142477.fb2 Belle Catherine - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 5

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Le regard qui accompagnait cette déclaration laissait sous-entendre qu'aucune autre compagnie ne pour rait remplacer celle-là et Arnaud, qui ouvrait déjà la bouche pour rappeler à sa mère qu'elle avait en Catherine une fille toute trouvée, l'avait refermée sans rien dire. A quoi bon aviver les antagonismes ? À force de vivre ensemble, les deux femmes finiraient peut-être par s'apprécier. Arnaud croyait au pouvoir lénifiant du temps et de l'habitude...

Malgré tout, Catherine eût volontiers accepté la cohabitation avec Isabelle, par respect pour son âge et par tendresse pour son époux, mais l'idée de vivre auprès de cette Marie de Comborn, toujours agressive, et dont elle sentait continuellement sur elle le regard surveillant, lui causait un malaise presque physique. Elle supportait de plus en plus mal la vue de la jeune fille et celle-ci, avec une clairvoyance maligne, s'en rendait parfaitement compte. Elle jouait méchamment de ce sentiment, prenant un malin plaisir à s'imposer et suivant Arnaud comme son ombre dès qu'elle en avait la possibilité.

Quand les dames eurent franchi la porte, basse et sculptée, du logis seigneurial, Marie se glissa près de Catherine dont les yeux désenchantés allaient des voûtes noires de suie aux dalles cassées ou disjointes tachées de graisse et truffées de traces boueuses qui reportaient assez loin dans le temps le dernier lavage.

— Comment la noble dame trouve-t-elle son palais ? ronronna la jeune fille. Magnifique sans doute ! Après la boutique puante d'un marchand, la pire tanière doit être éblouissante.

— Cela vous plaît ? répliqua la jeune femme avec un sourire angélique, feignant de prendre son ennemie au mot. Vous n'êtes guère difficile. Il est vrai que, dans la tour ruinée de votre frère, vous n'avez pas eu l'occasion de voir grand-chose.

Ce logis est tout juste bon... pour un boucher ! C'est une tanière digne d'un Comborn.

— Vous vous trompez, siffla Marie en dardant sur la jeune femme le feu dangereux de son regard, ce n'est pas une tanière... c'est un tombeau !

Un tombeau ? Quelle imagination morbide !

— Il n'y a là aucune imagination, seulement une certitude que j'espère vous faire partager. Un tombeau, je répète...

votre tombeau ! Car, ma chère, vous n'en sortirez pas vivante !

Catherine sentit la colère l'envahir, mais se contint au prix d'un violent effort. Elle n’allait tout de même pas donner à cette chipie le plaisir de voir qu'elle l'avait atteinte ? Un sourire sarcastique retroussa ses lèvres sur ses petites dents parfaites.

— Et, bien entendu, c'est vous qui me ferez passer de vie à trépas ? Vous n'êtes pas un peu fatiguée des menaces, des grandes phrases tragiques ? Quel dommage que le destin vous ait fait naître dans un château ! Sur les tréteaux de la foire Saint-Laurent, à Paris, vous auriez un énorme succès.

Marie s'assura d'un coup d'œil circulaire que personne ne les écoutait. Isabelle de Montsalvy et Sara se dirigeaient déjà vers l'étage supérieur, les hommes étaient ressortis dans la cour, elles étaient seules, apparemment, auprès de la rustique cheminée.

— Riez, grinça la jeune fille, riez, ma belle ! Vous ne rirez pas toujours ! Bientôt vous ne serez plus qu'une charogne pourrissante au fond de quelque trou et moi je serai dans le lit de votre époux.

— Le jour où dame Catherine sera au fond d'un trou, fit une voix profonde qui semblait venir de la cheminée même, le lit de messire Arnaud sera vide, car vous ne vivrez pas assez longtemps pour vous en approcher, Demoiselle !

Gauthier apparut, derrière le pilier de l'âtre, les mains en avant, si formidable et menaçant que Marie eut un mouvement de recul, vite réprimé d'ailleurs. Sa petite tête se redressa et, la lèvre dédaigneuse, vipérine, elle lança :

— Ah ! le chien de garde ! Il est toujours dans vos jupons, bien entendu, toujours prêt à voler à votre secours. Je me demande comment Arnaud supporte cela, puisque vous prétendez qu'il vous aime.

— Les sentiments de messire Arnaud ne sont pas en cause, ici, Demoiselle, coupa rudement le Normand. Depuis longtemps, je veille sur dame Catherine, et il le sait. Aussi, permettez qu'en chien de garde je parle : si vous touchez à Mme de Montsalvy, je vous tue, de ces mains-là !

Les énormes paumes du géant s'étalèrent sous les yeux de Marie, assez impressionnantes pour que la jeune fille pâlît.

Mais l'orgueil vint à son secours, la haine aussi.

— Et... si j'allais dire à mon cousin que vous m'avez menacée ? Croyez-vous qu'il vous garderait ici encore longtemps?

— Aussi longtemps que je voudrai ! coupa Catherine en se glissant entre les deux adversaires. Retenez ceci et ne l'oubliez plus... ma chère ! Si Arnaud est votre cousin, il est mon époux. Et il m'aime, vous entendez, il m'aime, dussiez-vous en crever de rage et de jalousie ! Entre vous et moi il n'hésitera jamais ! Dites ce que vous voulez, faites ce que vous voulez, mais soyez en garde, autant que j'y serai moi-même. Nous verrons bien qui gagnera. Viens, Gauthier, allons rejoindre les autres !

Catherine, avec un dédaigneux haussement d'épaules, se détourna de Marie et, la main appuyée sur le bras du Normand comme pour bien marquer sa solidarité avec lui, se dirigea à son tour vers l'escalier.

— Méfiez-vous, dame Catherine, murmura Gauthier le visage soucieux, cette fille vous hait. Elle est capable de tout, même du pire.

— Alors, veille, mon ami, veille sur moi ! Sous ta garde, je n'ai jamais rien eu à craindre. Pourquoi commencerais-je aujourd'hui ?

— Tout de même, prenez garde ! Je veillerai, mais il est des moments où je ne suis pas toujours auprès de vous. En attendant, je vais prévenir Sara. Face à cette vipère, nous ne serons pas trop de deux...

Catherine ne répondit pas. Malgré la confiance qu'elle affichait, elle ne pouvait se défendre d'une secrète inquiétude.

Comme l'avait dit Gauthier, Marie était de ces reptiles dont on ne peut jamais prévoir l'instant précis où ils vont relever la tête pour frapper. Mais la jeune femme avait l'impression que, si elle montrait la peur sournoise qui l'étreignait, elle perdrait la moitié de ses moyens de défense.

Tard dans la nuit, les soldats de Cadet Bernard travaillèrent à rendre plus habitable l'antique palais vieux de deux siècles. Les chariots qui suivaient Bernard étaient, heureusement, bien fournis en tentures, couvertures, draps et tous objets indispensables à une vie confortable. La grande salle du premier étage et les trois chambres du second reçurent un aménagement approximatif. Les énormes bois de lit, assez larges pour cinq personnes, reçurent des couettes, des matelas et des oreillers ; les chambres reçurent des tentures. Arnaud en prit une avec Catherine ; Isabelle de Montsalvy, Sara et le bébé prirent la seconde ; Marie et la vieille Donatienne qui n'avait pas voulu quitter ses maîtres la troisième. Cadet Bernard et ses chevaliers dressèrent leurs trefs dans l'immense cour. Quant au vieux sire de Cabanes, il n'avait jamais habité le logis, préférant le donjon où il avait ses habitudes. De là l'invraisemblable saleté du lieu où, seule, la salle du rez-de-chaussée servait aux hommes d'armes. Tout le reste était à l'abandon. Mais quelques vigoureux hurlements de Bernard opérèrent des miracles, répondant en écho aux cris furieux d'Arnaud qui inspectait les défenses et le chemin de ronde.

Heureusement, le bois ne manquait pas et, dans toutes les cheminées, on put allumer de grands feux.

Quand Catherine, enfin, rejoignit son époux dans la chambre, elle était rompue de fatigue et plutôt déprimée au moral.

Elle alla s'asseoir sur l'étroite banquette de pierre, dans l'embrasure de la fenêtre, et laissa son regard errer sur la cour où brûlaient encore les feux de cuisine des soldats. Les dernières lueurs des brasiers éclairaient sinistrement les cadavres aux branches du chêne, tranchant durement avec l'élégance des grandes tentes de soie ou de toile brodée qui abritaient les seigneurs. La jeune femme frissonna et resserra autour d'elle la grande étole de laine dont elle s'était enveloppée.

— Que fais-tu, Catherine ? dit Arnaud du fond du lit. Pourquoi ne viens-tu pas ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Son esprit comme son regard étaient hypnotisés par le fayard aux pendus. Elle était si lasse de ces horreurs qui, continuellement, se levaient sur ses pas ! Du sang ! Toujours du sang ! La sauvagerie des hommes effaçait tout, jusqu'à la pure beauté de la nature. Pourquoi avait-il fallu qu'en arrivant dans ce lieu, où elle avait espéré trouver paix et bonheur, elle tombât d'abord sur ce rappel brutal de leur temps sans pitié ? Comment rêver d'amour et de vie paisible à l'ombre d'un gibet ?

— Ces pendus, dit-elle enfin, ne pourrait-on...

Entre les rideaux à ramages du lit, la tête d'Arnaud

surgit, puis son corps brun, aussi nu que la main, car il n'était pas d'usage de porter quoi que ce fût pour dormir. Avec décision, il marcha vers sa femme, l'enleva de terre et revint s'abattre avec elle sous les rideaux du lit.

— J'ai dit : viens, dame Catherine, et tu me dois obéissance ! Cesse de te tourmenter pour ces gens. Je les ferai mettre en terre demain pour te faire plaisir encore qu'ils n'en vaillent guère la peine : un petit cadeau de l'évêque de Saint-Flour, quelques-uns de ces tuchins 1 dont il continue pieusement l'élevage

1 Le tuchinat avait été, cinquante ans plus tôt, une terrible révolte paysanne, née de la misère affreuse qui dévastait le pays. Le nom venait de tue-chiens, parce que les rebelles tuaient jusqu'aux chiens pour les dévorer. L'évêque de Saint-Flour avait donné asile aux tuchins qui avaient tout un quartier de la ville. Sous forme larvée, le tuchinat subsista de longues années en Auvergne.

dans un bas quartier de sa ville. De temps en temps, il en lâche une bande sur un château ou une cité qu'il convoite. Cela réussit rarement. On en prend toujours quelques-uns, on les branche et tout est dit jusqu'à la fois suivante. Heureusement, ces gens ne sont plus ce qu'ils étaient au temps de la grande révolte, encore qu'ils sachent faire bien du mal...

Il se tut brusquement. Tout en parlant, il avait déshabillé Catherine et dénoué ses cheveux que, par jeu, il enroulait autour de son propre cou. Il faisait presque noir, derrière ce rempart de rideaux, et, d'un geste impatient, il écarta un peu d'étoffe avant d'enfoncer ses mains dans l'épaisse chevelure qui brillait doucement avec des reflets chauds. Il emprisonna étroitement la tête de Catherine, l'approcha de son visage.

— Je veux voir tes yeux, dit-il tendrement, ils pâlissent dans l'amour... ils deviennent alors presque clairs.

— Écoute, murmura Catherine, je voudrais te dire...

— Chut ! Oublie tout cela ! N'y pense plus... Je t'aime ! Il n'y a plus rien que nous deux, toi et moi... Nous sommes seuls au milieu d'un monde vide. Bernard a raison quand il dit que tu es le plus précieux des trésors et, pourtant, il ne connaît de ta beauté que ton visage, il ne sait rien des délices de ton corps. Je t'aime, Catherine, je t'aime à en mourir.

Des larmes qu'elle ne put retenir perlèrent aux cils de la jeune femme.

— Mourir ? C'est moi qui suis condamnée à mourir. Marie m'a dit que je ne sortirai pas vivante d'ici, qu'elle me tuerait...

Elle sentit les mains d'Arnaud se crisper sur sa tête, elle vit se froncer ses sourcils, mais, brusquement, il éclata de rire.

— Je me demande laquelle de vous deux est la plus folle, de cette malheureuse qui dirait n'importe quoi pour t'empoisonner la vie, ou de toi qui crois comme parole d'Évangile tout ce qu'elle dit. Marie me connaît trop bien pour rien tenter contre toi.

— Pourtant, si tu l'avais entendue...

— Allons, Catherine, cesse de déraisonner ! (La voix d'Arnaud s'était faite dure, mais ses bras se nouaient autour de la taille de la jeune femme.) Je t'ai déjà dit d'oublier tout cela ! Il n'y a qu'une réalité au monde, toi et moi, nous deux, tu entends, rien que nous deux...

Catherine ne répondit pas. Tous les deux ? À côté, Isabelle dormait auprès du berceau de Michel. Sara partageait aussi cette chambre car elle refusait d'abandonner l'enfant à la grand-mère et défendait ses prérogatives de berceuse avec bec et ongles. Elle comprenait qu'Isabelle ferait tout pour détacher l'enfant de sa mère et entendait bien se mettre en travers.

Dans l'autre chambre, il y avait Marie, et Catherine songeait amèrement que, dans l'une comme dans l'autre pièce, quelqu'un rêvait de la dépouiller : Isabelle de son fils, Marie de son époux... Où donc Arnaud prenait-il qu'ils n'étaient que deux ?

— Ne t'évade pas de moi, gronda Arnaud contre son oreille, tu ne dois songer qu'à notre amour quand nous sommes ensemble...

Il l'embrassa, mais, sous la bouche d'Arnaud, ses lèvres demeuraient froides et tremblantes. Elle ferma les yeux pour tenter de retenir des larmes qui roulaient sur ses joues. Arnaud jura entre ses dents puis, soudain furieux :

— Eh bien, pleure ! J'arriverai bien à arracher ces idées stupides de ta tête folle !

Et, sans transition, il déchaîna sur Catherine un tel ouragan de caresses et de baisers que Catherine, brutalisée, meurtrie mais emportée par un plaisir qui semblait ne jamais devoir atteindre son point culminant, délirant d'une passion si violente qu'elle lui arrachait des cris, ne songea plus qu'à subir la loi d'Arnaud. Quand, enfin, il la soumit complètement, elle l'entendit murmurer, moqueur et tendre, sur le ton du triomphe :

— Je t'avais bien dit que tu oublierais ces sottises !

Il la quitta soudain pour courir jusqu'à un dressoir disposé près de la cheminée et qui supportait des gobelets et un flacon de vin. Anéantie, écrasée de bienheureuse fatigue, Catherine entrouvrit des paupières qui n'avaient jamais été aussi lourdes. Son total épuisement fit rire le jeune homme. Il leva le flacon d'argent.

— Tu veux un peu de vin ? J'ai une soif du diable !

Elle fit signe que non de la main, n'ayant même

pas le courage de parler. A travers ses cils rapprochés, elle le vit emplir la coupe, la vider d'un trait, s'essuyer les lèvres de son bras nu. Elle allait refermer les yeux quand un bruit métallique la fit sursauter. La coupe avait roulé à terre, mais Arnaud ne s'en souciait pas. Il s'était approché du feu et semblait regarder quelque chose sur la face interne de son bras.

Son immobilité absolue frappa Catherine qui se redressa sur les oreillers en désordre, vaguement inquiète.

— Qu'y a-t-il ? Que regardes-tu ?

Il ne répondit pas, ne bougea pas. Il y avait quelque chose de si effrayant dans cette inertie que Catherine cria.

— Arnaud ! Qu'est-ce que tu as ?

Il se retourna, laissa retomber son bras, sourit, mais c'était un curieux sourire, un étirement machinal des lèvres qui était presque une grimace.

— Rien, ma mie ! Une bûche a éclaté et une brindille m'a brûlé au bras. Dors maintenant, tu en as besoin...

Sa voix semblait venir de très loin. D'un geste mécanique, il prit sur un escabeau une longue robe de drap vert ourlée de taupe, l'enfila, serrant la ceinture autour de ses reins. Catherine le regardait faire avec stupeur.

— Mais enfin, où vas-tu maintenant ?

— Je veux m'assurer que tout va bien, que les sentinelles sont à leur place. Les hommes d'armes ont beaucoup bu, ce soir, et une surprise est toujours possible.

Il s'approcha du lit, se pencha, prit une mèche de cheveux qui pendait hors du lit et y posa ses lèvres avec ferveur.

— Dors, mon ange, dors... je n'en ai pas pour longtemps.

Cette ronde nocturne était normale, après tout, de la part du gouverneur de la forteresse. Et puis Catherine était trop lasse pour se poser beaucoup de questions. Arnaud était l'homme le plus imprévisible qui fût. Tandis qu'il s'éloignait sur la pointe des pieds après avoir soigneusement ramené les couvertures sur les épaules de sa femme, elle ferma les yeux, déjà envahie d'une délicieuse torpeur. Pourtant, avant de sombrer dans l'inconscience, elle éprouva encore une curieuse impression. Dormait-elle déjà ou bien y avait- il, tout à l'heure, de l'angoisse et même de la peur dans le regard qu'Arnaud avait posé sur elle ? À cet instant, son visage avait l'air ciselé dans du granit, rien n'y vivait hormis ce regard, ce regard...

Allons, c'était une fumée sortie de son esprit épuisé ! Catherine, un sourire aux lèvres, s'endormit profondément.

La voix de Sara fredonnant une vieille cantilène éveilla Catherine. Elle aurait juré qu'il n'y avait que cinq minutes qu'elle dormait ; pourtant, il faisait grand jour. Elle sourit en voyant que Sara, assise au pied de son lit, dans l'attitude où elle l'avait vue des centaines de fois quand elle était petite fille, tenait Michel dans ses bras. C'était pour le bébé qu'elle chantait, en souriant, et le bébé, ravi, agitait des menottes roses comme des coquillages.

— Est-il si tard ? demanda Catherine en se dressant sur son séant.

— Il est l'heure de nourrir ton fils ! Il a très faim.

Catherine tendit les bras pour recevoir l'enfant avec

ce profond sentiment d'amour et de plénitude que lui donnait ce moment où elle le nourrissait. La petite tête blonde se nicha contre elle et les petits doigts vinrent s'appuyer, bien écartés, sur la rondeur ferme du sein qu'on lui offrait. Michel se mit à téter avec ardeur. Catherine éclata de rire.

— Mais il dévore, ma parole ! Regarde, Sara... Est-il-gourmand !

De l'enfant, sa pensée glissa au père et elle demanda à Sara où était Arnaud.

— Dehors. Le comte Bernard s'apprête à partir. Quand le petit aura fini, il faudra te dépêcher.

Assise dans son lit, Catherine suivait Sara des yeux, s'étonnant de n'avoir pas encore remarqué ce bizarre ; affaissement des épaules. Sara se voûtait ? A cinquante ans à peine ? Et ce cerne violet autour des paupières ? De la fatigue, peut-être ? Sara se dépensait continuellement pour Michel, pour Catherine. Pour le moment, elle ouvrait un coffre de cuir, en tirait des vêtements divers et d'abord une dalmatique de velours violet doublée de satin gris.

— Le comte Bernard a laissé plusieurs coffres.]1 Dans ces robes et ces manteaux d'homme, je pourrai te tailler quelques vêtements. Tu n'as pas grand-chose à te mettre.

— Les robes de Bruges et de Dijon sont loin, n'est-ce pas ? fit Catherine avec un mince sourire, et les parfums, et les bijoux...

— Tu ne regrettes rien ? Vraiment rien ?

Le sourire ébloui de Catherine alla de la tête duveteuse du petit garçon à l'ogive bleue de la fenêtre au- delà de laquelle on entendait la voix d'Arnaud criant des ordres.

— Que veux-tu que je regrette ? J'ai tout puisque je les ai tous les deux. C'est tellement plus important qu'un palais, des robes de brocart et des diamants. Tu sais...

La phrase demeura en suspens. Sara, d'un geste rageur, s'essuyait les yeux à sa manche. Les prunelles de Catherine s'agrandirent de stupeur.

— Tu pleures ?

— Mais non... je ne pleure pas, fit Sara avec impatience. Il y a de la poussière dans ces vêtements.

— Il y en a aussi dans ta voix... Tiens, il a fini ! Prends-le, je me lève ! fit-elle en remettant Michel aux bras de la bohémienne.

Tout en se passant la figure et les mains à l'eau, en enfilant ses vêtements, en nattant ses cheveux, Catherine observait Sara. La poussière ? Certainement pas... Elle pleurait, ou plutôt, elle avait pleuré et il en restait quelque chose. Mais il était aussi certain qu'elle ne voulait pas dire pourquoi. Au-dehors, le tintamarre d'une troupe nombreuse prête à s'ébranler se faisait entendre : cliquetis d'armes, sabots des chevaux grattant la terre, roulement des chariots à bagages, ordres brefs hurlés à pleine voix, cris d'appel et rires. En s'approchant de la fenêtre, Catherine vit que les tentes de soie avaient été démontées et rangées dans les chars. Elle vit aussi qu'Arnaud avait tenu parole : les branches du vieux fayard ne portaient plus aucun fruit suspect. La cour était pleine d'hommes d'armes qui attendaient calmement, l'arme au pied, que l'on partît.

Les cavaliers étaient déjà à cheval...

Comme Catherine se penchait au rebord de pierre pour mieux respirer l'air vif du matin, pour sentir la caresse de ce soleil encore timide qui mettait une douceur sur la campagne, Arnaud et Bernard sortaient de la chapelle. Les deux hommes étaient tout armés, à l'exception des heaumes qu'ils portaient sous le bras. Ils se dirigèrent vers leurs destriers que les écuyers tenaient par la bride, se hissèrent en selle. Arnaud, sans doute, voulait accompagner son ami un bout de chemin. Cadet Bernard allait enfoncer son casque sur sa tête quand il aperçut Catherine à sa fenêtre et dirigea son cheval vers elle.

— Je ne voulais pas que l'on trouble votre sommeil, Catherine, cria-t-il, mais je suis heureux de vous revoir avant de partir. Ne m'oubliez pas tout à fait ! Je ferai tout pour que votre grâce revienne éclairer bientôt la cour de Charles VII.

— Je ne vous oublierai pas, Messire ! Et je prierai pour le succès de vos armes.

Sous ses caparaçons rouge et argent, le destrier dansait avec des grâces de demoiselle. Cadet Bernard s'inclina profondément sur sa selle, son regard souriant attaché à Catherine qui, de sa fenêtre, lui adressait une révérence. Puis le cheval volta et, au petit trot, Bernard d'Armagnac s'en alla prendre la tête de sa cavalerie. Arnaud le suivit, Fortunat qui désormais lui servait d'écuyer sur les talons. En passant devant sa femme, il leva sa main gantée de fer noir et sourit.

Mais l'étrange inquiétude éprouvée la nuit précédente reprit Catherine. Le sourire d'Arnaud était d'une affreuse tristesse et ses traits tirés comme s'il n'avait pas fermé l'œil de la nuit.

Pourtant, l'attention de Catherine se détacha subitement de son époux. En face d'elle, presque à sa hauteur, un homme d'armes se tenait debout sur le chemin de ronde, appuyé des deux mains à un fauchard étincelant. Le camail d'acier enchâssait un large visage à la peau olivâtre, aux petits yeux porcins qui semblaient gros comme des têtes d'épingle.

