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Au creux de la main de Catherine, le diamant noir étincelait de tous ses feux maléfiques, illuminant la grande salle de la forteresse de Carlat où Catherine et les siens avaient trouvé refuge après la destruction de Montsalvy. La jeune femme le fit miroiter un moment aux flammes du chandelier. Sa main se couvrait d'un étonnant ruissellement d'étoiles où passaient des lueurs sanglantes. Devant elle, sur le velours de la table, les autres joyaux qui, jadis, avaient été sa parure quotidienne quand elle était la reine de Bruges et de Dijon, la maîtresse toute-puissante et adorée de Philippe de Bourgogne, s'entassaient. Elle leur avait accordé à peine un regard. Pourtant, il y avait là l'extraordinaire parure d'améthyste de l'Oural que Garin de Brazey, son premier mari, lui avait offerte pour leurs fiançailles, les rubis et les saphirs, les diamants et les aigues-marines, les topazes de la mer Rouge et les escarboucles de l'Oural, les opales de Hongrie et les lapis-lazulis du Badakshan, enfin l'admirable collier, fait d'énormes émeraudes du Djebel Sikaït et de diamants indiens, que le duc Philippe lui avait offert parmi tant d'autres. Mais, seul, le diamant noir qui avait été le précieux trésor de la collection du Grand Argentier de Bourgogne avait retenu son attention quand frère Etienne Chariot avait tiré de sa robe usée et jeté devant elle, en vrac, ce fabuleux trésor.
Garin de Brazey l'avait acheté, jadis, à un navigateur vénitien.
Celui-ci l'avait volé à une idole indienne et n'avait été que trop heureux de s'en débarrasser : le diamant portait malheur. Il semblait qu'il eût continué sa carrière maudite. Garin, condamné à mort, s'était empoisonné dans sa prison pour éviter la honte d'être traîné sur la claie avant d'être pendu. Et Catherine, son héritière, n'était-elle pas poursuivie par le même ana- thème ? Le malheur les avait traqués depuis, elle et ceux qu'elle aimait. Arnaud de Montsalvy, son époux, décrété traître et félon pour avoir tenter de délivrer Jehanne « la sorcière », jeté dans une prison infecte par le tout-puissant favori de Charles VII, Georges de La Trémoille. Il avait failli en mourir et n'en était sorti que pour trouver, en rentrant chez lui, le château de Montsalvy brûlé et rasé par ordre du Roi. Et puis le drame était venu, l'affreux drame d'il y avait tantôt huit mois et dont Catherine tremblait encore, de désespoir, quand elle y songeait : la lèpre, contractée dans la geôle immonde de La Trémoille. Depuis huit mois, Arnaud, réprouvé à jamais, traînait une existence en forme de croix dans la maladrerie de Calves, mort pour les siens, mort pour le monde, vivant seulement pour souffrir.
Les doigts de Catherine se refermèrent sur le diamant. Il était chaud maintenant, de son humaine chaleur, presque vivant. Quelle force mauvaise renfermait donc en elle cette splendeur noire ? Caché dans sa main, il n'était plus qu'un caillou dur, prêt à faire encore tout le mal possible. Pour lui, sans doute, les hommes se battraient, le sang coulerait pendant encore combien de siècles ? La tentation lui vint de le jeter au feu pour l'anéantir, mais qui donc, de ce moine fidèle et de cette vieille femme, sa belle-mère, assise, muette d'admiration dans son haut fauteuil, comprendrait son geste ? Le diamant noir représentait une telle fortune !... et Montsalvy, en cendres, attendait qu'on le reconstruisît. Catherine rouvrit la main, laissa le diamant rouler sur la table.
— Quelle magnificence ! soupira Isabelle de Montsalvy. Jamais, de toute ma vie, je n'ai rien vu de semblable ! Ce sera le trésor de notre famille.
— Non, mère, coupa doucement Catherine. Je ne garderai pas le diamant noir. C'est une pierre maudite. Elle n'a jamais apporté que le malheur. Et puis elle représente un tel monceau d'or ! Dans ce caillou noir, il y a un château neuf, des hommes d'armes, de quoi refaire de Montsalvy ce qu'il était jadis, rendre à mon fils le rang que donnent l'argent et la puissance. Oui... il y a tout cela dans le diamant noir !
— C'est dommage ! dit Madame de Montsalvy. Il est si beau !
— Mais plus redoutable encore ! fit à son tour Frère Étienne.
Savez-vous, dame Catherine, que Nicole Son, la marchande d'atours qui vous donnait asile à Rouen, est morte, elle aussi ?
— Morte ? Mais comment ?
— Assassinée ! Elle avait été livrer un hennin précieux, tout en dentelle d'or, à Madame la duchesse de Bedford. On l'a retrouvée dans la Seine, la gorge tranchée...
Catherine ne répondit pas, mais le regard horrifié qu'elle jeta au diamant était suffisamment explicite. Ainsi, même en simple dépôt, la damnée pierre tuait encore ! Il fallait s'en séparer, et le plus tôt serait le mieux !
— Tout de même, ajouta le moine avec un bon sourire, n'exagérons rien et gardons-nous de la superstition ! Il n'y a peut-être là qu'une série de coïncidences. Vous admettrez que je l'aie transportée à travers la plus grande partie du royaume, par des pays où règne la misère, où les brigands pullulent... et qu'il ne m'est rien advenu de fâcheux !
C'était, en effet, une manière de miracle, qu'en plein hiver, puisque l'on était au début de l'an 1433, ce cordelier du mont Beuvray ait réussi à traverser ce malheureux pays de France ravagé par une abominable misère, saigné à blanc par les bandes d'écorcheurs et par les garnisons anglaises encore éparpillées ici et là, sans que nul ne se doutât que, dans un sac de toile rude dissimulé sous son froc, il transportait la rançon d'un empereur. Au moment où Catherine et Arnaud de Montsalvy avaient fui Rouen, la nuit même du supplice de la Pucelle, les fabuleux joyaux de la jeune femme étaient demeurés à la garde de leur ami, le maître maçon Jean Son, jusqu'à ce que Frère Étienne Chariot, le plus sûr des agents secrets de Yolande, duchesse d'Anjou, comtesse de Provence et reine des Quatre Royaumes d'Aragon, Sicile, Naples et Jérusalem, ait eu le loisir de les rapporter à leur légitime propriétaire.
Depuis des années, les larges pieds de Frère Étienne, nus dans leurs sandales franciscaines, arpentaient les grands chemins du royaume, portant les messages et transmettant les ordres de la reine Yolande, belle-mère de Charles VII, jusqu'au plus secret, au plus profond du peuple. Nul ne se méfiait de ce petit moine rondelet, toujours souriant et dont la candide amabilité cachait une intelligence réelle. Il était arrivé à Carlat peu après l'heure de none, quand le jour était déjà sur son déclin. Sa silhouette replète avait paru surgir de la neige au moment où Hugh Kennedy, le gouverneur écossais, surveillait la relève des guetteurs et, tout de suite, on l'avait conduit auprès de Catherine. Retrouver le moine après plus de dix-huit mois avait été pour la jeune comtesse une joie réelle doublée d'un crève-cœur. Frère Étienne avait toujours été l'instrument employé par le destin pour la ramener auprès d'Arnaud. Sa présence ravivait le souvenir d'heures précieuses dont le rappel, maintenant, n'en était que plus déchirant.
Cette fois, Frère Étienne, malgré toute sa bonne volonté, ne pourrait rien pour les réunir. Le lépreux et celle qui, en ce monde, portait son deuil étaient aussi séparés que par les portes d'un tombeau...
S'éloignant de la table, Catherine alla jusqu'à la fenêtre. La nuit était complète maintenant, au-delà de l'immense cercle blanc de la cour que les feux de cuisine teintaient de rouge. Mais les yeux de la jeune femme depuis longtemps n'avaient plus besoin du jour pour se fixer dans la direction exacte de la maladrerie de Calves. À travers l'espace, à travers l'ombre, le lien qui la rattachait au réprouvé, à Arnaud de Montsalvy, son époux bien-aimé, demeurait toujours aussi fort, aussi douloureux... Elle pouvait demeurer là des heures, le regard perdu, des larmes qu'elle ne songeait pas à essuyer roulant silencieusement sur son beau visage.
Frère Etienne toussota, puis reprocha doucement :
— Madame... vous vous faites grand mal ! Rien ne peut-il vraiment apaiser votre douleur ?
— Rien, mon père ! Mon époux était toute ma vie. J'ai cessé d'exister le jour où...
Elle n'acheva pas, ferma les yeux... Sur le fond noir des paupières closes sa mémoire impitoyable lui retraçait l'image d'un homme vigoureux, tout vêtu de noir, qui s'en allait dans le soleil, les mains noyées sous les flots dorés d'une chevelure de femme, ses cheveux à elle, sacrifiés dans un élan désespéré, pour être jetés, comme un tapis fabuleux, sous les pas de l'homme rejeté par ses frères. Depuis, les cheveux avaient repoussé. Ils bouclaient autour de ses joues comme des copeaux d'or, mais elle les tirait impitoyablement en arrière, les masquait sous ses voiles noirs de veuve ou bien sous des coiffes de toile blanche, empesée, qui ne laissaient passer que l'ovale du visage.
Encore eût-elle souhaité ternir l'éclat de ce visage même lorsqu'elle surprenait le regard admiratif de Kennedy, ou bien l'expression de dévouement passionné de son écuyer Gauthier posés sur lui... Aussi ne quittait-elle guère son voile de tête noir.
Frère Étienne enveloppa d'un coup d'œil méditatif la mince silhouette dont les austères vêtements de drap noir ne parvenaient pas à masquer la grâce, le doux visage aux lèvres tendres que la douleur n'avait touché que pour l'idéaliser et le rendre plus émouvant, les longs yeux violets qui brûlaient de souffrance comme ils avaient dû brûler de passion. Et le bon moine se surprenait à s'interroger. Dieu n'avait-il vraiment créé, voulu pareille beauté que pour la laisser dépérir, étouffée sous des voiles de deuil au fond d'un vieux château des Monts d'Auvergne ? Si elle n'avait eu un fils de dix mois, Catherine de Montsalvy eût suivi sans hésiter, elle ne le lui avait pas caché, son époux bien-aimé chez les lépreux, se vouant volontairement à la pire des morts lentes. Et maintenant, Frère Étienne cherchait les mots qui sauraient percer cette armure de chagrin dont s'enveloppait la jeune femme. Que lui dire ? Parler de Dieu était inutile. Qu'importait Dieu à cette femme passionnément amoureuse d'un seul homme et qui avait hissé son amour, comme une idole, sur un autel secret. Pour Arnaud, pour l'époux auquel elle ne cesserait jamais d'appartenir corps et âme, Catherine eût choisi, joyeusement, et Satan et l'Enfer... Aussi fut-il très étonné de s'entendre dire :
— Dame Catherine, il ne faut jamais désespérer de la Providence.
Bien souvent, elle ne frappe ceux qu'elle aime que pour les mieux récompenser...
La belle bouche triste eut un pli de dédain. Catherine haussa les épaules avec lassitude.
— Que m'importent les récompenses. Que m'importe le Ciel dont, sans doute, vous allez me parler, Frère Étienne ? Si Dieu, par miracle, venait à moi je lui dirais : « Seigneur, vous êtes le Dieu Tout-Puissant.
Rendez-moi mon époux... et prenez tout le reste, prenez même ma part de vie éternelle, mais rendez-le-moi ! »
Intérieurement le moine se traita d'idiot, mais n'en prit pas moins l'air offusqué.
— Madame, vous blasphémez ! Prenez tout le reste, diriez-vous ?
Dans ce reste comprenez-vous votre fils ?
Le mince visage encadré de toile blanche se tourna vers lui avec une sorte d'horreur.
— Pourquoi dites-vous cela ? Pensez-vous que je n'aie point encore été assez éprouvée ? Certes non, je n'entendais point parler de mon fils, mais de toutes ces choses vaines telles que la puissance, la beauté... ou ceci !
Du doigt elle désignait le tas scintillant sur la table. Elle s'en approcha brusquement, prit les joyaux à pleines mains, elle les éleva vers la lumière.
— Il y a là de quoi acheter des provinces et, voici moins d'un an, je les eusse retrouvés avec bonheur pour les lui donner... à lui, mon époux ! Ils se fussent changés, entre ses mains, en une vie de bonheur, pour nous et pour nos gens. Maintenant... - Et les pierres, lentement, coulèrent de ses doigts en une cascade multicolore - ... ils ne sont plus que ce qu'ils sont, des joyaux, des pierres inertes.
— Qui rendront vie et puissance à votre maison. Dame Catherine, trêve de philosophie amère ! Ce n'est pas uniquement pour vous rendre un trésor que je suis venu jusqu'ici. En fait, je vous suis envoyé. La reine Yolande vous demande.
— Moi ? Je ne pensais pas que la Reine se souvînt encore de mon existence.
— Elle n'oublie jamais personne, Madame... et moins encore ceux qui l'ont fidèlement servie ! Une chose est certaine : elle désire vous voir. Ne me demandez pas pourquoi, la Reine ne me l'a pas dit...
encore que je puisse m'en douter.
Les yeux sombres de Catherine dévisagèrent le moine. Il semblait que sa vie errante fût une étonnante fontaine de jouvence. Il n'avait pas changé. Son visage était toujours aussi rond, aussi frais et aussi candide. Mais Catherine avait tant souffert qu'elle en était venue à se méfier de tout. La plus angélique figure lui semblait receler une menace, même celle d'un vieil ami comme Frère Étienne.
— Que vous a dit la Reine en vous envoyant vers moi, Frère Étienne ? Pouvez-vous me rapporter ses paroles ?
Il hocha la tête affirmativement, mais son regard demeura accroché à celui de la jeune femme.
Certes. « Il est des douleurs inapaisables, m'a dit la Reine, mais, dans certaines souffrances extrêmes, la vengeance peut être un soulagement. Allez me quérir Madame Catherine de Montsalvy et rappelez-lui qu'elle n'a jamais cessé d'appartenir au cercle de mes dames. Son deuil ne saurait l'éloigner de moi. »
— Je lui sais gré de se souvenir ainsi, mais a-t-elle oublié que tous les Montsalvy sont bannis, déclarés traîtres et félons, recherchés par le Prévôt Royal ? Qu'il faut être mort... ou lépreux pour échapper aux gens d'armes ? A ce propos, la Reine a mentionné mon deuil. Sait-elle donc ?
— Elle sait toujours tout. Messire Kennedy l'a mise au courant.
— Ce qui veut dire que toute la Cour en fait des gorges chaudes, fit Catherine amèrement. Quel triomphe pour La Trémoille que savoir au fond d'une ladrerie le plus vaillant des capitaines du Roi !
— Nul ne sait rien, que la Reine ! La Reine sait se taire, Madame, reprocha le moine. Messire Kennedy l'a avertie sous le sceau du secret... de même qu'il a promis, aux gens de ce pays comme à ses soldats, de couper la gorge de sa propre main à quiconque dévoilerait le sort actuel de messire Arnaud. Pour tout le monde, votre époux est mort, Madame, même pour le Roi. Il semble que vous sachiez peu ce qui se passe sous votre propre toit.
Catherine rougit. C'était vrai. Depuis le jour maudit où le moine avait emmené Arnaud vers la léproserie de Calves, elle n'avait pas quitté le château, refusant même de descendre au village où elle avait pris en horreur gens et lieux. Elle demeurait enfermée au logis, ne sortant guère qu'à la nuit tombante pour respirer un peu sur le chemin de ronde. Elle passait là de longs moments, immobile entre deux merlons, les yeux fixés toujours dans la même direction. Son écuyer Gauthier le Normand, qu'elle avait jadis sauvé de la potence, l'accompagnait, mais demeurait à dix pas en arrière, n'osant troubler sa méditation. Seul, Hugh Kennedy, le gouverneur de Carlat, avait le courage de s'approcher d'elle quand elle redescendait. Les hommes d'armes regardaient avec une compassion mêlée d'inquiétude cette femme, vêtue et voilée de noir, toujours droite et lière, mais qui ne montrait plus jamais son visage lorsqu'elle était hors du logis. Le soir, autour des feux, les soldats parlaient d'elle, évoquant l'éblouissante beauté que, depuis dix mois, aucun d'eux n'avait revue. Les contes les plus fantaisistes couraient. On disait même que la belle comtesse, après avoir rasé sa chevelure, s'était défigurée afin de ne plus jamais inspirer d'amour à quiconque. Les gens du village se signaient quand ils l'apercevaient, ses mousselines funèbres voltigeant doucement au vent du soir, contre le ciel rouge. Peu à peu, la belle comtesse de Montsalvy devenait une légende...
