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Dis-lui qu'il me laisse passer !
A quelques pas, Arnaud était debout, figé. Mais son visage, convulsé de douleur, était le masque même de la souffrance. Pourtant, sa voix ne trembla pas :
— Non, Catherine, non, mon amour... Va-t'en ! Tu ne dois pas approcher. Songe à notre fils.
— Je t'aime, gémit Catherine désespérée. Je ne peux pas ne plus t'aimer. Laisse-moi approcher !
— Non ! Dieu m'est témoin que, moi aussi, je t'aime et que je voudrais m'arracher cet amour du cœur parce qu'il m'étouffe. Mais il faut t'éloigner !
— Saint Méen peut faire un miracle !
— Je n'y crois pas !
— Mon fils, reprocha le moine qui maintenait toujours Catherine, vous blasphémez.
Non. Si j'ai accepté de venir ici, c'est davantage pour mes compagnons que pour moi. Qui donc se sou vient d'une guérison miraculeuse en ce lieu ? Il n'y a pas d'espoir !
Il se détournait et, le pas soudain alourdi, se dirigeait vers ses compagnons de misère qui, là-bas, s'éloignaient en chantant un cantique, inconscients du drame qui se jouait. Catherine éclata en sanglots.
— Arnaud ! hoqueta-t-elle, Arnaud... Je t'en supplie... Attends-moi... Écoute-moi !
Mais il ne voulait pas entendre. Appuyé sur son long bâton de route, il poursuivait son chemin sans se retourner. Gauthier, cependant, avait rejoint Catherine, la détachait doucement du moine, l'appuyait, secouée de sanglots désespérés, sur sa propre poitrine.
— Partez, mon frère, partez vite !... Et dites à messire Arnaud qu'il ne soit pas en peine...
Le moine, à son tour, s'éloigna tandis que Sara et Frère Étienne, hors d'haleine, rejoignaient leurs amis. Derrière eux, les Écossais arrivaient eux aussi au trot. Un dernier réflexe arracha Catherine à l'étreinte de Gauthier, mais les larmes l'aveuglaient tellement qu'elle n'aperçut plus qu'une ligne grise et rouge oscillant encore dans la neige. Le Normand n'eut aucune peine à la ramener contre lui.
La voix froide de Ian Mac Laren tomba sur eux, du haut du cheval de l'Écossais.
—- Passez-la-moi et partons ! Cette scène a suffisamment duré.
Mais, avec un haussement d'épaules, Gauthier souleva Catherine et la déposa sur son propre cheval qu'un des soldats tenait en bride.
— Que cela vous plaise ou non, et même si cette bête doit en crever, c'est moi qui me chargerai de Dame Catherine ! Vous ne me semblez guère comprendre grand-chose à une douleur comme la sienne. Avec vous, elle est en exil.
Mac Laren porta la main à la poignée de son épée, la tira à demi et gronda
— Manant, j'ai bonne envie de te faire rentrer tes insolences dans la gorge !
— À votre place, messire, je ne m'y essaierais pas, répliqua le Normand avec un sourire menaçant.
En même temps, sa main à lui s'en allait se poser comme par hasard sur la hache de sa ceinture. Mac Laren n'insista pas et fit volter son cheval.
L'auberge où l'on s'arrêta le soir, nichée dans une courbe de la Dordogne, Catherine n'en vit rien. Elle avait tant pleuré qu'une sorte d'insensibilité lui était venue. Ses yeux rouges, gonflés, ne s'ouvraient plus qu'avec peine et sur des choses trop brouillées pour ramener son attention. D'ailleurs, rien ne l'intéressait plus. Elle avait mal comme elle n'avait jamais eu mal, même le jour abominable où Arnaud avait été retranché des vivants. L'espoir un instant revenu, cette rencontre fortuite lui avait semblé un signe du destin, une réponse du Seigneur à ses incessantes interrogations. Tous ces mois de souffrance avaient été abolis d'un seul coup et la blessure d'amour, qui peut-être se refermait un peu, s'était rouverte et saignait plus que jamais.
Toute la journée, blottie contre la poitrine de Gauthier comme un enfant malade, elle s'était laissé cahoter par le trot dur du cheval sans même ouvrir les yeux. Puis on l'avait transportée par un escalier branlant jusqu'à cette chambre d'auberge. Une chambre ? A peine ! Un réduit où l'on avait installé un brasero et où un étroit lit de bois tenait presque tout l'espace. Mais qu'importait à Catherine ! Sara l'avait couchée comme elle aurait couché Michel et elle s'était pelotonnée en boule au creux de la paillasse, dans les draps si usés qu'ils en étaient devenus transparents. Se faire la plus petite possible, se fondre dans cet univers hostile et misérable, disparaître...
Le sursaut d'énergie qui l'avait arrachée à sa vie végétative de Carlat s'évanouissait. Elle en avait assez de lutter, de vivre... Michel lui-même n'avait pas tellement besoin d'elle. Il avait sa grand-mère et Frère Étienne saurait plaider auprès du Roi la cause des Montsalvy avec l'aide de la reine Yolande. Ce que Catherine voulait, désespérément, c'était retrouver Arnaud ! Elle ne pouvait plus endurer ce vide affreux qu'il avait laissé dans son cœur, dans sa vie, cette déchirure qui, aujourd'hui, s'était agrandie encore.
Elle souleva péniblement ses paupières. La chambre était presque obscure et silencieuse comme un tombeau. Catherine avait supplié Sara de la laisser seule. Elle était comme une écorchée vive qui ne peut supporter le moindre effleurement. Mais, dans l'ombre rouge des charbons presque éteints, elle distingua le tas que formaient ses vêtements. La dague d'Arnaud était posée dessus. Catherine fit un effort pour se lever, pour tendre la main vers l'arme. Il suffisait d'un geste et tout serait fini : la douleur, le désespoir, les regrets infinis. Un geste, un simple geste...
Mais les larmes incessantes qu'elle avait versées, la violence du choc subi par ses nerfs l'avaient menée aux limites de l'épuisement.
Elle retomba lourdement sur sa couche, secouée de frissons... Au-dessous d'elle, des bruits s'élevaient. Le vacarme d'une salle d'auberge à l'heure du souper. Les hommes d'armes devaient se mettre à table.
Mais" ces manifestations de la vie étaient aussi étrangères à Catherine que si elle eût été murée au cœur de la plus épaisse montagne. Elle referma les yeux, poussa un soupir douloureux...
Les raclements de pieds et les éclats de voix du dessous l'empêchèrent d'entendre la porte s'ouvrir doucement, doucement. Elle ne vit pas une longue silhouette se glisser vers le lit, mais frissonna quand une main se posa sur son épaule tandis que le bois du lit gémissait sous la pression d'un genou. Entrouvrant les yeux, elle vit qu'un homme se penchait sur elle et que cet homme n'était autre que Ian Mac Laren. Mais elle n'en fut pas autrement surprise. Au fond, dans l'état d'anéantissement où elle se trouvait, plus rien ne pouvait la surprendre, plus rien ne pouvait l'atteindre.
— Vous ne dormez pas, n'est-ce pas ? demanda l'Écossais. Vous êtes en train de souffrir, de vous torturer stupidement...
Il y avait, dans la voix du jeune homme, une colère latente.
Catherine perçut son exaspération, mais ne chercha même pas à l'expliquer.
— Qu'est-ce que cela peut bien vous faire ? fit-elle.
— Ce que cela me fait ? Voilà des mois et des mois que je vous regarde vivre. Oh ! de fort loin ! Avez-vous jamais porté la moindre attention à l'un d'entre nous, hormis peut-être à notre chef Kennedy parce que vous aviez besoin de lui ? Nous savons tous que vous avez souffert, mais, dans nos pays du Nord, on ne s'attarde pas aux regrets stériles. La vie est trop rude, chez nous, pour qu'on la gaspille en larmes et en soupirs.
— À quoi bon tout cela ? Dites ce que vous avez à dire, mais dites-le clairement. Je suis si lasse...
— Lasse ? Qui ne l'est en ces temps où nous vivons ? Pourquoi donc le seriez-vous plus que n'importe quelle autre femme ? Pensez-vous être la seule à souffrir sur cette terre ou bien est-ce vraiment tout ce que vous êtes capable de faire : vous terrer dans un coin comme une bête apeurée et pleurer, pleurer jusqu'à l'abrutissement, jusqu'à ce que vous oubliiez qui vous êtes et jusqu'au fait que vous êtes un être vivant ?
Cette voix dure, méprisante et cependant chaleureuse, perçait la brume douloureuse mais protectrice dont Catherine s'enveloppait. Elle ne pouvait ignorer ce qu'il disait parce qu'au fond d'elle-même elle sentait obscurément qu'il avait raison.
— Chez nous aussi des hommes meurent, vite ou lentement, des femmes souffrent dans leur cœur et dans leur chair, mais aucune n'a le temps de s'appesantir sur elle-même. Le pays est trop rude, la vie, la simple vie est un combat trop quotidien pour s'offrir le luxe des larmes et des soupirs.
Une brusque révolte galvanisa Catherine. Elle se retrouva assise, retenant contre sa poitrine draps et couvertures.
Et alors ? Où voulez-vous en venir à la fin ? Pour quoi venez-vous me tourmenter ? Ne pouvez-vous me laisser en paix ?
Le visage aigu de Mac Laren eut son bref sourire narquois.
— Enfin, vous réagissez ! C'est là que je voulais en venir... et aussi à autre chose.
— Quoi donc ?
— Ceci...
Avant qu'elle ait pu prévoir son geste, il l'avait enveloppée de ses bras. Elle se retrouva totalement immobilisée tandis qu'une main glissait doucement dans ses cheveux, tirait sa tête en arrière. Quand Ian se mit à l'embrasser, elle eut un sursaut instinctif, voulut le repousser. Vaine tentative : il la tenait bien. Et puis, elle n'avait plus aucune force. Enfin, malgré elle, une sensation sournoise de plaisir se glissait en elle, identique à celle déjà éprouvée quand il l'avait soignée. Les lèvres du jeune homme étaient douces, chaudes et l'étreinte de ses bras avait quelque chose de rassurant. Catherine cessa soudain de penser pour s'abandonner à l'instinct féminin, vieux comme le monde, qui lui faisait trouver agréable le contact de ce garçon. Certains boivent pour oublier, mais les caresses d'un homme, l'amour d'un homme pouvaient dispenser une ivresse autrement puissante et c'était cette expérience que Catherine était en train de faire...
En la recouchant sur les coussins usés, il releva la tête un instant, dardant sur la jeune femme un regard qui brûlait de passion et d'orgueil.
— Laisse-moi t'aimer, je saurai te faire oublier jusqu'à tes larmes.
Je te donnerai tant d'amour que...
Il n'acheva pas. Cette fois, c'était Catherine qui, prise d'une soudaine frénésie, avait collé ses lèvres à celles du jeune homme et l'attirait à elle. Il était devenu d'un seul coup l'unique réalité de son univers en pleine convulsion, une chaude réalité à laquelle elle voulait s'accrocher de toutes ses forces. Tous deux roulèrent, enchevêtrés, au creux du vieux matelas usé, oubliant le décor misérable, attentifs seulement à l'approche du plaisir. Les nerfs brisés de Catherine lui faisaient désirer un anéantissement total, absolu, un asservissement à une volonté plus forte. Elle ferma les yeux avec un petit gémissement.
Ce qui suivit la replongea brutalement dans le monde cauchemardesque, démentiel dont Mac Laren, un instant, l'avait arrachée. Il y eut ce cri terrible, énorme, qui parut à Catherine éclater dans sa propre tête, puis la convulsion de tout le corps qui étreignait le sien, les yeux exorbités de l'Écossais et le sang qui jaillit de sa bouche. Avec une exclamation d'horreur, la jeune femme se rejeta de côté, entraînant avec elle la couverture dont, instinctivement, elle s'enveloppa. Alors seulement elle vit que Gauthier était debout près du lit et qu'il la regardait avec les yeux d'un fou. Ses mains pendaient le long de son corps, inertes. Sa hache était plantée entre les deux épaules de Mac Laren.
Un moment, Catherine et le Normand se dévisagèrent en silence, comme s'ils se voyaient pour la première fois. Une terreur folle paralysait totalement la jeune femme. Elle n'avait jamais vu à Gauthier ce masque de violence et d'implacable cruauté. Il était hors de lui et, voyant se lever lentement les énormes poings du géant elle crut qu'il allait la tuer, mais ne fit aucun geste parce qu'elle en était absolument incapable. Son esprit travaillait mais ses membres, de pierre comme tout son corps, lui refusaient tout service. Pour la première fois de sa vie, Catherine vivait au naturel cette effrayante expression que l'on éprouve dans les cauchemars lorsque, poursuivi par un danger pressant, on essaie en vain de fuir sans pouvoir arracher ses pieds du sol, on tente de crier sans que la voix franchisse le seuil des lèvres... Mais les mains de Gauthier retombèrent, sans forces, le long de son corps et le sortilège qui tenait Catherine prisonnière se dissipa. Elle détourna même les yeux, les posa sur le cadavre de Mac Laren avec une crainte qui se nuançait d'étonnement. Comme c'était rapide et facile, la mort ! Le temps d'un cri et il n'y avait plus d'esprit, plus de passion, plus rien que la matière inerte. Cet homme, dans les bras duquel, l'instant précédent, elle défaillait, voilà qu'il avait soudain disparu ! Il avait dit : « Je te ferai oublier », mais il n'avait même pas eu le temps de la soumettre à sa volonté ! Elle avala péniblement sa salive puis demanda d'une voix blanche :
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Vous osez le demander ? riposta-t-il brutalement. Est-ce là tout ce qui reste de votre amour pour messire Arnaud ? Vous faut-il un amant le soir même du jour où vous l'avez revu ? Je vous mettais si haut dans mon esprit ! Plus qu'une femme en vérité ! Et, tout à l'heure, je vous ai vue, je vous ai entendue ronronner comme une chatte en folie.
Une brusque bouffée de colère balaya ce qui restait de peur en Catherine. Cet homme avait tué et s'arrogeait, en plus, le droit de se dresser devant elle comme juge.
— Comment oses-tu te mêler de ma vie privée ? T'ai-je jamais donné le droit de t'immiscer dans mes affaires ?
Il fit un pas vers elle, les poings serrés, l'œil mauvais, la bouche amère.
— Vous vous êtes remise à moi, confiée à moi et, par Odin, j'aurais donné tout mon sang et jusqu'à mon dernier souffle pour vous.
J'ai fait taire l'amour, le désir insensé que vous m'inspiriez parce que la passion qui vous unissait à votre époux me semblait une chose trop belle, trop pure. Les autres n'avaient pas le droit d'y toucher, pas le droit d'intervenir. Tout devait être sacrifié à la protection d'un amour comme celui-là...
— Et que m'en reste-t-il ? cria Catherine soudain hors d'elle. Je suis seule, seule à jamais, je n'ai plus d'amour, plus de mari... Tout à l'heure encore, il m'a repoussée.
Alors qu'il crevait d'envie de vous tendre les bras ! Seulement il vous aime, lui, assez pour refuser de vous voir pourrir toute vivante comme il le fait. Vous, dans votre pauvre petite tête de femme, vous n'avez vu que le geste : il vous a repoussée ! Alors qu'avez-vous fait ? Vous vous êtes jetée dans les bras du premier venu et pour une seule raison
: le printemps va venir où les bêtes sont en chaleur et vous êtes comme elles. Mais s'il vous fallait un homme, rien qu'un homme, pourquoi avez-vous choisi cet étranger aux yeux glacés, pourquoi pas moi ?
Sous le poing du Normand qui la martelait, sa poitrine résonnait comme un tambour et sa voix grondait pareille aux roulements du tonnerre. Catherine était maintenant dégrisée et, son sang-froid revenu, il lui fallait bien s'avouer qu'elle ne comprenait pas ce qui, tout à l'heure, l'avait jetée dans les bras de l'Écossais. Tout au fond d'elle-même, elle donnait raison à Gauthier. Elle avait honte comme jamais encore elle n'avait eu honte, mais elle ne comprenait que trop clairement la lueur trouble qui s'était allumée dans les yeux gris du Normand. Dans un instant, sans souci de l'homme qu'il venait de tuer, il allait se jeter sur elle. Après ce qu'il avait vu, rien ne le retiendrait plus. Dans son « pourquoi pas moi ?» il y avait un monde de colère, de rancune, d'amour frustré et de mépris. Catherine n'était plus sacrée pour lui. Elle n'était plus qu'une femme trop longtemps convoitée.