L'homme riait méchamment en la regardant et Catherine, stupéfaite, reconnut le sergent Escornebœuf, le chef de l'escorte que Xaintrailles leur avait donnée à Bourges et qui avait disparu si mystérieusement de l'abbaye d'Aurillac après avoir été corrigé par Arnaud.

Instinctivement, elle se rejeta en arrière, dans l'ombre de sa chambre, appelant Sara auprès d'elle d'un geste. Elle lui désigna l'homme qui n'avait pas ; bougé.

— Regarde, dit-elle. Tu le reconnais ?

Sara fronça les sourcils mais haussa les épaules.

— Je sais depuis hier soir qu'il est ici. Je l'avais reconnu. Il paraît qu'il est venu à Carlat tout droit en quittant Aurillac, et c'est normal, à ce que l'on dit, puisque c'est à la fois tout près de la ville et la seule forteresse du maître d'Escornebœuf, le comte d'Armagnac. Il n'est donc pas étonnant de le voir ici.

— Arnaud le sait ?

— Oui. Il a un œil auquel rien n'échappe. Mais Escornebœuf lui a présenté des excuses après avoir demandé au comte Bernard de plaider pour lui. Oh, j'ai bien vu que cela ne plaisait guère à messire Arnaud, mais il ne pouvait pas refuser.

— Des excuses ! murmura Catherine sans perdre de vue l'immense sergent. Je n'y crois guère.

Il suffisait de voir le sourire menaçant du gros homme pour comprendre que ces excuses n'étaient qu'une ruse, cachant sans doute un profond désir de vengeance.

— Moi non plus, fit Sara. Et il y a plus inquiétant. Hier soir, j'ai vu Escornebœuf près de la chapelle. Il parlait avec ton amie Marie et la conversation était animée, je t'assure. Mais, lorsqu'ils m'ont vue, ils se sont séparés...

— Etrange ! fit Catherine en tordant le bout d'une de ses nattes entre ses doigts. Comment pourraient-ils se connaître ?

Sara cracha par terre avec un dégoût non dissimulé.

— Cette fille est capable de tout, fit-elle. Tu sais, elle serait un peu sorcière que cela ne m'étonnerait pas. Elle aura deviné en Escornebœuf quelqu'un d'aussi malfaisant qu'elle-même.

La porte s'ouvrit, sans que personne y eût frappé. Isabelle de Montsalvy apparut, vêtue de noir de la tête aux pieds. Un long manteau l'enveloppait du col aux talons et un escoffion de voile, noir aussi, donnait à son visage mince une hauteur impressionnante. Dans l'ombre de son manteau, on apercevait la figure de fouine de Marie. La mère d'Arnaud s'arrêta au seuil et, sans même un salut :

— Venez-vous ? dit-elle. La messe va commencer...

— Je viens, fit seulement Catherine.

Elle prit un manteau à capuchon, s'en enveloppa, rabattit la capuche sur sa tête nue et suivit sa belle- mère après avoir posé un baiser léger sur le front de Michel que Sara avait déposé au creux des oreillers du grand lit.

Le soleil était à son déclin lorsque Arnaud regagna le château. Avec Fortunat et la dizaine d'hommes qu'il avait emmenés, il avait battu les alentours pour s'assurer que rien de suspect ne s'y dissimulait. Ensuite, il s'était arrêté assez longuement au village de Carlat pour interroger les notables, examiner les réserves de vivres et aussi tenter d'insuffler un peu d'espoir à ces paysans découragés qui, depuis des années, vivaient en alerte perpétuelle, prêts à chaque instant à fuir ou ! à se battre.

Deux choses frappèrent Catherine quand Arnaud entra dans la grande salle, nettoyée à fond et jonchée de paille fraîche, où la famille l'attendait pour souper : l'expression soucieuse de son visage et le fait qu'il n'avait pas ôté son armure. Il lui parut plus pâle encore que le matin. Tout de suite alarmée, elle courut à sa rencontre, tendant déjà les bras pour l'étreindre, mais il la repoussa doucement.

— Non, ne m'embrasse pas, ma mie ! Je suis sale et je me sens fiévreux. Mes vieilles blessures me font souffrir. J'ai dû prendre quelque refroidissement et tu ne dois pas, toi, risquer d'être malade.

— Que m'importe ? s'écria Catherine furieuse de deviner derrière son dos le sourire satisfait de Marie.

Arnaud sourit, leva la main pour la poser sur la tête de sa femme, mais retint son geste avant de l'achever.

— Pense à ton fils. Tu le nourris encore, il a besoin d'une mère en parfaite santé.

C'était la logique, la sagesse même, mais Catherine ne put se défendre d'un serrement de cœur. Pourtant, elle constata qu'il présentait à sa mère des excuses analogues, s'inclinait seulement devant elle et devant Marie. Isabelle de Montsalvy examinait son fils avec une surprise nuancée d'inquiétude.

— Pourquoi encore armé ? Penses-tu souper avec cinquante livres de fer sur le dos ?

— Non, ma mère. Je ne souperai pas... pas ici tout au moins. Je suis inquiet. Les paysans signalent d'étranges allées et venues, la nuit. On a vu des hommes s'approcher des murs extérieurs, d'autres même, tenter l'escalade du roc. Il faut que j'apprenne à fond les ressources de ce château, que je connaisse aussi mes hommes. Je vais vivre avec eux quelques jours.

J'ai déjà ordonné qu'on me dresse un lit de camp dans la tour Saint-Jean, la plus avancée de l'éperon rocheux...

Il se tourna vers Catherine. Pâle et le cœur gros, elle retenait par orgueil la plainte qui lui venait tout naturellement.

Pourquoi voulait-il s'isoler d'elle, la priver de ce qui formait le plus clair de son bonheur : leurs merveilleuses heures d'intimité.

— Il nous faut être raisonnables, mon cœur. Nous sommes en guerre et j'ai de lourdes responsabilités.

— Si tu veux loger dans la tour Saint-Jean, pourquoi n'irais-je pas aussi ?

— Parce qu'une femme n'a rien à faire dans un corps de garde ! coupa sèchement la mère d'Arnaud. Il est temps que vous appreniez qu'une femme de guerrier doit, d'abord, apprendre à obéir !

— Une femme de guerrier doit-elle, nécessairement, avoir un cœur cuirassé de fer, doit-elle mettre une armure à son âme ? lança Catherine déjà révoltée.

— Pourquoi non ? Les femmes de notre maison n'ont jamais faibli, même quand c'était difficile, surtout quand c'était difficile ! Il est évident que vous n'avez pas été élevée dans ces sentiments.

Le dédain était flagrant dans le ton de la vieille dame et Catherine, déjà sensibilisée par sa déception, l'éprouva cruellement. Blessée, elle allait répliquer, mais Arnaud s'interposa.

— Laissez-la, mère ! Si vous ne pouvez la comprendre, au moins ne le lui faites pas sentir ! Et toi, ma mie, tu seras courageuse parce qu'il le faut.

Sara dormira près de toi. Je ne veux pas que tu sois seule.

Il s'éloignait déjà avec un geste de la main et Catherine fit un effort sur elle-même pour garder contenance malgré L'envie de pleurer qui montait. Ce soir, les choses reprenaient cet aspect absurde et inquiétant qu'un instant elles avaient perdu. Cadet Bernard avait-il emporté aux sabots de son cheval la sécurité, la joie de vivre et l'insouciance ? Et les fantômes de la peur et du doute, écartés pour un temps par son vigoureux bon sens, allaient-ils revenir ? Catherine éprouva une pénible sensation d'étouffement. Les murs semblaient s'incliner vers elle pour l'ensevelir. Que faisait-elle dans cette salle étrangère, entre ces deux femmes hostiles ? Pourquoi Arnaud la laissait-il seule ? Ne savait-il pas que, sans lui, rien n'avait de goût, ni de couleur ? Chacune de ses absences durait le temps d'un hiver... La voix sèche de sa belle-mère la rejoignit au fond de sa solitude.

— Eh bien, soupons donc ! Rien ne sert d'attendre davantage.

— Excusez-moi, fit Catherine, je n'ai pas faim. Je préfère rentrer chez moi. Mon absence ne vous sera certainement pas pénible. Recevez mes souhaits de bonne nuit.

Une rapide révérence et elle avait quitté la salle. Dans l'escalier, l'impression d'étouffement s'envola. Décidément, elle respirait mieux quand elle était loin d'Isabelle et de Marie. Elle rassembla les plis lourds de sa robe pour monter plus vite, gravit presque en courant les dernières marches et tomba dans les bras de Sara qui venait d'installer Michel pour la nuit.

Tremblant à la fois de chagrin et de froid, elle s'accrocha au cou de sa vieille amie, cherchant instinctivement la chaleur d'un réconfort.

S'il me laisse continuellement avec ces deux femmes, je n'y tiendrai pas, Sara, je ne pourrai jamais ! Je sens leur haine et leur dédain comme si c'était quelque chose que l'on pût toucher. Dès demain, je verrai Arnaud, je lui dirai qu'il doit choisir, qu'il...

— Tu te tiendras tranquille ! coupa Sara fermement. Tu devrais avoir honte de te conduire comme une gamine. Et pourquoi donc ? Parce que ton époux a d'autres devoirs et ne peut passer son temps à roucouler auprès de toi ? Quel enfantillage ! C'est un homme, tu sais, et il doit mener sa vie d'homme. La tienne est de l'aider. Il y a des moments où c'est difficile, terriblement difficile. Il faut avoir du courage.

— Du courage, du courage ! maugréa Catherine. Est-ce qu'un jour viendra où l'on cessera de m'en demander ? Je n'en ai plus, moi, du courage.

— Mais si !

Maternellement, Sara fit asseoir la jeune femme désolée sur une banquette et passa son bras autour d'elle. La tête blonde vint se nicher tout naturellement contre son épaule.

— Du courage, mon petit, il t'en faudra encore beaucoup, plus peut-être que tu ne le crois, mais tu ne faibliras pas, parce que tu l'aimes... parce que tu es sa femme.

Tandis que la main tendre de Sara caressait sa tête inclinée, Catherine ne vit pas que des larmes, de nouveau, emplissaient les yeux sombres de la zingara. Elle n'entendit pas la prière muette qui montait du cœur de sa vieille amie, une prière passionnée pour que s'éloignât sans la toucher l'amère coupe de souffrance qui se préparait.

— Noble dame, fit le soldat, essoufflé d'avoir couru, messire Arnaud vous demande ! Vite... c'est très urgent ! Il a besoin de vous... Il est malade !

— Malade ?

Catherine jeta loin d'elle la quenouille de laine qu'elle filait auprès du berceau de Michel, pour occuper ses mains, se leva d'un bond.

— Qu'a-t-il ? Où est-il ?

— Dans le donjon. Il inspectait les défenses du couronnement. Soudain, il s'est écroulé... Venez, Dame, venez vite !

Catherine ne s'attarda pas à poser d'autres questions. Jetant un dernier regard à son fils qui dormait et sans même prendre le temps d'appeler Sara descendue aux cuisines, elle ramassa ses jupes et sortit en courant à la suite du soldat. En franchissant le seuil du logis, une rafale de vent la frappa de plein fouet, collant sa robe à ses jambes comme un drap mouillé. Là-bas, le donjon se dressait au centre de longues écharpes de brume que la tempête faisait tournoyer. Catherine se courba instinctivement pour lutter contre les bourrasques humides et, tête baissée, comme un petit taureau de combat, elle fonça à travers l'immense place d'armes. L'angoisse la portait en avant et, en même temps, elle éprouvait une joie curieuse. Enfin il l'appelait ! Enfin, il avait besoin d'elle !...

Depuis bientôt une semaine qu'il avait élu domicile dans la tour Saint-Jean, elle l'avait à peine vu. Chaque matin et chaque soir, il venait au logis saluer sa femme, sa mère, mais ne les embrassait pas. Il souffrait de la gorge, disait-il, et toussait. Pour la même raison, il refusait de toucher son fils. Inquiète, Catherine avait interrogé Fortunat et ce qu'elle avait appris ne l'avait guère rassurée. Arnaud ne mangeait pratiquement rien et passait ses nuits debout, arpentant sa chambre durant des heures.

— Ce pas régulier dans la nuit, c'est à devenir fou !... confessait Fortunat. Il y a, en monseigneur, un souci qu'il ne veut pas avouer.

Plusieurs fois, Catherine avait essayé de s'isoler avec son époux, mais elle avait constaté avec douleur qu'il semblait la fuir, elle plus encore que les autres. La sauvegarde de Carlat et de ses habitants paraissait devenue le seul intérêt de sa vie

: il s'y consacrait entièrement, évitant, Catherine en avait une sorte de conscience, le logis où les trois femmes menaient leurs vies opposées autour du berceau de Michel. Elles s'observaient, s'épiaient, guettant les faux pas ou les moments de dépression pour s'en faire des armes. À cette escrime implacable, Marie était passée maîtresse tandis que Catherine s'y écorchait. Elle souhaitait désespérément comprendre, saisir cette chose peut-être infime qui lui échappait et qui éloignait d'elle son époux. Mais, tout en courant à travers la cour balayée par ce vent du sud qui affolait les moutons, elle se disait que le soudain malaise d'Arnaud allait le lui livrer. Elle s'accrocherait si bien à lui qu'il lui faudrait dire enfin la vérité !

Elle franchit la porte basse du donjon, puis se lança à l'aveuglette dans l'escalier. Aucune torche ne brûlait à l'intérieur, contrairement à l'habitude, mais un aigre courant d'air mugissait. Le vent avait dû éteindre les flammes en soufflant à travers les meurtrières. Catherine s'appuya d'une main aux pierres humides, tâtant du pied les marches usées. Peu à peu ses yeux s'habituaient à l'obscurité quasi totale de la vis de pierre, chichement éclairée de loin en loin par d'étroites fentes pratiquées dans l'épaisseur formidable des murs. Une étrange sensation de solitude étreignit Catherine. Il n'y avait aucun homme d'armes, aucun va-et-vient dans cet escalier, empli d'un vacarme terrible, tout en haut, comme si le tonnerre s'était déchaîné sur le couronnement même de l'énorme tour. Là-haut, quelque chose résonnait par à-coups, comme un gigantesque tambour.

Catherine s'aperçut que le soldat venu la prévenir avait disparu sans qu'elle sût où il était passé. Absorbée par ses inquiétudes, elle n'avait pas pris garde à lui, mais il était étrange que la maladie d'Arnaud ne déchaînât pas plus d'agitation. Et cet escalier qui n'en finissait pas !

Courant toujours, elle dépassa la porte de la première salle, continua de monter, mais le souffle lui manqua soudain. Le cœur battant la charge, elle s'adossa un instant au mur gluant pour reprendre haleine. Tandis qu'elle cherchait à retrouver son souffle, son regard plongea instinctivement par la meurtrière qui s'ouvrait près d'elle... Un sursaut la secoua. Elle colla son visage en sueur à la longue fente et poussa une exclamation de stupeur. Là, en bas, sortant de la vieille commanderie, elle apercevait Arnaud, vêtu et armé comme d'habitude. Il semblait en parfaite santé et soutenait, de la main, la marche hésitante du vieux sire de Cabanes. Catherine plissa les yeux pour mieux voir. Mais non, le doute n'était pas possible : c'était bien Arnaud !

Elle leva les yeux vers le sommet du donjon où le tintamarre de tout à l'heure avait fait trêve. Ce silence subit lui fit percevoir, nettement, la respiration lourde, bruyante de quelqu'un qui montait. Elle ne s'en inquiéta pas tout de suite, passa un bras par la fente du mur et appela :

— Arnaud ! Arnaud !

Elle était trop loin, trop haut ! Montsalvy ne l'entendit pas. Sans même tourner la tête, il s'éloigna vers la forge avec Cabanes.

Haussant les épaules, Catherine commença à redescendre, plongea dans une zone d'ombre. Dans sa hâte, elle manqua une marche, se tordit un pied et retint un gémissement. Il lui fallut s'arrêter un instant pour laisser à la douleur le temps de se calmer. C'est alors que, des ténèbres de l'escalier, elle vit surgir le visage empourpré d'Escornebœuf. Il montait lourdement, les mains en avant, les yeux fixes, secoué par un rire silencieux. Le sang de Catherine se glaça dans ses veines en même temps que l'envahissait la brutale conscience d'un danger. Mais elle voulut payer d'audace. L'immense carcasse du Gascon obstruait complètement l'étroit escalier et il ne semblait pas disposé à céder la place.

— Allons ! dit-elle durement, laissez-moi passer.

Il ne répondit pas, continua de monter vers elle.

Son souffle haletant faisait un bruit de forge qui emplissait les oreilles de la jeune femme. Ces yeux fixes, ce rire idiot et méchant ! Elle recula d'une marche. L'homme se pencha, tendit ses énormes mains pour la saisir... Une terreur folle l'envahit. Elle comprit soudain qu'elle était seule, dans cette tour, livrée à cette brute dont les intentions ne se lisaient que trop clairement. Avec un cri étranglé, elle se lança en courant vers les hauteurs... Elle voulait gagner l'étage supérieur, s'enfermer dans la grande pièce ronde où vivait Jean de Cabanes. Elle se souvenait de la porte massive, des verrous solides qu'elle y avait vus. Mais elle n'avait pas encore récupéré suffisamment son souffle. Le cœur cognait douloureusement contre ses côtes. Derrière elle, l'homme s'était mis aussi à courir. Et il faisait noir dans cet escalier, si noir ! N'atteindrait-elle jamais la porte salvatrice ? Des larmes d'angoisse avaient jailli de ses yeux.

Au-dessus de sa tête, la tour parut éclater. Il y eut un craquement énorme suivi d'un véritable hurlement. A quelques marches au-dessus de Catherine, la porte s'effondra dans un vacarme apocalyptique libérant un peu de jour. Et Catherine, qui allait se lancer dans la pièce miraculeusement ouverte, se rejeta en arrière si durement que son épaule alla heurter le mur. Entre elle et la porte arrachée sur le seuil de laquelle Gauthier, fumant de rage et couvert de poussière, venait de surgir, il y avait le vide... un vide noir, terrifiant... Une main criminelle avait ôté les marches de bois amovibles que comportait l'accès de chaque étage d'un donjon. Ces marches étaient autant de pièges tendus à l'assaillant, autant de retard apporté dans sa montée vers le sommet. Emporté dans son élan, il ne trouvait plus rien sous ses pas, que les ténèbres, et allait s'écraser au fond d'une oubliette.

Catherine comprit qu'en arrachant la porte, en faisant la lumière, Gauthier l'avait sauvée. Un pas de plus et elle disparaissait dans le gouffre. Personne ne l'aurait retrouvée. Il suffisait de remettre les marches... Étranglée par la peur, saisie de vertige, incapable d'émettre un son, elle tendit une main de noyée vers le Normand, se rendit à peine compte de son aspect terrifiant. Le large visage était convulsé par une de ces fureurs meurtrières qu'elle connaissait bien. Du sang coulait de son épaule sous le cuir arraché de sa tunique, et aussi de ses mains...

— Ne bougez pas, dame Catherine ! souffla-t-il haletant. Je commence à comprendre pourquoi on m'a enfermé là-dedans !

Juste à cet instant, Escornebœuf apparut. Il était tellement acharné à la poursuite de Catherine qu'il ne vit pas tout de suite le Normand. Avec un grognement de joie, il allait se jeter sur la jeune femme quand Gauthier tonna :

— Cette fois, tu ne m'échapperas pas, truand !

Catherine n'eut pas le temps de se plaquer contre

la muraille. D'un bond, Gauthier avait franchi le vide, la heurtant au passage. Elle reçut un choc terrible, qui l'étourdit un moment, tandis que le géant tombait, de tout son poids, sur le Gascon qui chuta en arrière. Les deux hommes, emmêlés, dégringolèrent l'escalier jusqu'au prochain palier.

Le froid des pierres auxquelles elle s'agrippait ranima Catherine, au bord de l'évanouissement. Elle serra les dents, se redressa malgré la douleur qui courait le long de son dos. En se tenant au mur, les jambes flageolantes, elle descendit jusqu'à l'endroit où avaient roulé les deux hommes. Le combat continuait, sauvage, acharné. Escornebœuf et Gauthier étaient si étroitement enlacés qu'il était impossible de les distinguer nettement l'un de l'autre. C'était un amoncellement spasmodique de bras et jambes d'où s'échappaient des grondements de fauves. Sur l'étroit espace, ils roulaient et tantôt c'était le Normand, tantôt c'était le Gascon qui avait le dessus.

Du cœur haletant de Catherine montait une fervente prière. Elle souhaitait, éperdument, que Gauthier eût le dessus, bien sûr, car sa défaite signifierait la mort, pour lui comme pour elle. Mais le Gascon était de force sensiblement égale et la récente blessure à l'épaule du Normand le handicapait. D'autant plus qu'en arrachant, d'un effort surhumain, la massive porte de chêne, il avait dû rouvrir la plaie... Enfin, les combattants obstruaient le passage et Catherine n'avait aucun moyen d'aller chercher de l'aide. Elle songea soudain à appeler, cria :

— À l'aide ! A moi !

— Taisez-vous ! haleta Gauthier. Le diable sait ce que votre appel peut amener ici ! J'en viendrai... bien à bout tout seul !

D'une brutale torsion de reins, il réussissait, en effet, à reprendre l'avantage. Il avait pu saisir son ennemi à la gorge et serrait malgré les coups de poing que l'autre faisait pleuvoir sur lui. Peu à peu, d'ailleurs, l'air manqua au Gascon. Sa bouche s'ouvrit, ses coups faiblirent et s'ajustèrent mal. Gauthier serra plus fort et, soulevant la tête du Gascon, la frappa contre le sol. L'autre, enfin, râla.

— Grâce... Ne me tuez pas !

— Réponds d'abord à mes questions, je verrai après. Qui m'a enfermé dans la salle du haut ?

— Moi ! On me l'avait demandé.

— Qui?

— La demoiselle... Marie de Comborn !

— Tu la connaissais donc ? demanda Catherine qui reprenait sa présence d'esprit.

Entre les mains de Gauthier, le visage d'Escornebœuf était couleur lie de vin. Il cherchait l'air comme un poisson hors de l'eau. Le Normand desserra ses pouces. Escornebœuf respira deux ou trois fois.

— Oui, dit-il enfin. J'ai servi, naguère, chez son frère, à Comborn, comme mercenaire. Elle m'a promis... un bijou de sa mère... et aussi de se donner à moi... si je vous tuais tous les deux !

— Alors, gronda Gauthier, les marches ôtées ?

C'est moi aussi ! J'ai profité de ce que messire Arnaud et messire Jean inspectaient les défenses pour les enlever. Puis...

j'ai envoyé un homme d'armes prévenir dame Catherine. Quand je l'ai vue courir vers le donjon, je suis entré derrière elle. Je voulais... Non ! Pitié !

Les derniers mots avaient été arrachés par la crainte. Le visage de Gauthier était devenu pourpre de fureur. Tous ses.

traits s'étaient convulsés et, sur sa gorge, le misérable sentait se resserrer la prise mortelle.

— Tu voulais la pousser, n'est-ce pas ? Au cas où, par miracle, elle aurait vu le trou...

