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— Je me doutais que tu te tourmenterais ; c'est pourquoi je suis revenue, mais il faut que je reparte.
— Pourquoi ?
— Parce que Tristan a disparu.
Catherine accusa le coup. Elle dut, un instant, chercher sa respiration et sa voix n'était plus qu'un souffle quand elle demanda :
— Disparu ? Mais quand ? Comment ?
— Il y a deux jours. Il a quitté son auberge et n'est pas revenu. J'ai visité déjà une partie de la ville dans l'espoir d'apprendre quelque chose. Il faut que je le trouve avant le coucher du soleil.
— Et, dit Catherine d'une voix blanche, si tu ne le trouves pas ?
— J'aime mieux ne pas y penser. Il faudrait, peut- être, avouer ta véritable identité, mais ce serait jouer ta vie, en même temps que celle de Fero, coupable d'avoir introduit une étrangère, une gadjii, dans la tribu.
— Que m'importe Fero ! Je ne veux pas mourir pour lui. Ne serait-il pas plus simple de dire à Dunicha que je n'ai aucune envie de lui disputer la place et que je renonce bien volontiers à Fero ?
— Tu offenserais mortellement le chef qui ne peut se permettre d'être dédaigné. Ton sort n'aurait rien d'enviable car tu ne vivrais pas longtemps pour t'en souvenir. Et puis, les autres ne comprendraient pas. Tu serais accusée de lâcheté. Ce serait le fouet... et la suite.
Un cri de colère échappa à Catherine. De quelque côté qu'elle se tournât elle trouvait des murailles. Tout la renvoyait à cette mort dont elle ne voulait plus. Elle avait oublié que, si peu de temps auparavant, elle désirait mourir. Maintenant, elle voulait vivre, de toutes ses forces, de toute l'ardeur de sa jeunesse. Cette vie lui devenait précieuse puisqu'on voulait la lui arracher.
— Laisse-moi partir, priait Sara, il faut à tout prix que je retrouve Tristan. Sois tranquille, je serai là si...
Elle n'ajouta rien. Effleurant des lèvres le front de Catherine, Sara disparut de nouveau dans les brumes du petit matin, laissant la jeune femme le cœur plus lourd que jamais. Elle eut un élan pour se glisser à la suite de sa vieille amie, mais, au prix d'un effort de volonté, se retint. Si elle fuyait, tout son plan serait compromis, il faudrait revenir à Angers en avouant qu'elle avait échoué si près du but. Au surplus, en acceptant ce rôle, elle n'ignorait pas qu'il lui faudrait risquer sa vie plus d'une fois... Il fallait donc admettre que le temps était venu de la risquer pour la première fois. Un sursaut d'orgueil remit Catherine d'aplomb. S'il fallait affronter Dunicha le couteau à la main, elle le ferait malgré tout, envers et contre toute chance parce que cela ne lui ressemblait pas de reculer. Elle eut même honte de cette peur abjecte qui, un instant, l'avait mordue au ventre. Ce qu'il fallait éviter à tout prix, c'était de penser à son petit Michel, pour que le cœur ne vînt pas à lui manquer à l'idée de ne plus jamais le revoir. Mais elle penserait à son époux bien-aimé, à Arnaud pour lequel il fallait que La Trémoille cessât d'être, afin que la mort perdît au moins pour lui ce goût de cendres amères.
Pourtant, lorsque, à l'issue d'une interminable journée, Catherine vit que le soleil descendait vers l'occident et que Sara n'était toujours pas revenue, elle eut bien du mal à empêcher la panique de s'emparer d'elle. Les autres femmes qui la gardaient n'avaient pas paru s'étonner outre mesure de l'absence de Sara. Tereina avait résumé leur pensée en murmurant, les larmes aux yeux :
— Mauvais signe. Sara la Noire n'a pas voulu voir mourir sa nièce.
Et Catherine, le cœur chaviré, en vint à se demander s'il n'y avait pas un peu de vrai dans cette opinion. Néanmoins, quand arriva l'heure fatale et que les trois femmes l'entraînèrent au-dehors, elle serra les dents, et tête haute fit face à ce qui l'attendait. Elle n'avait plus d'espoir qu'en elle-même ; curieusement, elle puisait dans cette certitude une sorte de calme fataliste. Et puis, elle avait trop souvent regardé la mort en face pour lui tourner le dos cette fois-ci.
En quittant le chariot, Tereina lui avait tendu, de nouveau, un gobelet dont, sans hésitation, elle avait avalé le contenu. Elle avait même eu un petit sourire. Si ce liquide destiné à lui donner du courage était aussi efficace que celui de l'autre nuit, elle allait se battre comme une lionne.
Dehors, elle vit qu'un grand espace vide avait été aménagé au centre du campement, déblayant l'aire où travaillaient ordinairement les forgerons. La tribu, silencieuse, se tenait tout autour, pareille, sous les rayons rouges du soleil couchant, à un peuple de statues de cuivre.
Fero et la vieille phuri dai se tenaient au centre, assis sur un tronc d'arbre abattu recouvert d'une peau de bête. Quand Catherine franchit le cercle humain, Dunicha arrivait aussi, par l'autre extrémité, toujours escortée de ses quatre compagnes. Un vieux gitan, qui se nommait Yakali et semblait être le principal conseiller du chef, se tenait au centre de l'espace vide. Il portait une espèce de houppelande faite d'une infinité de morceaux bariolés qui lui tombait jusqu'aux pieds et lui conférait une vague allure sacerdotale. Sur sa tête, qui avait l'air sculptée dans du vieux bois de chêne, un bonnet de fourrure mité servait de support à une longue plume noire et, dans chacune de ses mains, il tenait un poignard.
Quand les deux femmes furent près de lui, on leur ôta leurs oripeaux, ne leur laissant que leurs chemises qu'elles serrèrent à la taille avec un lacet de cuir. Puis, sans un mot, Yakali leur tendit à chacune un couteau et s'écarta jusqu'à rejoindre le cercle. Catherine se retrouva seule en face de Dunicha. Elle regarda avec une sorte d'horreur le couteau qu'on lui avait mis dans la main. Comment s'en servir ? Ne valait-il pas mieux se laisser tuer plutôt qu'enfoncer cette lame dans le corps de cette fille ? La seule idée de faire jaillir le sang la révoltait.
Les yeux de la tzigane brillaient comme des charbons dans son visage basané, mais, à la grande surprise de Catherine, il n'y avait aucune haine dans leur expression, rien qu'une sorte de joie sauvage comme si Dunicha jouissait profondément de ce qui allait venir. Avec amertume, la jeune femme songea que sa rivale escomptait la victoire et se délectait à l'avance de sa mort prochaine.
De son côté, elle jeta un regard circulaire à ce public silencieux, espérant encore voir surgir, sinon Tristan, du moins Sara dont elle ne s'expliquait pas l'absence. Pour qu'elle fût seule à cet instant mortel, il fallait que quelque chose fût arrivé à sa fidèle compagne... quelque chose de grave. Plus rien ne viendrait l'empêcher d'affronter le combat.
Les yeux rivés à ceux de son adversaire, Catherine murmura une rapide prière puis, avec le courage du désespoir, se pencha légèrement en avant, attendant le choc. Là-bas, sur son tronc d'arbre, Fero venait de lever la main et Dunicha se mit en mouvement. Lentement, très lentement, elle se déplaçait sur le côté, un pas après l'autre, tournant autour de Catherine. Elle souriait... Catherine sentit ses jambes trembler un moment, puis sa peur diminua un peu. Une chaleur nouvelle courait dans ses muscles raidis et elle comprit que le breuvage de Tereina faisait son effet. Mais elle ne perdait aucun des mouvements de Dunicha.
Et soudain, ce fut le choc. D'une détente de ses jarrets, la Tzigane bondit sur son adversaire, le poignard levé. Catherine, qui la guettait, se baissa brusquement, évitant la lame meurtrière qui déchira seulement un morceau de sa chemise. Déséquilibrée, Dunicha roula un peu plus loin et, sans perdre une seconde, Catherine bondit sur elle, jetant au loin son propre poignard dont elle ne savait que faire. Dans ce corps à corps, deux lames étaient plus dangereuses qu'une seule et elle voulait maintenant désarmer son adversaire. Elle eut la chance de saisir Dunicha au poignet et se mit à serrer de toutes ses forces ; elle eut conscience du grondement approbateur de la foule.
Mais la Tzigane, plus grande et plus forte qu'elle, était difficile à maintenir. De tout près, Catherine voyait son visage brun, grimaçant sous l'effort. Elle grinçait des dents et ses narines palpitaient comme celles d'un fauve qui flaire le sang. D'un mouvement brutal, elle rejeta en arrière Catherine qui poussa un cri de douleur. Dunicha, à pleines dents, avait mordu son bras, l'obligeant à desserrer sa prise. Elle se retrouva couchée sur le sol avec tout le poids de la Tzigane sur elle.
Un réflexe lui fit saisir de nouveau le bras armé qui allait frapper, mais elle savait bien, maintenant, que l'autre allait avoir le dessus, qu'elle luttait pour rien, que la mort viendrait dans moins d'une minute. Elle pouvait la lire clairement dans le regard déjà triomphant de l'autre. Lentement, avec un éclat de rire haletant, la Tzigane se mit à lui tordre le bras en déplaçant sa main armée tandis que de l'autre elle saisissait Catherine à la gorge, cherchant déjà l'endroit où elle trancherait.
Une imploration angoissée monta alors du cœur affolé de la malheureuse. Tout était fini pour elle. Ses forces étaient épuisées. Elle n'en pouvait plus ; aucun secours, elle le savait, ne lui viendrait de ce cercle impassible qui la regardait. Aucune voix ne s'élèverait pour retenir la main de Dunicha. Elle ferma les yeux.
— Arnaud, murmura-t-elle..., mon amour !
Son bras pliait déjà sous la douleur, quand une voix impérieuse éclata à ses oreilles :
— Séparez ces femmes ! Immédiatement !
Catherine crut entendre les cloches de Pâques sonnant la résurrection.
Sa poitrine se dégonfla en un énorme soupir de gratitude qui eut pour écho le hurlement de rage de Dunicha que deux archers arrachaient brutalement à son adversaire. Deux autres, sans plus de douceur, remirent sur pied une Catherine titubante qui ne parvenait pas à croire à son bonheur. Les deux femmes se retrouvèrent face à face, mais, cette fois, maintenues par les poignes solides des hommes d'armes.
Entre elles, un méprisant sourire aux lèvres, se tenait un homme de haute taille, somptueusement vêtu de velours vert et de brocart noir.
Et la joie s'éteignit dans le cœur de Catherine, tandis que le soleil, lui sembla-t-il, devenait noir. Une folle terreur s'empara d'elle parce que le salut était pire encore que le danger : l'homme qui l'avait sauvée c'était Gilles de Rais !
En une rapide vision, sa mémoire lui restitua les tours de Champtocé, les sombres horreurs de ce château maudit, l'abominable chasse à l'homme dont Gauthier avait failli être la victime, le bûcher où Gilles voulait faire monter Sara, enfin le visage révulsé du vieux Jean de Craon, la plainte déchirante de son orgueil écrasé, de son cœur humilié quand il avait découvert quel monstre était son petit-fils...
Catherine songea que sous son déguisement misérable elle devait être méconnaissable, mais, comme les yeux noirs du maréchal s'attardaient, insolents et ironiques, sur son visage maculé de poussière, elle baissa la tête comme si elle avait honte de sa semi-nudité. La grossière chemise, en effet, avait beaucoup souffert durant la bataille... Cependant, Dunicha se tordait aux mains des archers et la voix de Gilles claqua :
— Laissez aller celle-là et renvoyez-moi cette racaille d'Egypte dans ses tanières à coups de fouet.
— Et cette femme, monseigneur ? demanda l'un des hommes qui tenaient Catherine.
Le cœur de celle-ci manqua un battement quand la voix dédaigneuse ordonna :
— Emmenez-la !
La nuit était tombée, comme un rideau noir, quand Catherine étourdie se retrouva dans une chambre du donjon où les archers l'avaient poussée sans trop de douceur. Elle avait eu un mouvement de terreur lorsque ses gardiens l'avaient entraînée au centre du château, vers cette énorme tour, si haute que, de son couronnement, on pouvait apercevoir les toits de Tours, car elle avait craint d'être jetée dans une de ces basses-fosses affreuses dont elle avait fait l'expérience à Rouen.
Mais non, la pièce où elle se trouvait était vaste, bien meublée. Ses murs de pierre disparaissaient sous des tentures de toile brodée et des soieries orientales dans les tons rouge sombre et argent tandis que des coussins, jetés un peu partout, étoilaient de bleu le dallage timbré aux armes, pals rouge et or, de la famille d'Amboise, dépossédée depuis si peu de temps de son domaine par la volonté royale.
Catherine résista à l'attraction du grand lit carré, tapi dans un coin, sous ses courtines relevées, qui lui offrait la douceur de ses draps de lin blanc et de ses couvertures veloutées. Dormir ! Étendre là son corps meurtri, couvert de contusions et d'ecchymoses. Mais la grande épée posée sur une table, l'armure dressée dans un coin, les vêtements masculins jetés sur les sièges et les coffres, ouverts sur de précieux objets de toilette ou débordants de soieries et de fourrures, tout cela lui disait trop clairement qu'elle se trouvait dans la propre chambre de Gilles de Rais. Elle ne savait plus très bien où elle en était, mais la peur, elle, était toujours là, tenace, accablante. Les souvenirs qu'elle gardait de son séjour chez Gilles de Rais se révélaient trop cuisants pour qu'il en fût autrement. Au fond, elle n'avait fait que changer de cauchemar, en échappant au couteau de Dunicha, et celui-ci était pire que l'autre. Ce qui la tourmentait, c'était ce que Gilles allait faire d'elle. Pourquoi l'avoir amenée ici ? Il ne pouvait pas l'avoir reconnue.
Alors ? Si elle était démasquée, sa mort était une affaire sûre, simplement différée. Mais si elle ne l'était pas ? Elle connaissait assez son goût du sang pour savoir qu'il n'hésiterait pas à tuer une Tzigane s'il en avait envie. Il pouvait aussi la violer, puis la tuer... De toute façon elle en arrivait au même point navrant : la mort. Quelle raison, autre que s'en amuser, pouvait avoir Gilles de Rais de traîner chez lui une fille de Bohême ? Sur ses pieds nus, elle alla jusqu'à la cheminée où ronflait un grand feu et se laissa tomber sur un banc garni de coussins. La chaleur lui fit du bien. Elle lui tendit avec reconnaissance ses mains meurtries. Sous la grossière chemise déchirée, qui, seule, la vêtait, son corps tremblait de froid, mais le feu luttait victorieusement contre l'humidité du fleuve et la fraîcheur de la nuit. Sans que la jeune femme y prît garde, ses yeux s'étaient emplis de larmes. Une à une, elles roulaient sur la toile rude. Catherine avait faim... D'ailleurs, depuis son arrivée au camp tzigane, elle avait toujours eu faim. Elle avait mal partout, mais, surtout, elle était lasse, moralement plus encore que physiquement. Le bilan des derniers événements était plutôt accablant : elle était tombée aux mains de Gilles de Rais, son ennemi ; Sara avait mystérieusement disparu, sans parler de Tristan l'Hermite dont elle préférait ne pas chercher à expliquer la conduite.
Cela ressemblait trop à un abandon.
Dans son chagrin, elle ne tenait aucun compte du fait qu'après_ tout elle se trouvait enfin dans ce château où elle avait tant désiré entrer.
Ce furent les bruits extérieurs qui, curieusement, lui en rendirent conscience. Les murs formidables du donjon les étouffaient, mais, par l'étroite fenêtre ouverte, entrèrent les échos d'une chanson. Là, dans le logis royal, de l'autre côté de la cour, un homme chantait sur un accompagnement de harpe.
Belle, quelle est votre pensée ?
Que vous semble de moi ? Point ne me le celez...
Catherine redressa la tête, rejetant la mèche noire qui lui mangeait le front. Cette chanson était la chanson favorite de Xaintrailles et, derrière la voix étudiée du chanteur, il lui semblait entendre encore celle, nonchalante et plutôt fausse, de son vieil ami. C'était cela que chantait Xaintrailles dans le champ clos d'Arras et ce rappel de ses plus chers souvenirs galvanisa Catherine. Ses idées se firent plus claires. Son sang coula mieux dans ses veines et peu à peu elle recouvra la maîtrise d'elle-même. Quelques mots prononcés par le connétable de Richemont lui revenaient : « La Trémoille ne partage même pas le logis du Roi. C'est dans le donjon, sous la garde de cinquante hommes armés, qu'il passe la nuit... » Le donjon ? Mais elle y était ! Instinctivement, elle leva la tête vers la voûte de pierre dont les croisées d'ogive se perdaient dans l'ombre. Cette chambre était au premier étage. L'homme qu'elle cherchait devait vivre là, au-dessus de sa tête... à portée de sa main et, à cette pensée, son cœur bondit.
