le dos de son ami. Mais Arnaud se dégagea juste à temps pour empoigner Catherine que ses angoisses avaient brisée et qui perdait connaissance.

Il l'enleva dans ses bras tandis que le nouveau venu se penchait avec curiosité sur la jeune femme défaillante.

— Une beauté ! Qui est-ce ?

— Ma femme ! Mais aide-moi... Il faut emporter cet homme, ajouta-t-il en désignant Gauthier qui n'avait toujours pas repris connaissance et gisait à plat ventre sur le bois, il est blessé.

Déjà, des hommes d'armes les rejoignaient, emportaient le géant. Un chevalier dont le casque s'ornait d'un dauphin de vermeil aux yeux de jade tendit les bras pour recevoir la jeune femme évanouie. Arnaud allait sauter à son tour du bûcher quand le comte le retint.

— Reste ! J'ai encore quelque chose à faire ! Et ce bûcher fait un excellent poste de commandement.

Puis, enflant sa voix au paroxysme, il clama :

— Gens d'Armagnac, en avant ! Epargnez vilains et bourgeois, mais égorgez-moi toute cette ribaudaille ! Et je veux le chef vivant !

Comme s'ils n'attendaient que cet ordre pour frapper, hommes d'armes et chevaliers se ruèrent sur les routiers. Fauchards, coutelas, épées, dagues et haches d'arme entrèrent en danse. En quelques instants, la prairie au-delà des châtaigniers fut transformée en abattoir. La terre buvait le sang dont les minces rigoles allaient se perdre sous les arbres. L'air était plein de gémissements de douleur, de cris et de râles d'agonie. Près de la porte, la masse grise des paysans assistait, partagée entre la terreur et le soulagement, au massacre tandis que, debout sur le bûcher, poings aux hanches, jambes écartées et visage de pierre, Cadet Bernard regardait.

C'est seulement quand le dernier routier eut expiré et que Valette, chargé de chaînes, eut été traîné vers le monastère que le comte au lion sanglant descendit enfin de son poste d'observation, une main posée sur l'épaule d'Arnaud.

Une sensation de vive chaleur ranima Catherine. Elle ouvrit les yeux et se vit couchée sur un matelas, devant une immense cheminée de pierre où flambait un tronc d'arbre tout entier. Agenouillé auprès d'elle, Arnaud frictionnait ses mains pour les réchauffer et la regardait avec anxiété. La voyant ouvrir les yeux, il lui sourit.

— Tu te sens mieux ? Tu m'as fait peur, tu sais ? Nous n'arrivions pas à te ranimer.

— Quelle dame, enchaînée à un madrier sur une pile de bûches, n'aurait perdu les sens ? Je ne me serais jamais pardonné un instant de retard, Madame...

Le comte rouge et argent apparut derrière Arnaud, dans la lumière dansante des flammes. Il portait toujours ses huques somptueuses sur l'armure grise, mais sa tête, débarrassée du heaume, montrait un visage fin et gai aux traits irréguliers et agréables, des yeux couleur de mer et une courte calotte de cheveux noirs au-dessus de deux oreilles pointues qui accentuaient l'aspect faunesque de sa physionomie. Il regardait Catherine avec une gentillesse qui n'était pas exempte d'admiration, et la jeune femme, spontanément, lui tendit la main.

Sire comte, dit-elle, je vous dois plus que la vie puisque je vous dois aussi celle de mon époux bien- aimé. Je ne l'oublierai pas et, pour ces bienfaits, je vous rends grâce. Puis-je ajouter, fit-elle avec un sourire, que j'aimerais savoir qui vous êtes ?

Ce fut Arnaud qui se chargea de présenter à sa femme Bernard d'Armagnac, comte de Pardiac, dit « Cadet Bernard » et qui, pour lui, était avant tout un compagnon d'enfance, car ils avaient à peu près le même âge. Redressée sur son matelas de manière à être adossée au pilier de la cheminée, Catherine examinait curieusement ce garçon inconnu dont, cependant, le nom avait dominé toute sa jeunesse. C'était donc un de ces fameux chefs de la maison d'Armagnac qui, depuis tantôt vingt-cinq ans, depuis l'assassinat du duc d'Orléans par Jean sans Peur, avaient fait de la France un immense champ de bataille, à la mesure de leur haine pour les Bourguignons ? Catherine se dit que Cadet Bernard représentait sa famille de façon très convaincante.

