142538.fb2 Catherine des grands chemins - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

Catherine des grands chemins - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

Le cœur de Catherine battait comme un tambour sonnant la charge.

Enfin elle allait se battre, se battre elle- même, affronter l'ennemi jusque dans sa tanière. Dans sa vie, elle avait déjà couru bien des aventures, mais ces aventures lui avaient été imposées par le destin.

Hormis lorsqu'elle avait quitté la Bourgogne pour rejoindre Arnaud dans Orléans assiégée, elle avait dû subir ce que la fortune lui apportait, en tirant le meilleur parti possible. Aujourd'hui, de parti délibéré, alors que rien ne l'y forçait, simplement pour le repos de sa conscience et l'amour de l'homme à jamais perdu, elle se lançait dans une terrible une folle équipée, où rien, pas même son nom, ne pourrait lui porter secours. Si elle était prise, elle serait pendue comme n'importe laquelle de ces filles d'Egypte dont elle allait prendre l'aspect, et son corps abandonné pourrirait loin de cette terre où Arnaud, lentement, se mourait. Mais cette pensée même n'ébranla pas sa résolution.

Perdue dans son rêve, elle sursauta quand la voix nette de la Reine prononça :

— Avant de nous séparer, jurez de nouveau, messeigneurs, comme vous l'aviez fait à Vannes, de garder fidèlement notre secret et de n'avoir ni trêve ni repos tant que l'homme dont nous avons juré la perte ne sera pas abattu. Jurez et que nous viennent en aide Madame la Vierge et Monseigneur Jésus-Christ !

D'un même geste, les chevaliers étendirent leur main droite au-dessus de la croix de saphirs que l'évêque avait décrochée de son cou et leur présentait.

— Nous le jurons ! clamèrent-ils d'une seule voix. La Trémoille tombera ou nous périrons !

Puis, l'un après l'autre, ils vinrent plier le genou devant Yolande qui, à tous, donna sa main à baiser et, enfin, quittèrent la salle des tapisseries.

Seuls, Richemont et Tristan l'Hermite demeurèrent pour régler les détails de l'expédition. Mais, tandis que la Reine et le Connétable s'entretenaient, Catherine s'approcha du Flamand.

— Je veux vous remercier, dit-elle. Votre idée nous a tous sauvés et je ne peux m'empêcher d'y voir un signe du destin. Vous ne pouviez savoir que ma suivante...

Et pourtant, je le savais, Madame, répliqua Tristan avec un mince sourire. Ne me remerciez pas plus qu'il ne convient. Ce n'est pas moi qui vous ai donné une idée, Dame Catherine, c'est vous qui m'en avez donné une !

— Vous saviez ? Mais comment ?

— Je sais toujours tout ce que je veux savoir ! Mais soyez sans crainte : je vous servirai aussi fidèlement que je sers le Connétable.

— Pourquoi ? Vous ne me connaissez pas ?

— Non. Mais je n'ai pas besoin de regarder un être à deux fois, homme ou femme, pour en connaître la valeur. Je vous servirai pour la meilleure et la plus simple des raisons : cela me plaît !

L'énigmatique Flamand salua et rejoignit son maître auprès du trône, laissant Catherine songeuse. Quel était cet homme étrange qui, simple écuyer, parlait en maître et qui semblait savoir, par des moyens connus de lui seul, tout ce qui pouvait concerner les gens qu'il approchait ? Qu'il y eût en lui quelque chose d'inquiétant, Catherine ne le niait pas, et, pourtant, elle envisageait sans crainte de l'accepter pour compagnon d'aventure. Peut-être à cause de cette solidité, qui émanait de lui, une solidité différente de celle que lui avait donnée Gauthier, mais, à sa manière, aussi rassurante !

Elle avait hâte de rejoindre Sara pour la mettre au courant et demanda pour se retirer une permission qui lui fut accordée aussitôt.

La Reine et le Connétable devaient avoir à s'entretenir de choses plus graves encore qui n'étaient point faites pour des oreilles profanes, fussent-elles fidèles. Mais, en quittant la salle, Catherine se heurta à Pierre de Brézé. Le jeune homme faisait les cent pas dans la galerie du bord de l'eau et, en la voyant paraître, il se dirigea vers elle. Il semblait très ému et plutôt agité.

— Gracieuse dame, dit-il d'une voix émue, ne me prenez pas pour un fou, mais, par grâce, accordez-moi quelques instants d'entretien.

J'ai bien des choses à vous dire.

— Tant que cela ? fit Catherine mi-figue mi-raisin. Je pensais que nous nous étions tout dit hier soir.

Le rappel de leur précédente rencontre fit rougir Brézé et Catherine, malgré la rancune qu'elle lui gardait, ne put s'empêcher de trouver du charme à ce colosse qui rougissait comme une jeune fille. Il était beau d'ailleurs, avec des traits réguliers et purs qui rappelaient ceux des Montsalvy, ceux de Michel surtout à cause des cheveux clairs et des yeux bleus et, à constater cela, Catherine sentit disparaître l'instinctif ressentiment qu'il lui avait inspiré. Elle le regarda un peu moins sévèrement, accepta même sa main pour gagner l'une des embrasures des fenêtres. Là, elle s'assit sur le banc de pierre, leva les yeux vers lui.

— Eh bien, j'écoute ! Qu'aviez-vous à me dire ?

— D'abord pardon pour hier. J'arrivais tout droit d'une mission dans le Haut-Maine et je suis allé directement à cette chambre qui est la mienne en temps normal. J'ignorais qu'elle fût occupée.

— Dans ce cas, vous êtes pardonné. Vous voilà satisfait ?

II ne répondit pas tout de suite. Ses doigts, nerveux, tiraillaient les longues déchiquetures doublées de soie grise de son pourpoint de drap bleu dont la seule parure était les croix de Jérusalem de ses armes brodées sur la poitrine.

— J'ai encore quelque chose à dire ! fit-il sourdement sans même oser regarder le fin visage, si touchant dans l'encadrement de ses voiles noirs.

Jamais, dans toute sa vie, Pierre de Brézé n'avait rencontré de femme aussi belle et la perfection de ce qu'il avait découvert sans le vouloir, la lumière émanant de ces merveilleuses prunelles violettes, tout cela l'émouvait au point de le faire trembler, lui, le chevalier de la Reine, l'homme devant qui avaient fui lord Scales et Thomas Hampton, et de le laisser sans forces, désarmé au point de ne rien souhaiter de mieux que s'agenouiller et adorer. Catherine était trop femme, trop fine pour ne pas percevoir le trouble de ce garçon si grand, mais elle était décidée à ne pas en subir la contagion, quel qu'en fût le charme.

Dites ! fit-elle tranquillement. Il serra les poings, prit une profonde respiration comme un nageur qui se jette à l'eau, puis lança :

— Renoncez à ce projet insensé, n'allez pas là-bas ! Que vous faut-il ? Que La Trémoille meure ? Je fais serment d'aller, en pleine cour, devant le Roi lui-même, l'abattre en votre nom.

— Ce serait courir à votre perte. Le Roi vous ferait arrêter, jeter dans une prison, exécuter sans doute.

— Que m'importe ! J'aime mieux courir à ma perte que vous voir courir à la vôtre ! L'idée de ce que vous voulez faire me révolte ! Par pitié... renoncez !

— Par pitié pour qui ? demanda Catherine doucement.

— Pour vous d'abord... et aussi pour moi ! A quoi bon les faux-fuyants, les grands mots et les discours. Je suis malhabile à tout cela, étant avant tout un soldat. Mais vous savez déjà que je vous aime, vous n'avez pas besoin que je vous le dise !

— Et, m'aimant, vous voulez mourir pour moi ?

Il se laissa glisser à genoux, tendant vers la jeune femme un visage déjà marqué par une passion qui l'effraya. Ce garçon était fait de beau et pur métal, il méritait d'être aimé et elle ne voulait pas le laisser s'engager dans l'impasse que son destin à elle représentait. Cependant, il murmurait :

— Je ne désire rien d'autre !

— Et moi je veux que vous viviez ! Vous m'aimez, dites-vous, et cet amour vous pousse à vouloir mourir pour moi ? Vous devez donc comprendre ce qui m'anime et ce désir qui me pousse à tout risquer pour la mémoire de l'homme dont je porte le nom... le seul homme que j'aie jamais aimé et aimerai jamais !

Il baissa la tête, pesant l'arrêt définitif de ces quelques mots.

Oh ! soupira-t-il, je n'espérais pas être un jour aimé de vous. J'ai vu bien souvent Arnaud de Montsalvy, déjà capitaine quand je n'étais que page ou écuyer, et jamais, je crois bien, je n'ai admiré un homme comme je l'admirais. Je l'enviais aussi. Il était tout ce que je voulais être : si vaillant, si fort, si sûr de lui- même ! Quelle femme, ayant l'amour d'un tel homme, pourrait en aimer un autre ? Vous voyez... je n'ai pas d'illusions.

— Pourtant, fit Catherine plus émue qu'elle ne voulait le montrer, vous êtes de ceux qu'une femme peut être fière d'aimer.

— Mais auprès de lui, n'est-ce pas, je ne représenterai jamais rien ?

C'est cela que vous avez voulu me faire comprendre, dame Catherine

? Vous l'avez aimé à ce point ?

Une brusque douleur vrilla le cœur de Catherine à ce rappel de ce qu'elle avait perdu. Un sanglot noua sa gorge, amenant les larmes que, sans honte, elle laissa couler.

— Je l'aime toujours plus que tout au monde ! Je donnerais ma vie, messire, et jusqu'au salut de mon âme, pour le retrouver... ne fût-ce qu'une heure ! Vous voyez, je ne vous cache rien. Tout à l'heure, vous me parliez des dangers que j'allais courir. Mais, si je n'avais un fils, il y a longtemps que j'aurais cherché la mort, pour au moins avoir le droit de le rejoindre.

— Alors, vous voyez bien qu'il vous faut vivre ! Oh, laissez-moi vous aider, être votre ami, votre défenseur. Vous êtes trop fragile pour vivre sans aide ces temps sans merci ! Je jure de ne pas vous importuner de mon amour, de ne rien demander autre que le droit d'être votre chevalier. Acceptez de m'épouser. J'ai un beau nom, une fortune... et une grande ambition.

Interloquée, Catherine sécha ses larmes et ne sut pas tout de suite que répondre. Elle se leva sans qu'il quittât sa position de suppliant.

— Vous allez vite ! dit-elle gentiment. Quel âge avez-vous ?

— Vingt-trois ans !

— J'en ai presque dix de plus !

Qu'importe ! Vous avez l'air d'une jeune fille et vous êtes la plus belle dame qui ait jamais posé le pied sur la terre ! Que vous le vouliez ou non, vous serez ma dame et je ne porterai plus que vos couleurs !

— Mes couleurs sont de deuil, messire, de sable et d'argent.

N'aviez-vous donc point de dame avant que je ne vienne ?

À la grande surprise de Catherine, Pierre de Brézé fit une affreuse grimace et avoua, de fort mauvaise grâce :

— Une dame, non ! J'ai une fiancée, Jeanne du Bec- Crespin...

mais elle est d'une laideur à laquelle je ne m'habitue pas !

Du coup Catherine se mit à rire et l'atmosphère s'en trouva singulièrement détendue. Son rire s'égrena si clair, si jeune que Pierre, entraîné malgré lui, ne put qu'y faire écho. D'un mouvement spontané, elle lui tendit ses deux mains dans lesquelles il enfouit son visage.

— Gardez votre fiancée, messire Pierre ! dit-elle en reprenant son sérieux. Et, à moi, donnez-moi seulement votre amitié. C'est de cela, voyez-vous, que j'ai le plus besoin.

Il releva vers elle un regard où revenait l'espoir.

— Je pourrai veiller sur vous, porter vos couleurs, vous défendre ?

— Mais oui ! À la condition toutefois que vous ne fassiez rien qui entrave la bonne marche de mes projets. Vous le promettez ?

— Je promets, fit-il sans enthousiasme. Mais je serai à Amboise tout le temps que vous y serez vous-même, dame Catherine, et s'il vous advenait quelque mal...

Le visage de Catherine se fit grave, soudain. Elle retira ses mains que le jeune homme avait gardées et les glissa dans ses larges manches. Une ombre envahissait ses yeux en même temps qu'un pli de détermination marquait ses lèvres.

— S'il m'arrivait de périr à la tâche, messire, et si vraiment vous m'aimez, alors j'accepterais ce que vous m'avez offert si follement tout à l'heure. Si je meurs, tuez en mémoire de moi le Grand Chambellan !

Le ferez-vous ?

Pierre de Brézé tira son épée, la planta devant lui et posa la main sur la garde.

— Sur les saintes reliques qui habitent cette épée, je le jure.

— Catherine, alors, sourit et s'éloigna dans le murmure soyeux de sa longue traîne avec un dernier geste d'adieu. Toujours à genoux, Pierre de Brézé la regarda disparaître.

En rentrant dans sa chambre, Catherine eut la surprise d'y trouver Sara aux prises avec Tristan l'Hermite. Les éclats de voix de la bohémienne se faisaient d'ailleurs entendre jusque dans l'escalier alors que le Flamand lui répondait sur un ton beaucoup plus modéré. Mais l'arrivée de la jeune femme calma les belligérants. Sara, rouge de fureur, avait son bonnet de travers et Tristan, adossé à la cheminée, les bras croisés, un demi-sourire agacé.

— Puis-je savoir ce qui se passe ici ? demanda Catherine calmement. On vous entend hurler depuis la galerie !

— On entend hurler Madame ! rectifia paisiblement Tristan. En ce qui me concerne, je ne crois pas avoir élevé le ton.

— Cela ne me dit pas pourquoi vous vous disputez. D'ailleurs, j'ignorais que vous vous connaissiez.

— Nous venons tout juste de faire connaissance, dit le Flamand mi-figue mi-raisin. Autant vous dire tout de suite, gracieuse dame, que votre fidèle suivante n'approuve pas nos projets.