Escornebœuf sentit sa mort dans la voix passionnée de son adversaire et, dans un geste presque enfantin, joignit les mains. Il ne pouvait plus parler.

— Il a demandé grâce... commença Catherine.

Les yeux gris de Gauthier se tournèrent vers elle

avec une expression d'immense surprise.

— Par Odin ! Vous avez de la pitié de reste ! Que dois-je en faire alors ?

Catherine allait répondre, mais l'étonnement avait relâché, sans qu'il s'en doutât, la prise du Normand. Escornebœuf, bien qu'au bord de la syncope, s'en rendit compte. Son réflexe fut un réflexe désespéré. Il donna un coup de reins où il mit toutes ses forces, fit basculer Gauthier qui, déséquilibré, roula de côté. En un clin d'œil, l'homme, à demi étranglé, sauta sur ses pieds et dévala l'escalier. Il y eut le claquement de ses semelles sur les marches de pierre, puis le battement de la porte derrière lui. Gauthier, cependant, se relevait en grommelant :

— Il m'a échappé ! Mais je vais le rattraper...

Catherine le retint vivement.

— Non... je t'en prie ! Laisse-le... Ne... ne me laisse pas seule ! J'ai... j'ai eu si peur !

Dans le jour avare, son visage avait l'air d'une fleur pâle. Elle tremblait et le Normand l'entendit claquer des dents.

Elle s'appuyait à lui, cherchant un refuge instinctif. La peur qu'elle avait eue produisait main- 3 tenant une réaction nerveuse. Les doigts de la jeune femme rencontrèrent l'épaule blessée. Elle les retira vivement, poissés de sang, les regarda avec horreur.

— Ta blessure... dit-elle.

— Ce n'est rien ! Elle se refermera ! Laissez-moi vous porter ! Vous n'arriverez jamais à descendre ces maudites marches toute seule.

Déjà il l'enlevait de terre. Comme un enfant peureux, elle se blottit contre la poitrine du géant.

— Tu m'as sauvée, soupira-t-elle. Cette fois encore, c'est à toi que je dois la vie.

Il se mit à rire avec bonne humeur.

— Je suis là pour ça, fit-il. Vous savez bien ce qu'a dit la Marie. Je suis votre chien de garde !

Catherine ne répondit rien. Mais une impulsion, dont elle chercha longtemps l'explication, la poussa à un geste irréfléchi. Tandis qu'il commençait à descendre le dangereux escalier, elle noua soudain ses bras autour du cou solide et posa sa bouche contre celle du géant. Il s'arrêta net et, d'abord, sous les lèvres de Catherine, ses lèvres à lui demeurèrent inertes. Ce baiser inattendu le foudroyait. Mais ce ne fut qu'un très court instant. Comme la jeune femme allait s'écarter, il la ramena et lui rendit son baiser avec une passion qui la bouleversa. Ses lèvres charnues étaient chaudes et douces comme celles d'un enfant. Une émotion étrange s'empara de Catherine. Ce baiser avait une saveur inconnue pour elle.

C'était quelque chose de tendre où l'ardeur de l'homme se tempérait d'une dévotion. Toute la fraîcheur d'un premier amour y était enclose et, dans les bras de Gauthier, Catherine évoqua soudain Landry, son ami d'enfance, qui s'était fait moine par désespoir. Landry l'aimait de cette façon-là. En Gauthier, elle reconnaissait un être de même essence, de même race qu'elle-même. Il l'aimait sans orgueil mais totalement. Son amour devait être aussi naturel que l'air des champs ou le vol d'un oiseau...

Brusquement, il la reposa à terre, s'éloignant d'elle de quelques marches. Par la porte ouverte du donjon, elle vit son visage convulsé d'une douleur qu'elle ne comprit pas. Il y avait de la souffrance dans les yeux gris du Normand, dans le son enroué de sa voix.

— Ne recommencez jamais cela... par pitié ! Ne recommencez jamais !

— J'ai seulement voulu te dire merci, que tu saches combien...

Il secoua sa grosse tête aux cheveux raides, fit le dos rond sous le cuir déchiré de son justaucorps, se détourna.

— Vous avez le pouvoir de me rendre fou et vous le savez trop bien.

Il s'éloigna sous la bourrasque du vent qui redoublait. La pluie s'en mêlait, giflant Catherine. Elle le regarda s'en aller vers les écuries, ses larges épaules voûtées, et elle eut conscience de l'avoir blessé. Il n'avait pas compris le geste instinctif de Catherine ; d'ailleurs comment l'aurait-il pu puisqu'elle ne l'avait pas compris elle-même ? Il avait dû croire à une aumône accordée à son silencieux amour. Une strophe de l'étrange chanson qu'il aimait à chanter lui revint en mémoire, cette ballade d'Harald le Vaillant venue du fond des siècles.

Mes vaisseaux sont l'effroi des peuples, j'ai creusé de larges sillons dans les mers et, cependant, une fille de Russie me dédaigne.

Gauthier était bien proche d'elle, il appartenait, comme elle, à l'orgueilleux et patient peuple de France. Pourtant, parviendrait-elle un jour à le connaître vraiment, ce fils des forêts normandes ?

Catherine, tout en songeant, revenait lentement vers le logis. La tête vide, la pensée à la dérive, elle laissait la pluie mouiller son visage, s'abandonnant à sa violence comme pour se laver de ses doutes et de ses craintes. Qu'allait-elle faire, maintenant ? Trouver Arnaud, sans retard, l'obliger à l'entendre. Il fallait, s'il voulait vraiment la garder, que Marie de Comborn quittât Carlat avant le coucher du soleil.

— Je ne vivrai pas un jour de plus auprès d'elle, répétait-elle entre ses dents. Il faut qu'il choisisse !

Un frisson rétrospectif la prit en songeant à ce qui aurait pu être. Sans Gauthier, à cette heure, elle ne serait qu'un corps broyé, un amas de chair, de sang et d'os écrasés au fond d'un trou puant... Elle serra les poings, se mordit les lèvres. Ce qui avait manqué ce jour-là pouvait réussir une autre fois. Elle avait échappé à la mort par miracle, mais demain ? Sous quelle forme la mort s'approcherait-elle sournoisement, dans l'ombre ?

Une exclamation de colère franchit sa bouche humide. A quelques toises, devant elle, Marie sortait en courant du logis et, après s'être retournée pour voir si nul ne la suivait, se précipitait vers le coin de la cour où étaient les étuves. Catherine prit son élan pour la suivre, mais elle se rappela soudain que, pour voler au secours d'Arnaud, elle avait laissé seul son petit Michel. Sans doute Sara était-elle remontée près de lui à moins que la grand-mère ne fût rentrée du village où elle était allée distribuer des aumônes. Mais mieux valait jeter un coup d'œil avant de poursuivre Marie. Prisonnière, comme elle l'était elle-même des murs de la forteresse, la fille ne lui échapperait pas. Avec un sourire chargé de rancune, Catherine se dit qu'elle la retrouverait toujours...

Elle monta rapidement à sa chambre, poussée par une hâte soudaine de revoir l'enfant. Peut-être aussi d'ôter cette robe trempée de pluie qui plaquait désagréablement à son corps et gênait ses mouvements. Elle entra dans sa chambre, se dirigea vers le berceau de chêne et se figea soudain, le cœur arrêté. Le bébé n'était plus visible. Une main criminelle avait remonté les couvertures jusque par-dessus sa tête. Plus aucun son ne sortait du petit lit...

Le hurlement qui jaillit de la gorge de Catherine était celui d'une bête. C'était celui de la louve devant sa tanière désertée. Il résonna dans les grandes salles vides et alla secouer le vieux logis jusqu'en ses coins les plus reculés. Il fit sursauter Sara dans la profonde cuisine, tressaillir les sentinelles de garde aux murailles, se signer le paysan qui livrait de la paille dans son grossier chariot de bois. Là-haut dans la grande chambre, Catherine s'était ruée sur le berceau, arrachait les couvertures, enlevait Michel. La figure de l'enfant était bleue. La petite tête retomba en arrière, inerte...

Catherine se laissa tomber à genoux.

— Mon Dieu... Non ! Pas ça !... Pas ça !

Elle hoquetait, étranglée de douleur, couvrant de baisers convulsifs son enfant... Cette fois, c'était la pire des choses !

L'atrocité de ce crime la submergeait sous l'horreur et sous une souffrance si abominable qu'elle ne pouvait la supporter... Elle cria encore, et encore... Sara entra en courant, vit la jeune femme écroulée, l'enfant entre les mains, et le lui arracha.

— Qu'est-il arrivé ?

— On l'a tué... On me l'a tué... mon tout-petit ! Quelqu'un l'a étouffé dans son lit !... Mon Dieu !... Oh ! mon Dieu !

Mais déjà Sara ne l'écoutait plus. Elle démaillotait le bébé, coupait les rubans qui attachaient les langes, dénudait le petit corps sans plus de réactions, entre ses mains, qu'une poupée de son. Plusieurs fois, elle claqua sèchement les fesses du bébé puis l'étendit sur le lit de sa mère, ouvrit la petite bouche et se mit à souffler dedans doucement, lentement...

Catherine la regardait, les yeux écarquillés, changée en statue.

— Que... fais-tu ? articula-t-elle.

— J'essaie de le ranimer. Jadis, j'ai vu souvent dans notre tribu des enfants qui naissaient avec, au cou, le lien de chair et qui avaient le même aspect que ton fils. Les sages-femmes agissaient toujours ainsi...

Elle se pencha de nouveau sur Michel. Les pieds de Catherine lui semblaient rivés au sol. Elle était incapable de faire un mouvement. Une seule chose vivait encore, en elle, hormis ce cœur douloureux, c'était son regard qui buvait chaque geste de Sara. Une masse noire s'interposa soudain devant ses yeux tandis que la voix coléreuse d'Isabelle de Montsalvy s'écriait :

— Que faites-vous, espèce de folle ? Que faites vous à mon petit-fils ?

Elle secouait Sara par l'épaule. Alors, brusquement, Catherine ressuscita. Soulevée d'une immense fureur, elle sauta sur sa belle-mère, l'empoigna aux épaules et l'écarta brutalement de Sara. Et, comme la vieille dame, la bouche ouverte, la considérait avec stupeur, elle cria, ses yeux violets fulgurant de rage :

— Elle essaie de le sauver ! Et je vous ordonne de la laisser en paix ! On a tué mon fils, vous entendez, on me l'a tué...

Je l'ai trouvé étouffé sous ses couvertures qu'on avait ramenées sur sa tête ! Il est mort... tué par vous !

La grand-mère devint livide. Elle chancela, se retint au manteau de la cheminée. D'un seul coup, elle se courba, elle eut cent ans. En franchissant ses lèvres décolorées, sa voix n'était qu'à peine un souffle.

— Mort ?... Tué ?

Elle répétait les mots terribles comme si elle ne les comprenait pas. Quand elle se tourna vers Catherine, tous les traits de son visage s'étaient effondrés, ses yeux regardaient comme s'ils ne voyaient plus.

— Qui l'a tué ? balbutia-t-elle. Pourquoi dites-vous que c'est moi... moi ? Tuer mon petit Michel. Mais vous êtes folle!

C'était dit sans colère, presque calmement, une simple constatation. Et il y avait tant de douleur vraie dans ces quelques mots que Catherine sentit, elle aussi, le chagrin l'emporter sur la colère. Elle était lasse, tout à coup, lasse à mourir.

— Pardonnez-moi, murmura-t-elle. Si vous n'aviez pas retenu ici votre maudite Marie, contre la volonté d'Arnaud et contre la mienne, nous n'en serions pas là. C'est elle, la criminelle...

— L'accusation était venue d'elle-même et la véracité de ses paroles frappait Catherine à mesure qu'elle les prononçait. Elle voyait encore Marie sortant, vivement, mais presque furtivement, du logis... Qui donc la haïssait assez pour oser s'attaquer à son petit enfant, sinon la vipère de Comborn ? Mais, sur le visage d'Isabelle de Montsalvy, la stupéfaction se mêlait à l'incrédulité. Ce n'est pas possible ! Elle ne ferait pas une chose pareille. Vous la détestez parce qu'elle aime mon fils. Mais elle l'a toujours aimé... et ce n'est pas de sa faute. Personne n'est maître de son cœur !

Catherine haussa les épaules. Courbée vers le lit, , Sara continuait à frictionner le bébé et à lui souffler dans la bouche.

— Elle me hait au point de faire n'importe quoi. Elle a tenté de me tuer, moi, il n'y a pas une heure ! j Sans Gauthier je devrais être au fond de l'oubliette du donjon, les reins cassés. Elle ne ferait pas une chose pareille, dites-vous ? Elle ferait pire encore pour effacer jusqu'à mon souvenir de la surface de cette terre ; et de la mémoire de mon seigneur.

— Taisez-vous ! Je vous défends d'accuser Marie. Elle est de mon sang. Je l'ai presque élevée.

— Félicitations ! fit Catherine amèrement. Oh ! je n'ai jamais espéré être crue de vous ! Mais je vous jure que, ce soir, elle aura quitté cet endroit. Sinon ce sera moi ! Au fond, ajouta la jeune femme avec douleur, c'est ce que vous préféreriez, n'est-ce pas, maintenant que mon enfant...

Le cri de Sara vint, comme une réponse.

— Il vit ! Il respire !

Un même mouvement jeta la mère et la grand-mère vers le grand lit. Entre les fortes mains de Sara, le bébé avait perdu sa tragique teinte bleutée. Sa bouche s'ouvrait comme celle d'un petit poisson tiré de l'eau. Les membres s'agitaient faiblement. Par-dessus son épaule, Sara lança vers Isabelle :

— Faites chauffer les langes devant le feu !

Et la grand-mère obéit avec empressement. Ses yeux étaient pleins de larmes mais aussi pleins de lumière.

— Il vit ! balbutia-t-elle. Mon Dieu ! Soyez béni !

À genoux près du lit, Catherine pleurait et riait tout

à la fois. Michel reprenait conscience de plus en plus vite tandis que Sara continuait à lui administrer de petites tapes. Ce traitement finit sans doute par lui déplaire profondément car, brusquement, il devint rouge vif, ouvrit la bouche en grand et se mit à hurler avec conviction. Jamais musique ne parut plus belle à Catherine qui, assise sur ses talons, l'écoutait extasiée tandis que Sara prenait vivement les langes chauds des mains d'Isabelle pour en envelopper le petit corps gigotant. Mais Catherine, au vol, attrapa l'une des mains de sa vieille amie et, l'appuyant contre son visage inondé de larmes, la couvrit de baisers.

— Tu l'as sauvé ! hoqueta-t-elle. Tu me l'as rendu ! Merci ! Oh, merci !

Sara enveloppa la jeune femme d'un regard chargé de tendresse. Se penchant vivement, elle l'embrassa sur le front et retira sa main.

— Allons ! Allons ! bougonna-t-elle. Ne pleurez plus ! C'est fini.

Elle acheva rapidement d'emmailloter Michel puis l'offrit à sa mère. Catherine le prit dans ses bras avec un profond sentiment de bonheur. Il y avait une flamme chaude au milieu de son être. C'était comme si la vie s'était retirée d'elle et revenait maintenant à grands flots brûlants. Elle couvrit de baisers les soyeux cheveux blonds, mais, par-dessus la tête de l'enfant, son regard rencontra celui d'Isabelle. Elle se tenait debout de l'autre côté du lit, les bras ballants, et elle regardait la mère et l'enfant avec un air affamé qui fit mal à Catherine. Elle était trop heureuse pour n'être pas généreuse. Elle tendit l'enfant avec un beau sourire.

Tenez ! dit-elle gentiment. À vous ! Quelque chose s'émut dans le visage figé de la vieille dame.

Elle avança des mains chargées d'adoration et regarda Catherine bien en face. Sa bouche s'ouvrit mais aucun son ne vint. Elle eut un sourire tremblant puis, serrant le bébé sur son cœur comme un trésor, elle alla lentement s'asseoir auprès de la cheminée. Catherine contempla un moment cette sombre madone en voiles noirs penchée sur un bambin blond qui gazouillait. Puis se détourna avec décision et, sans plus s'occuper d'Isabelle, arracha sa robe trempée qu'elle remplaça par une autre. C'était la robe de lainage vert, aux rubans de velours noir, qu'elle avait portée le soir de son mariage. Quand elle l'eut ajustée, elle se recoiffa, lissa posément ses nattes, les roula en couronne autour de sa tête.

Ensuite, elle prit t un manteau, s'en enveloppa. Sara, sans mot dire, la regardait faire. Quand Catherine fut prête, la gitane demanda :

— Où vas-tu ?

— Régler mes comptes une bonne fois. Ce qui s'est passé aujourd'hui ne doit plus se reproduire.

Sara laissa son regard glisser jusqu'à Isabelle, revint à Catherine et baissa la voix.

— Avec qui veux-tu régler tes comptes ? Avec cette fille ?

— Non. Il suffit de la chasser. C'est avec Arnaud que je veux m'expliquer. Il doit apprendre ce qui nous est arrivé, à Michel et à moi. Je pense que, cette fois, il acceptera de m'entendre. À moins qu'il ne fuie encore devant moi comme il l'a fait tous ces jours.

L'angoisse qui vibrait dans la voix de Catherine remua Sara. Elle prit la jeune femme aux épaules, la tint un instant contre elle en serrant si fort que Catherine sentit battre, à grands coups réguliers, le cœur de sa fidèle amie. Un court moment, elle appuya son front au creux de l'accueillante épaule, s'abandonna.

— Je ne sais plus, Sara ! Que dois-je croire ? Que dois-je penser ? Il est devenu si bizarre, ces derniers temps. Que lui ai-je fait ? Pourquoi me fuit-il ?

— Tu n'es pas la seule, il me semble.

— Non. Mais c'est moi surtout qu'il fuit, je l'aime trop pour ne pas sentir cela au plus profond de ma chair. Et pourquoi, pourquoi ?

Sara garda le silence quelques secondes. Par-dessus la tête de Catherine, son visage reflétait une immense compassion. Ses lèvres s'appuyèrent vivement sur la peau fine de la tempe. Puis elle soupira.

— Peut-être n'est-ce pas tellement toi qu'il fuit. Vois-tu, il arrive qu'un homme cherche à se fuir lui- i même. C'est alors beaucoup plus grave !

Les étuves de Carlat étaient antiques et rudimentaires. Elles n'avaient rien de comparable avec les vastes salles, peintes et tendues de toiles brodées où les habitants des palais de Bourgogne se baignaient dans ces cuves d'étain poli ou d'argent ciselé. C'était seulement une salle basse et voûtée au centre de laquelle s'ouvrait une cuve de pierre. Auprès de la cuve un grand chaudron contenait l'eau qui chauffait à un trépied de fer disposé sous un trou d'aération. Dans un autre coin, une simple planche de bois posée sur des tréteaux servait de table de massage. Une rigole, creusée dans le sol et communiquant par un trou avec l'extérieur de la muraille, assurait la vidange. L'endroit était très obscur. On y descendait par trois marches taillées à même le roc et seul un pot à feu enchâssé dans un grillage de fer éclairait la pièce.

Lorsque Catherine y parvint, la porte était entrouverte et la grosse fille, rouge et vigoureuse, qui remplissait les fonctions d'étuviste, se glissait tout juste au-dehors. Elle se trouva nez à nez avec la jeune femme, devint encore plus rouge.

-- Où vas-tu ? demanda Catherine. On m'a dit que mon époux se baignait. A-t-il donc déjà fini ?

La fille, avec un coup d'œil inquiet à la porte, devint encore plus rouge. Avant de répondre, elle s'éloigna de quelques pas.

— Non, noble dame ! Il est là, tout au contraire.

— Alors ?

La baigneuse baissa le nez. Ses gros doigts tordaient nerveusement son tablier bleu trempé d'eau. Elle regarda Catherine en dessous, puis, très vite :

— La demoiselle m'a donné une pièce d'argent pour que je lui cède la place quand monseigneur se fait oindre d'huile.

Elle... elle s'était cachée derrière le gros pilier du fond.

Le beau visage de Catherine rougit à son tour, mais de fureur, et la fille, apeurée, leva un bras d'un geste instinctif pour protéger sa tête contre les gifles éventuelles. La jeune femme se contenta de la chasser du doigt.

— Va-t'en... et tiens ta langue !

Elle fila sans demander son reste. Demeurée seule, Catherine s'approcha de la porte entrebâillée. À l'intérieur, aucun bruit ne se faisait entendre hormis celui de l'eau s'écoulant de la cuve. Catherine jeta un coup d'œil. Ce qu'elle vit lui fit serrer les poings, mais, au prix d'un violent effort, elle se contint, s'obligea au silence. Elle voulait voir ce qui allait se passer.

Arnaud était étendu, à plat ventre, la tête enfouie dans ses bras croisés. Debout auprès de lui, Marie versait sur son dos l'huile contenue dans une fiole de verre bleu, puis, lentement, commençait à enduire tout son corps. Il ne bougeait pas.

Les mains étroites et brunes de la jeune fille suivaient dévotieusement le contour des muscles qui, à la lumière rougeâtre du quinquet, prenaient un relief étrange. La peau luisait comme du satin brun. Et Catherine, hypnotisée, ne pouvait en détacher ses yeux. Elle avait une conscience aiguë, presque douloureuse, de ces mains caressantes se promenant sur le corps d'Arnaud. Les flammes de la torche faisaient briller les gouttes de sueur sur le visage et le cou de Marie. La respiration de la jeune fille devenait courte, haletante. La passion sensuelle que lui inspirait l'homme étendu devant elle éclatait si crûment que Catherine, labourée par la jalousie, grinça des dents. Elle vit Marie humecter du bout de la langue ses lèvres desséchées...

Soudain, la jeune fille perdit la tête. Se penchant davantage, elle colla ses lèvres à l'épaule gauche d'Arnaud... Une flambée de fureur aveugle explosa dans la tête de Catherine à ce spectacle, la jeta en avant toutes griffes dehors. Arnaud, surpris, avait bondi, mais déjà Catherine était sur Marie, l'avait arrachée d'Arnaud et jetée à terre. Marie hurla, voulut se relever, mais Catherine se laissa tomber sur elle de tout son poids. Emportée par une frénésie primitive, venue du fond des âges, la jeune femme avait perdu tout contrôle d'elle-même. Elle s'était mise à marteler de ses petits poings le visage de sa rivale, visant les yeux, ou la gorge, cherchant à tuer. Une idée fixe possédait son cerveau surchauffé : détruire cette face insolente, éteindre ces yeux verts, écraser la vipère une bonne fois. Mais Marie avait récupéré et se défendait maintenant. La maigreur de la jeune fille cachait une force nerveuse réelle et, relevant ses jambes, elle parvint à donner un coup de genou si violent dans la poitrine de Catherine que celle-ci, le souffle coupé, dut lâcher prise. D'un bond souple, Marie se releva, bondit à son tour sur elle...

Arnaud, en se redressant, avait d'abord observé avec stupéfaction les deux femmes engagées dans une lutte farouche. Il se ressaisit rapidement, attrapa une serviette de lin jetée sur la table, la noua autour de ses reins. Puis, empoignant d'abord Marie, qui avait pris le dessus, il la rejeta derrière lui sans la lâcher, releva assez rudement Catherine, qu'il remit sur pied.

La haine aveuglait tellement les deux furies qu'il dut employer toute sa force pour les maintenir éloignées l'une de l'autre, de toute la longueur de ses bras.