Elle était si bien absorbée par ses pensées qu'elle n'entendit pas la porte s'ouvrir. Silencieusement, Gilles de Rais s'approcha de la cheminée. C'est seulement quand il se dressa devant elle que Catherine s'aperçut de sa présence. Pour demeurer fidèle à son personnage, elle se leva vivement avec une mine effrayée, que d'ailleurs elle n'avait pas besoin de feindre ; la seule présence de cet homme avait le don de la terrifier. Son cœur affolé battait sur un rythme effrayant, mais elle n'eut même pas le temps d'ajouter un mot.
Gilles l'avait saisie aux épaules d'un geste brusque et il avait pris ses lèvres. Mais il la rejeta aussitôt :
— Pouah ! Tu empestes, ma belle ! C'est qu'aussi on n'est pas sale comme tu l'es !
Elle s'attendait à tout sauf à cela. Pourtant, chose étrange, elle se sentit ulcérée. Elle savait bien qu'elle était sale, mais se l'entendre dire était insupportable. Cependant, s'écartant d'elle, il frappait dans ses mains. Un garde parut, armé jusqu'aux dents. Il s'entendit intimer l'ordre d'aller chercher deux chambrières. Quand l'homme revint avec les servantes, Gilles de Rais leur désigna Catherine qui, méfiante, demeurait blottie sur son banc.
— Conduisez cette aimable personne aux étuves. Et prenez-en grand soin. Toi, l'archer, tu veilleras à ce que ma prisonnière ne nous échappe pas.
Bon gré mal gré, il fallut que Catherine, furieuse et infiniment plus vexée qu'elle ne voulait l'admettre, suivît ses gardiens. Un peu d'amusement se glissait dans sa mauvaise humeur car, derrière son dos, elle avait vu l'une des chambrières diriger contre elle deux doigts en forme de corne. Les deux filles devaient avoir une peur bleue de cette zingar'a dont il leur fallait s'occuper. C'était tout à l'honneur de son déguisement, mais, d'autre part, une inquiétude lui venait troublant désagréablement sa joie d'être bientôt débarrassée de sa crasse ; la teinture de Guillaume l'Enlumineur allait-elle résister au bain ? Ses cheveux étaient toujours du plus beau noir, encore qu'une bonne dose de poussière s'y mêlât et, dans une pochette que Sara avait confectionnée à l'intérieur même de sa chemise, elle avait toujours les deux petites boîtes que le vieil artiste lui avait données. Mais sa peau ?
Elle fut vite rassurée. La couleur tenait bon. C'est à peine si le bain prit une légère teinte jaunâtre et Catherine s'abandonna tout entière à la volupté de l'eau chaude et des huiles parfumées. Son corps malmené y trouva un extraordinaire bien-être tandis que son esprit s'y délassait aussi. Elle ferma les yeux, essayant de mettre un peu d'ordre dans ses pensées, de calmer l'angoisse tenace qui lui serrait la gorge.
Ce bain était un répit bienfaisant, inattendu, avant une suite qu'elle osait à peine imaginer. Étendue de tout son long, elle s'efforça de faire le vide dans son esprit. Cet instant de rémission serait peut-être le dernier. Il fallait en profiter pleinement. Après...
Catherine aurait voulu demeurer des heures dans cette eau tiède où ses douleurs s'apaisaient, où la brûlure des écorchures se faisait plus sourde. Mais, apparemment, Gilles de Rais n'entendait pas la laisser l'oublier trop longtemps. Les chambrières la sortirent enfin de l'eau, la vêtirent d'une fine chemise de soie, puis d'une dalmatique à larges manches, faite d'un lourd samit1 blanc rayé de vert.
Mais quand les deux femmes voulurent s'occuper de ses cheveux, elle les repoussa et leur montra la porte d'un geste si farouche que les servantes apeurées, craignant sans doute quelque maléfice, n'insistèrent pas et se hâtèrent de lui obéir. Catherine, en effet, ne se souciait pas de leur faire constater que son opulente chevelure noire n'était pas tout à fait à elle.
Demeurée seule, elle défit ses nattes, brossa et peigna longuement ses cheveux pour les débarrasser de la poussière, puis refit posément sa coiffure qu'elle consolida en tressant des rubans blancs dans ses cheveux, vrais et faux. Ensuite, elle rectifia le tracé de ses sourcils, les lissa d'un doigt soigneux, aviva la teinte de ses lèvres. Pour se battre, même en désespérée, il valait mieux être bien armée et Catherine aimait être en pleine possession de tous ses moyens de femme.
1 Soie épaisse.
Propre et bien vêtue, sûre d'être belle malgré son apparence étrange, elle se retrouvait Catherine de Montsalvy comme devant. D'ailleurs, elle s'avouait volontiers qu'elle avait peine à assimiler la personnalité d'emprunt qu'elle avait choisie. Mais, puisqu'elle s'était jetée à l'eau, il fallait bien nager. Si seulement elle pouvait calmer les crampes de son estomac affamé...
Avec décision, elle ouvrit la porte de l'étuve, se retrouva en face des chambrières et des gardes. Son apparition fit briller les yeux des hommes d'armes, mais elle s'en soucia peu.
— Je suis prête ! dit-elle seulement.
Et elle se mit en marche d'un pas ferme, comme si elle allait à la bataille. Quelques instants plus tard, elle réintégrait la chambre de Gilles de Rais. Ce fut pour constater avec soulagement qu'une table toute servie l'y avait précédée. Elle nota le fait avec satisfaction.
Quand on a envie de tuer quelqu'un, en général, on ne commence pas par le nourrir !
Evidemment, le maître des lieux était là, lui aussi, nonchalamment assis dans une haute chaire d'ébène sculpté, mais Catherine, oubliant sa terreur et devant qui elle se trouvait, ne vit que l'appétissante volaille, dorée à point, qui fumait dans un plat d'argent répandant une odeur délicieuse. Des pâtés, des bassins de confitures et des flacons l'entouraient. Les narines de la jeune femme se mirent à palpiter...
Cependant, Gilles de Rais observait sa prisonnière. Un geste autoritaire de sa main pâle l'appela auprès de lui.
— Tu as faim ?
Sans répondre, elle secoua la tête affirmativement.
— Alors, assieds-toi... et mange !
Elle ne se le fit pas dire deux fois. Attirant un escabeau, elle s'installa à table, s'empara d'un pâté et s'en tailla une large tranche qu'elle se mit à faire disparaître avidement. Jamais elle n'avait rien mangé de si bon.
Après les abominables brouets des bohémiens, ce pâté était un vrai délice. Elle en avala une deuxième tranche puis la moitié de la volaille suivit le même chemin tan dis que Gilles emplissait pour elle un grand gobelet d'un vin épais et rutilant. Catherine accepta le vin comme le reste et vida le gobelet d'un trait. Elle se sentit ensuite tellement mieux qu'elle ne remarqua pas le regard aigu dont son hôte l'enveloppait : l'exact regard du chat guettant la souris. Elle se sentait, tout à coup, capable d'affronter Satan lui-même. La chaleur du vin sans doute.
Gilles s'accouda sur la nappe de lin brodé pour mieux la voir grignoter des prunes confites. Sa faim calmée, Catherine lui jeta un regard rapide, attendant qu'il parlât. Mais il ne se décidait pas et le silence devenait insupportable. Alors ce fut elle qui commença. Essuyant ses lèvres et ses mains à une serviette de soie, elle poussa un soupir de satisfaction, parvint à sourire à son inquiétant vis-à-vis. Elle savait que montrer sa peur la dénoncerait à coup sûr.
— Grand merci du repas, gentil seigneur. Je crois bien que, de toute ma vie, je n'ai mangé d'aussi bonnes choses !
— Jamais... vraiment ?
— Vraiment. Nos feux de plein vent ne savent pas cuire de telles merveilles ! Nous sommes de pauvres gens, seigneur, et...
— Je ne parlais pas des misérables marmites d'Egyptiens, coupa Gilles de Rais froidement, mais bien des cuisines de Philippe de Bourgogne qui se fait appeler le Grand Duc d'Occident. Je les aurais crues plus raffinées.
Et comme Catherine, pétrifiée, ne trouvait rien à répliquer, il se leva et vint jusqu'à la jeune femme sur laquelle il se pencha.
— Vous jouez la comédie en grande artiste, ma chère Catherine, et j'ai apprécié en connaisseur votre... création, surtout dans la scène du combat. Je n'aurais jamais cru que la dame de Brazey sût se battre nomme une fille des rues. Mais ne croyez-vous pas qu'avec moi il vaudrait mieux jouer franc jeu ?
Un sourire amer arqua les lèvres de Catherine.
— Ainsi, vous m'avez reconnue ?
— Je n'ai pas eu grand mal : je savais que vous étiez ici, sous le déguisement d'une zingara.
— Comment avez-vous pu le savoir ?
— J'ai des espions partout où il est utile d'en avoir. J'en ai, entre autres, au château d'Angers. L'un d'eux vous a reconnue pour vous avoir vue à Champtocé. Il vous a suivie lorsque vous êtes allée chez Guillaume l'Enlumineur. Je dois dire que cet affreux bonhomme a fait quelques difficultés pour nous parler de vous et de votre déguisement, bien que nous nous soyons montrés très persuasifs...
— C'est vous qui l'avez torturé... égorgé ? s'écria la jeune femme épouvantée. J'aurais dû reconnaître votre manière !
— C'est moi, en effet. Malheureusement, il ne nous a pas confié la raison de cette mascarade, malgré nos instances.
— Pour l'excellente raison qu'il l'ignorait !
— J'étais déjà parvenu à cette conclusion. Aussi, je compte sur vous pour me l'apprendre. Notez, cependant, que je m'en doute...
Cette haute silhouette sombre penchée sur elle communiquait à Catherine un malaise insupportable. Pour s'en dégager, elle se leva, s'éloigna vers la fenêtre ouverte et s'y adossa. Son regard croisa celui de Gilles et le soutint.
— Et que suis-je venue faire ici, selon vous ?
— Reprendre votre bien. C'est assez légitime et c'est un genre d'entreprise que je peux comprendre.
— Mon bien ?
Gilles de Rais n'eut pas le temps de répondre. On avait frappé à la porte qui s'ouvrit sans que le visiteur attendît la permission d'entrer.
Deux gardes armés de pertuisanes pénétrèrent et s'immobilisèrent de chaque côté de la porte basse. Sur le seuil apparut un personnage aussi large que haut, véritable masse de graisse drapée dans des aunes de velours ciselé d'or que dominait un visage rouge, bouffi et arrogant terminé par une courte barbe brune.
— Mon cousin, s'écria le visiteur. Je viens souper avec toi ! On meurt d'ennui chez le Roi.
Instinctivement, Catherine avait eu un mouvement de recul en reconnaissant Georges de La Trémoille. Une vague de sang lui monta au visage, joie, colère et haine mélangées. Elle ne s'attendait pas à voir, si vite, l'homme qu'elle était venu chercher au prix de tant de peines. Avec une joie féroce, elle constata qu'il était plus gros que jamais, que sa peau, enflée de mauvaise graisse, était jaune et que son souffle court disait assez la santé délabrée par les excès. Mais, comme elle poursuivait l'examen minutieux de son ennemi, elle demeura bouche bée, étranglée de stupeur en contemplant la bizarre coiffure que portait le Grand Chambellan. C'était une sorte de turban d'or qui accentuait encore son allure de satrape oriental, mais, dans les plis du turban, un diamant noir étincelait de tous ses feux..., l'unique, l'inimitable et très reconnaissable diamant noir de Garin de Brazey !
Le sol et les murs se mirent à tourner autour de Catherine qui se crut en train de devenir folle. Dans le coin d'ombre où elle s'était reculée en voyant entrer La Trémoille, elle chercha à tâtons un tabouret, s'y laissa tomber
sans
prendre
garde
aux
quelques
phrases
qu'échangeaient les deux hommes. Elle cherchait désespérément à comprendre comment le fabuleux diamant était arrivé entre les mains du Chambellan. Elle se voyait encore remettant la pierre unique à Jacques Cœur dans l'auberge d'Aubusson. Que lui avait-il dit alors ?
Qu'il allait gager le diamant chez un Juif de Beaucaire dont elle avait même retenu le nom : Isaac Abrabanel ! Comment, dans ce cas, le diamant pouvait-il briller au turban de La Trémoille ? Jacques avait-il été rattrapé sur la route d'Aubusson à Clermont ? Était-il tombé dans un piège ? Et s'il était... Elle n'osa pas formuler, même dans sa pensée, le mot fatal, mais une brusque envie de pleurer lui serra le cœur. Oui, pour que le gros chambellan pût se parer du joyau, il fallait que Jacques Cœur eût cessé de vivre. Jamais, de son plein gré, il n'eût abandonné le dépôt confié par Catherine... Surtout pas à cet homme qu'il haïssait autant qu'elle-même. Elle ferma les yeux un instant et ne vit pas que La Trémoille, après l'avoir considérée un moment avec curiosité, s'approchait d'elle. Aussi sursauta-t-elle quand un gros doigt mou, chargé de bagues, lui releva le menton.
— Tudieu, la belle fille ! Où as-tu trouvé cette merveille, cousin ?
— Au camp des Égyptiens ! répondit Gilles de mauvaise grâce.
Elle se battait avec une autre chèvre noire. Je les ai séparées et j'ai gardé celle-ci parce qu'elle était belle.
La Trémoille daigna sourire, montrant des dents malsaines dont la couleur oscillait entre le vert et le noir. Sa main s'était posée sur la tête de Catherine dans un geste qui se voulait possessif et qui la fit trembler de dégoût.
— Tu as bien fait, cousin, après tout. Tu as eu bon esprit de garder cette biche sauvage. Lève-toi, petite, que je te voies mieux.
Catherine obéit, inquiète de ce qui allait suivre. Si Gilles de Rais dénonçait sa véritable identité, elle était perdue. La Trémoille et lui étaient non seulement cousins mais alliés, unis par un véritable pacte, dûment signé ; Gilles lui-même lui avait parlé de ce pacte à Champtocé. Néanmoins, elle fit quelques pas dans la pièce suivie par le regard gourmand du gros chambellan qui commentait, exactement comme si elle eût été un simple objet d'art.
— Très belle en vérité. Un véritable joyau, digne du lit d'un prince.
La gorge est ronde et fière, les épaules superbes... la jambe semble longue... et le visage est exquis ! Ces grands yeux sombres... ces belles lèvres.
Le souffle asthmatique de La Trémoille se faisait plus court encore et il passait continuellement sa langue sur sa bouche sèche. Sentant qu'il lui fallait jouer le tout pour le tout et qu'une attitude trop modeste ne pouvait convenir à une fille d'Égypte, Catherine s'obligea, au prix d'un violent effort, à sourire avec coquetterie à son ennemi. Sa démarche se fit onduleuse et elle lui adressa même une œillade qui amena au violet le teint du chambellan.
— Exquise, souffla-t-il. Comment se fait-il que je ne l'aie jamais remarquée ?
— C'est une réfugiée, grogna Gilles de Rais. Il y a seulement quelques jours qu'elle est arrivée chez Fero, avec sa tante. Ce sont des esclaves échappées.
Malgré elle, Catherine poussa un soupir de soulagement. Allons, Gilles ne semblait pas disposé à révéler sa véritable identité. Elle se sentait, tout à coup, beaucoup plus à l'aise dans son personnage.
Cependant La Trémoille imposait silence à son cousin.
— Laisse-la donc répondre elle-même que j'entende au moins sa voix. Comment t'appelles-tu, petite ?
— Tchalaï, seigneur ! Cela veut dire « étoile » dans notre langage.
— Et cela te convient à merveille. Viens avec moi, belle étoile, j'ai hâte de te connaître mieux. - Déjà, il saisissait la main de Catherine et, se tournant vers Rais : Merci du cadeau, cousin. Tu sais toujours comment me faire plaisir.
Mais Gilles de Rais se plaça entre le couple et la porte. Le pli de sa bouche n'annonçait rien de bon et ses yeux sombres brillaient d'un feu dangereux.
— Un instant, cousin. C'est, en effet, pour toi que j'ai enlevé cette fille, mais je n'ai pas l'intention de te la laisser dès ce soir.
Malgré elle, Catherine regarda Gilles avec étonne- ment. Elle l'avait cru totalement inféodé à son déplaisant cousin. Et voilà qu'elle découvrait qu'ils n'étaient pas aussi unis qu'elle le pensait. Loin de là.
L'orgueil insensé de Gilles en faisait, à vrai dire, un piètre vassal. On l'imaginait mal se pliant devant qui que ce soit, mais, à cette minute, oui... c'était la flamme du meurtre qui luisait dans son regard.
Comment allait se terminer le duel du tigre et du chacal ? Les petits yeux de La Trémoille se rétrécirent sous leurs plis de graisse tandis qu'une lippe méchante déformait ses lèvres fortes. Mais il ne lâcha pas Catherine. La jeune femme constata seulement que la grosse main devenait moite sur son poignet. La Trémoille devait avoir peur de son dangereux cousin. Mais sa voix, curieusement, ne marqua aucune colère quand il demanda :
— Et pourquoi pas ce soir ?