Réprimant le tremblement convulsif qui s'emparait d'elle, la jeune femme planta son regard violet dans celui du géant.
— Va-t'en, dit-elle froidement. Je te chasse !
Gauthier eut un éclat de rire féroce qui découvrit ses fortes dents blanches.
— Vous me chassez ? Peut-être ! C'est votre droit, après tout !
Mais auparavant...
Catherine recula jusqu'au mur pour mieux résister à l'assaut qui allait venir, mais, à cet instant précis, la porte s'ouvrit, livrant passage à Sara. D'un rapide coup d'œil, elle embrassa toute la scène, vit Catherine plaquée contre la muraille, Gauthier prêt à bondir et, entre eux, le cadavre sanglant de Mac Laren, barrant le lit d'une tragique croix humaine.
— Miséricorde ! fit-elle. Que s'est-il passé ici ?
— Fuis, supplia-t-elle. Je t'en conjure, fuis ! Sauve- toi avant qu'ils ne découvrent le cadavre.
Il laissa retomber ses mains, découvrant une figure ravagée, des yeux mornes.
— Qu'est-ce que cela peut me faire s'ils découvrent que je l'ai tué ?
Ils me tueront à leur tour ? Et après ?
—- Je ne veux pas que tu meures ! s'insurgea Catherine avec passion.
— Vous m'avez chassé... La mort vous délivrera de moi bien plus sûrement !
— Je ne savais pas ce que je disais. J'étais folle ! Tu m'avais insultée, blessée au plus vif... mais tu avais raison. Tu vois, c'est moi qui te demande pardon.
— Que d'histoires ! grogna Sara dans son coin. Écoutez plutôt le vacarme qu'ils font, en bas !
En effet, les Écossais réclamaient maintenant leur chef à tous les échos, tapant sur le bois des tables avec les cuillères et les écuelles. Il y eut le vacarme d'un banc que l'on renversait puis, soudain, des pas dans l'escalier, des voix qui se rapprochaient. Terrifiée, Catherine secoua Gauthier.
— Par pitié pour moi, si jamais je t'ai inspiré un peu de tendresse, fuis, sauve-toi !
— Où irais-je ? Là où je ne pourrais plus jamais vous voir ?
— Retourne à Montsalvy auprès de Michel et attends que je revienne. Mais vite, vite... Je les entends !
Déjà Sara ouvrait l'étroite fenêtre qui, heureusement, donnait sur le toit de l'appentis. Le vent d'hiver s'engouffra dans la petite pièce, aigre, coupant, et Catherine resserra frileusement les couvertures autour de son corps frissonnant. Les pas se rapprochaient. Les hommes, avaient dû boire, déjà...
— Je vais leur parler, dit Sara, gagner du temps. Mais il faut qu'il se sauve vite... Les chevaux sont dans la grange. Si nous pouvons lui faire gagner une heure ou deux, il n'aura plus rien à craindre.
Dépêchez-vous, moi je vais les faire redescendre...
Elle se coula prestement par la porte entrebâillée. Il était temps. La lumière d'une chandelle brilla un court instant et la voix d'un des hommes éclata, toute proche, juste derrière la porte.
— Qu'est-ce que ce vacarme ? gronda Sara. Vous ne savez pas que Dame Catherine est affreusement lasse ? Elle a eu tant de peine à s'endormir et voilà que vous venez hurler à sa porte ! Que voulez-vous
?
— Excusez ! fit la voix penaude de l'Écossais. Mais nous cherchons le capitaine.
— Et c'est ici que vous le cherchez ? Singulière idée.
— C'est que... - l'homme s'interrompit brusquement puis éclata d'un gros rire et ajouta : Il nous avait dit qu'il voulait faire une petite visite à la gracieuse dame... histoire de voir comment elle allait !
— Eh bien, il n'est pas là ! cherchez ailleurs... Moi je l'ai vu sortir tout à l'heure. Il allait vers la bergerie qui est derrière... et je crois bien qu'il poursuivait une fille.
Catherine, le cœur battant, écoutait de toute son âme. Sa main se crispait sur celle de Gauthier. Elle le sentait trembler. Pourtant elle savait bien que ce n'était pas de peur. Là, derrière la porte, les hommes s'esclaffaient, mais les voix s'éloignaient déjà, accompagnées par celle de Sara. Sans doute la bohémienne allait-elle descendre avec eux pour s'assurer qu'ils chercheraient bien dans la direction qu'elle leur avait indiquée et ne risqueraient pas de voir Gauthier sortir par la fenêtre.
— Ils sont partis ! souffla enfin Catherine. Fuis, maintenant...
Cette fois il obéit, se dirigea vers la fenêtre, y glissa une jambe, mais, avant d'engager son torse, se retourna.
— Je vous reverrai ? Vous le jurez ?
— Si nous vivons assez pour cela, je le jure ! Vite...
— Et... vous me pardonnerez ?
— Si, dans une seconde, tu n'as pas disparu, je ne te pardonnerai de ma vie !
Un bref sourire fit briller ses dents puis, avec une souplesse de chat, surprenante chez un homme de cette taille, il se glissa au-dehors.
Catherine le vit dévaler le toit de l'appentis, sauter à terre. Il avait disparu de sa vue, mais, quelques instants plus tard, elle distingua vaguement la double silhouette d'un cheval et de son cavalier lancés au galop. La neige, heureusement, étouffait le claquement rapide des sabots. Catherine respira puis se hâta de refermer la fenêtre. Elle grelottait et se mit à tisonner le feu pour le ranimer. Sa lassitude, son accablement de tout à l'heure l'avaient quittée et, si elle évitait de regarder le grand corps immobile en travers de son lit, du moins son voisinage ne l'emplissait plus de terreur. Elle se sentait l'esprit extraordinairement clair et réfléchissait posément à ce qu'il convenait de faire. Tout d'abord, sortir le cadavre de cette chambre. Il ne fallait pas qu'il restât là. Avec l'aide de Sara, elle le ferait passer, lui aussi, par la fenêtre et l'abandonnerait à proximité de l'auberge, au bord de l'eau par exemple. Les Écossais ne le trouveraient ainsi qu'au matin et cela assurerait à Gauthier une nuit d'avance. Car elle n'avait guère d'illusion sur ce qui allait suivre ; les Ecossais se lanceraient sur les traces de l'assassin de leur chef... et le coup de hache signait le meurtrier. Les hommes des Hautes Terres ne se tromperaient pas sur l'identité de celui qui avait frappé.
Quand Sara revint, elle trouva Catherine tout habillée, assise près du brasero. La jeune femme leva la tête vers elle.
— Alors ?
— Ils sont persuadés que Mac Laren conte fleurette à une fille d'auberge dans la bergerie. Ils se sont mis à table. Et nous, que faisons-nous ?
Catherine lui expliqua son plan hâtif. Ce fut à Sara d'ouvrir de grands yeux.
— Tu veux faire passer ce grand corps par la fenêtre ? Mais nous n'y arriverons jamais... ou alors nous allons nous rompre le cou.
— Il suffit de vouloir. D'ailleurs, va chercher Frère Étienne. Il faut qu'il soit averti. Nous aurons besoin de lui.
Sara ne discuta pas. Quand Catherine employait un certain ton, c'était du temps perdu et elle le savait. Elle ressortit, revint au bout de quelques instants avec le cordelier qu'elle avait mis au courant en quelques mots. Frère Etienne en avait trop vu, dans sa vie d'aventures, pour s'étonner encore et il savait, en certains cas, se montrer remarquablement efficace. Il approuva entièrement le plan de Catherine et se mit aussitôt en devoir de l'aider à l'exécuter.
— Le temps d'une prière, fit-il, et je suis à vous.
Rapidement, il marmotta une oraison, à genoux
auprès du corps sans vie, traça au-dessus une hâtive bénédiction puis retrousser ses manches.
— Le mieux est que je sorte sur le toit, dit-il. Vous me passerez le corps et je me chargerai de le descendre.
— Mais il est grand et lourd malgré sa maigreur, objecta Catherine.
— J'ai plus de forces que vous ne le supposez, ma fille. Assez parlé, à l'ouvrage !
Il aida Catherine et Sara à porter le cadavre près de la fenêtre, se glissa au-dehors. Le froid semblait plus vif, mais la nuit était calme.
Dans la salle du bas, les Écossais, sans doute convenablement repus et abreuvés, devaient dormir car on n'entendait plus guère de bruit. Le corps du malheureux Mac Laren était déjà rigide et d'un maniement difficile. Catherine et Sara durent unir leurs efforts pour le hisser jusqu'à la fenêtre. Malgré le froid, toutes deux ruisselaient de sueur et serraient les dents sur leur angoisse. Si quelqu'un les surprenait, Dieu seul savait ce qui pourrait leur arriver ! Sans doute, dans leur fureur, les Ecossais les pendraient-ils au premier arbre venu sans autre forme de procès... Mais non, personne ne se montra, aucun bruit ne se fit entendre. Sur le toit de l'auvent, Frère Étienne empoigna fermement le cadavre, le fit glisser jusqu'au rebord.
— Que l'une de vous deux vienne jusqu'ici pour le retenir pendant que je descendrai, souffla-t-il.
Sans hésiter, Catherine franchit à son tour la fenêtre, descendit précautionneusement jusqu'au moine. Le toit de lauzes, rendu glissant par la neige, était d'un parcours malaisé, mais la jeune femme parvint sans encombre au bord de la pente et maintint le corps tandis que Frère Étienne, avec une souplesse inattendue, se laissait glisser à terre.
— J'y suis ! laissez-le aller maintenant, doucement..., tout doucement ! là, je le tiens ! Regagnez votre chambre, je suffirai pour le reste.
— Comment rentrerez-vous ?
— Par la porte, tout simplement. L'habit que je porte permet d'aller et venir comme on veut sans éveiller de soupçons. Ce n'est pas la première fois que j'en fais l'expérience. Il y a même des moments où je me demande si ce n'est pas uniquement pour cela que je suis entré au couvent.
Catherine devina son sourire mais n'y répondit pas. Maintenant que le corps avait disparu de sa vue, elle éprouvait le contrecoup de la tension nerveuse qu'elle venait de subir. Un instant, elle demeura là, au bord du toit, fermant les yeux pour lutter contre un brusque vertige, cherchant à retrouver un équilibre qui la fuyait. Le ciel et la terre s'étaient mis à danser autour d'elle une ronde échevelée...
— Ça ne va pas ? souffla la voix inquiète de Sara. Veux-tu que j'aille te chercher ?
— Non... non, c'est inutile... Et puis, tu ne passerais pas par la fenêtre !
Lentement, Catherine se mit à ramper sur les mains et les genoux.
L'impression de vertige se dissipait. Les mains de Sara la saisirent, la tirèrent dans la pièce où, maintenant, il faisait un froid de loup. Avec l'aide de Sara la jeune femme alla s'asseoir sur un coin du lit, passa sur son front moite une main tremblante. Ses dents claquaient.
— Je vais chercher de quoi rallumer ce feu, dit Sara, et je te rapporterai un peu de soupe.
Tout en parlant, elle rallumait la chandelle puis considérait avec dégoût les draps tachés de sang.
— Va falloir les brûler. Je m'arrangerai pour les payer discrètement à l'aubergiste.
Catherine ne répondit pas. Sa pensée suivait Gauthier, galopant dans la nuit, retournant vers Michel et Montsalvy, et une peine amère emplissait son cœur. Privée du solide rempart qu'il représentait, les jours à venir lui semblaient singulièrement assombris, encore plus menaçants. Fallait-il donc voir se détacher d'elle, l'un après l'autre, tous ceux qu'elle aimait le plus chèrement ? Elle se retrouvait de nouveau seule, avec sa vieille Sara, pour rebâtir une autre vie, mais, si triste que fussent ses pensées, elle refusait de se plaindre. Ce qui arrivait était de sa faute, entièrement de sa faute. Si elle avait chassé Mac Laren quand il s'était penché sur elle, rien de tout cela ne serait arrivé. Le jeune Ecossais vivrait encore et Gauthier ne serait pas lancé, encore une fois, sur les dangereux chemins de l'aventure.
Quand Sara réapparut, portant à la fois des bûches et une écuelle de soupe, son majestueux visage brun reflétait un grand contentement.
— Tout le monde dort, en bas. Les Écossais ronflent à même la table ou sur les bancs. Gauthier aura toute sa nuit pour les distancer.
Tout va bien.
— Tu n'es pas difficile ! Dis plutôt que tout va aussi bien que cela peut aller quand on nage en plein désastre !
— Les choses se passèrent exactement comme Catherine et Sara l'avaient prévu. L'un des Écossais découvrit, au jour levant, le cadavre de Mac Laren couché dans la neige près de la bergerie et, tout de suite, Catherine, Sara et Frère Étienne se retrouvèrent au centre d'une véritable révolte. Le plus âgé des hommes d'armes, un soldat d'une cinquantaine d'années qui se nommait Alan Scott, avait pris, tout naturellement, le commandement de ses camarades et ce fut lui qui, imposant le silence à la fureur des autres, fit connaître aux trois voyageurs la volonté du groupe. Désolé, dame, dit-il à Catherine.
Mais la mort de notre chef, nous voulons la venger.
— Sur qui, sur quoi ? Comment pouvez-vous être sûrs que le meurtrier...
— ...est votre écuyer ? Le coup de hache est significatif.
— Les hommes d'ici se servent aussi de hache, rétorqua nerveusement Catherine. Sara vous a dit qu'elle a vu Mac Laren se diriger vers la bergerie avec une fille d'auberge.
— Il faudrait savoir d'abord qui était cette fille d'auberge. Non, dame, inutile de discuter. Nous sommes décidés à nous lancer à la poursuite de cet homme. Les traces sont nettes dans la neige.
D'ailleurs, s'il n'était pas coupable, il serait resté.
— Lui auriez-vous donné une chance de se défendre ?
— Sûrement pas ! Et, au fond, il a eu raison de s'enfuir. Mais nous, il faut que nous le retrouvions. Poursuivez seule votre chemin.
— Est-ce là, fit Catherine avec hauteur, votre manière d'exécuter les ordres du capitaine Kennedy ?
— Quand il saura ce qui s'est passé, Kennedy nous donnera raison.
Et puis, il semble que vous ne portiez pas bonheur, noble dame... et mes hommes ne veulent plus vous servir.
La colère s'empara de Catherine. Il était inutile de discuter avec ces rustres aux idées étroites. Mais elle s'effrayait intérieurement du chemin qu'il lui faudrait parcourir seule, ou presque. Elle ne montra cependant pas ce qu'elle éprouvait.
— C'est bon, fit-elle durement, allez-vous-en, je ne vous retiens pas !
— Un moment. J'ai encore besoin de votre moine. La moitié de mes hommes vont partir tout de suite, les autres resteront avec moi pour s'occuper de messire Mac Laren. Il a besoin de prières et il n'y a pas de prêtre ici.
Qu'il voulût enterrer chrétiennement son chef, c'était trop naturel, et Catherine ne tenta pas de s'y opposer.
Une fosse serait vite creusée et l'office des morts vite dit. Cela ne la retarderait guère. Justement, à quelque distance, sur le bord même de la rivière, il y avait une petite chapelle autour de laquelle se montraient quelques croix.
— Votre désir est trop naturel, répondit-elle. Nous attendrons donc que vous ayez célébré les funérailles.
— Ce sera peut-être plus long que vous ne pensez !
Ce fut, en effet, infiniment plus long et Catherine, malade de dégoût, vécut la journée la plus interminable de toute son existence. En voyant s'éloigner Scott vers les quelques maisons du hameau, elle pensait qu'il allait à la recherche d'un menuisier pour faire confectionner un cercueil, mais elle le vit revenir, quelques instants plus tard, suivi des quatre hommes demeurés avec lui et qui traînaient un énorme chaudron à fromage. Ils installèrent le chaudron sur le bord de la rivière, calé par des pierres, le remplirent à moitié d'eau et se mirent à transporter une grande quantité de bois. Quelques paysans, mi-inquiets mi-curieux, les regardaient faire. Debout sous un châtaignier, entre Sara et Frère Étienne, Catherine faisait de même, cherchant en vain à comprendre.
