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Son regard défaillant chercha celui de sa compagne, mais la dame de La Trémoille ne la regardait pas. Les , narines palpitantes, les yeux écarquillés, elle jouissait si visiblement du spectacle qu'une nausée souleva le cœur de Catherine. L'homme ne gémissait plus. Les bourreaux cessaient de frapper, mais, même avant que l'un d'eux n'écartât d'un geste brutal les longues mèches noires pendant sur le visage de la victime, la jeune femme avait reconnu Fero... Et, soudain, une vision abominable s'imposa à elle. À la place du Tzigane, elle vit Arnaud, attaché à une colonne comme lui, gémissant et sanglant sous le fouet d'un bourreau avec, derrière lui, cette femme immonde qui passait sur ses lèvres sèches sa langue pointue. Ce supplice, Arnaud l'avait subi dans les caves de Sully avant que Xaintrailles ne l'en arrache... Et la vision fut d'une si effrayante netteté qu'une vague de haine furieuse souleva Catherine.
Aveuglée par une rage qu'elle ne pouvait plus contrôler elle chercha dans son corsage la dague d'Arnaud. Mais sa main tremblante rencontra d'abord la fiole de terre et s'y arrêta. D'ailleurs, la voix morne d'un bourreau annonçait :
— L'homme est mort, monseigneur.
La Trémoille eut un soupir ennuyé, parvint, au prix d'un effort, à extraire du fauteuil son énorme personne.
— Il était moins solide qu'il n'en avait l'air. Jetez-le au fleuve.
— Que non pas, intervint sa femme. J'ai promis à cette fille qu'il serait rendu aux siens. Qu'on le leur rende... et puis qu'on les chasse !
Son regard trouble, chargé d'une joie mauvaise, revenait trouver maintenant Catherine, collée au mur, blême et les dents serrées.
— Tu vois, dit-elle avec une dangereuse douceur, je fais tout ce que tu veux.
Les yeux sombres de Catherine tournèrent vers elle, se plantèrent dans le regard insolent qui l'insultait, brûlants de tant de haine et de mépris que l'autre, impressionnée malgré elle, recula d'un pas. La main de Catherine, toujours crispée sur la petite fiole, sortit lentement.
Ses doigts serraient, serraient, doués d'une force née tout entière de sa colère jusqu'à ce que le fragile flacon s'écrasât entre ces doigts.
Alors, d'un geste violent, elle en jeta les débris à la face de son ennemie.
— Et moi, je donne ce que j'ai promis, dit-elle d'une voix blanche.
Une effrayante colère convulsa le visage pâle de la comtesse. L'un des éclats l'avait blessée légèrement à la lèvre qui, ainsi teintée de rouge, lui donnait l'apparence terrible d'une goule. Elle tendit vers Catherine un doigt tremblant de rage.
— Saisissez-vous de cette femme, enchaînez-la à la place de son compagnon et frappez... frappez jusqu'à ce qu'elle en crève, elle aussi
!
Catherine comprit qu'elle était perdue, qu'en une seconde de fureur aveugle elle avait tout gâché, tout ruiné de sa vengeance et des plans de la reine Yolande. Elle comprit aussi qu'elle ne sortirait pas vivante de ce caveau, mais, curieusement, elle n'eut pas une pensée de regret pour ce qu'elle avait fait. Il lui faudrait sans doute se contenter, pour prix de la souffrance d'Arnaud et de celle qui l'attendait, de ce mince filet de sang qui coulait d'une lèvre blessée et de la fureur de cette femme, mais, du moins, le jeune comte du Maine ne risquerait plus d'être conduit, même pour une seule nuit, dans les griffes de cette affreuse créature.
Déjà les deux bourreaux empoignaient Catherine, mais La Trémoille, qui allait sortir, s'était arrêté quand la fausse Tzigane avait frappé sa femme. Avec une curiosité qui n'était pas exempte de plaisir, il avait suivi leur affrontement et, même, s'était baissé pour tremper son doigt dans le liquide répandu à terre et l'avait flairé... Il s'interposa.
— Un moment, voulez-vous ? Cette femme m'a été donnée, je pense que c'est à moi d'en disposer... Vous vous souvenez, ma chère, que je vous l'avais seulement... prêtée ?
Catherine retint avec peine un soupir de soulagement, mais la dame reporta sur son époux sa colère ; et les poings serrés marcha vers lui.
— Elle m'a insultée, frappée, cette chienne d'Egypte, cette graine de bûcher... Et vous hésitez à la punir ?
— Je n'hésite pas. Elle sera punie... mais en temps voulu. Pour le moment, contentez-vous de la faire jeter au cachot. Il y a certaines choses que j'aimerais éclaircir.
— Quoi encore ?
— Par exemple... Ce qu'il y avait dans ce flacon dont la perte semble vous causer une si grande peine.
— Cela ne vous regarde pas !
— Ce n'en est que plus intéressant. Allons, vous autres, mettez cette femme au cachot. Et souvenez-vous que nul ne doit y toucher sans mon ordre formel. Vous m'en répondez sur votre vie.
— Que de précautions, siffla la comtesse haineuse mais domptée, on dirait, Dieu me pardonne, que cette fille vous est infiniment précieuse.
— Dieu ne se soucie pas de vous, ma chère, pas plus que vous ne vous souciez de lui. Quant à cette femme, certes, elle m'est précieuse.
N'a-t-elle pas voulu vous nuire ? Pour expliquer sa haine il doit y avoir une raison
bien forte. Je vous aime trop pour ne pas chercher à la connaître... par tous les moyens. Venez-vous ?
Il lui offrit la main avec, dans sa barbe, un sourire à la fois moqueur et ironique. Catherine pensa que, peut- être, le gros chambellan avait tout à coup moins peur de sa femme que de coutume. Il venait de découvrir une arme contre elle et, apparemment, entendait bien s'en servir. Ils se dirigeaient vers la porte, étrange couple lié par les chaînes solides de la cupidité et de la haine mieux que par le plus tendre amour, fantômes maléfiques échappés d'un cauchemar. Et elle songea que le pire des châtiments serait peut-être de les enfermer ensemble dans une étroite pièce, le chacal avec la hyène, et de les y laisser s'entre-déchirer durant une éternité... Quelle damnation vaudrait ce tête-à-tête ?
Mais elle n'eut pas le temps de les voir disparaître. L'un des bourreaux avait abattu sur son épaule sa grosse patte velue, serrée dans un poignet de cuir, et l'entraînait vers le fond de la salle de tortures.
— C'est par ici, la belle !
Cependant, son compagnon détachait le corps inerte de Fero qui glissait à terre avec un bruit mat. Catherine sentit une larme piquer ses yeux. Cet homme l'avait aimée, cette chair suppliciée avait vibré, chaude et vivante, contre la sienne, ces lèvres exsangues que les dents avaient déchirées avaient murmuré des mots d'amour et l'avaient couverte de baisers fous... et, maintenant, Fero n'était plus qu'un peu de chair sanglante qui, tout à l'heure, redescendrait vers le campement.
En imaginant la douleur de Tereina, un sanglot monta de la poitrine de Catherine, creva sur ses lèvres. L'homme qui l'entraînait se méprit sur sa signification.
— Il est bien temps de pleurer maintenant que tu as signé ton arrêt de mort, pauvre idiote ! Quelle mouche t'a piquée de t'attaquer à cette femme terrible ?
Et, comme Catherine ne répondait pas, il hocha sa grosse tête, si dépourvue de cou qu'elle paraissait posée directement sur les massives épaules.