— Parce que ce soir elle est à moi. C'est moi qui l'ai trouvée, moi qui l'ai sauvée des griffes de l'autre Égyptienne qui allait la tuer, moi encore qui l'ai ramenée ici, décrassée. Je te la donnerai demain, mais, cette nuit, c'est bien le moins que je la garde.
— Ici chacun m'obéit, dit La Trémoille avec une inquiétante douceur. Il me suffirait d'un geste pour que vingt hommes...
— Mais, ce geste, tu ne le feras pas, beau cousin, parce que tu n'aurais pas cette fille. Je la tuerais plutôt avant. Et puis, je sais trop de choses pour que tu t'attaques à moi. Que dirait, par exemple, ton épouse, ma belle cousine Catherine, si elle apprenait que ce beau collier d'or et d'émaux qu'elle désirait, tu en as fait présent à la trop jolie femme d'un échevin de cette ville contre une nuit d'amour ?
Cette fois, La Trémoille lâcha Catherine et la jeune femme, dont les yeux brillants suivaient avec passion cette joute dont elle était l'enjeu, en conclut que le tout- puissant La Trémoille, le fléau du royaume, craignait sa femme comme le feu. C'était bon à savoir. Et, pour ce soir, Rais avait gagné. Elle ne savait trop, d'ailleurs, si elle devait s'en réjouir. Le gros chambellan se dirigeait vers la porte non sans jeter sur la jeune femme un regard de regret.
— C'est bon, marmotta-t-il en haussant les épaules. Garde-la ce soir, mais demain je l'enverrai chercher. Et prends bien garde de ne pas l'abîmer, cousin, car, alors, je pourrais bien oublier cette... tendre affection que je te porte.
Un dernier regard, une grimace qui pouvait passer pour un sourire à l'adresse de Catherine et il avait disparu. Les soldats, impassibles, refermèrent la porte derrière eux en sortant. Catherine et Gilles de Rais furent seuls de nouveau.
Catherine sentit sa gorge se serrer. Sa situation était effroyable et elle découvrait que, dans son désir d'attirer La Trémoille hors de ce château où il était trop bien gardé, elle s'était jetée entre le marteau et l'enclume. Elle avait espéré être appelée pour danser, pour distraire le gros chambellan et, à la faveur de cette approche, le décider à un séjour à Chinon grâce à un appât dont elle avait eu l'idée. Mais là, prise entre l'effrayant Gilles de Rais et le gros chambellan, elle ne donnait plus cher de sa vie. Gilles voulait s'amuser d'elle, après quoi il la jetterait sans plus de façon au lit même de La Trémoille. Que deviendrait-elle quand elle aurait cessé de plaire ? Aurait-elle même le temps d'exécuter son plan ? Gilles n'était pas homme à rendre sa prisonnière à la liberté. Vivement, le seigneur à la barbe bleue avait couru à la porte et en avait tiré les massifs verrous. Puis il alla à la fenêtre et, se penchant un peu, respira profondément deux ou trois fois, sans doute pour calmer sa colère. Des sons étouffés de luths et de violes montaient de la nuit, légers et mélancoliques.
— Il y a concert dans la chambre du Roi ! Murmurai t-il d'une voix qui ne conservait plus trace de colère et que Catherine jugea toute changée. Comme cette musique est belle ! Il n'est rien de plus divin que la musique... surtout quand elle passe par des voix d'enfants. Mais le Roi n'aime pas les voix d'enfants...
Il parlait pour lui-même, ayant peut-être oublié Catherine, mais celle-ci sentit glisser sur elle un frisson d'horreur au souvenir des abominables nuits de Champtocé, de la confidence terrifiée du vieux Jean de Craon '. Elle noua ses mains ensemble et les serra de toutes ses forces. Il ne fallait pas qu'elle laissât voir à son geôlier la peur qu'il lui inspirait. Si elle
1 . Cf. Belle Catherine, du même auteur, éd. Pocket.
voulait gagner la dangereuse partie engagée, il lui fallait conserver tout son sang-froid et chasser vigoureusement les images d'épouvante.
Elle fit un pas vers la silhouette noire toujours appuyée à la fenêtre.
— Pourquoi n'avez-vous pas révélé à votre cousin ma véritable identité ? demanda-t-elle doucement.
Il répondit sans la regarder :
— Parce que je n'ai aucun besoin que dame Catherine de Brazey aille pourrir au fond d'une geôle ! En revanche, l'Égyptienne nommée Tchalaï a beaucoup de valeur à mes yeux.
Catherine décida de remettre les choses au point, rien que pour voir comment réagirait Gilles.
— Je ne m'appelle plus Catherine de Brazey, dit- elle. Devant Dieu et les hommes, je suis l'épouse d'Arnaud de Montsalvy !
Gilles de Rais bondit à ce nom comme si une guêpe l'avait piqué. Il se tourna vers Catherine et la considéra avec stupeur.
— Comment avez-vous fait ? Montsalvy est mort dans les cachots de Sully-sur-Loire voici près de deux ans. La Trémoille est un bon geôlier, les cachots de son château de Sully ne rendent jamais leurs prisonniers.
— Eh bien ! Il faut croire que vous êtes mal renseigné car j'ai épousé Arnaud de Montsalvy à Bourges, en l'église Saint-Pierre-le-Guillard, dans la nuit du 24 au 25 décembre 1431. C'est frère Jean Pasquerel qui nous a unis. Vous vous souvenez de Frère Jean, messire de Rais ? Il était le chapelain de...
D'un geste épouvanté, Gilles lui imposa silence.
— Ne prononcez pas ce nom ! haleta-t-il en se signant précipitamment. Pas devant moi ! Jamais devant moi ! Dieu... si elle vous entendait !
— Elle est morte, fit Catherine, dédaigneuse devant cette peur abjecte qu'il montrait tout à coup. Qu'avez- vous à en craindre ?
Elle est morte, mais son âme vit et l'âme des sorciers est redoutable. II suffit pour les évoquer de pro noncer leur nom. Je ne veux plus jamais entendre ce nom-là !
— Comme vous voudrez, fit Catherine en haussant les épaules.
Mais il n'en demeure pas moins que je suis dame de Montsalvy et que j'ai même un fils.
Du moment que Catherine renonçait à évoquer Jehanne d'Arc, Gilles consentait à se calmer. Son visage, devenu blême, retrouvait un peu de couleur.
— D'où vient que vous soyez seule ici, dans ce cas V Où est Montsalvy ?
Le visage de Catherine se fit de pierre. Elle baissa les paupières pour qu'il ne vît pas la douleur qu'elle éprouvait chaque fois qu'il lui fallait prononcer les mots cruels.
— Mon époux est mort, lui aussi. Voilà pourquoi je suis seule.
Il y eut un silence qui devint vite insoutenable. Pour le dissiper Catherine demanda, presque sur un ton de conversation mondaine, afin d'alléger un peu l'atmosphère trop tendue :
— Puis-je savoir comment va messire Jean de Craon, votre grand-père, et Dame Anne son épouse qui fut bonne pour moi lorsque j'étais chez vous ?
Elle regretta aussitôt ses paroles. Une effroyable colère tordit le masque démoniaque de Gilles. Il la regarda avec des yeux de fou.
— Mon grand-père est mort à l'automne passé, le 15 novembre...
en me maudissant. C'est à mon frère, vous entendez, à ce pâle avorton René, qu'il a légué son épée. Et vous osez me demander de ses nouvelles ? J'espère qu'à l'heure actuelle son âme damnée flambe en Enfer ! J'espère que...
— Finissons-en, monseigneur, fit-elle durement. Oubliez les vôtres et les griefs que vous croyez avoir contre eux et dites-moi plutôt pourquoi vous avez tant besoin de l'Égyptienne nommée Tchalaï ?
Parce que je veux l'objet même que vous êtes venue chercher dans ce château : je veux le diamant noir ! Une fille de Bohême, cela sait tricher, cela sait voler, cela sait envoûter !
— Je ne suis pas une vraie fille de Bohême...
Brusquement, Gilles abandonna tout à fait le ton de courtoisie qu'il s'était efforcé de garder jusque-là. Une flamme cupide embrasait son regard. Il marcha vers Catherine, la saisit aux épaules, si violemment qu'elle gémit.
— Non, mais tu en sais aussi long que ces chèvres noires. Tu n'es pas une fille de Bohême, mais tu es une fille du Diable ! Toi aussi, tu es sorcière ! Tu envoûtes les hommes ; seigneurs ou vilains, ils viennent manger dans ta main comme des oiseaux craintifs. Tu échappes aux pires dangers et toujours tu reparais, plus forte, plus belle ! Tu es mieux qu'une Égyptienne ! N'as-tu pas été élevée par ce démon femelle que je voulais brûler ?
Sara ! Catherine se fit aussitôt de violents reproches. Comment avait-elle pu, durant tout ce temps, oublier Sara... Et cet homme, tout à l'heure, avait dit qu'elle était arrivée chez les Tziganes avec sa tante.
— J'ai perdu ma vieille Sara. Je ne sais même pas où elle est.
Depuis ce matin, elle a disparu.
— Moi, je le sais. L'un de mes hommes l'a reconnue tantôt quand elle courait la ville à la recherche de ce Tristan l'Hermite. Elle est désormais sous bonne garde... mais, rassure-toi, elle ne craint rien. Du moins pour le moment. Son sort dépendra de ton obéissance.
— Je vous serais reconnaissante de ne pas me tutoyer, fit Catherine sévèrement. Et de me dire, en outre, ce qu'il est advenu de maître Tristan.
— Cela, je l'ignore, fit Gilles qui, sans tenir aucun compte de la défense, poursuivit : Lorsque j'ai envoyé des hommes pour arrêter ton complice, à l'auberge du « Pressoir Royal », il a réussi, je ne sais par quel sortilège, à leur échapper en sautant par une fenêtre. Depuis, personne ne l'a revu.
Catherine fit un effort pour échapper aux mains nerveuses qui meurtrissaient ses épaules, mais ce fut en vain. Il la tenait bien et rapprocha de son visage celui de la jeune femme presque à le toucher.
L'odeur de vin dont son haleine était chargée lui fit faire la grimace.
— Lâchez-moi, messire ! dit-elle les dents serrées et tâchons de nous expliquer clairement car nous nageons en plein malentendu. Je ne suis pas, quoi que vous en pensiez, venue ici pour le diamant noir.
En fait, j'ignorais même qu'il fût entre les mains de votre cousin.
Impressionné par la netteté du ton, Gilles de Rais lâcha la jeune femme qui, calmement, alla s'asseoir dans la grande chaire d'ébène qu'il occupait tout à l'heure. Il la regarda avec une sorte de stupeur, comme s'il ne comprenait pas bien ce qu'elle venait de lui dire, et garda le silence un moment.
Puis il hocha la tête et demanda avec une sorte d'incrédulité :
— Ce n'est pas le diamant que vous cherchez ? murmura-t-il. Que cherchez-vous alors ?
— Réfléchissez, monseigneur. Je suis veuve et j'ai un fils. D'autre part, nous, les Montsalvy, sommes proscrits, ruinés, en danger de mort si l'on nous met la main dessus. Et de qui dépend notre sort ? De votre cousin La Trémoille. Voilà pourquoi j'ai voulu entrer ici : pour l'approcher, le séduire si je le peux et parvenir enfin à lui arracher ma grâce, celle des miens, ainsi que les terres qui rendront un apanage à mon fils. Est-ce que cela ne vous semble pas une raison suffisante ?
— Pourquoi, alors, ce déguisement ?
Catherine haussa les épaules..
— Aurais-je seulement franchi la première barba- cane du château sans être arrêtée si je m'étais présentée sous mon aspect normal ? - Et comme Gilles secouait la tête sans répondre, elle continua : Le hasard a voulu que j'apprenne le goût de votre cousin pour les chants et les danses des Egyptiennes. Avec l'aide de Sara, il m'était facile de me glisser parmi elles. Vous savez la suite... Maintenant, je voudrais savoir, à mon tour, ce que vous entendez faire de moi.
Gilles ne répondit pas tout de suite. La mine sombre, il jouait nerveusement avec une dague à poignée d'or qu'il avait prise sur un coffre. La jeune femme osait à peine respirer, craignant de troubler ce silence plein de menaces. Mais, soudain, elle sursauta. Gilles venait de planter la dague dans le bois précieux du coffre et, sans regarder Catherine, articulait :
— Je veux que vous voliez pour moi le diamant noir, que vous me le remettiez ensuite...
— Vous oubliez qu'il m'appartient. Au fait, j'aimerais savoir comment il est venu entre les mains de votre cousin.
— Un tavernier de je ne sais quel pays aurait entendu l'homme auquel vous l'avez confié, un certain pelletier de Bourges, dire qu'il engagerait le diamant chez un juif de Beaucaire, nommé je crois Abrabanel. Espérant une bonne récompense, le tavernier est venu conter l'affaire au Grand Chambellan. Dès lors, la chose était facile.
— Il a fait tuer maître Cœur ? s'écria Catherine douloureusement.
— Ma foi non. Votre émissaire ayant déjà touché son or avait pris le large. Le juif avait le diamant. Il n'a pas voulu le remettre aux émissaires de mon cousin... et il en est mort.
Catherine poussa un cri d'horreur qui s'acheva en un rire à la fois douloureux et ironique.
— La mort ! Encore !... Et vous voulez cette pierre maudite ? Car elle est maudite. Elle traîne après elle le malheur, le sang, la souffrance. Ceux qui la possèdent connaissent les pires destins ou bien en meurent, tout simplement. Et j'espère qu'il en sera de même pour votre beau cousin. Si vous voulez ce diamant, venu tout droit de l'enfer, vous n'avez qu'à le prendre vous- même !
Exaspérée, sa voix était montée jusqu'au cri, mais déjà les mains de Gilles s'étaient abattues brutalement sur elle et pesaient impitoyablement sur ses épaules tandis que le visage tordu de colère et de peur se rapprochait du sien.
J'ai moins peur de Satan que de tes maléfices, maudite sorcière ! Et tu n'as pas le choix. Demain, tu seras livrée à La Trémoille : ou bien tu voleras pour moi le diamant ; ou bien tu mourras dans les supplices, et ton Égyptienne avec toi. Tu n'es rien ici, qu'une ribaude sans importance que l'on peut supprimer à son gré. Les bonnes gens du pays ne sont jamais si heureux que lorsqu'ils voient le corps d'un de tes frères se balancer au gibet.
— Alors, il faudra me faire couper la langue, lança Catherine froidement. Car, dans les supplices, je parlerai, je dirai qui je suis et pourquoi vous m'avez entraînée ici. De toute façon, conclut-elle amèrement, je mourrai. Vous ne me laisserez pas sortir d'ici vivante.
Je n'ai donc aucun intérêt à voler cette pierre pour vous.
— Si ! Contre la pierre tu auras la vie sauve. C'est de nuit qu'il te faudra agir. La Trémoille habite cette tour même. Le diamant en ta possession, tu n'auras qu'à me l'apporter et moi je te ferai sortir d'ici. Il te restera à faire décamper ta tribu au plus vite car votre salut dépendra de la vitesse de vos jambes. Vous aurez la fin de la nuit pour fuir... car, bien entendu, tu seras accusée et les tiens avec toi.
— Les hommes d'armes nous auront vite retrouvés, fit Catherine.
Votre « vie sauve » n'est qu'un sursis mal déguisé et qui fera couler le sang d'une foule de braves gens.
— Cela ne me regarde plus. À toi de ne pas te faire prendre. Au surplus, si cela t'arrivait, sache bien qu'il ne te servirait à rien de dire la vérité. Entre la parole d'une fille d'Égypte et celle d'un maréchal du Roi, personne n'hésiterait. Tu ne réussirais qu'à faire rire.
— Et... si je refuse ?
— Ta Sara va être conduite sur l'heure à la chambre des tortures Tu pourras assister au spectacle avant d'y participer toi-même.
Catherine détourna la tête avec dégoût. Le masque convulsé de Gilles avait quelque chose de diabolique et le rendait hideux. Elle haussa les épaules et soupira.
— C'est bien, j'obéirai... Je crois bien qu'en effet je n'ai pas le choix.
— Tu voleras le diamant et tu me le donneras ?
— Oui..., dit-elle avec lassitude. Je vous le donnerai en espérant qu'il vous portera malheur à vous comme aux autres ; au surplus je n'ai vraiment pas envie de garder une...
La gifle que lui assena Gilles lui coupa la parole sur un cri de douleur. Elle avait été si violente qu'elle avait cru sa tête emportée.
— Je n'ai que faire de tes malédictions, coquine. Tu n'as qu'à obéir si tu ne veux pas qu'il t'en cuise. À obéir, tu entends, avec humilité !
La douleur avait fait perler des larmes aux cils de Catherine. Elle les ravala courageusement, mais sa tête sonnait encore comme une cloche. Elle regarda haineusement l'homme qui, maintenant, se dressait devant elle et ordonnait :
— Aide-moi à me dévêtir !