— Vous avez raison, répondit Catherine avec un soupir. Je ne sais plus rien parce que rien ne m'intéresse plus, hormis peut-être le mot que vous avez prononcé : la vengeance... encore qu'il soit étrange dans la bouche d'un homme de Dieu. Cependant, je comprends mal pourquoi la Reine souhaiterait aider à la vengeance d'une proscrite.
— Vous ne l'êtes plus, Madame, du moment où la Reine vous rappelle. Auprès d'elle vous serez en sûreté. Quant à votre vengeance, il se trouve qu'elle concorde avec les souhaits de Madame Yolande.
Vous ignorez que l'audace de La Trémoille n'a plus de bornes, que, l'été passé, les troupes de l'Espagnol Villa-Andrado, qui est à sa solde, ont pillé, brûlé, ravagé le Maine et l'Anjou, les propres terres de la Reine. L'heure est venue d'en finir avec le favori, Madame. Partirez-vous ? J'ajoute que Messire Hugh Kennedy, rappelé lui aussi par la Reine, vous servira d'escorte avec votre humble serviteur.
Pour la première fois, Frère Etienne vit étinceler le regard de Catherine tandis qu'une vague de sang montait à ses joues pâles.
— Qui gardera Carlat ? Et mon fils ? Et ma mère ?
Le moine se tourna vers Isabelle de Montsalvy, toujours immobile dans son fauteuil.
Madame de Montsalvy doit se rendre avec l'enfant à l'abbaye de Montsalvy où le nouvel abbé, qui est jeune et déterminé, l'attend. Ils y seront en sûreté, en attendant que vous arrachiez au Roi la réhabilitation de votre époux et la libération de ses biens. Un nouveau gouverneur va prendre possession de Carlat, envoyé par le comte d'Armagnac. Au surplus, Messire Kennedy n'y était que momentanément. Viendrez-vous ?
Catherine se tourna vers sa belle-mère et, d'un geste qui lui était devenu familier, alla s'agenouiller devant elle, emprisonnant les belles mains ridées entre les siennes.
Le départ d'Arnaud les avait rapprochées comme jamais Catherine ne l'aurait cru possible. L'accueil hautain de la grande dame était maintenant relégué à l'état de souvenir et une profonde tendresse, qui n'avait pas besoin de mots pour s'exprimer, unissait les deux femmes.
— Que dois-je faire, ma mère ?
— Obéir, ma fille ! On ne dit pas non à la Reine et notre maison ne peut que retirer grand bien de votre séjour là-bas.
— Je sais. Mais il m'est si dur de vous quitter, vous et Michel... et aussi de m'éloigner de...
Elle se tournait de nouveau vers la fenêtre, mais, doucement, Isabelle ramena vers elle le beau visage.
— Vous l'aimez trop pour que la distance importe ! Partez et soyez sans crainte. Je veillerai sur Michel doublement.
Catherine baisa rapidement les doigts de la vieille dame puis se releva.
— C'est bien, je vais partir - son regard tomba soudain sur l'amas de joyaux abandonnés sur la table. Je prendrai une partie de ceci, ajouta-t-elle, car j'aurai besoin d'or. Vous garderez le reste, mère, et en userez à votre gré. Vous échangerez aisément quelques pièces contre des écus.
Elle reprit le diamant noir, le serra dans sa main comme si elle voulait le broyer.
— Où dois-je rejoindre la Reine ?
— À Angers, Madame... Les relations entre le Roi et sa belle-mère sont encore assez tendues. La reine Yolande est plus en sûreté sur ses terres qu'à Bourges ou à Chinon.
— Va pour Angers. Si pourtant vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous passerons par Bourges. Je veux prier maître Jacques Cœur de me trouver un acquéreur pour cette maudite pierre.
La nouvelle du prochain départ combla de joie trois personnes : Hugh Kennedy, d'abord. L'Écossais se sentait mal à l'aise dans ces montagnes d'Auvergne qui lui rappelaient son pays, mais qu'il connaissait très mal. De plus, l'atmosphère confinée de la forteresse, pesante de toute la douleur de Catherine au point d'en être devenue irrespirable, lui était insupportable. Il était partagé entre la violente attirance qu'il éprouvait pour la jeune femme, le désir profond de lui faire oublier son malheur et le besoin de retrouver la bonne vie d'antan, les batailles, les coups de main, la vie violente des camps et le viril compagnonnage. Regagner les plaisantes cités de la vallée de la Loire et faire la route en compagnie de Catherine, c'était double joie. Il ne perdit pas une minute pour commencer ses préparatifs de départ.
Pour Gauthier Malencontre, aussi, ce départ était une bonne nouvelle, mais pour une autre raison. Le géant normand, l'ancien bûcheron descendant des vieux Vikings, avait voué à la jeune femme une passion aveugle, fanatique mais muette. Il vivait moralement prosterné devant elle comme le croyant devant une idole et cet homme, qui ne croyait pas en Dieu mais tirait ses croyances des vieilles superstitions nordiques, des antiques légendes venues avec les bateaux-serpents, avait fait de son amour païen pour Catherine une sorte de religion. Depuis qu'Arnaud de Montsalvy était reclus en léproserie et que Catherine le pleurait, Gauthier avait cessé de vivre lui aussi. Il n'avait même plus le goût de la chasse et ne sortait guère de la forteresse. S'éloigner de Catherine, même pour un moment, lui était insupportable et il avait l'impression étrange qu'elle cesserait de vivre s'il cessait de la surveiller. Mais que le temps lui semblait long !
Il voyait les jours s'ajouter les uns aux autres, toujours pareils sans que rien laissât supposer que viendrait le moment où Catherine accepterait de secouer son chagrin. Et voilà que ce moment, miraculeusement, était venu ! On allait repartir, quitter ce château maudit, faire quelque chose, enfin ! Et Gauthier, dans son âme simple, n'était pas loin de considérer le petit moine du mont Beuvray comme un personnage miraculeux.
Le troisième personnage, c'était Sara, la fidèle fille de Bohême égarée en Occident qui avait élevé Catherine et l'avait suivie à travers toutes les difficultés de sa vie mouvementée. À plus de quarante-cinq ans, Sara la Noire conservait une jeunesse et une vitalité intactes. À
peine si ses épais cheveux noirs se striaient de gris. Sa peau brune, lisse et bien tendue, n'avait pas une ride. Elle avait seulement pris un embonpoint confortable qui la rendait assez inapte aux longues chevauchées, mais l'amour héréditaire des grands chemins l'emportait sur le souci du bien-être et, comme Gauthier, elle se tourmentait de voir Catherine s'enterrer vive en Auvergne n'existant plus que par le mince fil qui rattachait son âme au reclus de Calves. La venue de Frère Étienne était bénie. L'appel de la Reine allait arracher la jeune femme à sa douleur, l'obliger bon gré mal gré à se soucier de ce monde qu'elle refusait. Et Sara, au fond de son cœur aimant, souhaitait voir Catherine se reprendre à aimer la vie. Elle n'allait pourtant pas jusqu'à lui souhaiter un autre amour : Catherine était la femme d'une seule passion, mais, parfois, la vie sait arranger les choses ! Souvent dans le silence des nuits, Sara la zingara avait interrogé le feu et l'eau pour tenter de leur arracher le secret de l'avenir. Mais le feu s'éteignait, l'eau demeurait limpide et aucune de ces visions qui, parfois, lui venaient ne s'était manifestée. Le livre du Destin demeurait fermé pour Sara depuis le départ d'Arnaud.
Une seule chose la tourmentait : quitter le petit Michel pour lequel elle éprouvait un sentiment bien proche de l'adoration. Mais Sara se refusait à laisser Catherine s'engager seule dans une aventure. La Cour était un lieu dangereux et la bohémienne entendait pouvoir s'occuper elle-même de la jeune femme. Blessée dans son âme et amoindrie par cette blessure, Catherine avait besoin que l'on veillât sur elle. Michel, Sara le savait bien, serait en parfaite sécurité et manquerait de rien auprès d'une grand-mère qui l'idolâtrait, retrouvant en lui à mesure qu'il grandissait le portrait vivant du fils qu'elle avait perdu jadis.
Dans quelques semaines, l'enfant allait atteindre son année. Grand et vigoureux pour son âge, c'était aussi le plus magnifique bambin que Sara eût jamais vu. Sa petite figure ronde et rose s'éclairait de grands yeux d'un joli bleu clair et des boucles serrées, brillantes comme des copeaux d'or, moussaient sur sa tête. Il posait sur toutes choses un regard d'un grand sérieux, mais, quand il riait, c'était à s'étouffer. Il faisait preuve, déjà, d'un grand courage et seule l'inflammation de ses joues dénonçait les poussées dentaires car le bébé ne criait pas. Quand il souffrait trop, de grosses larmes silencieuses roulaient sur ses joues, mais aucun son ne sortait de sa petite bouche crispée. La garnison, comme les paysans, l'adoraient d'un cœur unanime et, déjà conscient de son pouvoir, Michel régnait sur son petit monde en jeune tyran, ses esclaves préférées étant tout de même sa mère, sa grand-mère, Sara et la vieille Dona- tienne, la paysanne de Montsalvy qui servait à dame Isabelle de camériste. Avec Gauthier, le petit garçon demeurait sur l'expectative. Le blond Normand l'impressionnait à cause de sa force extraordinaire et l'enfant le ménageait à sa façon. Autrement dit, il ne lui faisait supporter aucun de ses caprices, uniquement réservés aux quatre femmes. Avec Gauthier on était entre hommes et Michel trouvait toujours un grand sourire pour son immense ami.
Quitter son fils représentait pour Catherine un lourd sacrifice. Elle avait reporté sur lui tout l'amour qu'elle ne pouvait plus donner au père et l'entourait d'une tendresse inquiète, sans cesse aux aguets.
Auprès de Michel, Catherine était comme l'avare auprès de son trésor.
Il était l'unique et merveilleux souvenir de l'absent, l'enfant qui n'aurait jamais ni frères ni sœurs. Il était le dernier des Montsalvy. À
n'importe quel prix, il fallait lui bâtir un avenir digne de ses ancêtres, digne surtout de son père. Et c'est pourquoi, refoulant courageusement ses larmes, la jeune femme veilla, dès le lendemain, aux préparatifs de départ du petit garçon et de sa grand-mère. Mais que c'était donc difficile de ne pas pleurer en pliant soigneusement, dans un coffre de cuir, les petits vêtements dont la plus grande partie était l'œuvre de ses mains attentives.
— Ma peine est égoïste, vois-tu ! dit-elle à Sara qui, l'œil dur et la bouche serrée, l'aidait et tâchait de faire bonne contenance, je sais que Mère veillera sur lui aussi bien que je pourrais le faire. Je sais qu'à l'abbaye rien ne pourra lui arriver, qu'il sera à l'abri de tout mal, de toute peine et que notre absence, je veux l'espérer, sera courte. Mais j'ai tout de même beaucoup de chagrin !
Peut-être parce que la voix de Catherine faiblissait, Sara refoula sa propre peine pour voler au secours de la jeune femme.
— Est-ce que tu crois que je n'ai pas de peine, moi, de le quitter ?
Mais c'est pour lui que nous allons là-bas et, du moment que c'est pour son bien, rien ne me coûte !
Et, pour bien montrer la solidité de sa conviction, Sara se mit à empiler vigoureusement dans le coffre les petites chemises de l'enfant. Malgré elle, Catherine eut un pâle sourire. Sa vieille Sara ne changerait jamais ! Elle pouvait bien étouffer de chagrin, elle préférerait se faire couper en morceaux plutôt que de l'avouer. En général, chez elle, la peine se tournait en rage et elle trouvait plus simple de la passer sur d'innocents objets. Depuis qu'elle savait l'obligation de vivre quelque temps séparée de son nourrisson, Sara avait déjà cassé deux écuelles, un plat, une aiguière, un escabeau et une statue en bois de saint Géraud, exploit à la suite duquel elle s'était ruée à la chapelle pour implorer du ciel le pardon de son involontaire sacrilège.
Tout en continuant férocement le remplissage du coffre, Sara marmonna :
— Au fond, c'est une bonne chose que Fortunat refuse de nous suivre. Avec lui, Michel aura un défenseur sérieux et puis...
Elle s'arrêta net, se mordit la langue comme elle faisait chaque fois que sa pensée, exprimée à haute voix, se dirigeait vers Arnaud de Montsalvy. Le petit écuyer gascon, en effet, montrait une douleur presque aussi profonde que celle de Catherine. Il avait voué à son maître une de ces dévotions ardentes et absolues comme savent en susciter certains hommes. Il l'admirait pour sa vaillance et son intraitable sens de l'honneur, pour ses talents d'homme de guerre et aussi pour ce que les capitaines de Charles VII appelaient « l'affreux caractère de Montsalvy », un bien curieux mélange de violence, d'humanité, de raideur et d'inaltérable loyauté. Que l'abominable mal de la lèpre eût osé s'attaquer à son dieu avait d'abord choqué Fortunat puis avait soulevé sa colère avant de le plonger dans un désespoir dont, depuis, il n'était pas sorti. Le jour où Arnaud avait quitté les siens pour toujours, Fortunat, enfermé au plus profond d'une tour, s'était refusé à assister à l'horrible départ. Hugh Kennedy l'avait découvert couché à même la terre nue, les deux poings sur les oreilles pour ne pas entendre les battements du glas, et sanglotant comme un enfant. Fortunat se traînait dans la forteresse comme une âme en peine, ne retrouvant goût de vivre qu'une fois la semaine, le vendredi, quand il allait jusqu'à la maladrerie de Calves déposer un panier de victuailles dans la tour de la maison-Dieu. Pour cette visite hebdomadaire à une porte close, Fortunat refusait tout compagnon. Il voulait être seul. Même Gauthier, qu'il aimait cependant, n'avait jamais obtenu la permission de l'accompagner. Et jamais l'écuyer n'avait accepté de prendre un cheval pour se rendre à Calves. C'était à pied, comme pour un pèlerinage, qu'il parcourait les trois demi-lieues qui séparaient Carlat de la léproserie, pliant à l'aller sous le poids du lourd panier, courbé, au retour, sous celui d'un chagrin aggravé. Émue de pitié, Catherine avait voulu l'obliger à prendre une monture mais Fortunat avait refusé.
— Non, dame Catherine, pas même un âne ! il n'a plus le droit «
Lui » de monter ces chevaux qu'il aimait tant et moi, son écuyer, je n'irai pas, monté, vers mon maître abattu !
La grandeur et l'amour que trahissaient ces paroles avaient bouleversé Catherine. Elle n'avait pas insisté mais, les yeux brillants de larmes, elle avait pris le petit écuyer aux épaules et l'avait embrassé, fraternellement, sur les deux joues.
— Tu es plus brave que moi, lui avait-elle dit, moi, je n'ai pas le courage d'aller là-bas. Il me semble que je mourrais devant cette porte qui ne s'ouvre jamais. Je me contente de regarder fumer, de loin, la cheminée... je ne suis qu'une femme, avait-elle ajouté avec une grande humilité !
Mais, ce soir-là, comme elle avait fait venir Fortunat pour lui donner ses dernières instructions avant le départ du lendemain pour Montsalvy, elle n'avait pu s'empêcher de lui dire :
— De Montsalvy à Calves, il y a plus de cinq lieues, Fortunat ! je crois qu'il te faudra te résigner à prendre un cheval ou une mule. Tu n'auras qu'à laisser ta monture à quelque distance de...
Le mot pénible qui définissait le lieu réprouvé n'arrivait jamais à franchir ses lèvres. Mais Fortunat secoua la tête.
— Je mettrai deux jours pour aller et revenir, Dame Catherine, voilà tout !
Cette fois encore Catherine ne répondit rien. Elle comprenait, au fond de sa chair, ce besoin qu'avait le petit Gascon de souffrir à sa manière pour aller vers celui dont la vie n'était plus que souffrance.
Mais, entre ses dents, pour elle-même, la jeune femme murmura, serrant ses mains l'une contre l'autre : Un jour... moi aussi, j'irai là-bas
! et je n'en reviendrai pas...
Au matin, Catherine, debout sur le rempart, Sara et Gauthier derrière elle, regarda son fils et sa belle-mère quitter Carlat. Abritée par son voile noir, elle vit l'antique litière, une lourde machine aux épais rideaux de cuir que l'on avait exhumée pour la circonstance des écuries du château, franchir la porte de l'enceinte. Un. vent glacial balayait la vallée couverte de neige, mais, clans la litière, où l'on avait accumulé les chauffe-doux emplis de braises rouges et les couvertures, Michel n'aurait pas froid entre sa grand-mère et Donatienne. Au milieu de son escorte armée jusqu'aux dents, le petit garçon s'en allait vers le calme et la sécurité, mais sa mère ne pouvait retenir ses larmes.