Ces quelques mots eurent le don de ranimer la fureur de Sara, qu'elle tourna cette fois contre Catherine.

— Tu n'es pas folle ? Tu veux te déguiser en Tzigane et, ainsi approcher ce misérable Chambellan ? Pourquoi faire, s'il te plaît ?

Pour danser devant lui comme Salomé devant le roi Hérode ?

— Tout juste ! rétorqua la jeune femme sèchement. A cette différence près que ce n'est pas la tête d'un autre que je réclamerai, c'est la sienne propre ! Au surplus, tu m'étonnes, Sara. Je pensais que tu serais heureuse de vivre un moment parmi les tiens.

— Reste à savoir si ce sont les miens. Je n'appartiens pas à toutes les tribus errantes. Je suis de la puissante tribu des Kalderas qui ont jadis suivi les hordes de Gengis Khan et rien ne prouve que les gens campés sous Amboise soient de même souche que moi. Ce ne sont peut être que de vulgaires Djâts et...

— La meilleure manière d'être fixés, c'est d'y aller voir ! coupa Tristan.

— Vous ne savez pas ce que vous dites. Les Djâts ne m'accueilleraient pas. Il y a, en ce moment, une rivalité entre les deux tribus. Je ne veux pas risquer...

Cette fois, ce fut Catherine qui, impatiemment, lui coupa la parole.

— En voilà assez ! J'irai, avec messire l'Hermite, chez ces Tziganes. Libre à toi de rester ici. Quelle que soit la tribu, elle m'accueillera, moi. Quand partons- nous, messire ?

— Demain, dans la nuit.

— Pourquoi pas cette nuit ?

— Parce que, cette nuit, nous aurons autre chose à faire. Puis-je vous demander d'ôter votre coiffure ?

— Et pourquoi pas sa robe ? grogna Sara vexée d'avoir été rabrouée par Catherine. Les soins de toilette d'une dame ne sont pas pour un homme !

— Aussi n'ai-je pas l'intention d'usurper vos fonctions, douce dame, répliqua le Flamand avec un sourire moqueur. Je veux seulement me rendre compte de quelque chose.

Docilement, Catherine avait déjà défait les épingles qui retenaient son hennin, dénoué ses cheveux qui, libérés, moussèrent en vagues d'or roux jusqu'au ras des épaules.

— Vos cheveux ne sont pas plus longs ? s'étonna Tristan. Voilà qui va sembler étrange. Toutes ces bohémiennes d'enfer ont des serpents de cheveux noirs qui se tordent jusque sur leurs reins.

Catherine retint juste à temps Sara qui voulait sauter à la figure de Tristan en glapissant qu'elle était, elle aussi, une «bohémienne d'enfer» et qu'elle allait lui montrer de quoi elle était capable.

— Allons, calme-toi ! Messire l'Hermite n'a pas voulu t'offenser. Il a parlé sans réfléchir. N'est-ce pas, messire ?

— Ben voyons ! grogna Tristan d'un air aussi peu convaincu que possible. Ma langue a été trop vite, voilà tout ! Revenons à vos cheveux, dame Catherine.

— J'ai dû les couper voici bientôt un an. Est-ce que c'est un grand obstacle ?

— N...on ! Mais nous n'aurons pas trop du temps qui nous reste.

Puis-je vous demander de m'accompagner ce soir, après le coucher du soleil, pour une expédition dans la ville, dame Catherine ?

— Là où elle ira, j'irai ! affirma Sara. Et je voudrais bien voir qu'on essaie de m'en empêcher !

Le Flamand laissa échapper un soupir et regarda Sara de travers.

— Si vous voulez ! Cela importe peu puisqu'il paraît que vous savez tenir votre langue. Viendrez-vous, dame Catherine ?

— Bien entendu. Venez nous chercher quand vous le jugerez bon.

Nous vous attendrons. Mais où allons- nous ?

— Je vous demande de ne pas me poser de questions. Essayez de me faire confiance !

Le compliment à rebours de Tristan avait paru calmer Sara qui, tout en maugréant, se mit a recoiffer sa maîtresse. Un instant, le Flamand contempla les mains habiles de la bohémienne qui voltigeaient autour du fragile édifice de toile d'argent et de mousseline noire. Comme s'il se parlait à lui-même il murmura :

— C'est vraiment très joli ! Mais, ce soir, il faudra mettre quelque chose de moins voyant. Et, demain, des vêtements d'homme seront la meilleure solution pour faire le chemin.

Du coup, Sara laissa tomber peigne et épingles et se planta devant le Flamand, les poings sur les hanches. Avançant le nez presque à toucher celui de son ennemi, elle articula :

— N'y comptez pas pour moi, mon garçon ! Trouvez des vêtements d'homme à Dame Catherine si cela lui plaît - d'ailleurs je crois qu'elle adore ça - mais moi» aucune force humaine ne m'obligera plus à m'introduire dans ces ridicules tuyaux que vous appelez chausses ni dans ces non moins ridicules tuniques courtes que vous appelez huques ou pourpoints. Si vous voulez que je m'habille en homme, trouvez-moi une robe de moine. Au moins, là-dedans, il y a de la place !

Tristan ouvrit la bouche pour répliquer quelque chose, se ravisa, jeta un coup d'œil appréciateur à la majestueuse personne de Sara et finit par sourire, de son curieux sourire étiré qui ne montrait pas les dents. Puis soupira en haussant les épaules :

— Au fond, ce n'est pas une si mauvaise idée. A ce soir, Dame Catherine. Attendez-moi vers l'heure de complies !

L'angélus était sonné depuis longtemps quand Catherine, Tristan et Sara quittèrent le château, par la poterne de la grande porte ducale, pour s'enfoncer dans le quartier commerçant qui environne la cathédrale Saint-Maurice. Vu l'heure tardive, les volets de bois armés de fer étaient rabattus sur tous les éventaires, mais, par les interstices, on apercevait les lueurs des chandelles allumées et des lampes à huile.

La ville, dominée par les flèches élancées de sa cathédrale, allait bientôt s'endormir. Derrière les façades muettes, on devinait les ménagères affairées à la vaisselle et aux derniers rangements pendant que l'époux comptait le gain de la journée ou commentait les nouvelles de la province avec quelque voisin.

Les trois promeneurs se hâtaient par les rues étroites. Les épais manteaux sombres des femmes, leurs capuchons rabattus, en faisaient deux ombres légères, à peine distinctes des murailles noires. Quant à Tristan l'Hermite, il avait rabattu sur ses yeux les pans de son vaste chaperon noir car une pluie fine, une de ces pluies douces qui pénètrent bien la terre et font mieux gonfler la sève, s'était mise à tomber en même temps que le crépuscule. L'eau du ciel rendait glissants les gros galets ronds qui pavaient la rue où Catherine et ses compagnons s'étaient engagés, une rue creusée en son milieu d'un caniveau d'où montaient d'âcres odeurs de poisson, si fortes que Catherine sortit son mouchoir parfumé d'iris et le tint contre ses narines. Sara, elle se contenta de grogner :

— Nous allons encore loin ? Ça empeste ici !

— Nous sommes dans la rue de la Poissonnerie, vous ne voudriez pas qu'elle sentît l'ambre et le jasmin ? riposta Tristan. Au surplus, nous sommes bientôt arrivés. La rue de la Parcheminerie, où nous allons, fait suite à celle-ci.

Pour toute réponse, Sara se contenta de glisser son bras sous celui de Catherine et de hâter le pas. Bientôt on entra dans la rue annoncée qui, elle, ne sentait pas le poisson mais fleurait vaguement l'encre et la colle d'amidon. Le vent faible faisait cependant grincer les enseignes et l'éclairage y était encore plus rare que dans sa voisine. Dans toute la rue, une seule fenêtre était éclairée, encore était-ce une étroite fenêtre trilobée qui semblait refléter des lueurs d'incendie.

C'est devant cette fenêtre, ou plutôt devant la porte située juste en dessous, que Tristan l'Hermite s'arrêta. Les yeux de Catherine étaient assez habitués à l'obscurité pour qu'elle pût distinguer une petite maison biscornue à laquelle le pignon penché donnait l'aspect d'une vieille en bonnet légèrement prise de boisson. Mais, contrairement à ses voisines, faites de bois et de plâtre, cette maison était construite en bonne pierre. Et si la porte était basse, elle était solidement armée de pentures de fer fleuronnées et une grande enseigne en forme de parchemin pendait au-dessus. Un anneau ouvragé s'y accrochait, qui servait de heurtoir. Tristan, par trois fois, frappa lentement.

— Où sommes-nous ? chuchota Catherine un peu impressionnée par le silence.

— Chez l'homme qui peut le plus nous être utile, gracieuse Dame.

Ne vous inquiétez pas.

— Moi, je ne m'inquiète pas, je gèle ! bougonna Sara. J'ai les pieds trempés !

— Il fallait mettre des bottines plus solides. Mais on vient.

En effet, derrière la porte, un trottinement de souris se faisait entendre. La porte s'ouvrit, tournant sans bruit sur ses gonds bien huilés, et une petite vieille en robe grise, tablier et cornette de toile blanche, apparut, saluant autant que le permettait son échine raidie par les rhumatismes.

— Maître Guillaume vous attend, Messire, et vous aussi, nobles dames !

— C'est bien, nous montons.

Un escalier, raide et mal éclairé par un lumignon, s'élevait au fond de l'étroit couloir sur lequel donnait uniquement une porte entrouverte menant sans doute à une cuisine. Des hauteurs de l'escalier, une grosse voix tonna :

— Montez, Messire. Tout est prêt.

L'ampleur de cette voix fit sursauter Catherine. Elle lui rappelait celle de Gauthier, mais l'homme qui la possédait était l'antithèse même du Normand. Petit, contrefait, bossu, son visage abondamment ridé était agité de tics incessants. Il semblait n'avoir ni cheveux, ni barbe, ni sourcils et de bizarres plaques rose vif marquaient ses joues, son menton et son front. Un bonnet noir, enfoncé jusqu'aux orbites, cachait son crâne, soulignant les yeux, rouges et fatigués. Catherine retint un mouvement de répulsion devant cet être hybride et répugnant. Il la regardait avec insistance en se frottant les mains machinalement et en passant continuellement sa langue sur ses lèvres.

La voix terrifiante reprit :

— Voilà donc la dame qu'il faut faire brunir. Nous allons d'abord lui donner un bain, puis nous nous occuperons des cheveux.

Catherine eut un mouvement de recul et Sara fronça les sourcils.

— Un bain ? fit la jeune femme d'une voix faible. Mais je...

— C'est indispensable, fit avec onction maître Guillaume. Votre peau doit être teinte complètement.

Tristan, qui jusqu'à présent n'avait rien dit, comprit la répugnance de Catherine et prit conscience de l'air rogue de Sara. Il s'interposa.

— C'est un bain de plantes, dame Catherine, qui ne pourra vous faire aucun mal. Sara vous aidera. Mais je crois qu'auparavant il faut que je vous présente maître Guillaume. De son état, il est enlumineur et l'un des meilleurs de France. Mais il a été longtemps l'un des membres les plus brillants de la Confrérie de la Passion qui, à Paris, jouait de si beaux Mystères. L'art du grimage et des changements d'aspect n'a pas de secrets pour lui. Et plus d'une dame noble d'Angers, en voyant blanchir ses cheveux, fait appel discrètement à ses bons offices.

Le bonhomme continuait à se frotter les mains, paupières mi-closes, et ronronnait comme un chat à l'audition du petit discours louangeur du Flamand. Un peu rassurée, car elle avait craint un instant d'être dans l'antre d'un sorcier, Catherine respira et voulut se montrer aimable.

— Vous ne jouez plus de Mystères ? dit-elle.

La guerre, noble dame, et la grande misère qui règne à Paris ont dispersé notre compagnie. De plus, dans mon état, je ne peux plus guère me montrer sur des tréteaux.

— Vous avez eu un accident ?

Guillaume eut un petit rire chevrotant qui contrasta bizarrement avec sa voix normale :

— Hélas ! Un jour où j'avais l'honneur de jouer Messire Satan et où j'évoluais parmi les torches de résine qui figuraient l'Enfer, mon costume a pris feu. J'ai cru périr, mais j'ai survécu... dans l'état où vous me voyez ! Il me reste mon art d'enlumineur et les conseils que je puis donner quand, bien rarement de nos jours, on monte un spectacle. Mais si vous voulez me suivre, le bain attend et il ne faut pas le laisser refroidir.

Sara emboîta le pas à Catherine tandis qu'elle se dirigeait, conduite par Guillaume, vers le fond de la grande pièce où travaillait d'ordinaire l'enlumineur. Pièce assez agréable d'ailleurs, pleine de parchemins roulés, de petits pots de couleurs différentes, de pinceaux fins comme des cheveux, faits de martre ou de soie de porc. Sur un lutrin reposait une grande page d'évangéliaire où Guillaume, avec un art consommé, peignait, sur fond d'or, une admirable miniature représentant la Crucifixion. Au passage, le regard de Catherine accrocha l'œuvre commencée.

— Vous êtes un grand artiste, dit-elle avec un respect instinctif.

Un éclair d'orgueil brilla dans les yeux fatigués de Guillaume et il esquissa une grimace qui pouvait passer pour un sourire.

— Une louange sincère fait toujours plaisir, noble dame. Par ici, je vous prie.

Le petit cabinet où il introduisit Catherine après avoir soulevé un rideau à ramages ressemblait nettement, cette fois, à l'antre d'un sorcier. Une infinité de bocaux, de cornues, de fourneaux et d'animaux empaillés l'emplissait, gravitant autour d'un fourneau de briques et d'un grand baquet à lessive posé à terre et plein d'une eau sombre qui fumait.

Catherine regarda avec méfiance le liquide brun foncé où l'on prétendait la plonger. Quant à Sara, elle s'était tue trop longtemps à son gré.

— Qu'y a-t-il là-dedans ? demanda-t-elle d'un ton soupçonneux.