Il s'était assis et tendait un pied botté pour qu'elle le déchaussât.
Elle hésita un instant, mais elle le connaissait trop pour résister. À
quoi bon ? Pour risquer un coup de dague dans un accès de fureur ?
Apparemment, il marquait sa volonté de l'humilier... Avec un soupir elle s'agenouilla.
Tandis que Catherine lui enlevait les différentes pièces de son costume, Gilles avait saisi sur la table un hanap de vin et buvait, à longues gorgées avides. Quand il fut vide, il le jeta et en prit un autre qu'il se mit à ingurgiter avec autant d'ardeur. Un troisième suivit.
Catherine, horrifiée, voyait son visage gonfler et s'empourprer, ses yeux s'injecter comme si le vin épais coulait directement sous sa peau.
Quand il n'eut plus rien sur le corps, il saisit sur un siège une longue robe de velours noir, l'enfila, serra la cordelière autour de ses reins et jeta à la jeune femme un coup d'œil mauvais tout en s'approchant d'un dressoir qui supportait des flacons.
— Maintenant, déshabille-toi, ordonna-t-il.
Une lente rougeur monta aux joues de Catherine qui serra les poings.
Un éclair de colère brilla dans ses yeux tandis que sa bouche se pinçait sur un pli d'obstination.
— Non !
Elle s'attendait à une explosion de fureur. Il n'en fut rien. Gilles poussa un soupir et, se dirigeant d'un pas nonchalant vers le fond de la pièce, il prit, sur un meuble, un long fouet de chasse.
— C'est bien, dit-il seulement. Je vais le faire moi- même... avec ceci.
Et, joignant le geste à la parole, il frappa. La longue mèche souple siffla et s'enroulant, avec une habileté diabolique, autour d'une manche flottante l'arracha d'un coup sec, non sans brûler au passage le bras de Catherine qui retint à grand-peine un gémissement. Elle comprit qu'elle était vaincue, qu'il lui fallait obéir sous peine d'être assommée à coups de fouet par cette brute.
— Arrêtez, dit-elle d'une voix morne. J'obéis !
L'instant suivant, la dalmatique soyeuse et la fine chemise tombaient à ses pieds...
Lorsque revint le jour, Catherine n'avait plus de larmes. Recrue d'horreur et de souffrance, elle était parvenue aux limites de l'épuisement. De cette nuit aux mains du sire de Rais, elle devait garder un terrible, un ineffaçable souvenir...
L'homme était fou, il n'y avait pas d'autre explication. C'était un maniaque du sang et du vice et, durant des heures, la malheureuse avait dû subir les odieuses fantaisies que dictaient à Gilles son esprit détraqué et sa virilité déclinante. Son corps meurtri, griffé, malmené, lui interdisait le sommeil et le sang coulait encore de son épaule dans laquelle le forcené avait mordu à pleines dents.
Durant toute cette nuit de cauchemar, il n'avait cessé de boire, de boire jusqu'au délire, et Catherine, plus d'une fois, avait cru sa dernière heure venue, mais Gilles s'était contenté de la rouer de coups sans presque cesser de l'injurier bassement.
En constatant la quantité de vin absorbée par son bourreau, Catherine avait espéré qu'il finirait par s'endormir, mais, quand l'aurore parut et que les guetteurs cornèrent l'ouverture des portes de la ville, Gilles n'avait pas encore fermé les yeux. Il avait seulement rejeté les couvertures et s'était levé, étirant dans la fraîcheur du matin son corps nu. Il avait revêtu ses habits, et sans même un regard à la jeune femme, inerte sur le lit dévasté, il était sorti pour aller chasser comme chaque matin. Du fond des courtines où elle essayait de trouver une position meilleure, Catherine avait entendu les appels de trompe ; les aboiements des chiens impatients de partir, puis le grondement du pont-levis que l'on abaissait.
Au-dehors, le jour de printemps devait s'annoncer beau, mais, derrière les épaisses murailles du donjon, il pénétrait à peine par les étroites fenêtres, franchissant, gris et terne, les petites vitres serties de plomb. Le feu était éteint si les chandelles, près d'en faire autant, brûlaient encore. L'épaule de Catherine lui faisait si mal que, malgré sa lassitude, elle se leva pour chercher de l'eau dans une aiguière posée un peu plus loin. Mais à peine eut-elle mis le pied à terre que la chambre se mit à tourner autour d'elle tandis que tout se brouillait dans son esprit. Elle poussa un gémissement et se laissa retomber sur le lit, vidée de ses forces. Elle se sentait affreusement faible et misérable.
Secouée de frissons, elle ramena les draps sur son corps exténué. Si elle appelait ? Peut-être qu'une servante viendrait s'occuper d'elle.
A cet instant même, la porte s'ouvrit doucement, laissant passer d'abord la tête barbue, puis l'énorme corps de La Trémoille. Avant d'entrer, le gros chambellan jeta un coup d'œil circulaire dans la chambre, puis, rassuré par l'absence de Gilles, referma la porte sur lui avec beaucoup de soin et s'avança vers le lit sur la pointe des pieds.
Les yeux grands ouverts, Catherine le regardait approcher avec angoisse. La Trémoille portait une vaste robe de chambre en soie vert pomme, abondamment garnie d'or à son habitude, et un bonnet de nuit se drapait sur son crâne à peu près chauve. Cette tenue terrifia
"Catherine : le gros chambellan avait-il l'intention de prendre immédiatement la place abandonnée par Gilles ? Prête à hurler, la jeune femme mordit le drap pour s'en empêcher.
Cependant, La Trémoille, un large sourire aux lèvres, se penchait sur elle et, lui voyant les yeux ouverts :
— J'ai entendu partir mon cousin et j'ai pensé à te rendre une petite visite, ma jolie biche. De toute cette nuit je n'ai pas dormi tant j'étais occupé de toi. Heureusement, elle est terminée, cette maudite nuit, et, de cette heure, tu m'appartiens.
Sa main grasse se tendait vers la rondeur d'une épaule dessinée par la couverture et, impatiemment, faisait glisser le tissu, cherchant la douceur de la peau. C'était l'épaule meurtrie de Catherine qui gémit de douleur tandis que La Trémoille retirait précipitamment sa main et la considérait avec stupeur : elle était tachée de sang.
— Par pitié, messire, gémit Catherine, ne me touchez pas. J'ai si mal !
Pour toute réponse, La Trémoille empoigna les draps et les rejeta au pied du lit. Le corps, marbré de bleu, griffé et maculé de sang sec ou frais, apparut. Le gros chambellan devint violet de colère.
— Le chien puant. Comment a-t-il osé l'abîmer de la sorte ; quand elle m'était réservée ! Il me le paiera ! Oh ! oui ! il me le paiera !
Malgré sa souffrance, Catherine regardait avec stupeur cette masse de graisse que la colère faisait trembloter comme une gelée, mais La Trémoille prit cet étonnement pour de la terreur. Avec une douceur inattendue, il remonta le drap de soie sur le corps blessé.
N'aie pas peur, petite ! Je ne te ferai aucun mal, moi... Je ne suis pas une brute et je vénère trop la beauté pour en user avec cette barbarie.
Tu m'appartenais et il a osé te frapper, te blesser alors que tu devais venir chez moi dès ce matin.
Apparemment, songea Catherine, c'était ce qu'il pardonnait le moins : que Gilles eût osé abîmer quelque chose qu'il considérait comme son bien. Son indignation eût sans doute été aussi forte pour un chien, ou un cheval, ou une pièce d'orfèvrerie... Mais elle décida d'en profiter tout de même.
— Seigneur, pria-t-elle, ne pourriez-vous envoyer une servante qui soignerait mon épaule ? Elle me fait affreusement mal et...
— Je vais non seulement envoyer des servantes, mais encore des valets. On va te transporter chez moi sur l'heure, belle Tchalaï... c'est bien là ton nom, n'est-ce pas ?... Tu seras soignée, réconfortée, et moi je veillerai sur toi jusqu'à ton rétablissement total.
— Mais... monseigneur de Rais ?
Un pli méchant se forma au coin des grosses lèvres humides.
— Tu n'en entendras plus parler ! Chez moi, nul n'ose entrer sans ma permission, lui comme les autres ! Il sait trop que, s'il se le permettait, je le renverrais au plus vite dans son manoir d'Anjou.
Attends-moi... je reviens.
II allait sortir, mais, poussé par une convoitise qu'il ne pouvait tout de même pas maîtriser, il posa, pardessus le drap, sa main sur la cuisse de Catherine et la caressa.
— Plus vite tu seras guérie, petite, et plus vite je serai heureux !
Car, ensuite, tu seras très gentille avec moi, n'est-ce pas ?
— Je suis votre servante, seigneur..., balbutia Catherine, inquiète d'entendre son souffle se faire plus court, mais, pour l'heure, je me sens si mal, si mal...
Il retira sa main à regret, mais ce fut pour lui tapoter la joue.
— Allons, il faut être raisonnable ! Ce n'en sera que plus agréable plus tard.
Cette fois, il sortit réellement, à une vitesse dont Catherine, soulagée, eût cru pareille masse incapable. La porte claqua derrière lui avec un bruit de tonnerre. Ne pouvant penser davantage, la jeune femme ferma les yeux, attendant qu'on vînt s'occuper d'elle. La pensée d'aller chez La Trémoille ne lui faisait pas peur. Rien ne pouvait être pire que la nuit affreuse qu'elle venait de vivre... et puis n'était-ce pas cela qu'elle était venue chercher : l'entrée chez son ennemi ?
Quelques instants plus tard, deux vieilles servantes, si laides et si ridées qu'elles rappelèrent à Catherine la vieille phuri dai, vinrent s'occuper d'elle. Ses blessures furent lavées, enduites de baume, pansées sans que les deux vieilles eussent proféré une parole. Elles étaient extraordinairement semblables et, dans leurs vêtements noirs, ressemblaient à des statues funèbres, mais leurs mains avaient une agilité et une souplesse extrêmes. Quand elles en eurent fini avec elle, Catherine se sentit déjà mieux. Et lorsqu'elle voulut les remercier, les deux vieilles s'inclinèrent sans répondre et allèrent s'asseoir au pied du lit, sans plus bouger que des souches. Au bout d'un moment, l'une d'elles claqua dans ses mains et des valets apparurent portant une sorte de civière sur laquelle les deux vieilles placèrent Catherine revêtue d'une chemise, de sa dalmatique blanche et d'une couverture de laine.
Le cortège s'engagea dans l'étroit escalier du donjon pour gagner l'étage supérieur à la porte duquel attendaient deux valets porteurs de torches. L'un d'eux se pencha lorsque la civière passa auprès de lui et Catherine retint une exclamation de surprise. Sous la livrée aux aiglettes d'azur de La Trémoille, elle venait de reconnaître, barbu et abondamment chevelu, Tristan l'Hermite en personne !
Elle ne chercha même pas à comprendre comment il était venu là.
Une véritable marée de soulagement la submergea ; fermant les yeux, elle se laissa emporter vers sa nouvelle prison.
La façon dont on installa Catherine lui donna une idée du prix que le Grand Chambellan attachait à sa personne. Introduite dans l'une des tourelles qui accolaient le donjon, elle ne vit d'abord qu'un grand lit à courtines de serge rouge qui occupait la plus grande partie de cette petite chambre, éclairée par une mince fenêtre. Catherine y fut couchée fort soigneusement sur des matelas fort doux puis laissée à la garde des deux vieilles, ce qui ne lui causa aucun plaisir. Il y en avait toujours une dans sa chambre accroupie au pied du lit, aussi immobile et silencieuse qu'une pierre.
La jeune femme découvrit bientôt la raison de ce silence. Les deux femmes, deux jumelles, étaient muettes. Il y avait bien longtemps qu'on leur avait coupé la langue afin de les rendre définitivement discrètes. Elles étaient Grecques d'origine, comme La Trémoille en informa Catherine, mais sans lui apprendre par quel obscur cheminement ces femmes étaient venues du marché aux esclaves d'Alexandrie à la cour du roi Charles VII. Le Grand Chambellan les avait gagnées aux échecs, voici bien des années, au prince d'Orange.
Depuis, Chryssoula et Nitsa le servaient fidèlement et le suivaient dans les méandres les plus sombres de son existence. Elles avaient toujours la garde des femmes que La Trémoille attirait et se réservait.
Et elles étaient tellement semblables l'une à l'autre qu'au bout de cinq jours Catherine était encore incapable de les distinguer.
La présence continuelle de ces femmes l'obsédait. Elle eut cent fois préféré la solitude à ces ombres silencieuses, ces visages murés sur leur secret où les yeux seuls avaient l'air de vivre. Encore Catherine éprouvait- elle un malaise quand le regard de sa gardienne du moment tournait dans son orbite et glissait vers elle... De plus, la joie qu'elle avait ressentie en reconnaissant Tristan sous la défroque d'un valet s'était estompée. Elle avait espéré qu'il viendrait auprès d'elle dans les heures suivantes, mais, en dehors de La Trémoille, aucun homme n'avait franchi le seuil de sa chambrette. Seules, les deux vieilles Grecques paraissaient en avoir la permission.
Ces visites biquotidiennes du Grand Chambellan étaient pour la jeune femme autant d'épreuves. Il était, avec elle, d'une amabilité qui l'écœurait d'autant plus qu'elle était obligée d'y répondre par une amabilité égale, nuancée, au surplus, d'humilité comme il convient à une pauvre fille des quatre vents. Elle s'obligeait à demeurer au fond de son lit et à se faire infiniment plus faible et plus malade qu'elle n'était, tant elle avait peur qu'il n'en vînt à lui redemander d'être «
gentille » avec lui. La seule idée d'un contact intime avec ce monument de graisse jaune lui soulevait le cœur: Elle voulait sa perte, elle voulait, de toute la force de sa haine, venger Arnaud, les siens et elle-même de ce tyran sans grandeur qui les avait réduits à la misère et menait le royaume à sa ruine. L'effort qu'il lui fallait fournir, chaque jour, pour ne rien montrer de ses sentiments profonds et pour sourire, était surhumain. Elle avait besoin, pour y parvenir, d'évoquer ce moment, pour lequel elle avait vécu durant tant de mois, où elle tiendrait enfin son ennemi à sa merci. Alors, elle retrouvait en elle des ressources d'énergie nouvelle. Mais elle s'était juré une chose, à l'aube de cette nuit infernale avec Gilles de Rais : même pour mener à bien sa mission, même pour attirer La Trémoille à Chinon, elle n'accepterait de se donner à cet être si profondément corrompu que son aspect physique avait fini par s'en ressentir. Si vraiment elle ne parvenait à le tenir à distance avant de l'avoir persuadé de quitter Amboise pour Chinon, Catherine était décidée à tuer La Trémoille, purement et simplement, quitte à être exécutée ensuite. Du moins ne la tuerait-on point sans l'entendre.
Mais, pour tuer, il fallait une arme, et d'armes elle n'en avait point.
Elle comptait même sur Tristan pour lui en faire passer une. Encore eût-il fallu pouvoir communiquer avec lui...
Toutes ces idées hantaient la jeune femme durant les longues heures d'immobilité au fond de ses courtines rouges. Les bruits du château, appels des guetteurs, relèves des gardes, cris des servantes, ordres militaires, galop de chevaux, échos de musique étaient les seules distractions de Catherine qui mourait d'ennui. Tout le reste du temps, elle fixait une statue de l'archange saint Michel placée sur un petit autel en face de son lit, s'étonnant de trouver une statue pieuse dans la chambre que La Trémoille réservait à ses éphémères maîtresses. Cette vie végétative, pourtant, avait du bon. Elle permit à Catherine de récupérer pleinement ses forces. Soumise à un repos forcé, bien nourrie, bien soignée, elle recouvra vite toute sa vitalité.
Quand vint le sixième jour, elle décida qu'il était temps de passer à l'action. Un mince incident vint lui rappeler l'urgence qu'il y avait à brusquer les événements. Ce matin-là, comme elle avait coutume de le faire à l'heure où tout le château prenait son premier repas, c'est-à-dire, après la messe matinale, la vieille Chryssoula - à moins que ce ne fut Nitsa - apporta à Catherine de quoi se restaurer : un plat d'alouettes rôties, une cruche de vin et un pain... dans lequel la jeune femme trouva une mince bande de parchemin roulé.
Elle se hâta de le faire disparaître pour le sauver des yeux aigus de la vieille et ne le déroula que lorsque sa gardienne fut repartie avec les plats vides. Il ne contenait que .trois mots, mais si menaçants dans leur concision que Catherine se sentit galvanisée. « N'oublie pas Sara
», disait le billet, et elle comprit qu'il venait de Gilles de Rais, que le seigneur à la barbe bleue s'impatientait et que, dans sa hâte de posséder le fabuleux diamant, il pouvait être dangereux. Comment faire pour lui arracher Sara ? Voler le diamant ? Catherine l'eût fait volontiers s'il s'était agi seulement de sauver Sara, mais il fallait qu'elle demeurât au château et, de plus, elle n'avait aucune idée de l'endroit où La Trémoille rangeait le joyau.