Puisque personne ne pouvait les deviner derrière le fragile rempart de mousseline, elle ne s'en privait pas. Sur sa bouche, elle sentait encore la fraîcheur veloutée des joues de l'enfant. Elle l'avait embrassé avec emportement, avec passion, déchirée intérieurement par cette séparation obligatoire, avant de le remettre aux bras de sa grand-mère.
Puis les deux femmes s'étaient embrassées sans rien se dire, mais, au moment de monter dans la litière, Isabelle de Montsalvy avait tracé, du pouce, un rapide signe de croix sur le front de la jeune femme.
Ensuite elle avait pris Michel dans ses bras et les rideaux de cuir étaient retombés derrière eux.
Maintenant, le cortège, serpentant sur la rampe abrupte, atteignait les premières maisons du village. De son poste d'observation, Catherine pouvait voir les bonnets rouges ou bleus de quelques paysans massés près de l'église. Des femmes sortaient de leurs maisons, certaines tenant à la main leurs quenouilles dont la laine s'enveloppait d'un capuchon d'osier tressé. Au passage de la litière les bonnets quittèrent les têtes. Un silence absolu enveloppait la campagne ensevelie sous la couverture blanche. La fumée des foyers traçait de minces volutes grises, ici et là. Au-dessus des montagnes où les châtaigniers, dépouillés de leur vêture de l'été, montraient leurs squelettes noircis, un soleil laborieux perçait les nuages de flèches pâles et fuligineuses qui faisaient briller sinistrement les lances des hommes d'armes d'escorte et jaunissaient les plumes de héron des bonnets. Ian Mac Laren, le lieutenant de Hugh Kennedy, commandait le détachement d'Écossais chargés de conduire à Montsalvy le petit seigneur et sa grand- mère. Ils devaient revenir le lendemain. Le départ vers le nord aurait lieu le mercredi.
Quand une langue boisée, coulant jusqu'à la vallée, eut avalé la petite troupe et qu'il ne resta plus, dans la neige, qu'une double trace profonde, Catherine se retourna. Sara, les mains nouées sur la poitrine et les yeux pleins de larmes, fixait l'endroit où avait disparu la troupe.
Catherine vit que ses lèvres tremblaient. Alors, elle chercha le regard de Gauthier, mais il ne s'occupait pas d'elle. Tourné vers l'occident il semblait écouter quelque chose. L'expression de son lourd visage était si tendue que Catherine, connaissant son flair de chien de chasse, s'inquiéta tout de suite.
— Que se passe-t-il ? Est-ce que tu entends quelque chose ?
Il fit signe que oui, puis, sans répondre, courut vers l'escalier.
Catherine le suivit, mais elle fut rapidement distancée par les longues jambes du Normand. Elle le vit traverser la cour à toute vitesse, s'engouffrer sous l'auvent où travaillait le maréchal-ferrant et en ressortir l'instant suivant avec Kennedy. En même temps, le cri d'un guetteur éclatait au sommet du donjon.
— Troupe armée en vue !
Du coup, elle remonta les quelques marches déjà descendues et, relevant ses robes, Sara sur les talons, se mit à courir le long du chemin de ronde vers la tour Noire. L'annonce de cette troupe l'emplissait de terreur pour son fils, bien qu'elle semblât venir du côté opposé au chemin suivi par l'escorte. Elle parvint dans les hourds de la tour juste comme Gauthier et le gouverneur, rouges et essoufflés d'avoir grimpé quatre à quatre, débouchaient de l'escalier. D'un même mouvement, ils se précipitèrent aux créneaux. En effet, sur le chemin d'Aurillac, une troupe nombreuse venait de faire son apparition. Cela faisait sur la neige une longue traînée grise comme une coulée de boue luisante qui avançait, avançait... Peu de bannières, aux couleurs d'ailleurs indistinctes à cette distance, mais, en tête, une longue chose rouge claquait au vent. Catherine plissa les paupières pour essayer de distinguer les armes brodées dessus et dut y renoncer. Mais le regard d'épervier de Gauthier les avait déjà déchiffrées.
— Ecu écartelé, fit-il brièvement, des croissants et des burelles !
j'ai déjà vu ça quelque part...
Catherine s'accorda un mince sourire.
— Tu deviens savant, fit-elle. Bientôt tu égaleras les rois d'armes eux-mêmes.
Mais Kennedy ne souriait pas. Son visage couleur brique aux traits accusés avait une lippe de mauvais augure. Il se détourna, hurla quelque chose dans son rude dialecte, puis ajouta :
— Baissez la herse, relevez le pont ! les archers aux murailles !
Instantanément, la forteresse grouilla d'activité. Traînant arcs et hallebardes, les hommes escaladaient les murailles tandis que d'autres manœuvraient le pont et la herse. Des cris gutturaux, des appels, des cliquetis d'armes, des galopades dans tous les sens. Le château, endormi sous la neige l'instant précédent, se réveillait avec violence.
Déjà, sur les chemins de ronde, on empilait les bûches, on traînait des marmites pour l'huile bouillante. Catherine s'approcha de Kennedy.
— Vous mettez le château en défense ? Pourquoi ? demanda-t-elle.
Qui donc s'approche de nous ?
Villa-Andrado, le chien de Castille ! fit-il brièvement. - Et pour bien montrer l'estime dans laquelle il tenait le nouveau venu, l'Écossais cracha superbement puis ajouta - : La nuit passée, les guetteurs ont aperçu des lueurs d'incendie du côté d'Aurillac. Je n'y avais pas prêté autrement attention, mais il faut croire que j'avais, tort. C'était lui !
Catherine se détourna et alla s'appuyer à l'un des énormes merlons.
Elle arrangea son voile noir que le vent faisait voler pour mieux cacher la rougeur subite qui lui était montée au visage puis fourra dans ses larges manches ses mains transies. Le nom de l'Espagnol réveillait tant de souvenirs !
En effet, Gauthier comme elle-même avaient déjà vu la bannière rouge et or. C'était un an plus tôt sur les remparts de Ventadour dont Villa-Andrado avait, chassé les vicomtes. Et Arnaud s'était battu contre les hommes du Castillan. Vivement, la jeune femme ferma les yeux, tentant vainement de retenir une larme brûlante. Elle revoyait la grotte, au fond de l'étroite vallée qui servait de fossés à Ventadour, précaire refuge de bergers où cependant elle avait mis son fils au monde. Elle revoyait le rougeoiement du feu et la haute silhouette noire d'Arnaud, dressée en rempart entre sa faiblesse et la férocité des routiers. Mais elle revoyait aussi le visage anguleux de Villa-Andrado agenouillé devant elle, une flamme de convoitise au fond des yeux. Il lui avait dit un poème dont elle avait oublié les paroles et aussi, ennemi courtois, il avait envoyé des victuailles pour restaurer les forces de la mère et de l'enfant. Au fond, elle eût gardé de lui un souvenir reconnaissant n'eût été: l'affreuse surprise qu'elle et les siens avaient trouvée au terme du voyage : Montsalvy rasé, brûlé jusqu'aux fondations par ce Valette, lieutenant de Villa-Andrado, agissant sur son ordre. Bernard d'Armagnac avait pendu Valette, mais le crime de son maître s'en trouvait-il diminué ? Et maintenant il approchait de Carlat, vivante image de la malédiction qui poursuivait les Montsalvy.
Quand elle rouvrit les yeux, elle vit que Frère Étienne se tenait auprès d'elle. Les mains au fond de ses manches, le petit moine considérait attentivement la colonne en marche. Attentivement mais sans inquiétude visible Même Catherine crut voir un léger sourire flotter sur ses lèvres.
— Ces gens qui approchent vous amusent ? dit-elle assez sèchement.
— M'amuser est beaucoup dire. Ils m'intéressent... et ils m'étonnent. Curieux homme, ce Castillan ! Il semble avoir reçu du ciel le don précieux d'ubiquité. J'aurais juré qu'il était à Albi où les habitants n'avaient guère à se louer de sa présence. D'autre part, quelqu'un, à Angers, m'a affirmé que ce chacal puant...
— Le terme est-il bien adapté à votre pensée, Frère Etienne ? fit Catherine en appuyant volontairement sur le mot Frère.
Le petit moine rougit comme une jeune fille, mais offrit à la jeune femme un sourire épanoui.
— Vous avez mille fois raison. Je voulais dire que messire de Villa-Andrado passait l'hiver en Castille, à la cour du roi jean. Il est bien évident qu'à Angers on ne saurait se montrer indulgent pour ce personnage... et j'aimerais que vous entendiez la reine Yolande lorsqu'elle parle de lui. Toujours est-il que le voici. Que vient-il faire ?
— Je crois que nous allons le savoir.
En effet, la bande armée était arrivée à l'aplomb de la tour et l'homme qui portait la bannière s'avançait maintenant, dirigeant son cheval d'une seule main jusqu'au pied de la muraille rocheuse sur laquelle s'érigeait le château. Un autre homme venait derrière portant le costume assez fantastique des hérauts, mais un costume dont les rouges, les ors et les plumes se ressentaient des mauvais chemins et de l'hiver. Tout le reste de la troupe avait fait halte.
Parvenus près des palissades qui encerclaient le roc cyclopéen, les deux hommes s'arrêtèrent et, d'un même mouvement, levèrent la tête.
Qui commande ici ? demanda le héraut.
Kennedy se pencha, posant un large pied chaussé de cuir épais sur le créneau, et vociféra :
Moi, Hugh Allan Kennedy, de Gleneagle, capitaine du roi Charles VII, et je tiens ce château pour Monseigneur le comte d'Armagnac.
Vous avez quelque chose contre ?
Décontenancé, le héraut bredouilla quelque chose, toussa pour s'éclaircir la voix, redressa la tête d'un air superbe puis clama :
— Moi, Fermoso, poursuivant d'armes de Messire Rodrigue de Villa-Andrado, comte de Ribadeo, seigneur de Puzignan, de Talmont et de...
— Au fait ! coupa impatiemment l'Écossais. Que nous veut messire Villa-Andrado ?
L'intéressé, jugeant sans doute que les négociations duraient trop longtemps, poussa son cheval et vint se ranger entre sa bannière et son héraut. Sous la ventaille relevée du casque, orné de deux ailes d'or, d'un tortil et de lambrequins rouges, Catherine, cachée derrière son merlon, put voir étinceler les dents aiguës, très blanches, parmi la courte barbe noire.
— Vous rendre visite, fit-il aimablement, et causer...
— Avec moi ? fit Kennedy d'un air de doute.
— Que non pas ! N'allez cependant pas en conclure que je dédaigne votre compagnie, mon cher Kennedy,; mais ce n'est pas à vous que j'ai affaire. C'est à la comtesse de Montsalvy. Je sais qu'elle est ici.
— Que lui voulez-vous ? répliqua l'Écossais toujours aussi rogue.
Dame Catherine ne reçoit personne.
— Ce que j'ai à dire, je le lui dirai à elle-même, avec votre permission. Et j'ose espérer qu'elle voudra bien faire exception pour un voyageur venu de loin. Ajoutez que je ne partirai pas avant de l'avoir vue.
Sans se montrer, Catherine chuchota :
— Autant savoir ce qu'il veut. Dites que je le recevrai... mais seul
! Qu'il vienne ici sans aucune escorte... Cela donnera à mon fils le temps d'arriver à destination, je pense.
Kennedy fit signe qu'il avait compris et se remit à discuter avec l'Espagnol tandis que Catherine, escortée de Sara et de Frère Etienne, quittait le chemin de ronde. Elle avait pris sa décision sans hésiter parce que VillaAndrado était l'homme de La Trémoille et parce qu'elle avait toujours su regarder le danger en face. Si le Castillan devait représenter un péril, et elle voyait mal comment il pouvait en être autrement, autant valait le savoir tout de suite.
Un moment plus tard, Rodrigue de Villa-Andrado, suivi d'un seul page qui portait son heaume, pénétrait dans la grande salle où l'attendait Catherine. La jeune femme, flanquée de Sara et de Frère Étienne debout de chaque côté de son siège, avait pris place dans un fauteuil à haut dossier que deux marches surélevaient. Très droite, ses jolies mains nouées sur ses genoux, elle regardait entrer le visiteur.
Son aspect était si imposant qu'à la vue de cette femme, ou plutôt de cette statue voilée et noire, l'Espagnol, surpris, marqua un temps d'arrêt au seuil de la salle puis, d'un pas qui hésitait, il s'avança tandis que le sourire vainqueur, arboré en entrant, s'éteignait comme une chandelle que l'on souffle.
Parvenu devant Catherine, il se courba presque jusqu'à terre mais sans pouvoir s'empêcher de jeter, par en dessous, un rapide regard à la jeune femme.
— Madame, dit-il d'une voix contenue, je vous rends grâce pour ces instants que vous voulez bien m'accorder. Mais c'est seul à seul que je souhaiterais vous entretenir.
— Messire, vous comprendrez aisément que je ne saurais vous souhaiter la bienvenue avant de savoir ce qui vous amène. Au surplus, je n'ai rien de caché pour Dame Sara qui m'a élevée ni pour Frère Étienne Char- lot, mon confesseur.
Le moine retint un sourire à ce mensonge flagrant mais s'y laissa aller en constatant que le Castillan le considérait avec méfiance.
— Je connais Frère Étienne, marmotta Villa- Andrado.
Monseigneur de La Trémoille donnerait cher pour ce cuir usé et ces quelques cheveux gris.
Catherine bondit comme si une abeille l'avait piquée. Elle sentit une brusque colère empourprer son visage et gronda :
— Quelle que puisse être la raison qui vous a guidé jusqu'ici, seigneur Villa-Andrado, sachez que c'est bien mal débuter votre visite en insultant ceux que je révère et qui me sont chers. Veuillez donc, sans autres tergiversations, nous dire la raison de cette visite !
Rodrigue, à son tour, s'était relevé. Et, malgré les deux marches surélevant le trône de Catherine, son visage fut presque au niveau de celui de Catherine, son regard où s'allumait la colère tentait, insolemment, de percer le rempart du voile noir. Mais il s'obligea à sourire.
— Voici, en effet, un bien mauvais préambule et je vous prie de m'excuser. D'autant plus que je suis venu avec les meilleures intentions ainsi que vous allez pouvoir en juger.
Lentement, la jeune femme se rassit, mais négligea de désigner un siège à ce visiteur dont elle ne savait pas encore s'il venait en ami ou en ennemi. Il parlait de bonnes intentions. C'était possible, après tout, si l'on se souvenait du panier de victuailles dans la grotte, mais les ruines fumantes de Montsalvy incitaient à la méfiance. Ce sourire aigu n'était-il pas celui du loup ?
— Parlez, dit-elle seulement.
— Belle comtesse, commença-t-il en ployant un genou jusqu'à la première marche, le bruit de votre malheur est venu jusqu'à moi et mon cœur s'est ému. Si jeune... si belle et chargée d'un enfant, vous ne pouvez demeurer sans défenseurs. Il vous faut un bras, un cœur...
— Il ne manque pas, dans ce château, de bras... ni de cœurs fidèles pour veiller sur moi et sur mon fils, coupa Catherine. Je vous comprends mal, seigneur, soyez plus clair !
Le visage olivâtre du Castillan s'empourpra d'une rougeur fugitive.
Il serra les lèvres mais, une fois encore, parvint à dompter sa colère.
— Soit, je vais donc parler aussi clair que vous le désirez. Dame Catherine, je suis venu vous dire ceci ; par la grâce du Roi Charles de France, que je sers fidèlement...
— Hum ! toussota Frère Étienne.
— ... Fidèlement, tonna l'Espagnol. Par la grâce aussi de mon suzerain le roi Jean II de Castille, je suis seigneur de Talmont, comte de Ribadeo en Castille...
— Bah ! coupa aimablement le moine, le roi Jean II n'a fait que vous rendre ce qui vous appartenait. Votre grand-père, qui épousa jadis la sœur du Bègue de Villaines, était déjà comte de Ribadeo, ce me semble ? Quant à la seigneurie de Talmont, je vous en fais mon compliment. Le Grand Chambellan est généreux pour ceux qui le servent bien... surtout avec ce qui ne lui appartient pas !
Au prix d'un énorme effort, Villa-Andrado ignora l'interruption, mais Catherine vit se gonfler les veines de son front et crut un instant qu'il allait éclater. Il n'en fut rien. Le Castillan se contenta de respirer rapidement deux ou trois coups, très fort.