— Des plantes, uniquement, répondit placidement l'enlumineur.

Vous me permettez de garder pour moi le secret de la composition. Je consens seulement à vous dire qu'il y a, parmi elles, de l'écorce de noix. Il faut que cette belle dame se plonge entièrement dans le baquet, le visage et le cou y compris. Un quart d'heure, avec autant d'immersions que vous pourrez pour le visage, doit suffire.

— Et ensuite, je serai comment ? dit Catherine.

— Vous aurez le teint aussi brun que cette majestueuse personne qui vous accompagne.

— Et... je resterai comme cela ? reprit la jeune femme inquiète en imaginant ce que penseraient son petit Michel et sa grand-mère en la retrouvant transformée en bohémienne.

— Non. Cela s'effacera progressivement. Deux mois sont, je pense, tout ce que vous pourrez tenir. Ensuite, il vous faudrait un autre bain, à moins que vous ne vous exposiez longuement au soleil.

Hâtez-vous, le bain refroidit.

Il sortit, comme à regret, suivi par Sara qui alla soigneusement refermer le rideau derrière lui et obstrua de son large dos une fente toujours possible. Pendant ce temps, Catherine se déshabillait vivement et, sans respirer, se plongeait dans l'eau. Une odeur douceâtre et, légèrement poivrée, tout à la fois, emplit ses narines.

L'eau était chaude sans excès et, une fois dedans, la répugnance de Catherine s'envola. Retenant sa respiration et fermant les yeux, elle enfonça sa tête, une fois, deux fois, dix fois.

Quand le sablier posé auprès de la cuve eut coulé le quart d'une heure, Catherine se dressa dans la cuve, laissant les gouttes sombres couler sur sa peau devenue d'un brun chaud et doré.

Comment suis-je ? demanda-t-elle anxieusement à Sara qui tendait un drap, disposé sur un escabeau, pour la sécher.

— Pour la couleur, tu pourrais être ma fille et cela produit un étrange effet avec tes cheveux blonds, bien qu'ils aient légèrement bruni eux aussi.

La voix de Guillaume leur parvint.

— Avez-vous fini ? Ne vous rhabillez pas surtout. Nous risquerions de tacher vos vêtements.

Drapée dans son drap, Catherine alla rejoindre les deux hommes dans la grande pièce. Guillaume avait disposé un tabouret garni d'un coussin rouge auprès d'un trépied supportant une jatte pleine d'une pâte épaisse et noire. Docilement, Catherine s'assit et laissa l'enlumineur enduire sa chevelure de la pâte qui avait une odeur forte et désagréable. Tristan fit la grimace et pinça les narines.

— Quelle horreur ! Une femme peut-elle être séduisante en dégageant pareil fumet ?

— Nous laverons les cheveux quand la pâte aura fait effet, dans une heure.

— Et qu'y a-t-il là-dedans ?

— De la noix de galle, de la rouille de fer, du vitriol romain et de la chair de mouton écrasés, distillés à l'alambic et mêlés à de la graisse de porc.

— Du vitriol romain ? s'insurgea Sara. Malheureux, vous allez la tuer !

— Du calme, femme ! En tout, il faut garder la mesure. Tel poison est mortel en certaines quantités, qui guérit pris en parcelles infimes.

Les mains longues et souples de l'enlumineur étaient curieusement douces, légères et caressantes. Tout en massant les cheveux de Catherine il parlait, comme pour lui seul :

— C'est un crime de noircir si brillante et claire chevelure, mais la beauté de cette belle dame n'en sera pas amoindrie. Elle n'en sera que plus dangereuse encore, je crois.

— Et cela s'atténuera aussi avec le temps ? demanda Catherine.

— Hélas non. Il faudra que vos cheveux poussent et que l'on coupe les mèches restées noires.

— Je m'en chargerai, dit Sara.

Catherine réprima un soupir. Non qu'elle regrettât le nouveau

"sacrifice qu'il lui fallait consentir, mais l'idée de couper encore ses cheveux ne lui souriait guère.

Durant une heure, elle supporta cette pâte qui lui piquait légèrement le cuir chevelu et semblait peser aussi lourd que la terre.

Pour la distraire, Guillaume avait pris une viole sur un dressoir et s'était mis à chanter à mi-voix en s'accompagnant : Avec le temps qu’ 'arbre défeuille Quand il ne reste, en branche, feuille Qui n 'aille à terre Avec pauvreté qui m'atterre Qui de partout me fait la guerre Au vent d'hiver...

La chanson était triste, la musique douce, et le curieux bonhomme l'interprétait en artiste. Catherine, saisie, charmée, en oubliait son étrange position. Sara et Tristan faisaient comme elle, ils écoutaient.

Et la jeune femme regretta presque de voir se terminer l'attente tellement elle avait pris plaisir à entendre Guillaume. Elle le lui dit, tout simplement. L'enlumineur eut son bizarre sourire.

— Parfois, quand elle est bien lasse, notre reine me fait appeler pour que je lui chante. Je sais tant de ballades et de sirventès !... et aussi les chansons de son pays d'Aragon. Et moi, j'aime chanter pour elle parce que c'est une haute et noble dame et que son cœur est grand.

Tout en parlant, il avait débarrassé prestement Catherine de son emplâtre malodorant. Les cheveux de la jeune femme, devenus d'un beau noir, furent lavés, vigoureusement séchés avec une infinité de linges ; après quoi, Guillaume sortit d'un coffre un paquet enveloppé de soie. Il contenait de longues mèches noires qu'il compara d'abord au résultat obtenu puis, satisfait, il se mit à les fixer avec des épingles parmi les cheveux de Catherine en montrant à Sara comment il fallait s'y prendre.

— Plus d'une belle dame dont les cheveux se font rares avec les années a recours à ce petit stratagème en même temps qu'à mes bons offices.

Avec un soin méticuleux, il dessina les sourcils de Catherine avec une pâte prise dans une petite boîte d'argent, en passa légèrement sur les cils de la jeune femme.

— Ils sont très épais et déjà foncés, dit-il, mais il vaut mieux les noircir encore. Savez-vous que vous êtes très belle ainsi ?

Bouche bée, Sara et Tristan contemplaient le résultat sans rien trouver à dire. Sur une table posée dans un coin, Guillaume alla prendre un miroir rond qu'il tendit à Catherine sans mot dire. La jeune femme poussa une exclamation de surprise. C'était elle et c'était quelqu'un d'autre à la fois. Sourcils et cils noirs faisaient plus sombres ses yeux violets, des mèches noires mangeaient son front, ses lèvres étaient plus rouges et, dans ce visage foncé, ses dents éclataient de blancheur. Elle n'était pas plus belle qu'avant, mais elle était différente, d'une beauté plus perverse, plus dangereuse aussi et que Tristan contemplait avec une satisfaction non déguisée.

— Il aura du mal à résister, fit-il tranquillement. Vous avez bien travaillé, maître Guillaume. Prenez ceci... et tenez votre langue.

Il tendait une bourse confortablement arrondie, mais, à sa grande surprise, l'enlumineur repoussa doucement ce qu'on lui offrait.

— Non, dit-il seulement.

— Comment ? Vous ne voulez pas être payé d'une peine certaine ?

Si... mais pas comme cela ! - Il se tourna vers Catherine qui, le miroir en main, continuait à se regarder. Je ne manque pas d'or et, si cette dame si belle voulait m'accorder la grâce de baiser sa main, je serais payé au centuple.

Spontanément, Catherine, oubliant la répugnance qu'il lui avait inspirée, lui tendit ses deux mains.

— Merci, maître Guillaume. Vous m'avez rendu un service que je n'oublierai pas.

— Un petit coin dans votre mémoire fera de moi le plus heureux des hommes. Et aussi dans vos prières... car j'en ai grand besoin.

Avant de laisser la jeune femme aller se rhabiller, il lui fit présent de la petite boîte d'argent contenant la pâte noire, d'une autre, toute semblable, contenant une sorte de crème épaisse d'un beau rouge vif, et d'un petit flacon.

— Le rouge sera pour aviver vos lèvres. Les filles de Bohême ont l'air d'avoir du feu sous la peau et les vôtres sont d'un rose trop tendre.

Quant au flacon, il contient un parfum fortement musqué. Usez-en modérément car il en faut bien peu pour incendier le sang d'un homme !

Il était tout près de minuit quand Catherine et ses deux compagnons parvinrent à la poterne du château. Ils n'avaient pas rencontré une âme dans les ruelles, rien qu'un gros chat noir qui fila en miaulant devant eux et qui fit se signer Sara précipitamment.

— Mauvais présage, marmonna-t-elle.

Mais Catherine avait décidé de fermer les oreilles à ses propos pessimistes. Depuis qu'elle avait quitté la maison de Guillaume l'enlumineur, elle se sentait une autre femme. Sous ce nouvel aspect, elle ne porterait plus le nom de Montsalvy, mais un nom quelconque qui ne risquerait pas d'être compromis ou sali dans les sentiers ténébreux où elle voulait s'enfoncer. Elle ne redeviendrait Catherine de Montsalvy qu'une fois sa vengeance accomplie. Alors, elle effacerait à l'esprit-de- vin, comme le lui avait enseigné Guillaume, les dernières traces de son grimage, elle couperait ces cheveux noirs qui lui semblaient maintenant aussi faux que ceux rajoutés et elle reprendrait, avec son deuil hautain,

le chemin de l'Auvergne pour y vivre aussi proche que possible de son bien-aimé.

Mais, une fois dans sa chambre, elle rejeta tous ses vêtements et alla se placer devant un grand miroir d'argent poli où elle se voyait presque tout entière. Sa peau avait la couleur foncée de celle de Sara avec quelque chose d'un peu plus doré. Elle était lisse et luisait doucement sous la lumière de la lampe à huile, comme un satin bruni.

Ainsi teinté, son corps semblait plus mince et plus nerveux. Les longues mèches noires croulaient dessus comme de minces serpents et glissaient jusqu'à ses hanches. Ses lèvres pourpres éclataient comme une fleur sensuelle et ses grands yeux scintillaient, étoiles sombres nichées sous l'arc orgueilleux des sourcils.

— Tu as l'air d'une diablesse, murmura sourdement Sara.

— Et diablesse je serai tant que l'homme que je hais ne sera pas abattu.

— As-tu songé aux autres, à tous ceux que tu vas attirer et qui oseront tout maintenant que ton nom et ton rang ne te défendront plus

? Tu ne seras plus qu'une fille de Bohême, que l'on peut violer ou pendre à son gré quand on ne la destine pas au bûcher, une créature dangereuse et maudite.

— Je sais. Et je me défendrai avec les armes de mon personnage.

Tous les moyens me seront bons pour réussir.

— Te donnerais-tu à un homme s'il le fallait ? demanda Sara gravement.

— Au bourreau lui-même si c'était nécessaire. Je ne suis plus Catherine de Montsalvy, je suis une fille de ta race. Et je m'appelle...

au fait, comment vas-tu me nommer ?

Sara réfléchit un instant, clignant des yeux et mordillant la croix d'or pendue à son cou. Au bout de ce laps de temps, elle décréta : Je t'appellerai Tchalaï... Cela veut dire « étoile » dans notre langue...

mais, jusqu'à ce que nous soyons arrivées, tu resteras Catherine comme devant. Non, décidément, je n'aime pas beaucoup cette aventure.

Catherine se détourna et, sauvagement, elle s'écria :

— Et moi ? Crois-tu que je l'aime ? Mais je sais bien que, si je ne pouvais mener ma tâche à bonne fin, je n'aurais plus de repos, ni dans ce monde ni dans l'autre. Il faut que je venge Arnaud, que je venge Montsalvy brûlé, mon fils dépouillé ! Sinon, que pourrait valoir encore la vie ?

Dans la matinée, Catherine, assise sagement sur un tabouret, laissait Sara rattacher les faux cheveux noirs et en faire de longues nattes quand on frappa à la porte. Sara alla ouvrir. Sur le seuil, Tristan l'Hermite apparut. Il avança de quelques pas et entra dans le rayon de soleil léger qui tombait de la haute fenêtre. Sa pâleur alors se révéla, frappante, si tragique que les deux femmes, instinctivement, se rapprochèrent.

— Vous êtes blême, balbutia Catherine. Qu'avez- vous ?

— Moi, rien. Mais Guillaume l'enlumineur a été égorgé cette nuit dans sa maison. Sa servante a trouvé son corps en venant l'éveiller et...

il a été torturé avant de mourir !

Un effrayant silence suivit ces terribles paroles. Catherine sentit le sang abandonner son visage et ses membres pour refluer à son cœur, mais trouva la force de demander :

— Pensez-vous que ce soit... à cause de nous ?

Tristan haussa les épaules et, sans cérémonie, se

laissa choir sur un tabouret. Les soucis marquaient tellement son visage impassible qu'il semblait avoir vieilli de dix ans. Sans rien dire, Sara alla prendre un flacon de vin de Malvoisie posé sur un dressoir, emplit un gobelet et vint tendre le tout au Flamand.

— Buvez ça. Vous en avez besoin.

Il accepta le gobelet avec reconnaissance et avala le vin d'un trait Catherine avait noué ses mains sur ses genoux pour les empêcher de trembler et luttait contre la terreur qui l'avait saisie.

— Répondez-moi franchement, reprit-elle d'une voix qui demeura calme à force de volonté. Est-ce à cause du travail que nous lui avons demandé ?

Tristan l'Hermite écarta les bras dans un geste d'ignorance.

— Qui peut savoir ? Guillaume avait sûrement des ennemis car ses activités n'étaient pas toujours avouables. Plus d'une fille en mal d'enfant a été discrètement délivrée par ces mains habiles que vous admiriez hier. Il se peut que ce ne soit qu'une coïncidence.

— Mais vous n'y croyez pas ?

— Honnêtement, je ne sais pas ce que je crois. J'ai seulement voulu vous avertir pour savoir ce que vous décidiez. Vous pouvez changer d'avis et, dans ce cas, je vais convoquer de nouveau le conseil.