— En voilà assez ! hurla-t-il. Qu'est-ce qui vous prend ? Et d'abord, Marie, que fais-tu ici ?

— Demande-le-lui ! écuma Catherine. Cette traînée a acheté le droit de te frotter d'huile à la baigneuse. Elle s'était cachée ici pendant que tu te baignais...

L'idée parut si baroque à Montsalvy qu'il se mit à rire. C'était la première fois depuis deux semaines que Catherine l'entendait rire et cela accusait l'amaigrissement de son visage. Le rire d'ailleurs ne montait pas aux yeux qui demeuraient tristes et ternes. Malgré tout, cela fit à Catherine l'effet d'une injure.

— Tu trouves cela drôle ? Riras-tu encore quand tu sauras qu'aujourd'hui elle a tenté de nous tuer, moi d'abord, puis Michel... Sans Gauthier, j'étais morte. Sans Sara, tu n'avais plus de fils.

Arnaud blêmit, mais, sans lui laisser le temps de répondre, Marie vociférait.

— Si tu doutes encore que ta femme soit folle, voilà qui doit t'éclairer ! Moi, j'ai tenté de la tuer ? Je voudrais savoir comment ?

— Soyez tranquille, je vais le dire...

S'efforçant de retrouver un peu de calme, Catherine

fit le récit de ce qui s'était passé depuis que le soldat était venu la chercher dans sa chambre, sans rien oublier. Quand elle mentionna les aveux d'Escornebœuf, Marie haussa les épaules et ricana.

— Cet homme a menti. Il aurait dit n'importe quoi pour sauver sa vie. Quant à l'affaire du donjon, vous feriez mieux de dire la vérité.

— Quelle vérité ? cria Catherine.

— Mais la seule, rétorqua Marie avec un sourire plein de fiel : que vous aviez rendez-vous dans le donjon avec ce lourdaud. Tout le monde sait qu'il est votre amant !

Arnaud lâcha Catherine pour agripper Marie à deux mains. Son visage était devenu noir de fureur.

— Ne répète pas ça, Marie, grinça-t-il, si tu ne veux pas que je t'étrangle !

— Étrangle-moi, qu'est-ce que ça changera ! Je sais bien que la vérité n'a rien d'agréable.

— Laisse-la-moi, vociféra Catherine hors d'elle. Je jure de lui faire rentrer ses mensonges dans la gorge, de l'étouffer avec ! Je vais...

— Assez ! coupa Arnaud. J'entends qu'on m'obéisse ! Je saurai la vérité sur cette affaire. Il faudra bien que ce misérable Escornebœuf avoue la vérité, fût-ce sous la torture.

— Si tu veux la vérité, jeta Catherine, mets Escornebœuf à la question, mais n'oublie pas sa complice. Sur le chevalet, elle avouera !

— Et vous, glapit Marie. Si l'on vous y mettait... rien que pour savoir ce qui se passe dans votre chambre depuis que votre époux délaisse votre lit ?

La voix hystérique de la jeune fille avait monté, monté jusqu'à un éclat de rire tellement strident qu'il en était insoutenable. À toute volée, Arnaud la gifla par deux fois, si violemment qu'elle alla rouler contre la cuve de pierre, dans une flaque d'eau.

— Va-t'en ! gronda-t-il, les poings serrés. Va-t'en si tu ne veux pas que je te tue ! Mais l'affaire n'est pas terminée, ne l'oublie pas !

Elle se releva péniblement, couverte de boue grasse, et tendit vers lui une main qui cherchait encore à s'agripper. Il la prit par un bras, lui fit gravir les trois marches et la jeta dehors sans plus de cérémonie. La lourde porte retomba en grondant derrière elle... Lentement, Arnaud redescendit vers Catherine qui s'était assise sur le rebord de pierre de la cuve pour rajuster sa robe dérangée par la bataille. Le traitement qu'Arnaud avait fait subir à Marie l'avait rassérénée et elle leva vers son mari un lumineux sourire. Elle avait pris un linge et l'avait trempé dans un seau plein d'eau froide pour tamponner une estafilade saignante que les ongles de son ennemie avaient faite à sa joue droite. Debout à quelques pas, l'air sombre, Arnaud l'observait, bras croisés.

— Que s'est-il passé avec Michel ?

— Oh, mon amour... j'ai cru devenir folle !

Retenant avec peine les larmes qui lui venaient au

souvenir des minutes d'agonie qu'elle avait vécues, elle raconta comment elle avait trouvé l'enfant mourant et comment Sara l'avait sauvé. L'évocation en était si cruelle encore qu'avide d'un tendre refuge elle se leva, courut à son mari et voulut l'entourer de ses bras. Mais, la repoussant doucement d'une main, il s'écarta.

— Non ! Ne me touche pas !

Son élan brisé, Catherine s'arrêta comme foudroyée. Son visage pétrifié, ses prunelles agrandies avaient l'expression stupéfiée du soldat qu'une flèche fauche en pleine course et jette aux bras de la mort quand il pensait atteindre la gloire.

Le recul d'Arnaud l'avait frappée au cœur et, dans le terrible silence qui tombait, elle écoutait mourir en elle l'écho des incroyables paroles. Pour s'en délivrer, elle répéta, incrédule :

— Tu as dit... « Ne me touche pas » ?

De nouveau le silence ! Écrasant, insoutenable ! Arnaud se détournait, reprenait ses vêtements posés sur un escabeau, s'en revêtait. Catherine suivait des yeux chacun de ses mouvements, attendant qu'il parlât, qu'il donnât une explication valable de son attitude... Mais il ne disait rien, pas un mot ! Il ne la regardait même pas ! Alors, elle demanda, d'une toute petite voix :

— Pourquoi ?

Il ne répondit pas tout de suite. Tête baissée, un pied posé sur les marches, les mains accrochées à la ceinture de cuir de son justaucorps, il semblait réfléchir. Enfin, il releva la tête.

— Je ne peux pas te le dire... pas maintenant ! Tout ce qui s'est passé aujourd'hui est tellement incroyable.

— Tu ne me crois pas ?

— Je n'ai pas dit cela ! Simplement, j'ai besoin d'y penser ! Il faut que je sois seul pour cela.

Catherine se raidit, redressa la tête dans un sursaut d'orgueil. Où était leur douce intimité, cette confiance absolue, si merveilleuse qu'ils avaient l'un dans l'autre ? À cette heure, il y avait, entre eux, un abîme dont Catherine ne parvenait pas à sonder la profondeur, mais qu'elle pressentait terrifiant. Il lui parlait comme à une étrangère, il voulait réfléchir « à tout cela... », à cette double tentative de meurtre qu'il eût dû sanctionner aussitôt par la plus violente rigueur ! Une amère vague de déception emplit la bouche de la jeune femme, mais elle se refusa à le montrer.

— Et cette fille, Marie, que vas-tu en faire ?

— A cela aussi il faut que je songe !

— Il faut que tu songes ? articula Catherine dédaigneusement. Fort bien, mais auparavant écoute-moi : cette fille partira ce soir même, sinon c'est moi qui m'en irai, avec mon enfant.

— Où irais-tu ?

— C'est mon affaire ! Ou tu la chasses ou je pars ! Je ne vivrai pas un jour de plus sous le même toit que cette meurtrière !

Arnaud fit un pas vers Catherine, vint au plein de la lumière et l'aspect ravagé de son visage, ses yeux de somnambule la frappèrent.

— Attends jusqu'à demain, je t'en supplie ! Demain seulement ! Demain, je parlerai, j'aurai pris ma décision. Rien qu'une seule nuit !

Il passait une main fiévreuse sur son front où perlait la sueur. Il semblait si égaré tout à coup que Catherine oublia son orgueil. Tout son amour lui remonta aux lèvres. Elle tendit vers lui des mains qui suppliaient.

— Je t'en prie, mon doux seigneur, reprends-toi ! Depuis des jours et des jours tu n'es plus toi-même et moi il me semble vivre un mauvais rêve. As-tu donc tout oublié ? Je suis Catherine, je suis ta femme, et je t'aime plus que tout au monde ! As-tu oublié notre amour, nos baisers... nos nuits de passion ? Cette dernière nuit où je craignais pour ma vie et où, dans tes bras, j'ai crié de plaisir...

Il lui tourna le dos brusquement, comme s'il ne pouvait plus endurer sa vue, se boucha les oreilles de ses deux mains qui tremblaient.

— Tais-toi, Catherine, tais-toi !... Et pour l'amour de Dieu, laisse-moi seul, toi aussi ! Demain, j'en jure mon honneur, je lèverai toutes tes incertitudes... je prendrai une décision ! Je te le promets ! Mais jusque-là laisse-moi !

Les mains de Catherine retombèrent, inertes, le long de sa robe. Elle se détourna, remonta vers la porte, l'ouvrit, puis, la main sur la barre d'ouverture :

— Demain ? dit-elle d'une voix blanche. C'est bien, j'attendrai à demain. Tu me feras prévenir quand tu désireras me voir ! Mais pas plus tard, Arnaud ! Je n'attendrai pas un jour de plus !

Toute la nuit, Catherine, incapable de trouver même un instant de sommeil, écouta la tempête tournoyer autour des murs de la forteresse. Assise sur la pierre de l'âtre, une couverture sur le dos, elle demeura là des heures, les jambes repliées sous elle, les mains nouées aux genoux, les yeux vides, regardant sans les voir les flammes que le vent couchait.

L'ouragan faisait rage sur tout le pays, mais semblait s'acharner sur le roc seigneurial comme les vagues déchaînées de l'océan sur un vaisseau de haut bord. Parfois, entre les hurlements du vent, on entendait claquer un volet, craquer des branches ou s'envoler les lauzes d'un toit. Tous les démons de la terre et du ciel étaient lâchés cette nuit, mais Catherine se complaisait au milieu de cette tourmente correspondant si bien à celle, intérieure, qui la ravageait. Dans sa poitrine, son cœur criait d'angoisse et de chagrin. Elle se torturait à chercher une impossible réponse à toutes ces questions qu'elle se posait. De temps en temps, Sara, assise en face d'elle, l'entendait murmurer :

— Pourquoi... mais pourquoi ?

De lourdes larmes coulaient alors, silencieusement, le long des joues de La jeune femme et jusque sur le drap vert de sa robe. Puis elle retombait dans son mutisme. Ce désespoir muet avait quelque chose de si poignant que Sara voulut tenter de l'alléger.

— Tu te martyrises en vain, Catherine, soupira-t-elle. Tu cherches en vain à comprendre l'incompréhensible. Pourquoi ne pas attendre calmement demain ?

— Demain ? Et que m'apportera demain, sinon un peu plus de douleur ? Si, si, je le sais !... Je le sens là ! fit-elle, un doigt appuyé sur son cœur. Ce que je cherche à savoir, c'est ce qui s'est passé, pourquoi, si soudainement, Arnaud a changé. Il m'aimait, j'en suis certaine. Oh ! Comme il m'aimait ! Et tout à coup il s'est détourné de moi comme si je lui étais devenue subitement étrangère. Nous n'étions qu'une seule chair, une seule âme... et maintenant ?

— Maintenant, fit Sara placidement, tu laisses trotter ton imagination sans grande raison. Ton époux t'a- t-il dit qu'il ne t'aimait plus ?

— Il me le montre, c'est pire !

— En manquant d'étrangler cette Marie parce qu'elle a insinué des horreurs sur Gauthier et toi ? En faisant rechercher partout pour le pendre cette maudite canaille d'Escornebœuf... qui, d'ailleurs, a encore trouvé le moyen de disparaître ? Si ce n'est pas de la jalousie...

— Il a le sens de la propriété, c'est tout différent !

Sara soupira, se leva et alla jusqu'à la fenêtre. Un

peu avant le couvre-feu, elle avait vu la dame de Montsalvy se rendre à la chapelle, sans doute pour une dernière prière. Il y avait de cela au moins trois heures et voilà qu'elle apercevait la haute silhouette de la vieille dame.

— Ta belle-mère sort seulement de la chapelle, dit- elle. Je me demande ce qu'elle a pu y faire tout ce temps. Oh !

Viens voir !

À contrecœur, car elle ne se sentait l'envie de s'intéresser à rien, Catherine vint rejoindre Sara, jeta un coup d'œil dans la cour. Le comportement d'Isabelle était étrange. Elle zigzaguait comme une femme ivre. Le vent faisait claquer son grand manteau. Son voile s'envola, mais elle ne s'en soucia pas. Catherine la vit porter la main à sa tête comme si elle était prise de vertige. En atteignant le mur du logis, le reflet du feu allumé dans la salle de garde frappa le visage ridé à travers les vitraux. Il était blême et les yeux étaient égarés. Isabelle s'agrippa au mur, s'y appuya un instant. Ses mouvements saccadés semblaient lui coûter un effort terrible.

— Tu devrais aller à son secours, dit Catherine. Elle doit être malade.

Mais, déjà, la vieille dame avait disparu sous la porte. Un instant plus tard, dans la chambre voisine, on entendit craquer le lit. Puis il y eut l'écho de sanglots désespérés. Catherine et Sara, debout l'une en face de l'autre, écoutaient interdites.

— Va voir ! ordonna Catherine. Il se passe quelque chose...

Sara sortit sans mot dire, revint peu après. Sa physionomie était sombre et des plis profonds se creusaient entre ses sourcils. Au regard interrogateur de Catherine, elle répondit en haussant les épaules :

— Elle ne veut rien dire ! Je suppose que c'est la réaction à la peur qu'elle a eue tantôt. Elle pensait trouver un apaisement quelconque à l'église, selon moi, et il n'en a rien été.

Elle parlait bas, ce qui permettait de ne rien perdre des bruits au-delà du mur. Dans sa chambre, Isabelle de Montsalvy pleurait toujours... Mais, brusquement, Catherine s'en désintéressa. La raison qui motivait ses larmes, après tout, ne pouvait lui être qu'étrangère. Chacun pour soi et Dieu pour tous ! Elle avait elle- même bien assez de son propre chagrin.

Lentement, elle retourna prendre sa place au coin de la cheminée. En passant, elle se pencha un instant sur le berceau de Michel. Le petit dormait comme un ange... Un peu de douceur pénétra au cœur de sa mère en même temps que se levait un projet dans son âme. Si Arnaud refusait de l'entendre, s'il refusait d'éloigner cette Marie, elle partirait comme elle l'en avait menacé. Elle retournerait chez elle, en Bourgogne !

En franchissant son esprit, le mot l'étonna. La Bourgogne ! Elle s'était si étroitement intégrée à son époux, elle avait si bien assimilé ses pensées et ses haines que la Bourgogne était devenue pour elle le pays ennemi... Pourtant, c'était là que vivaient sa mère, sa sœur, son oncle Mathieu. Elle ne les avait pas vus depuis trois ans et, tout à coup, ils lui manquaient cruellement. Dans ce château battu des vents, elle évoqua un instant la boutique de la rue du Griffon, à l'ombre des tours de Notre-Dame de Dijon, la maison des champs, blottie au creux des coteaux de Marsannay dans l'étalement fastueux des vignes, le ciel gris- bleu de Dijon où les nuages fuyaient si vite vers la plaine de Saône, le ciel changeant de Bourgogne auquel Dijon lançait le hérissement fantastique, noir, bleu ou doré, de ses toits, de ses tours, de ses flèches d'églises.

Catherine ferma les yeux, revit le doux visage blond de sa mère, la grosse figure rougeaude de l'oncle Mathieu sous son chaperon de travers, l'étroit profil pâle de sa sœur Loyse, la religieuse du couvent de Tart. Et sous ses paupières closes, les larmes vinrent avec une envie soudaine, si aiguë qu'elle était douloureuse, de les revoir, de retrouver le tendre refuge des bras maternels. Que pensait à cette heure Jacquette Legoix, sans nouvelles de sa fille depuis si longtemps ? Elle devait prier et pleurer souvent... Derrière son ombre si tendrement évoquée, Catherine en vit surgir une autre, mince, haute et dure, la forme inflexible du duc Philippe. C'était un homme juste, mais il avait tant d'orgueil ! Avait-il su empêcher sa rancune d'homme délaissé de peser sur des innocents ? La jeune femme l'espérait, mais brûlait tout à coup de le savoir... D'autres silhouettes encore apparaissaient, peuplant la nuit auvergnate, celles des amis chers : la grosse Ermengarde de Châteauvillain terrifiante et merveilleuse dans les robes pourpres qu'elle affectionnait, l'élégante tournure de Jacques de Roussay, le jeune capitaine des gardes qui avait aimé Catherine si tendrement. Jean Van Eyck, le peintre qui ne se lassait jamais de la peindre, puis la silhouette fantastique, empanachée, surdorée, éblouissante, de son ami Jean de Saint-Rémy devenu messire Toison d'Or, roi d'armes de Bourgogne. De l'ombre sortait maintenant une mince forme en robe de soie bleue, coiffée d'un énorme turban qui avait la grosseur et la couleur des belles citrouilles, deux yeux vifs au-dessus d'une barbe blanche comme neige, le plus cher ami de tous peut- être, le petit médecin arabe Abou-al-Khayr...

Il avait toujours dans ses larges manches quelque formule philosophique, quelque pensée poétique pour souligner chaque moment de l'existence. Que lui avait-il dit, à l'auberge de la route de Flandres, alors qu'elle sortait, meurtrie et désolée de cette première entrevue avec Arnaud ? Quelque chose qui l'avait frappée et qui devait encore être valable aujourd'hui...

Ah oui ! Il avait dit : « Le chemin de l'amour est semé de chair et de sang. Vous qui passez par là, relevez le pan de vos robes... » Seigneur ! Quel chemin avait été plus difficile que celui de son amour ! Que de déchirures, que de sang ! Et aujourd'hui encore, quelle blessure nouvelle allait-elle recevoir des mains de cet homme pour lequel elle avait tout quitté, tout abandonné et qu'elle ne pouvait s'empêcher d'adorer ?

D'un geste las, Catherine écarta la masse lourde et chaude de sa chevelure retombante, leva vers Sara, qui l'observait, des yeux tout brillants de larmes.

— Sara, murmura-t-elle, je voudrais retourner chez nous ! Je voudrais revoir maman, et l'oncle Mathieu, et tous les autres...

— Même... le duc Philippe ?

D'un élan, la jeune femme se laissa tomber à terre auprès de Sara, enfouit sa tête dans ses genoux et se mit à sangloter désespérément.

Je ne sais pas ! Je ne sais plus !... Mais j'ai si mal, tu sais ! Je voudrais tant ne plus avoir mal, redevenir comme avant...

comme avant !

Sara ne répondit pas. Elle écoutait, contre elle et là-bas, au-delà de la porte de chêne, ces sanglots séparés qui, pourtant, semblaient se répondre : ceux de la mère, ceux de la femme. Toutes deux pleuraient pour le même homme et Sara savait pourquoi. Elle savait que les larmes d'Isabelle motivaient celles de Catherine, elle connaissait le secret qu'Arnaud, une nuit, lui avait confié, mais qu'il lui avait fait jurer, sur le salut éternel de son âme, de ne révéler à quiconque. Si elle avait pu, en parlant, calmer la douleur de Catherine, certes avec quelle sérénité se fût-elle parjurée, mais elle savait bien que cette douleur deviendrait désespoir. Mieux valait laisser les choses aller comme elles l'entendraient, en espérant qu'elles ne blesseraient pas trop cruellement son enfant chérie.

— Mon Dieu, pria-t-elle silencieusement, mon Dieu qui êtes toute justice et toute bonté, elle n'a jamais commis d'autre mal que d'aimer cet homme, de l'aimer par-dessus tout et tous, plus qu'elle-même... plus que vous-même ! Épargnez-la !

Le vent hurla, à cet instant précis, et s'engouffra dans la cheminée avec tant de violence que les flammes furent chassées presque jusqu'à Sara qui dut s'écarter légèrement. Son esprit superstitieux vit, dans cette fureur, une réponse à sa prière. Mauvais présage ! Elle se signa vivement, mais sans cesser de caresser, de l'autre main, la tête de la jeune femme prostrée.

Quand le jour, pâle et frileux, éclaira l'immense paysage dévasté, Fortunat vint gratter à la porte de Catherine. Sara ouvrit.

Son bonnet à la main, le petit Gascon se faufila dans la chambre et s'avança vers Catherine sur la pointe des pieds, comme s'il s'approchait d'un autel. Il n'avait pas dû beaucoup dormir, lui non plus. Sous le hâle, la peau de son visage avait des reflets gris, la bouche montrait un pli de lassitude et les paupières retombaient sans cesse comme s'il n'avait plus la force de les tenir ouvertes. Il plia péniblement le genou devant Catherine.

— Dame, fit-il, monseigneur m'envoie vous dire qu'il vous verra vers l'heure de tierce, après la messe, et vous prie de lui faire savoir si cette heure vous convient.

Le côté solennel du procédé amena un sourire amer sur les lèvres de Catherine. Ainsi, ils en étaient là : à s'envoyer des messagers, à s'accorder des audiences ? Le faible espoir que les paroles de Sara avaient réveillé en elle s'assoupissait de nouveau.

— Pourquoi ne me conviendrait-elle pas ? Celle-là ou une autre... Où dois-je rencontrer mon époux ? Viendra-t-il jusqu'ici ?

L'air gêné de l'écuyer n'échappa pas à la jeune femme. Il baissa le nez, tortilla son bonnet entre ses doigts.

— Non. Il m'enverra vous chercher. Il y a, depuis l'aube, des mouvements suspects dans la campagne. Monseigneur ne quittera pas les défenses.

Ce dialogue courtois et officiel eut le don d'exaspérer Sara. Elle empoigna Fortunat par les épaules et le remit debout de force, puis elle le fit pivoter pour l'amener en face d'elle. Le visage crucifié de Catherine était pour beaucoup dans sa violence.

— Assez de cérémonies, mon garçon ! J'ai, moi, quelques questions à te poser. J'imagine que tu n'as guère quitté ton maître depuis hier ?

— En effet.

— Qu'a-t-il fait depuis le moment où il est sorti des étuves ?

Il s'est rendu au corps de garde où il a donné les instructions pour la nuit. Puis il est rentré chez lui et je lui ai servi un peu de venaison froide. Ensuite, il s'est rendu à la chapelle. Sa mère est venue le rejoindre. J'ignore ce qu'ils se sont dit, mais cela a duré longtemps.

Sara approuva d'un signe puis :

— Continue... Après ? A-t-il cherché à voir la demoiselle de Comborn ?

— Oui, répondit Fortunat qui, instinctivement, baissa la voix, jetant autour de lui des regards inquiets. Il m'a envoyé la chercher, après la chapelle. Elle dormait, j'ai dû l'éveiller. Il s'est enfermé avec elle et là non plus je ne sais pas ce qu'ils se sont dit... mais j'ai entendu crier !

— Crier ? Qui criait ?