— Quoi qu'il en soit, poursuivit-il les dents serrées, je suis venu mettre ces titres et ces biens à vos pieds, Dame Catherine. Les voiles de deuil ne siéent point à si grande beauté. Vous êtes veuve, je suis libre, riche, puissant... et je vous aime. Acceptez-vous de m'épouser ?
Si prévenue qu'elle fût contre toute surprise, Catherine eut un haut-le-corps. Son regard s'effara et ses mains se serrèrent nerveusement l'une contre l'autre.
— Vous me demandez...
— D'être ma femme ! Vous aurez en moi un époux, un esclave soumis, un bras vaillant pour défendre votre cause. Et votre fils aura un père...
Le rappel à son petit Michel souleva l'indignation de Catherine. Que cet homme osât prétendre remplacer Arnaud auprès de son enfant et que cet homme fût justement celui qui... Non ! Cela ne se pouvait tolérer ! Tremblante de colère, elle releva d'un geste brusque le voile sous lequel elle étouffait, offrant aux regards de Villa-Andrado son mince visage pâle où les grands yeux violets brillaient comme des améthystes au soleil. Elle agrippa solidement les deux bras de son fauteuil, cherchant instinctivement un soutien.
— Messire, il vous plaît à dire que je suis veuve. J'en porte les vêtements en effet, mais sachez que je ne me considérerai jamais comme telle. Pour moi, mon époux bien-aimé est vivant et vivra tant que moi-même je respirerai. Mais en allât-il autrement que vous seriez le dernier, oui, le dernier, que je lui donnerais comme successeur !
— Et pourquoi, je vous prie ?
— Allez demander la réponse aux ruines de Montsalvy, messire.
Pour moi je vous ai dit ce que j'avais à vous dire. Je vous souhaite le bonjour.
Elle se levait pour indiquer la fin de l'entretien, mais un sourire ambigu étira les lèvres rouges du Castillan.
— Il apparaît, Madame, que vous m'avez mal compris. Je vous ai demandé votre main... par courtoisie pure, mais, en fait, vous « devez
» m'épouser. C'est un ordre...
— Un ordre ? Quel étrange mot ! De qui, s'il vous plaît ?
— De qui voulez-vous que ce soit ? Du roi Charles, Madame ! Sa Majesté, sur les représentations du Grand Chambellan Georges de La Trémoille, a bien voulu oublier les torts, dont vous vous êtes rendue coupable envers la couronne, conjointement à feu votre époux, à la condition qu'en devenant ma femme vous rejoigniez à l'avenir les rangs des épouses soumises... et de vie convenable !
De pâle, le visage de Catherine devint rose, puis rouge, puis écarlate sous la poussée d'une telle colère que Sara, effrayée, posa une main qui se voulait apaisante sur son bras. Mais Catherine, folle de rage, était au-delà de tout apaisement. Était-il donc écrit au grand livre de son destin que, toujours, un prince disposerait d'elle ? Après le duc de Bourgogne, le Roi de France !
Les poings crispés, faisant des efforts inouïs pour empêcher sa voix de trembler, elle s'écria :
— J'ai rarement entendu plus impudent coquin que vous, messire !
Quand je pense que, par reconnaissance pour quelques victuailles, je vous accordais un souvenir indulgent malgré vos méfaits, vous m'en faites aujourd'hui amèrement repentir. Ainsi, non content d'avoir réduit mon époux là où il en a été réduit, La Trémoille prétend disposer de moi ? J'aimerais savoir comment vous entendez me contraindre, seigneur ? Car, bien entendu, vous avez songé à cette éventualité ?
— L'armée que je mène, fit l'Espagnol avec une grâce insultante, vous montre clairement le prix que j'attache à votre main. J'ai deux mille hommes sous Carlat, Madame... et si vous refusez je mettrai le siège devant cette taupinière jusqu'à ce que vous en veniez à merci.
— Cela peut durer longtemps...
— J'ai tout mon temps... et je serais fort étonné que vous ayez du ravitaillement pour de longs mois. Vous vous rendrez, Madame, avant qu'il ne soit longtemps, ne fusse que pour ne pas voir votre fils mourir de faim.
Catherine retint un soupir de soulagement. Il ignorait le départ de Michel et mieux valait qu'il l'ignorât encore longtemps. Mais elle cacha ses sentiments sous un haussement d'épaules.
— Le château est fort, ses défenseurs sont valeureux. Vous perdrez votre temps, messire !
— Et vous, vous ferez tuer stupidement bien du monde. Vous feriez mieux d'accepter, Madame, puisque aussi bien il vous faudra en venir là. Songez que, pour vos beaux yeux, j'ai éludé une fort flatteuse proposition. La main même de Madame Marguerite, fille de Monseigneur le duc de Bourbon...
— Fille... de la main gauche ! insinua doucement Frère Étienne.
Le sang demeure princier ! D'autre part, votre gouverneur est Écossais, Dame Catherine. Les Écossais sont pauvres, besogneux, avares... et aiment l'or pardessus tout...
Il n'eut pas le temps d'achever. Pris par leur dispute, ni lui ni Catherine n'avaient vu Kennedy, suivi de Gauthier, pénétrer dans la salle. Ce fut quand l'Écossais fondit sur lui que l'Espagnol s'aperçut de sa présence. Avec un rugissement, Kennedy empoigna Villa-Andrado par le col de son armure et par le bas du dos puis, le soulevant à demi de terre, l'emporta ainsi, hurlant et vociférant, jusqu'à la porte.
— Il y a une chose que les Écossais aiment encore plus que l'or, maître larron, c'est leur honneur ! Va dire cela à ton maître ! hurla-t-il furieusement.
Ce que voyant, Gauthier, d'un air mécontent qu'on lui eût laissé si pauvre gibier, mit le page sous son bras et emboîta le pas à l'irascible gouverneur. Quand ils eurent disparu tous deux, Frère Étienne se tourna vers Catherine, encore tremblante, avec un bon sourire.
— Voilà, Madame, qui vous dispense de répondre. Qu'en pensez-vous ?
Elle ne répondit rien, se contenta de le regarder, honteuse de découvrir que, pour la première fois depuis longtemps, elle avait envie de rire. Le spectacle de Villa- Andrado gigotant au bout des bras du capitaine écossais comme une araignée rouge n'était pas près de s'effacer de sa mémoire.
Quand vint le soir, ce bref instant de gaieté était bien oublié.
Étaient réunis dans la chambre haute du donjon où Kennedy avait établi ses quartiers peu après la mort du vieux Jean de Cabanes, survenue trois mois plus tôt, Catherine, Sara, Gauthier, Frère Étienne, Hugh Kennedy et le sénéchal de Carlat, un Gascon nommé Cabriac, qui depuis dix ans occupait ce poste. C'était un homme tout rond, simple et bon enfant, qui n'aimait rien tant que sa tranquillité. Sans ambition, il n'avait jamais souhaité gouverner en personne la forteresse, trouvant infiniment plus confortable de voir les responsabilités reposer sur des épaules plus martiales que les siennes.
Mais il connaissait le fief et ses environs comme personne.
Tout à l'heure, quand le bref jour hivernal s'était éteint brutalement comme une chandelle que l'on souffle, tous étaient montés jusqu'à la loge du guetteur pour examiner les positions de l'ennemi. Celui-ci s'installait. Les tentes d'épaisses toiles poussaient comme autant de champignons vénéneux qui perçaient le manteau blanc de la neige. Quelques soldats occupaient les maisons du village. Les paysans épouvantés avaient fui et cherché refuge entre les murs cyclopéens de là forteresse. On les avait répartis un peu partout, là où il y avait de la place, dans la vieille commanderie, dans les granges vides et les étables. Dans l'enceinte du château cela faisait un tohu-bohu de jour de marché car les bêtes avaient suivi leurs propriétaires. Et, maintenant que la nuit était tombée, le camp des assaillants formait, autour du gigantesque rocher, une couronne où les feux tenaient lieu de fleurons étincelants. De rouges panaches de fumée ponctuaient la nuit d'un noir profond, éclairaient fugitivement ici ou là des faces grimaçantes, bleuies de froid, qui n'avaient pas grand-chose d'humain. Penchée au couronnement du donjon, Catherine avait l'impression de plonger ainsi sur quelque infernal abîme peuplé de démons. Mais cette nuit avait considérablement amoindri l'optimisme de Kennedy. Courbé sur l'immensité noire, il avait regardé ces menaçantes tenailles rouges se refermer autour de Carlat.
— Qu'allons-nous faire, messire ? demanda Catherine.
Il tourna vers elle son visage de dogue orgueilleux et haussa les épaules.
— Pour l'heure, Madame, je me soucie moins de nous que de Mac Laren. Nous sommes encerclés, ou peu s'en faut. Comment nous rejoindra-t-il demain, en revenant de Montsalvy ? Il tombera sur ces gens qui le feront prisonnier... ou pire ! Villa-Andrado est prêt à n'importe quoi pour vous amener à composition. On lui posera des questions... Avec tous les suppléments désagréables que comporte, chez le Castillan, ce mot-là. Notre ennemi voudra savoir d'où il venait.
Catherine se sentit pâlir. Si Mac Laren, pris, parlait sous la torture, l'Espagnol saurait où trouver Michel. Et quel plus sûr otage que le bambin pour amener la mère à résipiscence ? Pour sauver son fils des griffes de Villa- Andrado, Catherine savait bien qu'elle accepterait n'importe quoi.
— Alors, dit-elle d'une voix blanche, je répète ma question.
Messire Kennedy, qu'allons-nous faire ? Du diable si je le sais !
-— II faudrait, émit calmement Frère Étienne, qu'un homme pût quitter Carlat de nuit et marcher vers Montsalvy de façon à les rencontrer demain et à les prévenir. Le tout est de faire passer cet homme. Il semble bien que l'investissement de la place ne soit point encore complet. Il y a là, vers le mur nord, un large endroit où je ne vois briller aucun feu.
Kennedy haussa impatiemment ses lourdes épaules vêtues de cuir.
— Avez-vous jamais regardé le rocher en cet endroit ? Une falaise lisse et noire, tombant à pic sur la vallée et dont la courtine double presque la hauteur. Il faudrait une damnée longueur de corde et un rude courage pour descendre ça sans se rompre le cou.
— Je veux bien tenter l'expérience, fit Gauthier en s'avançant dans le cercle lumineux dessiné par les flammes de la cheminée.
Catherine ouvrait déjà la bouche pour protester quand le sénéchal la devança.
— Point besoin de corde, ni pour la muraille, ni pour le rocher... Il y a un escalier.
Immédiatement, il fut le point de mire de tous les regards. Kennedy l'empoigna par une épaule pour le voir de plus près.
— Un escalier ? Tu rêves ?
— Oh non, messire. Un véritable escalier, étroit bien sûr et taillé à même le roc Il part de l'intérieur d'une des tours. Seuls, le vieux sire de Cabanes et moi le connaissions. C'est même par là qu'Escornebœuf s'est enfui, dame Catherine, le jour où...
Catherine frissonna au souvenir de ce jour où, dans ce même donjon, le reître gascon avait tenté de la jeter dans l'oubliette. Parfois, dans ses cauchemars, elle revoyait la face rouge et suante, révulsée d'un hideux désir de tuer, du gros sergent.
1. L'escalier existe toujours, mais, la forteresse ayant été rasée, il est à ciel ouvert.
— Comment savait-il le secret ? articula-t-elle.
Le petit sénéchal baissa la tête et tortilla son bonnet entre ses mains.
— Nous... nous étions du même pays de Gascogne, balbutiât-il. Je n'ai pas voulu qu'il lui advînt mal de mort... à cause de ça.
Catherine s'abstint de répondre. Ce n'était pas au moment où cet homme apportait un renseignement de cette valeur qu'il fallait songer à lui demander des comptes pour avoir protégé un assassin. Kennedy, qui réfléchissait profondément, ne l'eût d'ailleurs pas toléré. Bras croisés, la tête penchée sur une épaule, il regardait le feu avec une totale absence d'expression. Machinalement, il demanda si l'escalier était praticable pour des femmes et, sur l'affirmative :
— Alors, nous allons faire mieux. Il faut profiter du fait que VillaAndrado n'a pas encore eu la possibilité d'encercler complètement le château. Il suppose d'ailleurs, vu la hauteur, que, sur la face nord, ce n'est pas si urgent ; mais il peut changer d'avis demain. Nous n'avons donc pas de meilleure chance que cette nuit. Dame Catherine, préparez-vous à partir.
Une légère rougeur monta aux pommettes de la jeune femme et elle serra ses mains l'une contre l'autre.
— Dois-je partir seule ? dit-elle simplement.
— Non. Sara, Frère Étienne et Gauthier vous accompagneront.
Bien entendu, Gauthier vous quittera une fois hors de Carlat et, tandis que vous irez l'attendre à Aurillac, il rejoindra Mac Laren. Il lui portera l'ordre de se rendre auprès de vous avec ses hommes et de vous servir d'escorte pour le reste de votre voyage.
— Mais vous, pendant ce temps ?
L'Écossais eut un bon rire qui, par une sorte de miracle, fit éclater en mille morceaux l'atmosphère tendue où baignait la haute pièce voûtée. Avec ce rire s'enfuyaient tous les démons de la peur et de l'angoisse.
Moi ? Je resterai tranquillement ici quelques jours, pour amuser VillaAndrado. D'abord, je dois attendre qu'arrive le nouveau gouverneur, mais celui-ci n'approchera pas tant que Carlat sera investi. Dans quelques jours, juste ce qu'il faudra pour vous laisser prendre une belle avance sur une éventuelle poursuite, je convoquerai VillaAndrado ici et saurai bien lui démontrer que vous avez vidé les lieux.
Dès lors, n'ayant plus rien à espérer, il s'en ira. Il ne me restera plus qu'à passer les pouvoirs à mon remplaçant, puis à plier bagages.
Frère Étienne s'approcha de Catherine et prit, dans les siennes, les deux mains froides de la jeune femme.
— Qu'en pensez-vous, mon enfant ? Il me semble que le capitaine fait entendre la voix de la sagesse.
Cette fois, Catherine sourit, réellement, franchement, un beau sourire chaud dont elle enveloppa le petit moine puis envoya la fin au grand Écossais qui, du coup, devint rouge d'émotion.
— Je pense, dit-elle doucement, que c'est bien imaginé. Je vais me préparer. Viens, Sara ! Messire Kennedy, je vous serais très reconnaissante de me procurer des vêtements d'homme ainsi que pour Sara.
Celle-ci poussa un affreux soupir. Elle avait horreur des vêtements d'homme dans lesquels ses formes rebondies se trouvaient toujours fâcheusement comprimées. Mais, apparemment, le temps des aventures n'était pas révolu et il fallait bien se résigner à l'inévitable, faute de mieux.
Un moment plus tard, dans sa chambre, Catherine examinait avec quelque étonnement les vêtements que Kennedy lui avait fait porter.
Le capitaine écossais les avait empruntés à son page et c'était le costume habituel des hommes de son pays avec tout de même une légère variante. Les rudes montagnards des hautes terres, habitués à un climat sans douceur, avaient la peau dure et le cuir tanné. Leur vêture habituelle se composait d'un ample morceau de laine aux couleurs de leur clan dans lequel ils se drapaient, d'une veste de flanelle et d'une chemise de mailles. Une plaque de fer ouvragé fixait la draperie à l'épaule. Comme coiffure ils portaient le casque conique ou bien un béret plat orné d'une plume de
héron et allaient jambes nues, parfois même pieds nus. Auprès du roi Charles VII, dont ils formaient, depuis 1418, la célèbre garde écossaise créée par le connétable John Stuart de Buchan, ils portaient cuirasses d'argent et fastueux plumails de héron blanc, mais en campagne ils revenaient volontiers à leur habillement traditionnel dans lequel ils se sentaient plus à l'aise.
Kennedy avait donc envoyé à Catherine un tartan aux couleurs du clan Kennedy : vert, bleu, rouge et jaune, un justaucorps rouge et un béret bleu, de courtes bottes de cuir solide et un sac de peau de chèvre.
Seule concession aux rigueurs de la température, il y avait joint des chausses collantes du même bleu que le bonnet et un grand manteau de cheval noir.
— Quand Mac Laren vous rejoindra, vous passerez pour son page, lui avait dit le capitaine, et, de cette façon, vous ne vous distinguerez pas du reste de la troupe.
Il avait envoyé un autre costume du même genre mais infiniment plus grand s'il était moins élégant pour Sara. La bohémienne avait commencé par refuser catégoriquement de s'affubler de la sorte.
— On peut fuir sans se couvrir de ridicule ! déclara-t-elle. De quoi aurai-je l'air dans cette défroque bariolée ?
— De quoi ai-je l'air ? répondit Catherine qui, à peine la porte refermée sur Kennedy, s'était déshabillée et avait enfilé l'étrange costume.