Ça me fera peine de te tourmenter parce que c'est dommage d'abîmer une belle fille comme toi. Mais il est probable qu'elle te fera payer cruellement ce que tu lui as fait.
— Que peut-elle faire d'autre que me tuer ? fit Catherine méprisante.
— Il y a tuer et tuer. J'aimerais bien n'avoir qu'à te pendre, mais elle ne se contentera pas de ça. Enfin... je tâcherai d'être maladroit pour que ça ne dure pas trop longtemps.
L'intention de l'homme était bonne, mais ce qu'évoquaient ses paroles était abominable et Catherine serra les dents pour ne pas frissonner.
— Merci, dit-elle seulement.
Au sortir de la salle basse, le tourmenteur et sa prisonnière avaient pris un étroit couloir sur lequel ouvraient trois portes bardées de fer.
L'une d'elles était ouverte. L'homme y poussa Catherine qui se trouva dans un cachot étroit et humide. Une cruche verdie et un tas de paille moisie composaient tout le mobilier avec une paire de bracelets de fer reliés au mur par deux chaînes rouillées. Un peu de jour pénétrait dans cette cave par un soupirail, à peine large comme la main et placé trop haut pour que l'on pût l'atteindre. Sans doute à ras du sol, car un peu d'eau boueuse en dégouttait.
— Te voilà chez toi, dit le bourreau. Donne tes mains.
Elle les tendit sans résistance. Les lourds bracelets de fer claquèrent autour des fragiles poignets que l'homme, un instant, garda dans les siennes.
— Tu as de jolies mains, dit-il, des mains de dame... Oui, c'est bien dommage. Il y a des jours où mon métier est bien triste.
— Pourquoi le faites-vous, alors ?
La face plate du bourreau prit un air de naïve surprise tandis qu'une sorte de sourire découvrait ses dents jaunes.
Mais... parce que je n'en connais point d'autre. Mon père l'a fait avant moi et son père avant lui. C'est un beau métier, tu sais, qui peut mener loin quand on est habile. Moi, je serai peut-être un jour tourmenteur-juré dans une grande ville. Il y a des raffinements qui vous font apprécier. Ah, si le Roi rentrait à Paris, c'est ça qui serait beau !
Avec une horreur dont elle ne fut pas maîtresse, Catherine fixait les taches de sang encore frais qui maculaient le torse épais de l'homme.
Il s'en aperçut, ébaucha un sourire gêné.
— Allons, je ne veux pas te faire peur. Tu me prendrais pour une brute. Tâche de dormir, si tu peux.
Craignant de l'avoir froissé et désireuse de ne pas s'en faire un ennemi, elle demanda :
— Comment vous appelez-vous ?
— C'est gentil de le demander. C'est pas souvent que ça m'arrive, tu sais. On m'appelle Aycelin le Rouge... oui, Aycelin. Ma mère disait que c'était un joli nom...
— Elle avait raison, dit Catherine gravement. C'est un joli nom.
Les yeux de Catherine s'accoutumèrent assez rapidement à l'obscurité de son cachot. Si mince que fût le soupirail, il permettait au moins de séparer le jour de la nuit et de distinguer les choses qui l'entouraient. La prisonnière remercia le ciel de n'avoir pas été jetée dans l'un de ces in-pace situés si profondément au-dessous du sol qu'aucune lumière n'y pénètre jamais, tel celui qu'elle avait connu à Rouen.
Assise sur la paille pourrie de sa prison, elle laissa les heures couler sur elle. Ses mains enchaînées lui permettaient tout de même tous les mouvements malgré le poids des bracelets et elle s'aperçut bientôt qu'elle pourrait peut-être, en forçant un peu, les faire glisser de ses poignets. Ses mains étaient si menues, si minces... Mieux valait pourtant, pour le moment, ne pas essayer car ce ne pourrait être qu'au prix d'une douleur qui ne permettrait sans doute pas de réintégrer les fers.
Autre sujet de satisfaction, elle n'avait pas été fouillée et la dague était toujours là, rassurante et solide au creux de sa gorge. Béni soit Dieu qui l'avait empêchée de la tirer tout à l'heure. On la lui aurait arrachée et elle ne l'aurait plus jamais retrouvée. Grâce à elle, Catherine était sûre d'échapper aux tourments que la comtesse devait méditer pour elle. Un coup rapide et tout serait dit. Elle ne hurlerait pas de souffrance sous l'œil moqueur de son ennemie... Pourtant, elle ne pouvait chasser l'angoisse qui lui étreignait la gorge ; qu'allait-il réellement advenir d'elle ? Les bruits du château lui parvenaient à peine, assourdis qu'ils étaient par la profondeur et l'épaisseur des murs
; pourtant il lui sembla entendre, à certain moment, une sorte de plainte lointaine, lugubre et déchirante. Elle devina que c'était la clameur de la tribu devant le corps torturé de son chef. Elle imagina les cris des femmes, leurs longs cheveux dénoués et couverts de poussières, les doigts griffant les visages en pleurs, les chants monotones, psalmodiés par la douleur d'un peuple, les malédictions, peut-être, qui montaient vers celle pour qui Fero était mort.
— Mon Dieu, pria-t-elle tout bas, faites qu'ils comprennent, qu'ils me pardonnent, surtout Tereina. Elle va avoir si mal... Ayez pitié d'elle
!...
Auraient-ils seulement le temps de confier le cadavre au fleuve avec le cérémonial qu'elle avait vu l'autre nuit ? La dame avait ordonné qu'on les chasse et La Trémoille n'avait rien objecté. Il lui sembla entendre les ordres rugis par les sergents du Roi, le claquement des fouets des hommes d'armes chargés d'expulser les errants... Une voix pourtant chantait, une voix de femme profonde et belle. Et Catherine avait déjà entendu ce chant mystérieux et déchiré...
Brusquement, elle se rendit compte que la voix ne chantait pas dans son imagination, mais bien dans la réalité... et si près d'elle. De l'autre côté du mur exactement. Alors, elle comprit et, emportée par une bouffée de joie, elle voulut s'élancer vers le mur d'où venait le chant.
Mais les chaînes qu'elle avait oubliées se tendirent brutalement et, freinant son élan, la rejetèrent sur le sol, les poignets meurtris, les larmes aux yeux. Les entraves, pourtant, ne purent retenir sa voix qui jaillit, instinctivement, de son corps prisonnier.
— Sara ! Sara ! Tu es là ? C'est moi...
Elle se mordit la langue. Dans sa joie, elle avait failli crier : « C'est moi, Catherine. » Elle eut assez de présence d'esprit pour se rattraper :
« Moi, Tchalaï... » Puis, de tout son cœur, elle écouta. On avait cessé de chanter dans la geôle voisine. Alors, elle cria encore : « Sara ? Je suis là ! »
Il y eut encore un instant de silence... Enfin, avec un soulagement inexprimable, elle entendit :
— Dieu soit loué !
La voix était plus faible que dans le chant et Catherine comprit qu'il ne serait pas facile de parler. Puisqu'il fallait hurler pour être entendue, ce serait dangereux, mais tant pis. C'était déjà une grande joie de savoir Sara si près d'elle. Et puis, Tristan n'avait-il pas dit qu'il veillait sur Sara ? Déjà, tout à l'heure, il avait suivi Catherine des yeux quand elle accompagnait la dame de La Trémoille à la prison. Il avait dû s'étonner de la voir ressortir sans Catherine et en tirer des conclusions.