— La demoiselle ! Je ne comprenais pas, bien sûr, mais j'ai compris, un moment plus tard quand la porte s'est ouverte et que monseigneur m'a appelé. II... il tenait encore à la main un fouet à chiens dont il venait sans doute de se servir car la demoiselle était tassée dans un coin. Ses vêtements étaient déchirés et elle tremblait comme une feuille. Monseigneur me l'a désignée : « Enferme-la dans la tour Guillot, m'a-t-il dit. Donne-lui ce qu'il lui faut, mais qu'elle n'en sorte sous aucun prétexte. Tu mettras deux hommes à sa porte. Personne ne doit l'approcher... »

Catherine et Sara échangèrent un regard perplexe. Qu'Arnaud eût frappé Marie après ce qui s'était passé s'expliquait aisément, mais pourquoi cet emprisonnement alors que le plus simple était encore de la hisser sur un cheval aux premiers feux de l'aurore et de la réexpédier sous escorte à Comborn ?

— Décidément, il tient à la garder ! commenta aigrement Catherine.

— Fortunat vient de dire qu'il y avait des mouvements suspects dans la vallée, se hâta d'interrompre Sara. Messire Arnaud ne peut sans doute la renvoyer aujourd'hui, ni surtout se démunir de quelques hommes pour elle.

Il n'a qu'à la renvoyer seule, s'écria Catherine furieuse. Que de précautions pour une meurtrière ! Qu'elle s'en aille... à la grâce du Diable et s'il lui arrive quelque chose, ce ne sera, après tout, que justice !

L'écuyer écarta les bras en un geste d'impuissance. La colère de Catherine lui semblait légitime, mais il s'était pris pour son maître d'une admiration sans bornes et d'un dévouement quasi religieux qui lui interdisaient toute critique même légère. Il se contenta de s'incliner de nouveau, de répéter: «Après la messe, vers l'heure de tierce... » puis disparut.

Catherine s'était mise à tourner en rond dans la pièce, comme une bête en cage, maîtrisant difficilement son irritation croissante. Elle eût aimé pouvoir se livrer à quelque geste de violence, pouvoir, comme un homme, crier, hurler, injurier la terre et le ciel, étouffer sous les gémissements des autres les plaintes de son propre cœur. Elle comprenait, brusquement, la volupté qu'il y a dans le mal quand la souffrance affole et se fait intolérable.

— Je sais ! fit Sara qui, depuis bien longtemps, avait appris à lire dans sa pensée, mais les femmes n'ont droit qu'aux larmes ou au silence. Il est temps de nous occuper de ton fils. Ensuite, je t'aiderai à te préparer pour la messe.

Autour d'elle, le château s'éveillait. Sur les murailles, les cris des sentinelles se répondaient d'une tour à l'autre, les portes des étables et des écuries s'ouvraient en grinçant, les valets s'interpellaient à grands cris. On sortait les chevaux pour les soigner, la basse-cour retentissait des cris de la volaille et des grosses plaisanteries des servantes. Dans la forge, le maréchal-ferrant tapait déjà sur son enclume et la cloche de la chapelle sonnait l'office de l'aube. Catherine aimait, ordinairement, ce tintamarre matinal, mais, ce matin, il l'irrita. Elle eût préféré un grand silence pour mieux entendre battre son cœur. Après avoir soigné Michel et l'avoir allaité, elle se fit apporter un cuveau plein d'eau bien chaude et s'y trempa tout entière pour tenter de chasser la fatigue et la sensation de malaise qu'elle devait à sa nuit d'insomnie. Armée d'une brosse, Sara la frictionna jusqu'à ce que sa peau devînt d'un beau rouge clair. Après quelques instants de ce traitement, Catherine se sentit mieux, le corps plus détendu et l'esprit plus clair. Le courage aussi lui revenait avec l'instinct combatif, l'envie de sortir de ce marasme invraisemblable dans lequel elle s'enlisait. Avant d'en venir aux solutions extrêmes, avant de songer à tout abandonner pour rentrer chez elle, la jeune femme était décidée à se battre jusqu'au bout !

Ce changement, Sara s'en rendit compte à la manière dont Catherine redressa la tête pour y poser la coiffure de fine toile de lin blanche, brodée et tendue sur un petit hennin court et tronqué, fait de grosse toile raide et empesée. Il y avait de la détermination dans le mouvement du long cou flexible, dans l'éclair belliqueux des larges yeux sombres.

— Voilà qui est bien ! fit-elle avec un demi-sourire sans préciser s'il s'agissait des sentiments de Catherine ou de sa toilette. Va maintenant ! Moi, je reste ici avec le petit.

Catherine saisit sa grande cape noire et s'en enveloppa comme la cloche de la chapelle sonnait le premier coup de la messe. Elle descendit l'escalier, traversa la salle des gardes où Fortunat était occupé à astiquer une longue épée tandis que deux archers s'évertuaient à ranimer un feu plus que languissant. Au seuil du logis elle s'arrêta un instant pour humer l'air frais. La tempête avait cessé, laissant derrière elle un ciel bien net, d'un joli bleu doux. L'air avait des transparences de cristal et charriait des senteurs de bois mouillé et d'herbe neuve. La cour, le vieux fayard aux branches tordues et tout l'immense paysage étaient lavés de frais. Catherine s'imprégna durant quelques secondes de tout ce renouveau, puis se dirigea lentement vers la chapelle. Elle jeta un regard à la tour Saint-Jean, muette et silencieuse, puis à la tour Guillot.

Mais, là non plus, aucun signe de vie. Des servantes qui se rendaient aussi à la messe s'écartèrent pour la laisser passer et firent la révérence sur son passage. Elle reconnut parmi elles la grosse fille des étuves, mais s'éloigna sans la regarder.

Dans la chapelle, il régnait une humidité et une odeur de cave. Les énormes moellons des murs suintaient l'eau qui rouillait les ferrures et laissait de longues traînées d'un noir verdâtre sur le bois antique du vieux crucifix. Catherine frissonna en gagnant le banc seigneurial où personne ne l'attendait. Le curé de Carlat, qui officiait ordinairement au château, commença la messe dès qu'elle fut arrivée. C'était un petit vieillard fragile et timide qui se tenait voûté le plus souvent et semblait toujours sous le coup de quelque terreur. Mais il avait de doux yeux compatissants et Catherine, qu'il avait déjà entendue en confession, savait que son âme avait quelque chose d'angélique et débordait de pitié pour les malheureux humains accrochés à leurs péchés.

Elle s'agenouilla, ouvrit le lourd missel aux ferrures d'argent posé devant elle et s'efforça de suivre le service divin.

Mais son esprit était ailleurs. Il tournait autour d'Arnaud invisible, de Marie prisonnière et aussi de sa belle-mère. Qu'est-ce qui retenait cette femme, pieuse jusqu'au fanatisme, d'assister à la messe ? Catherine croyait encore entendre dans son oreille les sanglots de la vieille dame. Ce n'étaient pas, comme l'avait supposé un peu gratuitement Sara, des larmes de soulagement, ou de reconnaissance, mais bien des sanglots de désespoir et de souffrance... Pourquoi ?

L'impatience de se lancer dans le combat s'empara de la jeune femme et elle accueillit l'« ite missa est » avec un soupir de soulagement. Un dernier signe de croix, une dernière génuflexion, et Catherine tourna les talons. À pas rapides, elle sortit de la chapelle. Fortunat faisait les cent pas sous le porche. En apercevant la jeune femme, il vint à elle.

— Monseigneur vous attend, dame Catherine... commença-t-il, mais elle l'interrompit d'un geste sec.

— Va devant, je te suis...

Elle lui emboîta le pas en silence. Il lui semblait qu'en parlant elle gaspillerait les forces accumulées depuis l'aube, depuis qu'elle savait devoir se préparer à cette entrevue. Tout en marchant, elle marmottait entre ses dents une prière, un peu incohérente peut- être, mais si Dieu ne s'y retrouvait pas dans le pauvre cœur humain, qui donc s'y retrouverait ?

A la suite de Fortunat, Catherine traversa la cour, s'engagea dans l'étroit escalier de pierre sans rampe qui menait au chemin de ronde. Bientôt l'on quitta le grand air de la cour pour le hourdis et l'interminable galerie couverte qui ourlait les courtines, suivait la courbe des tours et couronnait la forteresse d'un chemin de feu quand l'ennemi attaquait. C'est sur ce chemin qu'elle trouva Arnaud. Armé de toutes pièces, appuyé au créneau, l'air sombre, il scrutait la vallée sur laquelle se déchiraient les brouillards du matin, révélant les creux, ouatés de verdure tendre, les ruisseaux, les toits roussis où fumaient les cheminées, les bœufs roux foncé qui, deux par deux, s'en allaient au champ, unis sous le même joug.

Il était seul et, tourné vers l'horizon, il ne bougea pas quand les pas de son écuyer et ceux de la jeune femme firent résonner les planches épaisses du hourdage. Peut-être était-ce pour se donner un ultime instant de réflexion qu'il semblait ne rien entendre ? Peut-être ne se sentait-il pas prêt encore pour cette minute où il lui faudrait lutter face à face contre son amour.

Fortunat s'avança, seul, murmura quelque chose tout bas. Alors, la statue de fer vêtue se tourna lentement vers Catherine tandis que Fortunat s'esquivait. Sous la visière relevée du heaume d'acier noir, la jeune femme vit luire les yeux sombres de son mari. Il la regardait sans rien dire. Elle appela à elle tout son courage et, pour briser ce silence qui s'éternisait, l'étouffait, elle dit, très doucement :

— Tu m'as demandée ? Me voici...

Il ne fit pas un geste vers elle. Un pied appuyé au créneau, il laissait le soleil arracher des éclats sinistres à sa funèbre carapace et jouait avec une longue dague armoriée, timbrée de son épervier héraldique, qu'il avait prise à sa ceinture.

Soudain, il parut prendre son parti de quelque chose, releva la tête, se redressa et fit face à sa femme.

— Je t'ai demandé de venir pour te dire adieu !

Elle n'avait pas prévu cela et recula d'un pas. Dans la douce lumière du voile blanc ses yeux se creusèrent, sa bouche trembla d'angoisse.

— Adieu ? Tu veux que je m'en aille ?

Il eut un pâle sourire, aussitôt effacé.

— Non, Catherine. Tu dois rester ! C'est moi qui vais partir. Partir pour ne jamais plus revenir. J'ai voulu que tu le saches...

— Tu veux partir ? Tu veux partir ?...

Elle répétait ces paroles sans parvenir à leur donner un sens clair. Une invincible fatigue envahit tous ses membres et, cherchant instinctivement un appui, elle se laissa glisser, assise entre les énormes merlons. Enfin la signification claire de cette étrange déclaration parvint à percer les brumes où s'enfonçait son esprit.

— Partir ! répéta-t-elle. Mais pourquoi ? Et pour aller où ?

II se détourna d'elle, reprit la contemplation du paysage, haussa les épaules.

— Où, je n'en sais encore rien... peut-être vers la Provence ! Il y a là-bas, au bord d'une mer plus bleue que le ciel d'été, des châteaux blancs entourés d'étranges fleurs où il doit faire bon vivre.

— Mais, si tu veux vivre là-bas, moi je veux bien ! Et si tu veux partir, partons. Je suis prête.

De nouveau le douloureux sourire. Il baissa la tête, sa voix se fit plus sourde.

Je sais que je vais te faire du mal, qu'il te faudra être courageuse, Catherine. Mais je sais aussi que tu n'as jamais manqué de courage et je pense que, lorsque deux êtres se sont trompés, il vaut mieux avoir le courage d'en finir avant qu'il soit trop tard. Je ne veux pas t'emmener là-bas. C'est Marie que j'emmènerai !

Assommée, Catherine se laissa aller contre la pierre. Le visage baissé d'Arnaud était crispé comme celui d'un martyr dans l'arène, mais il ne tournait pas les yeux et sa voix ne faiblissait pas. Il avait dit : « C'est Marie que j'emmènerai », calmement, froidement. C'était là une décision mûrement pesée.

— Marie ! articula Catherine. C'est Marie que tu veux emmener ? Mais pourquoi ?

La réponse vint, immédiate, foudroyante.

— Je l'aime !

Et comme Catherine, écrasée sous l'énormité de ces mots, ne réagissait pas, il poursuivit, d'une voix sourde :

— Vois-tu, il arrive que l'on se trompe dans la vie. Marie et moi, nous nous connaissions depuis toujours et... je n'avais jamais pensé à elle autrement que comme à une très petite fille. Toi, tu m'as ébloui et je t'ai voulue, mais...

quand nous sommes revenus, je l'ai revue et elle avait changé. Nous sommes de la même race, elle et moi, Catherine.

C'est cela qu'il te faut comprendre.

La furieuse poussée de colère qui s'enfla en elle ranima Catherine. Les mots affreux frappaient sa tête comme des coups de marteau. Ils n'étaient pas vrais, j ils ne pouvaient pas être vrais ! D'ailleurs, ils sonnaient faux ! Elle se dressa, les poings serrés.

— Tu l'aimes, dis-tu ? Tu oses me dire cela à moi ? As-tu oublié tout ce qui nous a liés depuis dix ans... dix ans !

Étais-tu fou, ou bien ne savais-tu pas ce que tu disais ? Si c'est elle que tu aimes, en vérité tu as une étrange façon d'aimer. À coups de fouet ?

Il devint blême et, sous la visière relevée, les ombres de son visage parurent se creuser davantage. Les narines se pincèrent et la bouche se serra au point de n'être plus qu'un mince trait rouge.

On frappe un chien qui a commis une faute et pourtant on l'aime ! Je t'ai dit que nous étions de même race, elle et moi.

Elle pouvait comprendre ce châtiment. Elle l'avait mérité en me désobéissant. Je lui avais donné l'ordre de te laisser en paix.

Catherine, alors, se mit à rire, à rire, à rire... Des éclats -durs, secs et métalliques qui, sous la longue galerie de bois, résonnèrent étrangement. C'était un rire nerveux qui faisait plus mal que des sanglots.

— Ainsi... articula-t-elle au bout d'un instant, tenter de me tuer, essayer d'étouffer Michel, c'est seulement pour toi une désobéissance ? Si c'est cela, je pense en effet que vous êtes tous deux de la même race : vous n'avez pas de cœur ! Rien !

Les pierres de ce mur, les loups que l'on entend hurler la nuit dans ces bois sont plus humains que vous. Tu veux partir ?

A merveille, mon seigneur ! Pars ! Va-t'en cacher tes nouvelles amours... Moi, je retourne aux miennes !

Au prix de sa vie Catherine n'eût pu dire ce qui l'avait poussée à lancer cette affirmation, à moins que ce ne fût le désir de rendre coup pour coup, blessure pour blessure, souffrance pour souffrance. Avec une joie amère, elle constata que le coup avait porté : Arnaud avait chancelé et s'était adossé à la muraille.

— Que veux-tu dire ? fit-il avec fureur, quelles amours ?

— Celles que je n'aurais jamais dû quitter : le duc Philippe. Je vais partir, moi aussi, Arnaud de Montsalvy, je vais rentrer chez moi, en Bourgogne, retrouver mes terres, mes châteaux, mes joyaux...

— Et la réputation d'une femme perdue ?

— Perdue ? (Elle eut un petit rire bref, infiniment douloureux.) Ne suis-je pas déjà perdue ? Penses-tu que je vais demeurer ici, enfermée dans ce château croulant, à user ma jeunesse, ma beauté, à contempler le ciel, à prier auprès de ta mère, à m'occuper de bonnes œuvres et à supplier le ciel de te ramener à moi quand tu en auras assez de ton sac d'os ?

Non ! Si tu l'as cru, tu t'es trompé, Monseigneur ! Je vais repartir chez moi... et j'emmènerai mon fils.

— Non !

La voix d'Arnaud avait porté si loin qu'une des sentinelles arpentant lourdement la tour voisine s'arrêta, interdite, la lance en arrêt... cherchant d'où venait ce cri. Plus bas, alors, mais avec une farouche détermination, il reprit :

— Non, Catherine. Tu ne partiras pas... Tu resteras ici, de gré ou de force !

— Pendant que tu t'en vas avec l'autre ? Tu es fou, je pense ? Je ne resterai pas une heure de plus. Avant que le soir tombe, j'aurai quitté ce château de malheur avec mes gens, avec Sara et Gauthier... et avec mon enfant !

Sa voix se fêla sur le dernier mot. Elle imaginait déjà ce départ, le pas des chevaux résonnant sur le sol dur, s'éloignant, et le château disparaissant dans le brouillard, dans le lointain, s'effaçant comme un rêve... un rêve qui avait duré dix ans !

— Ainsi, ajouta-t-elle, tu n'auras pas à quitter ton poste, tu pourras demeurer ici, entre ta mère et cette... et tu ne seras pas obligé de forfaire à l'honneur !

— En quoi ? fit Arnaud sèchement.

— En abandonnant le château que t'a confié un ami. Tu devais garder Carlat... et il faut que tu l'aimes bien fort, cette fille, pour accepter à la fois de me traiter comme tu fais et de tout abandonner de ce qui fut ta vie de soldat.

Si Catherine tremblait de tous ses membres en parlant, Arnaud, plus que jamais, semblait une statue d'acier. L'ombre du casque dissimulait suffisamment son visage pour que Catherine ne vît pas le désespoir qui habitait les yeux. Il recula de quelques pas pour être encore moins visible.

— Écoute-moi, Catherine, dit-il, et sa voix semblait venir de très loin. Que tu le veuilles ou non, tu es dame de Montsalvy, tu es la mère de mon fils et jamais un Montsalvy ne passera en Bourgogne. La fidélité est un devoir sacré.

Sauf envers sa propre femme ! ricana douloureusement Catherine. Tu me laisserais repartir, peut- être, s'il n'y avait que moi. Mais tu es assez lâche pour te servir de mon enfant, pour m'obliger à demeurer ta captive, ta captive malgré moi, malgré tout, malgré ta trahison... Et tu veux que je demeure ici, seule, abandonnée de tous, dans un pays inconnu, au milieu des dangers, pour t'en aller au loin vivre je ne sais quel amour stupide...

Soudain, la douleur l'emporta sur la colère. Elle courut à son époux, entoura de ses bras le torse vêtu de fer, posant sa joue brillante de larmes contre la froide et lisse surface de l'armure.

— C'est un cauchemar, dis, c'est un mauvais rêve dont je vais me réveiller ? Ou alors tu veux m'éprouver pour voir si je te suis réellement fidèle ? Oui, c'est sûrement cela ? Cette fille t'a exaspéré avec ses calomnies et tu as voulu savoir...

Mais, tu sais, n'est-ce pas, tu sais que je t'aime ? Alors... par pitié, cesse de me torturer, cesse de me faire du mal... Tu vois bien que j'en meurs. Sans toi ma vie n'a plus de sens, je suis plus perdue qu'un enfant au cœur de l'orage et de la nuit. Aie pitié de moi, reste avec moi !... nous nous sommes trop aimés pour qu'il n'en reste rien !...

Sous sa tête, elle entendait battre le cœur, prisonnier de sa carapace d'acier. Il battait vite, à grands coups lourds et puissants, mais trop rapides sans doute. Se pouvait-il que ce cœur sur lequel, tant de fois, elle avait dormi, ne battît plus pour elle ?... La douleur déchirante de son cœur à elle lui fit peur. Catherine voulut resserrer son étreinte, mais Arnaud, doucement, détachait les bras noués autour de lui, s'éloignait de quelques pas.

A quoi bon tenter de réveiller ce qui n'est plus, Catherine ? Je n'y peux rien, et toi non plus... Nous n'étions pas faits l'un pour l'autre. Maintenant, écoute mes paroles, ce sont les dernières. Je n'abandonne pas cette forteresse. J'ai fait prévenir Bernard en lui demandant de me faire relever de mon commandement, d'envoyer d'urgence un capitaine... Dès qu'il sera là... et il ne saurait tarder, je partirai. À toi, je laisse mon fils, mon nom, ma mère.

— Tout ce qui te gêne ! cria Catherine en qui la colère revenue se mêlait à une atroce déception. Mais tu ne pourras rien pour me retenir, ni toi ni tes pareils. A peine auras-tu tourné les talons que je partirai... et le nom de Montsalvy brillera bientôt à l'armoriai de Bourgogne, tu m'entends, de Bourgogne ! J'apprendrai à Michel à haïr les Armagnacs, j'en ferai, plus tard, un page du duc Philippe, un soldat de Bourgogne qui ne connaîtra pas d'autre maître que le grand-duc d'Occident !

— Je saurai bien t'en empêcher, même absent ! gronda Montsalvy.

— Personne ne m'a jamais empêchée de faire ce que j'avais envie de faire, pas même Philippe de Bourgogne... et il était plus fort que toi !

— Gardes !

Le mot claqua et soudain les deux époux, dressés l'un en face de l'autre, ne furent plus que deux ennemis. Les sentinelles n'étaient pas loin. Deux d'entre elles accoururent. Arnaud leur désigna la jeune femme qui, blême et les dents serrées pour maîtriser sa douleur et sa rage, se tenait adossée au créneau.

— Conduisez Mme de Montsalvy dans sa chambre. Elle ne devra en sortir sous aucun prétexte. Faites bonne garde, c'est un ordre et vous m'en répondrez sur votre tête. Mettez deux hommes à sa porte, un autre dans la chambre même. Si elle se rend chez ma mère, on devra la suivre, mais elle n'aura pas le droit d'aller ailleurs. Sa servante, Sara, aura libre accès auprès d'elle et aussi l'homme qui se nomme Gauthier. Allez maintenant ! Et priez messire de Cabanes de venir me parler. (Il se tourna vers Catherine.) Je suis navré, Madame, d'user ainsi de rigueur avec vous, mais vous m'y obligez... à moins que vous ne donniez votre parole de ne pas chercher à fuir !

Cette parole, je ne la donnerai jamais. Enfermez-moi, Messire, ce sera le digne couronnement de vos bienfaits envers moi.

Très droite, la tête haute, elle fit demi-tour et, sans ajouter un regard ou un mot, se dirigea vers l'escalier, ses gardes sur les talons. Tous ses mouvements étaient automatiques. Elle allait comme dans un songe, l'esprit enveloppé de brume, les yeux brûlants et la tête lourde. Elle avait la curieuse impression d'être un condamné à mort que l'on vient d'exécuter et qui, mort cependant, redescend les marches de son échafaud... L'immensité du désastre qui la frappait était telle qu'elle ne parvenait pas à le mesurer totalement. Elle était seulement accablée, hébétée... Plus tard quand ce bienheureux engourdissement prendrait fin, la souffrance, elle le savait, se réveillerait plus brûlante. Pour l'instant, la colère, l'indignation, un vague dégoût s'y mêlaient et, en quelque sorte, l'adoucissaient.

En franchissant le seuil de sa chambre, elle s'arrêta. Sara, debout auprès du berceau de Michel, se retourna et, la voyant si pâle dans le cadre de la porte, entre ces hommes d'armes assez embarrassés de leur personnage d'ailleurs, poussa un cri, courut à elle.

— Catherine ! Par le sang du Christ...

La jeune femme ouvrit la bouche pour dire quelque chose, tendit les bras dans un geste d'appel pitoyable... Une vague de chaleur montait à son cerveau, l'enflammait... Elle avait chaud, tout à coup... Tout brûlait dans sa tête. Soudain, une douleur la vrilla et, avec un faible cri, elle s'écroula aux pieds de Sara, tordue par une terrible crise nerveuse. Les yeux révulsés, grinçant des dents, une mousse légère au coin des lèvres, les bras et les jambes s'agitant spasmodiquement, elle se roula sur le dallage froid, à la grande terreur des hommes d'armes qui, oubliant leur mission, s'enfuirent en courant. Elle n'entendit pas le cri d'épouvante de Sara, elle ne vit pas Gauthier entrer comme une bombe dans la chambre, ni accourir les autres serviteurs du château... Elle était aux prises avec une si terrible souffrance physique que la conscience s'en était allée et que, du moins, la notion de son amour détruit était pour le moment écartée. C'était peut-être une forme de la miséricorde divine, mais, en tentant de porter secours à Catherine, Sara sentait que le calvaire ne faisait seulement que commencer.