Puis, après avoir ébouriffé ses boucles blondes, elle avait planté le béret dessus et s'était campée devant un grand miroir d'étain poli, un poing sur la hanche, en s'examinant d'un œil critique. Une chance qu'elle fût si mince car ces couleurs vives grossissaient et elle eût cent fois préféré du noir, ne fût-ce que pour demeurer fidèle au vœu qu'elle avait fait : ne plus jamais porter autre chose que du noir ou du blanc.
Cette nuit, c'était une exception, un cas de force majeure puisqu'il avait été impossible de trouver des vêtements d'homme noirs et à sa taille. Malgré tout, elle eut un frisson de plaisir.
Ce costume bizarre lui allait, lui donnait une allure crâne, celle d'un jeune page au trop joli visage. Elle enroula sur un doigt une mèche de ses cheveux. Ils semblaient repousser un ton plus foncé. Leur or éclatant se bronzait légèrement donnant une couleur moins vive mais plus chaude qui faisait mieux ressortir encore son teint délicat et ses grands yeux sombres. Sara, qui l'observait en silence, bougonna :
— Ce n'est pas permis d'être aussi belle ! Je crains que le miroir ne me renvoie pas une image aussi réussie.
En effet, outre qu'elle devait fourrer sous le béret ses épais cheveux noirs, Sara avait dans ce costume quelque chose d'irrésistiblement comique.
— Il faut draper l'écharpe sur ta poitrine, conseilla Sara. On voit trop que tu es une femme.
Elle en avait fait autant pour elle-même bien qu'elle eût pris la précaution de bander ses seins avant d'enfiler le pourpoint. Puis, s'enveloppant dans le manteau noir, elle s'avança vers la porte où quelqu'un frappait.
— Vous êtes prêtes ? demanda la voix de Kennedy.
— Il faut bien, marmonna Sara en haussant les épaules.
— Entrez, fit Catherine, occupée à glisser le diamant noir et toute une collection de pierres dans le sac en peau de chèvre.
Sara en porterait une autre partie. Au seuil, la silhouette de l'Écossais s'érigea. Il sourit.
— Quel beau page vous faites ! remarqua-t-il avec une émotion trop visible.
Mais Catherine ne sourit pas.
— Cette mascarade ne m'amuse guère. J'ai fait un paquet de mes hardes et les remettrai dès qu'il sera possible. Pour l'heure, allons...
Avant de quitter cette chambre où elle avait connu ses dernières heures de bonheur et un si douloureux calvaire, Catherine l'enveloppa d'un ultime regard. Les murs austères lui semblaient garder le reflet du sourire d'Arnaud, l'écho du rire de Michel. Elle découvrait qu'ils lui étaient devenus chers et elle sentit sa gorge se serrer. Mais elle refusa de laisser l'émotion s'emparer d'elle. En ce moment, il lui fallait tout son courage et tout son sang-froid. Résolument, elle tourna le dos à ce décor familier, appuya sa main sur la dague qu'elle avait passée à sa ceinture. C'était la dague à l'épervier ; celle avec laquelle Arnaud avait tué Marie de Comborn et pour Catherine l'objet le plus précieux qu'elle possédât. Auprès de ces quelques pouces d'acier bleu tant de fois réchauffés par la main de son époux, le diamant noir lui-même n'était qu'un caillou sans valeur et elle eût, sans hésiter, sacrifié l'un à l'autre.
Dans la cour, elle trouva Kennedy qui l'attendait, une lanterne sourde à la main. Gauthier et Frère Etienne se tenaient auprès de lui.
Sans un mot, le Normand déchargea Sara du ballot de vêtements qu'elle portait, puis la petite troupe se mit en route. L'un derrière l'autre, on se dirigea vers l'enceinte. Le froid avait augmenté dans la nuit et mordait cruellement. De temps en temps, une rafale de vent soufflait, soulevant des tourbillons blancs qui obligeaient à n'avancer que courbés tant que l'on fut au centre de la vaste cour. Mais, à mesure que l'on approchait des murailles, les tourbillons d'air, freinés, perdaient de leur brutalité. De temps en temps, le mugissement d'une bête ou le cri d'un marmot perçait le silence, ou encore le ronflement d'un des réfugiés qui dormaient à même le sol, roulés dans des couvertures près des feux que nul n'avait besoin d'attiser.
Malgré l'épaisseur du manteau de cheval, Catherine grelottait quand on atteignit la tour indiquée par Cabriac. Celui-ci les attendait à l'intérieur, battant la semelle et se frappant les flancs pour lutter contre le froid. Sous ces voûtes basses où l'eau suintante gelait en plaques noires et luisantes, c'était une chape de glace qui tombait sur les épaules.
— Il faut faire vite, dit Cabriac. La lune va bientôt se lever et vous serez visibles comme en plein jour sur cette neige. Le Castillan doit avoir des guetteurs partout.
— Mais, objecta Catherine, comment passerons- nous la palissade qui double le rocher ?
— Cela me regarde, fit Gauthier. Venez, dame Catherine. Messire le sénéchal a raison. Nous n'avons que trop perdu de temps.
Il prenait déjà son bras pour l'entraîner vers le trou noir de l'escalier que Cabriac, en soulevant une trappe cachée sous de la paille pourrie, venait de découvrir. Mais Catherine résista et, se tournant vers Kennedy, elle lui tendit la main, spontanément.
— Grand merci pour tout, messire Hugh. Merci pour votre amitié, pour la protection que vous m'avez donnée. Je n'oublierai jamais les jours vécus ici. Grâce à vous... ils ont perdu un peu de leur cruauté. Et j'espère vous revoir bientôt, chez la reine Yolande.
Dans la lumière incertaine de la lanterne, elle vit s'éclairer le large visage de l'Écossais, briller ses dents blanches.
— Si cela ne dépend que de moi, Dame Catherine, ce sera dans peu de temps. Mais nul ne sait ce que sera son lendemain, de nos jours.
Aussi, comme il se peut que jamais, en ce monde, je ne vous revoie...
Laissant sa phrase en suspens, il empoigna la jeune femme aux épaules, la serra contre lui, l'embrassa avidement avant que, le souffle coupé, elle ait pu se défendre, la lâcha aussi brusquement puis se mit à rire avec la gaieté d'un enfant qui vient de réussir une bonne plaisanterie et acheva la phrase commencée.
— ... du moins mourrais-je sans regret ! Pardonnez- moi, Catherine, cela ne se reproduira plus... mais j'en avais tellement envie
!
C'était si franchement avoué que Catherine se contenta de sourire.
Elle était sensible, peut-être plus qu'elle l'aurait voulu, à la chaleur de cette rude tendresse, mais Gauthier avait pâli. De nouveau, sa main s'abattit sur le bras de la jeune femme.
— Venez, dame Catherine ! dit-il rudement.
Il levait la lanterne, s'engageait déjà dans l'escalier étroit. Cette fois, Catherine le suivit. Sara vint après et Frère Étienne ferma la marche.
En s'enfonçant dans les entrailles du rocher, la jeune femme l'entendit faire ses adieux à l'Écossais et lui recommander de ne point trop s'attarder en Auvergne en ajoutant :
— Le temps des combats va reprendre. Le connétable aura besoin de vous bientôt.
— Soyez tranquille ! Je ne le ferai pas attendre !
Puis Catherine n'entendit plus rien. Les marches hautes, inégales, faites de grosses pierres à peine taillées, plongeaient presque à pic entre deux murailles rocheuses crevassées par le temps, et la jeune femme devait apporter un soin extrême à chacun de ses pas pour ne pas risquer de tomber. C'était d'autant plus dangereux que le gel, là aussi, avait apporté ses méfaits et que chaque marche était dangereusement glissante. Quand enfin on atteignit le taillis broussailleux qui masquait la fissure où débouchait l'escalier, Catherine poussa un soupir de soulagement. Grâce à Gauthier qui écartait pour elle les épines, elle parvint à franchir sans trop de dommage ce léger obstacle, mais ce fut pour s'apercevoir que le haut mur de rondins aiguisés qui composaient la palissade se dressait presque contre le rocher. Cela formait un boyau étroit et profond.
De l'œil, Catherine mesura la terrifiante muraille de bois.
— Comment pourrons-nous franchir ça ? Autant remonter tout de suite. Les pieux sont trop aigus pour les passer avec une échelle de corde.
— Bien sûr, fit Gauthier paisible. C'est fait exprès pour cela.
Partant du buisson où débouchait l'escalier, il se mit à compter les pieux en allant vers la droite. Au septième, il s'arrêta. Catherine, étonnée, put le voir empoigner l'énorme tronc d'arbre et peu à peu, au prix d'un effort qui fit saillir les veines de son front, dégager toute la partie inférieure du pieu, tranché en son milieu mais disposé avec assez d'art pour ne pas se distinguer des autres. Par l'étroite porte ainsi ouverte, la pente accentuée qui dévalait jusqu'au ruisseau apparut et aussi les deux ou trois maisonnettes du hameau de Cabanes, sur le coteau d'en face. Juste à cet instant, la lune se montra entre deux épais nuages et plongea jusqu'à la terre un faisceau blafard. L'étendue neigeuse en fut illuminée. Les troncs des arbres et jusqu'aux buissons poudrés à frimas devinrent visibles comme en plein jour. Tapis derrière la palissade, les fugitifs contemplèrent avec désespoir la pente immaculée qui s'étendait devant eux.
— Nous allons être visibles comme des taches d'encre sur une page blanche, murmura Frère Étienne. Il suffira qu'une des sentinelles tourne la tête de ce côté pour nous repérer et donner l'alarme.
Personne ne répondit. Le moine avait traduit clairement ce que chacun pensait, mais l'énervement gagnait Catherine.
— Que faire ? Notre seule chance est de fuir cette nuit, tant que l'investissement n'est pas encore complet. Mais si nous sommes vus, nous sommes pris.
Comme pour lui donner raison, un bruit de voix se fit entendre, assez proche pour que l'imminence du danger en parût accrue.
Gauthier passa une tête prudente par l'ouverture, la rentra presque aussitôt.
— Le premier poste n'est qu'à quelques toises. Une dizaine d'hommes... mais que cela ne nous avancerait pas de mettre hors de combat, fit-il avec une nuance de regret. Le mieux est d'attendre.
— Quoi ? fit Catherine nerveusement. Le lever du jour?
— Que la lune se cache. Grâce au ciel, le jour se lève tard en hiver.
Force fut de demeurer là, dans le froid et la neige. Les quatre compagnons, le cou tendu, l'œil fixé sur le globe livide de la lune, retenaient même leur respiration. C'était comme un fait exprès : d'épais nuages couraient d'un bout à l'autre de l'horizon, mais aucun ne parvenait à engloutir l'astre dénonciateur. Les pieds et les mains de Catherine étaient glacés. La vie confinée qu'elle avait menée tous ces derniers mois l'avait rendue plus vulnérable et elle souffrait plus que les autres de demeurer ainsi immobile dans ce couloir glacial. De temps en temps, Sara, d'une poigne vigoureuse, lui frictionnait le dos, mais le bien-être qu'elle en ressentait n'était que passager d'autant plus que les nerfs s'en mêlaient.
— Je n'en peux plus, souffla-t-elle à Gauthier. Il faut faire quelque chose... Tant pis, tentons le tout pour le tout ! On n'entend plus rien, peut-être les sentinelles se sont-elles endormies ?
De nouveau, Gauthier regarda. Juste à cet instant, une violente rafale de vent souleva la neige, encore poudreuse, en épais tourbillons.
En même temps, la lune parut reculer au fond du ciel, absorbée par un épais nuage. La lumière se fit infiniment plus faible. Gauthier jeta à Catherine un regard rapide.
— Pourrez-vous courir ?
— Je crois que oui.
— Alors, courez... Maintenant !
Il sortit le premier, fit passer les trois autres et, tandis qu'ils dévalaient la pente unifiée par la neige, prit le temps de replacer le madrier. Catherine courait aussi vite qu'elle pouvait, mais ses membres glacés étaient douloureux et maladroits. La déclivité fuyait trop vite sous ses pieds et son cœur s'affolait. Entraînée par son élan, elle allait buter contre un arbuste quand Gauthier la rejoignit et, sans préavis, l'enleva de terre.
— Il faut courir plus vite, gronda-t-il, en forçant sa propre course sans souci du poids supplémentaire.
Mais, par-dessus son épaule, Catherine vit soudain les traces de leurs pas, trop visibles.
— Nos traces de pas... Ils les verront ! Il faudrait les effacer !
— Nous n'avons pas le temps. Holà, vous deux, marchez dans l'eau un moment puis ressortez là-bas, à ce bouquet d'arbres.
Lui-même se précipita dans le ruisseau peu profond. La mince couche de glace craqua sous son poids et l'eau glacée rejaillit jusqu'à la jeune femme transie. D'un œil, Gauthier, tout en courant, surveillait la lune.
Elle ne réapparaissait pas encore, mais n'allait pas tarder. Déjà, la lumière était plus vive. Ils reprirent pied là où il l'avait indiqué. Par chance, un bois de sapins était proche. Le Normand posa Catherine à terre et se mit à couper une branche.
— Allez jusqu'au bois, dit-il aux trois autres, moi je vais effacer nos traces.
Catherine, Sara et Frère Étienne se hâtèrent vers le bois noir tandis que Gauthier, laissant traîner sa branche, effaçait les pas à mesure.
Les fugitifs se jetèrent sous l'ombre épaisse des arbres au moment précis où la lune sortait des nuages. Épuisés par l'effort qu'ils venaient de fournir, ils se laissèrent tomber sur un tronc abattu pour reprendre souffle. Là-bas, Carlat leur apparaissait maintenant dans son ensemble
: le rocher en proue de navire couronné de l'énorme château, les enceintes fortifiées, les clochers et les tours et, au pied, le cercle menaçant des assaillants. : Catherine envoya une pensée reconnaissante à Hugh Kennedy. Grâce à lui, elle était hors du piège, elle allait pouvoir gagner Angers...
La voix de Gauthier coupa sa méditation.
— Ce n'est pas le moment de songer au repos ! Il y a du chemin à faire avant le jour. Et celui-ci n'est pas tellement loin.
Ils se remirent en route à travers bois. Pour la première fois depuis bien longtemps, Catherine replongeait dans la nature, dans le contact intime avec la terre, avec la forêt qu'elle avait tant aimée. Elle s'étonnait de retrouver, presque intacte, cette sensation d'intimité avec les grands arbres. Ce n'était pas la première fois qu'elle leur demandait asile et jamais ils ne l'avaient déçue. Le sous-bois, ouaté de neige, avait un aspect irréel. Le froid y était moins vif et les sapins qui laissaient traîner presque à ras de terre leurs longues jupes ourlées de blanc avaient un calme majestueux. Dans les clairières, les flaques de lune faisaient scintiller des milliers de minuscules cristaux et le silence était celui, simple et doux, de la campagne endormie. La méchanceté des hommes, la guerre faisaient trêve ici comme au seuil de quelque sanctuaire, ainsi que les souffrances du cœur. Et Catherine se surprit à songer à ces ermites que l'on rencontre parfois, vivant seuls au fond des grands bois. Tant de beauté pouvait adoucir n'importe quelle souffrance. Sa fatigue, le froid, tout cela avait fait trêve. Devant elle, la grande silhouette de Gauthier avançait d'un pas"
régulier, pesant, et elle s'appliquait à mettre ses pas dans les traces profondes qu'il laissait ; les autres faisaient de même. Le géant appartenait, lui aussi, à la forêt dont il était né comme n'importe lequel de ces arbres. Il y était chez lui et la confiance que Catherine avait toujours mise en lui s'en trouvait renforcée. Mais, soudain, il s'arrêta, tendant l'oreille et faisant signe aux autres de ne plus bouger. Dans le lointain, les appels stridents d'une trompette se faisaient entendre.
— Le réveil, déjà ? fit Catherine. Ya-t-il faire jour ?
— Pas encore. Et ce n'est pas le réveil. Attendez-moi un instant.
Le temps d'un clin d'œil Gauthier avait ceinturé le tronc d'un chêne et, grimpant avec l'agilité d'un singe, disparut bientôt de la vue de ses amis. La trompette sonnait toujours, étouffée, donnant l'exacte mesure du chemin déjà parcouru.
— Est-ce le camp, est-ce le château ? chuchota Frère Étienne.
— Le château n'aurait guère de raison de sonner de la trompe... à moins d'une attaque..., commença Catherine.
Elle n'alla pas plus loin ; dégringolant à toute vitesse, Gauthier tomba comme un boulet entre elle et le petit moine.
— C'est le camp. Il y a un attroupement vers la muraille nord du château. Ils ont dû voir des traces avec cette damnée lune. J'ai vu des hommes monter à cheval.