Un peu rassérénée, Catherine se releva et retourna s'asseoir sur sa litière. Si la comtesse ne la faisait pas mettre à mort dans les heures qui allaient suivre, elle pouvait avoir des chances de survivre. C'est au cœur des cachots les plus sombres que l'espoir entre le plus aisément, et celui de Catherine renaissait.
Pourtant, elle ne put s'empêcher de suivre avec une certaine angoisse le déclin du jour dans le soupirail. Quand la nuit serait là, elle serait plongée dans les plus épaisses ténèbres. Peu à peu, en effet, le sinistre décor perdit ses contours. L'ombre engloutit les murs noirs et suintants et vint le moment où Catherine ne vit même plus la tache claire de sa main. Elle eut la désagréable sensation d'une eau profonde et pleine de dangers qui la submergeait tout entière...
Mais, comme si elle avait deviné, du fond de sa prison, l'angoisse de Catherine, la voix de Sara monta des profondeurs de la nuit.
— Dors. Les nuits sont brèves maintenant.
C'était vrai. L'été approchait et le jour était infiniment plus long que la nuit. A force de se tirer les yeux, Catherine parvint même à distinguer le petit rectangle plus pâle de son soupirail. Alors, un peu détendue, elle se laissa aller sur sa paille, ferma les yeux.
Dormait-elle déjà quand un bruit, pourtant léger, la fit sursauter.
Elle était tellement habituée à vivre avec le danger que son sommeil n'avait plus de poids... Elle demeura immobile, l'oreille tendue, retenant même sa respiration. C'était le grincement imperceptible de sa porte qui l'avait éveillée. Quelqu'un entrait ou était entré... Elle perçut le bruit infime que produit, dans le silence, le souffle retenu d'un être vivant... Il y eut un léger grincement contre la pierre du mur et le cœur de Catherine s'arrêta de battre... Qui était là ?
La pensée lui vint que c'étaient peut-être des rats, et, à cette idée, sa chair se hérissa, mais le bruit de tout à l'heure c'était bien sa porte, elle en était sûre. Et puis, l'instant suivant, elle entendit encore le même souffle léger, plus près... encore plus près. Inondée d'une sueur glacée, elle leva la main tout doucement, prenant bien garde à ne pas faire tinter ses chaînes, glissa deux doigts dans sa robe, tira la dague et la tint serrée dans sa main qu'elle rabaissa aussi doucement. Une peur atroce lui labourait les entrailles. Elle se retrouvait soudain, des années en arrière, dans le vieux donjon de Mâlain, où elle devait, chaque nuit, se défendre contre les attaques de la brute qu'on lui avait donnée pour geôlier. Tout recommençait... Mais, cette fois, qui pouvait venir... et dans quelle intention ?
Elle avait si peur qu'un hurlement gonfla sa poitrine, emplit sa gorge et qu'elle dut serrer les dents pour lui barrer le passage. Cette fois, l'homme était tout près... car c'était un homme, elle en était sûre à l'odeur.
Une masse s'abattit soudain sur son ventre, et elle poussa un hurlement qui dut retentir jusqu'au fond des cours. Le poids qui l'écrasait lui parut énorme, mais elle comprit bientôt qu'on cherchait à l'étrangler. Deux mains velues remontaient vers sa gorge, tâtaient son cou. Contre son visage elle sentait un souffle aigre, abominable. Elle se tordit sous l'homme pour dégager son cou, n'y parvint pas. Les mains allaient serrer, elles serraient déjà... Alors, poussée par l'instinct de conservation, par le désir farouche de vivre, elle leva son bras armé, le laissa retomber de toute sa force. La lame s'enfonça jusqu'à la garde dans un dos. Le corps qui écrasait le sien eut un soubresaut tandis qu'un cri bref échappait à l'homme. Mais les mains, privées de leurs forces, glissèrent lentement le long de son flanc, quelque chose de chaud et de poisseux coula lentement sur elle... La dague avait frappé juste. L'homme était mort d'un seul coup... Péniblement, claquant des dents tant elle avait eu peur, Catherine parvint à faire glisser le cadavre sur le côté. Au même moment, la porte du cachot s'ouvrit, deux hommes, dont l'un portait une torche, se précipitèrent et demeurèrent figés au spectacle de Catherine, couverte de sang et enchaînée, mais accroupie auprès d'un cadavre. Elle leva sur eux des yeux de somnambule, reconnut sans même s'en émouvoir Tristan l'Hermite et le bourreau Aycelin.
— Il a essayé de m'étrangler, fit-elle d'une voix sans timbre. Je l'ai tué.
— Grâces soient rendues à Dieu ! marmotta Tristan qui était pâle comme la mort. J'ai eu peur d'arriver trop tard.
Puis, plus haut et se tournant vers son compagnon qui, stupide, regardait Catherine avec une sorte d'effroi :
— Tu te souviens des ordres de Monseigneur ? Tu devais répondre de la vie de cette femme sur la tienne.
L'homme devint gris et leva sur Tristan des yeux qui s'affolaient.
— Oui, messire. Je... je me souviens.
Heureusement pour toi que je suis arrivé. Emporte cette charogne et arrange-toi pour t'en débarrasser discrètement. Ainsi, comme il n'y a que toi, moi... et elle à être au courant, personne ne saura rien. Tu n'as pas de mal, femme ?
Catherine fit signe que non. Aycelin s'était baissé et, à grand-peine malgré sa force, soulevait le corps inerte de l'assassin qu'il chargeait sur son épaule.
— Je vais le jeter dans l'oubliette, dit-il. C'est tout près.
— Dépêche-toi... Je t'attends
Il sortit avec son fardeau, jetant au Flamand un regard plein de reconnaissance, et ne prit pas la peine de refermer la porte. Aussitôt qu'il eut disparu Tristan se pencha vers Catherine.
— Vite, nous n'avons pas beaucoup de temps. Je venais parler avec Sara comme je le fais presque chaque soir par le soupirail quand j'ai vu cet homme, l'un des valets de la dame de La Trémoille, qui se glissait dans la prison. J'ai senti, d'instinct, ce qui allait se passer. Je l'ai suivi. Cette livrée est un sauf-conduit... Et puis, je vous ai entendue crier et j'ai couru...
— Venez-vous me chercher ?
Il hocha la tête tristement, navré de voir que des larmes emplissaient les grands yeux de la jeune femme.
— Pas encore. Je ne peux pas. D'ici une heure, le Grand Chambellan va descendre jusqu'ici pour vous voir.
— Comment le savez-vous ?
— Je l'ai entendu ordonner à l'une des muettes de mettre dans un sac, après minuit, un poulet et un flacon de vin. Apparemment, il garde encore des ménagements avec vous. Il faut savoir ce qu'il vous veut. Je ne pense pas qu'il ait des intentions charnelles dans un pareil trou. Et puis, il est malade... certainement incapable du moindre exploit.
— De toute façon, je ne le laisserai pas faire. Ma dague a frappé une fois, elle peut frapper encore.
— Ne brusquez rien. Il ne faut pas vous laisser emporter comme vous l'avez fait tout à l'heure dans la salle des tortures, vous pourriez perdre tout le monde.
Maintenant je m'en vais. Messire de Brézé m'attend dans le verger.
Il se relevait prêt à partir. Catherine le retint par le bras.
— Quand vous reverrai-je ?
— La nuit prochaine peut-être... Avant, si c'est nécessaire. N'ayez pas trop peur. Nous veillons et je crois bien que, pour vous, Brézé est prêt à égorger La Trémoille aux pieds mêmes du Roi. Courage !