Combien de temps Catherine flotta-t-elle dans le gouffre de l'inconscience, dans les eaux noires de l'angoisse et de la peur avec la folie guettant cette femme poussée aux dernières limites de la désespérance ? Même Sara, rivée au chevet de celle qui lui était plus chère que sa propre vie, n'aurait pu le dire. La gitane se rappelait le soir terrible, le soir d'émeute où Paris était fou et où Barnabé le Coquillart était venu la chercher pour qu'elle vînt donner ses soins à une enfant inconsciente.

Elle revoyait le corps inerte, encore maigre, la petite tête pâle sous la nappe fastueuse des cheveux fous, la tragique inconscience du regard... Elle avait lutté, pied à pied, nuit et jour, pour arracher l'enfant à la mort et à la folie. C'était le soir où Catherine avait tenté de sauver Michel de Montsalvy et où le père de l'enfant avait payé de sa vie la folle générosité de sa fille. Est-ce que tout allait recommencer et fallait-il que Catherine fût menée aux portes de la mort le jour où les Montsalvy entraient dans son existence comme le jour où les Montsalvy s'arrachaient d'elle ? Et, maintenant, la jeune femme blessée au plus sensible, au plus profond résisterait- elle à l'effondrement de sa vie ?

Cependant, Catherine, du fond des brumes de sa fièvre, remontait parfois à la surface de la conscience. Elle reconnaissait Sara et aussi une haute forme noire, dressée contre la colonne de son lit, une forme noire qui ne disait jamais rien et qui pleurait en la regardant. Et c'était cela qui l'étonnait le plus. Pourquoi donc la dame de Montsalvy pleurait-elle près de son lit ? Était- elle vraiment morte et allait-on la porter en terre ? L'idée lui en venait, apaisante et douce comme une gorgée d'eau fraîche. Et puis les démons reprenaient le dessus et Catherine sombrait de nouveau.

En réalité, cinq jours seulement coulèrent, entre la scène cruelle du chemin de ronde et le moment où Catherine reprit définitivement ses sens. Ses yeux s'ouvrirent sur une gloire de soleil et de ciel bleu qui à travers la fenêtre ouverte emplissait la chambre. Une main s'appuya sur son front et les choses se retrouvèrent comme elles étaient chaque fois qu'elle revenait à la vie : Isabelle de Montsalvy était debout au pied du lit, dans ses vêtements noirs.

— La fièvre est tombée, dit au chevet la voix de Sara où vibrait une joie.

— Dieu en soit loué ! répondit la silhouette noire, qui se pencha sur le lit à son tour.

Il se passa alors une chose invraisemblable, incompréhensible : Isabelle prit la main inerte de Catherine, abandonnée sur le drap, et la pressa contre ses lèvres. Puis elle se détourna et s'éloigna comme si elle craignait que sa vue ne blessât la malade. Un moment, Catherine aspira avec délices l'air tiède de sa chambre, laissa ses yeux s'emplir des éclats dorés du soleil, ses oreilles du gazouillis de Michel qui, dans son berceau, saluait à sa manière la beauté du jour et agitait ses menottes comme de minuscules oiseaux roses... Comme tout était beau et doux !...

Et puis, soudain, la notion des choses lui revint. Une vague amère de douleur emplit la jeune femme qui fit un effort désespéré pour se redresser. Sara, aussitôt, s'interposa :

— Reste tranquille, tu es trop faible...

— Arnaud!... balbutia-t-elle... Arnaud !... Où est- il ? Oh... je me souviens, je me souviens de tout maintenant ! Il ne m'aime plus... il ne m'a jamais aimée... C'est l'autre qu'il aime... c'est l'autre !

Sa voix montait vers un diapason aigu et Isabelle de Montsalvy inquiète, craignant une rechute, se rapprocha. Elle prit la main diaphane qui maintenant battait l'air comme l'aile d'une colombe affolée.

— Mon enfant, calmez-vous... Il ne faut pas penser, il ne faut pas parler. Il faut songer à vous, à votre fils.

Mais Catherine s'agrippait à sa main, en tirait assez de force pour se redresser à demi. Dans la masse rutilante de ses cheveux dénoués, son visage étroit se marquait de rouge fluide aux pommettes tandis que le regard prenait un éclat visionnaire.

— Il est parti, n'est-ce pas ? Dites-le-moi, je vous en supplie. Il est parti ? Oh... et puis. (Elle lâcha prise tout à coup, se laissa aller de nouveau sur les oreillers de lin.) Ne me répondez pas, ajouta-t-elle avec une poignante expression de douleur, je sais qu'il est parti ! Je le sens au vide qu'il y a là... Il est parti... avec elle !

— Oui, murmura Sara d'une voix lourde, il est parti hier.

Catherine ne répondit pas. Elle s'efforçait de toutes ses faibles forces de retenir les sanglots qui montaient et qui, peut-

être, achèveraient de l'épuiser. Elle ferma les yeux.

— Il y a trop de lumière, Sara, murmura-t-elle. Cela me fait mal. Pourquoi donc le soleil brille-t-il ? Il est mon ennemi, lui aussi...

Derrière l'écran de ses paupières baissées, elle retrouvait pourtant ce soleil. Elle le voyait éclairer la course de deux cavaliers qui, côte à côte, suivaient un chemin vert, tout brillant de lumière, tout bruissant de chants d'oiseaux si nombreux que le pas des chevaux ne parvenait pas à les faire taire. Ce pas des chevaux, d'ailleurs, elle l'entendait... Il claquait sur le chemin, joyeusement, faisait voler les pierres dans la hâte de la fuite... Les deux cavaliers s'en allaient loin, fuyaient comme des malfaiteurs pour cacher un bonheur volé et maudit. Et le pas des chevaux, les pierres du chemin, tout cela venait cogner dans la tête encore douloureuse de la jeune femme... Sara la vit croiser ses mains, devenues transparentes en ces quelques jours, serrer l'endroit du cœur comme si elle voulait l'arracher de sa poitrine. Mais Sara ne pouvait pas savoir qu'un cœur brisé cela faisait si mal ! Le souffle de Catherine emplissait la chambre, fort et bruyant comme celui d'un coureur qui a fourni une longue étape à vive allure. Et Sara, désolée, l'entendit murmurer :

— Je voudrais tant le revoir... rien qu'une fois ! Entendre encore sa voix, sentir... encore une fois ses lèvres sur ma joue et puis mourir ! Rien qu'une fois...

Elle était si faible, si misérable dans son humble prière, cette pauvre enfant aux prises avec une douleur trop forte pour elle que Sara se laissa tomber près d'elle, l'enveloppa de ses bras et pressa sa joue contre la sienne.

— Mon tout petit... Ne te torture plus ! Essaie de guérir, pour ton petit... pour moi aussi ! Qu'est-ce qu'elle deviendrait sans toi, ta vieille Sara ? Il y a encore tant de choses au monde, tant de joies possibles pour toi. La vie n'est pas finie.

— Ma vie, c'était lui...

Jamais le respect de la parole donnée n'avait tant pesé à Sara. Elle mourait d'envie de dire ce qu'elle avait vu, durant ces cinq jours et ces cinq nuits : cet homme écrasé de douleur qui était demeuré sans bouger, des heures durant, dans l'embrasure d'une fenêtre, hors de vue de la malade, les yeux secs, les mains nouées, sans dormir, sans manger... tant que le danger n'était pas écarté. Et puis, quand enfin le mire venu d'Aurillac avait déclaré la jeune femme sauvée, Arnaud s'était levé et, sans se retourner, avait quitté la chambre. Une heure après, dans la gloire sanglante d'un crépuscule chargé de vents à venir, il quittait le château, menant en bride un autre cheval sur lequel Marie de Comborn, étroitement voilée, avait pris place. Confiant Catherine à sa belle-mère, Sara était allée sur la tour Noire pour les voir partir. Pas une seule fois, en descendant le raidillon, Arnaud ne s'était retourné vers celle qu'il emmenait et qui, tête baissée, ressemblait bien plus à une captive qu'à une femme heureuse... Mais tout cela, Sara ne pouvait pas le dire parce qu'il ne fallait pas que tant de souffrances fussent inutiles.

Longtemps, les deux femmes demeurèrent serrées l'une contre l'autre, mêlant leurs larmes. Catherine trouvait un apaisement à pleurer ainsi. L'amertume se dissolvait un peu dans les larmes et la blessure s'endormait. La tendresse maternelle de Sara, elle aussi, avait d'étranges vertus lénitives. La tête appuyée contre son vaste giron, Catherine se sentait momentanément à l'abri, comme une petite barque de pêche démâtée par la tempête et qui, par miracle, trouve un havre.

— Sara, dit Catherine au bout d'un moment, lorsque j'irai tout à fait bien, nous retournerons chez nous, à Dijon !

La gitane ne répondit pas. D'ailleurs, un bruit bizarre venait d'éclater dans la cour du château. Une étrange musique, stridente, aigrelette et insistante, quelque chose qui sentait le brouillard et la pluie. Cela ne ressemblait à rien, en fait de ligne mélodique, de ce que Catherine avait entendu jusque-là. C'était nasillard, guerrier. Cela écorchait les nerfs et, pourtant, il y avait là-dedans une sorte de vitalité. Surprise, malgré elle, Catherine tendit l'oreille.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. On dirait des cabrettes comme celle dont jouait le pauvre Etienne, à Montsalvy...

Le nom passa difficilement. La voix de Catherine s'étrangla dessus. Sara alors, devinant ce qu'elle éprouvait, se hâta de répondre :

— Ce ne sont pas des cabrettes, mais cela y ressemble en effet. Les Écossais qui jouent de cet instrument l'appellent cornemuse. C'est une sorte de sac de peau d'où partent plusieurs tuyaux et les musiciens soufflent dedans. Leur musique est bizarre, mais l'on s'y fait plus qu'à leur aspect. Ils combattent jambes nues sous d'étranges jupes courtes et bariolées et leur air sauvage est terrifiant.

—; Des Écossais ? fit Catherine stupéfaite. Il y a des Écossais ici ?

— Depuis deux jours, reprit Sara, le nouveau capitaine envoyé par le comte Bernard est arrivé avec une petite troupe de ces hommes. Il est de là-bas, lui aussi.

A la cour du roi Charles, Catherine avait vu souvent de ces Écossais venus servir la France à la suite des Stuart et du connétable de Buchant, prédécesseur de Richemont... Arnaud les lui avait montrés et il y en avait dans la suite de Jehanne la Pucelle. Mais, soudain, Catherine se désintéressa de ces gens. Penser à eux, c'était encore penser à Arnaud, c'était rappeler les doux souvenirs qui, maintenant, étaient d'autant plus cruels. Mais, comme Sara continuait à parler du nouveau maître de Carlat, elle demanda pour en finir :

— Comment s'appelle-t-il ?

— Kennedy, répondit Sara. Messire Hugh Kennedy. Il a l'air sauvage lui aussi, mais c'est un vrai chevalier.

En bas, l'aigre musique des cornemuses s'éloignait jusqu'à n'être plus qu'une légère plainte. Une plainte qui, bientôt, s'éteignit elle aussi.

Le mal quitta Catherine aussi subitement qu'il s'était emparé d'elle. L'extrême fatigue lui avait facilité la route, le repos le vainquit. Deux jours après avoir repris conscience claire, la malade put quitter son lit et prendre place au coin du feu, dans une vaste chaise abondamment garnie de coussins. Mais comme, pour la vêtir, Sara lui offrait une robe couleur feuille morte, elle l'avait repoussée.

— Non ! Désormais, je ne porterai plus que du noir.

— Du noir ? Mais pourquoi ?

Un pâle sourire crispa plus qu'il ne détendit le pâle visage de la jeune femme.

— Je suis toujours la dame de Montsalvy, et, pourtant, je n'ai plus d'époux. Je ne puis donc être qu'en deuil. Donne-moi une robe noire.

Sara ne répliqua pas. Elle alla chercher le vêtement demandé songeant à part elle que la beauté de Catherine n'éclatait jamais autant que dans des atours noirs. Et ce fut, vêtue d'une robe de velours noir, coiffée de mousseline noire tombant d'un haut bourrelet du même velours que la jeune femme attendit le nouveau gouverneur de Carlat. Elle l'avait fait demander, non pour satisfaire une quelconque curiosité, mais simplement pour lui poser quelques questions concernant sa situation personnelle. Le chagrin, pendant un moment, devait faire trêve pour les réalités de l'existence et, celles-là, Catherine était trop habituée à les regarder en face pour les différer plus longtemps. D'ailleurs, il fallait, à tout prix, qu'elle fît quelque chose, qu'elle s'agitât d'une manière ou d'une autre. Si elle devait demeurer dans ce château, inactive, à regarder couler le temps, elle savait bien qu'elle deviendrait folle.

Lorsque Kennedy entra chez elle, elle se souvint de l'avoir déjà vu à la cour de Charles VII, car il était assez remarquable pour frapper une mémoire, même rétive. Il était presque aussi grand que Gauthier et roux comme lui, mais, alors que les cheveux du Normand étaient clairs avec des reflets de flamme, ceux de l'Écossais avaient la couleur rouge foncé du bois de poirier. Le visage était presque de la même nuance, tanné comme une brique vieillie. Les traits étaient épais, mais leur expression habituelle était la gaieté. Un nez légèrement retroussé, une paire d'yeux d'un | bleu de lin achevaient de prévenir en faveur du personnage. Pourtant, quand il souriait, montrant de belles dents blanches, les lèvres se retroussaient de façon suffisamment menaçante pour qu'on ne se fiât pas trop à sa bonne humeur. En fait, Hugh Kennedy, venu des hautes terres d'Écosse avec James Stuart, comte de Buchan et connétable de France, était un assez redoutable aventurier. Il avait combattu loyalement l'Anglais pour lequel il éprouvait une insurmontable répulsion et il continuait. Mais, après la rudesse de ses montagnes, le pays de France, tout misérable qu'il fût, lui semblait une terre suffisamment délectable pour qu'il souhaitât s'y installer. Les Stuart possédaient, au nord de Bourges, le fief d'Aubigny, par don royal, et tous les autres Écossais gravitaient autour. Ce qui valait aux bonnes gens des pays de Loire nombre d'incursions de Kennedy et de ses pareils, incursions dont ils se fussent aisément passés car cet ami de la France les malmenait aussi vigoureusement que l'envahisseur anglais.

Tout cela, Catherine le savait et se le remémorait tandis que le nouveau gouverneur, avec assez de grâce pour un homme aussi lourdement charpenté, s'inclinait devant elle en balayant le dallage des plumes de héron de son bonnet plat. Il portait l'étrange costume de son pays : chausses collantes dont le joyeux quadrillage vert, rouge et noir se répétait sur la grande écharpe de laine qui barrait la cuirasse cabossée et s'attachait à l'épaule par une lourde plaque d'argent ciselé. Un.

pourpoint de buffle supportait cette cuirasse et drapait des épaules de taille respectable. Le ceinturon supportait une dague longue comme un glaive romain et un curieux sac fait de peau de chèvre. En entrant chez Catherine, Kennedy avait déposé dans un coin son arme traditionnelle, la claymore, cette gigantesque épée à deux mains dont le nom, hurlé dans les batailles, servait de cri de ralliement. Malgré sa taille et son poids, Kennedy maniait sa claymore d'une seule main et avec une déconcertante aisance.

— Je n'espérais pas, Madame, avoir, en venant ici, le bonheur "de revoir la plus belle dame de France, sinon je serais venu beaucoup plus vite.

Il parlait un français rapide, extraordinairement aisé et presque sans accent. Sans doute y avait-il longtemps qu'il s'occupait des paysans de France ! Catherine ébaucha un sourire qui n'atteignit pas ses yeux.

— Merci du compliment, Seigneur. Pardonnez-moi de n'avoir pas réclamé plus tôt votre visite. Ma santé...

— Je sais, Madame. Ne vous excusez pas. C'est moi qui suis heureux du privilège que vous voulez bien m'accorder.

Doublement heureux puisque je constate que vous allez mieux. Mes hommes chanteront, ce soir, à la chapelle, un Te Deum en votre honneur.

En l'écoutant, Catherine reprenait un peu d'espoir. Elle avait craint de voir surgir une sorte de geôlier implacable, mais les procédés de l'Écossais semblaient annoncer qu'il n'userait pas de rigueur avec elle. Elle croisa ses doigts en les serrant très fort, du geste qui lui était familier, désigna un siège à son visiteur, puis :

— J'ignore, sire Kennedy, ce que vous ont dit le comte Bernard, en vous envoyant ici, et messire de Montsalvy en vous y accueillant, mais je voudrais savoir quelle doit être ma vie à l'avenir ; suis-je prisonnière ?

Sous leurs sourcils circonflexes, les yeux de Kennedy s'arrondirent comme deux billes bleues.

— Prisonnière ? Pourquoi donc ? Votre époux, que je connais depuis longtemps, m'a confié cette forteresse et vous-même en me disant qu'il lui fallait s'absenter pour de longs mois. J'aurai donc, Madame, l'honneur de défendre Carlat et le bonheur de veiller sur vous.

— Parfait ! dit Catherine. Puisque vous ne semblez, Messire, avoir en seule vue que ma satisfaction, je pense donc faire prochainement un petit voyage. Vous chargerez-vous de mes équipages ?

Elle avait trouvé, pour cette ultime question, un sourire charmant. Mais il n'eut pas sa contrepartie. Au contraire, Kennedy sembla perdre d'un seul coup toute sa joie de vivre. Les lignes de son visage tombèrent et un gros sillon se creusa dans son front.

— Gracieuse dame, dit-il avec un effort visible... C'est la seule chose que je ne puisse vous accorder. Sous aucun prétexte vous ne devez quitter Carlat... à moins que ce ne soit pour Montsalvy où, dans ce cas, je devrai vous remettre aux mains du vénérable père abbé, avec deux hommes de confiance pour veiller sur vous.

Les mains de Catherine se crispèrent sur les accoudoirs sculptés de son fauteuil. Ses yeux lancèrent des éclairs.

— Savez-vous bien, Messire, ce que vous dites... et à qui vous le dites ?

— À la femme d'un ami ! soupira l'Écossais. Donc à quelqu'un qui, m'étant confié, m'est plus cher que ma propre famille. Même si je dois, en gémissant, déchaîner votre courroux, j'accomplirai le devoir que m'a imposé Montsalvy et ne faillirai point à la parole donnée. Voyez-vous, votre époux est mon frère d'armes...

Encore ! L'irritation gonfla les minces narines de la jeune femme. Trouverait-elle toujours, devant elle, cette invraisemblable solidarité des hommes ? Ils se tenaient les uns les autres comme les doigts d'une seule main et rien, apparemment, ne pouvait rompre cette puissante magie. Une fois de plus, elle était prisonnière et, cette fois, dans sa propre demeure. Il faudrait, sans doute, user de ruse... à moins que la force pure ? L'Écossais était vigoureux, mais de quel homme son fidèle Normand ne viendrait-il pas à bout ?

Avec infiniment de grâce, Catherine se tourna sur son siège, appela Sara d'un geste de la main.

— Va me chercher Gauthier, dit-elle avec une inquiétante douceur. J'ai à lui parler.

— Pardonnez-moi, Madame, répondit la gitane, mais Gauthier est parti chasser ce matin à l'aube.

— Chasser ? Avec quelle permission ?

Ce fut le gouverneur qui se chargea de la réponse.

— Avec la mienne, gracieuse dame. En arrivant, l'autre soir, mes gens ont tué un ours. La femelle, folle de colère, était lâchée sur le pays et, déjà, un homme a été tué. Votre serviteur... un homme extraordinaire entre nous, m'a demandé de le laisser mener seul la chasse. À l'entendre il sait comme personne tuer les ours. Et j'avoue que je le crois volontiers.

Catherine soupira. La passion de Gauthier Malencontre pour la chasse, elle la connaissait bien. L'ancien forestier ne pouvait pas repérer, sous bois, la trace d'un animal quel qu'il fût sans se comporter comme un vieux cheval de bataille qui entend la trompette. Elle éprouva un peu d'humeur en songeant que, délivré des soucis de sa santé à elle, il n'avait rien trouvé de mieux que s'en aller courir les grands chemins.

— Eh bien, mais vous avez eu raison, Messire. Mon écuyer est un homme des bois, il n'aime que le grand air, les grands espaces et c'est un remarquable chasseur. Souhaitons qu'il rencontre l'ourse...

Elle tendit la main pour marquer que l'audience était finie. Kennedy ne s'y trompa pas, prit cette main et y posa ses lèvres.

— N'avez-vous plus rien à me demander ? Hormis vous laisser errer sur les routes sans surveillance, il j n'est rien que je sois prêt à faire pour vous et...

Il n'acheva pas. Poussée violemment de l'extérieur, la porte de la chambre venait de taper rudement contre le mur.

Gauthier, sale à faire peur et rouge d'avoir trop couru, apparut au seuil, portant sur son épaule un étrange paquet.

Catherine vit, pendant devant la poitrine du géant, de longs cheveux noirs, un visage verdâtre aux yeux clos.

Au seuil, le géant s'arrêta un instant, regarda tour à tour Kennedy encore courbé et Catherine, si droite et si pâle dans son fauteuil. Puis, remontant son fardeau sur son dos, il marcha droit à la jeune femme. Avant qu'elle ait pu seulement dire un mot, il avait fait glisser à terre, jusqu'à ses pieds, le cadavre de Marie de Comborn.

— J'ai trouvé ça près du lit de la rivière, dit-il rudement, dans un fourré où on aurait pu chercher longtemps. L'aurait fallu le plein été et l'odeur de charogne pour qu'on ait l'idée d'y aller voir.

Pétrifiée, Catherine regardait les serpents de cheveux noirs qui se tordaient sur le dallage jusqu'à ses pantoufles de velours. Les yeux de Marie, fixés par la mort, étaient emplis à la fois d'horreur et de fureur. Elle était morte comme elle avait vécu, en pleine colère, haïssant le ciel et la terre sans doute. Sur son corsage, à l'endroit du cœur, une grande tache brune avait séché. Kennedy, éberlué, regardait tantôt le cadavre, tantôt Gauthier qui se tenait auprès, jambes écartées, bras croisés, mais son sang-froid britannique reprit le dessus.

— Euh ! fit-il pointant un doigt vers le corps. Il me semble que ce n'est pas l'ourse ?

— C'était une sorcière ! cracha le Normand. Que les Nornes infernales aient son esprit damné !

Mais Catherine se penchait sur son ennemie morte, examinait le visage où la décomposition mettait des taches violettes, relevait les lèvres bleues sur les gencives. La mort prêtait à Marie de Comborn un affreux visage devant lequel Catherine frissonna. Instinctivement, elle se signa et demeura là, à genoux, sans pouvoir ni se relever, ni faire un geste.

Pourtant, elle regarda Gauthier.