— Qu'allons-nous faire ? gémit Sara. Nous ne pouvons guère lutter de vitesse avec les chevaux et s'ils découvrent nos traces après le ruisseau... ?
— C'est possible, admit Gauthier. C'est même probable. Il faut nous séparer dès maintenant.
Catherine voulut protester, mais il lui imposa silence avec une si ferme autorité qu'elle ne songea pas à protester. N'était-il pas normal qu'il fût le chef, dans cette aventure ? Déjà, il continuait :
— De toute façon nous aurions dû le faire au lever du jour. Il vous faut gagner Aurillac, rappelez-vous, dame Catherine, tandis que je rejoindrai Mac Laren. Je vais donc partir, seul... Ils suivront ma trace.
— À moins qu'ils ne suivent la nôtre, remarqua Sara.
— Non. Car vous allez grimper tous les trois dans cet arbre et vous y tenir cachés... jusqu'à ce que vous ayez vu disparaître nos poursuivants. Soyez tranquilles, je saurai bien les emmener assez loin pour vous permettre de poursuivre votre chemin tranquillement.
Il sembla à Catherine que la magique beauté de la forêt venait de s'effacer tout à coup. Se séparer de son ami, déjà, c'était chose pénible, mais fallait-il de surcroît le savoir en danger, se ronger d'incertitude sur son sort ? Le danger partagé est toujours plus facile.
— Mais, fit-elle douloureusement, s'ils te rejoignent, s'ils allaient te...
Elle ne put prononcer le mot. Deux larmes jaillirent de ses yeux et roulèrent sur ses joues. La lune les fit briller. Une joie profonde s'étendit sur le large visage du géant.
— Me tuer ? dit-il doucement. Ils ne pourront rien contre moi, dame Catherine. Vous avez pleuré pour moi... rien ne peut m'arriver.
Faites ce que je vous dis. Grimpez !
Il la prit à la taille et, sans effort apparent, la posa assise sur une branche. Après quoi il empoigna Sara, puis le petit moine. Installés ainsi, côte à côte sur cette branche, ils avaient l'air effaré de trois moineaux transis. Gauthier se mit à rire.
— Vous avez l'air d'une drôle de nichée, comme cela ! L'arbre est facile ! Grimpez le plus haut que vous pourrez et tâchez de ne pas faire de bruit. Si je compte bien, avant une heure vous verrez passer les soldats. Ne descendez que lorsque vous les aurez entendus s'éloigner depuis un moment. Courage !
Figés par une crainte instinctive, ils le virent piétiner longuement la neige sur une certaine distance dans la direction qu'il avait choisie pour que les hommes ne s'arrêtassent point sous le chêne, tracer même un début de piste dans un autre sens, puis, enfin, avec un grand geste d'adieu, disparaître en courant dans la direction de Montsalvy.
Alors seulement les trois isolés se regardèrent.
— Eh bien, dit Frère Étienne avec bonne humeur. Je crois qu'il faut suivre les ordres qu'on nous a donnés. Pardonnez-moi, dame Catherine, mais je vais devoir relever cette robe, peu pratique pour l'escalade.
Joignant le geste à la parole, le petit moine retroussa sa robe dans sa ceinture de corde qu'il serra fortement autour de son ventre, découvrant des jambes grêles et nerveuses au bout desquelles ses larges pieds nus dans leurs sandales semblaient immenses.
Galamment, il aida Sara à escalader les branches du fayard.
Catherine, elle, retrouvant d'un coup son agilité de jadis, grimpa sans aide. Bientôt, ils atteignaient la maîtresse fourche de l'arbre.
L'entrelacement des branches, où demeuraient encore quelques feuilles, roussies et desséchées, cachait presque le sol. Les trois fugitifs devaient être parfaitement invisibles.
— Il nous faut seulement un peu de patience, fit tranquillement Frère Étienne en s'adossant au bois noueux. Je vais en profiter pour dire mon chapelet pour ce brave garçon. J'ai idée qu'il a besoin de prières, même s'il n'y croit pas.
Catherine essaya de faire de même, mais son cœur était lourd d'angoisse et son esprit courait les bois derrière Gauthier. Elle n'osait pas s'interroger sur ce qu'elle éprouverait au cas où il adviendrait malheur au Normand. Il lui était cher, maintenant, ayant conquis, à force de dévouement et de fidélité, une part de son cœur. Comme Sara elle-même, il était tout ce qui la rattachait au passé. Sa force tranquille, son esprit clair et lucide étaient des remparts rassurants contre la vie et la douleur. Et la jeune femme se sentait étrangement démunie et fragile, depuis que la haute silhouette avait disparu sous les arbres.
— Faites, mon Dieu, qu'il ne lui arrive rien ! priât-elle silencieusement, cherchant le ciel à travers les branches. Si vous m'enlevez mon dernier ami, que me restera-t-il ?
Un bruit de chevauchée, d'armes entrechoquées, de voix humaines et d'aboiements de chien se rapprochait. Apparemment, les hommes de Villa-Andrado avaient découvert la piste. Frère Etienne et Sara se signèrent vivement.
— Les voilà, chuchota le petit moine. Ils arrivent !
Le regard de Catherine retourna vers le ciel. Le doute n'était pas possible : la nuit pâlissait légèrement. Le jour allait venir.
La forêt s'agitait de ces imperceptibles bruissements qui annoncent qu'elle va bientôt s'éveiller.
— Pourvu..., commença-t-elle.
Mais elle s'arrêta, empoignant le bras de Frère Étienne qu'elle serra.
Entre les arbres, elle venait de voir luire le casque d'un homme d'armes. L'épaisseur de la neige étouffait les pas des hommes, mais les branches se brisaient sur leur passage. A grands coups d'épée, ils élargissaient le chemin... les réfugiés du fayard retinrent leur souffle...
Les soldats passèrent lentement, lentement, le nez au sol ; une vingtaine d'archers à pied, l'arme à l'épaule, suivis d'une dizaine de cavaliers. C'étaient des Castillans et Catherine ne comprenait pas leur langage. Mais il faisait de plus en plus clair et elle pouvait distinguer des faces olivâtres, aussi peu rassurantes que possible, barrées de longues moustaches noires. Elle vit, avec horreur, que l'un des cavaliers portait à l'arçon de sa selle un chapelet d'oreilles humaines et retint un cri. Comme s'il eût senti cette présence, l'homme s'arrêta juste sous le grand chêne, lança un appel rauque. Un soldat accourut.
Le cavalier lui dit quelque chose et le cœur de Catherine rata un battement. Mais l'homme à l'affreux trophée voulait seulement que l'on resserrât la sangle de son cheval et, ceci fait, se remit en route.
Quelques instants
plus tard, il n'y avait plus personne sous l'arbre. Un triple soupir s'échappa des poitrines contractées des fugitifs. Malgré le froid, Frère Étienne épongea son front ruisselant, rejeta son capuchon en arrière.
— Dieu que j'ai eu peur ! souffla-t-il. Ne bougeons pas encore !
Ils attendirent quelques instants, conformément aux instructions que leur avait données Gauthier. Quand il n'y eut plus, dans le bois, que le cri lointain d'un coq en retard, le moine étira ses membres engourdis, bâilla largement, puis adressa à ses compagnes un sourire encourageant.
— Je crois que nous pouvons descendre. Ces bonnes gens ont si bien piétiné le bois en battant les taillis alentour que nos traces ne risquent plus de nous trahir.
— Oui, fit Catherine en commençant à glisser de branche en branche. Mais saurons-nous trouver notre direction ?
— Faites-moi confiance. Il se trouve que je connais bien ce pays.
Dans ma jeunesse, j'ai passé quelques mois à l'abbaye Saint-Géraud d'Aurillac. Suivez-moi. En allant droit vers le soleil nous devons trouver le prieuré de Vézac où nous prendrons quelque repos. La nuit vient tôt en ce moment. Dès qu'elle tombera nous repartirons.
Les premiers rayons d'un pâle soleil hivernal rendirent courage aux deux femmes. Ce soleil n'était pas chaud, mais, du moins, sa lumière était réconfortante. Quand elles se retrouvèrent au pied du fayard qui leur avait servi de refuge, Catherine se mit à rire en considérant l'étrange aspect que leur conférait leur inhabituel costume.
— Tu sais à quoi nous ressemblons ? dit-elle à Sara. Nous ressemblons à Gédéon, le perroquet que m'avait donné le duc Philippe à Dijon.
— C'est bien possible, grogna Sara en se drapant de son mieux dans le plaid bariolé. Mais j'aimerais cent fois mieux être Gédéon lui-même, bien au chaud au coin de la cheminée de ton oncle Mathieu !
On se remit en marche et bientôt les prévisions de Frère Étienne s'affirmèrent exactes. Le clocher court du prieuré de Vézac apparut quand on atteignit l'orée du bois, rassurant et paisible dans les écharpes de brumes matinales qui l'enveloppaient.
À l'aube du jour suivant, Catherine, Frère Étienne et Sara atteignirent les portes d'Aurillac au moment même où elles allaient s'ouvrir. Une corne sonnait sur la muraille et, déjà, le tintamarre des marteaux des chaudronniers emplissait l'air limpide et vif qui, malgré sa vigueur, ne parvenait pas à effacer l'odeur nauséabonde des tanneries. En dépit du froid, l'on pouvait voir, au bord de la Jordanne et à l'ombre du toit moussu de Notre-Dame des Neiges, des hommes penchés sur d'étranges tables inclinées à travers lesquelles coulait l'eau glaciale.
— L'eau de cette rivière est réputée charrier de l'or, commenta Frère Étienne. Ces hommes la passent sur des tamis recouverts d'une toile à grosse trame pour recueillir les minces parcelles. Voyez, d'ailleurs, comme on les surveille.
En effet, des gardes armés ne perdaient pas un geste des orpailleurs.
Debout sur la berge, à quelques pas des ouvriers qui barbotaient dans l'eau rapide, ils se tenaient là, immobiles, appuyés sur leurs piques, l'œil rivé sur les travailleurs. Ceux-ci étaient maigres et mal vêtus de haillons par les trous desquels apparaissaient les peaux bleuies de froid. Ils formaient avec les soldats, vigoureux et bien équipés, un contraste pénible qui frappa Catherine. L'un des hommes de la rivière, surtout, semblait ne se soutenir qu'avec peine. Il était vieux, courbé par l'âge, et ses mains, nouées de rhumatismes, s'agrippaient douloureusement au tamis. Il tremblait de froid et d'épuisement, ce qui semblait réjouir au plus haut point l'un des soudards. Comme le vieux tentait de remonter sur la berge, il lui allongea un coup, du bois de sa lance, qui le déséquilibra. L'un de ses compagnons, un jeune gars encore vigoureux, se jeta à sa poursuite, mais l'eau roulait vite et, à son tour, il perdit l'équilibre sous les éclats de rire de la troupe.
Une bouffée de colère gonfla le cœur de Catherine. Elle était incapable de supporter un tel spectacle sans rien dire. Sa main nerveuse rencontra, à sa ceinture, la dague d'Arnaud. Avant que Frère Étienne ait pu s'interposer, elle avait dégainé et bondissait, la lame haute, sur l'homme à la lance. Elle ne calculait pas l'infériorité de ses forces ni même le nombre des hommes d'armes. Simplement, elle avait obéi à son impulsion parce qu'elle ne pouvait pas faire autrement... peut-être parce qu'elle n'en pouvait plus de voir toujours le faible malmené et opprimé. Sur le moment elle eut l'avantage de la surprise. La dague s'enfonça dans l'épaule du soldat qui hurla et qui, perdant l'équilibre, roula sur le sol. Catherine, agrippée à lui comme une chatte en colère, tomba par-dessus.
— Espèce de brute ! tu ne vivras pas assez pour tuer encore d'autres vieillards...
Comme le dard d'une guêpe, sa dague frappait et frappait encore, au hasard, l'homme qui braillait comme un cochon égorgé sans parvenir à se défendre efficacement. La fureur décuplait chez la jeune femme une irrésistible force nerveuse. Mais les autres hommes d'armes s'étaient ressaisis et tombaient maintenant sur elle comme un essaim de mouches.
— À l'Écossais ! hurla l'un d'eux. Tue, tue !
Ce fut ce cri qui sauva Catherine car, sur l'autre rive, un autre lui répondit :
— En avant, par Saint-André !
Les orpailleurs eurent tout juste le temps de se garer. Fonçant à travers l'eau écumante, une troupe de cavaliers fondit sur les gardes, l'épée haute. Catherine, qu'une douzaine de mains avaient déjà saisie, se trouva libre tout à coup et se releva. Ses mains étaient pleines de sang et, sous elle, l'homme qu'elle avait attaqué ne respirait plus. Inerte, les yeux grands ouverts en face du ciel bas, il demeura étendu sur la neige tachée de boue et, de sang. Catherine comprit qu'elle l'avait tué, mais chose étrange, n'en éprouva ni répulsion ni remords. L'indignation bouillonnait encore en elle. Froidement, elle alla tremper sa dague dans la Jordanne et la remit à sa ceinture, puis jeta un regard autour d'elle. Le combat se poursuivait, entre les gardes d'Aurillac et le secours inattendu qui lui était venu, mais il tirait à sa fin. Elle reconnut Gauthier dans la mêlée, combattant auprès d'un grand Ecossais blond. Autour d'eux une dizaine de soldats des Hautes Terres s'escrimaient vigoureusement : Mac Laren et ses hommes ! La joie dilata le cœur de la jeune femme.
— Dieu soit loué ! Il les a retrouvés !
Longeant le bord de la rivière où les orpailleurs, stupéfaits et terrifiés, regardaient, dans l'eau jusqu'à mi- cuisses, elle rejoignit Frère Etienne et Sara qui s'étaient garés de leur mieux près d'un mur en ruine. Sara bondit sur la jeune femme comme une tigresse qui retrouve son petit, l'embrassa à l'étouffer sans cesser de sangloter, puis, de toute sa force, lui appliqua une gifle retentissante.
— Espèce de folle ! Tu veux donc me faire mourir de chagrin.
Sous le coup, Catherine chancela et porta la main à sa joue. Elle était brûlante mais déjà Sara se jetait à ses pieds en demandant pardon, versant des torrents de larmes qui donnaient la juste mesure de sa peur passée. Catherine la releva et la tint serrée contre elle, caressant d'une main la tête de la pauvre femme. Mais son regard croisa fièrement celui de Frère Étienne.
— J'ai tué un homme, mon Père... et je ne le regrette pas !
— Qui donc le regretterait ? soupira le moine. Je dirai ma prochaine messe pour l'âme de ce mécréant, si toutefois une messe peut quelque chose pour un esprit si noir ! Quant à vous, je vous donne l'absolution.
La bataille tirait à sa fin. Les gardes de la rivière gisaient maintenant tous sur la neige, blessés ou morts, et Mac Laren rassemblait ses hommes. Gauthier sauta de cheval et vint vers Catherine, les yeux brillant de joie.
— Vous n'avez rien, dame Catherine ? Par Odin, j'ai cru que je rêvais quand j'ai aperçu un petit Écossais blond qui sautait à la gorge de cette grande brute noire. Mais vous êtes vivante, bien vivante !
Dans sa joie, il l'avait prise aux épaules et la secouait sans trop se soucier de ses forces, luttant contre l'envie terrible qui lui venait de l'écraser contre lui et de l'embrasser. Mais, soudain, entre ses mains, Catherine se fit molle. Une sensation de brûlure à l'épaule était la seule chose qu'elle sentit encore de tout son corps devenu étrangement inconsistant. Sa tête se mit à tourner tandis qu'un voile noir obscurcissait le jour. Les oreilles bourdonnantes, elle entendit encore une voix qui grondait.
— Espèce d'idiot, regarde le sang sous ta main gauche ! Tu vois bien qu'elle est blessée !
Catherine sentit qu'on la lâchait brusquement puis ne sentit plus rien du tout. Dans l'ardeur de la bataille, tout à l'heure, elle ne s'était même pas aperçue qu'une lame s'enfonçait dans son épaule ! Ce bienheureux
évanouissement
lui
épargna
une
angoisse
supplémentaire. Tandis que Gauthier l'enlevait dans ses bras et la déposait sur le cou de son cheval, Mac Laren se haussait sur ses étriers.
— Il vaut mieux ne pas s'attarder ici, dit-il. J'aperçois une troupe nombreuse qui sort de l'abbaye. Dans un moment nous aurons sur le dos tous les soldats de l'abbé. Filons !
— Mais elle a besoin de soins, s'écria Sara.
— On les lui donnera plus tard. Pour le moment, il faut gagner le large. Montez en croupe de deux de mes hommes, vous la servante et vous le moine. En avant !