Aycelin, d'ailleurs, revenait. Tristan l'attendait près de la porte, le dos tourné à Catherine qui, soudain, sursauta.
— Messire ? Tout ce sang qui me couvre... Comment expliquer ?
— Tu diras ce qui s'est passé et aussi qu'Aycelin t'a sauvée et a tué l'assassin. Il y gagnera de l'avancement et toi tu n'as rien à perdre à ce mensonge.
Le tourmenteur eut un large sourire.
— Vous êtes bien bon, messire. Si je peux quelque chose pour vous...
— On verra ça plus tard. Referme cette porte et fais bonne garde.
Sans un regard à Catherine, Tristan sortit du cachot. La lourde porte se referma. L'obscurité envahit de nouveau la prison, mais les nerfs de la jeune femme avaient été trop rudement secoués. Elle éclata en sanglots. Cela lui fit du bien. Elle pleura longtemps, violemment, et sortit de là épuisée mais apaisée... Dans le cachot voisin, on n'entendait aucun bruit. Sara devait avoir eu aussi peur qu'elle-même, mais Tristan sans doute l'avait rassurée... Catherine s'efforça de retrouver son calme. Il le fallait, elle en avait le plus grand besoin pour affronter La Trémoille tout à l'heure... bientôt sans doute.
Comme pour lui donner raison, un peu de lumière brilla sous la porte.
Des pas qui ne songeaient pas à se dissimuler résonnèrent dans le couloir. Les verrous claquèrent dans leurs gâches, la porte s'ouvrit, immédiatement obstruée par l'énorme silhouette du Grand Chambellan. Aycelin venait derrière, tenant une lanterne qu'il élevait.
Le profil barbu de La Trémoille s'étira jusqu'à la voûte du cachot.
Mais le gros homme s'arrêta court devant le visage défait de Catherine et les traces de sang.
— Qu'y a-t-il ? Es-tu blessée ? Que s'est-il passé ? J'avais pourtant ordonné...
Aycelin, déjà épouvanté, rentrait autant qu'il pouvait sa tête dans ses épaules. Catherine vint à son secours aussitôt.
— On a tenté de m'assassiner, Monseigneur. Cet homme m'a entendue crier... il m'a sauvée.
— Il a bien fait. Tiens... attrape ! Et laisse-nous.
Du bout des doigts, il lança au geôlier une pièce d'or que l'autre attrapa avec l'adresse d'un chat avant de se retirer avec force courbettes et actions de grâce. La Trémoille regarda autour de lui, cherchant où s'asseoir, mais il n'y avait rien, et il prit le parti de rester debout. Mais il tira de sous sa houppelande un sac et le tendit à la prisonnière.
— Tiens ! Tu dois avoir faim. Mange et bois. Après, nous causerons. Mais fais vite.
Catherine mourait de faim. Elle n'avait rien mangé depuis l'avant-veille et ne se le fit pas dire deux fois. Elle dévora le pain et la volaille que contenait le sac, but le vin et adressa au gros chambellan un regard brillant de gratitude.
— Merci, seigneur, vous êtes bon.
Un espoir fou remontait dans son cœur. C'était la première fois qu'elle était seule avec lui, sans risque. Est-ce que le temps était venu de mettre son plan à exécution ? La Trémoille eut un sourire qui plissa son visage en mille petits bourrelets graisseux. Sa main épaisse se posa sur la tête de Catherine, et il murmura d'une voix pateline :
— Tu vois bien que, moi, je ne te veux aucun mal, petite. Tu n'es guère coupable dans tout ceci. Ce n'est pas de ton plein gré, n'est-ce pas, que tu es partie de chez moi ?
— Non. Une jeune fille est venue me chercher, fit Catherine jouant la naïveté, une belle jeune fille blonde.
— Violaine de Champchevrier, je ne la connais que trop ! Elle est la confidente de ma femme, mais, toi, je pense que tu es mon amie, à moi. Souviens-toi, j'ai toujours été bon pour toi, n'est-ce pas ?
— Très bon, seigneur, très secourable.
— Alors, c'est le moment de t'en souvenir. Qu'est- ce que le flacon que tu as brisé, ce tantôt, et dont tu as jeté les débris au visage de la comtesse ?
Catherine baissa la tête comme si elle luttait contre elle-même et ne répondit pas tout de suite. La Trémoille s'impatienta.
— Allons, parle ! Tu n'as aucun intérêt à te taire, bien au contraire.
Elle releva la tête, le regarda bien en face avec un grand air de franchise.
— Vous avez raison. Vous ne m'avez jamais fait de mal, vous. Ce flacon... il contenait un philtre d'amour que la dame m'avait demandé.
Un pli cruel marqua les grosses lèvres de La Trémoille tandis que ses yeux semblaient se rétrécir.
— Un philtre d'amour, hé ? Sais-tu pour qui ?
Cette fois, Catherine n'hésita pas. Il n'était pas question de faire courir le moindre danger au jeune comte du Maine. Elle secoua énergiquement la tête.
— Non, seigneur, je ne sais pas.
Le front du Grand Chambellan s'était rembruni. Il jouait nerveusement avec les pans de la large ceinture dorée qu'il portait, et, un moment, il garda le silence.
— Un philtre d'amour, murmura-t-il enfin. Pour quoi faire ? Ma femme ne cherche pas l'amour, elle ne cherche que le plaisir...
Catherine prit une profonde respiration et noua ensemble ses mains enchaînées, les serrant très fort pour lutter contre l'émotion qui s'emparait d'elle. Le moment était venu de jouer le tout pour le tout, de dire les mots qu'elle était venue dire à cet homme depuis Angers pour le décider à quitter son repaire trop sûr.
— C'est un breuvage très puissant, monseigneur. Il rend celui qui le boit aussi faible qu'un enfant entre les mains de celui qui le fait boire. Et la dame le voulait pour arracher à un homme un grand secret... le secret d'un trésor.
Si prévenue qu'elle fût, elle demeura stupéfaite de l'effet magique du mot. Le gras visage s'empourpra tandis que les yeux du Chambellan lançaient des éclairs. Il saisit Catherine à l'épaule, la secoua brutalement.
— Un trésor ? Que sais-tu de tout cela ? Parle, mais parle donc !
Quel secret, quel trésor ?
Elle joua la terreur à la perfection, se recroquevilla sur elle-même en jetant sur le gros homme des regards apeurés.
— Je ne suis qu'une pauvre fille, seigneur, comment saurais-je de pareils secrets ? Mais j'écoute et je comprends bien des choses. Dans mon lointain pays d'Orient, on parle encore de moines-soldats venus jadis pour défendre le tombeau du Sauveur et qui sont repartis avec de grandes richesses. Quand ils sont revenus au pays des Francs, le Roi d'alors les a tous exterminés...
Du revers de sa manche, La Trémoille essuya la sueur qui coulait sur son visage. Ses yeux luisaient comme braises.
— Les chevaliers du Temple..., balbutia-t-il, la bouche sèche.
Continue !
Elle écarta ses mains enchaînées dans un geste d'impuissance.
— On dit encore qu'avant de mourir ils ont eu le temps de cacher la plus grande partie de leurs richesses et que leurs cachettes sont marquées de signes incompréhensibles. L'homme qui intéresse la noble dame saurait déchiffrer ces signes.
Un désappointement se peignit sur la figure luisante du gros homme. Visiblement il était déçu et ne tarda pas à le marquer.