Demander à La Trémoille la libération de Sara ? Certes, ce serait sans doute facile car le gros chambellan semblait très désireux de lui plaire. Ne lui avait-il pas, la veille même, apporté une lourde et belle chaîne d'or en laissant entendre que, de sa complaisance, dépendraient le nombre et la beauté des cadeaux qu'elle recevrait ? Mais, si l'on arrachait Sara par force à Gilles de Rais, ne se vengerait-il pas en dénonçant la véritable identité de Catherine que rien, dès lors, ne sauverait?
Sa claustration, soudain, lui parut insupportable. Elle ne pouvait pas rester plus longtemps au fond de son lit et, quand la vieille revint, elle la trouva debout.
— Habille-moi, ordonna Catherine. Je veux sortir.
La vieille la regarda d'un air incrédule puis hocha la tête négativement, en désignant du doigt la porte unique de la chambrette qui donnait directement sur l'immense pièce ronde où logeait La Trémoille. Catherine comprit que sa gardienne ne ferait rien sans ordre.
— Va chercher le maître, alors, fit-elle sèchement. Dis-lui que je veux le voir.
L'air affolé de la femme n'éveilla aucune compassion chez Catherine qui s'avança vers elle.
Je suis plus forte que toi, lui dit-elle d'un ton menaçant. Si tu ne vas pas chercher le maître, je te jure que je sortirai d'ici, que tu le veuilles ou non. Et en chemise s'il le faut !
L'air déterminé de Catherine décida la vieille qui, faisant à la jeune femme signe de l'attendre, sortit de la pièce dont, cependant, elle referma soigneusement la porte derrière elle. Pendant ce temps, Catherine alla jusqu'à la petite fenêtre et se hissa sur la pointe de ses pieds nus pour voir au-dehors. De son lit, sur lequel une longue flèche de soleil était venue se poser, elle avait aperçu un coin de ciel d'un magnifique bleu profond et l'air qui entrait par la mince ogive était doux et tiède.
De son étroit observatoire, elle aperçut un coin étincelant du fleuve, un peu d'herbe verte et quelques arbres de l'île Saint-Jean. Un oiseau raya le ciel de son vol rapide et une folle envie s'empara de Catherine d'échapper à cette noire forteresse, de courir se plonger au cœur même de ce printemps glorieux. Sa jeunesse, réveillée en sursaut, réclamait impérieusement sa part, balayant pour un seul instant le désir de vengeance, l'ambition, le souci des jours à venir. Oh
! n'avoir qu'une maisonnette au bord d'un grand fleuve, avec un jardin fleuri, et y vivre doucement entre son fds et l'homme aimé ! Pourquoi donc ce lot si simple, qui était celui de tant de femmes, lui était-il à jamais refusé ?
Le retour de la vieille coupa court aux tristes méditations de Catherine. Elle rapportait sur ses bras des vêtements. Un valet l'accompagnait et Catherine eut un tressaillement de joie en reconnaissant Tristan.
— Le maître ne peut venir, dit-il d'un ton neutre, sans même regarder la jeune femme. Il permet que tu t'habilles et que tu descendes faire quelques pas dans la cour. Mais Chryssoula devra t'accompagner. Toi, tu demeureras sous sa surveillance et tu rentreras dès qu'elle te l'ordonnera. - La voix lente du Flamand se chargea d'une menace - Prends bien garde à obéir, fille d'Egypte, car il ne fait pas bon désobéir au maître.
Catherine chargea son attitude de toute l'humilité désirable et répliqua modestement :
— J'obéirai, messire. Le maître est bon pour moi. N'a-t-il rien dit d'autre ?
Son regard violet, suppliant, croisa le regard gris, immobile, de Tristan, y vit passer un rapide éclair.
— Si. Il a montré une grande joie devant ton désir de reprendre une vie normale. Il te fait dire qu'il y a fête ce soir chez le Roi, mais que, sans doute, tu es encore trop faible pour danser devant la Cour. En revanche, le maître viendra cette nuit, après la fête... s'assurer par lui-même de cet heureux retour à la santé.
Un frisson désagréable parcourut la peau de Catherine. Elle avait compris. Ce soir, La Trémoille viendrait réclamer les droits qu'il se croyait sur elle. Et comme il viendrait après une longue soirée joyeuse, il serait ivre, plus que certainement, et donc au-delà de toute possibilité de raisonnement. La perspective n'avait rien de séduisant et Catherine sentit sa gorge se serrer. Cependant, Tristan, raide et hautain comme il se doit pour un valet de grande maison obligé de se commettre avec la racaille, se dirigeait vers la porte. Au moment de la franchir, il se retourna, la main sur le vantail, et, négligemment :
— Ah ! j'oubliais, on a mis tes objets personnels dans l'aumônière de la robe. Monseigneur est trop bon envers une fille de ta sorte. Il a tenu à ce qu'on te rende tout ce qui t'appartient.
La présence de Chryssoula retint Catherine de se jeter sur les vêtements pour fouiller l'aumônière. Tout ce qui lui appartenait ? Mais elle n'avait rien, qu'une chemise déchirée, quand elle était arrivée chez Gilles de Rais. Hormis, évidemment, les deux petites boîtes de Guillaume l'Enlumineur qu'elle gardait dans une poche sous ladite chemise, qu'elle avait transférées, après son bain, dans la dalmatique blanche et verte qu'on lui avait donnée et qu'elle avait encore avec elle. Alors de quoi parlait Tristan ?
Après quelques ablutions précautionneuses, car elle avait l'impression, depuis quelques jours, que son teint pâlissait légèrement et qu'une ligne plus claire se mon trait à la racine de ses cheveux, elle enfila les vêtements que lui tendait Chryssoula et qui étaient simples et propres mais sans luxe. Une robe de futaine grise, une chemise de toile fine, une guimpe plissée et une cornette de toile blanche, une ceinture et une aumônière de cuir assez vaste et qui parut à Catherine étrangement lourde. Apparemment, La Trémoille ne tenait pas à ce qu'elle se fît remarquer, elle devait se confondre avec les servantes et n'attirer en rien l'attention des habitants du château.
En accrochant l'aumônière à la ceinture bouclée autour de ses hanches les doigts de Catherine se firent un peu fébriles. Elle grillait de curiosité, encore que l'épaisseur du cuir lui rendît impossible de deviner ce qu'il y avait dedans. Mais elle s'empêcha de l'ouvrir au prix d'un petit effort de volonté. Pourtant, s'apercevant qu'une ample mante de fine laine noire avait été jointe au reste, elle la jeta sur ses épaules et fit signe à Chryssoula qu'elle était prête. La vieille ouvrit la porte et précéda Catherine à travers l'immense et somptueuse chambre du Grand Chambellan, véritable temple de l'or où même les rideaux du lit et les coussins des sièges avaient les reflets du métal magique, puis dans l'étroit escalier du donjon.
Là, il faisait sombre et, à l'abri de sa mante, Catherine explora hâtivement l'aumônière. Il y avait un mouchoir, un chapelet, quelques pièces de monnaie, puis ses doigts découvrirent un petit rouleau de parchemin et, enfin, un objet qui les fit trembler de joie et qu'ils parcoururent deux fois, trois fois pour mieux s'assurer de sa réalité : une dague ! La dague à l'épervier des Montsalvy, le poignard d'Arnaud qu'elle avait dû laisser dans ses vêtements de garçon. Une fervente action de grâce jaillit du cœur de Catherine à l'adresse de Tristan. Il avait pensé à tout ! Il veillait bien réellement sur elle et avait deviné qu'elle souhaiterait frapper plutôt que subir le Grand Chambellan !
Ce fut d'un pas léger qu'elle descendit les derniers degrés de l'escalier derrière Chryssoula qui trottait comme une souris. Elle était libre !
Libre de vivre ou de mourir, libre de tuer ou de faire grâce. En débouchant dans la cour, elle leva vers le grand ciel ensoleillé un regard triomphant, joyeux. Elle avait maintenant le moyen d'abattre son ennemi, d'assouvir sa vengeance ! Qu'importait ce qu'il adviendrait d'elle par la suite ?
Mais elle n'était pas encore assez détachée de la terre pour ne pas brûler de savoir ce qu'il y avait sur le rouleau de parchemin. Tristan, sans doute, y avait inscrit un message important. Comment s'y prendre pour le lire en paix ? Se déclarer fatiguée pour remonter ? Déjà ! Cela semblerait peut-être suspect. Mieux valait attendre un peu. Une demi-heure de plus ou de moins n'aurait sans doute guère d'importance.
Dans la vaste cour du château, il y avait beaucoup de monde, beaucoup de mouvement. Une compagnie d'archers montait aux créneaux, sous les rayons du soleil qui faisaient étinceler leurs chapeaux de fer. Émergeant de la voûte profonde, en pente raide, où s'enchâssait la herse présentement relevée, des chariots chargés de bois remontaient péniblement jusqu'à cette haute cour en plate-forme.
En revanche, des lavandières descendaient vers le fleuve, des corbeilles de linge fièrement portées sur la tête. Près de l'imposant mais sévère logis royal, des chasseurs, déjà à cheval, portant sur leurs poings gantés de cuir épais des faucons encapuchonnés, attendaient un autre chasseur, sans doute de haut rang, tandis qu'un groupe de dames de la cour gagnaient le verger en caquetant comme des perruches, sous les flèches ennuagées de leurs hennins. Catherine, la vieille Chryssoula sur les talons, erra un moment au milieu de tout ce monde, goûtant le simple plaisir du soleil sur ses épaules. Le mois de mai étalait toute sa gloire naissante en fleurs fraîches, émaillant le verger que l'on apercevait au-delà d'une porte, basse et ajourée, et qui s'étalait sur la longue terrasse fermée de murailles dominant la Loire. C'était comme si la nature rejetait enfin le cauchemar de l'hiver et du tardif printemps, comme si la terre meurtrie du royaume cherchait à prendre sa revanche sur tant de ravages, tant de larmes et de sang. Et Catherine découvrait avec émerveillement qu'à l'ombre de cette forteresse poussaient encore des roses. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait vu une rose !
Attirée par la fraîche verdure du verger, elle se dirigeait vers lui tout doucement lorsque quelques dames accompagnées de pages en sortirent, des jeunes filles surtout, portant des couronnes de fleurs sur leurs longs cheveux dénoués et habillées toutes de la même robe bleu pâle. Elles entouraient une grande femme hautaine et superbe dont l'orgueilleuse beauté se rehaussait d'une somptueuse robe de brocart orange et or qui semblait faite de même matière que son opulente chevelure rousse. Des émeraudes étincelaient à sa gorge largement décolletée et sur l'immense hennin, haut comme une flèche d'église, qui couronnait royalement la nouvelle venue. Sur son passage, chacun s'écartait respectueusement et saluait. Catherine, sans doute, eût pris cette femme pour la reine en personne si elle ne l'avait reconnue et n'eût senti aussitôt son cœur se gonfler de fiel. Les pieds soudain rivés dans la poussière de la cour, les yeux brûlant de haine, elle regardait s'avancer le gracieux escadron azuré des filles d'honneur entourant la dame de La Trémoille, la femme qui avait osé aimer Arnaud et le faire torturer parce qu'il l'avait repoussée, celle dont elle, Catherine, s'était juré la mort.
Elle sentit que Chryssoula, inquiète, la tirait par sa mante, mais elle était incapable de bouger. Jamais Catherine n'avait éprouvé à ce point, aussi cru, aussi brutal, le désir de tuer. Si rigide était son immobilité que la grande femme rousse la remarqua. Elle fronça ses épais sourcils, héla la jeune femme d'un geste autoritaire :
— Hé ! la fille ! Viens un peu ici !
Ni pour or ni pour argent Catherine n'aurait pu faire un pas. Elle était comme pétrifiée. Seuls ses yeux chargés de colère vivaient encore, mais, derrière son épaule, elle sentait trembler Chryssoula. L'une des jeunes suivantes dut reconnaître la vieille Grecque car elle mur mura quelques mots à l'oreille de sa maîtresse dont les belles lèvres s'arquèrent en un méprisant sourire en même temps qu'elle haussait les épaules.
— Oh ! Je vois ! Encore une de ces filles de joie dont mon époux fait ses délices ! Grand bien lui fasse s'il aime à ce point s'encanailler !
Et la troupe brillante s'engouffra dans le logis royal sans plus s'occuper de Catherine. La vieille se mit à la tirer si vigoureusement qu'enfin elle bougea, se laissant mener sans résistance vers le donjon, et songeant avec rage que le jour où elle abattrait La Trémoille, elle trouverait le temps de s'occuper de sa femme.
Elle allait franchir, avec sa gardienne, la porte basse quand elle se sentit soudain happée par deux mains vigoureuses qui la firent pivoter sur elle-même. Malgré les habits de paysan, couverts de terre et usagés qu'il portait, elle reconnut Fero et poussa un cri de frayeur instinctive tant le visage du chef tzigane était transfiguré.
— Voilà des jours que j'erre autour de ce château, que j'entre dans cette cour parce que j'espérais te revoir, avoir de tes nouvelles ! Et je te revois !
— Va-t'en, Fero, s'écria-t-elle. Tu ne dois pas rester ici ! Les Tziganes n'ont pas le droit d'entrer ici sans permission. Si tu étais pris...
— Cela m'est égal ! Je ne pouvais plus vivre sans te revoir ! Le poison d'amour est en moi, Tchalaï, il brûle mon âme et mon sang... et c'est toi qui l'y as mis !
Il n'était pas possible de se tromper sur la passion qui flambait dans le regard du jeune bohémien. Catherine s'en épouvanta d'autant plus que la vieille Chryssoula faisait de vains efforts pour l'arracher des mains de Fero et poussait des cris inarticulés.
— Par pitié, va-t'en ! Si les gardes...
Elle n'avait pas plus tôt prononcé le mot qu'attirés par les cris de la vieille un peloton d'archers accourait. Chryssoula devait être connue car ils obéirent sans discuter à l'ordre qu'elle donna en deux gestes, l'un désignant Fero, l'autre la porte du château. Empoigné par quatre gaillards solides, le chef tzigane fut entraîné de force vers la porte non sans crier pour Catherine :
— Je t'aime ! Tu es ma femme ! Je reviendrai.
En un instant, il avait disparu et Catherine, soulagée malgré tout, suivit docilement Chryssoula qui donnait tous les signes d'une grande agitation. La courte promenade permise par le maître avait été trop fertile en événements pour le goût de la vieille. Quelques minutes plus tard, Catherine se retrouvait dans sa chambre, enfermée à double tour... mais seule, bienheureusement seule ! Elle oublia aussitôt Fero, en profita pour vider sur le lit le contenu de son aumônière, s'empara du petit rouleau de parchemin sur lequel Tristan avait écrit : « N'ayez aucun souci de Sara. Je sais où elle est et je veille sur elle, comme je veille sur vous. »
La poitrine de Catherine se dégonfla d'un seul coup en un énorme soupir. Ces quelques lignes effaçaient péremptoirement la phrase menaçante de Gilles de Rais. Pas un instant, la jeune femme ne mit en doute l'affirmation de Tristan. Il y avait, dans l'étrange écuyer du connétable de Richemont, une puissance de volonté, une force tranquille qui la subjuguait. Elle croyait capable de tout l'homme qui, traqué par les gens de Gilles de Rais, avait trouvé moyen non seulement de leur échapper, mais encore de se faire engager comme valet par le Grand Chambellan. Si Tristan l’Hermite tenait Sara sous sa protection, Catherine ne devait plus se tourmenter.
L'esprit plus libre, elle laissa couler sur elle les mortelles heures du jour. Sa porte ne se rouvrit pas avant que les ombres du soir n'eussent envahi la pièce. Chryssoula vint alors allumer les chandelles et porter un nouveau plateau qui, cette fois, ne contenait aucun message. Mais, lorsque Catherine eut terminé son repas, la vieille esclave, au lieu de se retirer, fut rejointe par sa sœur. Toutes deux entreprirent la toilette de Catherine. Elle fut lavée, parfumée, parée d'une robe de nuit de fine mousseline blanche qui n'enveloppait son corps que d'un léger nuage, puis soigneusement installée dans le lit dont les draps de toile avaient été changés pour des draps de soie pourpre.
Tous ces préparatifs firent frémir la jeune femme. Ils n'étaient que trop significatifs. On l'accommodait de la sorte pour être plus agréable aux goûts orientaux de son nouveau maître. Tout à l'heure, cette porte, par laquelle sortaient maintenant les deux femmes, se rouvrirait sur l'énorme et somptueuse personne du Grand Chambellan. A l'évocation de ce gros corps flasque s'affalant sur le sien, Catherine retint un haut-le-cœur et ferma les yeux. Elle revit la bouche molle, les dents gâtées, la barbe trop parfumée. Vivement, elle sauta à bas du lit, courut à son aumônière, en tira sa dague et la glissa sous son chevet à portée de la main. Tout de suite, elle se sentit rassurée. Qu'avait-elle à craindre, désormais ? Quand La Trémoille se jetterait sur elle, la dague d'Arnaud frapperait et tout serait dit. Sans doute n'en sortirait-elle pas vivante... à moins que Tristan, qui lui avait remis l'arme dans une intention bien précise, n'eût arrangé sa fuite ? Si seulement elle avait pu lui parler, ne fût-ce qu'un instant ? Peut-être était-il tout près d'elle, attendant, lui aussi, que, dans cette chambre, il se passe quelque chose...