Deux robustes Écossais se chargèrent de Sara et de Frère Étienne, puis, au grand galop, poursuivie par les imprécations des hommes d'armes qui accouraient, traînant arcs et arbalètes, la troupe de Ian Mac Laren s'éloigna d'Aurillac. Quelques flèches et quelques carreaux vinrent siffler autour d'eux, mais sans atteindre personne. Le rire du lieutenant de Kennedy éclata comme un coup de tonnerre.
— Des soldats de moines, ça ne vaut pas plus que des nonnes casquées ! Ils savent mieux égrener les patenôtres et trousser les filles que bander un arc !
La blessure de Catherine n'était pas grave. Une lame mince avait pénétré d'un pouce dans son épaule. Elle avait saigné assez abondamment, mais ce n'était pas très douloureux. Son épaule et son bras étaient engourdis, pesaient comme plomb, mais elle avait très rapidement repris conscience, au vent de la course. Dès que Mac Laren avait jugé qu'ils étaient assez éloignés, il avait ordonné une halte. Tandis que ses hommes buvaient un coup et mangeaient un morceau, Sara avait emmené la jeune femme à l'écart pour la soigner.
Ses mains habiles avaient eu tôt fait de confectionner un pansement avec une chemise déchirée prise dans le ballot de vêtements et quelques parcelles d'un baume à base de graisse de mouton et de genièvre que possédait l'un des Écossais. Puis elles avaient, elles aussi, mangé un peu de pain et de fromage, bu quelques gorgées de vin avant que Mac Laren donnât le signal du départ. Catherine se sentait lasse. La fatigue de leur marche nocturne entre Vézac et Aurillac, jointe au choc du récent combat, l'avait épuisée. Un sommeil invincible s'emparait d'elle et elle avait une peine infinie à garder les yeux ouverts.
Cette fois, elle monta en croupe derrière le chef d'escorte. Malgré les protestations furieuses de Gauthier, Ian Mac Laren avait décidé de s'en charger lui- même.
— Ton cheval a déjà bien assez de ton poids, lui déclara-t-il sèchement. Il n'a aucun besoin de surcharge !
— Elle ne tiendra pas derrière vous, rétorqua le Normand. Ne voyez-vous pas qu'elle tombe de sommeil ?
— Je l'attacherai. Au surplus, c'est moi qui commande ici !
Force avait été à Gauthier de s'incliner, mais Catherine avait intercepté au passage le regard chargé de colère qu'il adressa au jeune Ecossais et dont celui-ci, d'ailleurs, ne sembla nullement se soucier. Mac Laren appartenait vraisemblablement à cette catégorie d'individus qui n'hésitent jamais sur le chemin à suivre, s'y engagent avec résolution et ne reviennent jamais en arrière, quelles que puissent être les conséquences. Ayant solidement arrimé Catherine à lui au moyen d'une sangle, il prit la tête de la colonne. Les Écossais et les quatre fugitifs s'enfoncèrent au cœur de l'épais et redoutable Massif Central.
Appuyée contre le dos de Mac Laren, Catherine se laissait aller au pas du cheval. La montagne déserte, les volcans éteints chevelus de forêts, étoilés de profondes vallées rocheuses, les enveloppèrent bientôt de leur silence que l'hiver rendait plus profond. Les rares hameaux, les burons isolés que l'on apercevait demeuraient clos, hermétiquement, sur la chaleur mêlée des hommes et des bêtes. Seuls, les minces panaches de fumée grise qui traçaient sur la neige leurs fugitives arabesques dénonçaient la vie. Dans les maisonnettes de lave noire, les paysans s'entassaient auprès de leurs petites vaches rousses et frisées qui, l'été venu, mettraient dans l'épaisse laine verte des prairies la tache ardente de leur pelage... Catherine pensa que ce rude pays était beau, même sous la neige qui en accentuait les lignes dures.
Un curieux bien-être l'envahissait, malgré la douleur sourde de son épaule, malgré la petite fièvre qui montait dans ses veines. L'homme auquel elle était liée lui communiquait sa chaleur. Son torse vigoureux opposait une solide barrière au vent coupant. Elle y appuya sa tête, ferma les yeux. L'impression bizarre d'un lien, plus étroit que cette sangle de cuir, entre elle et cet inconnu lui venait... Pourtant, jamais encore elle n'avait vraiment regardé Mac Laren. Murée dans sa douleur hautaine, enfermée dans ses voiles noirs mieux que dans un couvent, les hommes qui gardaient Carlat, et surtout ces étrangers venus de loin, se confondaient devant ses yeux qui ne voyaient plus que l'invisible. Paradoxalement, l 'était sous cet accoutrement de garçon qu'elle réintégrait sa vraie nature de femme. Et, malgré l'amour désespéré, inguérissable, qui habitait son cœur, elle n'avait pu s'empêcher de remarquer l'étrange beauté de Mac Laren.
De haute taille, sa minceur confinait à la maigreur, mais cette longue silhouette avait la souplesse nerveuse d'une lame d'épée. Le visage étroit offrait un arrogant profil d'oiseau de proie, une bouche serrée et des maxillaires carrés dénotant une obstination totale. Les yeux bleu glacier étaient moqueurs, sans tendresse, profondément enfoncés sous les épais sourcils clairs. Les cheveux, assez longs, étaient d'un blond pâle, ses lèvres se relevaient d'un seul côté, en un drôle de sourire en coin, insolent et bref, qui n'atteignait pas les yeux.
Tout à l'heure, quand il avait saisi Catherine par la taille pour l'installer sur son cheval, il l'avait regardée profondément. Un regard qui perçait comme un poignard. Et puis il avait souri sans rien dire.
Mais, devant cet inconnu, vaguement narquois, elle s'était sentie tout à coup bizarrement désarmée. Le regard de tout à l'heure semblait dire que, dépouillée de ses voiles de deuil, la dame de Montsalvy n'était qu'une femme comme les autres, une femme accessible, après tout !
Et Catherine ne parvenait pas à démêler si l'impression ressentie était agréable ou non.
Quand on fit halte, le soir venu, dans la grange d'un paysan terrifié qui n'osa pas refuser le pain noir et la tome de chèvre, la jeune femme retrouva cette même sensation. Sara l'avait installée le plus à l'écart possible des hommes, mais, pour qu'elle pût profiter du feu allumé entre trois pierres, cet écart n'était pas bien grand. Catherine était transie, morte de fatigue, et sa blessure, échauffée par la course, la faisait souffrir. Le sang battait lourdement dans son bras et à ses tempes, mais elle allait tout de même essayer de dormir quand Mac Laren s'approcha d'elle.
— Vous êtes malade, dit-il en dardant sur elle son clair et insoutenable regard. Il faut soigner cette blessure, autrement qu'on ne l'a fait. Montrez-moi cela !
— J'ai fait tout ce qu'il y avait à faire, se rebiffa Sara. Il n'y a rien d'autre à tenter que d'attendre la guérison.
— On voit bien que vous n'avez jamais soigné des blessures faites par la griffe d'un ours, fit l'Ecossais avec son bref sourire à lèvres closes. J'ai dit, montrez- moi ça !
— Laissez-la tranquille ! fit, derrière lui, la voix sombre de Gauthier. Vous ne toucherez pas à dame Catherine contre son gré.
Entre le feu et Mac Laren, le Normand dressait sa lourde silhouette et Catherine pensa qu'il ressemblait à l'un de ces ours dont le lieutenant venait de parler. Son visage était menaçant et sa large main s'appuyait à la hache passée à sa ceinture. Catherine prit peur en comprenant que les deux hommes étaient prêts à s'empoigner. En effet, Ian Mac Laren répondait, méprisant :
— Tu commences à m'échauffer les oreilles, l'ami ! Es-tu F écuyer de Dame Catherine ou bien sa nourrice ? Reste à ta place... Je ne veux que la soigner. A moins que tu ne préfères que son épaule pourrisse tranquillement ?
— J'ai très mal, Gauthier, dit Catherine doucement. S'il peut quelque chose pour me soulager, je crois que je lui en serais reconnaissante. Aide-moi, Sara...
Gauthier ne répondit rien. Il tourna les talons, et, le dos rond, alla s'asseoir dans le coin le plus éloigné. Son visage avait la rigidité de la pierre. Cependant, aidée par Sara, Catherine s'était levée, déroulait l'immense pièce de laine dont elle était à la fois vêtue et drapée.
— Retournez-vous, vous autres ! ordonna Sara aux quelques soldats qui ne dormaient pas encore.
Elle défit le justaucorps de flanelle, la cotte de mailles, puis, quand Catherine n'eut plus que les chausses collantes et la rude chemise safran, elle la fit rasseoir, ouvrit elle-même le col pour dégager l'épaule blessée.
Un genou en terre, Mac Laren attendait, mais son regard ne quittait pas Catherine qui se sentait rougir. Les yeux étranges avaient suivi insolemment la ligne de ses longues jambes, la courbe de ses hanches, remontaient vers sa gorge dont les formes, malgré la bande de toile qui les serrait, se dessinaient sous le grossier tissu. Mais elle ne dit rien, le laissa ôter le pansement tandis que Sara approchait un brandon enflammé pris au brasier. Mac Laren fit entendre un petit sifflement, fronça les sourcils ; la blessure n'était pas belle. La plaie se boursouflait et prenait des teintes livides de mauvais augure.
— L'infection n'est pas loin, grommela-t-il, mais je vais arranger ça. Je vous préviens, vous allez avoir mal un instant. Espérons que vous serez courageuse.
Il s'éloigna, revint avec une gourde en peau de chèvre et un petit sac dont il tira de la charpie. S'agenouillant de nouveau, il prit sa dague et, rapide comme l'éclair, rouvrit la plaie, si vite que Catherine n'eut pas même le temps de crier. Un mince filet de sang coula. Puis l'Écossais humecta un tampon avec le liquide de la gourde. Après quoi, sans douceur, il se mit à nettoyer la blessure.
— Je vous préviens, dit-il avant de commencer, ça brûle !
Cela brûlait, en effet, comme l'enfer. Malgré ce qu'il avait dit, Catherine serra les dents de toutes ses forces. Elle retint le cri de douleur qui lui montait aux lèvres, si violemment que les larmes jaillirent de ses yeux, mais elle ne dit rien. L'une de ses larmes tomba sur la main de Mac Laren. Il releva les yeux, regarda Catherine avec une douceur inattendue, sourit.
— Vous êtes courageuse, je l'avais deviné. C'est fini maintenant.
— Que lui avez-vous mis ? demanda Sara.
— Un liquide que les Maures appellent l'esprit-de- vin et dont ils se servent pour ranimer les malades. On s'est aperçu qu'en s'en servant pour laver les blessures on les empêchait de s'infecter.
Tout en parlant, il appliquait un peu de pommade sur la blessure, remettait un pansement propre. Ses mains étaient maintenant d'une étonnante douceur et, brusquement, Catherine oublia sa douleur, retint son souffle. L'une des mains glissait de son épaule au creux de son dos, s'attardait en une caresse sous laquelle la jeune femme, confuse, se sentit frissonner. Le sang monta à ses joues, colère et honte mêlées.
Ce trouble qui s'insinuait en elle sous cette paume d'homme lui faisait d'autant plus horreur qu'il éveillait dans sa chair la conscience aiguë de sa jeunesse étouffée. Elle avait cru son corps à jamais réduit au silence parce que son cœur était mort à l'espoir et voilà que, dans cette fugitive minute, il lui infligeait un démenti brutal. Elle détourna la tête pour fuir le regard qui fouillait le sien, remonta sa chemise d'un geste sec.
— Merci, messire. Cela ne fait presque plus mal maintenant. Je vais essayer de dormir.
Ian Mac Laren laissa retomber ses mains, s'inclina sans répondre et s'éloigna tandis que, sous l'œil tout à coup soupçonneux de Sara, Catherine, rouge jusqu'aux oreilles, remettait ses vêtements en hâte puis s'enfonçait dans la paille. Elle allait fermer les yeux quand Sara se pencha sur elle. Le reflet du feu mourant fit étinceler les dents de Sara. Ses yeux brillèrent malicieusement.
— Ma mie, chuchota la bohémienne. Il ne suffit pas de vouloir cesser d'exister pour que tout meure en toi ! Tu auras encore des surprises...
Catherine préféra ne pas répondre. Elle ferma les yeux bien fort, souhaitant s'endormir aussitôt, ne plus penser. Tout autour d'elle s'élevaient les ronflements en basse taille des Ecossais et celui, fluet,, presque mélodieux, de Frère Etienne. Vint bientôt s'y joindre le souffle vigoureux et actif de Sara. Cet étrange concert empêcha longtemps Catherine de trouver dans le sommeil l'oubli de pensées gênantes. Le feu mourut, jeta encore quelques faibles lueurs rouges puis s'éteignit, laissant la jeune femme les yeux grands ouverts dans l'obscurité.
À l'autre bout de la grange, Gauthier aussi cherchait le sommeil sans y atteindre. Au-dehors, c'était la profonde et froide nuit d'hiver, mais l'instinct sauvage de l'homme des forêts lui soufflait que le printemps n'était plus loin.
Quand, le matin venu, on s'apprêta à reprendre la route, Catherine se sentait mieux. La fièvre semblait tombée. Elle en profita pour demander à Mac Laren s'il n'était pas possible de lui donner une autre monture. Elle craignait maintenant l'étroite promiscuité avec le jeune Écossais durant un long parcours, mais il accueillit sa requête d'un visage glacé.
— Où voulez-vous que je prenne une monture ? J'ai donné à votre Normand le cheval qui a servi à votre écuyer Fortunat pour gagner Montsalvy. Le moine et Sara chevauchent en croupe de deux de mes hommes. Je ne peux tout de même pas en démonter un autre, imposant ainsi double charge à un coursier, pour vous permettre de caracoler à votre aise. Cela vous gêne tellement de voyager avec moi
?
— Non, répondit-elle un peu trop vite, non... bien sûr... mais je pensais...
Il se pencha de façon que personne n'entendît ce qu'il allait dire.
Mais vous avez peur parce que vous savez que, pour moi, vous n'êtes pas une statue drapée de voiles noirs que l'on regarde de loin sans oser l'approcher, mais une femme de chair que l'on peut désirer sans avoir peur de le lui dire !
Les belles lèvres de la jeune femme s'arquèrent en un sourire plein de dédain, mais ses joues s'étaient colorées notablement.
— Ne vous flattez pas, messire, de me tenir à votre merci parce que je suis faible, blessée, sans beaucoup de protection. Si vous prétendez insinuer que votre contact pourrait me troubler, je saurais bien vous donner le démenti que vous méritez. En selle, si vous le voulez bien.
Avec un haussement d'épaules et un regard narquois, il sauta à cheval puis tendit la main à Catherine pour l'aider. Lorsqu'elle eut repris sa place derrière lui, il voulut remettre la sangle mais elle s'y refusa.
— Je suis bien plus forte. Je saurai me tenir. Ce n'est pas la première fois que je monte, messire Ian !
Il n'insista pas, donna le signal du départ. Tout le long de la journée le voyage se poursuivit sans incident. C'était partout le même désert, les mêmes paysages tourmentés. La vue des hommes d'armes faisait fuir les rares paysans que l'on rencontrait. La guerre était tellement passée sur ces pauvres gens, avait tant ravagé, tant pillé, tant semé de larmes et de sang qu'ils ne se donnaient même plus la peine de chercher à quel parti appartenaient ceux qui survenaient. Amis ou ennemis étaient également néfastes, identiquement cruels. La vue d'une lance brillant au soleil faisait fermer les portes, barricader les fenêtres. On devinait, derrière les murs muets, les souffles retenus, les cœurs battant trop vite, les sueurs d'angoisse et Catherine ne pouvait se défendre d'un sentiment de gêne, d'un malaise presque physique.
Le cheval qui les portait, elle et Mac Laren, était un rouan vigoureux mais sans finesse, un vrai cheval de bataille fait pour les coups durs et la violence, non pour la course rapide, la fuite à travers bois, les galopades sur les hauts plateaux dénudés, dans le cinglement des branches ou dans le tourbillon des vents. Ce n'était pas Morgane !
En évoquant la petite jument, Catherine sentit son cœur se serrer.
Elle écrasa même une larme d'un doigt rageur. Sotte qu'elle était de s'attacher ainsi à un animal ! Morgane avait quitté, pour elle, les écuries de Gilles de Rais, elle la quitterait pour d'autres maîtres avec autant de désinvolture... malgré tout, cette idée était pénible à Catherine. En partant, elle avait bien recommandé à Kennedy de veiller sur Morgane, mais le capitaine écossais n'aurait-il pas autre chose à faire que s'occuper d'une jument, même racée ? De Morgane, l'esprit de Catherine remontait à Michel, puis à Arnaud et une amertume, alors, lui venait. Elle eût souhaité ne jamais bouger de Carlat, laisser couler sur elle des jours tous semblables jusqu'à ce que vînt la mort, mais, apparemment, le destin en avait décidé autrement.