Haussant les épaules, il bougonna :
— Encore faudrait-il savoir où ils se trouvent, ces signes.
Un sourire angélique s'étendit sur le visage de Catherine. Son regard posé sur le gros homme n'était que douceur candide.
— Je ne devrais peut-être pas le dire, seigneur, mais vous avez été si bon avec moi... et la dame si cruelle. Elle m'avait promis la grâce de Fero et elle l'a laissé mourir sous le fouet... Je crois qu'elle sait où se trouvent ces signes... Je l'ai entendue l'autre nuit. Elle croyait que je dormais. Elle parlait d'un château où les chefs des moines-soldats avaient été emprisonnés, avant de mourir sur le bûcher... mais je ne me souviens pas du nom.
Ce fut si artistement dit que La Trémoille perdit toute méfiance, si même il en avait jamais eu. De nouveau, il empoigna Catherine.
— Souviens-toi, je te l'ordonne... il faut que tu te souviennes ! Est-ce à Paris... dans la grande tour du Temple ? Est-ce là ?... Dis ?
Elle secoua doucement la tête.
— Non... ce n'est pas Paris. Un nom comme... oh, c'est difficile...
un nom comme Ninon...
— Chinon ? C'est ça ? C'est bien Chinon, n'est-ce pas ?
— Je crois que c'est ça, dit Catherine, mais je ne suis pas sûre. Est-ce qu'il y a une très grosse tour ?
— Énorme ! Le donjon du Coudray. Le Grand Maître du Temple, Jacques de Molay, y a été enfermé avec d'autres dignitaires durant le procès.
— Alors, fit Catherine tranquillement, c'est dans la tour que sont les inscriptions.
Le gros homme s'était levé, au comble de la surexcitation, allait et venait dans le cachot. Elle le regardait avec une joie sauvage. C'était Arnaud qui, jadis, lui avait raconté cette histoire. Un soir, après la ruine de Montsalvy, il avait soupiré sur leur misère et lui avait raconté comment un ancien Montsalvy, chevalier du Temple, avait été chargé par le Grand Maître, avec deux autres Frères, de sauvegarder le fabuleux trésor. Il était mort, peu après, la bouche murée sur le secret dont seul le Grand Maître avait la clef.
— On raconte que, dans sa prison, avait dit Arnaud, dans la grosse tour de Chinon, le Grand Maître a tracé des signes-clefs...
malheureusement indéchiffrables. Je les ai vus quand j'étais là-bas, mais, alors, je n'y ai pas tellement prêté attention. J'étais riche, insouciant... Maintenant, j'aimerais retrouver le fabuleux trésor, pour reconstruire Montsalvy.
Cette conversation, elle s'en était souvenue à Angers, quand il s'était agi de trouver un appât pour attirer La Trémoille à Chinon.
Maintenant l'appât était lancé, le poisson avait mordu... Un profond soulagement s'empara de Catherine. Même si elle ne sortait pas vivante de ce cachot, elle était à peu près certaine que La Trémoille irait à Chinon, que le piège se refermerait sur lui... Et qu'elle serait vengée.
Le cœur allégé, elle le regardait tourner dans sa prison comme un ours en cage et croyait voir cheminer dans ses veines la fièvre de l'or, comme un poison. Elle l'entendit murmurer :
— Cet homme... il faut le trouver. Il faut que je sache ! Son nom !..
Ensuite, je saurai bien le faire parler...
— Seigneur, interrompit-elle doucement, me permettez-vous de vous donner un conseil ?
Il la regarda comme s'il était étonné de la voir encore là. Tout à sa passion, il l'avait oubliée.
— Dis toujours. Tu m'as rendu un grand service.
— Si j'étais vous, seigneur, je ne dirais rien pour ne pas donner l'éveil. J'irais à Chinon, avec la cour... et même le Roi s'il le faut, et je surveillerais la noble dame. Il est impossible que vous ne découvriez pas là-bas l'homme qui l'intéresse.
Cette fois, le gros visage s'éclaira. Un sourire matois et cruel s'y répandit, effaçant les rides comme de l'huile sur l'eau. Il ramassa son sac vide, prit sa lanterne, frappa du poing à la porte.
— Geôlier. Eh ! geôlier !
Il allait sortir, elle poussa un cri.
— Seigneur ! Ayez pitié de moi ! Vous ne m'oublierez pas, n'est-ce pas ?
Mais, déjà, il ne l'entendait plus qu'à peine. Il lui jeta un regard distrait.
— Oui, oui... sois tranquille. J'y penserai. Mais veille à te taire ; sinon...
Elle avait compris. Elle avait tout à coup perdu toute valeur à ses yeux. Devant la fabuleuse perspective dorée ouverte devant lui, il en avait oublié jusqu'au goût violent qu'il avait eu pour elle. Qu'elle vive ou qu'elle meure, peu lui importait. Seul comptait le trésor... Demain, cette nuit peut-être, il ferait partir la cour pour Chinon. Catherine avait accompli sa mission, mais elle était plus en danger que jamais car, elle en était certaine, avant de partir, la dame de La Trémoille veillerait à la faire passer de vie à trépas. Et qui pouvait dire si Pierre de Brézé et Tristan l'Hermite auraient le temps de venir à son secours
? De nouveau, elle tira la dague de sa robe tachée, pressa l'épervier de la garde contre ses lèvres tremblantes.
— Arnaud, murmura-t-elle, tu seras vengé. J'ai fait tout ce que je devais faire... Maintenant, que Dieu aie pitié de moi!
Mais les dernières heures de la nuit coulèrent, silencieuses, sans amener d'autres visites dans le cachot.
Quand Aycelin pénétra dans la prison de Catherine, vers le milieu du jour, portant une écuelle pleine d'un liquide de couleur incertaine où nageaient quelques trognons de chou, une cruche et un morceau de pain noir, il semblait tout à fait abattu. Son grossier visage aux traits indécis, aux cheveux ras portait le reflet d'une grande tristesse. Il posa l'écuelle aux pieds de Catherine avec le pain et l'eau.
— Voilà ton dîner, fit-il avec un énorme soupir. J'aurais bien aimé te donner quelque chose de mieux
parce que tu vas avoir besoin de forces. Mange quand même.
Du pied, Catherine repoussa l'affreuse soupe dont elle n'avait nul besoin après la volaille de La Trémoille.
— Je n'ai pas faim, dit-elle. Mais pourquoi dis-tu que je vais avoir besoin de forces ?
— Parce que c'est pour cette nuit. Après le couvre- feu on viendra te chercher et moi je devrai... Mais tu me pardonneras, dis ?
Ce n'est pas de ma faute, tu sais. Je dois faire mon métier...
La gorge de Catherine se serra. Elle avait compris ce que le bourreau voulait dire. Cette nuit, sous les yeux de la dame de La Trémoille, elle serait torturée à mort... Une panique s'éleva en elle, comme un vent de tempête. Elle pouvait, grâce à sa dague, éviter la torture, mais non la mort et, justement, elle ne voulait pas mourir.
Elle ne voulait plus ! Cette nuit, dans sa joie de voir réussir son plan, de savoir La Trémoille prêt à partir pour Chinon, elle avait pensé que plus rien n'avait d'importance, que la mort, désormais, lui serait facile puisqu'elle serait vengée... Mais maintenant, face à cet homme de sang qui se faisait le héraut tragique de sa : dernière heure, elle repoussait le destin de toute sa force. : Elle était jeune, elle était belle ; elle voulait vivre. Elle voulait sortir de ce trou, revoir le ciel bleu, le grand soleil et toutes les plantes que la volonté de Dieu sème sur la terre. Elle voulait revoir son fils, son petit Michel, les monts d'Auvergne et jusqu'à ce lieu sinistre où son amour se mourait lentement... Arnaud ! Elle ne voulait pas mourir si loin de lui. Toucher sa main encore une fois, rien qu'une seule fois... et puis mourir, oui. Mais pas avant !