— Qu'est-ce que cela veut dire ? demanda-t-elle au moine. Est-ce qu'ils veulent, avant les funérailles, préparer quelque repas ? Un repas gigantesque alors.
Mais Frère Étienne secoua la tête. Il suivait les préparatifs des yeux sans paraître autrement surpris.
— Cela veut dire, ma chère enfant, que ce Scott n'a aucunement l'intention de laisser les ossements de son capitaine à la terre d'Auvergne.
— Je ne comprends toujours pas.
— Oh ! c'est fort simple ! Ce grand chaudron va recevoir le corps du lieutenant. On va le faire cuire dedans jusqu'à ce qu'il soit possible de détacher les ossements que notre Écossais emportera facilement dans un coffre jusque dans son pays. Les chairs seront enterrées sur place, très chrétiennement.
Avec un bel ensemble, Catherine et Sara avaient verdi. La jeune femme porta une main tremblante à sa gorge qui paraissait lui refuser usage, mais, cependant, elle parvint à balbutier :
— C'est immonde ! Ces gens n'ont-ils donc pas d'autres pratiques moins barbares ? Pourquoi ne pas brûler le corps ?
— C'est une pratique honorifique, reprit Frère Étienne tranquillement. On l'emploie quand l'embaumement est impossible ou que le corps à transporter doit parcourir une trop grande distance. Et j'ai le regret de vous apprendre que cette coutume n'est pas spécialement écossaise. Le grand connétable Du Guesclin a subi le même sort quand il mourut devant Chateauneuf-de-Randon. On l'avait bien embaumé, mais, quand le cortège arriva au Puy, on s'aperçut que l'embaumement était insuffisant. On le fit donc bouillir comme Scott va faire aujourd'hui. C'est un grand honneur qu'il entend rendre à son chef... mais si j'étais vous, je ne resterais pas ici.
En effet, le feu flambait sous le chaudron et deux hommes étaient allés chercher le cadavre qu'ils apportaient, solennellement, sur un brancard fait de branches entrecroisées. Épouvantée de ce qui allait suivre, Catherine saisit Sara par la main et l'entraîna en courant vers l'auberge tandis que Frère Étienne, glissant ses mains dans ses manches, se dirigeait calmement vers le chaudron. Tout le temps que durerait l'affreuse opération, il dirait les prières des morts, à genoux, sur le bord de la Dordogne.
L'effrayante cuisine dura tout le jour et, ce jour, Catherine le passa tout entier blottie sous le manteau de la cheminée, dans la salle d'auberge, fixant le feu d'un regard absent, incapable de rien avaler.
Un profond silence régnait dans le hameau. Les paysans, épouvantés, s'étaient barricadés chez eux, claquant des dents et implorant sans doute le ciel de leur épargner la fureur de ces hommes sauvages.
L'aubergiste elle-même n'osa pas sortir de chez elle, Catherine lui avait rapporté les paroles de Frère Étienne et elle savait maintenant qu'il ne s'agissait pas là de quelque infernale pratique de sorcellerie, mais elle avait tout de même bien trop peur pour mettre le nez dehors.
Tout ce que l'on entendait, c'était un ordre jeté par Scott ou bien les coups de marteau du menuisier qui, enfermé chez lui, fabriquait un petit coffre pour les ossements. Sara, aussi terrifiée que Catherine, marmottait des prières à voix basse, mais la jeune femme était incapable de prier. L'impression de vivre un cauchemar était plus aiguë que jamais.
Il faisait nuit noire quand tout fut fini. A la lumière des torches, on enterra les restes de Mac Laren près de la petite chapelle. Catherine prit sur elle d'y assister ainsi que les paysans qui, à bonne distance, regardaient. Il y avait tant de peur dans leurs yeux que la jeune femme frissonna. Sans la présence du moine, ils n'auraient sans doute jamais laissé Scott pratiquer cet étrange rite et les cinq Écossais se fussent trouvés en face de fourches et de haches.
Lorsque la dernière pelletée de terre fut retombée sur ce qui n'avait plus de nom en aucune langue, mais avait été un homme jeune et ardent, les Écossais, visages de bois figés dans une menaçante impassibilité, remontèrent à cheval puis, sans même saluer Catherine et les siens, s'enfoncèrent de nouveau vers le cœur des montagnes. À
l'arçon de la selle de Scott, un coffre de bois grossier était attaché.
La nuit était froide et, quand les hommes eurent disparu, Catherine, Sara et Frère Étienne demeurèrent seuls au cœur de l'obscurité, auprès de la petite chapelle. On ne voyait pas la rivière, mais l'on entendait ses eaux grondantes. Un peu plus loin, les fenêtres éclairées de l'auberge avaient l'air de deux yeux jaunes ouverts dans l'ombre. Frère Étienne secoua la torche qu'il avait reprise à un Écossais et dont le vent arrachait des étincelles.
— Rentrons, maintenant, dit-il.
— Je voudrais partir tout de suite, implora Catherine. Cet endroit me fait horreur.
Je m'en doute, mais il nous faut tout de même attendre le jour. Nous devons passer la rivière à gué. Elle est grosse et dangereuse. Tenter de trouver le passage dans l'obscurité serait courir à une mort certaine...
et je ne suis pas sûr que les gens d'ici viendraient nous tirer de l'eau.
— Alors, attendons le jour dans la salle d'auberge, ne nous séparons pas. Je ne pourrais pas retourner dans cette horrible chambre.
L'auberge du Noir-Sarrasin, à Aubusson, avait connu des jours meilleurs, au temps où la région était riche et prospère, au temps des grandes foires, au temps, enfin, où la famine et l'Anglais n'écrasaient pas le pays. À cette époque bénie, les voyageurs s'y pressaient, se rendant à Limoges, où l'art merveilleux des émailleurs attirait de grandes foules de marchands. D'autres venaient acheter sur place la laine des moutons du haut plateau. Les feux ronflaient alors tout le jour et les tournebroches ne s'arrêtaient pratiquement jamais de tourner. Les rires et les cris des buveurs se mêlaient au claquement joyeux des socques de bois des jolies servantes s'activant de l'aube à la nuit close.
Mais, lorsque Catherine, Sara et Frère Étienne y arrivèrent, au soir d'une exténuante journée passée tout entière dans les étendues désertiques et sauvages du plateau de Millevaches, le seul bruit qui se faisait entendre, c'était le grincement de l'enseigne, jadis peinte de couleurs hardies et maintenant rouillée, qui se balançait à sa potence.
Les guetteurs venaient de corner la fermeture des portes et la petite cité semblait resserrer frileusement ses ruelles étroites et noires dans la gorge qui lui donnait asile comme un avare enferme son trésor. Là-haut, sur son rocher, le vieux château vicomtal tassait ses courtines croulantes et ressemblait à quelque gros chat mélancolique, roulé en boule et prêt à s'endormir. Peu de monde dans les rues. Les gens qui passaient hâtaient le pas, jetant aux trois voyageurs un regard alarmé qui devenait indifférent en constatant qu'il s'agissait seulement de deux femmes et d'un moine.
Pourtant, le pas des chevaux attira sur le seuil du Noir-Sarrasin un homme en tablier blanc dont le ventre replet contrastait tristement avec le teint jaune et les jambes grêles. Il avait les joues flasques des gens qui ont maigri trop vite et le soupir qu'il poussa en voyant des voyageurs en disait long sur l'état de son garde- manger. Il tira pourtant son bonnet et s'avança vers les arrivants qui, déjà, mettaient pied à terre.
— Nobles dames, dit-il poliment, et vous, Très Révérend Père, en quoi le Noir-Sarrasin peut-il vous obliger ?
— En nous donnant le gîte et le couvert, mon fils, répondit Frère Etienne avec bonne humeur. Nous avons fourni une longue étape. Nos chevaux sont las... et nous aussi. Pouvez-vous nous loger et nous nourrir ? Nous avons de quoi payer...
— Hélas, mon Révérend, vous pourriez déverser devant moi tout l'or du monde que vous n'obtiendriez tout de même pas autre chose qu'une soupe aux herbes et un peu de pain noir. Le Noir-Sarrasin n'est plus que l'ombre de ce qu'il était jadis, hélas, et votre séjour ne vous en donnera pas une très grande idée.
Un énorme soupir vint ponctuer le désenchantement de cette déclaration, mais le claquement des sabots d'un cheval dans la ruelle en fit naître aussitôt un second.
— Seigneur ! fit l'aubergiste, pourvu que ce ne soit pas encore un client !
Malheureusement pour maître Amable, c'était bien un voyageur, comme l'attestaient le grand manteau couvert de poussière qui l'enveloppait et les jambes crottées de son cheval. Catherine, se désintéressant des problèmes de l'aubergiste et avide, avant tout, de se réchauffer, pénétrait déjà dans l'hôtellerie quand le son de la voix de l'arrivant, demandant s'il était possible de loger lui et son cheval, la fit retourner. Elle cherchait à distinguer le visage du voyageur sous l'ombre du grand chaperon gris qui le coiffait, mais l'aubergiste la tira vivement de ses incertitudes.
— Las ! Maître Cœur, vous savez bien que, pleine ou vide, riche ou pauvre, ma maison vous est toujours grande ouverte. Fasse le ciel, seulement, que revienne un jour où le Noir-Sarrasin pourra vous recevoir d'une manière digne de son passé !
— Amen ! fit Jacques Cœur avec bonne humeur.
Il mit pied à terre, mais à peine sa botte eut-elle touché le sol qu'il recevait dans ses bras Catherine, catapultée par la joie.
— Jacques ! Jacques ! C'est donc vous ?... Quel bonheur ! .
— Catherine ! Enfin... Je veux dire Madame de Montsalvy ! Que faites-vous ici ?
— Dites Catherine, mon ami ! Voici longtemps que vous en avez acquis le droit. Si vous saviez quelle joie j'éprouve à vous revoir.
Comment vont Macée et les enfants ?
— Au mieux, mais entrons ! Nous serons plus à l'aise à l'intérieur pour parler. Si tu as encore de quoi faire du feu, maître aubergiste, nous, pourrons souper et toi aussi. Il y a deux jambons accrochés à ma selle, dans ces sacs de toile. Il y a aussi du lard, du fromage et des noix.
Tandis que maître Amable se ruait sur les provisions en couvrant le ciel de louanges, Jacques Cœur, passant son bras sous celui de Catherine, l'entraînait dans l'auberge saluant Sara au passage d'un amical bonjour. Dans la salle basse dont les énormes poutres noircies ne supportaient plus que de mélancoliques chapelets d'oignons au lieu des salaisons de jadis, ils trouvèrent Frère Étienne qui se chauffait tranquillement, le dos tourné à la cheminée et la robe légèrement relevée.
Catherine voulut présenter les deux hommes l'un à l'autre, mais s'aperçut qu'ils se connaissaient déjà et fort bien.
— J'ignorais que vous fussiez revenu d'Orient, maître Cœur, dit le moine. Le bruit n'en était pas arrivé à mes oreilles.
— C'est que je suis rentré, en quelque sorte, sur la pointe des pieds. J'avais fondé de grands espoirs sur ce voyage et, si vu des choses et des gens pleins d'intérêt, j'ai aussi tout perdu dans cette aventure.
Tandis que maître Amable et l'unique servante qui lui restait s'activaient à préparer le repas et à mettre le couvert, les voyageurs s'installèrent sur les bancs de l'âtre pour se réchauffer. Catherine, heureuse de retrouver un ami aussi fidèle, ne se lassait pas de le regarder. Et, bien souvent, son regard rencontrait celui de Jacques.
Les yeux bruns du pelletier de Bourges brillaient alors d'étincelles qui n'étaient pas toutes dues au reflet du feu, et ses lèvres minces s'entrouvraient sur un sourire heureux.
Il raconta comment, parti au printemps avec la galée de Narbonne, la Notre-Dame et Saint-Paul, qui appartenait au bourgeois Jean, Vidal, il avait fait, en compagnie d'autres marchands de Montpellier et de Narbonne, le tour des terres orientales de la Méditerranée pour y planter les jalons d'opérations commerciales à venir. Il avait visité Damas, Beyrouth et Tripoli, Chypre et les îles de l'Archipel pour finir à Alexandrie et au Caire et rapportait des souvenirs dont la magie se lisait au fond de son regard.
Vous devriez vivre à Damas, dit-il à Catherine. La ville a été pillée et brûlée, voici trente ans, par les Mongols de Timour le Boiteux ', mais du Diable si l'on s'en aperçoit encore ! Tout y est fait pour la beauté des femmes. Elles y trouvent des soieries étincelantes, des voiles translucides et givrés d'or ou d'argent, des eaux de senteur incomparables, des bijoux merveilleux et, pour leur gourmandise, une foule de confiseries dont les plus exquises sont sans doute un étonnant nougat noir et de délicieuses prunes confites dans le sucre que l'on nomme des myrobolans.
— Je pense, coupa Frère Etienne, que vous avez rapporté de tout cela ? Le Roi apprécie fort ces choses, sans parler des dames de la Cour.
Le soupir de Jacques Cœur fit écho à celui que poussait maître Amable en entendant le pelletier évoquer tant de délices culinaires.
— Je n'ai rien rapporté du tout, malheureusement. Ma cargaison de pelleterie, de draps de Berry et de corail de Marseille s'était bien vendue et j'avais pu acheter beaucoup de choses belles et précieuses.
Malheureusement, la Notre-Dame et Saint-Paul en était à son dernier voyage, ce qui veut dire qu'elle n'était plus très jeune. En vue des côtes de Corse nous avons essuyé une violente tempête qui nous a précipités sur un rocher où la galée s'est fendue. Nous avons été jetés à la mer. La côte était proche. Malgré l'ouragan nous avons pu atteindre la terre... et un nouveau malheur. Les gens de Corse sont quasi sauvages et tout leur est bon. Si la mer ne leur apporte pas les épaves qu'ils souhaitent, ils allument des feux sur le rivage pour attirer les navires sur les brisants. C'est assez dire que nous n'avons pas trouvé, auprès d'eux, de compréhension pour nos cargaisons. Ces pillards ont bien su récupérer tous nos bagages, mais ont refusé énergiquement de nous les rendre. Insister eût été dangereux : ils nous auraient tués sans pitié. Nous les avons donc laissés faire moyennant quoi ils se sont montrés aimables et même hospitaliers. On nous a reconduits fort poliment au port d'Ajaccio, où nous avons trouvé un navire qui a bien voulu, sur promesse de payer à l'arrivée, nous ramener à Marseille. Je suis rentré à Bourges complètement ruiné et pauvre comme Job, conclut Jacques Cœur en riant.
Complètement ruiné ? s'étonna Catherine qui avait suivi avec une attention passionnée le récit de son ami. Mais vous semblez prendre cela avec bonne humeur ?
— À quoi servirait de se lamenter ? Déjà, une fois, j'ai été ruiné au moment de cette désagréable affaire de fabriqué de monnaies que j'avais entreprise pour le Roi avec Ravand le Danois. J'ai recommencé alors comme je recommence aujourd'hui. Je viens de Limoges, où j'ai traité pour des émaux et je pense trouver, ici même, une ou deux de ces tapisseries dont on dit que les Sarrasins, jadis, ont apporté le secret dans cette ville. J'ai pu me faire prêter quelque, argent par mon beau-père, trop peu malheureusement, mais qui me permettra tout de même de réunir une petite cargaison pour un prochain voyage.
— Vous allez repartir ?
— Naturellement. Vous n'imaginez pas, Catherine, les possibilités que l'on trouve en Orient ? Prenez le sultan du Caire. Il possède de l'or, de l'or en fabuleuse quantité, mais il n'a pas d'argent ou très peu.
Je connais, moi, d'anciennes mines jadis exploitées par les Romains et abandonnées depuis. Abandonnées, mais pas taries. Que je puisse extraire l'argent, le transporter au Caire, et cet argent me permettra d'acheter de l'or, infiniment moins cher qu'en Europe, et de réaliser de fantastiques bénéfices. Ah, si j'avais, dès maintenant, de puissants capitaux !