Il se levait déjà, mais Catherine l'arrêta d'un geste preste.

— Non ! Demeurez ! J'ai eu peur un instant tout à l'heure, je l'avoue. Vous étiez si pâle. Mais maintenant cela va mieux. Je n'ai pas envie de reculer. Il est trop tard. Le plan est bon, je le suivrai jusqu'au bout. Libre à vous d'abandonner.

Le lourd visage du Flamand se plissa en une affreuse grimace.

— Vous me prenez pour un lâche, dame Catherine ? Quand j'entreprends quelque chose, je vais jusqu'au bout, quelles qu'en puissent être les conséquences. Et je ne tiens nullement à être jeté dans un cul-de-basse- fosse par les ordres de Monseigneur le Connétable. Si vous êtes d'accord, nous partirons cette nuit. Un sauf-conduit que j'ai déjà nous ouvrira les portes de la ville. Il vaut mieux qu'on ne vous voie pas partir. De même qu'il est préférable que vous ne quittiez pas votre chambre aujourd'hui. Reposez-vous, vous en aurez besoin. La reine viendra ce soir, après vêpres, vous voir ici même.

C'est entendu ainsi. Je n'avais pas non plus l'intention d'agir autrement.

Dans ce cas... je peux dire à messire de Brézé que vous êtes souffrante et ne voulez voir personne ? - Le pouce de'Tristan, retourné, désignait la porte. Il ajouta : Il est là dans le couloir, à faire les cent pas.

Dites ce que vous voudrez... par exemple, que je le recevrai demain.

Le mince sourire du Flamand répondit à celui qu'elle lui adressait et, comme par miracle, l'atmosphère s'en trouva détendue. Seule, Sara conserva une mine sombre.

Nous allons nous jeter dans un affreux guêpier, Catherine, fit-elle. Je pense que tu t'en doutes ?

Mais la jeune femme haussa les épaules avec impatience et reprit le miroir qu'elle avait posé.

— Et après ? fit-elle durement.

— Voilà la tanière d'où il faut débusquer la bête fauve, dit Tristan l'Hermite en désignant de son fouet le château de l'autre côté du fleuve. Vous voyez qu'il se garde bien.

Arrêtés sur la rive droite de la Loire, près de l'antique pont romain, les trois cavaliers examinaient le lieu de leurs futures activités.

Sanglée dans un costume de garçon en drap brun dont le camail ne laissait passer que son visage bruni, Catherine supputait du regard l'éperon rocheux, couché le long du fleuve comme un lion sommeillant et la forteresse qui le couronnait : des courtines sévères et noires, une dizaine de tours massives enfermant un donjon sans légèreté, des hourds et des mâchicoulis qui avaient l'habitude de servir, tout cela contrastait avec la grâce de ce paysage fluvial, tendrement reverdi par le printemps. Seule, une forêt de bannières flottant sur les murs et dominées par l'emblème royal mettait quelque gaieté dans le rude édifice.

Sara rejeta en arrière le capuchon monastique qui la coiffait et regarda le château avec méfiance.

— Si jamais nous entrons là-dedans, nous n'en sortirons pas vivantes.

— Nous sommes sorties de châteaux plus dangereux. Rappelle-toi Champtocé et Gilles de Rais.

— Merci, je n'ai pas oublié que le seigneur à la barbe bleue voulait me faire griller toute vive, répondit la bohémienne en frissonnant.

Durant tout le temps que nous sommes restées à Angers j'ai pensé que nous en étions bien proches. Mais puisque nous voici à destination, que faisons-nous ?

Tristan se détourna sur sa selle et son fouet désigna une petite auberge qui se dressait de l'autre côté du chemin, face au pont et dont l'enseigne verte, jaune et rouge proclamait qu'au « Pressoir Royal » on buvait le meilleur vin de Vouvray.

— Vous allez entrer ici et m'attendre. Je dois voir le chef de la tribu. Installez-vous, reposez-vous, mangez, mais ne buvez pas trop.

Le vin de Vouvray est agréable... mais il monte à la tête.

— Nous prenez-vous pour des ivrognesses ? s'insurgea Sara.

— Nullement..., mon révérend. Mais les moines ont si mauvaise réputation ! Ne bougez surtout pas avant que je ne revienne.

Tandis que le faux moine et le faux écuyer allaient attacher leurs chevaux au montoir du « Pressoir Royal », Tristan s'engagea résolument sur le pont et disparut bientôt aux yeux de ses compagnes.

La petite auberge était vide et l'aubergiste s'empressa de servir ses hôtes inattendus. Il avait encore des cochons au saloir et put leur servir une soupe aux choux qui, escortée du fameux vin, fit un repas des plus convenables. On était au milieu du jour et les deux femmes, qui avaient voyagé pendant plus de trois jours, étaient affamées.

Restaurées convenablement, elles se sentirent mieux et Sara vit les choses sous un jour plus optimiste.

Tristan revint quand le jour tomba. Il semblait las, soucieux, mais il y avait dans ses yeux bleus une lueur encourageante. Il refusa de parler avant d'avoir avalé un pichet de vin parce que, dit-il, son « gosier était sec comme de l'étoupe et qu'il suffirait de la moindre flamme pour l'incendier». Dévorée d'impatience, Catherine le regardait avaler son vin, mais elle n'y tint pas longtemps.

— Alors ? fit-elle nerveusement.

Tristan reposa son pichet, s'essuya les lèvres à sa manche et lui jeta un regard moqueur.

— Vous êtes si pressée de vous jeter dans la gueule du loup ?

— Très pressée, fit la jeune femme sèchement. Et je veux une réponse.

— Alors, soyez contente, tout est arrangé. Dans un sens, vous avez de la chance... mais dans un sens seulement car, le moins que l'on puisse dire, est que les relations entre le château et le camp des Tziganes sont assez tendues.

— D'abord, intervint Sara, ces Tziganes, que sont- ils ? Avez-vous pensé à vous informer ?

— Vous allez être satisfaite, et là encore vous avez de la chance.

Ce sont des Kalderas. Ils se disent chrétiens et prétendent détenir un bref du pape Martin V, mort voici deux ans. Ce qui n'empêche pas leur chef, Fero, de se dire duc d'Egypte.

Tandis qu'il parlait, le visage de Sara s'éclairait. Quand il eut fini elle frappa joyeusement dans ses mains.

— Ils sont de ma race. Dès lors, je suis certaine de leur accueil.

— Vous serez, en effet, bien accueillie. Seul, le chef sait la vérité en ce qui concerne dame Catherine. Pour tous les autres, elle passera pour votre nièce, vendue elle aussi comme esclave quand elle était enfant.

— Et, dit Catherine, que pense le chef de mes projets ?

Le front de Tristan l'Hermite se rembrunit.

Il vous aidera de tout son pouvoir, la haine le brûle. Le caprice de La Trémoille lui interdit de quitter les fossés du château où il est campé, parce que le chambellan aime les danses des filles de sa tribu. Mais, d'autre part, l'un de ses hommes a été pris hier à voler dans un courtil et pendu ce matin. S'il ne craignait de voir exterminer les siens sur le grand chemin, Fero s'enfuirait. Voilà pourquoi je dis que vous avez de la chance dans une certaine mesure, mais que, d'autre part, vous allez mettre le pied dans un véritable chaudron de sorcières."

— Qu'importe ? Il faut que j'y aille.

— Le temps est encore froid, il vous faudra aller pieds nus, coucher à la belle étoile ou dans un mauvais chariot, vivre rudement et...

Catherine lui éclata de rire au nez, si brusquement qu'elle lui coupa la parole.

— Ne soyez pas stupide, messire Tristan. Si vous connaissiez ma vie dans ses détails, vous sauriez que je ne crains rien de tout cela.

Assez tergiversé. Préparons- nous !

L'aubergiste payé, les trois complices sortirent, se dirigèrent vers le pont. Depuis deux jours, le temps s'adoucissait et la nuit, si elle était humide, n'était pas froide. Catherine rejeta son camail sur ses épaules, libérant ses nattes qu'elle secoua ; son humeur batailleuse lui revenait.

Le silence n'était troublé que par le bruit soyeux de l'eau dans les hautes herbes et le pas des chevaux. Une bonne odeur de terre mouillée emplissait les narines de Catherine qui prit deux ou trois grandes respirations. Le pont aboutissait d'abord à une longue île boisée où cependant brillait une faible lumière. Dans la journée, la jeune femme avait pu remarquer la petite chapelle Saint-Jean et l'ermitage qui s'y appuyait. Ce devait être la chandelle de l'ermite. L'île traversée, un nouveau pont menait au pied même du château et, cette fois, Catherine put voir, sur le rocher, les reflets de feux allumés dans les fossés ; le camp des Tziganes était encore en pleine activité.

Sur les tours et les chemins de ronde, parfois, une torche passait comme une étoile filante, portée par un sergent faisant sa tournée d'inspection et, à mesure que l'on approchait, on pouvait entendre le cri des guetteurs, se répondant d'une tour à l'autre. De la petite ville d'Amboise, enfermée dans ses remparts à l'ombre de l'éperon rocheux, Catherine devinait seulement la silhouette qui devait s'étirer vers le sud, le long de l'Amasse. Par-dessus le tout, le ciel taché de nuages avait des pâleurs qui annonçaient la lune.

Au bord du fossé, les trois cavaliers s'arrêtèrent et Catherine, les yeux agrandis, se crut un instant au bord de l'enfer. Un feu flambait au milieu du campement et, autour de ce feu, toute la tribu était assise à même le sol, dans une bizarre immobilité, mais, de toutes les bouches fermées, s'échappait une sorte de plainte mélodique, monotone et sourde à laquelle répondait, par instants, le ronflement des peaux d'âne sous les doigts secs des hommes.

Les flammes rouges dansaient sur les peaux cuivrées dont certaines portaient des tatouages. Les femmes, vêtues de haillons, avaient d'épais cheveux noirs, gras et luisants, des lèvres pour la plupart charnues, de minces nez aquilins, des yeux de braise, même les vieilles dont la peau montrait plus de plis qu'un vieux parchemin.

Certaines étaient belles ainsi que le montraient largement les grossières chemises, mal attachées, qu'elles portaient. Les hommes étaient effrayants. Déguenillés, crasseux, ils avaient des cheveux crépus, laineux, de longues moustaches sous lesquelles brillaient des dents très blanches. Ils se coiffaient de chapeaux en loques ou de casques bosselés, ramassés au hasard des chemins ou des cadavres.

Tous portaient aux oreilles de lourds anneaux d'argent. Ces faces immobiles, ces yeux à l'éclat dangereux fixés au cœur ardent du feu, cette plainte qui ne cessait pas, tout cela fît courir un frisson sous la peau de Catherine. Elle chercha le regard de Sara et, comme elle allait parler, la bohémienne posa vivement son doigt sur ses lèvres

— Il ne faut rien dire, chuchota-t-elle, si bas que la jeune femme l'entendit à peine. Pas maintenant. Ni bouger.

— Pourquoi ? demanda Tristan.

— Ceci est un rite funèbre. Ils attendent sans doute le corps de l'homme qui a été pendu ce matin.

En effet, venant du château, une petite procession descendait vers le camp. Un homme grand et maigre ouvrait la marche, portant une torche pour éclairer ses quatre compagnons sur les épaules desquels reposait un corps inerte. L'homme, sur qui tombait d'aplomb la lumière, était vêtu de chausses collantes, écarlates, et d'un pourpoint de même nuance, abondamment taché et déchiré, mais qui montrait encore des traces de broderie d'or. Les lacets rompus du pourpoint l'ouvraient largement, découvrant jusqu'à la taille une poitrine brune dont les muscles luisants dénonçaient la force. L'homme était jeune et de mine arrogante. Quant à la longue et mince moustache noire qui encadrait ses fortes lèvres rouges, elle accentuait encore leur pli cruel tandis que les yeux sombres s'étiraient vers les tempes, dénonçant le sang asiatique. Les cheveux épais, à travers lesquels on voyait briller les anneaux, d'argent des oreilles, tombaient jusque sur les épaules.

— C'est Fero, le chef, souffla Tristan l'Hermite.

La mélopée funèbre s'arrêta quand les porteurs déposèrent le cadavre devant le feu. Les bohémiens s'étaient levés et, seules, quelques femmes vinrent se placer, à genoux, autour de l'homme mort. L'une d'elles, si vieille et si ridée que sa peau paraissait coller à son squelette, se mit à chanter, d'une voix abominablement cassée ; une sorte de chant plaintif où le fil mélodique se brisait continuellement. Une autre, jeune et vigoureuse celle-là, le reprit quand la vieille s'arrêta.

— La mère et la femme du mort, chuchota Sara. Elles chantent ses vertus.

Le reste de la cérémonie fut bref. Le chef se courba, glissa une pièce de monnaie entre les dents du mort, puis les quatre hommes reprirent leur fardeau et descendirent avec lui jusqu'au bord du fleuve.

L'instant suivant, le cadavre s'en allait au fil de l'eau noire.

— C'est fini, fit Sara. L'homme, par le chemin de l'eau, va rejoindre le pays de ses ancêtres.

— Nous pouvons approcher, alors, dit Tristan. Puisque...

Mais il s'interrompit. Sara, brusquement à pleine voix, s'était mise à chanter, faisant sursauter Catherine. Il y avait longtemps que la jeune femme n'avait entendu chanter Sara, tout au moins de cette manière.

Bien sûr, elle avait souvent fredonné de vieilles ballades pour endormir le petit Michel, mais ces mélopées étranges, venues du fond des âges, rauques, sauvages et incompréhensibles, Catherine ne les avait entendues que deux fois : jadis, dans la taverne de Jacquot de la Mer, à Dijon, et auprès du feu des gitans qui, un moment, avaient entraîné Sara avec eux. Quelque chose se noua dans sa gorge en l'écoutant. La voix de Sara, ample, puissante, semblait peupler la nuit et lui porter tous les profonds échos de la terre lointaine d'où était venue l'étrange femme... Toute la tribu s'était tournée vers elle et l'écoutait, fascinée.