Il était le second fils de ce connétable d'Armagnac qui avait jadis repris Paris à Caboche l'Écorcheur avant de tomber massacré par les Bourguignons en 1418, et son sang était l'un des meilleurs de France. Par sa mère Bonne de Berry, Cadet Bernard, comme son frère aîné le comte Jean IV, était le petit-fils du roi Charles V. Le sang royal se lisait dans toute sa personne élégante et racée, dans la finesse des attaches et la hauteur du regard. Mais à l'ancêtre Sanchez Mittara, fondateur du duché de Gascogne, il devait sa peau brune, ses cheveux d'encre et cette mobilité des traits, cette gouaille nonchalante nuancée de férocité qui formaient le fond de sa physionomie. Grands guerriers, grands chasseurs, les Armagnacs étaient célèbres à la fois pour leur cruauté et leurs talents de poète. Mais ils méprisaient la mort et se montraient implacables dans la vengeance. Catherine se souvenait avoir entendu dire que le comte Jean IV portait, attaché à sa bannière, le ruban de peau que les gens de Bourgogne avaient levé sur le dos de son père lorsqu'il avait été massacré.

Pourtant, ces mêmes féodaux redoutables tenaient cours d'amour et rimaient pour leurs belles et pour Notre-Dame les plus tendres vers...

C'est à ce dernier talent familial que Cadet Bernard choisit de se référer. Offrant son poing fermé à la jeune femme, il l'aida à se remettre sur pied, puis, la menant jusqu'à une haute chaise sculptée et garnie de coussins, il chuchota galamment :

— Belle comtesse, ce soir, je composerai sur le luth un sirventès en l'honneur de votre grâce, mais, pour l'heure présente, il me faut vous quitter, et vous priver du même coup de votre époux.

— Où allez-vous donc ?

Bernard d'Armagnac se redressa après avoir effleuré de ses lèvres les doigts de la jeune femme.

— Faire justice ! Dans un instant, Valette sera pendu aux fourches patibulaires de l'abbaye. Il l'a amplement mérité.

Ce n'est qu'un bandit. Il se targue de servir le roi Charles VII, mais, comme Villa- Andrado lui-même, il ne sert que La Trémoille... Or, je hais La Trémoille ! Reposez-vous en nous attendant. Vous êtes ici dans l'hostellerie de l'abbaye où les vôtres vont venir vous rejoindre.

Il s'éloignait vers la porte, raflant son heaume posé sur un coffre au passage. Arnaud se pencha vers sa femme pour l'embrasser, mais elle s'accrocha à lui.

— Gauthier ?... et le reste de la famille ?

— Le Normand est aux mains du frère-physicien, sa blessure n'est pas grave. Et j'ai fait envoyer chercher ma mère, l'enfant... et tout le reste de la famille. Le vénérable abbé nous offre l'hospitalité. Maintenant, reste ici tranquillement. Tu as eu ton compte d'émotions.

Il allait s'éloigner quand elle le retint. Elle venait de se souvenir de Morgane qu'elle avait laissée attachée dans le bois, derrière le bourg, et qui devait trouver le temps long.

— Il faut aller la chercher, dit-elle, à moins qu'elle ne se soit sauvée.

— J'irai moi-même, promit Arnaud, aussitôt que...

Une cloche qui s'ébranlait dans le clocher proche acheva sa phrase mieux qu'il ne l'eût fait lui-même. Catherine tendit l'oreille. C'était de nouveau le glas, comme tout à l'heure. D'un glas à l'autre, tant de choses avaient changé ! Il ne s'était pas écoulé beaucoup d'heures et pourtant la jeune femme avait l'impression que des mois avaient passé depuis qu'elle avait quitté la métairie de Saturnin. Fermant les yeux, elle se laissa aller contre le dossier de son siège, laissant le son des cloches funèbres qui appelaient un bandit à son dernier voyage couler sur elle, sur la sécurité revenue, sur ses nerfs apaisés. Et, sans rancune, elle tendit ses mains froides au feu dont, un instant, elle avait cru périr.