Brusquement, elle releva sa tête qu'elle avait penchée pour qu'il ne vît pas son émotion.
— Écoute, fit-elle d'une voix pressante. Il faut que tu cherches l'homme qui est venu ici cette nuit, celui à qui tu as dit que tu devais beaucoup.
— Le valet de Monseigneur le Grand Chambellan ?
Lui-même... Je ne sais pas son nom, mais tu le reconnaîtras sans peine. Va le trouver. Dis-lui ce que tu viens de me dire...
— Et si je ne le trouve pas ? Il a beaucoup de valets ce Monseigneur.
— Il faut que tu le trouves ! Il le faut ! Puisque cela te fait tant de peine de me faire du mal... Je t'en supplie, cherche-le.
Elle s'était levée. De ses mains tremblantes, elle étreignait les énormes pattes du bourreau ; de ses grands yeux pleins de larmes, elle le suppliait. Il lui avait montré de la compassion. Elle devinait dans cet esprit obscur une sorte de sympathie. Il fallait, à tout prix, qu'il prévienne Tristan ; sinon, cette nuit, le Flamand arriverait sans doute trop tard. Elle serait déjà morte. Le bourreau n'avait-il pas dit « après le couvre-feu » ? Le couvre-feu était sonné depuis longtemps la nuit dernière, quand Tristan était venu.
— Par pitié, Aycelin... si tu as un peu d'amitié pour moi, cherche-le
!
Le bourreau hocha sa grosse tête à laquelle de larges oreilles donnaient assez l'apparence d'une marmite. Ses yeux clignèrent sous leurs paupières sans cils.
— Je veux bien essayer... Mais ça ne sera pas facile. Il y a grand remue-ménage au château aujourd'hui... Le Roi a décidé de partir pour Chinon demain. On prépare les coffres de voyage ! Enfin... Je ferai ce que je pourrai.
Jambes brisées, Catherine se laissa retomber sur la paille.
L'information qu'Aycelin venait de lui donner était précieuse car elle était la preuve formelle de sa victoire. Le Roi, c'était La Trémoille. Et il s'en allait vers Chinon où l'attendaient les hommes du connétable de Richemont, où commandait Raoul de Gaucourt gagné aux conjurés.
Le sanglier dévastateur qui, trop longtemps, avait galopé sur la terre de France s'en allait vers sa dernière bauge. Mais, si Aycelin ne trouvait pas Tristan, Catherine ne verrait pas se lever le jour de la victoire...
Elle demeura de longues heures prostrée, les yeux fixes, assise sur son grabat, les bras noués autour de ses genoux, écoutant battre son cœur, luttant de toutes ses forces contre le désespoir. De l'autre côté de ce mur, en face d'elle, il y avait Sara, sa vieille Sara, le cher refuge des heures cruelles et, cependant, elle ne pouvait pas la rejoindre. Il fallait crier pour être entendue. Elle n'en avait même pas la force... Mais l'angoisse l'assaillit plus cruellement encore lorsque le jour déclina...
Au- dehors, dans la cour du château, l'agitation était intense. Du fond de son caveau, elle pouvait entendre les ordres, les cris des servantes, les appels, tout le joyeux tintamarre d'un départ proche. Là, tout près, c'étaient les bruits de la vie qui s'en venaient, cruellement, narguer celle qui devait mourir. Et, un instant, elle se demanda si les morts, dans le tombeau, pouvaient encore entendre le vacarme des vivants...
Le bruit du judas de sa porte que l'on ouvrait la fit sursauter. A travers le grillage, elle aperçut la figure rouge d'Aycelin, éclairée par une chandelle. Et les mots qu'il prononça tombèrent, comme de lourdes pierres, sur son cœur :
— Je n'ai pas pu trouver l'homme... Pardonnez-moi.
— Cherche encore.
— Je ne peux pas. Je n'ai pas le temps. Il faut que je me prépare.
Le judas claqua. Catherine se retrouva rejetée dans l'ombre de la nuit qui venait. Une ombre dont elle ne sortirait que pour entrer dans une nuit encore plus épaisse. Désormais, tout était dit. L'espoir était mort, il ne fallait plus rien attendre des hommes. Il fallait aller vers Dieu... Lentement, Catherine se laissa tomber à genoux, cacha son visage dans ses mains.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle. Puisque c'est votre volonté que ce soir je meure, accordez-moi la grâce de ne pas souffrir la torture.
Faites que j'aie le temps d'en finir moi-même.
Elle tira doucement la dague de son sein, la tint serrée contre elle saisie d'une soudaine tentation. Pourquoi ne pas en finir maintenant ?
Les bourreaux, en entrant dans sa prison, ne trouveraient qu'un corps sans vie... Ce serait tellement plus simple...
Au creux de sa paume, l'épervier était chaud comme un oiseau vivant, rassurant comme un ami fidèle. Elle savait exactement où frapper pour atteindre son cœur... Là, juste sous le sein gauche... De la pointe de l'arme, elle chercha la place, appuya... La pointe piqua la chair, sous le tissu, et réveilla Catherine de l'espèce de torpeur de mort qui l'emportait. Percer cette peau si fine serait facile. Il suffisait d'appuyer plus fort. Mais un instinct inexplicable arrêta la main de la jeune femme. Que du moins elle vécût les dernières minutes qui lui restaient. Et puis, elle ne voulait pas mourir au fond de ce trou. Elle voulait mourir face à son ennemie, jouir de sa déconvenue en la voyant lui échapper, lui crier peut-être sa haine avant d'expirer... Oui, il fallait attendre jusque- là... C'était mieux.
Les trompes du château, répondant aux cloches de la ville, sonnèrent le couvre-feu. Elles glacèrent le sang de Catherine. Etaient-ce déjà les trompettes du jugement répondant au glas des morts ? Les dernières minutes s'écoulaient au sablier de sa vie. Bientôt...
Dans le couloir, il y eut le bruit de pas chaussés de fer, le raclement de l'acier sur la pierre. Catherine ferma les yeux, priant de tout son cœur pour obtenir le courage dont elle allait avoir tellement besoin.
On s'arrêtait devant sa porte. Les verrous grinçaient...
— Adieu, murmura-t-elle. Adieu, mon petit enfant... Adieu, mon époux bien-aimé. C'est moi qui vais t'attendre au Paradis.
La porte ouverte, la prisonnière put voir un piquet de quatre soldats qui attendaient devant sa porte. Le bourreau entra seul et Catherine frissonna. Si repoussante que fût la physionomie d'Aycelin, elle la préférait encore à son aspect actuel. En effet, les traits grossiers du tourmenteur étaient dissimulés sous une cagoule rouge, percée seulement de deux trous pour les yeux, qui le recouvrait jusqu'aux épaules. Il était terrifiant ainsi...
Sans un mot, il fit tomber les bracelets de fer, saisit les poignets de Catherine pour les lier dans son dos. Elle supplia :
— Une-seule grâce, ami bourreau, la dernière... Lie- moi les mains par-devant.