Tandis que Jacques Cœur parlait, l'imagination de Catherine trottait. Cet homme, dont elle connaissait l'intelligence aiguë, le courage et l'audace, était capable de remuer le monde pour lui arracher la fortune. Quant aux idées, Jacques en débordait. Elle n'hésita même pas.
— Ces capitaux, mon ami, je crois pouvoir vous les apporter.
— Vous ?
L'étonnement sincère du pelletier était flagrant. Durant le long séjour à Carlat, Catherine avait appris à Macée, par une lettre, le désastre de Montsalvy et, comme tout le monde dans l'entourage royal, il savait qu'Arnaud et les siens étaient frappés de proscription, recherchés.
L'équipage de Catherine ne proclamait guère, lui non plus, la richesse.
La jeune femme sourit gentiment, fouilla dans son aumônière.
— Rien que dans cette pierre, je pense qu'il y a le chargement d'une galée tout entière.
Trois cris de stupeur éclatèrent simultanément autour d'elle. Sur sa main, le diamant de Garin étincelait comme un petit soleil noir.
D'émotion, maître Amable, les yeux ronds comme des billes, en avait laissé choir une écuelle tandis que sa servante joignait les mains instinctivement. Les yeux soudain rétrécis de Jacques allèrent du merveilleux joyau au visage impassible de Catherine.
— Voilà donc, dit-il lentement, le fameux diamant du Grand Argentier de Bourgogne ! Quelle splendeur ! Jamais je n'ai vu pierre comparable à celle-là.
Il tendit la main, prit délicatement, entre deux doigts, la fabuleuse pierre et en fit jouer les feux dans la lumière. Un ruissellement de flammes s'alluma au bout de ses doigts. Un peu de rouge monta aux joues de Catherine.
— Prenez-le, Jacques, vendez-le et tirez-en tout ce que vous pourrez !
— Vous ne souhaitez pas garder une telle merveille ? Savez-vous qu'il y a dans cette petite pierre la rançon d'un roi ?
— Je le sais. Mais je sais aussi que c'est une pierre maudite. Elle sème le malheur partout où elle passe et ceux qui la possèdent ne trouvent jamais le repos. Il faut la vendre, Jacques... peut-être alors le malheur m'oubliera-t-il, ajouta-t-elle sourdement.
La fêlure de sa voix n'échappa pas au pelletier. Sa main libre se posa doucement sur celles, tremblantes, de la jeune femme.
Je ne crois pas à ces contes, Catherine. La beauté ne peut être néfaste et ce diamant représente la pure beauté. Si vous me le confiez, j'en tirerai la prospérité de tout le royaume. Je lancerai des caravelles sur les mers, j'établirai des comptoirs, j'arracherai à ce sol ravagé ses richesses profondes et les lui rendrai en abondance. Je ferai votre fortune, la mienne et celle du Roi par-dessus le marché.
Il l'offrait de nouveau à Catherine, mais, d'un geste à la fois doux et ferme, elle le repoussa.
— Non, Jacques, gardez-le. Il est à vous ! J'espère que vous saurez, en effet, lui arracher son pouvoir maléfique et le faire servir au bien de tous. Si vous n'y parvenez pas, n'ayez pas de regrets. Je vous le donne.
— Je n'accepte qu'un dépôt, Catherine, ou un prêt, si vous préférez. Je vous le rendrai au centuple. Vous relèverez Montsalvy et votre fils comptera parmi les grands de ce monde chez lesquels un beau nom s'assortit obligatoirement d'une grande fortune. Mais... cet aubergiste nous laisse mourir de faim ! Holà, maître Amable, et ce dîner ?
Tiré de sa contemplation, le digne aubergiste se hâta de courir à sa cuisine pour chercher la soupe aux herbes annoncée plus tôt. Jacques Cœur se leva, offrit la main à Catherine.
— Venez souper, ma chère associée, et que Dieu soit béni qui vous a mise sur mon chemin. Nous irons loin, vous et moi, ou je ne m'appelle plus Jacques Cœur.
Il l'aida à s'installer à table puis, s'assurant qu'Amable et sa servante étaient éloignés, chuchota :
— Vous avez été imprudente de produire cette pierre dans une auberge. Amable est un brave homme, mais vous ignorez sans doute que La Trémoille désire ce diamant noir. Son cousin Gilles de Rais a eu l'imprudence de lui en parler et il ne rêve plus que de se l'approprier. Il vous faudra être très prudente, ma chère, quand vous approcherez de la Cour.
— Eh bien mais, c'est à merveille ! Vendez-lui le diamant.
Jacques Cœur eut un rire sec et haussa les épaules.
Etes-vous encore si naïve ? Si le chambellan apprenait que je possède cette pierre, je ne donnerais pas cher de ma peau. Pourquoi voulez-vous qu'il paie quand il peut si aisément prendre... et faire tuer au besoin ?
— Voilà donc pourquoi le Castillan Villa-Andrado veut m'épouser avec la bénédiction de La Trémoille. Les terres de Montsalvy seraient sans doute remises à l'Espagnol tandis que le diamant paierait La Trémoille de son aide.
— Vous vous minimisez, ma chère ! Le Castillan est très réellement épris de vous, je crois. C'est vous qu'il veut, mais, bien entendu, il ne dédaigne pas vos terres. Le Roi les a confisquées et les lui rendrait sans doute.
— De toute façon, intervint Frère Etienne, je suppose que, demain même, le diamant s'éloignera avec vous de Dame Catherine ?
— Le temps de passer marché ici et je continue sur Beaucaire. Là-bas, la communauté juive est riche et puissante. Je connais un rabbin, Isaac Abrabanel, son frère est l'un des chefs des Juifs de Tolède et la famille est extrêmement riche. J'aurai chez lui tout l'or que je voudrai contre ce diamant.
Pour l'avertir que l'aubergiste revenait, Frère Étienne toussota et, croisant les doigts, pencha le nez sur son écuelle et se mit à dire le bénédicité que chacun écouta pieusement, puis on s'occupa à restaurer des forces durement éprouvées par le chemin. Catherine se sentait extraordinairement allégée depuis qu'elle avait vu le diamant noir disparaître dans l'escarcelle de Jacques Cœur. Elle avait été bien inspirée car c'était là une traite importante tirée sur l'avenir. De toute façon, Michel serait riche un jour, grâce à Jacques Cœur, et même, si le pardon royal n'était jamais octroyé à ses parents, il pourrait vivre libre et dans l'opulence hors des frontières de France. Mais Catherine voulait plus, Catherine voulait mieux. La fortune, c'était seulement une partie de son plan. Ce qu'elle entendait arracher au destin, c'était la fin du Grand Chambellan et l'amnistie royale pour Arnaud et pour elle. Le nom des Montsalvy devait retrouver tout son éclat ou bien sa vie n'aurait plus de sens.
Le dîner que maître Amable servit avec toutes les marques d'un profond respect se déroula tout entier à écouter Jacques Cœur faire des projets d'avenir. Il n'avait posé aucune question à Catherine concernant son époux, ou même le but de son voyage, mettant à son silence un point d'honneur de discrétion. Fidèle à sa décision de préserver de toute trace d'horreur le nom d'Arnaud, Catherine avait, naguère, annoncé sa mort à Marée. Sans doute le pelletier voulait-il éviter de réveiller par une question maladroite une douleur qui, peut-
être, s'endormait. Et Catherine lui sut gré de sa délicatesse. Mais, fréquemment, son regard croisait celui du pelletier et elle croyait bien y lire, alors, une sorte d'interrogation mêlée de perplexité. Il devait se demander quels mots employer pour l'interroger sur ce qu'elle entendait faire, désormais, de sa vie, sans se montrer indiscret ou blessant. Finalement, il s'en tira avec une boutade.
— J'ai dit tout à l'heure que l'Orient vous irait bien, Catherine ?
Pourquoi ne tenteriez-vous pas l'aventure avec moi ?
Elle lui rendit son sourire, mais haussa les épaules avec un peu de lassitude.
— Parce que ce genre d'aventure n'est pas fait pour moi, Jacques.
J'ai charge d'âmes et beaucoup à faire sur cette malheureuse terre. La lutte qui m'attend, soyez sûr que je la changerais volontiers contre toutes les tempêtes de la Méditerranée si je ne tenais à la vivre jusqu'au bout. Mais...
Un geste à la fois discret et péremptoire de Jacques lui coupa la parole. Elle se tut subitement, regarda le pelletier. Les yeux aigus de Jacques Cœur fouillaient les ombres de la salle du côté où avait disparu maître Amable avec une étrange fixité. Et, quand il revint à Catherine, il se mit à parler de choses futiles, délaissant tout sujet à tournure compromettante. Sitôt le repas terminé, il se leva, tendit son poing fermé à Catherine pour qu'elle y posât sa main en sollicitant l'honneur de la conduire jusqu'à sa chambre. Comme par enchantement,
maître Amable reparut, portant haut une chandelle avec laquelle il ouvrit la marche vers l'étage supérieur. Sara et Frère Étienne clôturaient le cortège et la bohémienne, recrue de fatigue, avait bien du mal à tenir les yeux ouverts. Mais ceux de Catherine n'avaient pas encore reçu l'attaque du sommeil. La jeune femme les ouvrait, au contraire, tout grands, s'étonnant de trouver inquiétantes les hautes ombres noires que le reflet de la bougie découpait sur le mur jaune.
Pourquoi donc le sentiment d'allégement ressenti tout à l'heure s'en était-il allé ? Pourquoi donc une crainte imprécise se glissait-elle dans son âme ? Le diamant maudit avait changé de main, sa fortune avait commencé par ce geste et elle avait, en elle-même, une confiance absolue. Alors ?
Devant la chambre que Catherine devait partager avec Sara, on se sépara cérémonieusement ! Les deux femmes s'enfermèrent chez elles tandis que le pelletier et le moine gagnaient l'étage supérieur. Le silence du repos enveloppa bientôt le Noir-Sarrasin. Sara, épuisée, s'était jetée sur le lit tout habillée et dormait avec application.
Catherine se contenta d'ôter sa robe et ses chaussures puis se glissa auprès d'elle.
Les coups légers frappés à sa porte la tirèrent du profond sommeil dans lequel elle avait sombré elle aussi. Des grattements plutôt, qu'elle hésita un instant à attribuer à une souris. Mais non, il y avait bien, derrière la porte, quelqu'un qui frappait.
La nuit était noire dans la chambre. La chandelle avait brûlé jusqu'au bout et Catherine tâtonna jusqu'à l'huis où le grattement avait repris, tremblant de renverser quelque meuble et d'éveiller toute la maison.
Pour s'annoncer aussi discrètement, la personne qui frappait ne devait pas souhaiter attirer l'attention... La porte enfin s'ouvra et Catherine vit que Jacques Cœur, armé d'une chandelle, se tenait sure le seuil ; il était tout habillé, chaperon en tête et manteau sur le dos. D'un doigt appuyé vivement sur ses lèvres, il invita Catherine au silence puis, la repoussant doucement, entra d'autorité dans sa chambre et referma la porte derrière lui. Son visage avait une gravité inquiétante.
— Pardonnez-moi cette intrusion, Catherine, mais si vous ne tenez pas à connaître, dès l'aube, les prisons de la vicomté, je vous conseille de vous habiller, d'éveiller Sara et de me suivre. Frère Étienne doit être déjà à l'écurie.
— Mais... pourquoi si tôt ? Quelle heure est-il ?
— Une heure après minuit et je vous accorde que c'est un peu tôt, mais le temps presse.
— Pourquoi ?
— Parce que la vue de certain diamant a troublé l'entendement d'un homme jusqu'ici honnête. Je veux dire que, tout à l'heure, maître Amable, après avoir fermé son auberge, a couru jusque chez le prévôt pour nous signaler comme de dangereux malfaiteurs recherchés par monseigneur le Grand Chambellan. L'aspect exotique de Sara et le fait que j'aie mentionné le Juif Abrabanel ont ajouté à sa dénonciation un vague parfum de sorcellerie. Bref, pour toucher une part du fabuleux joyau, maître Amable est prêt à nous envoyer au bûcher.
— Comment savez-vous tout cela ? fit Catherine trop interloquée pour être vraiment effrayée.
D'abord parce que j'ai suivi notre digne hôte quand il est sorti. Son attitude, durant le souper, m'avait paru suspecte. Il rougissait et pâlissait tour à tour, ses mains tremblaient comme feuilles au vent et son regard se fixait obstinément à mon escarcelle. Je le connais depuis pas mal de temps, mais j'ai appris à me méfier des hommes quand il y a de l'or en jeu. La chambre que je partage avec Frère Étienne donne heureusement au-dessus de la porte. J'ai guetté parce qu'un pressentiment m'y poussait et j'ai vu, en effet, notre aubergiste sortir mystérieusement quand il put supposer que tout le monde dormait.
Ma foi, je n'ai pas eu la patience de prendre l'escalier. En me servant des colombages de la maison, j'ai pu me laisser glisser jusqu'à terre et je me suis lancé sur la trace d'Amable. Quand je l'ai vu grimper la rampe du château, j'ai compris que j'avais eu raison de le surveiller.
— Ensuite ? fit Catherine qui, tremblant de^ froid, se hâtait de repasser sa robe. Que s'est-il passé ? Êtes-vous sûr qu'il nous ait dénoncés ?
— Voilà une question que vous ne poseriez pas si vous l'aviez vu sortir en se frottant les mains. De plus, j'ai pu m'assurer que je ne me trompais pas. A l'aube, un détachement du prévôt doit nous arrêter dès avant l'ouverture des portes de la ville.
— Qui vous l'a dit ?
Jacques Cœur sourit et Catherine se dit qu'il semblait bien calme et bien détendu pour un homme menacé de prison.
— Il se trouve que j'ai deux ou trois amis dans cette cité, chose que maître Amable ignore. Le fds cadet de l'un des deux détenteurs du secret des tapisseries, apporté jadis par Marie de Hainaut, est sergent dans la garnison. Je suis allé hardiment jusqu'au château, je me suis présenté au corps de garde sans dire mon nom bien entendu et j'ai demandé à lui parler.
— Sans difficulté ?
— Une pièce d'or a de bien grandes vertus, Catherine, et il se trouve que le jeune Espérât possède le sens du commerce. Désireux de conserver à son père un bon client, il n'a fait aucune difficulté pour me mettre au courant des ordres qui lui ont été donnés pour le lever du jour.
Catherine avait fini de lacer sa robe et secouait Sara qui faisait des difficultés pour s'éveiller.
— C'est très joli d'être si bien renseignés, bougonna-t-elle, mais cela ne nous sauvera pas. A moins d'avoir des ailes d'oiseau, je ne vois pas comment sortir d'une ville cernée de hautes murailles et de lourdes portes bien fermées et gardées. Nous sommes pris dans une souricière car la cité me paraît trop petite pour que l'on puisse s'y cacher.
Aussi allons-nous en sortir... du moins, je l'espère. Hâtez-vous, Catherine. Frère Étienne doit déjà être à l'écurie.
Catherine ouvrit de grands yeux et regarda Jacques comme s.'il était devenu subitement fou.
— Parce que vous comptez partir à cheval ? Décidément, vous ne doutez de rien. Un cheval fait du bruit. À plus forte raison quatre !
Un bref sourire éclaira le visage sérieux du pelletier. Sa main se posa, un instant, sur l'épaule de Catherine, la serra.
— Si vous essayiez de me faire confiance, mon amie ? Je ne fais pas ici serment de vous tirer de ce mauvais pas. Je dis seulement que je vais faire de mon mieux. Mais assez parlé ! Venez !
En un clin d'œil les deux femmes furent prêtes. Sara, flairant le danger, s'était hâtée sans même poser de question. Maintenant, suivant prudemment Jacques Cœur, elles s'engageaient dans l'escalier vétusté, posant les pieds le plus près possible de la rampe pour éviter de faire crier les marches. Le silence était si profond que le seul bruit de leurs respirations leur semblait terrifiant. On atteignit sans encombre le bas de l'escalier. Jacques Cœur, qui tenait Catherine par la main, l'entraîna vivement à travers la salle vers la porte donnant sur les arrières de l'auberge. Là, il suffisait seulement de prendre garde à ne pas heurter de table ou de banc car les dalles de pierre du sol ne risquaient pas de gémir. Mais, comme le pelletier mettait la main sur le loquet, un claquement sec le retint et le rejeta contre le mur avec ses compagnes, le cœur fou.