Ses longues jambes gainées de daim gris étendues devant lui, semelles posées sur les landiers et offertes au feu, Cadet Bernard sirotait son vin aux herbes avec un plaisir visible. Sous le rideau bistré des paupières, ses yeux verts, luisant de contentement, dénonçaient l'esprit en alerte. Penché en avant, les coudes aux genoux et les mains nouées, Arnaud le regardait sans rien dire. Quant à Catherine, tapie au fond de son haut fauteuil, elle attendait que s'achevât ce silence soudain qui menaçait de s'éterniser. Seul, l'éclatement d'une bûche, dans l'âtre, troublait de temps en temps le calme environnant l'hostellerie. Les moines de Montsalvy dormaient dans leurs cellules, attendant inconsciemment sous le poids de fatigue qui les écrasait la cloche de matines qui, au cœur profond de la nuit, les jetterait, les paupières clignotantes et la tête vide, ivres de sommeil, à la chapelle glaciale.

Le souper avait été joyeux, copieux, car les réserves de l'abbaye étaient encore respectables, et s'était poursuivi tard dans la nuit. Isabelle de Montsalvy s'était retirée, depuis plus d'une heure, dans la cellule qu'on lui avait réservée, avec le petit Michel sur lequel elle veillait avec un soin jaloux, quasi maniaque, et qui faisait froncer les sourcils de Sara. Marie de Comborn s'était également retirée chez elle, sur un ordre bref d'Arnaud, suivie de près par Sara que Catherine avait chargée de surveiller discrètement la jeune fille. Maintenant, Catherine, Arnaud et leur sauveur étaient seuls, dans cette intimité que crée l'instant paisible suivant un souper pris dans la quiétude. Plus rien, désormais, ne pouvait les menacer.

Tout autour du village, les gens d'Armagnac avaient dressé leurs tentes, installé leurs bivouacs. Parfois, l'écho d'un galoubet arrivait jusqu'au vieux couvent bénédictin, sur le vent venu des grands causses.

Catherine goûtait intensément cette paix si nouvelle, tellement inattendue. Elle n'avait pas sommeil, son évanouissement et le repos qui l'avait suivi ayant effacé sa fatigue. Pour la première fois, les choses avaient la couleur que, dans ses rêves, elle leur avait prêtée. Il n'y avait pas si longtemps que les chants et les danses des bonnes gens de Montsalvy avaient cessé car on avait célébré la fin des oiseaux de proie. Le pauvre Etienne, l'infortuné Carnaval de quelques heures, était venu, lui aussi, avec sa cabrette, pour dire merci, à sa façon. La paix merveilleuse d'une nuit semée d'étoiles, une vraie nuit de printemps chargée d'espoir et gorgée de sève en travail, enveloppait le village sorti du cauchemar.

Soudain, Bernard d'Armagnac s'étira, bâillant à se décrocher la mâchoire. Son corps parut s'allonger démesurément.

Puis il tourna vers Arnaud un regard languissant.

— Que vas-tu faire maintenant ?

Que puis-je faire ? répliqua Arnaud maussade. Reconstruire ? Le pays est exsangue, les terres appellent tous les bras et il n'est que temps de s'en occuper, puisque la guerre ravage tout. Enfin, tu oublies que je suis un rebelle et que mes terres ne m'appartiennent plus ! Il faut que l'Auvergne renaisse, ensuite seulement les châteaux détruits pourront resurgir... mais seulement quand les tours domineront autre chose qu'un désert et quand au pied des courtines pousseront les blés.

— Alors?

— Tu m'as dit que tu reprenais la guerre contre La Trémoille. Tu vas rejoindre le connétable de Richemont, Cadet Bernard. Richemont, comme le duc de Bourbon, mon suzerain, veut abattre la bête fauve. Le mieux, je pense, est de laisser les miens à la garde de l'abbé et de te suivre.