Des heures coulèrent sans que rien ne se produisit. Étendue sans bouger dans son grand lit, Catherine percevait vaguement les échos de la fête royale, des cris, des rires, des chansons à boire. La pieuse reine Marie, épouse de Charles VII, devait arriver prochainement de Bourges. Le Roi, apparemment, en profitait pour se distraire avant son arrivée avec ses compagnons de plaisir habituels... Catherine entendit crier la minuit, puis ce fut la relève des archers de garde.
Combien de temps lui faudrait-il attendre encore ? Les chandelles s'usaient déjà ; bientôt, elles s'éteindraient... La Trémoille, peut- être, était trop ivre pour avoir gardé le souvenir de son rendez-vous galant...
La jeune femme se berçait de cette agréable illusion quand elle sursauta, retenant un cri. La porte de sa chambre s'ouvrait doucement...
Une instinctive et muette prière monta de son cœur à ses lèvres, mais s'acheva bientôt. Ce n'était pas le Grand Chambellan, c'était une jeune fille couronnée de fleurs et vêtue de soie bleue, l'une des suivantes de la dame de La Trémoille. Elle tenait à la main un chandelier allumé qu'elle posa sur le coffre.
Un instant, elles se regardèrent, la belle adolescente debout au pied du lit, Catherine assise dans ce même lit, l'une avec une curiosité dédaigneuse, l'autre avec une surprise non déguisée. Enfin la jeune fille ouvrit la bouche :
— Lève-toi, ordonna-t-elle. Ma maîtresse veut te voir.
— Moi ? Mais je dois attendre ici...
— L'arrivée de Monseigneur ? Je sais. Mais sache, à ton tour, fille d'Egypte, que, lorsque ma maîtresse ordonne, le Grand Chambellan lui-même s'incline. Habille-toi et suis-moi. Je t'attends à côté. Mais fais vite si tu tiens à ton dos. La maîtresse n'est pas patiente, lança-t-elle avec insolence.
La jeune fille sortit, laissant Catherine interdite et assez indécise.
Que lui voulait la dame de La Trémoille ? Que signifiait cet ordre, venu en pleine nuit, et qui risquait de détruire tous ses plans ? Devait-elle obéir ? Mais, sinon, comment refuser ?
Catherine décida qu'elle n'avait pas le choix, et qu'elle ne risquait peut-être pas grand-chose à savoir ce qu'on lui voulait. Pour l'orgueilleuse comtesse, elle n'était, après tout, qu'une fille d'Égypte promise aux plaisirs de son époux, moins qu'un chien ou un objet, un être dont, certainement, elle n'était pas jalouse. Les nombreux amants de Catherine de La Trémoille devaient la mettre à l'abri de ce genre de sentiment. Est-on jalouse d'une montagne de graisse ? Le couple n'était uni que par des goûts communs pour l'or, la puissance et la débauche.
Mais c'était encore de l'or que préférait la dame. Catherine se souvenait avoir entendu raconter comment, lorsque l'on était venu arrêter en pleine nuit et dans son propre lit son second mari, le diabolique Pierre de Giac, les soucis de la belle comtesse s'étaient uniquement portés sur sa vaisselle précieuse sur laquelle faisaient main basse les hommes d'armes chargés de l'arrestation. Tandis que l'on emmenait son époux vers un destin tragique la dame de Giac avait sauté à bas de son lit, nue comme notre mère Eve, et poursuivi les voleurs, dans cet appareil sommaire, à travers les couloirs du château d'Issoudun.
En quelques instants Catherine fut prête. Elle accrocha l'aumônière à sa ceinture, mais glissa la dague dans son corsage. Il y avait beau temps que le billet de Tristan avait été brûlé dans la cheminée. Jetant la mante sur ses épaules, elle ouvrit sa porte avec décision.
— Je suis prête, dit-elle.
Sans un mot, la jeune fille qui attendait, nonchalamment étendue sur un banc garni de coussins, se leva, prit son chandelier et se dirigea vers l'escalier où veillaient des gardes. À sa suite, Catherine traversa la cour, illuminée par le reflet des fenêtres du logis royal vers lequel sa conductrice la dirigeait. En franchissant le seuil que gardaient deux statues de fer, Catherine eut la sensation d'entrer dans une immense coquille creuse tant cela résonnait des bruits de la fête. Malgré l'épaisseur des murs, violons, rebecs et luths faisaient rage, dominant le tumulte des voix, les rires bruyants, les cris de joie. Partout, des torches, des cierges énormes qui répandaient une intense lumière, chaude et dorée. Catherine s'inquiéta. Allait-on la jeter au milieu de la fête, comme un oiseau de nuit arraché soudain à son ombre et lancé dans le soleil ? Mais non... son guide dépassait l'étage noble où l'immense salle tenait à peu près toute la place et la faisait monter plus haut, vers les combles du château. Poussée par la main de la jeune fille, une porte basse s'ouvrit soudain, dans l'ombre d'un couloir, et Catherine se retrouva au milieu d'une chambre de dimensions assez réduites mais qui avait l'air d'un écrin, tellement les tentures de velours vert habillaient les murailles dont on ne voyait pas le moindre morceau.
D'épais et chatoyants tapis couvraient le sol. Malgré la très douce température extérieure, un immense feu brûlait dans la cheminée et semblait, curieusement, se propager aux tentures sur lesquelles de longues flammes d'or étaient brodées.
Au centre de cette chambre étrange et fastueuse, bourrée d'objets précieux, la dame de La Trémoille se tenait debout dans un cercle de suivantes dont certaines, paresseusement couchées à terre sur des coussins, jouaient du luth ou croquaient des confiseries. Cette fois, la belle comtesse n'était vêtue que de soieries bleues, très transparentes, sur lesquelles croulait la masse fauve de sa chevelure. Le tissu nuageux ne cachait que fort peu les formes opulentes de son corps, mais cela ne paraissait la gêner nullement. Catherine se rendit compte au premier coup d'œil de l'état d'agitation où elle se trouvait, mordant ses lèvres et tordant ses doigts en arpentant nerveusement sa chambre.
— Voici la fille, gracieuse dame, fit, du seuil, la conductrice de Catherine.
La dame de La Trémoille eut une exclamation satisfaite puis, d'un geste autoritaire, montra la porte à ses suivantes.
— Sortez toutes ! Allez vous coucher. Et qu'on ne me dérange sous aucun prétexte.
— Même moi ? fit, avec une moue mécontente, la jeune fille qui avait amené Catherine et qui devait être la favorite.
— Même toi, Violaine. Je veux être seule avec cette fille. Veille au-dehors afin que personne n'entre par surprise. Je t'appellerai quand j'aurai besoin de toi.
Violaine sortit de mauvaise grâce et referma la porte derrière elle. Les autres s'étaient déjà éclipsées. Les deux ennemies, la grande dame et la fausse bohémienne, demeurèrent face à face, s'examinant... Avec une joie féroce mais bien féminine, Catherine découvrait que la beauté de sa rivale se fanait déjà. De petites rides marquaient, au coin des yeux et de la belle bouche rouge, la peau très blanche et douce comme un velours, des cernes violets entouraient les prunelles gris vert. La graisse enrobait légèrement les hanches et les longues cuisses, alourdissait les seins gonflés qui fléchissaient un peu. La belle rousse vivait trop douillettement, trop somptueusement et avec trop d'excès. La débauche et la volupté la marquaient d'un stigmate indélébile... Mais Catherine se garda bien de montrer le plaisir qu'elle éprouvait. Elle avait trop conscience de ce regard qui la détaillait, la déshabillait même avec impudence. Elle rougit en entendant la voix sèche de la dame s'écrier :
— Qu'attends-tu pour t'agenouiller devant moi ? Ton échine est-elle si raide qu'elle t'interdise de saluer tes maîtres ?
Catherine se mordit les lèvres et se traita de sotte. Elle avait un instant oublié son personnage et, pour un peu, eût abordé la comtesse en égale. Elle se hâta d'obéir, baissant la tête et, masquant son embarras d'un mensonge, murmura :
— Pardonnez-moi, noble dame, mais j'ai oublié un instant où j'étais. Mes yeux étaient éblouis. Je me suis crue dans la demeure de la reine des keshalyi, les fées de notre peuple.
Un sourire d'orgueilleuse satisfaction éclaira le visage maussade de la dame. De si bas qu'il vînt, l'encens, même grossier, lui plaisait toujours.
— Relève-toi ! lui dit-elle. Ou plutôt, assieds-toi sur ce coussin.
Ce que j'ai à te dire peut être long.
Elle désignait un coussin posé sur les marches de son lit. Catherine s'y laissa glisser tandis que la comtesse s'asseyait sur le lit même. Son regard ne quittait pas le visage de Catherine, le détaillant avec une attention qui devenait gênante. Au bout d'un moment, que la jeune femme jugea long comme une éternité, la belle comtesse murmura :
— Tu es vraiment très belle... trop belle ! Tu ne retourneras pas auprès de monseigneur. Tu pourrais être dangereuse à la longue, car il est stupide avec les femmes. Et toi, tu as l'air intelligent.
— Que ferai-je donc ? osa demander Catherine. Si je ne retourne pas, je risque...
— Rien du tout. Si tu me sers à ma convenance je te garderai peut-
être et tu n'auras rien à craindre. Sinon...
La phrase demeurée en suspens était suffisamment menaçante pour que Catherine se gardât d'en demander la fin. Elle se contenta de baisser la tête humblement, attendant ce qui allait suivre.
— Je ferai de mon mieux, dit-elle seulement.
La dame de La Trémoille prit un temps. D'un air songeur, elle tendit son bras nu, prit une coupe de vin posée sur les marches du lit et la vida lentement jusqu'à la dernière goutte. Catherine vit se gonfler sa gorge opulente. Puis la dame rejeta la coupe vide, pencha vers Catherine son visage que le vin rougissait un peu, son regard qui devenait luisant.
— On dit que les filles de ta race sont habiles aux enchantements, à la divination et aux breuvages étranges. On dit que l'avenir s'ouvre devant vous, que vous savez comment provoquer le malheur, la mort... ou l'amour. Est-ce vrai ?
— Peut-être, répondit Catherine prudemment.
Elle commençait à voir où l'autre voulait en venir et pensait qu'il y avait là une chance. Que cette femme, avide et perverse, crût à son habileté ou à son dévouement, et elle l'amènerait peut-être où elle voulait l'amener, et son époux avec elle.
— Connais-tu, reprit la comtesse d'une voix plus basse, le philtre qui donne l'amour, qui fait couler le feu dans les veines, qui abolit la sagesse, la pudeur, même la répulsion ! Connais-tu cette potion magique qui livre un être à un autre ?
Catherine releva la tête et obligea son regard à rencontrer celui de son ennemie. Elle se souvenait de la brûlante expérience vécue dans les bras de Fero et ne mentit qu'à peine en affirmant : Oui, je la connais. Le besoin d'amour qu'elle donne devient torture et dévore tout le corps si l'on ne le satisfait pas. Il n'est personne, homme ou femme, qui puisse lui résister.
Un éclair de triomphe illumina le visage avide qui se penchait sur elle. La comtesse s'élança soudain, courut à l'autre bout de la pièce, ouvrit un petit coffre et y plongea ses mains qu'elle retira ruisselantes de pièces d'or.
— Regarde, fille d'Egypte. Tout cet or sera à toi si tu me donnes ce breuvage.
Lentement, Catherine hocha la tête. Devant son dédaigneux sourire, la dame de La Trémoille laissa lentement retomber, dans le coffret, la pluie d'or qui rendit un son argentin.
— Tu n'en veux pas ? fit-elle incrédule.
— Non. L'or fond et s'envole dans le vent. Plus précieuse, noble dame, est votre protection. Donnez-moi votre confiance, laissez-moi vous servir... et je serai beaucoup mieux payée.
— Par le chef de ma mère ! Fille d'Égypte, tu parles fièrement et tu me plais. Comment t'appelles-tu ?
— On me nomme Tchalaï. Un nom barbare pour vous.
— Un nom étrange. Écoute, je te l'ai dit, tu me plais. Donne-moi le breuvage que je te demande, tu ne le regretteras pas !
— Je ne l'ai pas sur moi et, pour le composer, il faut deux choses.
La comtesse se précipita vers elle, serra convulsivement les mains de la jeune femme, possédée qu'elle était par une mystérieuse passion.
— Parles ! Tu auras tout ce que tu veux !
— Il faut que je retourne chez les miens... oh ! pas longtemps, ajouta-t-elle très vite en voyant les sourcils roux se froncer, juste le temps de prendre certaines choses...
— Accordé. Au lever du jour, quand les portes s'ouvriront, je te ferai escorter jusqu'au campement. Prends garde de ne pas chercher à t'enfuir : les archers qui t'escorteront auront ordre de tirer.
Catherine haussa dédaigneusement les épaules.
— Pour quoi faire ? Je me plais dans ce château.
— Fort bien. L'autre condition ?
— Je dois savoir à qui vous destinez ce breuvage. Pour qu'il prenne toute sa puissance il faut y ajouter des conjurations où l'on mêle le nom de celui qui doit le boire.
Il y eut un silence. Catherine devinait que cette dernière partie de ses exigences déplaisait, mais, connaissant son adversaire, elle voulait savoir quel homme avait su inspirer à la comtesse une passion, assez violente pour lui faire rechercher jusqu'à l'aide d'une zingara. Il était possible que ce fût une arme intéressante.
Au bout d'un moment, la dame de La Trémoille fouilla dans un coffre, en sortit une houppelande de velours noir et s'en revêtit. Puis elle tordit hâtivement ses cheveux, les fixa sur sa tête et posa dessus un voile d'argent. Elle se tourna alors vers Catherine.
— Viens avec moi. Tu vas savoir.
S'emparant d'une torche, elle entraîna la jeune femme.
Toutes deux sortirent de la chambre. Dans le couloir, la comtesse trouva Violaine, fidèle à son poste, et l'envoya dormir, puis elle s'engagea dans l'escalier, mais, au lieu de descendre jusqu'à la grande salle, elle poussa une petite porte prise dans la muraille et se glissa, Catherine sur ses talons, dans un étroit boyau creusé à même l'énorme mur et qui parut interminable à la jeune femme. Il devait longer la voûte de la grande salle sur toute sa longueur. L'atmosphère y était froide, humide et la torche fumait dans la main de la comtesse.
Parvenue presque au bout, elle s'arrêta, passa la torche à Catherine et promena sa main sur l'une des parois. Un petit panneau glissa, découvrant une étroite ouverture découpée dans la voûte même et, sans doute, habilement dissimulée. Le vacarme de la fête, déjà appréciable dans le boyau, devint énorme. La comtesse tira Catherine par le bras.
— Regarde près de la cheminée. Vois-tu le roi Charles ?
Catherine se pencha et vit, en effet, assis sous un dais bleu, dans un haut fauteuil doré, un homme, portant couronne d'or à son chapeau de feutre brun, et dans lequel elle reconnut le Roi. Il n'avait pas beaucoup changé, depuis le temps de Jehanne. Il avait toujours son long visage morne, ses yeux glauques et globuleux, mais il était moins maigre. Sa figure était plus pleine et son regard avait perdu cette expression traquée, si tragique chez un roi.
Pour le moment, il souriait à un très beau jeune homme, âgé de dix-huit ou dix-neuf ans, qui se tenait à ses pieds, à demi couché parmi les coussins entassés sur les marches du trône. Catherine jugea exceptionnelle la beauté de ce garçon, mais lui trouva aussi quelque chose d'un peu féminin dans sa perfection. Sans doute était-ce dû à sa jeunesse car il semblait grand, vigoureux et bien fait, mais avec encore trop de grâce. Le sourire était un miracle de séduction.
Derrière son dos, elle entendit la voix pressante de la comtesse qui soufflait :
— Vois-tu celui qui se tient aux pieds de notre sire ?
— Je le vois. Est-ce...
— Oui. C'est lui. Il est le frère de la Reine et se nomme Charles d'Anjou, comte du Maine.
Catherine retint à temps une exclamation de stupeur. Le frère de la Reine ? Le dernier des fils de la reine Yolande alors ? Ce fameux comte du Maine dont elle avait, à Angers, entendu vanter le charme et la valeur. Et c'était de lui, de ce jeune homme à peine sorti de l'adolescence, que s'était éprise la dame de La Trémoille ? Elle avait au moins vingt ans de plus que lui !