Pour son fils, il lui fallait reprendre, la lutte, se replonger dans les remous d'une vie qui ne lui plaisait plus...
Tandis que Catherine songeait ainsi, le chemin défilait sous les jambes des chevaux. De toute la journée, elle n'échangea pas une parole avec Mac Laren. Le soir venu, on s'arrêta à Mauriac. De noires maisons de lave écrasées au pied des tours carrées d'une basilique romane, une fort pauvre maison-Dieu, halte des pèlerins de Saint-Jacques sur la route de Compostelle en Galice, Catherine n'en vit pas plus. Mais elle était heureuse que ce pieux asile, tenu par trois Frères Mineurs, lui épargnât la présence des soldats et, surtout, de leur énigmatique chef. Une chose était certaine : Mac Laren ne se décourageait pas. En l'aidant à descendre de cheval devant la maison-Dieu, il avait serré sa taille plus qu'il n'aurait fallu. Le geste était significatif, mais à peine la jeune femme eut-elle mis pied à terre qu'il la lâchait, se détournait sans sonner mot et s'en allait veiller au logement de ses hommes. Cependant Sara s'était rapprochée de Catherine.
— Comment le trouves-tu ? demanda-t-elle à brûle- pourpoint.
— Et toi ?
— Je ne sais pas. Il y a, en cet homme, une puissance de vie extraordinaire, une sève toute-puissante... et pourtant je jurerais que la mort chevauche en croupe de son cheval.
Catherine frissonna.
— Oublies-tu que c'est moi qui partage son cheval ?
— Non, fit Sara lentement, je ne l'oublie pas. Mais peut-être représentes-tu la mort de cet homme.
Pour cacher son trouble, Catherine pénétra sous la porte basse de la maison-Dieu. Dans le couloir pavé de cailloux ronds et noirs, un moine, une torche au poing, s'avança.
— Que cherchez-vous ici ? fit-il trompé par le costume des deux femmes. Le logement des soldats d'Ecosse se trouve au fond de la cour et...
— Nous sommes des femmes, coupa Catherine. Nous voyageons ainsi pour passer inaperçues.
Les sourcils clairsemés du moine se froncèrent. Son visage, qui avait la couleur d'un vieux parchemin jauni, se plissa de rides profondes.
— Un costume si immodeste ne saurait convenir dans la maison du Seigneur. L'Église réprouve celles qui portent de telles tenues Si vous voulez entrer ici, reprenez les habits et la décence qui conviennent à votre sexe ! Sinon, allez rejoindre vos compagnons de voyage !
Catherine n'hésita qu'à peine. Au surplus, elle se sentait mal à l'aise dans ce costume étranger. Il la défendait mal, peut-être parce qu'elle savait mal s'en servir, contre le temps et contre les hommes. Elle arracha son bonnet à plumes, secoua ses boucles dorées.
— Laissez-nous entrer. Dès que nous serons dans une chambre close, nous reprendrons le costume qui nous convient ! Je suis la comtesse de Montsalvy qui demande asile pour la nuit !
Les plis s'effacèrent du front du religieux. Il s'inclina même avec une certaine déférence.
— Je vais vous conduire. Soyez la bienvenue, ma fille !
Il les mena dans une des pièces réservées aux hôtes de marque.
Quatre murs, un grand châlit avec un matelas fort mince, quelques mauvaises couvertures, un tabouret, une lampe à huile en formaient tout l'ameublement, mais, au mur, un grand crucifix de pierre sculpté avec un art naïf se dressait et, dans la cheminée, une brassée de bois attendait la flamme. Du moins les deux femmes seraient-elles seules !
À peine entrée, Sara alluma le feu tandis que Catherine rejetait, avec une hâte suspecte, les vêtements prêtés par Kennedy.
— Tu es bien pressée ? remarqua Sara. Tu aurais pu attendre que la chambre soit chaude.
— Non. J'ai hâte de redevenir moi-même. Nul ne songera plus à me manquer de respect quand j'aurai repris mon aspect habituel. Et ces vêtements bizarres me déplaisent.
— Hum ! fit Sara sans s'émouvoir. J'ai idée que tu as plus besoin de te rassurer que d'impressionner les autres ! Remarque bien que j'applaudis à cette décision. Si tu n'aimes pas ce costume, moi, je l'ai en horreur. Dans ma vieille robe au moins, je n'ai pas l'impression d'être grotesque.
Et, joignant le geste à la parole, Sara se mit, elle aussi, à se déshabiller.
Au lever du jour, Catherine entendit la messe dans la basilique glaciale en compagnie de Sara, s'agenouilla devant le plus vieux des moines hôteliers pour recevoir sa bénédiction, puis s'en alla rejoindre ses compagnons. Mais, en voyant paraître sous le porche de la basilique, dans les rouges rayons du soleil levant, la dame noire de Carlat, Mac Laren eut un haut-le-corps. Un pli de contrariété se creusa entre ses sourcils, tandis qu'au contraire une sombre joie brillait dans les yeux de Gauthier. Depuis deux jours, le Normand n'avait pas desserré les dents. Il chevauchait à l'écart, en arrière de toute la troupe, front têtu et visage fermé malgré les efforts de Catherine pour l'appeler auprès d'elle. La jeune femme avait d'ailleurs fini par renoncer. La haine qui fermentait entre l'homme des forêts et l'homme des Hautes Terres était presque palpable.
Mais, avant que le lieutenant n'eût réagi, Gauthier avait couru jusqu'auprès de Catherine.
— Je suis heureux de vous revoir, Dame Catherine, dit-il comme s'il l'avait quittée depuis beaucoup plus longtemps qu'une nuit.
Puis, avec l'orgueil d'un roi, il lui avait offert son énorme poing fermé pour qu'elle y posât sa main. Côte à côte, ils étaient revenus vers le détachement. Mac Laren les regardait venir, les poings aux hanches, un pli de mauvais augure au coin des lèvres. Quand elle fut près de lui, il détailla Catherine de la tête aux pieds.
— Vous pensez chevaucher dans cet équipage ?
— Et pourquoi pas ? Les femmes ont-elles coutume de voyager autrement ? J'avais demandé un costume d'homme parce que cela me semblait plus pratique, mais j'ai compris que c'était une erreur.
— L'erreur, c'est ce voile noir ! un aussi ravissant visage ne se cache pas !
D'un doigt nonchalant il soulevait déjà le frêle rempart de mousseline, mais la main de Gauthier s'abattit sur son poignet, s'y referma.
— Lâchez cela, messire, fit le Normand paisiblement, si vous ne voulez pas que je vous casse le bras !
Mac Laren ne lâcha pas et se mit à rire.
— Tu commences à tenir trop de place, maraud ! Holà ! vous autres... Mais avant que les hommes d'armes se fussent élancés sur Gauthier, Frère Étienne, qui sortait de la maison-Dieu, se jeta entre Mac Laren et le Normand. L'une de ses mains se posa sur le poignet de Gauthier, l'autre sur la main de l'Écossais, celle qui tenait le voile.
— Lâchez tous deux ! Au nom du Seigneur... et au nom du Roi !
Si grande était l'autorité qui vibrait soudain dans la voix calme du moine que les deux hommes, subjugués, lui obéirent machinalement.
— Merci, Frère Étienne, dit Catherine avec un soupir de soulagement. Partons maintenant car nous n'avons que trop perdu de temps. Quant à vous, sire Mac Laren, j'espère que vous saurez vous comporter, à l'avenir, comme doit le faire un chevalier envers une dame.
Pour toute réponse, l'Écossais courba sa haute taille, présentant à la jeune femme ses deux mains nouées pour qu'elle y posât son pied.
C'était un aveu de défaite tacite en même temps qu'un geste chevaleresque de soumission. Catherine eut un sourire de triomphe, mais, d'un geste dont elle ne calcula pas l'inconsciente coquetterie, elle rejeta le voile par-dessus le haut tambourin qui la coiffait. Son regard plongea dans les yeux bleu pâle du jeune homme. Ce qu'elle y lut fit monter un peu de rose à ses joues, mais, appuyant légèrement le bout de sa botte sur les mains nouées, elle s'envola jusqu'à la croupe du cheval. La paix était revenue. Chacun en fit autant et l'on quitta Mauriac sans que personne se fût aperçu que l'ombre était revenue sur la figure de Gauthier.
Cet incident, d'ailleurs, devait préluder à quelque chose d'infiniment plus grave. Vers la fin de la matinée, la troupe de cavaliers atteignait Jaleyrac. Là, l'épais moutonnement des bois faisait trêve tout à coup pour dégager, au milieu de champs assez bien entretenus où devaient pousser le seigle et le sarrasin, une grosse abbaye et un modeste village, mais l'ensemble donnait une extraordinaire impression de paix. C'était peut-être à cause du soleil léger qui dorait la neige ou bien à cause de l'égrènement doux d'une cloche, mais il y avait, dans cette très humble bourgade, dans ce couvent rustique quelque chose de particulier. Plus étrange encore : les gens ne se terraient pas comme dans les autres villages. Il y avait même beaucoup de monde dans l'unique rue montant vers l'église trapue. Quand on parvint en vue du pays, Mac Laren retint son cheval pour se mettre à la hauteur de celui qui portait Frère Etienne. A califourchon derrière un maigre Écossais qu'il doublait douillettement, le petit moine avait semblé jouir intensément du voyage jusqu'à ce moment.
— Que font là tous ces gens ? demanda brièvement Mac Laren.
— Ils vont à l'église, répondit Frère Étienne. À Jaleyrac, on vénère les restes de saint Méen, un moine venu jadis du pays de Galles, au-delà des mers, et dont l'abbaye bretonne a été pillée et brûlée par les Normands. Les moines ont fui droit devant eux. Et s'il y a tant de monde, c'est que saint Méen passe pour s'occuper tout particulièrement des lépreux.
Le mot frappa Catherine en plein cœur. Elle devint blanche jusqu'aux lèvres et dut s'agripper pour ne pas tomber aux épaules de Mac Laren.
— Les lépreux !..., dit-elle d'une voix blanche.
Elle n'en dit pas plus, la voix arrêtée dans la gorge.
C'est qu'aussi la foule qui se pressait dans l'unique rue avait quelque chose de terrible. Des êtres dont on ne savait plus s'ils étaient des hommes ou des femmes se traînaient dans la neige, appuyés sur des béquilles en forme de T, ou sur des cannes, montrant des membres qui noircissaient à moins qu'ils ne fussent plus que moignons, d'étranges ulcères dévorant une face ou des membres, des boursouflures, des dartres, des tumeurs, une affreuse humanité qui semblait vomie par l'enfer lui-même et qui, hurlant, psalmodiant, gémissant, tendait vers le sanctuaire qui une main, qui un cou avide. Des moines antonins vêtus de gris, un tau d'émail bleu à l'épaule, penchaient vers eux leurs têtes rasées, les aidaient à gravir le chemin.
— Des ladres, fit Mac Laren avec dégoût.
Non, rectifia Frère Étienne, tout sauf des ladres... Il y a là des galeux, des érysipélateux, des Ardents victimes des racines pourries, des farines avariées qu'ils ont mangées par misère et qui les font brûler et charbonner tout vivants Voilà les lépreux !
En effet, d'une grossière enceinte entourant quelques cabanes dressées fort à l'écart du village, une autre procession sortait : des hommes vêtus uniformément d'une tunique grise frappée d'un cœur écarlate, un camail rouge enserrant le" visage sous un large chapeau qui l'ombrageait. Tous agitaient une crécelle, qui résonnait lugubrement dans l'air pur de ces hauteurs, en s'avançant vers le village. Et voilà que, devant eux, même l'abominable foule des malades s'écartait avec horreur. Ces déchets humains se mettaient à courir comme ils pouvaient vers le monastère ou bien se tassaient contre les maisons pour se garder du contact impur, eux qui n'étaient qu'impureté. Catherine, les yeux brouillés de larmes, regardait de toute son âme. Cette vue réveillait sa douleur, lui restituait l'acuité affolante des premiers jours. Ces misérables, c'était désormais le monde de l'homme qu'elle ne pouvait cesser d'aimer, qu'elle adorerait tant qu'il lui resterait un souffle de vie.
Sara, inquiète, suivait sur le visage de la jeune femme la trace de la douleur qui montait. Les larmes roulaient maintenant, pressées, sur les joues pâles, soudant sans arrêt des larges yeux sombres. Elle vit que ceux-ci venaient de se fixer sur un grand religieux, drapé dans un froc brun, avec une insistance suspecte. Et brusquement, la zingara comprit pourquoi. C'était le moine gardien de la léproserie de Calves.
Sans doute avait-il amené ici quelques malades pour tenter d'obtenir de saint Méen leur guérison.
Mais le cheminement de la pensée de Sara fut interrompu brutalement par ce qu'elle attendait inconsciemment depuis un instant
: le cri angoissé, désespéré de Catherine
— Arnaud !
1. Le mal des Ardents, dû à l'ergot de seigle, noircissait les membres qui finissaient par tomber.
Les lépreux avaient contourné l'éminence sur laquelle se tenaient les cavaliers et s'éloignaient, mais l'homme qui marchait auprès du moine brun, cet homme grand et mince dont les larges épaules portaient la livrée de misère avec tant d'élégance naturelle, c'était, ce ne pouvait être qu'Arnaud de Montsalvy.
L'amour de Catherine plus que son regard l'avait reconnu. Déjà, avant que Mac Laren pétrifié eût seulement songé à la retenir, elle avait glissé à terre et, relevant à deux mains sa longue jupe, s'était mise à courir dans la neige. D'un même mouvement, né de leur tendresse commune, Sara, Gauthier et Frère Étienne avaient fait de même. Les longues jambes du Normand lui eurent bientôt permis de devancer les autres. Mais, portée par sa passion, Catherine courait si vite qu'il ne parvenait pas à la rejoindre. Ni la neige, ni le chemin inégal ne pouvaient la ralentir. Elle volait littéralement, le voile noir claquant derrière elle comme un étendard au combat. Une seule pensée, folle, exaltante, elle allait « le » revoir, lui parler. Un bonheur immense avait envahi son âme comme un torrent qui brise ses digues.
Ses yeux, secs maintenant et scintillants, étaient rivés à cet homme qui marchait auprès du moine...
Cette joie que Gauthier devinait en Catherine l'épouvantait car elle ne pouvait durer. Qu'allait-elle trouver quand l'homme se tournerait vers elle ? Depuis des mois qu'il était en léproserie, Arnaud de Montsalvy n'avait-il pas changé ? N'était-ce pas un visage déjà rongé que la jeune femme allait contempler ? Il força sa course, cria :
— Dame Catherine... par grâce, attendez ! Attendez- moi !
Sa voix puissante porta si loin qu'elle dépassa Catherine, atteignit le cortège des lépreux. Le moine se retourna et son compagnon avec lui.
C'était bien Arnaud ! La joie gonfla d'espérance la poitrine de Catherine qui commençait à perdre haleine. Si un miracle allait avoir lieu ? S'ils allaient, de nouveau, être réunis... Dieu avait-il eu, enfin, pitié d'elle ? Avait-il exaucé les prières éperdues de ses nuits sans sommeil ? Elle pouvait maintenant distinguer le cher visage, étroitement encastré dans le camail rouge, mais toujours aussi beau, toujours aussi fier. Le mal terrible ne l'avait pas encore défiguré.
Encore un petit effort, encore un court instant et elle allait l'atteindre.
Les bras tendus, elle s'obligea à courir toujours plus vite, sourde, aux cris de Gauthier qui continuait de l'appeler.
Mais Arnaud, lui aussi, l'avait reconnue. Catherine le vit pâlir, l'entendit crier : « Non ! Non ! » en la repoussant à l'avance d'un geste de ses deux mains gantées.
Il murmura quelque chose à l'adresse du religieux et celui-ci se jeta au-devant de la jeune femme, les bras en croix, barrant le passage.
Elle se lança contre lui, en aveugle, se heurta durement à un torse épais vêtu de bure brune, s'accrocha aux bras étendus comme la Madeleine à la Croix.
— Laissez-moi passer ! gémit-elle les dents serrées. Laissez-moi passer... C'est mon époux... je veux le voir !
— Non, ma fille, n'approchez pas ! Vous n'en avez pas le droit... et il ne le désire pas.
— Vous mentez ! hurla. Catherine hors d'elle. Arnaud ! Arnaud !