Par les trous du masque, elle rencontra les yeux du tourmenteur. Ils lui parurent extraordinairement brillants. Mais il ne dit rien, se contenta de hocher la tête. Les mains de Catherine furent liées devant elle et elle constata avec joie qu'il ne serrait pas beaucoup les cordes.
Elle n'aurait aucune peine à saisir la dague, tout à l'heure...
Ce fut d'un pas ferme qu'elle marcha vers la porte, se plaça au milieu des soldats tête haute. Le bourreau fermait la marche. Elle ne se retourna pas en entendant claquer de nouveau les verrous. Que lui importait que l'on refermât soigneusement la porte du cachot ? Elle n'avait même pas le courage de regarder, au-delà, l'entrée du cachot de Sara... Mais enflant sa voix de toute sa force, elle cria :
— Adieu ! Adieu, ma bonne Sara ! Prie pour moi.
La réponse lui parvint, vibrante :
— J'ai prié. Courage !
Bientôt s'ouvrait devant la condamnée la porte basse de la chambre fatale et il lui fallut tout ce courage que lui recommandait Sara pour ne pas défaillir tant elle avait l'impression d'entrer là en enfer...
Debout, bras croisés auprès de braseros flambants où trempaient des tenailles, des griffes et des lames d'acier, deux tour- menteurs puissamment musclés attendaient. Torse nu, ils portaient tous deux une cagoule semblable à celle d'Aycelin et Catherine regarda avec horreur leurs bras que serraient les bracelets de cuir. Au milieu de la pièce un chevalet avait été disposé. Les chaînes pendantes attendaient la victime et, dans l'ombre rouge que laissaient les braseros, d'autres instruments de supplice montraient leurs formes terrifiantes...
Mais Catherine réprima bien vite le frisson de terreur qui avait hérissé sa chair et détourna les yeux de l'appareil de supplice. Assise sur le fauteuil qu'occupait la veille son époux, somptueusement vêtue de brocart vert et or, la dame de La Trémoille la regardait entrer, un sourire cruel sur ses lèvres rouges... Violaine de Champ- chevrier était assise gracieusement à ses pieds sur un coussin de velours noir et respirait nonchalamment une boule d'or emplie de parfum qu'elle tenait entre ses jolies mains. Le spectacle de ces deux femmes, parées comme pour une fête, assises dans cette chambre de supplice pour en voir torturer une autre avait quelque chose de révoltant, mais Catherine se contenta de les toiser avec dédain. La dame éclata de rire.
— Comme te voilà fière, ma fille ! Tu le seras moins, tout à l'heure, quand ce brave Aycelin exercera sur toi les raffinements de son art. Sais-tu ce qu'il va te faire ?
— Que m'importe !... La seule chose qui compte, c'est que je ne vois pas ici de prêtre.
— Un prêtre ? Pour une sorcière comme toi. Les suppôts de Satan n'ont que faire d'un prêtre pour aller rejoindre leur maître. À quoi te servirait une bénédiction sur le chemin de l'Enfer ? Ce qui m'intéresse, moi, c'est de savoir comment une sorcière supporte la torture. As-tu des charmes, fille d'Egypte, pour te garder de la douleur ? Sauras-tu demeurer ferme quand le bourreau t'arrachera les ongles, te coupera le nez, les oreilles, t'écorchera vive et te crèvera les yeux ?
Le regard de Catherine ne faiblit pas devant l'énoncé sadique de ce qu'on lui réservait. Encore un instant et elle ne serait plus qu'un peu de chair inerte.
— Je ne sais pas. Mais si vous êtes, vous, une vraie chrétienne, vous m'accorderez le temps d'une dernière prière. Ensuite...
La comtesse hésita. Visiblement, elle avait envie de refuser. Mais elle tourna les yeux vers les hommes d'armes, qui s'étaient massés au fond. Elle n'avait pas le droit de refuser la demande d'une condamnée, sous peine d'être elle-même taxée d'impiété. Et c'était toujours dangereux.
— Soit, accorda-t-elle de mauvaise grâce. Mais fais vite ! Déliez-lui les mains !
Le bourreau s'avança, dénoua les cordes. Catherine s'agenouilla au pied de l'un des piliers, tournant le dos à son ennemie. Elle croisa les mains sur sa poitrine, baissa la tête, plia le dos et, doucement, tira la dague. Son cœur battait à grands coups redoublés. Elle avait conscience du déplacement des autres bourreaux vers le fond de la pièce. Sans doute voulaient-ils jouir du spectacle de sa dernière prière.
Elle serra fermement l'arme, en tourna la pointe contre son cœur, voulut se pencher davantage pour enfoncer...
Un cri de désespoir lui échappa. Aycelin l'avait brusquement renversée et lui arrachait l'arme. Elle se crut perdue. Mais, dans la salle des tortures, il se passait quelque chose d'étrange. A son cri avaient répondu deux hurlements poussés par la comtesse et sa fille d'honneur... Comme dans un rêve, Catherine les vit, dressées l'une près de l'autre et glapissant tandis que les trois bourreaux se battaient avec les hommes d'armes.
Avec stupeur, la condamnée constata qu'ils faisaient du bon travail.
Aycelin avait déjà planté la dague prise à Catherine dans la gorge de l'un des soldats, et ses deux aides s'escrimaient avec des épées sorties on ne savait d'où. Le combat fut bref. Les bourreaux maniaient leurs armes avec une habileté diabolique. Bientôt, il y eut quatre cadavres sur les dalles usées et deux pointes d'épée dirigées sur les gorges découvertes des deux femmes par l'un des assaillants.
— Bandits ! hurlait la comtesse. Canailles ! Que voulez-vous ?
— Rien d'important pour vous, noble dame, fit la voix traînante de Tristan l'Hermite sous la cagoule d'Aycelin. Seulement vous empêcher de commettre un crime de plus.
— Qui êtes-vous ?
— Permettez-moi de vous dire que cela ne vous regarde pas. C'est prêt, vous autres ?
L'un des bourreaux avait relevé Catherine tandis qu'un autre, qui s'était éclipsé un instant, revenait avec Sara. Les deux femmes se jetèrent dans les bras l'une de l'autre sans un mot. Elles en étaient incapables tant l'émotion leur serrait la gorge.
Sans quitter des yeux ses prisonnières, Tristan ordonna :
— Bâillonnez-moi ces nobles dames, et solidement. Puis enfermez-les chacune dans un cachot.
Ce fut exécuté ponctuellement avec une rapidité digne d'éloge. La dame de La Trémoille et Violaine furent entraînées vers les cachots, écumantes de fureur.
— Je les égorgerais volontiers, commenta Tristan, mais elles ont encore leur rôle à jouer. Sans sa femme, La Trémoille n'irait sans doute pas à Chinon.
Tout en parlant, il ôtait la cagoule d'Aycelin qu'il avait empruntée et se dirigeait vers Catherine, un large sourire aux lèvres.
— Vous avez bien travaillé, dame Catherine. A nous maintenant de vous sortir de là.
— Qu'avez-vous fait du vrai Aycelin ?
— Il doit cuver, à l'heure qu'il est, le vin drogué qu'il a bu, en assez grande quantité pour se donner le courage de vous torturer.
— Mais... les autres bourreaux ? Qui sont-ils ?
— Vous allez voir.
En effet, les deux tourmenteurs revenaient et d'un même mouvement ôtaient leur cagoule. Catherine, subitement très rouge, reconnut Pierre de Brézé, mais l'autre, un homme brun, solide et de visage intelligent, lui était inconnu. Le jeune seigneur vint, comme si ce fût l'heure et le lieu les plus naturels du monde, s'agenouiller aux pieds de Catherine et baisa sa main.