— J'y ai songé, coupa Bernard. Mais j'ai mieux à t'offrir. Les tiens ne seraient pas en sûreté ici. L'abbé est vieux, le couvent antique et mal fortifié, les paysans à bout de souffle. J'ai pendu Valette, mais Villa- Andrado n'est pas loin et la nouvelle de la mort de son lieutenant va l'amener par ici. J'ai trop peu de monde pour t'en laisser. D'autre part, ta présence mettrait peut-être Richemont dans une situation délicate. Pour le Roi, tant que La Trémoille vit, tu es un rebelle, et Richemont le deviendrait en t'accueillant. La reine Yolande reviendra de Provence, sans doute, avec les beaux jours. Elle seule peut gagner ta partie. Je t'appellerai quand le moment sera venu...

— Attendre ! Toujours attendre ! gronda Arnaud, qui s'était levé et arpentait nerveusement le sol dallé sous l'œil inquiet de Catherine. Je suis un guerrier, ; pas un homme de contemplation ! Que puis-je attendre ?

— Que je t'appelle !

— Je ne suis pas fait pour filer la quenouille en regardant l'horizon.

Damné loup de montagne ! Je le sais bien ! Aussi vais-je t'offrir une quenouille en forme de fer de lance. Si je suis passé par ici, c'est que je me rendais à Carlat. Ma mère a, tu le sais, apporté cette vicomté dans notre famille lorsqu'elle a épousé mon père. Porte de la Haute-Auvergne et clef des vallées } du Sud, Carlat est gouvernée par un vieux soldat, Jean de Cabanes... trop vieux, hélas ! L'épée est lourde maintenant pour sa main affaiblie. Et l'évêque de Saint-Flour, qui est tout au duc de Bourgogne, regarde souvent du côté de Carlat en se léchant les babines. Nous ne pouvons laisser en danger le plus beau fleuron de la couronne de ma mère. Je voulais, en passant, nommer l'un de mes chevaliers gouverneur de Carlat, mais j'ai maintenant une meilleure idée : te confier la forteresse.

Depuis qu'Arnaud avait commencé à réclamer sa part de combat le sang de Catherine avait couru plus vite dans ses veines, sonnant l'alarme. Le mot «forteresse » la fit exploser.

— Encore des batailles ! Encore la guerre ! Ne pouvons-nous demeurer paisiblement ici, sur cette terre dont nous portons le nom, auprès de ces gens qui, tout à l'heure, voulaient mourir pour nous ? L'abbaye est assez grande pour nous contenir tous. Et je voudrais tant... tant un peu de paix !

Sa voix se fêla sur le dernier mot et l'éclair moqueur qui s'était allumé dans les yeux de Cadet Bernard s'éteignit. Il vint à elle et, posant un genou sur le coussin qui supportait les pieds de la jeune femme :

— La paix, belle Catherine, est l'inaccessible désir de tous ceux de notre temps sans pitié. Comment souhaiter la paix quand l'Anglais est si près de nous, quand il tient encore Rochefort-en-Montagne, et Besse, et Tournoel, quand les léopards d'Angleterre flottent sur quelques terres d'Auvergne ? Vous ne seriez pas en sûreté ici. Bien plus, votre présence mettrait le village et l'abbaye en danger, en grand danger puisqu'ils n'ont plus le moyen de se défendre. Carlat est vétusté, mais son roc est imprenable. Il refermera ses murs sur vous comme les doigts d'un poing solide et saura vous garder...

Il avait pris la main de Catherine et, doucement, y posait ses lèvres.

C'est, je crois bien, le poète Bernard de Ventadour qui a écrit je ne sais plus où : « Celui-là est bien mort qui ne sent au cœur quelque douce saveur d'amour». Vous serez cette saveur d'amour au cœur des vieilles montagnes qui ne vivaient plus, vous serez le trésor que gardera Carlat et vous ne saurez jamais combien je l'envie.

Par-dessus le dos courbé de Bernard, Catherine rencontra le regard d'Arnaud et crut le voir s'assombrir. Mais ce ne fut qu'une impression. Déjà Montsalvy tournait les talons et, les mains nouées derrière le dos, s'en allait contempler les flammes. Les yeux de Catherine s'attardèrent rêveusement sur les larges épaules de son époux. Au fond de son imagination elle voyait surgir un château de rêve, très lointain, très élevé mais brillant d'une intense lumière intérieure, une demeure inondée de soleil qui serait enfin le foyer où s'abriterait leur amour.

— Peut-être avez-vous raison, sire Bernard, dit-elle rêveusement, peut-être serai-je heureuse à Carlat...