Lentement, Sara, sans cesser de chanter, se mit en marche, descendant la pente du fossé. Catherine et Tristan suivirent, le dernier menant les chevaux par la bride, et, devant eux, les Tziganes ouvrirent leurs rangs. C'est seulement en arrivant devant le chef que Sara se tut.

— Je suis Sara la Noire, dit-elle alors simplement, et mon sang est frère du tien. Celle-ci est ma nièce, Tchalaï ; et l'homme que voici nous a menées jusqu'à toi, à travers bien des périls. Nous acceptes-tu ?

Lentement, Fero leva sa lourde main et la posa sur l'épaule de Sara.

— Sois la bienvenue, ma sœur. L'homme qui t'accompagne n'avait pas menti. Tu es des nôtres et ton sang est pur car tu sais les vieux chants rituels que seuls connaissent les meilleurs d'entre nous. Quant à celle- ci... - Son regard noir détailla Catherine qui eut l'impression soudaine d'être enveloppée de flammes... - sa beauté sera le joyau de notre tribu. Venez, les femmes prendront soin de vous...

Il s'inclina devant Sara comme devant une reine puis entraîna Tristan vers le feu tandis qu'un cercle jacassant se refermait sur les deux femmes. Catherine, ahurie, les oreilles bourdonnantes, se laissa conduire vers les quelques chariots massés au pied d'une des tours.

Une heure plus tard, étendue entre Sara et la vieille Orka, la mère de l'homme qui avait été pendu, elle essayait à la fois de se réchauffer et de mettre de l'ordre dans ses idées. Tristan était reparti pour l'auberge du « Pressoir Royal » où il resterait à la disposition de ses compagnes, aux aguets, mais tout de même à l'écart du camp tzigane où sa présence pourrait surprendre. Il avait emporté les vêtements de Catherine et de Sara que le premier soin des femmes de la tribu avait été d'habiller avec ce que l'on avait pu trouver dans les coffres. Et, maintenant, vêtue seulement d'une longue chemise de toile, si rude qu'elle lui irritait la peau, et d'une sorte de couverture bariolée et passablement effrangée mais à peu près propre, drapée par-dessus à la manière d'une toge romaine, les pieds nus, Catherine se recroquevillait contre Sara, les jambes repliées sous elle, pour essayer d'avoir moins froid. Elle aurait donné n'importe quoi pour une botte de paille, mais, dans ce chariot couvert d'une bâche trouée, il n'y avait, sur les planches mal jointes, que de mauvais chiffons pour préserver des courants d'air et de la dureté du bois... Un soupir lui échappa et Sara, la sentant remuer, chuchota :

— Tu es bien sûre de ne rien regretter ?

La trace d'ironie que comportait la question n'échappa pas à.

Catherine. Elle serra les dents.

— Je ne regrette rien... mais j'ai froid.

— Tu n'auras pas froid longtemps. D'abord, on se fait à tout, et puis les beaux jours vont venir.

La jeune femme ne répondit rien. Elle sentait que Sara, peut-être parce qu'elle s'était réadaptée aussitôt à la vie difficile des siens, n'avait pour elle aucune compassion. Il y avait, dans sa voix, une sorte de contentement paisible, celui d'avoir rejoint ses sources profondes.

Et Catherine se jura d'être à la hauteur du rôle qu'elle avait voulu jouer car elle ne voulait pas perdre la face aux yeux de Sara. Elle se contenta donc de s'envelopper plus étroitement dans sa couverture, en prenant bien soin d'y enfermer ses pieds glacés, et de marmonner un vague bonsoir. À côté d'elle, la vieille Orka dormait sans plus bouger ni faire de bruit que si elle était morte.

Quand le jour revint, Catherine dut se mêler à la tribu et put, par la même occasion, en mesurer la misère. Les feux de la nuit mettaient une sorte de fard sur la vétusté des chariots, la crasse des corps et des vêtements. Le jour éclaira cruellement les enfants qui allaient à peu près nus sans paraître en souffrir, les animaux étiques, chiens, chats, chevaux errant à travers le campement à la recherche d'une quelconque nourriture et aussi le visage réel des Tziganes.

Pour vivre, certains tressaient des paniers avec les joncs du fleuve, mais la plupart étaient des chaudronniers. Leurs forges, cependant, étaient rudimentaires : trois pierres en guise de foyer, un soufflet en peau de chèvre actionné par les orteils et une autre pierre comme enclume. Quant à leurs compagnes, elles lisaient dans les lignes de la main, faisaient la cuisine et promenaient partout leur démarche nonchalante, roulant des hanches d'une manière provocante. Leur façon de s'habiller étonnait aussi Catherine ; il n'était pas rare de rencontrer une femme vaquant, les seins nus, à ses occupations, mais toutes cachaient leurs jambes jusqu'au bout des pieds.

— La pudeur, chez nous, s'attache aux jambes, déclara Sara avec dignité. La poitrine n'a d'autre importance que celle de son rôle : la nourriture des enfants.

Quoi qu'il en soit, songeait Catherine, les hommes avaient l'air de démons avec leurs yeux sauvages et leurs dents blanches, les femmes de diablesses effrontées quand elles étaient jeunes, d'inquiétantes sorcières quand elles étaient vieilles. Et la jeune femme s'avouait secrètement que tous ces gens lui faisaient peur.

Plus que tous, peut-être, le grand Fero. Le visage rude du chef semblait se faire plus farouche encore lorsqu'il la regardait. Son regard noir luisait comme celui d'un chat tandis qu'il se mordait nerveusement les lèvres.

Mais il ne lui adressait jamais la parole et passait son chemin lentement, se retournant parfois pour la regarder encore.

Complètement dépaysée, Catherine s'accrochait désespérément à Sara qui, elle, évoluait parmi ses frères de race avec une souveraine aisance. Tous lui montraient une déférence dont Catherine bénéficiait, comprenant par ailleurs fort bien que, sans Sara, on l'eût sans doute méprisée, elle, cette Tzigane de raccroc qui ne parlait même pas le langage commun. Pour éviter les curiosités, Sara, par prudence, la faisait passer pour simple d'esprit... Évidemment, c'était assez commode, mais, malgré tout, Catherine s'habituait mal à voir les Tziganes cesser de parler quand elle s'approchait et la suivre des yeux lorsqu'elle s'éloignait. Elle était environnée de regards dans lesquels elle pouvait lire bien des choses : moquerie envieuse chez les femmes, convoitise sournoise chez la plupart des hommes.

— Ces gens ne m'aiment pas, dit-elle à Sara au bout de trois jours.

Sans toi, ils ne m'auraient jamais acceptée.

— Ils sentent en toi une nature étrangère, répondit la bohémienne, cela les étonne et les offusque. Ils pensent que tu as quelque chose de surnaturel, mais ils ne savent pas bien ce que c'est. Certains croient que tu es une keshalyi, une bonne fée, qui leur portera chance - c'est ce que Fero tente de leur faire croire - d'autres disent que tu as le mauvais œil. Ce sont les femmes, en général, parce qu'elles savent lire dans les yeux de leurs hommes et que tu leur fais peur.

— Que faire alors ?

Sara haussa les épaules et désigna, d'un mouvement de tête, le château dont la masse noire les dominait.

— Attendre. Peut-être que le temps viendra bientôt où le seigneur La Trémoille demandera qu'on lui envoie d'autres danseuses. Deux des filles de la tribu sont là- haut depuis huit jours et il est inhabituel, d'après ce que dit Fero, qu'on les garde aussi longtemps. Il pense qu'on a dû les tuer.

— Et... il accepte cela ? s'écria Catherine la bouche soudain sèche.

— Que peut-il faire ? Il a peur, comme tous ceux d'ici. Il ne peut qu'obéir et livrer ses femmes, même s'il porte la rage au cœur. Il sait trop bien que, s'il plaisait au Chambellan d'aligner une compagnie d'archers sur la courtine et de faire tirer sur le camp, personne ne viendrait l'en empêcher, surtout pas les gens de la ville qui craignent, les errants comme le diable.

Une amertume passait dans la voix de Sara ; Catherine comprit qu'elle partageait la rage de Fero parce que les femmes sacrifiées au plaisir de La Trémoille étaient de sa race. Elle eut envie, soudain, de la réconforter.

— Cela ne durera plus maintenant. Prions le ciel pour que l'on me fasse bientôt monter là-haut.

— Prier pour que le danger vienne à toi ? fit Sara tristement. Tu dois être folle !

Mais Catherine ne songeait qu'à cet instant où le caprice du Grand Chambellan les mettrait face à face. Chaque soir, autour du feu, après le repas pris en commun, elle observait soigneusement les filles que Fero faisait danser pour pouvoir les imiter quand le temps serait venu.

Le chef ne lui adressait jamais la parole, mais elle savait que c'était pour elle qu'il demandait des danses tous les soirs et, souvent, elle croisait son regard sombre, énigmatique et lourd.

Pourtant, parmi les femmes, Catherine s'était fait deux amies : la vieille Orka d'abord, qui ne parlait pas, mais qui pouvait rester des heures à la regarder en hochant la tête. On disait que la mort de son fils lui avait fait perdre l'esprit, mais Catherine trouvait un réconfort à rencontrer ce vieux visage amical. L'autre femme qui ne se montrait pas hostile était la propre sœur de Fero. Tereina devait avoir une vingtaine d'années ; malheureusement elle était restée bossue et contrefaite à la suite d'une chute quand elle était enfant et ne paraissait pas avoir beaucoup plus de douze ans. Elle avait un visage ingrat, que l'on oubliait cependant en regardant ses yeux : deux lacs noirs, immenses et lumineux, qui

avaient toujours l'air de voir plus loin et plus profond que les autres.

Tereina était venue vers Catherine dès le lendemain de son arrivée.

Sans rien dire, avec un sourire timide, elle lui avait tendu un canard dont elle avait proprement tordu le cou. Catherine avait compris que c'était là un présent de bienvenue et elle avait remercié la jeune fille.

Mais elle n'avait pu s'empêcher d'ajouter :

— Où l'as-tu pris ?

— Là-bas, répondit la jeune fille. Près de la mare du couvent.

— C'est généreux à toi de me l'apporter, mais tu sais ce que tu risques à prendre le bien d'autrui ?

Tereina alors avait ouvert de grands yeux surpris.

— Autrui ? Qui est autrui, sinon le Créateur ? Il a créé les bêtes pour nourrir les. hommes. Pourquoi donc certains les garderaient-ils pour eux seuls ?

Catherine n'avait rien trouvé à répondre à cette logique. Elle avait partagé le canard, préalablement rôti, avec Tereina. Depuis, la jeune fille s'était attachée à elle et l'aidait à s'habituer à son nouvel état.

Dans la tribu, la sœur du chef jouissait d'un rang particulier. Elle connaissait les vertus des simples et, à cause de cette connaissance, elle était la drabarni, la femme aux herbes qui peut écarter la maladie, adoucir la mort ou faire naître l'amour. Cela lui valait le respect un peu craintif de tous.

Le quatrième jour, quand vint le crépuscule, Fero ne fit pas appeler les deux femmes auprès de son feu, comme les autres soirs, pour partager le repas. Elles restèrent autour de la marmite de la vieille Orka et avalèrent en silence le ragoût de blé noir et de lard fortement parfumé d'ail sauvage qu'elle avait préparé. Le campement était silencieux et morne car on n'avait toujours pas de nouvelles des deux filles montées au château. D'autre part, une dizaine d'hommes s'étaient éloignés pour pêcher dans la Loire sans risquer de tomber sous la lourde main des forestiers royaux. Ils ne reviendraient que dans deux ou trois jours.

Fero, retranché dans son chariot, était invisible et il n'y aurait ce soir ni chants ni danses. Le ciel, tout le jour, avait charrié de gros nuages noirs. Il avait fait une chaleur inaccoutumée pour la saison. Cela sentait l'orage et Catherine, oppressée, avait du mal à respirer. Elle avait à peine touché à la soupe trop grasse dont l'odeur forte lui faisait mal au cœur et elle allait remonter dans le chariot pour dormir quand, soudain, Tereina était apparue auprès du feu. Une pièce d'étoffe rouge sombre drapait. son corps contrefait et son visage pâle, jailli de l'ombre, était semblable à celui d'un fantôme. Sara lui désignait déjà, de la main, une place auprès d'elle, mais la jeune fille n'avait regardé que Catherine.

— Mon frère te demande, Tchalaï. Je vais te conduire auprès de lui.

— Que lui veut-il ? demanda vivement Sara en se levant.

— Qui suis-je pour le lui demander ? Le chef ordonne, il doit être obéi.

— Je vais avec elle.

— Fero a dit Tchalaï seule. Il n'a pas dit Tchalaï et Sara. Viens, ma sœur. Il n'aime pas attendre.

Et la jeune fille, reculant d'un pas, rentra dans l'ombre. Catherine, alors, suivit sans un mot le petit fantôme rouge. L'une derrière l'autre, elles traversèrent une bonne partie du camp silencieux. Les feux s'éteignaient déjà et les Tziganes se retiraient pour dormir. La nuit était sombre. L'on y voyait mal. Soudain, comme le chariot à roues pleines qui servait de logis au chef, éclairé à l'intérieur par une lampe à huile, n'était plus qu'à quelques pas, Tereina s'arrêta et se tourna vers Catherine. Celle-ci vit briller, dans l'ombre, les grands yeux de la Tzigane.

— Tchalaï, ma sœur, tu sais que je t'aime, dit-elle gravement.

— Je le crois, du moins. Tu as toujours été bonne avec moi.

— C'est parce que je t'aime. Mais, ce soir, je veux te le prouver.

Tiens... prends ceci et bois.

Elle avait tiré de son vêtement une petite fiole et la mettait dans la main de Catherine, toute chaude de sa propre chaleur.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda la jeune femme soudain méfiante.