— Qui l'a tuée ? En as-tu une idée ?

Pour toute réponse, il tira de sa tunique de cuir une dague à lame longue, encore tachée de sang séché, qu'il jeta sur les genoux de la jeune femme.

— Elle avait ça dans la poitrine, dame Catherine. Celui qui a frappé savait qu'il faisait justice !

Sur le velours noir de sa robe, Catherine vit luire, à peine terni par trois nuits dans l'humidité des bois, l'épervier d'argent des Montsalvy. Ses yeux s'agrandirent. La dernière fois qu'elle avait vu cette arme, c'était entre les doigts d'Arnaud, sur le chemin de ronde... il jouait avec en lui disant qu'il aimait sa cousine et voulait partir avec elle. Pourtant, Marie était là, morte, et c'était la dague des Montsalvy qui l'avait tuée !

— Arnaud !... souffla-t-elle. Je rêve !... Cela ne peut pas être lui !

— Si ! affirma Sara qui s'était approchée. C'est lui qui l'a tuée, n'en doute pas.

— Mais pourquoi ? Il m'a dit lui-même qu'il l'aimait...

Sara hocha la tête, prit des mains de Catherine la dague sanglante et la tourna un instant entre ses doigts bruns.

— Non, dit-elle doucement, il ne l'a jamais aimée ! Il a voulu que tu le croies ! Mais sans doute lui faisait-elle trop horreur pour qu'il pût longtemps supporter sa vue ! Il n'a pas eu le courage d'attendre plus longtemps ! Il a frappé.

D'un bond, Catherine, ressuscitée, se redressa. Elle empoigna Sara aux épaules et, mue par une force secrète, se mit à la secouer avec violence.

— Que m'as-tu caché ? Que savais-tu ? Que taisais-tu pendant que je mourais de désespoir ? Pourquoi cette comédie atroce qui m'a rendue folle ? Mais parle, parle ! Je saurai bien t'arracher les paroles de la gorge, même si je dois...

Malgré sa colère, elle s'arrêta, réalisant ce qu'elle avait failli dire et honteuse en proportion. Oui, elle avait failli menacer Sara, sa vieille Sara, sa plus fidèle amie, de la torture ! Quelle folie allumait donc dans son sang le seul nom d'Arnaud pour la conduire ainsi aux limites de la sauvagerie ! Sara avait baissé la tête, comme une coupable.

Fais ce que tu veux, murmura-t-elle. Je n'ai pas le droit de parler... J'ai juré sur la Madone et sur le salut de mon âme.

— Et vous avez tenu parole, Sara... Merci !

Au son de cette voix nouvelle, Catherine poussa un cri et se retourna. Mais elle dut empoigner le dossier de son fauteuil pour ne pas s'écrouler de tout son long. Au seuil de la porte, pâle et mince dans ses vêtements de daim noir, Arnaud de Montsalvy venait d'apparaître... Le cri s'étrangla dans la gorge de sa femme. Elle croyait voir un spectre. Mais le spectre vivait... Il avançait, lentement, vers elle et, dans ses yeux sombres, il y avait tout l'amour d'autrefois. Jamais il ne l'avait regardée avec cette tendresse désespérée.

— Toi ! souffla-t-elle. C'est toi ! Dieu m'a exaucée ! Il a permis que je te revoie !

Parce qu'il était là, plus rien ne comptait pour elle, tout avait disparu : le décor de cette chambre où elle avait agonisé d'amour, Gauthier, l'Écossais, Sara et même la triste dépouille de son ennemie. Il n'y avait plus que lui seul... lui, l'homme qu'elle aimait pardessus tout ! Qu'importaient les autres ?

Elle allait s'élancer vers lui, les bras tendus, folle de bonheur comme elle avait failli devenir folle de chagrin, mais, cette fois encore, il l'arrêta.

— Non, mon amour... ne t'approche pas ! Tu ne dois plus me toucher, plus jamais. Messieurs, voulez- vous nous laisser ? Merci à vous de ce que vous avez fait.

De nouveau, Kennedy balaya le sol de sa plume de héron, Gauthier mit un genou en terre, plantant son regard gris dans celui, si triste, de l'homme qu'en cette minute, enfin, il reconnaissait pour son seigneur.

— Messire Arnaud, dit-il, vous avez fait justice ? Pardonnez-moi d'avoir douté de vous. Désormais, je suis votre serviteur !

— Merci, fit Montsalvy mélancoliquement. Mais ton service sera bref. Et je regrette, mon camarade, de ne pouvoir, cette fois, te tendre la main.

Kennedy et Gauthier sortirent. Sara quitta la pièce pour retrouver Michel confié à sa grand-mère. Catherine et Arnaud demeurèrent seuls, face à face. La jeune femme dévorait des yeux son époux.

— Pourquoi, commença-t-elle d'une voix étranglée, pourquoi dis-tu que je ne dois... plus jamais te toucher ? Et cette abominable comédie ? Pourquoi m'avoir fait croire à ton amour pour une femme que tu haïssais, pourquoi m'avoir tant fait souffrir ?

— Il fallait que je le fasse. Il fallait qu'à tout prix je te détache de moi. Je n'ai plus le droit de t'aimer, Catherine... et pourtant jamais je ne t'ai autant aimée.

Elle ferma les yeux pour mieux goûter la divine musique de ces mots qu'elle avait bien cru ne plus jamais entendre.

Dieu tout-puissant ! Dieu de miséricorde ! Il l'aimait toujours ! Il brûlait toujours de cette passion qui la dévorait ellemême ! Mais pourquoi alors ces étranges paroles, pourquoi l'écarter de lui si obstinément ? Ce mystère qui les enveloppait tous deux depuis de si longs jours, Catherine sentait bien qu'elle allait le percer, mais, maintenant, il lui faisait peur et elle tremblait au seuil comme aux abords d'un gouffre.

— Tu n'as plus le droit de m'aimer ? répéta-t-elle péniblement. Mais qui pourrait t'en empêcher ?

— Le mal que je porte en moi, ma mie ! Le mal que j'aurais tant voulu te cacher parce que je craignais, par-dessus tout, de te faire horreur. Mais j'ai compris que je craignais plus encore ta haine, ton mépris. J'ai eu peur, si peur, que tu t'en ailles, que tu retournes vers l'autre ! Cela... te savoir dans ses mains, imaginer ton corps entre ses bras, ta bouche contre la sienne... cela, c'était l'enfer ! Je ne pouvais pas l'endurer. Mieux valait revenir... mieux valait tout te dire !

— Mais quoi ? Pour l'amour de Dieu, pour l'amour de notre amour, Arnaud, parle ! Je peux tout endurer... tout plutôt que te perdre.

— Et pourtant, Catherine, tu m'as déjà perdu ! C'est la mort que je porte et, mort, je le suis déjà plus qu'à demi.

— Mais que dis-tu ? Es-tu fou ? As-tu perdu l'esprit ? Mort ?

Brusquement, il lui tourna le dos comme s'il ne pouvait plus supporter l'angoisse du tendre visage.

— Mieux vaudrait pour moi l'être tout à fait et Dieu m'eût fait grande miséricorde s'il avait permis que je tombe, comme tant d'autres, dans la boue d'Azincourt ou sous les murs d'Orléans...

Catherine, tendue comme une corde d'arc, cria :

— Parle... par pitié !

Alors, il parla. Quatre mots, quatre mots terribles qui, durant des mois, allaient hanter les rêves de Catherine, l'éveiller en sursaut baignée d'une sueur d'agonie et s'enfler encore aux échos vides d'une chambre déserte.

— Je suis lépreux !... LEPREUX !

Puis il se retourna, la regarda, étouffa une exclamation de douleur. Jamais il ne lui avait vu ce visage de crucifiée. Elle avait fermé les yeux et de lourdes larmes roulaient lentement sur les joues pâles. Debout, très droite, les mains devant sa bouche, elle semblait ne se soutenir que par quelque prodige. Elle était si fragile, si désarmée, qu'instinctivement il tendit les bras... les laissa retomber presque aussitôt. Même cette dernière joie, pleurer ensemble, l'un contre l'autre, leur était refusée... Elle haletait doucement, à petits coups, comme la biche forcée qui n'a plus d'espérance. Il l'entendit murmurer :

— Ce n'est... pas possible ! Pas possible !

Le cri d'un oiseau qui rayait le ciel d'un vol rapide vint meubler le silence, fit entrer dans cette chambre le souffle de la terre, l'appel de la réalité. Catherine ouvrit les yeux et Arnaud, qui, ravagé d'angoisse, avait guetté le moment où les douces prunelles violettes se poseraient de nouveau sur lui, sentit son cœur fondre. Il n'y avait, dans leur profondeur chaude, ni dégoût, ni horreur... rien qu'un amour sans plus de limites que le grand ciel bleu. Les belles lèvres rondes s'entrouvrirent pour un sourire lumineux de tendresse.

— Que m'importe ? dit-elle doucement. La mort nous a guettés, jour après jour, depuis des années, qu'importe la façon dont elle nous emportera? Ton mal sera le mien ; si tu es lépreux, je serai lépreuse, là où tu iras, j'irai et quel que soit le destin qui nous attend, il sera le bienvenu s'il nous laisse ensemble ! Ensemble, Arnaud, toi et moi, pour toujours...

réprouvés, retranchés du monde, maudits et frappés d'anathème, mais ensemble !

Sa beauté, transfigurée par son amour, avait à cet instant pris un tel éclat qu'Arnaud, ébloui, ferma les yeux à son tour.

Il ne la vit pas ouvrir les bras, courir à lui. C'est seulement quand elle fut tout contre lui, qu'elle glissa ses bras autour de son cou qu'il revint sur terre, voulut la repousser, mais elle tenait bon, lui imposant le supplice délicieux et terrible d'avoir, si près des lèvres, le doux visage aimé.

— Ma douce, murmura-t-il d'une voix brisée, ce n'est pas possible ! S'il n'y avait au monde que toi et moi j'ouvrirais mes bras et, n'écoutant que mon égoïste amour, je t'emporterais dans un lieu si écarté, si désert que nul, jamais, ne nous y retrouverait. Mais il y a notre enfant. Michel ne peut demeurer seul au monde.

— Il a sa grand-mère !

— Elle est âgée, faible, solitaire elle aussi. Elle ne peut rien pour lui que pleurer sur son malheur. Catherine, c'est toi qui, maintenant, es la dernière des Montsalvy, leur unique espoir. Tu es brave, tu es forte... Tu sauras lutter pour ton fils, tu rebâtiras Montsalvy.

— Sans toi ? Je ne pourrai jamais ! Et toi, que deviendras-tu ?

— Moi ?

Il se détourna, fit quelques pas, alla jusqu'à la fenêtre ouverte, regarda un instant la vallée où éclatait le printemps, tendit le bras vers le sud.

Là-bas, dit-il, à mi-route entre ici et Montsalvy, les chanoines d'Aurillac ont élevé, jadis, une maladrerie où vivent ceux qui sont désormais mes frères. Ils étaient nombreux, autrefois, ils ne sont plus que quelques-uns, gardés par un bénédictin.

C'est là que je vais aller.

Une lourde peine emplit le cœur de Catherine.

— Toi, dans une léproserie ? Toi, avec...

Elle n'ajouta pas : avec ton orgueil, ta violence, ta fierté de race, toi la vie même, l'amant passionné de la guerre et des grands coups d'épée, condamné à la mort lente, la pire des morts ?... Mais la douleur de sa voix le disait. Arnaud le comprit et, tendrement, lui sourit.

— Oui ! Du moins je respirerai le même air que toi, je verrai, de loin et jusqu'au dernier souffle, les montagnes de mon pays, les arbres et le ciel que tu verras. Je serai mort pour toi, Catherine, mais peut- être n'auras-tu plus envie de t'en aller...

— Tu as pu croire que, maintenant...

— Non. Je sais que tu resteras. Promets-moi d'être pour Michel à la fois la mère et le père, de vivre pour lui comme tu aurais vécu pour moi, dis, le promets- tu ?

Aveuglée par les larmes, elle cacha sa figure dans ses mains pour ne plus voir, dans l'ogive de la fenêtre, cette mince silhouette noire qui semblait, déjà, ne plus appartenir à la terre. Des sanglots déchiraient sa poitrine, mais elle les retenait de toutes ses forces.

— Je t'aime... balbutia-t-elle. Je t'aime, Arnaud.

— Je t'aime, Catherine. Quand je ne serai plus qu'un monstre, qu'un déchet humain trop affreux pour affronter le regard des autres, je t'aimerai encore et le souvenir de notre amour, de sa lumière, m'aidera. Je voulais m'en aller chercher la mort quelque part, en pays infidèle, les armes à la main, mais, si c'est la volonté de Dieu, mieux vaut mourir ici, sur cette terre qui est mienne et à laquelle, un jour, je retournerai...

Sa voix semblait venir de loin, elle s'affaiblissait. Catherine laissa tomber ses mains, ouvrit les yeux et poussa un cri angoissé :

— Arnaud !

Mais il n'était plus là. Silencieusement, il avait quitté la pièce.

Ce soir-là, il fallut que Sara s'enfermât avec Catherine dans sa chambre, que Gauthier se couchât en travers de la porte. La jeune femme, oubliant la résignation qu'Arnaud l'avait suppliée de garder, voulait courir à la suite de son époux. Il était allé chercher refuge chez le bon curé de Carlat, car la nouvelle s'était répandue dans le village et dans le château comme une traînée de poudre, y semant la terreur. Le mal terrible avait frappé et chacun tremblait maintenant, des plus rudes soldats aux plus humbles bergers, cherchant à se rappeler quels contacts il avait pu avoir avec le réprouvé. Une rumeur était montée dans le soir, jusqu'aux murs du château. Les gens criaient, réclamant que le lépreux fût conduit sur l'heure à la maladrerie. Il avait fallu que le vieux curé se fâchât, jurât qu'il s'en irait avec Arnaud si l'on tentait quoi que ce soit contre lui. La peur était si grande que les paysans terrifiés eussent été capables de mettre le feu à toute maison qui l'eût recueilli. Seul, le presbytère, lieu sacré, pouvait échapper.

Pour la première fois, le vieux Jean de Cabanes s'était présenté chez Catherine. Il s'était incliné avec respect devant la jeune femme en deuil et lui avait annoncé que, le lendemain, l'homme contaminé serait conduit, selon la loi, à la maladrerie de Calves après l'ultime messe que, dans l'église du village, on dirait pour lui. Il voulait savoir si Mme de Montsalvy souhaitait assister à la cruelle cérémonie.

— Vous n'en doutez pas, je pense ? avait répondu Catherine durement.

Pour le revoir encore, pour être avec lui, fût-ce un instant encore, elle serait allée jusqu'en enfer.

Et maintenant, la nuit était venue. Les gens de Carlat s'étaient barricadés chez eux après avoir marqué d'une croix jaune la porte du presbytère. Les gardes étaient entassés dans le corps de garde, osant à peine surveiller les créneaux par peur, peut-être, de voir se lever dans les ténèbres la forme lugubre de la mort rouge. Les quelques sentinelles que les menaces de Kennedy avaient obligées de prendre leur garde grelottaient de peur aux créneaux. Debout à sa fenêtre, les bras croisés sur sa poitrine, Catherine regardait les ombres noires, cherchant à deviner, dans la seconde enceinte, la maison qui était le dernier refuge d'Arnaud. Ses yeux étaient secs, son front brûlait. Elle gardait maintenant un silence farouche.

Assise dans un fauteuil, à quelques pas d'elle, Isabelle de Montsalvy gardait le même silence. Les doigts pâles de la vieille dame égrenaient un chapelet. Catherine, elle, ne pouvait plus prier. Dieu était trop haut, trop loin pour que les misérables prières humaines pussent l'atteindre. Il avait accordé à Catherine le souhait né au plus fort de sa fièvre : revoir le bien-aimé, le toucher encore une fois. Mais de quel prix lui faisait-il payer cette faveur ?

Elle avait tout compris, maintenant, de l'inexplicable. Sara lui avait dit comment, une nuit, Arnaud était venu l'éveiller pour lui montrer, sur son bras nu, une large tache blanchâtre et grumeleuse qu'elle avait regardée avec terreur. C'était bien, comme il le craignait, une première trace de la maladie, le sceau maudit de la lèpre. Elle dit encore comment le jeune homme lui avait fait jurer de garder le silence. Il voulait tenter de détacher Catherine de lui pour qu'elle pût, plus tard, sans trop de regrets, s'en aller vers une autre vie. Mais il avait compté sans l'amour désespéré de la jeune femme, sans sa propre passion. Son plan généreux avait échoué et maintenant Catherine savait... comme Isabelle avait su, elle, une autre nuit, dans la chapelle !

Quand elle tournait la tête vers la vieille dame, Catherine s'étonnait presque de trouver sur son visage ravagé une douleur égale à la sienne. Une autre femme pouvait-elle donc souffrir autant qu'elle ?... Au fond de la nuit, une louve hurla.

C'était le temps des amours et la bête appelait son mâle. Catherine frissonna. Pour elle, c'en était fini du temps des amours... Il ne lui resterait plus que le devoir, austère, rigide, la seule occupation d'un cœur qui ne serait plus que cendres demain, quand...

Elle vieillirait, comme cette femme qui pleurait sans larmes auprès d'elle, seule, toute sa vie attachée à l'enfant qui, un jour, s'en irait, jusqu'à ce que vînt pour elle aussi le temps du repos.

Soudain, une immense pitié l'envahit pour cette vieille femme qui, marche après marche, avait gravi un affreux calvaire et n'en avait pas encore atteint la croix. Il y avait eu l'époux mourant quand elle était encore jeune, puis la mort atroce de Michel, le plus tendre et le plus doux de ses fils, son préféré. Et, maintenant, cette chose abominable ! Les rides creusées dans ce visage las y inscrivaient chacune de ses souffrances. Un cœur de femme pouvait-il, sans se briser tout à fait, sans perdre le courage de battre encore, endurer tant de douleurs ?

Doucement, elle descendit vers Isabelle, posa une main timide sur son épaule. Les yeux décolorés, rougis de larmes se levèrent sur elle, pitoyables. Catherine avala sa salive, força sa voix, enrouée soudain, à sortir, mais ce ne fut qu'un murmure :

— Il vous reste Michel, fit-elle tout bas... et moi, si vous le voulez. Je ne sais pas dire ces choses et je n'ignore pas que vous ne m'avez jamais aimée. Pourtant... moi, je suis prête à vous donner tout le respect, toute la tendresse que je ne pourrai plus lui donner, à lui...

Elle avait présumé de ses forces. Son chagrin éclata. S'agenouillant devant la vieille dame, elle enfouit sa tête dans ses genoux... crispant ses doigts sur la robe noire. Mais, déjà, Isabelle de Montsalvy l'avait enveloppée de ses bras, serrée contre elle.

Bouleversée, Catherine sentit des larmes, chaudes et pressées, couler sur son front.

— Ma fille ! balbutia la vieille dame. Tu seras ma fille !

Elles demeurèrent un long moment embrassées, rapprochées par leur commun malheur comme aucune joie, aucune vie de gloire et d'orgueil n'aurait su le faire. Ils étaient loin, cette nuit, les dédains d'Isabelle pour l'humble boutique de Gaucher Legoix ! La douleur de la mère, celle de la femme s'unissaient pour n'en plus former qu'une seule, déchirante, mais les larmes mises en commun emportaient toutes les barrières et trempaient déjà le ciment d'une tendresse profonde.

La louve, dans les lointains du bois, hurla encore. Les bras d'Isabelle se serrèrent plus étroitement autour des épaules de Catherine qui s'était mise à trembler.

— Les loups ! souffla Catherine douloureusement. N'y a-t-il au monde que les loups qui aient le droit d'aimer ?

Les Écossais de Kennedy et les quelques soldats de la garnison, rangés face à face le long de la pente qui menait du château au village, formaient une haie rigide. La brise légère agitait les plumes des bonnets, les plaids bariolés des étrangers. Le soleil déjà haut arrachait des éclairs aux cuirasses, aux armes. Et tout cela eût pu composer le décor d'une fête, mais les visages tendus étaient graves et, en bas, dans le clocher à peigne de granit gris, les cloches de Carlat sonnaient en glas.

En franchissant le seuil du château, à pied, soutenant d'un bras la mère d'Arnaud, Catherine se raidit. Pour ces ultimes instants où elle pourrait le voir encore, elle voulait être brave. Il fallait qu'il fût fier d'elle, celui qui, en quittant le monde, laissait à ses faibles épaules une charge si lourde. Courageusement, elle releva son petit menton, serra les dents pour qu'il ne tremblât pas. Isabelle, épuisée, à bout de forces, trébucha. Elle la retint d'une main ferme.

— Courage, ma mère, chuchota-t-elle... Il faut en avoir... pour lui !

La vieille dame fit un effort héroïque, serra plus fort le bras de Catherine et se redressa. Les deux silhouettes noires s'avancèrent dans le glorieux soleil du matin sous lequel fumaient les campagnes et chantaient les oiseaux, inconscients du drame qui se jouait.

Derrière les deux femmes, Kennedy, appuyé sur sa grande épée, le vieux Cabanes étayant sur une lance ses mauvaises jambes, venaient, puis Gauthier et Sara. Tous ces visages étaient de pierre. Pas un son ne se faisait entendre. On eût pu entendre cogner les cœurs entre les lugubres battements de la cloche. Seul, Fortunat était absent. Le pauvre garçon n'avait pu supporter l'idée d'assister à ce qui allait venir. Il s'était enfermé, pour y pleurer, dans une salle basse.

A mesure qu'elle approchait de l'église, Catherine distinguait la masse confuse des paysans. Ils se tenaient serrés peureusement les uns contre les autres, à distance respectueuse de la sainte maison qui, pour cette heure, était impure. Il faudrait, tout à l'heure, brûler de l'encens, répandre l'eau sainte pour laver le saint lieu de la présence du lépreux. Mais tous, les hommes comme les femmes, les enfants comme les vieillards, étaient à genoux dans la poussière, tête basse, chantant à voix contenue les cantiques de la mort. Cela faisait un bourdonnement lugubre, le contrepoint de cette cloche funèbre qui ne cessait pas.

— Mon Dieu ! murmura Isabelle. Mon Dieu, donnez-moi la force !

Sous le voile épais, semblable au sien, qui couvrait le visage de la pauvre mère, Catherine devina les larmes, lutta pour retenir les siennes. Elle hâta le pas pour franchir les dernières toises de la pente, contourna l'église, passa le vieux porche.

Elle n'avait pas eu un regard pour les paysans agenouillés. Avec leur terreur, ils lui répugnaient et soulevaient en même temps sa colère. Elle ne voulait pas les voir et eux regardaient par en dessous cette femme, que l'on disait si belle, et qui semblait traîner, dans les plis de sa robe noire, toute la douleur du monde.

L'église n'était pas grande, mais elle parut à Catherine un long tunnel au fond duquel brillaient des lumières jaunes. Des chandelles brûlaient à l'autel où le vieux curé, sous la chasuble noire des funérailles, attendait debout, le dos tourné au tabernacle. Devant lui, au bas des marches, un homme vêtu de noir était agenouillé. Le cœur de Catherine manqua un battement, puis se mit à cogner comme un fou. Elle prit dans sa main les mains jointes d'Isabelle, les serra si fort que la vieille dame gémit. Lentement, elle la guida vers le banc des seigneurs, l'y fit asseoir, mais se redressa, s'obligeant à regarder l'homme à genoux.