Ce n'était qu'un tison qui, soulevant la couche de cendre dont la servante avait couvert le feu pour n'avoir pas le mal de le rallumer au matin, avait éclaté. Jacques prit une profonde respiration tandis que Catherine laissait échapper un soupir. Ils échangèrent un regard, un sourire assez tremblant. Lentement, pouce par pouce, le vantail de châtaignier s'ouvrit. Jacques souffla sa chandelle, la posa à terre, tira après lui Catherine et Sara, puis referma la porte. Sous l'auvent, en face d'eux, une lueur filtrait à la porte de l'écurie. Ils s'y dirigèrent.
— C'est nous, mon frère, souffla Jacques.
Dans l'écurie, en effet, Frère Étienne était au travail. À l'aide de chiffons qu'il avait dû prendre dans la cuisine de l'aubergiste, il enveloppait soigneusement les sabots des chevaux avec autant de sérénité que s'il eût dit son bréviaire. Jacques et Sara se mirent à l'aider. En quelques instants, tout fut prêt pour le départ et, tandis que Jacques courait ouvrir la porte charretière, les trois autres, pinçant les naseaux des chevaux, les menèrent l'un après l'autre, très doucement, jusqu'à la rue. Celle-ci donnait sur le chevet de l'église Sainte-Croix.
De là, une sorte de champ de foire montait vers le beffroi et vers le château dont la masse trapue se découpait sur le ciel sombre.
Catherine resserra son manteau autour de son cou. Le vent qui soufflait du plateau était rude, sec et coupant. Aucune lumière ne trouait la nuit hormis, au pont-levis du château, un pot à feu qui brillait dans son berceau de fer comme une étoile rouge. La coulée des maisons semblait sourdre de la rustique forteresse dont la couronne de pierre dominait les toits biscornus qui s'étayaient l'un l'autre. Plus bas, devant l'église, une sorte de tour aux murs aveugles se dressait.
— Les prisons ! dit seulement Jacques Cœur, comme s'il voulait fortifier le courage de Catherine. Suivez- moi. Il nous faut monter jusqu'au château.
— Au château ? fit Catherine en écho.
— Mais oui, Justin Espérât nous y attend près du mur d'enceinte.
Là-haut, vers le plateau, la muraille du castel et celle de la ville se confondent.
— Et alors ? Je ne vois toujours pas.
Vous allez voir. Le ciel, apparemment, est avec nous. Le gel, cet hiver, a mordu si fort que des pierres ont éclaté et qu'une brèche s'est ouverte dans la muraille. Cette brèche est gardée, bien entendu, en attendant que la fin des frimas permette de réparer. Mais, il se trouve qu'à partir de la première heure, c'est Espérât qui est de garde. Cette fois Catherine ne répondit pas. Il n'y avait plus rien à objecter. Et puis, la montée était rude et, à mesure que l'on montait, le froid rendait la respiration difficile. Enfin, il /allait maintenir fermement les bêtes pour les empêcher de glisser. Bientôt l'ombre se fit plus épaisse. On longeait les courtines du château. Le grand pont- levis était relevé, mais celui de la poterne était en place. Un homme d'armes y veillait, appuyé lourdement sur sa guisarme. C'était là que brûlait le pot à feu.
Jacques Cœur leva la main pour commander la halte, s'approcha de Catherine.
— Nous devons passer presque sous le nez du garde. Pour cela, il n'y a qu'un moyen : l'occuper, chuchota- t-il.
— Mais comment ?
— Je pense que cela regarde Frère Étienne. Incroyable ce que l'on peut faire avec une robe de cordelier !
Catherine allait sans doute demander plus d'explications, mais le moine remettait déjà dans les mains de Jacques Cœur la bride de son cheval.
— Laissez-moi faire ! Guettez seulement le moment propice et faites le moins de bruit possible.
Frère Étienne rabattit son capuchon sur sa tête, glissa ses mains dans ses manches, puis, hardiment, s'avança vers la tache de lumière où l'homme d'armes sommeillait sur son arme comme un héron mélancolique. Tapis derrière leur contrefort de lave, les autres retenaient leur souffle. Le bruit des pas du moine avait éveillé le soldat qui rectifiait la position.
— Qui va là ? fit-il d'une voix enrouée de fatigue. Que voulez-vous, mon Père ?
— Je suis le Frère Ambroise, du couvent de Saint- Jean, mentit le cordelier avec un aplomb superbe. Je viens apporter les secours de la religion à l'homme qui va mourir.
— Quelqu'un va mourir ? s'étonna le soldat. Qui donc ?
Est-ce que je sais ? Quelqu'un de chez vous est venu demander un prêtre pour entendre une confession. On n'a rien dit de plus !
L'archer repoussa son casque et se gratta la tête. Il ne savait, visiblement, à quoi se résoudre. Finalement, il mit sa guisarme sur l'épaule.
— Je n'ai point d'ordre, mon frère. Partant, je n'peux point prendre sur moi d'vous faire entrer. Patientez un instant.
— Dépêchez-vous, mon fils, fit Frère Etienne aigrement. La bise est coupante.
L'homme disparut sous l'ogive basse de la poterne. Il allait au corps de garde chercher des instructions.
— Maintenant ! souffla Jacques Cœur.
Ils quittèrent leur abri, traversèrent rapidement la zone lumineuse.
Les sabots enveloppés de chiffons des chevaux ne faisaient aucun bruit. Le temps de trois battements de cœur effrayés et l'obscurité les avait engloutis de nouveau, mais la respiration de Catherine était aussi forte que si elle avait fourni une longue course. L'angle d'une tour à bec offrit aux fugitifs un nouveau refuge. Cependant, le soldat revenait.
— Faites excuse, mon Frère, mais on vous a mal informé.
Personne, cette nuit, n'est au mouroir.
— Cependant, je suis certain...
L'homme hocha la tête d'un air sincèrement désolé.
— Faut croire qu'il y a eu erreur. Ou bien qu'un mauvais plaisant...
— Un mauvais plaisant ? S'attaquer à un serviteur de Dieu ? Oh, mon fils ! s'offusqua le moine avec un naturel parfait.
— Dame ! Dans ces malheureux temps qu'nous vivons, mon frère, faut plus s'étonner de rien. Si j'étais vous, j'irais bien vite me remettre au chaud.
Frère Étienne haussa les épaules et tira davantage son capuchon sur son visage.
Puisque je suis dehors, je vais aller jusqu'à la porte de Clermont voir la vieille Marie qui est bien mal ! Les nuits sont longues quand la mort approche et c'est dans les petites heures que l'angoisse est la plus forte. Dieu vous garde, mon fils !
Frère Étienne esquissa une bénédiction puis quitta à son tour le cercle de lumière tandis que le soldat s'appuyait de nouveau sur son arme et reprenait sa faction morose.
Quelques instants plus tard, il avait rejoint les trois autres. A mesure que la nuit s'écoulait, le froid se faisait plus âpre et, derrière l'épaisse et rude muraille de la cité où s'appuyaient quelques masures croulantes, on entendait le vent siffler, balayant librement le haut plateau. Sans un mot, Jacques Cœur avait repris la tête de la petite troupe. On cheminait maintenant dans un étroit boyau qui se creusait entre le mur de ville et celui du château menant à un cul-de-sac. Là, d'intolérables odeurs s'élevaient, si lourdes que le froid ne les atténuait pas. Catherine, luttant courageusement contre la nausée, avait la sensation de s'enfoncer au cœur d'un univers gluant et humide où l'air devenait puanteur. Les sabots enveloppés des chevaux glissaient sur d'innommables détritus. La rivière était loin, les gens du quartier avaient trouvé là un dépotoir commode.
Soudain, la muraille parut se fendre, le ciel réapparut et une silhouette sombre se détacha de l'ombre.
— Est-ce vous, maître Cœur ?
— C'est nous, Justin ! Sommes-nous en retard ?
— Très en retard. Il faut que vous ayez le temps de gagner largement du terrain avant le jour. Faites vite !
Les yeux de Catherine s'habituaient à l'obscurité. Elle put distinguer la silhouette mince d'un jeune archer, devina la tache plus claire d'un visage sous le chapeau de fer. Un cor pendait à un baudrier au flanc du jeune homme. Un court instant, elle vit briller deux yeux vifs.
— Tu es certain de n'avoir point d'ennuis, Justin ?
Soyez sans crainte. Le prévôt pensera que maître Amable avait trop bu et nul n'aura idée de chercher par ici. D'ailleurs, les sabots enveloppés de vos chevaux n'auront pas laissé de traces reconnaissables dans toute cette boue.
— Tu es un brave garçon, Justin. Je te revaudrai cela.
Le rire léger du jeune homme tinta dans la nuit, insouciant, réconfortant.
— Rendez-le à mon père, maître Jacques, en lui commandant quelque belle pièce quand vous serez riche et puissant. Il rêve de tisser la plus belle tapisserie du monde et il ne cesse de dessiner belles dames et animaux fantastiques.
— Ton père est un grand artiste, Justin, je le sais depuis longtemps.
Je n'aurai garde de l'oublier. Jusqu’au revoir, mon enfant, et encore merci ! Car je sais que tu risques quelque chose malgré ce que tu en dis !
— S'il n'y avait pas risque, messire, où serait l'amitié ? Allez avec Dieu et ne vous souciez pas de moi, mais faites vite par pitié !
Sans ajouter un mot, Jacques serra la main du jeune homme puis aida Catherine à franchir les pierres écroulées de la courtine. Au-delà s'ouvrait l'air libre. On était sur un petit plateau où le vent soufflait avec violence, mais, plus loin, la colline montait encore. Pendant quelques instants, les voyageurs marchèrent sans parler, menant toujours les chevaux par la bride. La nuit semblait se faire moins noire ou bien les yeux s'habituaient. Catherine pouvait distinguer des formes d'arbres dont les branches nues se tordaient sous les brusques bourrades.
À une croisée des chemins marquée d'un calvaire de pierre, Jacques s'arrêta.
— C'est ici que nous nous séparons, Catherine. Cette route, dit-il, désignant celle de droite qui escaladait la colline, est la mienne. Elle conduit à Clermont d'où je descendrai sur la Provence. La vôtre est celle de gauche. À peu de distance, vous trouverez le prieuré de Saint-Alpinien où, si le cœur vous en dit, vous pourrez attendre le jour et prendre un peu de repos.
Il n'en est pas question, Jacques ! Je désire mettre autant de chemin que possible entre les prisons d'Aubusson et notre groupe. Mais je regrette de vous quitter.
Instinctivement, pour avoir encore un instant de solitude, le pelletier et la jeune femme s'étaient éloignés au-delà de la croix hosannière, laissant Sara et Frère Étienne démailloter les pieds des chevaux. Catherine éprouvait un regret profond en voyant Jacques s'éloigner. Il représentait cette solidité, cette force masculine rassurante dont la fuite de Gauthier l'avait privée et qui lui manquait si cruellement. Les heures noires précédant le matin pesaient sur elle de toute leur désespérance et une angoisse lui venait de ces routes inconnues où il lui fallait s'enfoncer. Jamais peut-être, autant qu'au pied de cette croix de lave, le regret d'un vrai foyer, d'une vie normale ne lui était venu d'une manière aussi poignante. Instinctivement, elle saisit la main de Jacques, s'y agrippa tandis que des larmes montaient à ses yeux.
— Jacques, murmura-t-elle, suis-je donc condamnée à l'errance éternelle, à la solitude sans fin ?
Quelque chose s'émut dans le visage tendu du pelletier. Celui de Catherine s'était levé vers lui et telle était la magie que dégageait sa beauté, même au cœur d'une nuit sombre, qu'un nuage passa devant ses yeux tandis qu'une pensée folle se glissait dans son cerveau si sage. Il ne comprit pas que Catherine subissait là une dépression passagère, née de la nuit, du froid et de sa fatigue plus que de sa raison. A son tour, il étreignit les mains menues, les appuya contre sa poitrine.
— Catherine, s'écria-t-il, et sa voix, sans qu'il en eût conscience, s'était chargée de passion, ne nous quittons pas ! Venez avec moi !
Nous irons en Orient, à Damas, où Je vous ferai Reine, où je saurai faire couler à vos pieds tous les trésors arrachés au cœur de l'Asie par les caravanes. Avec vous, pour vous, rien ne me sera impossible !
Une telle ardeur s'était levée en lui que son souffle brûla le front de Catherine. D'ailleurs, la minute de faiblesse était passée. Elle avait été heureuse de retrouver Jacques et elle avait peine à s'en séparer de nouveau, mais qu'avait-il donc compris ? Doucement, elle retira ses mains, sourit.
— Nous sommes si las et nous avons eu si peur que nous sommes aussi un peu fous, n'est-ce pas, Jacques ? Que feriez-vous de moi dans vos voyages aventureux ? Et que deviendrait votre plan grandiose qui doit donner au royaume richesse et prospérité ?
— Qu'importe tout cela ! Vous valez mieux qu'un royaume ! Dès le premier instant où je vous ai vue, parmi les dames de parage de la reine Marie, j'ai su que, pour vous, je pourrais tout renoncer, tout abandonner...
— Même Macée et les enfants ?
Un silence suivit. Jacques s'était raidi contre l'image si doucement évoquée par Catherine. Elle pouvait l'entendre respirer plus fort. Puis sa voix lui parvint, lointaine, assourdie mais ferme.
— Même eux... oui, Catherine !
Elle ne lui laissa pas le temps d'en dire davantage, le danger était trop pressant. Depuis longtemps, elle avait deviné que Jacques éprouvait pour elle de tendres sentiments, mais elle n'avait jamais imaginé pareil amour. Il n'était pas homme à s'engager ainsi. Qu'elle le prît au mot et il abandonnerait tout pour elle, avenir, famille, fortune. Lentement, elle secoua la tête.
— Non, Jacques, nous ne ferons pas cette folie que nous regretterions. J'ai parlé par lassitude, par lâcheté peut-être, et vous par trop grande spontanéité. L'un comme l'autre, nous avons une tâche à accomplir dans ce pays. D'autre part, vous aimez trop Macée, même si pour l'instant vous ne le croyez pas, pour lui faire cette peine. Quant à moi... oh moi, mon cœur est mort en même temps que mon époux.
— Allons donc ! Vous êtes trop jeune, trop belle pour qu'il n'en soit autrement.
Et pourtant il en est ainsi, mon ami, fit Catherine fermement, appuyant intentionnellement sur le mot ami. Je n'ai jamais vécu, respiré, souffert que pour et par Arnaud de Montsalvy. La vie, l'amour, la seule raison d'être n'ont jamais résidé qu'en lui. Depuis qu'il n'est plus là, je suis un corps sans âme et c'est, sans doute, heureux car cela me permettra d'accomplir sans faiblir la tâche que je me suis donnée.
— Quelle est cette tâche ?
— Qu'importe ! Mais elle peut me coûter la vie. En ce cas, souvenez-vous, Jacques Cœur, que vous avez en charge la fortune de Michel de Montsalvy, mon fils, et priez pour moi. Adieu, mon ami !
Rassemblant les plis de son manteau que le vent soulevait, Catherine se détourna pour rejoindre Sara et Frère Étienne. La protestation douloureuse de Jacques lui parvint comme un souffle.
— Non, Catherine, pas adieu... au revoir !
Sous l'ombre de son capuchon, elle cacha une grimace. C'étaient les mêmes mots, ou presque les mêmes qu'elle avait criés dans le chemin vide de Carlat, à demi folle de souffrance, mais acharnée à un espoir qui ne voulait pas mourir. Les mêmes mots, oui... mais le tourment n'y était pas. Le cours de sa vie tumultueuse allait reprendre Jacques dès que le tournant de la route les aurait séparés. Et c'était très bien ainsi !
Elle se pencha vers Sara qui s'était assise sur une pierre, pelotonnée sur elle-même pour avoir moins froid, et lui tendit la main pour l'aider à se relever en souriant à Frère Étienne.
— Je vous ai fait attendre, pardonnez-moi ! Maître Cœur m'a chargée de vous dire adieu. Maintenant, voici notre route.
Sans un mot, ils se remirent en marche. Le chemin obliquait vers la gauche et, d'abord, descendait pour longer un étang. Le croissant de lune apparu au ciel noir y traçait des moirures légères et en dessinait le contour. Remontée sur son cheval, Catherine se détourna. La faible lumière lui permit encore d'apercevoir la silhouette de Jacques dont le manteau claquait au vent. Sans se retourner, il escaladait la colline.