Sans lâcher la main de la jeune femme, Bernard se relevait, se tournait vers son ami.

— Tu ne m'as pas répondu. Veux-tu défendre Carlat pour la maison d'Armagnac ?

— Contre qui ? demanda Montsalvy sèchement sans se retourner.

Cadet Bernard sourit et, entre ses paupières rapprochées, Catherine vit filtrer l'éclair moqueur de son regard.

— Contre tout assaillant, quel qu'il soit, d'où qu'il vienne, de Saint-Flour, de Ventadour... ou de Bourges !

Arnaud ne bougea pas. Il y eut un bref silence, puis il demanda :

— De Bourges ? Contre... le roi Charles VII ?

La main brune de Bernard serra plus fort les doigts de Catherine. Sur son visage, le sourire s'effaça pour faire place à une implacable résolution.

Même contre le Roi ! articula-t-il durement. Tant que La Trémoille régnera, nous, les Armagnacs, ne reconnaîtrons d'autres seigneurs que nous-mêmes, d'autre volonté que la nôtre ! Si le Roi en personne venait te demander Carlat, frère Arnaud, tu refuserais Carlat !

Arnaud, lentement, se retourna. Sa haute silhouette se découpait en noir sur le fond ardent des flammes qui lui prêtaient quelque chose de redoutable. Dans l'ombre, Catherine vit briller les dents blanches de son époux et la conscience aiguë de son amour pour lui l'envahit jusqu'à la douleur. Quel homme pourrait jamais prendre la place qu'il occupait dans son cœur ? Quel homme pourrait jamais lui inspirer amour plus grand, plus fort ? Elle aimait tout de lui, sa beauté virile bien sûr, mais aussi cette force ardente, cette vitalité indomptable qu'il portait, jusqu'à son caractère abrupt mais droit et fier... Il était le seul maître qu'elle accepterait jamais... et, doucement, elle retira sa main de celle de Bernard.

En trois pas rapides, Arnaud avait rejoint son ami.

— Je suis ton homme, Bernard ! Donne-moi Carlat et va en paix ! Mais, à une condition.

— Laquelle ?

— Je veux être là quand le connétable de Riche- mont abattra La Trémoille !

— Tu as ma parole ! Tu participeras à la curée !

Bernard ouvrit les bras. Ses deux mains se posèrent

lourdement sur les épaules de Montsalvy qu'elles étreignirent.

— Prends patience et fais bonne garde, frère Arnaud ! Tu recouvreras tes terres, tes biens et, un jour, le château de Montsalvy revivra de ses cendres.

Les deux hommes s'embrassèrent avec une rude tendresse. Une vague jalousie se glissa dans l'âme de Catherine. Elle comprenait qu'à cette minute tous deux l'avaient oubliée, rejetant la femme hors de leur univers à eux, les hommes, cet univers incompréhensible où la violence et la guerre tenaient une place si grande. Doucement, elle se leva et quitta la salle. Pendant qu'Arnaud et Bernard ne pensaient qu'à eux-mêmes, Catherine sentait l'impérieux besoin d'aller embrasser son fils.

Carlat ! une falaise abrupte de basalte noir, barrant le val d'Embène de son long plateau étiré, fendu comme par un coup d'épée d'une profonde faille. Au pied, emmitouflé de murailles, un village frileux, des maisonnettes comme des cloques de granit autour d'une église rude au clocher en peigne. Là-haut, sur l'éperon orgueilleux couronné de murs vertigineux que ponctuent les tours énormes, c'est un hérissement de clochers, de toits, de poivrières et de créneaux. La forteresse qui, au fil des siècles, fut l'asile de tant de révoltés, avait l'air d'une ville, close et muette, terrible dans son silence total, absolu au point que Catherine croyait, en approchant, entendre claquer l'oriflamme, au sommet du donjon. A mesure qu'elle montait, au pas assagi de Morgane, la jeune femme voyait s'étaler à ses pieds le gigantesque paysage de prés, de forêts, de bruyères roussies, de hautes fougères, de rochers croulant jusqu'à l'écume blanche des torrents. Le chemin était si roide et le ciel si bleu, si pur que la haute porte crénelée, dorée par les derniers rayons du jour, semblait ne devoir s'ouvrir, tout là-haut, que sur le paradis. Et les deux hommes qui chevauchaient près d'elle, le comte noir à l'épervier d'argent, le comte gris au lion d'écarlate, n'étaient-ils pas les archanges dont les épées flamboyantes, dans un instant, feraient tourner sur leurs gonds d'azur les lumineux vantaux ? Ce monstrueux nid d'aigle dont les pierres noires paraissaient escalader le ciel, c'était lui pourtant qui allait être son foyer, c'était là qu'enfin elle pourrait vivre son amour, sa vie de femme, regarder grandir Michel. Les menaçantes courtines en prenaient une douceur rassurante. Quel mal pourrait les atteindre jamais, si loin, si haut ?...