— Quelque chose dont tu as grand besoin. J'ai lu en toi, Tchalaï.

Ton cœur est froid comme le cœur d'une morte et je veux que ton cœur revive. Avec ce que je te donne, ton cœur revivra. Bois sans hésiter, à moins que tu ne te défies de moi ? ajouta-t-elle avec tant de tristesse que Catherine sentit sa méfiance s'amollir.

— Je ne me méfie pas de toi, Tereina, mais pourquoi ce soir ?

— Parce que c'est ce soir que tu en auras besoin. Bois sans crainte, ce sont des herbes bénéfiques. Tu ne sentiras plus ni fatigue ni découragement. J'ai fait ce mélange pour toi... parce que je t'aime.

Quelque chose de plus fort qu'elle poussa Catherine à porter à ses lèvres le petit flacon. Il dégageait un parfum d'herbes, puissant mais agréable. Elle n'avait plus aucune crainte. On n'offre pas le poison avec cette tendresse dans la voix... D'un trait, elle avala le contenu puis toussa. C'était comme une flamme parfumée qui avait coulé en elle et, instantanément, elle se sentit plus forte et plus vaillante. Elle sourit au visage tendu de la jeune fille.

— Voilà, tu es contente ?

Doucement, Tereina serra sa main, sourit à son tour.

— Oui... Va, maintenant. Il t'attend.

En effet, sous la toile soulevée du chariot, la silhouette de Fero se découpait en noir sur le fond éclairé. Tereina disparut comme par enchantement tandis que Catherine, prise d'un nouveau courage, s'avançait vers le logis du chef. Il tendit la main sans rien dire, l'aida à monter dans le véhicule et laissa retomber la toile sur eux. Au même instant, un éclair livide illumina le ciel tandis qu'au bout de l'horizon le tonnerre éclatait. Catherine, surprise, sursauta. Les dents blanches de Fero étincelèrent entre ses lèvres rouges.

— Tu as peur de l'orage ?

— Non. J'ai seulement été surprise. Pourquoi aurais-je peur ?

Un nouveau coup de tonnerre, plus brutal que le premier, lui coupa la parole. Et aussitôt la pluie se mit à tomber ; une pluie violente, hargneuse, qui frappait comme un tambour le feutre tendu du chariot.

Fero alla s'étendre sur les couvertures pliées qui lui servaient de lit. Il avait ôté son pourpoint et portait seulement ses chausses écarlates. La lampe à huile accrochée à un des arceaux de fer de la voiture faisait briller sa peau brune et ses longs cheveux noirs rejetés en arrière. Son regard ne quittait pas Catherine demeurée près de l'entrée. Il eut un nouveau sourire, lent, un peu moqueur.

— Je crois, en effet, que tu n'as pas peur de grand- chose... puisque tu es ici. Sais-tu pourquoi je t'ai fait venir ?

— Je pense que tu vas me l'apprendre.

— En effet, je voulais te dire que cinq de mes hommes t'ont déjà demandée pour femme. Ils sont prêts à se battre pour toi. Il va te falloir choisir celui avec lequel tu prendras le pain et le sel et casseras la cruche des épousailles.

Catherine eut un haut-le-corps et abandonna aussitôt le tutoiement de son rôle.

— Vous perdez la tête, je pense. Oubliez-vous qui je suis et pourquoi je suis ici ? Je veux entrer au château, un point c'est tout.

Une flamme cruelle s'alluma dans les yeux du chef tzigane et il haussa les épaules.

— Je n'oublie rien. Tu es une grande dame, je sais. Mais tu as voulu vivre parmi nous et, bon gré, mal gré, il te faut subir nos coutumes. Quand plusieurs hommes demandent une femme libre, elle doit choisir parmi eux, à moins qu'elle n'accepte le combat qu'ils se livreront et n'appartienne au vainqueur. Tous mes hommes sont braves et tu es belle : le combat sera chaud.

Une flamme de colère monta au visage de Catherine.

Ce garçon insolent, étendu à demi nu devant elle, disposait de sa personne avec un cynisme révoltant.

— Vous ne pouvez me contraindre à ce choix. Messire l'Hermite...

— Ton compagnon ? Il n'oserait s'immiscer dans les coutumes de mon peuple. Si tu veux rester ici, tu dois vivre comme une vraie tzingara ou, du moins, faire semblant. Nul ne comprendrait, parmi les miens, qu'une de mes sujettes repousse la loi.

— Mais je ne veux pas, gémit Catherine d'une voix qui se brisait tandis qu'un sanglot montait dans sa gorge. Ne pouvez-vous m'éviter cela ? Je vous donnerai de l'or... ce que vous voudrez. Je ne veux pas appartenir à l'un de ces hommes, je ne veux pas qu'ils se battent pour moi, je ne veux pas !

Elle avait noué ses mains en une inconsciente supplication et ses grands yeux noyés de larmes imploraient. Quelque chose s'adoucit dans le masque farouche du chef.

— Viens ici, dit-il doucement.

Elle ne bougea pas, continuant à le regarder sans comprendre.

Alors, il répéta, plus durement :

— Viens ici !

Et, comme elle demeurait figée, il se redressa, tendit un bras. Sa main empoigna Catherine par le bras et, d'une secousse, il la fit tomber à genoux auprès de lui. Elle poussa un cri de douleur, mais il se mit à rire :

— Pour quelqu'un qui n'a jamais peur, tu fais une étrange mine, mais je ne te ferai pas de mal. Ecoute-moi seulement, belle dame, noble dame... je suis noble, moi aussi. Je suis duc d'Égypte et je porte en moi le sang du maître du monde, du conquérant qui asservit les rois eux-mêmes.

Sa main remontait lentement le long du bras nu de Catherine, cherchait la rondeur de l'épaule qu'elle emprisonnait. La jeune femme le voyait de tout près, maintenant, et s'étonnait de la finesse de cette peau brune, de l'éclat de ces yeux étincelants qui la fascinaient. Cette main, sur sa peau, était chaude, comme devenait chaud, tout à coup, son sang à elle... Un brouillard passa devant les yeux de Catherine tandis que des vagues brûlantes parcouraient son corps. Cette main qui caressait son épaule, elle avait soudain envie qu'elle osât davantage...

Épouvantée de ce désir d'amour qui montait en elle, impérieux, et combien primitif, elle eut un sursaut, tenta d'échapper à la main qui la tenait, mais en vain.

— Que voulez-vous ? murmura-t-elle le souffle écourté.

La main glissait de nouveau sur son bras, le serrait pour l'attirer plus près encore de Fero. L'haleine chaude du chef brûla les lèvres de Catherine.

— Il y a pour toi un moyen d'échapper à mes hommes, un seul : on ne convoite pas le bien du chef...

Elle essaya de rire avec mépris, constata rageusement que son rire sonnait faux.

— Voilà donc où vous vouliez en venir ?

— Pourquoi pas ? Mais la demande de mes hommes est réelle.

J'ajoute que, si tu tiens au combat, je me battrai moi aussi pour t'avoir.

La poigne du Tzigane la maintenait à terre, presque contre sa poitrine. Il se pencha encore davantage et sa bouche frôla le visage tendu.

— Regarde-moi bien, belle dame. Dis-moi ce qui me différencie de ces grands seigneurs auxquels tu es réservée. Le Grand Chambellan à qui tu vas peut-être t'offrir est gras et repoussant. Il est vieux déjà et l'amour est pour lui un jeu difficile. Moi, je suis jeune, mon corps est vigoureux. Je peux t'aimer durant des nuits et des nuits sans me lasser. Pourquoi donc ne me choisirais-tu pas ?

Sa voix rauque avait un pouvoir envoûtant et, dans le corps tremblant de Catherine, le sang, incendié, bouillait. Avec horreur, elle découvrait qu'elle n'avait pas envie de résister, qu'elle désirait encore l'entendre, qu'elle avait faim d'amour... L'impulsion qui était si près de la jeter vers cet homme était si violente et si animale en même temps que Catherine sentit l'épouvante glisser dans son sang. En un éclair, elle comprit ce que Tereina lui avait fait boire. Un philtre d'amour !

Quelque infernale mixture destinée à la livrer, soumise et consentante, au chef tzigane.

Un sursaut d'orgueil vint à son secours. Sauvagement, elle s'arracha des bras qui la serraient déjà, se traîna à genoux au fond de la voiture et, s'agrippant aux montants, se releva. Contre son dos, elle sentit la rugosité du bois, l'humidité du feutre mouillé. Elle tremblait de tous ses membres et devait serrer les dents pour les empêcher de claquer.

Du fond de son cœur désespéré, une prière monta vers un ciel, devenu plus que jamais inaccessible, tandis que sa main cherchait machinalement, à sa ceinture, la dague à l'épervier, la dague d'Arnaud qu'elle avait l'habitude de porter. Mais Tchalaï la bohémienne n'avait pas de dague et la main sans défense s'agrippa à l'étoffe grossière du vêtement. Toujours accroupi dans l'ombre, pareil à quelque grand félin, Fero l'observait avec des yeux injectés de sang.

— Réponds, gronda-t-il. Pourquoi ne me choisirais-tu pas ?

— Parce que je ne vous aime pas. Parce que vous me faites horreur.

— Menteuse. Tu en as envie autant que moi. Tu ne vois pas tes yeux déjà troubles, tu n'entends pas ton souffle haletant.

Catherine eut un cri de rage.

— C'est faux ! Tereina m'a fait boire je ne sais quelle mixture diabolique et vous le savez, et vous comptez là-dessus ! Mais vous ne m'aurez pas parce que je ne le veux pas !

— Crois-tu ?

Une détente souple et il était debout contre elle, la bloquant entre sa poitrine et les arceaux de bois. Elle tenta de glisser de côté, mais elle pouvait à peine respirer. Et il y avait toujours cette brûlure au fond de son corps, primitive et avilissante, mais qui, au contact de cet homme, devenait impérieuse... Catherine serra les dents, appuya ses deux mains sur la poitrine de Fero, tentant vainement de le repousser.

— Laissez-moi, souffla-t-elle... Je vous ordonne de me laisser.

Il se mit à rire doucement, presque contre sa bouche, malgré l'effort que faisait Catherine pour détourner la tête.

— Ton cœur bat comme un tambour. Mais si tu « ordonnes » que je te laisse, je peux obéir... Je peux aussi appeler ces hommes qui veulent se battre pour toi et, comme je n'ai pas envie de perdre l'un d'eux à cause de tes grands yeux, je vais t'attacher dans ce chariot et je te livrerai à eux. Lorsque chacun t'aura possédée, ils sauront, du moins, s'ils ont encore envie de se battre. Je passerai le dernier... Est-ce que tu « ordonnes » toujours que je te laisse ?

Un nuage rouge passa devant les yeux de Catherine, né d'une soudaine bouffée de fureur. Cet homme osait parler d'elle comme d'une chose sans importance, que l'on dédaigne après l'avoir prise ?

Blessée dans son amour-propre et horrifiée devant la menace que Fero faisait luire à ses yeux, Catherine se sentit, tout à coup, plus indulgente pour les appels de sa chair bouleversée. En même temps, elle éprouva un besoin irrépressible de soumettre ce sauvage insolent, de le réduire à cet esclavage passionné où elle avait vu déjà tant d'autres hommes. Et puisque aussi bien c'était le seul moyen d'échapper au pire...

Elle cessa soudain de détourner la tête. Surpris de rencontrer sous ses lèvres cette bouche qui ne se défendait plus, Fero s'en empara avec avidité... Ses lèvres à lui étaient douces et avaient une odeur de thym.

Déjà triomphante, Catherine sentit qu'elles tremblaient légèrement, mais n'eut pas le temps de se réjouir. Le philtre maudit avait maintenant déchaîné en elle toutes les puissances de l'enfer. Elle ne pouvait plus lutter contre lui. Son cœur fou cognait contre ses côtes.

La violence de son sang l'étouffait et, sous les mains du Tzigane, ses hanches vibraient déjà... Il n'était d'ailleurs plus possible d'arrêter le délire amoureux de Fero, sourd et aveugle pour tout ce qui n'était pas ce corps de femme qu'il pressait contre le sien.

Catherine, alors, ferma les yeux et s'abandonna à la tempête! Mais, agrippant des deux mains les épaules moites du Tzigane, elle murmura

: — Aime-moi, Fero, aime-moi de toutes tes forces... mais sache que je ne te pardonnerai que si tu parviens à me faire oublier jusqu'à mon nom.

Pour toute réponse, il se laissa tomber à terre, l'entraînant avec lui.

Tous deux roulèrent, enlacés, sur le plancher crasseux.

Pendant toute la nuit, la tempête fit rage, secouant les chariots, tordant les arbres, arrachant les ardoises des toits, obligeant les archers de garde, aux créneaux du château, à se courber derrière les énormes merlons. Mais, dans le chariot au creux du fossé, Catherine ni Fero n'en entendirent rien. Au désir sans cesse renaissant de l'homme répondait cette étrange folie qui avait fait de la jeune femme une bacchante sans pudeur, criant de passion sous la violence du plaisir.

Quand la première lueur du jour glissa furtivement sur le fleuve, touchant de sa clarté blême et fumeuse les berges dévastées, la fraîcheur humide de l'aube s'infiltra sous le feutre détrempé, toucha les corps en sueur des deux amants. Catherine s'éveilla avec un frisson du pesant sommeil où elle avait sombré avec Fero quelques instants plus tôt. Elle se sentait lasse à mourir, la tête vide et la bouche amère, comme si elle avait trop bu. Au prix d'un pénible effort, elle repoussa le grand corps inerte de son amant, sans même l'éveiller, se remit debout. Tout se mit à tourner autour d'elle et elle dut s'appuyer aux arceaux pour ne pas tomber. Ses jambes tremblaient, une nausée lui souleva l'estomac. Une sueur froide perla à ses tempes et un instant elle ferma les yeux. Le malaise passa, mais l'envie de dormir revenait, insurmontable...