La jeune femme poussa un soupir et se redressa sur sa selle. Cette faiblesse sentimentale qui l'avait abattue un instant serait la dernière avant la chute de La Trémoille. Dans le dangereux pays de la Cour où elle allait évoluer, il n'y avait pas de place pour ce genre de choses.
Debout dans l'embrasure profonde d'une des fenêtres du château d'Angers, Catherine regardait distraitement au-dehors. Elle était si lasse après tous ces jours de voyage qu'elle n'était plus guère capable de s'intéresser à ce qui l'entourait. Tout à l'heure, quand, avec Sara et Frère Étienne, elle avait atteint la Loire, elle avait failli s'évanouir à la fois de fatigue et d'horreur. Depuis douze jours, à travers le Limousin ravagé de misère et de famine, les Marches et le Poitou, où les marques sanglantes de l'oppression anglaise se relevaient partout, fraîches et sinistres, les trois voyageurs avaient lutté pour leur vie, contre le froid, contre les hommes, voire contre les loups qui venaient hurler jusqu'aux portes des granges qui étaient bien souvent leur seul refuge. Manger était devenu un problème et chaque repas était une aventure difficile qui se faisait de plus en plus rare. Sans les abbayes que leur ouvrait le costume du cordelier ou le sauf-conduit de la reine Yolande, Catherine et ses compagnons fussent sans doute morts de faim et de misère avant d'atteindre le fleuve royal. Puérilement, la jeune femme s'était imaginé qu'en atteignant le duché d'Anjou, terre préférée de Yolande, tout ce cauchemar s'évanouirait. Mais cela avait été pis encore !
Sous la pluie diluvienne qui les avait accueillis aux limites du duché, Catherine et ses amis avaient parcouru les campagnes dévastées l'automne précédent par les soudards de Villa-Andrado. Ils avaient vu des villages tellement ravagés qu'il n'était resté âme qui vive pour enterrer les cadavres dont, seul, l'hiver s'était fait le fossoyeur ; des vignes arrachées, des champs où l'herbe même ne pousserait pas ce printemps, des églises éventrées, des abbayes et des châteaux brûlés, des déserts noircis, piqués çà et là de pieux tordus qui avaient été des arbres marquant la place des forêts incendiées, et les squelettes d'animaux abandonnés au bord des chemins, tels que les loups les avaient laissés.
Us avaient vu, réfugiés dans des cavernes où la peur et le dénuement les avaient poussés, des hommes, des femmes, des enfants qui avaient plus l'air de bêtes sauvages que d'êtres humains et devant lesquels il leur avait fallu fuir. Pour ces misérables, tout voyageur était devenu une proie. Un soir, même, ils furent sauvés de justesse des griffes d'une de ces hordes par les sergents de la duchesse-reine qui, escortant un chariot chargé de vivres, venaient porter secours aux populations si cruellement éprouvées.
Quand, enfin, les Ponts-de-Cé, fortifiés comme des redoutes avec leurs quatre arches enjambant trois îles et leur fort château, s'étaient dressés devant eux, Frère Étienne, malgré son courage et son empire sur lui- même, n'avait pu s'empêcher de murmurer :
— Enfin, nous voici au but !
Son sauf-conduit leur avait permis de passer sans la moindre difficulté et, bientôt, les puissantes murailles d'Angers s'étaient refermées sur eux à leur grand soulagement. Mais si la cité ducale n'avait pas souffert des ravages du Castillan, si la misère des campagnes n'avait pas été aussi cruellement ressentie dans cette ville riche et bien défendue, leur reflet se lisait sur les visages sombres et dans l'attitude méfiante des citadins. On ne voyait que figures fermées, vêtements de deuil et l'agitation normale d'une ville puissante ne se manifestait pas dans ces rues silencieuses où l'on parlait bas, comme dans une église.
Tout donnait cependant une impression d'énergie et d'ordre. Pas de mendiants, pas de soldats ivres, pas de filles folles ! Cette ville, créée pour la douceur de vivre, avec ses jardins, ses toits bleus et ses maisons blanches s'était muée en une forteresse toujours en alerte. Il n'était jusqu'aux réfugiés, dont elle s'était gonflée comme une poule qui a rassemblé sa couvée sous ses plumes, qui n'eussent été répartis de manière à ne pas gêner l'ordre de la cité ni sa défense. Tout ici proclamait que Yolande d'Anjou savait régner, secourir et se battre !
Le château dont la Maine reflétait les tours noires et grises, de granit et de schiste, groupées autour du donjon colossal renforçait cette impression. Une forêt de poivrières bleues, luisantes comme de l'acier, un hérissement de clochetons, de chemins de ronde et de girouettes dorées le couronnaient. Partout, aux créneaux, se montraient des hommes d'armes portant vouges, guisarmes ou fauchards de guerre et, au plus haut du donjon, un immense étendard claquait dans le vent chargé de pluie venu de la mer. Bleu, pourpre, blanc et or, cette bannière portait les croix de Jérusalem, le lambel de Sicile, les lys d'Anjou et les pals d'Aragon : les armes de la duchesse-reine que l'on retrouvait, couronnées d'or et aux mains d'un ange au-dessus de la porte de Ville.
À Angers, Frère Étienne pouvait circuler dans la ville et le château comme bon lui semblait et c'est tout juste si le corps de garde ne lui rendit pas les honneurs. Mais, franchis les profonds fossés, Catherine ne vit l'immense cour qu'à travers un rideau de pluie. Et puis, sous le capuchon alourdi d'eau, ses yeux se brouillaient de fatigue. Elle ne souhaitait, pour le moment, rien de plus qu'un lit, un vrai lit avec des draps pour y étendre son corps brisé par des nuits sur la pierre ou la terre nue. Mais il fallait, d'abord, se présenter à Madame Yolande.
Frère Étienne laissa ses deux compagnes dans une
grande salle du logis ducal dont les hautes fenêtres dominaient la Maine barrée de lourdes chaînes et la ville basse. Sara se laissa tomber aussitôt sur une bancelle, devant la cheminée, et s'endormit comme une masse. Catherine resta debout. Tous ses muscles étaient si douloureux qu'elle avait peur, en s'asseyant, de ne plus pouvoir se relever.
Elle n'attendit pas longtemps. Au bout de quelques minutes, le moine reparut.
— Venez, mon enfant, la Reine vous attend !
Jetant un dernier regard à Sara qui n'avait pas bronché, Catherine suivit Frère Etienne. Il lui fit passer une porte basse où veillaient deux gardes armés de vouges, jambes écartées, immobiles comme des statues. Au-delà s'ouvrait une grande chambre toute tendue de tapisseries à personnages. Une immense cheminée sculptée où brûlait un tronc d'arbre entier l'éclairait avec un bouquet de grands cierges jaunes plantés sur un trépied de bronze. Un lit gigantesque, dont les rideaux de velours pourpre, relevés, étaient frappés des lys de France, occupait un bon quart de cette pièce aux dimensions cependant respectables. Dans le coin opposé, une dame d'honneur brodait, si discrète qu'en ne releva pas la tête à l'entrée de Catherine. D'ailleurs, celle-ci n'eut pas un regard pour elle. Dès l'entrée, elle ne vit que la Reine !
Assise dans une vaste chaise d'ébène frileusement garnie de coussins, ses pieds étroits posés sur une chaufferette, Yolande la regardait venir et le cœur de Catherine se serra à constater les ravages dont ces trois dernières années avaient marqué le fin et fier visage de la duchesse-reine. Les cheveux d'ébène qui paraissaient sous la sévère coiffe de veuve blanchissaient, les traits se marquaient en creux profonds, le teint mat jaunissait comme jaunissent les parchemins. Ces mois de lutte incessante contre le mauvais génie de la France et contre les ennemis, Anglais et Bourguignons, pesaient lourdement sur les épaules de Yolande. La captivité de son fils, le duc René de Bar1
tombé aux mains de Philippe de Bourgogne depuis la bataille de Bugnéville avait été un coup d'autant plus terrible que la mère se refusait à l'accuser. A cinquante-quatre ans, la reine des Quatre Royaumes était une vieille femme. Seuls ses magnifiques yeux noirs, impérieux et vifs, gardaient la flamme de la jeunesse. Le corps, qui s'émaciait, se perdait dans les flots des vêtements noirs et des coussins où il se blottissait.
Mais comme Catherine s'agenouillait à ses pieds, Yolande lui sourit et reconquit d'un seul coup tout son charme. Elle tendit à la jeune femme une main blanche, demeurée parfaite.
— Mon enfant, dit-elle doucement, vous voici enfin ! Il y a si longtemps que je désire vous voir.
Une profonde émotion s'empara de Catherine. Elle avait tant souhaité se retrouver là, à cette place de suppliante aux pieds de la seule femme en qui elle eût confiance dans l'entourage du Roi, de tendre vers la reine de Sicile ses mains désarmées et implorantes, d'attendre d'elle aide et secours, qu'elle fut incapable de répondre.
Cachant son visage dans ses mains tremblantes, elle éclata en sanglots.
Un instant, Yolande contempla la mince forme écroulée devant elle dans ses vêtements usagés. Elle aussi avait noté la lassitude du ravissant visage, le désespoir des yeux violets, toute cette douleur que chaque trait de Catherine, chacun de ses gestes proclamaient. Puis, avec une exclamation de pitié, elle se leva, saisit la jeune femme dans ses bras et, comme l'eût fait l'humble Sara, appuya maternellement contre son épaule le doux visage en larmes.
— Pleurez, mon petit, murmura-t-elle, pleurez ! Les larmes soulagent.
Sans lâcher Catherine, elle se détourna légèrement, éleva la voix.
1 Le futur et célèbre roi René.
— Laissez-nous, Madame de Chaumont ! Vous reviendrez dans un moment. Jusque-là, faites préparer une chambre pour Madame de Montsalvy.
La dame d'honneur plongea dans une révérence silencieuse et disparut sans faire plus de bruit qu'une ombre. Cependant, la Reine conduisait doucement Catherine jusqu'à une grande banquette garnie de velours où elle la fit asseoir auprès d'elle. Là, elle attendit patiemment que cessent les sanglots de la jeune femme. Quand elle la vit plus calme, elle tira de son aumônière un petit flacon d'eau de la reine de Hongrie et en versa quelques gouttes sur un mouchoir dont elle tamponna le visage de Catherine. L'odeur, douce et piquante à la fois, lui rendit pleine conscience et, honteuse, elle s'écarta de Yolande, voulut s'agenouiller de nouveau, mais on la retint d'une main ferme.
— Causons entre femmes, si vous voulez bien, Catherine ! Si j'ai envoyé Frère Étienne vers vous, ce n'est pas pour vous traiter comme n'importe quelle dame de parage et pleurer avec vous. L'heure approche où nous allons nous débarrasser de l'homme auquel vous devez votre malheur, du triste Sire qui, dans le seul et vil but de s'enrichir, vend le royaume à l'encan et tente d'achever l'œuvre misérable de la reine Ysabeau. Vous en avez trop souffert pour ne pas être là.
— Nous avons été traqués, poursuivis, proscrits comme des criminels, ruinés et privés de tout. Nous serions morts à l'heure qu'il est si le comte de Pardiac n'était venu à notre aide. Mon fils n'a plus de nom, plus de terre... et mon époux est lépreux ! fit Catherine sombrement. Que pourrait-il nous arriver de pire ?
Il peut toujours arriver quelque chose de pire, rectifia doucement la Reine, mais ce qu'il importe de faire, maintenant, c'est de rendre au nom de Montsalvy son ancien éclat et de préparer à votre fils l'avenir qui convient. Voyez-vous... j'aimais beaucoup votre époux. Sous des dehors rudes, c'était un parfait gentilhomme et l'un des plus vaillants de ce pays. Les victimes de La Trémoille sont de trop haute valeur pour ne pas les venger comme il convient. Voulez-vous nous aider ?
— Je ne suis venue que pour cela, fit Catherine farouchement, j'attends de Votre Majesté qu'elle veuille bien me guider.
Yolande allait répondre quand un bruyant appel de trompette retentit à l'extérieur du château, déclenchant un immédiat remue-ménage dans l'immense demeure. La duchesse-reine, elle-même, s'était levée et se dirigeait vers la fenêtre qui donnait sur la chapelle et la vaste cour intérieure. Catherine la suivit, machinalement. Au-dehors des hommes d'armes sortaient en courant des salles de garde et se ruaient vers le portail en s'équipant hâtivement. Du logis ducal s'échappait un flot de pages, d'écuyers et de seigneurs. Catherine songea que, dans le clair-obscur de cette fin de journée, ils avaient l'air de descendre tout juste des grandes tapisseries des murs.
Cependant Yolande d'Aragon frappait du pied avec impatience.
— Pourquoi tout ce vacarme ? Que signifie cette agitation ? Qui donc nous arrive là ?
Comme pour répondre à ses questions, la porte s'ouvrit et Madame de Chaumont reparut, souriante, salua.
— Madame ! C'est Monsieur le Connétable qui nous arrive de sa terre de Parthenay. Votre Majesté...
L'exclamation de joie de la Reine lui coupa la parole.
— Richemont ! C'est le ciel qui l'envoie ! Je vais l'accueillir.
Elle se tourna vers Catherine avec un geste qui invitait à la suivre, mais se ravisa devant la mine défaite de la jeune femme.
— Allez vous reposer, ma chère, dit-elle avec bonté. Madame de Chaumont va vous conduire. Demain, je vous ferai mander et nous tirerons nos plans.
Silencieusement, Catherine s'inclina et suivit la dame d'honneur pendant que Yolande sortait par une autre porte. Elle se sentait la tête affreusement vide et se déplaçait machinalement, comme à travers des nuages.
Docilement, elle se laissa mener, sans un mot, à une chambre située à l'étage supérieur et dont les deux fenêtres donnaient sur la grande cour. Elle n'avait aucune envie de parler et Madame de Chaumont respecta son silence. C'était une aimable jeune femme blonde, au visage rond et aux grands yeux bruns, vifs et joyeux, qui semblait, avoir toutes les peines du monde à maîtriser une extrême vitalité. Très jeune puisqu'elle n'avait pas vingt ans, Anne de Bueil était toute de même mariée depuis cinq ans à Pierre d'Amboise, seigneur de Chaumont, et elle avait deux enfants, mais il n'y paraissait guère. Elle semblait faire un effort continuel pour contraindre sa nature exubérante à la vie quelque peu compassée d'une cour royale.
Visiblement, elle avait très envie de bavarder, mais, non moins visiblement, Catherine avait surtout besoin de repos et de calme. La petite Madame de Chaumont se contenta donc de lui décocher un sourire éclatant.
— Vous voici chez vous, Madame de Montsalvy. Je vais vous envoyer d'abord votre suivante et ensuite deux caméristes pour vous aider à vous installer. Aimeriez- vous un bain ?
Les yeux de Catherine brillèrent à l'évocation de ce délice oublié.
Un bain ! Il y avait des mois qu'elle n'en avait pris. Dès l'automne il avait fait trop froid dans les rudimentaires étuves de Carlat et, depuis qu'elle avait quitté l'Auvergne, son voyage ne lui avait pas offert pareil confort.
— J'aimerais bien ! fit-elle, rendant son sourire à la jeune femme.
Il me semble que je porte sur moi toutes les boues du royaume !
— C'est l'affaire de quelques instants !
Et Anne de Chaumont disparut dans un grand tourbillon de velours rouge et de satin gris. Demeurée seule, Catherine faillit se laisser tomber sur le lit, mais le vacarme qui s'élevait de la cour l'attira vers les fenêtres. Il y avait tant de torches allumées, tant de pots à feu brûlant dans leurs cages de fer que l'on y voyait comme en plein jour et que le reflet de toutes ces flammes dan sait au plafond de la chambre de Catherine, luttant victorieusement contre le bouquet de bougies et le feu de la cheminée conique qui en assuraient la lumière et la chaleur.