Arnaud eut-il conscience du poids de ce regard accroché à lui ? Il se détourna légèrement. Catherine, les lèvres tremblantes, entrevit son profil fier. Allait-il se retourner complètement, la regarder ? Non... Il ramenait son regard vers l'autel. Sans doute refusait-il de laisser son courage s'amollir.

— Mon amour !... balbutia tout bas Catherine... Mon pauvre amour !

La voix cassée du prêtre s'élevait maintenant, frêle et pitoyable, tandis que le sacristain, un paysan blême aux gestes maladroits, disposait deux cierges de chaque côté d'Arnaud.

Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpétua luceat eis...

Comme dans un songe affreux, Catherine suivit sans voir, écouta sans entendre, se dérouler cette messe de funérailles d'un mort vivant. Tout à l'heure, Arnaud de Montsalvy aurait cessé d'exister aussi sûrement que si la main du bourreau avait tranché sa tête. Il ne serait plus qu'un inconnu cloîtré dans une ladrerie, un être encore vivant mais sans nom, sans humanité, un peu de chair souffrante derrière des portes qui ne s'ouvriraient plus pour lui. Et elle... elle serait veuve ! Un mouvement de révolte s'empara d'elle. Elle eut envie de se ruer, tout à coup, au milieu de cette messe sacrilège, d'arracher cet homme qu'elle adorait à toutes ces mains peureuses comme, jadis, elle avait tenté d'arracher Michel, son frère, à la populace parisienne. Oui, c'était cela... courir à lui, prendre sa main, fuir ! Mais il n'y avait plus l'astuce joyeuse de Landry, ni le solide bon sens de Barnabé. Personne ne l'aiderait, personne ne comprendrait... Gauthier peut-être ?... Mais le géant était resté au-dehors de l'église où il n'entrait jamais et ces paysans formaient une masse compacte. Jamais Arnaud et elle ne pourraient franchir ce mur vivants... D'ailleurs, accepterait-il de la suivre, lui qui avait mis tout son amour à la protéger de lui- même ?

La conscience de sa faiblesse faillit abattre le courage de Catherine. Des larmes brûlantes montèrent à ses yeux. D'un geste enfantin, elle étendit une de ses mains devant elle, la regarda avec horreur, comme pour lui reprocher sa faiblesse.

Des mains qui n'avaient pas su retenir l'amour, qui n'avaient pas su deviner, sur le corps de l'homme aimé, les symptômes du mal terrible, contracté sans doute dans l'infecte geôle où l'avait tenu La Trémoille.

La Trémoille ! L'épaisse silhouette du gros chambellan évoquée dans cette église perdue alluma en Catherine la soif de vengeance. Elle ne savait pas combien de temps elle résisterait à sa douleur d'amour, mais cet homme, qui était cause de tous leurs malheurs, qui les avait poursuivis d'une haine implacable et stupide, celui-là, il faudrait qu'il paie, qu'il paie très cher pour que Montsalvy puisse revivre, pour qu'un avenir ensoleillé s'ouvrît devant Michel et pour qu'elle-même pût enfin mourir apaisée.

—- Je te jure, fit-elle entre ses dents serrées, je jure de te venger ! Devant Dieu qui m'entend, j'en fais le serment solennel !

La messe était finie. Le prêtre maintenant disait l'absoute. Les nuages de l'encens entouraient l'homme agenouillé qui, déjà, pour tous, avait cessé de vivre. Puis l'eau sainte tomba sur lui et la dernière bénédiction. Et, soudain, le cœur de Catherine tressaillit de souffrance. La voix d'Arnaud s'élevait sous la voûte noircie. Il chantait et c'était le chant de sa propre mort.

— Aie pitié de moi, Seigneur, dans ta grande bonté ! En ta miséricorde immense, efface mon forfait. Lave-moi, lave-moi encore de mon iniquité, purifie- moi de mon péché, car je connais ma faute, et mon péché, toujours, est devant moi !

Détourne ta face de mes fautes et que tressaillent les os que tu as brisés...

Jamais encore elle ne l'avait entendu chanter. Sa voix, grave et profonde, avait une beauté poignante qui bouleversait l'âme. C'était l'adieu désespéré à la vie d'un homme qui l'aimait passionnément... Les oreilles de Catherine s'emplirent d'un bourdonnement d'orage. Une nausée lui monta aux lèvres. Elle sentit qu'elle allait s'évanouir et se cramponna au banc de bois grossier, si mal équarri qu'une écharde pénétra dans son doigt. La douleur la ranima... Auprès d'elle, la mère sanglotait sans retenue, écroulée des deux genoux à même la pierre du sol.

Catherine ne voyait plus clair. Les larmes doublaient le voile noir, brouillant tout. Elle devina plus qu'elle ne la vit la silhouette d'Arnaud qui s'était levé et qui, chantant toujours, s'avançait maintenant, seul vers la sortie. Alors, elle arracha son voile, offrant à l'homme qui s'en allait son visage nu et ruisselant comme un dernier cadeau, un visage dont aucune mèche dorée n'adoucissait le masque douloureux. Seule, la flèche noire du hennin couronnait l'ovale mince et pur.

Fasciné, malgré lui, par ces yeux trop grands, ce visage trop nu, Arnaud s'arrêta. Le chant mourut sur ses lèvres. Son regard ardent plongea, une dernière fois, dans les beaux yeux noyés, mais il ne dit rien. Il était si près d'elle que Catherine l'entendit respirer fortement... Il fit un pas, il allait passer devant elle. Alors, elle dénoua ce qu'elle avait apporté depuis le château, serré dans un voile. Sur le pauvre dallage disjoint de l'église, un flot d'or vivant se répandit, coula brillant, soyeux, jusqu'aux pieds d'Arnaud : la chevelure de Catherine, l'éblouissante parure dont elle avait été si fière, qu'un prince avait célébrée et que lui-même avait tant aimée... Quand l'aube de ce jour de malheur s'était levée, elle l'avait tranchée, impitoyablement, avec la dague même qui avait tué Marie de Comborn.

Arnaud blêmit et chancela. Une larme roula le long de sa joue creusée, se perdit dans le daim noir de son pourpoint. Il ferma les yeux et Catherine crut qu'il allait tomber. Mais non !... Lentement, il mit un genou en terre, ramassa à pleines mains la masse de cheveux dorés, puis, la serrant contre son cœur comme un trésor, il se releva et marcha sans se retourner vers l'ogive lumineuse de la porte. Quand il apparut au jour, le soleil fit étinceler la moisson d'amour qu'il emportait. Saisis de terreur, les paysans reculèrent encore, mais il ne les voyait pas. Un sourire aux lèvres, les yeux levés vers le ciel bleu, il ne voyait même pas, au détour du chemin, le moine en robe brune qui l'attendait, portant le camail rouge et la robe grise marquée d'un cœur rouge et aussi la crécelle qui allaient être les vêtements du lépreux et tout son équipement guerrier. Plus d'épées scintillantes, plus d'habits somptueux, rien que cette livrée de misère et cette crécelle qui signalait, de loin, l'approche des réprouvés. Les cloches de l'église s'étaient remises à sonner le glas...

Oubliant Isabelle, Catherine s'était traînée plus qu'elle n'avait marché jusqu'au porche, s'y agrippait... Ses jambes tremblaient, elle les sentait fléchir, mais une main vigoureuse la remit debout.

— Tenez bon, dame Catherine ! fit la voix enrouée de Gauthier... Pas devant ces gens !

Mais elle non plus ne voyait rien, que la silhouette noire de l'homme qui s'en allait, du soleil plein les mains. Sur le rempart, pour étouffer le son sinistre des cloches, une trompette sonna et, aussitôt, tout au long du rocher, les cornemuses entamèrent un chant triste et lent où, pourtant, résonnaient encore les rumeurs de la guerre. C'était le dernier adieu de Kennedy à son compagnon d'armes.

Là-bas, Arnaud avait rejoint le moine. L'appel des cornemuses le fit se retourner une dernière fois. Il regarda le village, le château sur son éperon orgueilleux, puis le visage gris et pitoyable du bénédictin.

— Adieu la vie !... murmura-t-il, adieu l'amour !...

Mon -fils, dit doucement le moine, songez à Dieu !...

Mais pour lui aussi, Dieu était trop loin. Une fureur désespérée s'empara d'Arnaud. Sa voix s'enfla, si fort que l'écho la renvoya aux quatre horizons de la vallée.

— Adieu, Catherine ! cria-t-il.

Cette voix... la voix de son amour, pouvait-elle, l'épouse solitaire, la laisser sans réponse ? La même révolte suprême qui avait arraché cette plainte immense à la gorge d'Arnaud passa dans l'âme de Catherine. Elle s'arracha des mains de Gauthier, s'élança sur le chemin rocailleux, tendant follement les bras vers celui que le moine emmenait.

— Non ! hurla-t-elle. Pas adieu !... Pas adieu !

Elle buta contre une pierre, tomba à genoux dans

la poussière, les bras toujours tendus. Mais le moine et le lépreux avaient franchi le tournant du sentier... Le chemin était vide.

Juliette Benzoni par Juliette Benzoni

J'ai failli naître sous la tour Eiffel, ma mère ayant tout juste eu le temps avant l'événement de quitter le Champs- de-Mars pour regagner l'avenue de La Bourdonnais où mes parents habitaient alors, mais c'est à Saint-Germain-des-Prés que s'est passée toute mon enfance, dans la maison où vécurent Mérimée, Corot et Ampère, en face de celle où mourut Oscar Wilde. Le fantôme de Canterville et la Vénus d'Ille sont pour moi des amis de jeunesse, mais j'ai toujours préféré les énormes chahuts des étudiants des Beaux-arts qui envahissaient la rue en moyenne une fois par jour.

Nos voisins s'appelaient Dunoyer de Segonzac, Louis Jouvet, le maréchal Lyautey, la marquise de La Fayette et les Duncan, une étonnante tribu hippie avant la lettre qui adoptait les modes Peaux-Rouges dans l'espoir de retrouver la pureté grecque.

Quant à ma famille, elle se composait normalement de mon père, un industriel, ma mère, bridgeuse acharnée, ma jeune sœur, sans qualification précise, et mon grand-père, redoutable septuagénaire à moustaches fleurant la pipe et le cognac. C'était un vieux mécréant nourri au lait de Jaurès et qui avait dans ses jeunes années, humé avec délices la poudre des canons de la Commune.

À cause de cela, il était plutôt mal vu de la famille, et aussi, parce qu'il entretenait sournoisement une « créature ». Laquelle gourgandine avait d'ailleurs le mauvais goût de se prénommer « Juliette » ! Le souvenir que je garde de mon grand-père est un souvenir en chapeau melon. Il ne le quittait pratiquement jamais et je crois bien qu'on l'a enterré avec.

J'avais aussi une grand-mère maternelle, habituellement cantonnée à Reims, cité royale d'où elle sortait le moins possible. Elle n'en sortit même plus du tout et renonça finalement à toute visite dans la capitale car un matin de juin, se rendant à la messe de 6

heures à Saint-Germain-des-Prés, elle rencontra, rue Bonaparte, un individu peint en vert, chaudement vêtu d'une timbale attachée à la taille par une ficelle et d'une paire de paillons à Champagne en guise de pantoufles, rentrant tant bien que mal du bal des Quat'zarts, point culminant des études aux Beaux-arts et grande soirée artistique, annuelle et très déshabillée, des futurs peintres, sculpteurs et architectes français. Ma grand-mère avait alors bouclé sa valise et disparu définitivement de l'horizon parisien.

Le choix de mes établissements scolaires marqua, chez mes parents, une double et contradictoire tendance à un snobisme invétéré uni à une tentative de démocratie parfaitement hypocrite. On me mit d'abord au « cours » élégant des demoiselles Désir, institution des plus collet monté, malgré son patronyme surprenant, et fréquentée par les jeunes sœurs de la comtesse de Paris.

Malheureusement, le cours nommé Désir ne me réussit pas. Habituée à dévorer tout ce qui me tombait sous la main dans la bibliothèque familiale, j'avais lu, à neuf ans, Notre-Dame de Paris, et m'en étais vantée en toute innocence. Fut-ce à cause des gambades d'Esmeralda ou des machinations libidineuses de Claude Frollo, toujours est-il que l'événement causa un aussi gros scandale que si je m'étais déclarée abonnée à la Vie parisienne. On m'en retira donc pour m'introduire au lycée Fénelon dans des classes bondées comme le métro à 6 heures du soir (c'était le début de l'enseignement gratuit). J'y fis ce que je pus, c'est-à-dire pas grand-chose.

Fort heureusement, le retentissant procès en Cour d'Assises d'une ancienne élève du lycée (l'affaire Violette Nozière) donna si fort à penser à ma famille qu'elle me parachuta toute affaire cessante dans une maison plus calme et tout de même mieux fréquentée ; l'aristocratique collège d'Hulst, rue de Varenne où je devais rester jusqu'à ce que baccalauréat s'ensuive. J'y pris l'horreur des mathématiques, la passion de l'histoire et des lettres, le goût de l'amitié et un léger penchant pour la politique grâce auquel, dans les années 1936-1937, je me retrouvai plusieurs fois au commissariat de police du quartier pour lacération d'affiches sur la voie publique.

De là, je passai à l'Institut catholique où j'entamai nonchalamment une licence. La guerre vint mettre un terme à ma dolce vita personnelle. Mon père en mourut. Quant à moi, après un passage météorique comme auxiliaire à la Préfecture de la Seine où je fis surtout connaissance avec la magnifique bibliothèque cachée sous les toits de l'Hôtel de Ville, je me retrouvai mariée à un médecin de Dijon, le docteur Maurice Gallois, enfouie jusqu'au cou dans la bonne société bourguignonne et bientôt mère de deux enfants.

Tandis que mon époux partageait son temps entre ses malades et les différents maquis de la région pour effectuer des missions n'ayant avec la médecine que d'assez lointains rapports, je passai des heures dans les bibliothèques, étudiant l'histoire de la Bourgogne au Moyen Âge.

C'est au cours de ces études que je découvris la légende de l'ordre de la Toison d'Or qui devait, plus tard, donner naissance à la série des Catherine.

Quelques années après la Libération, je perdis mon mari disparu en quelques minutes d'une crise d'angine de poitrine. J'avais trente ans et il me fallait envisager de travailler si je voulais pouvoir élever mes enfants comme je le souhaitais et conserver un certain niveau de vie. Mais, dans une ville de province, passer du statut de femme dite « du monde » à celui de travailleur salarié, est un exploit difficile et plutôt mal vu. Mon mari avait de la famille au Maroc. Je m'y rendis et entrai à la rédaction publicitaire d'un poste de radio : Radio-Internationale.

Ce n'était pas une situation extraordinaire. Le Maroc, d'ailleurs, vivait les derniers jours du protectorat et il était difficile de s'y créer une situation stable. Mais j'y fis la connaissance d'un officier, le capitaine Benzoni et l'épousai quelques semaines avant son départ pour l'Indochine où il devait rejoindre, à Hué, le 6e Régiment de Spahis marocains.

Mais, à cause de l'incertitude des lendemains marocains, mon mari souhaitait me voir demeurer à Paris, auprès de ma famille tandis qu'il s'éloignerait. C'est alors que je me lançai dans le journalisme. Depuis toujours, j'avais été fascinée par ce métier, et à quinze ans, j'avais émis le désir de m'y consacrer, mais mon père m'avait découragée alléguant une foule de prétextes mais évitant prudemment le seul réel : le journalisme était mal porté chez les jeunes filles, à une certaine époque et dans un certain milieu.

Je travaillai simultanément pour l'Histoire pour tous, pour le Journal du Dimanche, qui était le septième jour de France-Soir et pour

Confidences où j'écrivis de nombreux articles historiques (je les écris toujours d'ailleurs, ce sont les Confidences de l'Histoire). J'y ajoutai, par la suite, un courrier de l'Histoire qui me valut de bons moments et d'autres moins bons. Qui dira jamais la grande détresse de l'historien aux prises avec une meute avide de connaître ses ancêtres ? Mon courrier débordait, et déborde toujours, de lettres de ce type.

« Je m'appelle Bidule mais une vieille tante m'a dit que l'un de mes ancêtres qui était noble a supprimé (ou vendu, ou cédé ou bazardé n'importe comment...) la particule et le titre à la Révolution. Pouvez-vous m'aider à les retrouver ?... »

Ah ! cette Révolution, avec ses émigrés, ses cachettes, sa clandestinité ! Elle est le grand recours d'une foule de républicains bon teint auxquels elle permet de rêver qu'ils ont eu des ancêtres « nés » dont les talons rouges foulaient hardiment les parquets de Versailles. Quant à moi, je dois faire face quotidiennement à une foule assoiffée d'honneurs enfuis et de châteaux écroulés.

Pendant que je faisais mes premières armes dans le journalisme de salon (je fréquentais beaucoup les artistes, les écrivains et les vedettes de cinéma) et dans la petite histoire, celles de la France tournaient mal en Extrême-Orient et l'Indochine me rendait mon mari en fort mauvais état mais ayant tout de même échappé de justesse au piège de Dien- Bien-Phu. Il fallut un an pour lui rendre la santé, après quoi, il put réintégrer le ministère des Armées comme ingénieur d'armement, poste qu'il occupe toujours.

En même temps, il se lançait dans la politique locale au service du général de Gaulle. Ce n'était pas une nouveauté : depuis qu'il avait rejoint, à Londres, les F.F.L. puis, plus tard, au Tchad, la 2e D.B. il était un fidèle du Général.

Président de nombreuses sociétés, il est actuellement maire- adjoint de notre ville de Saint-Mandé.

Quant à moi, une grande émission télévisée me fit mieux connaître et décida un éditeur, le mien, à me demander un roman historique. Ce fut II suffit d'un amour... le premier de la série Catherine. Depuis, je n'ai pas cessé d'en écrire et c'est, je pense, une maladie qui ne me quittera pas de sitôt.

Ce que j'appellerai l'« aventure Catherine » a commencé d'une drôle de façon. Je sortais tout juste des projecteurs de la télévision où je m'étais vaillamment battue pour la plus grande gloire de la Renaissance italienne et je commençais mes séries d'articles historiques, lorsque je fus convoquée, un beau matin, par le secrétaire général de l'agence de presse OPERA MUNDI, Gérald Gauthier, au siège social de ladite agence.

Introduite dans l'immense salle de conférences qui avait été jadis la salle de bal d'un hôtel particulier ducal, j'ai été confrontée avec un monsieur jeune et dynamique qui, après les compliments d'usage, m'a demandé si je n'aurais pas, dans un coin, une bonne idée de roman historique. Me souvenant de mes lectures bourguignonnes, j'ai dit qu'effectivement j'avais ça dans mes fontes... et j'ai vu mon interlocuteur quitter, alors, son siège et disparaître en courant comme s'il était poursuivi.

Pensant que la séance était terminée, j'allais, un peu déçue, prendre le même chemin plus calmement quand je l'ai vu revenir, titubant sous le poids d'une demi-douzaine de gigantesques in-folio noirs. Derrière lui, une secrétaire essoufflée en véhiculait trois autres. Le tout a atterri tant bien que mal sur une grande table.

— Vous voyez ça ? m'a dit Gérald Gauthier dans un grand geste dramatique, ce sont les « press-books » d'Angélique. Je vous en promets autant, même gloire et même succès. Et maintenant, au travail !

En rentrant chez moi, je n'étais pas tellement convaincue. Je pensais que ce Gauthier-là avait dû voir le jour quelque part du côté de Marseille et que j'avais certainement bien moins de chances qu'il ne le prétendait, d'atteindre à la gloire internationale. Néanmoins, comme j'avais envie d'écrire cette histoire, je commençai laborieusement à noircir des pages et des pages. Gauthier supervisait la chose avec une attention féroce. Je devais lui soumettre ma « ponte » tous les deux jours et il ne laissait même pas passer une virgule mal placée.

J'en étais à peu près au tiers du roman et je rêvais d'un petit séjour au bagne pour me reposer quand ledit Gauthier me téléphona.

Avec un admirable sang-froid il m'annonça, comme si c'eût été la chose du monde la plus naturelle, que France-Soir achetait ce roman encore embryonnaire... et que j'avais deux mois pour en arriver au mot « fin ». J'ai eu quelque peine à réaliser... mais c'es t alors seulement que j'ai compris ce que signifiait, pour Gérald Gauthier, le mot « travailler ». Je suis sortie de l'épreuve exténuée, vidée, lessivée, imbibée de café jusqu'à la moelle et fumée comme un jambon de Bayonne à force de cigarettes.

Mais le roman était fini (les deux premiers tomes tout au moins), France-Soir le lançait et dix éditeurs étrangers l'avaient déjà acheté. Nous avions gagné la partie.

Depuis, le succès a été grandissant. Catherine compte cinq tomes (et à la demande générale des éditeurs, j'en entame un sixième).

Marianne en compte trois et le quatrième est en route, les éditeurs se montent presque aux deux douzaines et les lecteurs se comptent par millions. Personnellement, je n'arrive pas à comprendre comment la vie d'une petite bourgeoise de Paris du XVE siècle peut passionner au même degré une fermière du Wyoming, un Turc de Cappadoce, un pêcheur islandais, des foules moldo-vala- ques, serbo-croates, slovènes ou israéliennes au même titre que plusieurs millions de Français, mais le fait est qu'elle les passionne et qu'ils en redemandent. Quant à moi, je commence seulement à comprendre que j'ai atteint le succès et que les prédictions farfelues de l'homme aux in-folio noirs n'étaient pas des galéjades...

Ma vie présente n'a rien de tumultueux. Je suis une femme paisible, mais je cultive toujours la double passion du passé et des voyages qui, l'une poussant l'autre, me font faire des centaines et même des milliers de kilomètres, afin de visiter les ruines d'un château ou de fouiller les archives d'une préfecture.

Je crois aux fantômes et je crois aussi que les vieilles pierres conservent quelques émanations des âmes qui les ont habitées. Ainsi, il ne m'est pas possible de construire un livre, ni d'en rendre l'atmosphère si je n'ai respiré l'air des différents sites de l'action, observé le paysage, le visage des habitants et la couleur du ciel.

Je voyage donc beaucoup, mais le reste du temps, je vis dans une charmante vieille maison Napoléon III, l'un des derniers petits hôtels particuliers de cette époque s'élevant encore dans la périphérie immédiate de Paris. J'y cultive des roses et j'y vis tranquille au milieu de livres innombrables et d'une famille qui me tient à cœur. Je fais de la peinture, de la tapisserie, de la cuisine aussi, comme toute Française qui se respecte. Mes grandes réussites sont la poule au pot, chère au roi Henri IV, les cailles aux raisins, le brochet au beurre blanc, le gigot aux herbes qui est le plat préféré de mon éditeur, une foule de gâteaux, les plats au fromage, les que nelles de saumon... et le beefsteak aux frites ! Quant à mes vacances, je les passe en Corse, pays d'origine de mon mari, à faire du bateau, de la natation et à bouquiner éperdument au soleil les romans policiers que je n'ai pas eu le temps de lire en hiver... En fait, je suis une femme sans histoires qui a définitivement choisi celle des autres !