À tâtons, elle chercha sa chemise, l'enfila avec peine, ramassa sa couverture et sortit du chariot. Au-dehors, la

pluie avait cessé, mais de longues écharpes de brume jaune traînaient sur le fleuve. La terre était détrempée, des branches brisées par l'orage traînaient partout. Les pieds nus de Catherine enfoncèrent dans une boue épaisse et molle.. Elle fit trois pas et, malgré ses paupières lourdes, remarqua une forme rougeâtre blottie sous un chariot et qui bougea à son approche. Avec stupeur, elle reconnut Tereina. La jeune fille la regardait venir, et tout, dans son visage, criait le triomphe.

Alors Catherine se souvint de ce qui lui était arrivé par la faute de cette fille. La colère la réveilla. Elle se jeta sur la bohémienne, la saisit par son châle rouge :

— Que m'as-tu fait boire ? gronda-t-elle. Je t'ordonne de me répondre. Qu'est-ce que j'ai bu ?

Le sourire extasié de Tereina ne contenait pas une once de crainte.

— Tu as bu l'amour... Je t'ai donné le plus puissant de mes breuvages d'amour pour que ton cœur se réchauffe au feu qui brûlait dans celui de mon frère. Maintenant, tu es à lui... et vous serez heureux ensemble. Tu es vraiment ma sœur.

Avec un soupir, Catherine lâcha le châle. Elle retint les reproches qui lui venaient. À quoi bon ? Tereina ne savait rien de sa véritable personnalité. Elle n'avait vu en elle qu'une fille de sa race, une réfugiée que son frère désirait, et elle avait cru faire leur bonheur à tous les deux en la jetant dans les bras de Fero. Elle ne savait pas que l'amour et le désir peuvent être frères ennemis.

La petite bohémienne avait pris sa main et y posait sa joue dans un geste d'adoration.

— Je sais combien vous avez été heureux, chuchota-t-elle d'un ton de confidence... Toute la nuit, j'ai écouté... et j'étais heureuse, moi aussi.

Catherine sentit son visage s'empourprer. Au souvenir de ce qui s'était passé durant cette nuit diabolique, une vague de honte la submergea.

Elle se revit, elle, Catherine de Montsalvy, délirant sous les baisers d'un vagabond et, pour cela, elle se haïssait maintenant. Le philtre avait, certes, joué son rôle aphrodisiaque, mais Catherine avait pourtant une conscience d'une sorte de dualité inconnue dans son être.

Cette fille folle que le breuvage avait éveillée n'existait-elle pas réellement dans le tréfonds de son âme ? C'était elle, déjà, qui lui avait fait trouver du plaisir dans les bras de Philippe de Bourgogne, qui, sans l'intervention de Gauthier, l'aurait livrée à l'Écossais Mac Laren, qui faisait lever en elle ces vagues troubles au contact de certains hommes, qui, enfin, faisait taire les cris de son cœur, donné tout entier à son époux, sous ses exigeantes revendications et son besoin d'amour physique... La boue où s'enfonçaient ses pieds n'était ni moins épaisse ni moins puante que celle dont se formait la misérable nature humaine.

Doucement, elle posa sa main sur la tête de Tereina toujours courbée à ses pieds.

— Va dormir, lui dit-elle gentiment, tu es trempée, transie...

— Mais tu es heureuse, n'est-ce pas, Tchalaï ? Tu es vraiment heureuse ?

Encore un effort, le dernier, pour ne pas briser le cœur de cette innocente.

— Oui... murmura Catherine... très heureuse !

Refoulant ses larmes, le cœur lourd, Catherine poursuivit son chemin, s'enfonçant dans la brume comme pour y cacher sa honte.

Elle descendit jusqu'au fleuve, sans prendre garde aux cailloux qui la meurtrissaient, et ne s'arrêta que lorsque l'eau vint lécher ses pieds nus.

La Loire était grise et se confondait avec le ciel, mais des traces presque imperceptibles de lumière dorée frisaient déjà, de loin en loin, à la surface. L'eau bouillonnait, grosse de la grande pluie nocturne, gonflée d'une vigueur nouvelle. Catherine eut soudain envie de s'y plonger. Le fleuve-roi avait toujours été son ami et, dans cette aube triste, elle revenait tout naturellement vers lui pour lui demander d'apaiser son cœur malade.

Avec des gestes d'automate, elle laissa glisser ses vêtements et s'avança dans le courant. Il était fort et elle avait du mal à marcher sur le fond où roulaient des pierres. L'eau était fraîche et, quand elle atteignit son ventre, Catherine frissonna. Elle eut la chair de poule, mais continua d'avancer. Bientôt, elle en eut jusqu'aux épaules et ferma les yeux. Le courant massait son corps. Seuls, ses pieds crispés dans la vase la retenaient encore au sol. Il y eut tout à coup en elle un grand silence intérieur. Est-ce qu'il ne serait pas mieux que tout s'arrêtât là ? Qu'elle en finisse une bonne fois avec sa vie sans espoir ?

Tant qu'elle avait pu se garder pure, le combat était encore facile et la victoire pouvait avoir des charmes. Mais, maintenant ? Elle s'était donnée à un inconnu comme une simple fille et c'était comme si elle avait creusé, entre elle et le souvenir de son époux, un immense, un infranchissable fossé. Si Dieu voulait qu'elle le revît encore, ne fût-ce qu'une fois, oserait-elle seulement le regarder en face sans mourir de honte ? Un lourd sanglot gonfla sa gorge et deux larmes glissèrent sous ses paupières closes.

— Arnaud, murmura-t-elle, pourrais-tu me pardonner si tu savais...

si tu savais ?

Non, il ne le pourrait pas. Elle en était sûre. Elle connaissait trop sa jalousie ardente, sa passion exclusive pour avoir le moindre doute. Lui qui s'était laissé torturer pour ne pas lui être infidèle, comment pourrait-il comprendre, admettre, pardonner ?... Dès lors, à quoi bon lutter encore ? Même son petit Michel n'avait pas tellement besoin d'elle. Il avait l'amour de sa grand- mère et saurait bien, une fois devenu un homme, faire resurgir Montsalvy. Et pour Catherine, ce serait si bon de s'abandonner enfin à ce grand fleuve impérieux, de se fondre en lui pour toujours. Si bon... et si facile. Il suffisait de laisser glisser ses pieds qui... Oh oui, c'était facile... c'était...

Déjà les jambes de Catherine fléchissaient. Le courant allait emporter rapidement sa forme légère jusqu'au seuil mystérieux et noir derrière lequel il n'y a plus que l'oubli et la mort. Mais, sur la rive, une voix chargée d'angoisse appelait:

— Catherine? Catherine? Où es-tu... Catherine?

C'était, la voix de Sara, étouffée de terreur. Elle surgissait du brouillard, appel déchirant de cette vie que Catherine voulait abandonner, chargée de tant de souvenirs qu'instinctivement la jeune femme s'agrippa des orteils au.fond. L'espace d'un instant, elle eut la rapide vision de sa vieille Sara, agenouillée sur le sable mouillé, enveloppant d'un linceul le corps que le fleuve venait de lui rendre.

Elle crut l'entendre pleurer... et, brusquement, l'instinct de conservation la reprit. Elle retrouva, pour lutter contre le courant qui l'emportait, cette énergie qu'elle croyait perdue et, moitié nageant, moitié marchant, elle revint vers la berge. Peu à peu, à mesure qu'elle avançait vers la vie, elle distingua la silhouette de Sara qui se tenait au bord de l'eau, appelant toujours.

Pâle d'inquiétude, étroitement enveloppée dans sa couverture grise, la bohémienne serrait contre elle les vêtements de Catherine et de lourdes larmes roulaient sur ses joues. Quand la forme ruisselante de la jeune femme se dégagea de la brume, elle poussa un cri rauque et, la voyant chanceler, s'élança vers elle pour la soutenir, mais Catherine, d'un écart, évita ses mains.

— Ne me touche pas, dit-elle avec lassitude... Tu ne sais pas à quel point j'ai horreur de moi-même. Je suis sale... je me dégoûte !

Le large visage de Sara se chargea de compassion. Malgré les efforts de Catherine, ses bras se refermèrent sur les épaules frissonnantes et, après l'avoir essuyée vigoureusement avec sa propre couverture, elle la fit rhabiller et l'entraîna vers le campement.

— Et tu voulais mourir pour cela, pauvrette ? Parce qu'un homme a possédé, cette nuit, ton corps ? Te voilà toute bouleversée à cause d'une nuit passée avec Fero ? Dois-je te rappeler que ceci n'est qu'un début... que tu ignores ce que tu trouveras au château ? Enfin, que pour venir à bout de cette folle aventure, tu étais prête à tout ?

— Mais j'étais consentante, cette nuit... j'avais bu je ne sais quelle maudite potion que m'avait donnée Tereina, cria Catherine butée. Et j'ai eu du plaisir dans les bras de Fero. Tu entends ? Du plaisir ! hurla-t-elle.

— Et après ? coupa Sara froidement. Ce n'est pas de ta faute. Tu ne l'as pas voulu. Ce qui t'est arrivé cette nuit n'a pas plus d'importance qu'une crise de folie passagère... ou même qu'un simple rhume.

Mais Catherine ne voulait pas être consolée. Elle se jeta sur la dure couche qu'elle partageait avec Sara et sanglota jusqu'à épuisement.

Cela lui fut salutaire. Les larmes entraînèrent les dernières fumées que la drogue avait laissées dans son esprit en même temps que l'écœurante honte qui l'avait terrassée. A bout de fatigue, elle finit par s'endormir d'un sommeil paisible qui dura jusqu'au milieu du jour.

Elle en émergea l'esprit et le corps reposés. Hélas, ce fut pour apprendre de la vieille Orka que, le soir même, elle serait unie à Fero selon les rites bizarres des Tziganes.

Heureusement pour Catherine, la vieille Orka disparut aussitôt après avoir annoncé ce qu'elle appelait « la grande nouvelle » car la jeune femme s'abandonna à une véritable fureur. Que Fero, non content d'en avoir fait sa maîtresse, prétendît l'épouser, cela, elle s'y refusait avec violence et se répandit en injures si vigoureuses à l'adresse du chef que Sara dut la faire taire de force. Ses cris devenaient dangereux. Elle la maîtrisa et lui ferma la bouche de sa main.

— Ne sois pas stupide, Catherine. Que Fero veuille t'épouser n'a aucune importance pour toi. S'il ne te lie pas à lui, les autres auront le droit d'exiger que tu soies attribuée à l'un d'eux. Si tu refuses, il nous faut fuir, et fuir sur l'heure. Mais où ? Comment ?

A demi étouffée par la main rude de Sara, Catherine, cependant, se calmait peu à peu. Elle se dégagea et demanda :

— Pourquoi dis-tu que cela n'a pas d'importance pour moi ?

Parce qu'il ne s'agit pas d'un vrai mariage, du moins comme tu l'entends. Les errants ne mêlent pas Dieu à une chose aussi simple que l'accouplement de deux êtres. De plus, ce n'est pas Catherine de Montsalvy que Fero prendra pour femme, c'est une apparence, un fantôme gui disparaîtra un jour, une fille d'Egypte nommée Tchalaï.

Catherine secoua la tête et regarda Sara avec angoisse. Qu'elle restât si insensible lui semblait monstrueux. Elle paraissait trouver cela presque naturel. Chez Catherine, ce mariage soulevait l'horreur.

— C'est plus fort que moi, dit-elle. J'ai l'impression de commettre un abus de confiance... de tromper Arnaud encore une fois.

— En aucune manière... puisque tu n'es plus toi. D'autre part, ce mariage va t'assurer une position stable dans la tribu, plus personne ne se méfiera de toi.

Malgré ces exhortations, Catherine avait tout de même une impression de sacrilège en allant, ce soir-là, rejoindre Fero devant le grand feu où toute la tribu s'était réunie dans la joie. L'orage de la veille avait nettoyé le temps, laissant un grand ciel bleu sombre, doux comme un velours. Les hommes étaient revenus de la pêche avec des nasses pleines et tout le camp sentait le poisson que l'on grillait un peu partout. Les tambourins et les rebecs ronflaient aux mains des hommes. Les enfants dansaient de joie autour des chaudrons de cuisine et même les bébés piaillaient dans leurs paniers.

Tous ces préparatifs, toute cette joie qui se levait sur ses pas augmentaient encore la répugnance de Catherine. De tout son être elle refusait ce simulacre auquel on la traînait d'autant plus qu'elle craignait légitimement que le mariage fût suivi d'une vie commune, de nuits qui pouvaient être nombreuses. Elle se voyait mal dans le chariot de Fero, le servant comme faisaient les autres femmes, lui appartenant corps et âme... même si Dieu ne s'en mêlait pas. Elle avait une folle envie de fuir une bonne fois cette situation impossible, et d'autant plus qu'elle se méfiait maintenant de Fero. Il savait sa j qualité et elle l'avait cru son allié. Or, il semblait vouloir abuser de la situation. Qui pouvait dire s'il la laisserait partir lorsqu'on lui demanderait d'aller danser au château ?

Paradoxalement, si l'on considère ses craintes, ce fut le sentiment de sa mission qui retint Catherine. Pour le moment, elle n'était pas en danger de mort et elle devait tenter l'aventure jusqu'au bout. Mais cela ne l'empêchait nullement de chercher désespérément un moyen d'échapper à ce révoltant mariage. Les femmes avaient habillé Catherine des oripeaux les plus voyants que l'on avait pu trouver dans la tribu. Une pièce de soie verte, un peu déchirée mais frangée d'argent, s'enroulait plusieurs fois autour de son corps que, pour cette circonstance, on avait débarrassé de la rude chemise. À ses oreilles on avait fixé des anneaux d'argent tandis que des colliers faits de lourdes plaques ciselées, de même métal, et d'autres composés de menues piécettes enfilées pesaient sur ses épaules dont l'une demeurait nue.