En bas, une véritable armée de serviteurs en livrée, de pages, d'écuyers, de soldats, de dames et de gentilshommes entouraient un groupe de cavaliers bardés de fer, impressionnant mur gris aux reflets sinistres, à peine éclairé par les tabards blancs aux queues d'hermine noire de Bretagne. Ces chevaliers se pressaient autour d'une grande bannière blanche, portant un sanglier arrêté devant un petit chêne vert et la devise « Que qui le veuille ! » brodée sur une banderole rouge. A quelques pas en avant de leur groupe, un homme, dont le heaume portait en cimier un lion d'or couronné, mettait pied à terre avec l'aide d'un écuyer. La visière pointue du casque était relevée et Catherine reconnut le visage balafré du Connétable. D'ailleurs la grande épée de France, fleurdelysée, battait le flanc gauche du redoutable Breton.
Catherine vit la reine Yolande descendre vivement les marches du perron et s'avancer, les deux mains tendues, un rayonnant sourire aux lèvres, vers l'arrivant. Elle vit le dur visage de Richemont s'adoucir tandis qu'il s'agenouillait pour baiser la belle main qu'on lui offrait.
D'où elle était, Catherine ne pouvait entendre ce qui disait, mais elle remarqua qu'entre la duchesse-reine et le chef de guerre l'entente semblait complète, absolue et en tira un profond réconfort. Elle se souvenait de la sympathie que Richemont avait toujours montrée à Arnaud et de l'obstination avec laquelle cet homme de fer menait ses affaires. Yolande, Richemont, c'étaient les deux indestructibles piliers sur lesquels elle comptait bâtir l'avenir de son petit Michel.
Une demi-heure plus tard, enfouie dans un grand cuveau plein d'eau chaude et parfumée, elle avait presque oublié et sa misère des derniers jours et sa fatigue. Les yeux clos, le cou appuyé au rebord habillé de draps, Catherine se laissait aller, corps abandonné, muscles et nerfs détendus. La chaleur de l'eau pénétrait chacune des fibres de son être, leur communiquant un engourdissement bienfaisant. Elle avait la sensation profonde d'abandonner, au fond de ce bain tout embaumé d'herbes balsamiques, en même temps que la saleté, sa peur, sa souffrance et même dix ans d'âge. Son esprit était plus clair, son sang circulait mieux. De nouveau, elle savait qu'elle était jeune, forte et que ses armes féminines demeuraient intactes. Cela, elle l'avait lu dans les yeux admiratifs des deux servantes qui l'avaient aidée à entrer dans son bain et qui maintenant, ouvrant des coffres, sortant des linges et des draps, s'activaient à préparer son coucher tandis qu'elle se reposait.
Oui, elle était toujours aussi belle et c'était bon de le savoir !
Sara dormait dans le réduit où on l'avait portée plutôt que conduite.
C'était tout juste si elle avait ouvert un œil entre la galerie du bord de l'eau et son lit, mais, pour une fois, Catherine pouvait se passer d'elle.
Maintenant, le lit était prêt, l'eau du bain couverte de plaques grisâtres qui en disaient long sur le degré de crasse que Catherine avait apportée d'Auvergne et l'une des caméristes tendait déjà un drap chauffé au feu pour en envelopper la baigneuse. Celle-ci se leva et demeura un instant debout dans la cuve, chassant, de ses deux paumes, les gouttelettes qui roulaient sur ses hanches. Au même instant, les dalles de l'étroite galerie, au- dehors, claquèrent sous un pas rapide chaussé de fer, la porte s'ouvrit sous la poussée d'une main péremptoire et un homme entra dans la chambre.
Son exclamation de stupeur fit écho au cri horrifié de Catherine. De l'homme si soudainement apparu, ses yeux agrandis ne détaillèrent rien, ils virent seulement que c'était presque un géant et qu'il était blond. D'un geste brusque, elle arracha le drap des mains de la servante et s'en drapa sans se soucier de le tremper à moitié.
— Comment osez-vous ? Sortez ! Sortez immédiatement ! s'écria-t-elle.
Le spectacle qui s'était offert à lui, joint à l'apostrophe furieuse de Catherine, avait plongé l'arrivant dans une complète stupeur. Il arrondit les yeux, ouvrit la bouche sans parvenir à articuler une seule parole tandis que Catherine, outrée, hurlait :
— Eh bien, qu'attendez-vous ? Je vous ai déjà dit de sortir ! Vous devriez être loin !
Apparemment, il était changé en pierre et, quand enfin il retrouva l'usage de la parole, ce fut pour bredouiller :
— Qui... qui êtes-vous ?
— Cela ne vous regarde pas ! Et quant à vous, je peux vous dire ce que vous êtes : un malappris ! Allez- vous-en !
— Mais..., commença le malheureux.
— Pas de mais ! Vous êtes encore là ?
Folle de colère, Catherine ramassa dans la cuve une grosse éponge et la projeta vigoureusement, toute gonflée d'eau, sur l'ennemi. Elle avait bien visé. L'éponge atteignit l'intrus en plein visage. En un instant, la cotte d'armes en soie bleue qu'il portait sur son armure fut trempée. Et, cette fois, il battit en retraite. Balbutiant de vagues excuses, le chevalier s'enfuit en courant, dans un grand bruit de ferraille. Catherine alors sortit de son bain avec la dignité d'une reine offensée, mais les deux servantes, médusées, ne firent pas un mouvement pour l'aider.
— Eh bien ? fit-elle d'un ton sec.
— Est-ce que la noble dame sait qui elle vient de traiter comme voilà ? articula enfin l'une d'elles. C'était monseigneur Pierre de Brézé
! Il tient de fort près à Madame la Reine dont il est très écouté. De plus...
— Cela suffit ! coupa Catherine. Eût-il été le Roi en personne que je n'aurais pas agi autrement. Essuyez- moi : j'ai froid !
Catherine avait chassé de sa pensée, avec quelque humeur, l'indiscret visiteur et souhaitait surtout ne plus le rencontrer car elle avait conscience de la position ridicule où il l'avait mise. Ce fut pourtant lui qu'elle vit le premier quand, le lendemain matin, elle pénétra dans la grande salle du château où la duchesse-reine l'avait fait appeler, mais, chose bizarre, elle en fut moins affectée qu'elle ne l'eût cru. Une bonne nuit, un copieux déjeuner et une toilette soignée avaient opéré, en elle un miracle. Elle se sentait une tout autre femme, prête à tous les combats.
Yolande, devant son évident dénuement, lui avait envoyé quelques robes à choisir. Celle que Catherine avait revêtue était de lourd brocart noir sous un surcot de drap d'argent ourlé de zibeline. Le grand hennin pointu qui coiffait la jeune femme était du même brocart et supportait un flot de mousseline noire givrée d'argent composant ainsi un deuil somptueux et bien propre à mettre en valeur la beauté de Catherine. Si, d'ailleurs, son miroir lui avait laissé là-dessus quelques doutes, le murmure qui accueillit son entrée dans la salle du conseil les lui eût ôtés. Mais ce fut dans un profond silence qu'elle s'avança vers le trône où était assise la reine Yolande.
Il n'y avait là, hormis la reine et elle-même, que des hommes, en petit nombre d'ailleurs, sept ou huit, dont le plus grand était Pierre de Brézé et le plus imposant le connétable de Richemont, debout sur les marches du trône. À côté du haut fauteuil de Yolande, mais un peu plus bas, une chaire supportait un très vieil homme en habits sacerdotaux encore droit malgré ses quatre-vingt six ans et dont les yeux faibles s'ornaient d'une paire de lunettes : Hardouin de Bueil, évêque d'Angers.
La salle était immense et Catherine dut vaincre une soudaine timidité pour s'y engager. Des bannières multicolores bougeaient, doucement contre les voûtes de pierre et les murs disparaissaient sous une immense et fastueuse tapisserie dont les tons dominants étaient le bleu et le rouge et qui retraçait les scènes fantastiques de l'Apocalypse de saint Jean. Le silence était si profond que le bruissement soyeux de sa robe emplissait les oreilles de Catherine, mais, comme elle avait parcouru à peu près la moitié du trajet, un pas rapide fit sonner les dalles : le connétable venait au-devant d'elle.
En la rejoignant, Arthur de Richemont s'inclina devant elle, et, offrant son poing fermé pour qu'elle y posât sa main, dit doucement :
— La bienvenue parmi nous, Madame de Montsalvy ! Plus que quiconque nous sommes heureux de vous voir, vous qui avez tant souffert pour une cause qui est nôtre ! Votre époux était encore bien jeune lorsqu'il combattit à mes côtés, à Azincourt, mais sa vaillance le faisait déjà remarquer. Je l'aimais profondément et j'ai le cœur navré de sa mort !
Débarrassé du heaume, le visage volontaire du prince breton - il devait succéder à son père comme duc de Bretagne - ravagé de balafres anciennes mais éclairé d'une paire d'yeux bleu clair au regard direct, s'offrait en pleine lumière. Catherine retrouva intacte l'impression de confiance qu'il lui avait donnée, la première fois qu'elle l'avait vu au moment de ses fiançailles avec la sœur de Philippe de Bourgogne, déjà veuve du Dauphin de France Louis de Guyenne. Cet homme avait la solidité d'un rempart, la netteté d'une lame d'épée, la valeur de l'or pur. Pour lutter contre les larmes qui lui venaient, elle lui sourit et plongea dans une révérence tout en posant sa main sur celle qu'on lui offrait.
— Monseigneur, votre accueil m'émeut et me touche plus que je ne saurais dire. Mais je vous prie de disposer de moi comme vous auriez disposé de mon époux bien-aimé s'il avait plu à Dieu de me le laisser ! Je n'ai plus, ici-bas, d'autre désir que le venger et rendre à son fils ce qui lui est dû !
— Il en sera fait selon votre désir. Venez !
Côte à côte, ils s'avancèrent vers le trône où Yolande attendait. Elle sourit à la jeune femme.
— Saluez Sa Révérence l'évêque de notre bonne ville puis venez vous asseoir ici, dit-elle en désignant un coussin de velours disposé sur les marches du trône.
Lorsque Catherine y fut installée, on lui présenta les hommes présents. Il y avait là, outre Pierre de Brézé dont les yeux ne la quittaient pas, le seigneur de Chaumont, époux de la gentille Anne, le frère de celle-ci, Jean de Bueil, gouverneur de Sablé, Ambroise de Loré, Pregent de Coetivy, ami personnel du connétable, enfin, un peu à l'écart, un homme d'aspect modeste et de mine taciturne qui était l'écuyer de Richemont et se nommait Tristan l'Hermite. Tous étaient jeunes, le plus vieux étant le connétable qui atteignait tout juste la quarantaine et tous vinrent baiser respectueusement la main de la jeune femme. Seul, Brézé y ajouta un soupir et un regard qui firent rougir Catherine jusqu'aux oreilles.
Elle chassa cette gêne avec impatience. Qu'avait-elle à faire de cet homme à la minute où tant de choses graves allaient être dites ? C'était de vengeance qu'il était question et non de se laisser conter fleurette par le premier damoiseau venu ! Elle lui jeta un regard sévère et détourna la tête.
Mais, déjà, la Reine prenait la parole.
— Messeigneurs, nous voici maintenant au complet puisque nous ne pouvons espérer la présence des capitaines La Hire et Xaintrailles qui guerroient en Picardie. Lors de votre précédente réunion qui eut lieu en septembre dernier, à Vannes, aux funérailles de la duchesse de Bretagne, Madame Jeanne de Valois, vous avez conclu un accord visant à la perte de Georges de La Trémoille. Il est, je pense, inutile que je vous rappelle ses méfaits. Non content d'avoir livré Jehanne la Pucelle, de faire régner la terreur dans le royaume, de réduire le Roi à la misère tandis qu'il s'enrichit lui- même scandaleusement, de le jeter en prison et de ruiner les meilleurs d'entre nous, tels Louis d'Amboise qui vous est cousin à tous, et Arnaud de Montsalvy, de livrer aux Anglais la ville de Montargis qui est à Madame de Richemont, d'avoir porté la guerre sur nos propres terres et fait piller et ravager par son valet Villa-Andrado l'Auvergne, le Limousin et le Languedoc, cet homme ose encore s'opposer aux tentatives de rapprochement que, depuis des mois, patiemment, nous avions entreprises avec le duc de Bourgogne. Depuis près d'une année, le légat du pape, le cardinal de Sainte-Croix, Nicolas Albergati, tient conférence sur conférence avec les envoyés de Bourgogne pour aboutir à la paix. Et que fait pendant ce temps La Trémoille ? En octobre passé, il essaie d'assiéger Dijon et lance en même temps une maladroite tentative d'assassinat contre le duc Philippe au moment précis où la mort de la duchesse de Bedford, sœur de Philippe, le détournait de l'alliance anglaise. Cela ne peut durer ! Jamais nous ne parviendrons à chasser l'Anglais et à rendre la paix à ce royaume tant que le Grand Chambellan tiendra le Roi sous sa griffe. Vous avez juré, messeigneurs, d'en purger la France.
J'attends ce que vous avez à me proposer !
Un silence suivit le réquisitoire de la Reine. Catherine retenait son souffle, pesant au fond d'elle-même les nouvelles qu'elle apprenait ici.
Elle découvrait combien elle avait été éloignée de tous ces événements et aussi, non sans surprise, qu'une tentative d'assassinat contre son ancien amant, Philippe de Bourgogne, la laissait insensible.
Les liens qui les avaient unis étaient rompus, sans plus laisser de trace que l'amarre tombée d'un navire qui s'éloigne de la terre. Et c'était comme si une autre qu'elle-même eût vécu ces heures brûlantes dans les bras du beau duc et comme si ce ne fût pour elle rien d'autre qu'une histoire entendue un soir, à la veillée.
Cependant, tous les regards, y compris celui de Catherine, se tournaient vers le connétable. Tête basse, les bras croisés sur sa poitrine, il semblait réfléchir profondément. Ce fut l'évêque octogénaire qui rompit le silence. Sa voix grelotta comme une clochette fêlée.
— Par deux fois, Sire Connétable, vous avez débarrassé le Roi, et cela malgré lui, de ses indignes favoris. Une troisième fois vous ferait-elle peur ? Qu'a le Sire de La Trémoille de plus que Pierre de Giac ou le Camus de Beaulieu ? Vous avez fait coudre le premier dans un sac jeté à l'Auron, égorger le second ; pourquoi donc La Trémoille vit-il encore?
Parce qu'il se garde mieux que les autres. Giac se croyait protégé du Diable auquel il avait vendu sa main droite. La tête de Beaulieu n'était qu'un grelot vide. Celle de La Trémoille est pleine d'une dangereuse astuce. Il se sait haï et agit en conséquence. Nous avons juré sa perte, mais il semble que ce ne soit pas chose facile à réaliser.
L'évêque eut un rire sec.
— Il s'agit seulement de frapper. Je vois mal ce qui vous retient.
Vous êtes tenu à l'écart de là cour, soit ! Mais vous avez suffisamment d'hommes dévoués...
— Et que ferait l'un de ces hommes dévoués ? coupa sèchement Richemont. Approcher La Trémoille est impossible pour qui n'a pas sa confiance. Il a fait du Roi, qu'il ne quitte jamais, son premier gardien. Depuis l'été il s'est enfermé avec lui dans la forteresse d'Amboise, et n'en est pas sorti à l'exception d'un court séjour, toujours avec le Roi, dans son propre château de Sully. Ce n'est pas le désir de tuer qui nous manque, c'est le moyen !
— Le ton morne du connétable glaça le sang de Catherine. Sur l'accoudoir du trône, elle vit se crisper la main de Yolande, sentit son agacement dans sa propre chair. Pourquoi ces atermoiements, ces questions qui semblaient devoir rester sans réponse. A quoi bon ce conseil si l'on devait seulement y constater l'impuissance des conjurés
? Mais, comme la reine se taisait, elle n'osa pas davantage parler.
D'ailleurs l'évêque se levait avec agitation.
— Un habile archer peut atteindre n'importe quelle cible, n'importe où. Quand La Trémoille sort...
— Il ne sort jamais ! Il est devenu si gros et si lourd qu'aucun cheval ne saurait plus le porter. Il voyage en litière fermée, cernée de gardes et porte cotte de mailles pendant son sommeil, j'imagine !
— Frappez la nuit...
— Il ne partage même pas le logis du Roi qu'il juge trop peu sûr.
La nuit, c'est dans le donjon, sous la garde de cinquante hommes armés, que La Trémoille se laisse aller au sommeil.