Un flot de danseurs en costumes chatoyants et multicolores vint battre les marches du trône, mais, déjà, le petit panneau glissait. La fête disparut des yeux de Catherine. Elle n'avait pas même aperçu La Trémoille. Elle se retrouva seule dans l'étroit couloir sombre avec la comtesse. Le visage de celle-ci, déformé par la passion, lui parut hideux à la lueur incertaine de la torche. Elle eut la vision soudaine de ce que serait cette femme lorsque l'âge aurait accompli sur elle ses ravages. Une affreuse sorcière... Mais le jeu était trop bien engagé. Il fallait le poursuivre jusqu'au bout. Elle regarda ingénument la comtesse.
— Et... il ne vous aime pas ? demanda-t-elle d'un ton naïf qui laissait entendre combien elle trouvait cela inconcevable.
— Non. Il me joue la comédie des grands sentiments, de l'honneur chevaleresque ; il met en avant mon époux... comme si les gens de la reine Yolande avaient jamais eu pour lui autre sentiment que la haine
? Je crains, moi, qu'il n'ait en tête quelque jouvencelle. Et je veux qu'il m'aime, entends-tu, Tchalaï ? Je veux qu'il soit à moi... au moins une nuit ! Ensuite, je saurai bien le retenir.
Catherine ne répondit pas. Certes, l'infernal breuvage de Tereina pouvait donner à la dame de La Trémoille cette nuit d'amour qu'elle désirait, mais elle éprouvait soudain une répugnance à le lui procurer.
Ce garçon frais et charmant, ce jouvenceau si gai et si pur, elle ne l'imaginait qu'avec horreur entre les bras de cette femme mûre. Il lui semblait que ce serait un sacrilège, une profanation.
Mais l'autre, de nouveau, se faisait pressante :
— J'ai fait ce que tu m'as demandé, fille d'Égypte. Demain, à l'aube, on te mènera à ton campement prendre ce qu'il te faudra.
Songe maintenant à tenir ta promesse.
Catherine, au prix d'un effort de volonté, secoua l'impression pénible qui l'avait saisie. Qu'importait, après tout, que ce garçon perdît une nuit avec cette femme ? C'était sans doute l'amour de la comtesse qui l'avait sauvé jusque-là de la hargne de La Trémoille car elle n'ignorait pas combien la présence du jeune comte auprès du Roi incommodait le Grand Chambellan. Sans cela, un habile accident aurait pu faire place nette.
Elle redressa la tête, regarda la dame bien en face.
— Je tiendrai ma promesse, affirma-t-elle.
— Alors, rentrons. Tu dormiras, pour cette nuit, sur des carreaux de velours, au pied de mon lit en attendant l'aube.
L'une derrière l'autre, elles sortirent du boyau de pierre.
Sur le lit de coussins qu'on lui avait improvisé, en attendant qu'on lui en installe un dans le cabinet à robes de la comtesse, Catherine dormit mal. Elle était nerveuse, inquiète aussi de la façon dont La Trémoille réa- I girait en découvrant qu'elle avait disparu, et puis il faisait trop chaud, trop lourd dans cette chambre close j et saturée de parfums violents. Elle finit tout de même par s'assoupir, mais quand, au petit matin, Violaine vint la secouer, elle se sentait rompue de fatigue et elle avait mal à la tête. Il lui fallut un instant pour se souvenir de tout ce qui s'était passé la veille.
— Allons ! fit sèchement la fille d'honneur. Debout ! Il y a, en bas, un sergent et deux archers qui t'attendent pour t'escorter à ton campement.
Catherine se leva et passa un peu d'eau sur ses yeux, j Le ton insolent de Violaine l'irritait, mais le moyen de la remettre à sa place ?
Visiblement, la favorite de la comtesse n'avait aucune sympathie pour elle..Cette nouvelle venue, surtout d'origine si basse, excitait sa colère, La dame de La Trémoille dormait encore et, peu soucieuse de l'éveiller au bruit d'une dispute, Catherine se hâta.
Un moment plus tard, aux côtés d'un grand sergent barbu, hargneux et visiblement mécontent de l'expédition qu'escortaient deux archers, elle trottait dans la vaste cour en direction de la rampe d'accès.
L'aurore incendiait le ciel vers le levant et une fraîcheur montait de la terre humide. Tout de suite Catherine se sentit mieux, les idées plus claires et l'esprit plus net. Le vent du matin semblait bon après ces journées de claustration.
Mais, pour le moment, un problème l'occupait. Pourrait-elle réussir à voir Tereina sans que Fero s'aperçût de sa présence ? Cela semblait bien improbable et, dans ce cas, il lui faudrait certainement parlementer. La folie qu'avait commise, la veille même, le Tzigane en venant à sa recherche jusque dans l'enceinte du château, en laissait présager d'autres. N'allait-il pas tenter de l'arracher aux hommes d'armes chargés de la garder ?
Le trajet n'était pas long, jusqu'au camp des bohémiens. Une fois passée la barbacane d'entrée, il suffisait de descendre dans le fossé du château et Catherine n'eut pas beaucoup de temps pour se poser des questions. D'ailleurs, son esprit fut tout de suite détourné de ce souci.
Elle pensait, à cette heure matinale, trouver le camp encore endormi.
Or, il y régnait une agitation insolite.
Les femmes s'occupaient déjà à allumer les feux et à chercher de l'eau au fleuve, mais les anciens et les hommes étaient réunis près du chariot de la vieille phuri dai. Ils formaient un groupe silencieux morne, d'où se dégageait une pesante tristesse. Catherine, un instant, crut que la vieille était morte, mais elle l'aperçut bientôt, enveloppée d'un tas de chiffons et assise sur le sol. Tout ce monde, la tête levée, regardait le château avec une visible crainte. Fero n'était pas avec eux.
L'arrivée de Catherine, bien vêtue et escortée d'hommes d'armes, frappa les Tziganes de stupeur et d'angoisse. Que venait-elle chercher parmi eux, cette inconnue recueillie par charité et qui osait se présenter avec des soldats ? Déjà, quelques hommes se dirigeaient vers elle, le regard menaçant, mais Tereina qui rêvait, assise près d'un chaudron sous lequel elle avait allumé le feu, avait reconnu, elle aussi, celle qu'elle appelait sa sœur et accourait, son petit visage las illuminé de joie.
— Tchalaï ! Tu es revenue ! Je n'espérais plus te revoir.
— Je ne suis revenue que pour un instant, Tereina.
Et uniquement pour te voir. J'ai quelque chose à te demander et... tu vois, je suis surveillée.
En effet, l'agitation du camp tzigane ne devait pas plaire au sergent car il observait les visages basanés avec une visible méfiance, la main à la garde de son épée. Quant aux archers, leurs yeux aigus ne perdaient aucun mouvement de la foule et, déjà, des flèches étaient tirées des carquois. Tereina leur jeta un regard terrifié et dit, désolée :
— Hélas ! J'espérais que tu nous apportais des nouvelles de Fero.
Malgré la menace des hommes d'armes, les bohémiens s'étaient rapprochés des deux femmes, suffisamment pour entendre ce qu'elles disaient. L'un d'eux cria :
— Oui, Fero ! notre chef ! Dis-nous ce qu'il est advenu de lui, sinon ?...
— Taisez-vous ! coupa Tereina avec colère. Ne la menacez pas.
Oubliez-vous qu'elle est sa femme selon la loi ?
— Et que mes hommes tirent juste, grogna le sergent. Au large, vous autres ! Il ne doit rien arriver à cette femme, sauf si elle cherche à fuir.
Il tirait déjà son épée. Les Tziganes reculèrent, montrant les dents comme des chiens battus. Le cercle s'élargit autour des deux femmes et des soldats.
— J'ignore où est Fero, fit Catherine. Hier, je l'ai vu dans la cour du château, déguisé en paysan. Les gardes l'ont jeté dehors.
— Il y est retourné hier soir. Il savait qu'il y avait fête au château.
Il est monté avec l'un des ours, dans l'espoir de montrer ses tours pendant le festin royal. L'ours est revenu dans la nuit... seul... et blessé.
— Je te le jure, Tereina, j'ignorais que Fero était remonté au château. Quelle folie d'être revenu !
La jeune fille baissa la tête. Une grosse larme roula sur l'étoffe rouge qui la vêtait.
Il t'aime tellement. Il voulait te reprendre à tout prix. Et maintenant...
Je voudrais savoir ce qui lui est arrivé.
Les yeux en pleurs de la petite bohémienne attendrirent peut-être le cœur rude du sergent car il marmotta :
— L'homme à l'ours ? On l'a surpris en train d'escalader le donjon pour entrer par une fenêtre. Il s'est défendu comme un diable quand on l'a pris et sa bête est devenue folle. Il y a eu du grabuge. Et puis, l'ours s'est échappé...
— Et Fero ? Et mon frère ?
— On l'a jeté au cachot en attendant son jugement.
— Pourquoi le juger ? s'écria Catherine. On l'a pris essayant d'escalader le donjon, c'est entendu. Est-ce un crime si grand qu'il faille le cachot et un jugement ? Ne suffisait-il pas de le jeter dehors ?
Le visage de l'homme se ferma et ses yeux devinrent durs.
— Il était armé. Il a tué l'un des piquiers de garde. Il est juste qu'il soit jugé. Maintenant, la fille', fais ce que tu as à faire au plus vite et rentrons. Je n'aime pas m'attarder ici.
Catherine ne répliqua pas et entraîna Tereina qui avait éclaté en sanglots. La jeune fille avait compris, comme Catherine elle-même, quel sort attendait Fero. Le Tzigane avait tué, il serait pendu... sinon pire. Malgré elle, Catherine sentait des larmes brouiller ses yeux en faisant rentrer la petite bohémienne dans son chariot. Ce qu'elle avait à dire ne pouvait l'être devant tout le monde. Les soldats se contentèrent de leur emboîter le pas et de prendre la garde aux deux extrémités du véhicule.
Tereina pleurait toujours, à gros sanglots désespérés, et Catherine désolée cherchait les mots capables d'atténuer cette douleur. Malgré elle, la nouvelle de la mort prochaine de Fero lui faisait mal. Cet homme l'avait aimée jusqu'à la folie et, pour une nuit d'amour involontaire qu'elle lui avait donnée, avait tout risqué pour elle. Et maintenant, il allait mourir de cet amour insensé... Il fallait faire quelque chose. Si elle lui rap portait le philtre désiré, peut-être que la dame de La Trémoille ne lui refuserait pas la grâce du Tzigane. Mais il fallait faire vite.
Brusquement, elle saisit Tereina aux épaules, la secoua sans trop de douceur.
— Écoute-moi. Cesse de pleurer. Il faut que je remonte là-haut et que j'essaie de le sauver. Mais, avant, il faut que tu me donnes ce que je suis venue chercher.
Tereina essuya ses yeux et tenta un pauvre sourire.
— Tout ce que j'ai est à toi, ma sœur. Qu'es-tu venue chercher ?
— Il me faut ce philtre que tu m'as fait boire la nuit où... tu te souviens ? La nuit où Fero m'a appelée. Apprends-moi comment on le confectionne. Notre vie à tous dépend peut-être de cette drogue. Il m'en faut à tout prix et le plus vite possible. Peux-tu m'apprendre à la composer ?
La jeune fille la regarda avec étonnement.
— Je ne sais pas dans quel but tu me demandes cela, ; Tchalaï, mais, si tu dis que des vies humaines peuvent dépendre de ce breuvage, je ne te poserai pas d'autres questions. Sache seulement que ce philtre est long à composer, et que sa recette ne peut se communiquer. Pour le faire, il faut, outre la connaissance, quelque chose d'autre... une sorte de don ; sinon, il n'est pas pleinement efficace. Il y a les incantations qu'il faut dire et que...
— Alors, peux-tu m'en faire un peu ? coupa Catherine impatiemment. C'est très grave... très urgent !
— T'en faut-il beaucoup ? Veux-tu l'expérimenter sur plusieurs personnes ?
— Non. Sur une seule.
— Dans ce cas, j'ai ce qu'il te faut.
Tereina se glissa vers le fond de son chariot, fouilla dans une boîte cachée sous des oripeaux et en tira un petit flacon, rond, en terre brune, qu'elle vint mettre dans les mains de Catherine en refermant sur lui, tendrement, les doigts de son amie.
— Tiens. Je l'avais préparé pour toi... pour la nuit de ton mariage.
Il est donc à toi.
Fais-en l'usage que tu voudras. Je sais que, de toute façon, ce sera pour le bien.
Saisie d'une brusque impulsion, Catherine prit la petite sorcière aux épaules et l'embrassa chaleureusement.
— Même s'il arrivait du mal à Fero, je resterai ta sœur, Tereina. Je voudrais t'emmener avec moi. Mais, pour le moment, je ne peux pas.
— Et je dois rester ici. Ils ont besoin de moi, tu sais ?
Au-dehors, cependant, le sergent d'armes s'impatientait. Il écarta de son poing ferré le feutre qui fermait le chariot et passa la tête.
— Dépêche-toi un peu, femme ! J'ai des ordres. Assez parlé.
Pour toute réponse, Catherine embrassa encore une fois Tereina et glissa le flacon dans son aumônière.
— Merci, Tereina, et prends soin de toi. Moi, je vais voir si je peux quelque chose pour Fero. Adieu !
D'un souple mouvement, elle se glissa hors du chariot et rejoignit les hommes d'armes.
— Rentrons. J'ai fini.
Ils l'encadrèrent de nouveau puis, traversant la tribu rassemblée et silencieuse, ils remontèrent le fossé pour rejoindre la rampe d'accès.
Au passage, Catherine reconnut Dunicha, la fille qui l'avait obligée au combat, et détourna la tête. Mais pas assez vite cependant pour n'avoir pas saisi au vol le regard brûlant de haine de la Tzigane. Dunicha devait la rendre responsable de la capture de Fero et, sans doute, à cette heure, la détestait cent fois plus que lors du combat... Catherine, d'ailleurs, ne lui en voulut pas de ce sentiment. Dunicha, puis qu’elle aimait Fero, avait toutes les raisons de haïr celle qui le lui avait pris et pour laquelle il allait mourir. Elle se promit cependant de veiller sur elle-même ; Dunicha n'était pas fille à laisser sa haine inactive et à ne pas chercher vengeance.
Un appel de trompettes, derrière elle, la fit se retourner. Le jour, maintenant, était bien clair... Sous les rayons du soleil, la Loire scintillait entre ses rives herbeuses comme un fleuve de feu, et, sur ce fond éblouissant, passant les ponts, se détachaient les couleurs éclatantes d'un important cortège. Des chevaliers en harnois de guerre contrastant vigoureusement avec un escadron de dames en robes claires montées sur de paisibles haquenées, entouraient une grande litière dont les rideaux de soie bleue frappés de lys d'or étaient relevés. À l'intérieur, une dame soigneusement emmitouflée de mousselines blanches, une nourrice portant un bébé, deux suivantes et trois petites filles échelonnées entre trois et huit ans. Une compagnie d'archers, des pages et des hérauts précédaient le lourd véhicule au-devant duquel un porte-étendard tenait une lourde bannière sur laquelle Catherine, le cœur battant soudain un peu plus fort, lut les armes de France accolées à celles d'Anjou. D'instinct, elle s'était arrêtée, mais le sergent, déjà, la bousculait pour l'obliger à monter sur le talus herbeux avec les archers.
— La Reine ! Place ! Et n'oublie pas de t'agenouiller, l'Egyptienne, quand notre bonne dame passera.
Catherine n'avait garde d'oublier la recommandation. Marie d'Anjou, reine de France, était une femme timide et effacée, mais elle avait une excellente mémoire et Catherine, durant de longs mois, avait été de ses dames d'honneur. Il était bien improbable qu'elle la reconnût sous son déguisement d'Égyptienne, mais là, dans cette robe de servante de bonne maison, avec ce béguin de toile qui dissimulait ses cheveux, il ne restait guère pour la cacher que la teinte un peu trop foncée du visage et l'arc noir des sourcils. Déjà, la nuit passée, tandis qu'elle se mettait au lit, la dame de La Trémoille avait considéré sa nouvelle servante d'un air songeur.
— C'est drôle, avait-elle dit. Il me semble que je t'ai déjà vue quelque part. Tu me rappelles quelqu'un... mais je ne saurais dire qui...
Catherine avait béni ce bienheureux trou de mémoire et s'était hâtée de répondre que, sans doute, la noble dame se souvenait d'une de ses sœurs, venue danser au château. Il ne fallait pas que la comtesse cherchât trop longtemps. Et, de fait, elle avait paru n'y plus penser. Ce serait une catastrophe si, maintenant, la Reine la reconnaissait.
Aussi, quand la cavalcade royale suivie des cris de joie des gens d'Amboise passa auprès d'elle, se hâta-t-elle de s'agenouiller et de baisser la tête en grande humilité... d'autant plus qu'au même moment une troupe de seigneurs sortait du château pour accueillir la souveraine et qu'à la tête de cette troupe il y avait Gilles de Rais.