D'autres chaînes de pièces lui formaient une sorte de couronne et les yeux des femmes lui avaient dit combien, dans cet accoutrement sauvage, elle était belle.

L'assurance de sa beauté, Catherine la lut encore sur le visage radieux de Fero, dans l'orgueil de son regard quand il vint à sa rencontre et lui prit la main pour la mener devant la phuri dai. C'était la plus vieille femme de la tribu et, parce qu'elle était la plus sage et la gardienne des antiques traditions, elle avait un pouvoir presque égal à celui du chef. Jamais Catherine n'avait vu une femme ressembler autant à une chouette, mais les petits yeux ronds de la phuri dai étaient verts comme l'herbe au printemps. Des tatouages noirs marquaient ses joues vides et se perdaient sous les longues mèches grises que laissait échapper un chiffon rouge drapé à la manière d'un turban. Catherine la regarda avec horreur parce que cette femme incarnait pour elle le mariage où le destin la contraignait.

La vieille se tenait debout au milieu des anciens de la tribu, éclairée par les flammes qui accentuaient les ombres de sa figure. Les peaux d'âne et les archets faisaient rage, doublant le cercle de feu d'une zone sonore où se mêlaient les cris des femmes et le chant des hommes.

Cela faisait un vacarme assourdissant. Quand le couple s'arrêta devant elle, la phuri dai sortit de ses loques deux mains fragiles comme des pattes d'oiseau et saisit un morceau de pain noir que lui tendait un grand tzigane barbu. Le silence se fit soudain et Catherine comprit que l'instant décisif était arrivé. Elle dut serrer les dents pour ne pas crier, pour ne pas hurler de panique. Est-ce que vraiment rien ne viendrait empêcher cette sinistre farce?

Les mains parcheminées rompirent le pain en deux morceaux. Puis la vieille prit un peu de sel, qu'on lui tendit dans une petite coupe d'argent car c'était une denrée rare et extrêmement précieuse. Elle en répandit un peu sur chacun des morceaux de pain, en tendit un à Catherine, l'autre à Fero.

— Lorsque vous serez las de ce pain et de ce sel, dit-elle, vous serez las l'un de l'autre. Maintenant, échangez vos morceaux de pain.

Impressionnée, malgré elle, par le ton solennel de la vieille, Catherine prit machinalement le pain que lui tendait Fero et lui offrit le sien. Tous deux mordirent ensemble dans la croûte dure. Les yeux du chef ne quittaient pas ceux de la jeune femme et elle dut fermer les siens un instant, incapable de soutenir la passion brutale, primitive, qu'ils révélaient... Tout à l'heure, elle allait encore lui appartenir, mais, cette fois, sans en avoir la moindre envie. Non seulement elle ne désirait pas Fero, mais son corps se révoltait à l'avance de ce qui allait suivre.

— La cruche, maintenant, dit la vieille.

On lui passa une cruche en terre qu'à l'aide d'une pierre elle brisa au-dessus de la tête des deux jeunes gens. Quelques grains de blé s'en échappèrent. Et, aussitôt, la vieille s'accroupit comptant les débris.

— Il y a sept morceaux, dit-elle en levant les yeux vers Catherine.

Pour sept années, Tchalaï, tu appartiens à Fero !

Avec un cri de triomphe, le chef tzigane prit Catherine par les épaules et l'attira pour l'embrasser. Etourdie, elle se laissa aller contre lui tandis qu'éclataient les hurlements de joie de la tribu. Mais les lèvres de Fero ne touchèrent pas celles de la jeune femme. Jaillie de l'ombre, une fille aux cheveux de nuit avait bondi entre eux et, d'une secousse brutale, avait arraché Catherine des bras qui la tenaient.

— Un instant, Fero ! Je suis encore là, moi, et tu m'avais juré que je serais ta rommi... ta seule femme.

Pour un peu, Catherine aurait crié de soulagement. Elle se retrouvait à quatre pas de Fero, séparée de lui par cette fille qu'elle regardait maintenant comme un miracle. La nouvelle venue avait un visage fier : teint cuivré, petit nez aquilin, prunelles en amandes et légèrement bridées, des nattes lisses et une robe de soie rouge qui semblait étrangement élégante au milieu de tous ces haillons. Une chaîne d'or brillait à son cou. Mais la stupeur de Fero n'était pas feinte.

— Dunicha ! Tu avais disparu depuis tant de jours ! Je te croyais morte.

— Et cela t'attristait profondément, n'est-ce pas ? Qui est celle-là ?

Elle désignait Catherine, d'un geste plein de rancune qui n'annonçait rien de bon, sans doute. Mais Catherine, heureuse de l'intrusion, examinait avec curiosité la nouvelle venue. C'était sans doute l'une des deux filles que La Trémoille avait fait monter au château quinze jours plus tôt. Pourquoi fallait-il que la Tzigane la regardât d'emblée comme une ennemie, alors que Catherine brûlait de lui poser une foule de questions sur les habitudes du château ?

Mais, tandis qu'elle réfléchissait, la dispute s'envenimait entre Dunicha et Fero. Le chef tzigane se défendait âprement d'avoir été infidèle. Puisque sa future épouse n'avait pas été tuée au château, elle aurait dû faire savoir qu'elle vivait. Quant à lui, il était maintenant régulièrement uni à Tchalaï et il n'en démordait pas.

Dis plutôt que cela t'arrangeait de me croire morte, cria la fille. Mais tu n'en es pas moins parjure et moi, Dunicha, je nie la valeur de ton mariage. Tu n'avais pas le droit de faire ça.

— Mais je l'ai fait, hurla le chef, et il n'y a plus rien à y changer.

— Crois-tu ?

Les yeux obliques de Dunicha allèrent de Catherine à Fero, revinrent à la jeune femme.

— Tu connais nos coutumes, je pense ? Quand deux femmes se disputent le même homme et si elles ont toutes deux le droit de le faire elles se battent jusqu'à la mort de l'une d'elles. Cette coutume, je la réclame. Demain, au coucher du soleil, nous nous battrons, toi et moi.

Et, sans rien ajouter d'autre, Dunicha tourna les talons. La tête haute, elle fendit le cercle des Tziganes, s'éloigna dans l'ombre suivie aussitôt par quatre femmes. La vieille phuri dai, qui avait uni Fero et Catherine, s'approcha de la jeune femme, la sépara de Fero qui avait saisi la main de sa nouvelle épouse.

— Il faut vous quitter jusqu'au combat. Tchalaï appartient au destin. Suivant nos lois, quatre femmes de la tribu la garderont tandis que quatre autres demeureront auprès de Dunicha. J'ai dit.

Il y eut un silence de mort. Comme par magie, Sara était apparue auprès de Catherine que Fero, maintenant, regardait avec désespoir. Il n'avait même plus le droit de lui adresser la parole... La fête tournait court. Les tambours s'étaient tus et l'on n'entendait plus que le crépitement des feux sous les chaudrons de cuisine. C'était comme si la mort avait soudain survolé le camp et, malgré son courage, Catherine retint mal un frisson. La main de Sara se posa sur son bras nu. — Tchalaï est ma nièce, dit la bohémienne d'un ton mesuré. Je la garderai avec Orka. Tu peux désigner deux autres femmes.

— N'en désigne qu'une ! s'écria Tereina en bondissant auprès de son amie. Si elle est la nièce de Sara la Noire, elle est ma sœur à moi.

La phuri dai acquiesça d'un signe de tête. Son doigt décharné appela impérieusement auprès d'elle une autre femme aux cheveux blancs qui était sa sœur. Et, ainsi encadrée, Catherine regagna dans le silence le chariot d'Orka où, avec ses gardiennes, elle demeurerait jusqu'à l'heure du combat sans sortir, comme une prisonnière.

Le soulagement qu'elle avait éprouvé, tout à l'heure, quand Dunicha l'avait arrachée des mains de Fero, s'était bien évanoui. À ce moment elle n'était menacée que d'un simulacre de mariage et maintenant elle était une sorte de morte en sursis. Une colère gonflait ses veines. C'en était trop aussi ! Et les coutumes de ces gens étaient bien les plus délirantes, les plus barbares qu'elle ait jamais connues.

On disposait d'elle sans même lui demander son avis. Les Tziganes avaient décidé qu'elle épouserait Fero, ensuite ils décidaient qu'elle devait se battre avec cette jeune tigresse, et cela pour un homme qu'elle n'aimait pas.

— Je te préviens, glissa-t-elle à voix basse dans l'oreille de Sara, je ne me battrai pas. Je ne sais même pas ce que c'est. Jamais de ma vie je n'ai livré le moindre combat et je n'essayerai pas même si...

Sara saisit sa main et la serra violemment.

— Tais-toi. Pour l'amour du ciel !

— Pourquoi me tairais-je ? À cause de ces femmes. Non, je vais leur dire, au contraire, je vais leur crier que...

— Tais-toi ! répéta Sara, mais si impérieusement que la jeune femme obéit malgré elle. Comprends donc que tu risques ta vie... si elles comprenaient que tu refuses de te battre.

— Et demain, gémit Catherine, est-ce que je ne vais pas la risquer

? Tu le sais bien, toi, que je ne suis pas capable de faire ce qu'on exige de moi. Elle va me tuer, j'en suis sûre.

— Je le sais aussi, mais, pour l'amour de Dieu, calme-toi ! Quand les autres dormiront je me glisserai hors du camp et je courrai jusqu'à l'auberge prévenir messire Tristan. Il saura bien, lui, te sortir de ce mauvais pas. Mais, je t'en conjure, ne montre pas que tu as peur.

Mes frères ne pardonnent pas la lâcheté. Tu serais chassée à coups de fouet, condamnée à mourir de faim.

Les yeux de Catherine s'agrandirent d'horreur. Elle avait l'impression qu'un piège terrible s'était refermé sur elle et qu'avec ses seules forces elle ne parviendrait jamais à s'en délivrer. Sara sentit sa terreur et la serra contre elle.

— Du courage, mon petit. Maître Tristan et moi nous allons te sortir de là.

— Il serait temps qu'il se montre, celui-là, fit Catherine avec rancune, lui qui devait veiller sur moi de si près.

— Il ne devait intervenir qu'en cas de danger, souviens-toi...

Elle regarda autour d'elle. Les deux vieilles dormaient. Seule Tereina veillait, assise près de la lampe à huile, enveloppée dans sa couverture rouge ; elle fixait la flamme avec les yeux égarés d'une somnambule et ne bougeait pas plus qu'une souche.

— C'est le moment, souffla encore Sara. J'y vais.

Elle se coula au-dehors sans faire plus de bruit qu'une couleuvre, et Catherine, le cœur lourd mais confiante en sa vieille amie, alla s'étendre pour essayer de dormir un peu. Mais le sommeil la fuyait. Ses yeux restaient grands ouverts sur les taches du feutre crasseux du chariot tandis qu'elle tentait de calmer les battements désordonnés de son cœur... Le silence l'écrasait et, n'y tenant plus, elle appela doucement:

— Tereina ?

La petite tzigane tourna la tête lentement vers elle puis se coula à son côté.

— Que veux-tu, ma sœur ?

— J'ai besoin de savoir. Dunicha, ma rivale, a-t-elle l'habitude de ce genre de combat ? Avec quoi devons- nous nous battre ?

— Au couteau. Et, malheureusement, ce n'est pas la première fois pour Dunicha. On dirait un chat-tigre quand elle se bat. Deux femmes qui plaisaient à Fero sont déjà tombées sous ses coups.

Cette révélation fit couler un désagréable filet glacé le long du dos de Catherine, furieuse de s'être jetée dans cette impasse. Si Tristan n'intervenait pas, elle serait proprement égorgée par la Tzigane sans que personne fît un geste pour la défendre. Fero lui-même, qui cependant paraissait si éperdument amoureux, n'avait pas levé le petit doigt pour interdire cette folie. Il s'était plié, respectueusement, à la loi des siens. Et, sans doute, songeait Catherine avec un sentiment de révolte, il se consolerait le soir même, avec la victorieuse Dunicha, de la mort de la malheureuse Tchalaï.

— Tout ce que je pourrai faire pour toi, continua Tereina d'un ton désolé, ce sera te donner une drogue qui décuplera ton courage et ta force. Maintenant, il faut te reposer.

Catherine, dans l'ombre, fit la grimace. Elle était un peu dégoûtée de la pharmacopée tzigane et, de plus, n'avait pas la moindre envie de dormir. La seule chose qu'elle eût envie de faire, c'était fuir, fuir au plus vite, fuir à toutes jambes ces gens sanguinaires auxquels elle s'était si imprudemment mêlée. Elle s'était enfoncée jusqu'au cou dans un panier de vipères et ne savait plus comment en sortir. Elle étouffait dans ce chariot et la respiration régulière des femmes qui dormaient lui donnait envie de hurler.

Elle songea alors que sa vie était trop précieuse aux conjurés d'Angers, donc à Tristan l'Hermite, pour que ce dernier la laissât égorger si bêtement.

Malgré les pensées rassurantes qu'elle s'efforçait de cultiver, Catherine ne ferma pas l'œil de la nuit. La gorge sèche, les tempes bourdonnantes, elle entendit passer chacune des heures de la nuit scandées par les cris des veilleurs sur les tours du château. Elle avait beau savoir que Sara s'occupait d'elle, son absence lui était pénible.

Elle se sentait affreusement seule et ne parvenait pas à se défaire de ce sentiment d'absurdité. Le lever du jour n'allégea pas son angoisse.

Pourquoi Sara ne revenait-elle pas ? Qu'est-ce qui pouvait la retenir aussi longtemps auprès de Tristan ? Avait-elle été surprise quittant le camp ou y rentrant ?

Quand un coq chanta quelque part dans la campagne, Catherine n'y tint plus. Les autres dormaient profondément. Elle se glissa vers l'ouverture du chariot, mais, juste à cet instant, Sara reparut.

Un énorme soupir dégonfla la poitrine oppressée de la jeune femme.

— Enfin, chuchota-t-elle. Je n'ai pas pu dormir tant je suis angoissée.