— Le poison, alors, durant les repas.
Richemont poussa un soupir de lassitude. Ce fut son ami Prégent de Coetivy qui répondit, d'une voix sombre :
— Ses mets et ses vins sont goûtés par trois officiers du Roi.
Monseigneur de Bueil poussa un cri de colère, arracha ses lunettes et les jeta à terre.
— Est-ce là tout ce que vous avez à nous dire, Sire Connétable ?
Vous avouez ici votre impuissance ou bien La Trémoille est-il le démon incarné ? Par la mort-Dieu, Monseigneur, il s'agit d'un homme de chair et de sang, entouré d'autres hommes faibles ou cupides que l'on doit pouvoir acheter et qui vendraient leur dévouement au poids de l'or peut-être.
— Je me méfie des dévouements que l'on achète, seigneur évêque.
Certes, il nous faudrait un homme capable non seulement de se dévouer, mais encore de sacrifier sa vie, car il faudrait frapper sous les yeux mêmes du Roi et le meurtrier n'en sortirait pas vivant. Lequel d'entre vous, messires, est prêt à aller plonger sa dague dans la gorge de La Trémoille et à tomber aussitôt sous les coups des gardes ?
Un pesant silence suivit la question sarcastique du connétable. Les chevaliers se regardaient avec embarras et une bouffée de colère gonfla la poitrine de Catherine. Ces hommes n'avaient plus à faire leur réputation de vaillance. Parmi les plus braves, ils étaient les meilleurs et, pourtant, aucun d'eux n'osait avancer, n'osait mettre sa vie en jeu contre celle de leur ennemi. Ils voulaient bien combattre au grand jour, aux clairs rayons du soleil de la gloire, dans le fracas des armes et le claquement soyeux des oriflammes, mais tuer dans l'ombre, frapper par surprise et tomber ensuite sous les coups des valets, cela, leur orgueil le repoussait de toutes ses forces. Peut- être aussi se jugeaient-ils trop importants pour le royaume, trop nécessaires à l'éclat des armes de France pour se ravaler au rang d'exécuteur de basses œuvres ? Ou peut-être qu'ils n'avaient pas assez souffert de La Trémoille ? Sinon, ils ne désireraient rien d'autre que sa vie, son sang... par tous les moyens ? Ils lui vouaient une haine sans chaleur et leur combat était celui de la politique, du désir noble mais froid d'arracher le pouvoir et la personne du Roi de ses mains indignes. Mais ce n'était pas sa haine à elle, cette fureur née de ses entrailles mêmes de femme désespérée, frustrée de tout ce qui avait été son unique raison de vivre. Ils étaient, ces hommes, seulement indésirables à la cour et certains avaient vu un de leur proche pâtir de La Trémoille, mais ils n'avaient pas vu leurs châteaux en flammes, leurs noms salis, leurs vies menacées et l'être qui leur était le plus cher retranché à tout jamais du nombre des vivants.
Un goût de fiel emplit la bouche de Catherine tandis qu'une poussée de furieuse colère parcourait ses veines. Et, comme la voix grave de la Reine articulait, avec une pointe de mécontentement : «
Enfin, messires, il faut tout de même décider de quelque plan », elle quitta son siège et vint s'agenouiller devant le trône.
— S'il plaît à Votre Majesté, je suis prête, moi, à faire ce geste devant lequel reculent ces chevaliers ! Je n'ai plus rien à perdre, que la vie... et ce m'est fort peu de chose si je puis venger mon époux bien-aimé. Daignez seulement vous souvenir, Madame, que j'ai un fils et veiller sur lui.
Un grondement de colère salua ses paroles. D'un même mouvement, les seigneurs s'étaient rapprochés des marches sur lesquelles Catherine était agenouillée et tous avaient crispé leur main sur la garde de leur épée.
— Dieu me pardonne ! s'écria Pierre de Brézé d'une voix altérée.
Je crois que Madame de Montsalvy nous prend pour des lâches ! Lui laisserons-nous, messeigneurs, de telles idées en tête ?
De tous côtés jaillirent des protestations indignées que vinrent arracher brusquement quelques paroles prononcées d'une voix glaciale.
Avec la permission de la Reine et celle de Monseigneur le Connétable, j'oserai dire, messeigneurs, que ceci ne sert à rien, que vous perdez votre temps et vos paroles ! Il ne s'agit point ici de disputer à qui montrera le plus d'héroïsme, mais de discuter froidement de la mort d'un homme et des moyens d'y parvenir. Or, aucun de ceux que j'ai entendu avancer jusqu'ici ne m'a paru bon.
L'autorité tranquille de cette voix avait fait retourner Catherine. Le cercle des chevaliers s'ouvrit, livrant passage à l'homme que l'on avait nommé Tristan l'Hermite et qui occupait le poste assez modeste d'écuyer du connétable. La jeune femme le regarda plus attentivement tandis qu'il s'avançait. C'était un Flamand d'une trentaine d'années, blond avec des yeux d'azur pâle et le visage le plus froid le plus immobile que Catherine eût jamais vu. Pas un muscle n'y bougeait.
Visage lourd, d'ailleurs, aux traits vulgaires, mais auquel sa totale impassibilité conférait une sorte de majesté. Il plia le genou devant la Reine, attendant la permission de poursuivre. Richemont consulta Yolande du regard puis dit :
— La Reine permet que tu parles ! Qu'as-tu à dire ?
— Ceci : le Grand Chambellan ne peut être atteint de l'extérieur puisqu'il ne sort pas, il faut donc que ce soit à l'intérieur et à l'intérieur d'une demeure royale, puisqu'il les a faites siennes et qu'il se retranche derrière leurs garnisons.
— C'est tout juste ce que nous venons de dire, fit Jean de Bueil avec une grimace. Autrement dit, c'est impossible !
— C'est impossible à Amboise, reprit Tristan l'Hermite sans se démonter. Parce que le gouverneur est à lui, mais ce serait possible dans un château dont le gouverneur serait à nous. Chinon, par exemple, dont le gouverneur, messire Raoul de Gaucourt, s'est rallié secrètement à Monseigneur le Connétable et lui est tout dévoué.
Un frisson glacé courut rétrospectivement le long du dos de Catherine
; Raoul de Gaucourt ! L'ancien gouverneur d'Orléans, l'homme qui l'avait jadis mise à la torture, condamnée à la potence ! Il haïssait Jehanne d'Arc et l'avait combattue sourdement. Qu'avait bien pu lui faire La Trémoille pour qu'il changeât aussi radicalement de camp ?
Mais Richemont, d'un ton rogue, répondait à son écuyer :
— En effet, nous aurions une chance si l'on pouvait amener. La Trémoille, et le Roi bien entendu, à Chinon. Mais le Grand Chambellan n'aime pas Chinon. L'ombre de la Pucelle y est trop présente et les petites gens de la ville lui ont gardé leur cœur. Le Roi est trop facilement influençable. La Trémoille craint qu'il entende encore, dans la Grande Salle, l'écho de la voix de Jehanne. Il ne sait pas que Gaucourt nous est revenu, mais il n'acceptera jamais de ramener le Roi à Chinon!
— Et pourtant, s'écria Catherine, il faut qu'il l'y ramène ! N'y a-t-il personne qui ait quelque influence sur lui ? Il s'agit seulement d'une répugnance sentimentale que l'on pourrait tourner. Tout homme, selon moi, a son point faible qu'il suffit d'exploiter. Quel est-il pour le Grand Chambellan ?
Cette fois, la réponse vint d'Ambroise de Loré, un Angevin roux qui ne souriait jamais.
— Il en a deux : l'or et les femmes ! lança-t-il. Sa soif de l'un n'a d'égale que son insatiable désir des autres. Qu'il se trouve une fille assez belle pour lui mettre la folie dans le sang et il en arriverait peut-
être à faire une sottise !
Tandis que Loré parlait, son regard détaillait Catherine avec une insolence brutale qui lui mit le feu aux joues. L'intention de l'Angevin était si claire qu'une soudaine révolte étrangla la jeune femme. Pour qui la prenait-il, ce grand seigneur cynique ? Pensait-il mettre au lit de La Trémoille la femme d'Arnaud de Montsalvy ? Pourtant, elle retint la réplique acerbe qui lui montait aux lèvres... Peut-être y avait-il là une idée, après tout ? Entre affoler un homme et se donner à lui, il y a une marge et qui sait si...
Une exclamation furieuse de Pierre de Brézé coupa net le fil de sa pensée. Lui aussi, comme tous les autres d'ailleurs, avait saisi le sens des paroles de Loré et il se ruait déjà sur lui, blanc de colère.
Tu es fou ? À quoi songes-tu ? Les malheurs d'une noble dame, si belle soit-elle, devraient la défendre contre certaines pensées. Tu mériterais que je te fasse rentrer ton insolence dans la gorge, bien que tu sois mon ami ; car je n'admettrai jamais...
— Paix, messire de Brézé ! coupa la Reine. Après tout, notre ami Loré n'a rien dit dont se puisse chagriner Madame de Montsalvy. Seul, son regard a manqué de discrétion. Oublions-le !
— De toute façon, grogna Richemont, La Trémoille se méfie des grandes dames. Elles ont l'œil trop vif, la langue trop acérée et, de plus, leur rang leur permet des comparaisons qui ne sont jamais à son avantage. Ce qu'il aime, ce sont les ribaudes, les filles folles, habiles aux multiples jeux de l'amour, ou encore les belles paysannes qu'il peut avilir et tourmenter tout à son aise !
— Vous oubliez les jeunes pages, Monseigneur ! fit Tristan l'Hermite sarcastique, et autre chose encore dont se délecte actuellement notre Chambellan. Depuis un mois environ, une troupe de gens d'Egypte ou de Bohême s'est installée dans les fossés d'Amboise, contrainte par l'hiver et la dévastation des campagnes à se rapprocher des villes. Les bourgeois en ont peur parce qu'ils volent, disent l'avenir et savent jeter des sorts, mais, à cause de cette peur, ils se montrent généreux. Les hommes sont forgerons ou musiciens. Les filles dansent. Certaines sont belles et La Trémoille a du goût pour leur peau bistrée. Il n'est pas rare qu'il en fasse monter au château pour ses plaisirs et c'est, je crois bien, sa volonté plus encore que la famine qui retient la tribu à Amboise.
Catherine avait suivi avec un profond intérêt le petit discours du Flamand, d'autant plus qu'il semblait s'adresser surtout à elle. Elle y sentait une intention, mais ne démêlait pas encore très bien laquelle. Il semblait l'inviter à le suivre. Certes, s'il avait parlé de Tziganes, c'était avec une raison sérieuse.
— Suggérez-vous, fit Jean de Bueil avec hauteur, que nous devions nous acoquiner avec l'une de ces sauvagesses ? Belle garantie que nous aurions là !
Nous serions vendus à La Trémoille pour une paire de poules !
— En aucune manière, monseigneur, répondit Tristan, les yeux sur Catherine. En fait, je pensais plutôt qu'une femme intelligente, habile et courageuse, adroitement déguisée...
— Où voulez-vous en venir au juste ? coupa Brézé d'un air soupçonneux.
Tristan parut hésiter à répondre, mais Catherine avait compris.
Cette idée qu'il n'osait trop exposer, craignant sans doute les réactions violentes de certains chevaliers, elle l'avait saisie au vol, en vérité, et sans bien s'en rendre compte, à l'instant où il avait parlé des gens de Bohême. Et maintenant, elle allait la faire sienne. Elle sourit au Flamand pour l'encourager, posa une main apaisante sur le bras de Brézé.
— Je crois comprendre la pensée de messire l'Hermite, dit-elle tranquillement. Il veut dire que, si je suis prête à tout pour tirer vengeance de La Trémoille, je suis tout indiquée pour jouer ce rôle.
Ce fut un beau vacarme. Tous les gentilshommes s'étaient mis à crier en même temps, mais le fausset de l'évêque dominait. Seul, Ambroise de Loré ne disait rien, mais un coin de sa bouche s'étirait d'une manière qui pouvait, à la rigueur, passer pour une ébauche de sourire. Il fallut que la duchesse-reine élevât le ton pour ramener le silence.
— Calmez-vous, messeigneurs ! dit-elle froidement. Je comprends votre émoi devant une proposition d'une telle hardiesse, mais rien ne sert de crier. Au surplus, nous sommes devant une situation si difficile que les chances de réussite les plus minces... comme les plus folles, doivent être examinées avec sang-froid ! Quant à vous, Catherine, avez-vous bien mesuré la portée de vos paroles et les dangers auxquels pareille aventure vous exposerait ?
Je les ai mesurés, Madame, et ne les ai point trouvés insurmontables.
Si je puis vous servir et servir le Roi tout en vengeant les miens, je me tiendrai pour heureuse.
Le regard bleu du Connétable chercha celui de la jeune femme et s'y implanta.
— Vous allez risquer votre vie à chaque instant. Si La Trémoille vous reconnaît, vous ne verrez pas se lever le jour suivant. Le savez-vous ?
— Je le sais, Monseigneur, fit-elle avec une courte révérence, et j'en accepte le risque. Au surplus, ne faites pas ce risque plus grand qu'il n'est. Le Grand Chambellan me connaît bien peu. J'étais des dames de la reine Marie, toutes pieuses et graves, et qui ne fréquentent que fort peu l'entourage du Roi. La Trémoille m'a vue deux ou trois fois, toujours mêlée aux autres dames, trop peu pour me reconnaître, surtout sous un déguisement.
— Parfait, dans ce cas ! Vous avez réponse à tout et j'admire votre courage.
Il se détourna légèrement pour parler à Tristan l'Hermite, mais Jean de Bueil s'interposa.
— En admettant que nous acceptions la proposition de Madame de Montsalvy et que nous lui laissions jouer ce rôle dangereux et, à tout le moins, déplaisant, rien ne dit qu'elle pourrait le faire d'une manière suffisamment convaincante. Ces gens d'Égypte ont d'étranges façons et de plus étranges coutumes encore...
— Des coutumes que je connais, coupa Catherine doucement.
Messire, ma fidèle nourrice, Sara, est l'une de ces Égyptiennes. Elle fut jadis vendue comme esclave à Venise.
L'objection suivante vint de Pierre de Chaumont.
— Ces gens accepteront-ils d'être nos complices ? Ils sont sauvages, indépendants, insaisissables.
Un froid sourire détendit les lèvres minces du Flamand, un sourire qui contenait une menace.
Eux aussi aiment l'or... et craignent le bourreau ! La menace de la corde, jointe à la promesse d'une belle somme, les rendra très compréhensifs. De plus, cette Sara, étant l'une des leurs, sera indubitablement bien accueillie... et, s'il plaît à Monseigneur le Connétable, j'accompagnerai moi-même dame Catherine chez les Bohémiens J'assurerai la liaison avec vous, messeigneurs !
— Il me plaît ainsi, approuva Richemont, et je crois que ce plan est bon. Quelqu'un a-t-il une objection nouvelle à formuler ?
— Aucune, fit l'évêque, si ce n'est la crainte où nous sommes de voir cette honnête et noble femme aventurer son âme... et son corps dans une dangereuse aventure. La vertu de Madame de Montsalvy...
— N'a rien à craindre, Votre Révérence, fit Catherine calmement.
Je saurai me garder.
— Mais, insista le prélat, il y a encore un point que j'aimerais éclaircir. Une fois admise auprès de La Trémoille, comment ferez-vous pour le décider à quitter Amboise pour Chinon ? Il aime les filles de Bohême, soit, mais je ne pense pas qu'il leur permette d'agir sur son comportement ou de lui donner des avis ? Vous ne serez rien d'autre, à ses yeux, que l'une d'elles...
Cette fois, Catherine se mit à rire, et ce rire, léger et doux, détendit comme par magie les visages durcis des chevaliers.
— J'ai, là-dessus, mon idée, monseigneur, mais je vous demande permission de la garder pour moi. Sachez seulement que je me servirai de la plus solide des passions du Chambellan : celle de l'or.
— Alors, Dieu vous bénisse et vous garde, ma fille ! Nous prierons pour vous !
Il tendit aux lèvres de la jeune femme qui s'agenouillait sa main gauche ornée d'un énorme saphir tandis que sa main droite traçait sur le beau front levé un geste de bénédiction.