Heureusement il ne lui prêta aucune attention et, la litière entrée sous la voûte des remparts, Catherine crut pouvoir relever la tête ; ce fut pour voir les jambes d'un cheval arrêté devant elle tandis qu'une voix juvénile et sèche demandait :
— Qu'a fait cette femme, sergent ? Et pourquoi l'emmènes-tu ?
La hauteur du ton fit rougir Catherine qui, sans trop savoir pourquoi, se sentit coupable. Pourtant, le questionneur ne devait pas avoir beaucoup plus de dix ans. Maigre, le teint jaune, le cheveu noir et raide, ce jeune garçon était pourvu de larges épaules osseuses, d'un grand nez et d'une paire de petits yeux noirs étrangement vifs et perspicaces chez un être si jeune. 11 n'avait rien de séduisant, mais, à la manière de porter fièrement la tête, à la beauté du cheval qu'il maintenait fermement de ses mains nerveuses et, surtout, au costume mi-partie rouge, mi-partie noir et blanc, apanage des princes du sang, qu'il portait, Catherine comprit qu'elle avait en face d'elle le Dauphin Louis, fils aîné du Roi.
Cependant, le sergent, rouge d'orgueil, se hâtait de répondre :
— Je ne l'emmène pas, Monseigneur, je l'escorte seulement, d'ordre de Très Haute et Très Noble Dame de La Trémoille.
Bouche bée, Catherine vit le Dauphin hausser les épaules, se signer précipitamment puis cracher à terre sans cérémonie.
Quelque esclave maure, sans doute. Je hais cette engeance maudite, mais rien ne m'étonne de la Dame, Qui se ressemble...
Il n'acheva pas la phrase commencée, un autre cavalier s'était approché vivement et lui parlait à l'oreille, ' sans doute pour lui conseiller plus de modération dans ses propos. La vue de ce nouveau venu fit rougir Catherine jusqu'à la racine des cheveux et changea ses inquiétudes en panique. Malgré l'armure qui emprisonnait l'homme tout entier, elle avait reconnu les croix de Jérusalem brodées sur la cotte d'armes et, surtout, le beau visage blond sous la ventaille relevée du heaume. Pierre de Brézé ! L'homme qui, à Angers, s'était épris d'elle dès la première entrevue et au point de lui demander sa main. Il faisait partie du complot contre La Trémoille et ne démasquerait pas Catherine. Mais elle pouvait craindre un geste de surprise en la retrouvant aussi inopinément au bord du chemin.
Pourtant, à le revoir, elle éprouvait une joie soudaine, inexplicable et ne pouvait s'empêcher de le regarder avec admiration. Il était vraiment très beau, ce Pierre de Brézé, et de très noble allure sur son grand destrier gris. Le lourd vêtement de fer semblait ne rien peser à ses larges épaules, non plus que la longue lance de frêne qu'il appuyait à sa cuisse. La voix du jeune homme la tira de sa contemplation.
— Monseigneur, disait Brézé, nous nous attardons ; et la Reine vous attend.
Mais, tout en parlant, son regard bleu accrochait celui de Catherine en même temps qu'un léger sourire détendait les lèvres fermes du chevalier. Ce ne fut qu'un bref regard, l'espace d'un instant, mais dans lequel la jeune femme lut toute la passion qu'il lui vouait. Il n'était là que pour elle, bravant le déplaisir du Roi et la haine de La Trémoille en venant, avec l'escorte de la Reine, dans ce château où l'on ne le souhaitait pas. Non seulement il l'avait reconnue, mais il trouvait moyen de lui redire, sans un mot, sans un geste, son amour... Pourtant, si discret qu'eût été ce sourire, il n'avait pas échappé à l'œil aigu du prince Louis qui décocha au chevalier un regard moqueur.
— Hum ! Il semble, sire chevalier, que vous ayez le goût aussi dépravé que la dame de La Trémoille. Allons !
Sans plus s'occuper de Catherine, le Dauphin poussa son cheval et force fut à Brézé de le suivre. Il ne se retourna pas, mais le regard de Catherine suivit, jusqu'à ce qu'elle ait disparu sous la voûte, la fière silhouette du jeune homme. En se remettant en route, un instant plus tard, elle avait le cœur chaud d'une confiance et d'un courage nouveaux. N'avait-elle pas remarqué, attachée au bras de Brézé, une écharpe de soie noir et argent, les couleurs de deuil qu'elle lui avait dit être les siennes et qu'il portait, fidèlement ?
Il s'était déclaré son chevalier et, apparemment, il entendait le rester. Désormais, dans ce château où elle avait peur de tout, elle sentirait cette présence rassurante. Elle pouvait, s'il le fallait, mourir sans crainte, sûre d'être vengée car elle se souvenait du serment qu'il avait fait, à ses genoux. Si elle échouait, il tuerait La Trémoille de ses propres mains, quitte à porter ensuite sa tête au bourreau.
Pourtant, en franchissant le pont-levis, Catherine s'efforça de chasser ces douces pensées, si réconfortantes fussent-elles. Dans ce même château, il y avait un autre homme qui pouvait mourir à cause d'elle.
Lorsque Catherine et ses gardes pénétrèrent dans la cour du château, elle était pleine de monde. Au cortège de la Reine s'étaient joints les serviteurs du château qui déchargeaient les bagages, les officiers et dignitaires. Elle aperçut même la mince silhouette du Roi qui, menant sa femme par la main, la conduisait vers l'escalier.
Instinctivement, elle chercha, dans la foule des dames et des chevaliers, un profil fier, de larges épaules, un regard chaud, mais, déjà, les archers l'entraînaient vers le petit escalier, la tourelle qui menait chez la dame de La Trémoille.
Elle trouva la porte close et Violaine, débout devant, drapée dans un grand manteau. D'un signe, la jeune fille renvoya les hommes d'armes, mais ne s'écarta pas pour laisser passer Catherine.
— Tu ne peux pas entrer, l'Égyptienne.
— Pourquoi donc ?
Violaine dédaigna de répondre, se contentant d'un haussement d'épaules. En effet, malgré l'épaisseur du chêne dont était faite la porte, de violents éclats de voix la traversaient, parvenant jusqu'à la jeune femme. Elle reconnut la voix haut perchée de la comtesse.
— Je garderai cette fille autant qu'il me plaira. Et je ne vous conseille pas de m'en empêcher !
— Quelle mouche vous a piquée de vous mêler de mes affaires ?
— Qu'avez-vous besoin de cette fille ?
— Cela me regarde. Ayez patience... Je vous la rendrai quand je n'en aurai plus besoin.
Les voix se firent plus sourdes, mais Catherine avait compris. Les deux époux étaient aux prises à cause d'elle... et elle n'avait rien à attendre de la femme qu'elle avait cru maîtriser. Violaine suivait le cheminement de sa pensée sur son visage et se mit à rire, d'un rire mauvais. Puis elle chuchota :
— Cela te surprend ? Qu'espérais-tu donc ? Devenir dame d'honneur ?
Catherine haussa les épaules à son tour, avec une fausse désinvolture.
— J'espérais que les nobles dames savaient reconnaître les services rendus... Mais qu'importe, après tout.
La tranquillité qu'elle affectait dut impressionner la fille d'honneur car elle cessa de rire et, par en dessous, glissa un coup d'œil méfiant à Catherine avant de se signer précipitamment comme si elle avait tout à coup rencontré le Diable. La conversation en resta là. D'ailleurs, la porte s'ouvrait. La Trémoille en jaillit, sa houppelande rouge et or claquant au vent de sa fureur. Il s'arrêta court en reconnaissant Catherine, la toisa d'un œil étincelant puis s'engouffra dans l'escalier, sans dire un mot et à une allure incroyable pour un personnage de sa dimension.
Le regard de Catherine croisa celui de Violaine, avec l'implacabilité de deux lames d'épée. Le bruit des pas du gros chambellan décroissait dans l'escalier. Un sourire de dédain arqua les lèvres de la fille d'honneur qui, d'un geste presque négligent, poussa le battant de chêne.
— Tu peux entrer maintenant.
Tête haute, sans broncher, Catherine passa devant elle et eut la satisfaction d'entendre la porte claquer derrière son dos.
— Pas tant de bruit, Violaine, cria la dame de La Trémoille avec irritation. Ma tête me fait un mal affreux.
Déjà vêtue mais non coiffée, elle arpentait furieusement sa chambre au milieu d'un effroyable désordre. D'un coup d'œil Catherine devina la fuite des chambrières, abandonnant leurs peignes, leurs flacons, leurs épingles et leurs pots à onguents devant l'entrée du Grand Chambellan. La dispute entre les deux époux avait dû parachever la déroute des objets qui avaient roulé de tous les côtés. Avec un sourire intérieur, elle eut la sensation d'entrer dans la cage de l'un de ces fauves que gardaient si soigneusement, au fond de leurs chenils, les grands seigneurs et les princes. Le chacal était parti, il ne restait plus que la femelle en furie, cent fois plus dangereuse que lui d'ailleurs, mais Catherine s'était juré de ne pas donner à cette femme le plaisir de la voir trembler. Tout de suite, la colère de la comtesse se tourna contre elle.
— Mon noble époux tient à ta peau plus qu'il ne conviendrait à ce qu'il semble. Ma parole, il se conduit comme une bête en chaleur !
— S'il tient à ma peau, dit Catherine froidement, ce n'est pourtant pas pour y avoir goûté. Votre appel, noble dame, m'en a sauvée...
— Sauvée ? Quel est ce mot ? Qu'est-ce qu'une fille comme toi peut espérer de mieux qu'un grand seigneur ? Oublies-tu que je suis sa femme ?
— Je suis votre servante. Et les ordres que vous m'avez donnés me laissaient supposer que je pouvais l'oublier.
La colère de la dame tomba net, touchée par la froideur de son interlocutrice. Sur le moment, au paroxysme de la colère, elle avait cherché à tirer du sang du premier être qui lui était tombé sous la griffe. Mais cette femme qui se tenait devant elle, si fièrement, n'avait pas peur et, à cet instant, elle se souvint du besoin qu'elle avait de ses services. D'une voix fiévreuse elle demanda :
— As-tu ce que je t'ai demandé ?
Catherine hocha la tête affirmativement, mais croisa les bras sur sa poitrine comme pour défendre ce qu'elle avait glissé dans son corsage.
— Je l'ai, mais j'ai aussi quelque chose à dire.
La main de la comtesse se tendait déjà tandis que ses yeux avides luisaient entre leurs lourdes paupières bistrées.
— Dis vite... et donne ! J'ai hâte !
— Hier, contre ce philtre, vous m'avez offert de l'or. Je l'ai refusé, je le refuse encore... mais je veux autre chose.
Un mince sourire étira les lèvres de la dame, mais une lueur inquiétante s'alluma dans ses yeux.
— Tu l'as déjà dit, tu veux me servir. Donne !
— En effet, je l'ai dit et je le répète, mais, ce matin, les choses ont changé. Le chef de notre tribu est prisonnier en ce château. Il risque la mort. Je veux sa vie.
— Que m'importe la vie d'un sauvage ? Donne ce flacon si tu ne veux pas que je te le fasse arracher par mes femmes.
Catherine, lentement, sortit la petite fiole de sa guimpe et la tint dans sa main. Ses yeux bravèrent la colère de la comtesse tandis que ses lèvres rouges esquissaient un sourire.
— La voilà ! Mais si l'on m'approche, je la jette à terre où elle se brisera. Nous n'avons pas de flacons d'or ou d'argent, nous autres gens d'Egypte... rien que de la terre et la terre est fragile. Vos femmes n'auront pas le temps de me la prendre. Je la détruirai... comme je la briserai si Fero n'est pas rendu aux siens.
Sur le visage convulsé de son adversaire elle put voir la bataille qui s'y livrait : la fureur, la passion et l'avidité. Ce fut cette dernière qui l'emporta.
— Attends-moi ici un instant. Je vais voir ce que l'on peut faire.
Sans même prendre la peine de relever ses cheveux, la comtesse enveloppa sa tête et ses épaules d'une pièce de soie verte et sortit.
Demeurée seule, Catherine se laissa glisser sur les coussins entassés près de la cheminée. L'atmosphère de cette pièce l'étouffait et l'angoissait tout à la fois. Tous ces parfums trop lourds lui semblaient l'émanation même de la femme vénéneuse qui habitait ces lieux. Ses doigts fiévreux cherchèrent sous l'étoffe de sa robe la forme dure de la dague, caressèrent le contour de l'épervier ciselé sur la garde comme pour lui demander secours. Si souvent, la main ferme d'Arnaud s'était serrée autour de cette arme qu'elle avait dû y laisser un peu de son énergie. Mais, en évoquant la fière figure de son époux, des larmes lui montèrent aux yeux, brûlantes et lourdes de regrets... Que restait-il à cette heure de ce corps vigoureux, de ce beau visage ? De quels ravages la lèpre les avait-elle marqués ?...
Un frisson d'horreur la secoua au souvenir des lépreux qu'elle avait déjà rencontrés sur son chemin, affreuses j ruines de chair grise qui n'avaient plus rien d'humain et qui, parfois, s'en venaient aux tombeaux des saints implorer une impossible guérison... Cette femme qui venait de sortir, c'était elle la cause de tout le mal qui accablait Arnaud et qui brisait son propre cœur. Avec quelle joie elle lui eût plongé dans le cœur la lame qui se chauffait au contact de sa chair ! Mais il fallait attendre... encore attendre ! Avec lassitude, Catherine laissa tomber sa tête dans ses mains, cherchant à effacer les images douloureuses qui brisaient son courage. Une autre figure, soudain, se présenta au fond de son esprit : celle d'un homme blond dont les yeux clairs la regardait tendrement et qui portait au bras une écharpe noire et blanche. Cette image était belle, rassurante et douce. Pourtant Catherine la repoussa aussi, comme une profanation, comme si Pierre de Brézé avait tenté de forcer son cœur pour en chasser l'image d'Arnaud.
Le retour de la dame de La Trémoille l'arracha à ses pensées. La comtesse toisa un instant la jeune femme accroupie, puis sourit, mais, dans ce sourire, Catherine décela une cruauté qui la mit en garde.
— Viens, dit-elle. Tu vas être satisfaite.
Comme la nuit précédente, elles sortirent, l'une derrière l'autre, mais, cette fois, il n'y eut pas de porte dans le mur. On descendit jusqu'à la cour que l'on traversa, contournant le donjon pour gagner la tour des prisons. Chemin faisant, Catherine reconnut Tristan l'Hermite auprès d'un groupe de palefreniers qui jouaient aux dés sur une grosse pierre.
Il se détourna à son passage et la suivit des yeux. Son regard était aussi indifférent, aussi immobile que de coutume, mais, à son insistance, la jeune femme comprit qu'il se demandait ce qu'elle allait faire aux prisons en pareille compagnie.
Une porte au cintre rongé, si basse qu'il fallait se courber pour la franchir, ouvrait au pied de la tour. À peine le seuil passé, Catherine sentit un froid subit envelopper ses épaules. Le soleil, la chaleur s'arrêtaient aux abords de cet univers de ténèbres et de souffrance. Au fond d'une salle de gardes voûtée bas, où quelques hommes d'armes jouaient au jeu de l'oie sous la lumière fumeuse d'un quinquet, un escalier plongeait dans la terre... Sur un sec claquement de doigts de la comtesse, l'un des soldats se leva et, prenant une torche qu'il alluma au quinquet, s'engagea le premier dans l'escalier. Mais, ces détails, Catherine n'y prêtait guère attention car, depuis qu'elle était entrée dans la salle, un bruit affreux avait frappé ses oreilles, glaçant son sang dans ses veines : l'écho de gémissements humains qui, chose étrange, devenaient à la fois plus nets et plus faibles à mesure que l'on descendait. Quand les deux femmes atteignirent le premier palier, ces gémissements étaient devenus des râles. Catherine, la gorge serrée, regarda avec horreur l'épaisse porte qui s'ouvrait sur ce palier. Faite de fer plein et armée d'énormes verrous, elle laissait passer, par un judas grillé, une sinistre lumière rougeoyante. C'est de là que venaient les plaintes, en même temps qu'un claquement régulier et mou qui semblait rythmer ces râles.
Sans un mot, le soldat à la torche poussa cette porte qui n'était pas fermée. Catherine ne put retenir une exclamation faite de frayeur et de dégoût.
Devant elle, deux tourmenteurs vêtus de cuir, leurs têtes rases suant sous l'effort, se relayaient pour fouetter un homme attaché par les poignets au chapiteau d'un pilier... La jeune femme ne vit pas tout de suite La Trémoille qui, assis sur un fauteuil de bois grossier, regardait, son triple menton posé dans sa main, les yeux rivés sur le supplicié qui gémissait faiblement. Ses jambes fléchies ne le supportaient plus et tout le poids de son corps portait sur les poignets enchaînés. La tête aux longs cheveux noirs ballottait, inerte, et le dos n'était plus qu'une abominable bouillie dans laquelle les fouets claquaient avec un bruit affreux. Le sol était couvert de , sang... Malade d'horreur, Catherine recula jusqu'au mur, mais n'évita pas une éclaboussure sanglante qui vint la frapper à la joue.