L'appel strident des trompettes, à quelques pas devant elle, fit sursauter Catherine. La muraille était toute proche maintenant. L'ombre noire des hourds de bois engloutissait les cavaliers. Une silhouette de soldat s'érigea contre le ciel, prolongée d'une corne dont le mugissement emplit l'air. Puis, comme les premiers chevaux abordaient le plateau, le portail, lentement, s'ouvrit, lâchant un flot de soleil roux.

Une vaste esplanade apparut, cernée de bâtiments divers : une chapelle, une sorte de grand logis aux fenêtres lancéolées, une antique commanderie, des magasins d'armes, une forge, des écuries, un vieux puits verdi de mousse, un énorme donjon dominant de haut les quatre grosses tours d'angle, enfin, étendant ses branches tordues et dépouillées comme des serpents noirs, un grand fayard offrait ses fruits sinistres : les corps rigides de cinq pendus.

Catherine détourna les yeux en passant auprès de l'arbre. De partout accouraient des soldats, traînant leurs arbalètes, ajustant leurs chapeaux de fer, les yeux inquiets en reconnaissant les couleurs du maître. Les cloches de la chapelle se mirent à sonner en même temps que trois hérauts, au seuil du logis, embouchaient de longues trompettes d'argent. Un vieil homme en armure apparut derrière eux, appuyant sur une canne sa marche difficile.

— Sire Jean de Cabanes, murmura Bernard d'Armagnac à l'adresse d'Arnaud. Il a encore vieilli. Tu vois qu'il était temps de venir à sa rescousse.

En effet, l'immense cour donnait une impression de désordre et d'abandon. Les bâtiments étaient vétustés. Certains-menaçaient ruine et, aux fenêtres du logis seigneurial, bien des carreaux manquaient. Cadet Bernard envoya la fin de son sourire à Catherine et l'acheva sur une grimace.

— Je crains que vous ne soyez pas fort satisfaite de votre palais, belle Catherine ! Il est vrai que votre grâce saura en faire un lieu de délices !

Le trait était galant, mais Catherine songea que le plus beau sourire de la terre ne saurait remplacer les carreaux manquants, boucher les fissures des murailles ni endiguer les courants d'air. Le printemps, heureusement, venait, mais la chaleur n'était pas encore là et l'œil perspicace de la jeune femme dénombrait déjà tout ce qu'il faudrait faire avant l'hiver pour que cette vieille bâtisse fût habitable pour des femmes et un enfant. Tandis qu'Arnaud et Bernard prenaient contact avec le vieux chef de la garnison, Isabelle de Montsalvy vint ranger sa mule contre le flanc de Morgane.

— J'ai peur que nous ne trouvions ici plus de rats que de tapisseries, fit-elle. Si l'extérieur ressemble à l'intérieur...

Ses yeux se tournèrent vers Sara qui portait Michel. L'enfant était l'unique sujet de conversation qu'elle acceptât avec sa belle-fille et leur commun souci de son bien-être les rapprochait un peu. En dehors du bébé, elles ne cherchaient à établir aucun lien nouveau. Isabelle ne parvenait pas à oublier l'origine de Catherine et Catherine ne pardonnait pas à Isabelle son orgueil de caste. De plus, elle lui en voulait d'avoir retenu Marie de Comborn auprès d'elle alors qu'Arnaud souhaitait la renvoyer à son frère.

— Marie m'a tenu lieu de fille, durant les jours les plus noirs, avait-elle dit. Sa compagnie m'est bonne...