— Si je n'avais pu vous sauver, je serais mort, Catherine...
D'un mouvement spontané, elle lui tendit ses deux mains dans lesquelles il enferma son visage dans un geste passionné.
— Que de mercis je vous dois, Pierre... Dire que tout à l'heure je désespérais de Dieu et des hommes.
— Je savais que vous vous tueriez avec la dague avant la torture, fit Tristan qui s'occupait à dépouiller les hommes d'armes de leur uniforme. Je vous surveillais et j'avais peur que vous ne tentiez trop tôt le geste mortel. Il fallait le temps d'éloigner les éventuels gêneurs.
Sara avait sangloté de joie en retrouvant Catherine, mais elle se calmait et retrouvait ses esprits. Elle essuya ses yeux à un pan de sa robe et demanda :
— Nous ne sommes pas encore sorties ? Que faisons-nous ?
— Vous et Catherine, ainsi que Tristan, allez revêtir les uniformes des soldats. Moi et Jean Armenga, que je vous présente en ajoutant qu'il est l'écuyer d'Ambroise de Loré, nous allons reprendre nos costumes habituels, dit Brézé. Ensuite, nous sortirons dans la cour.
Près de l'entrée, des chevaux sont sellés. Nous les prendrons et je me mettrai à la tête de la troupe pour sortir du château. J'ai un sauf-conduit...
— Qui vous l'a donné ? La Trémoille ? demanda Catherine souriant.
— Non. La reine Marie. Elle est des nôtres... et beaucoup moins endormie qu'on ne le croit. Je vous emmène jusqu'à la limite du territoire d'Amboise, puis nous rentrerons au château, Armenga et moi, pendant que vous continuerez votre route. La dame s'était assuré la tranquillité pour son divertissement, mais il faut faire vite. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Je dois vous demander de vous déshabiller, Catherine, et vous aussi, bonne dame.
Déjà Catherine délaçait sa robe, secouant Sara qui grognait à la pensée de s'habiller encore en homme, chose qu'elle détestait entre toutes.
D'un coffre, les trois hommes tiraient les vêtements que Brézé et son écuyer y avaient cachés tandis que Catherine et Sara se dissimulaient dans l'ombre pour changer de costume. Ce fut vite fait. Mais elles se contentèrent des justaucorps de cuir, laissant les lourdes cottes de mailles. Les tabards aux armes royales suffiraient pour créer l'illusion.
Les chapeaux de fer, les camails et les épais souliers, beaucoup trop grands, étaient suffisamment encombrants...
En les voyant reparaître ainsi accoutrées, Pierre de Brézé ne put s'empêcher de rire.
— Heureusement qu'il fait nuit... et, que d'autres vêtements vous attendent à deux lieues d'ici. Vous n'iriez pas loin sans attirer l'attention.
— Nous ferons de notre mieux, fit Sara. Ce n'est pas si facile.
Pierre, cependant, s'approchait de Catherine et prenait une de ses mains dans les siennes. Une émotion profonde passa dans son regard clair.
— Dire qu'il me faudra vous quitter tout à l'heure, Catherine ! Je voudrais tellement veiller sur vous moi- même !... Mais je dois rester au château. On s'étonnerait de mon absence...
— Nous nous retrouverons, Pierre... à Chinon !
— Vous ne vous retrouverez jamais si vous ne faites pas plus vite, protesta Tristan. Allons-y maintenant... Passez devant, messire.
Pierre de Brézé et l'écuyer prirent la tête de la petite troupe. On monta prudemment l'escalier glissant qui menait à la salle des gardes.
Catherine, malgré le poids des vêtements qui l'écrasait, croyait entendre son cœur chanter. Jamais elle ne s'était sentie aussi légère, aussi heureuse. Après avoir vu la mort de si près, elle allait vivre !...
Existait-il sensation plus merveilleuse, plus grisante ?... Ses souliers trop grands glissaient sur les marches humides et usées. Elle buta, se fit mal, mais n'y fit même pas attention... Elle ne lui venait pas à l'idée qu'elle pût avoir à se servir de cette longue et lourde pique qu'elle traînait avec elle. Il lui semblait qu'elle n'avait rien d'autre à faire que suivre Pierre de Brézé. L'épée à la main, il ouvrait la marche. Il y avait, en effet, dans la salle des gardes, deux soldats à neutraliser...
Ce fut vite fait et en silence. Bâillonnés, ligotés, les soldats furent déposés sur le sol.
— Dehors, maintenant, dit Pierre. Et, cette fois, pas trop de bruit.
Dans la cour, seuls de rares pots à feu brillaient qui ne servaient guère qu'à rendre la nuit plus noire. Mais, à peine hors de la tour, Catherine leva les yeux vers le ciel avec un profond sentiment de gratitude. Il avait l'air d'un velours sombre rayé par la traînée pâle de la Voie lactée. Jamais l'air ne lui avait paru plus doux, plus délicieux...
Encadrée par Tristan et par Sara, elle voyait, devant elle, les larges épaules de Pierre qui marchait le premier. Il avait remis l'épée au fourreau, mais elle le sentait sur le qui-vive... Jean Armenga fermait la marche, et la suivait de près, peut-être pour que les soldats qui veillaient aux créneaux ne remarquent pas cet homme d'armes de taille un peu réduite. On passa près du donjon où somnolaient deux piquiers appuyés lourdement sur leurs armes, et Catherine, instinctivement, leva la tête vers les étages. Chez Gilles de Rais, tout était sombre, mais, chez La Trémoille, la fièvre de l'or devait tenir le gros homme éveillé..., des chandelles brûlaient. L'agitation de la journée avait fait place à un calme profond. La présence de la Reine avait mis un terme aux distractions trop bruyantes et les préparatifs de départ avaient fatigué tout le monde... L'immense cour était vide, sauf aux abords du corps de garde où l'on apercevait quelques silhouettes de soldats. Tout en marchant, Catherine chuchota pour Tristan :
— Ces soldats, là-bas... Est-ce qu'ils ne vont pas nous arrêter ?
— Cela m'étonnerait. Ce sont des gardes de la Reine que nous avons fait mettre de faction, cette nuit. Je ne sais pas ce que vous avez raconté à La Trémoille, mais vous l'avez tellement bouleversé que, cette nuit, tout va à l'envers dans le château.
— Est-ce que notre fuite ne le fera pas revenir sur sa décision de partir ?
Certainement pas. Il supposera qu'elle est l'œuvre de vos frères égyptiens. La dame de La Trémoille n'a pas vu nos visages, souvenez-vous, et l'idée que nous lui aurons fait passer une nuit au cachot ne sera pas pour déplaire à son tendre époux.
— Silence ! ordonna Pierre de Brézé.
En effet, on approchait de la longue voûte d'accès et du corps de garde. Il fallait encore franchir la herse, le pont-levis, mais Catherine n'avait plus peur. L'homme qui marchait devant elle devait être l'ange de la délivrance. Sous sa protection, elle en était certaine, rien de mauvais ne pouvait lui advenir...
Des chevaux attendaient, attachés près du puits, et Catherine, inquiète, songea qu'avec l'équipement qui l'écrasait elle n'arriverait jamais à enfourcher l'un de ces animaux. Mais Brézé avait même prévu cela. Tandis qu'il s'avançait seul pour dire un mot aux archers de garde, Jean Armenga prit la pique de Catherine, la posa contre un mur, puis, empoignant la jeune femme par la taille, il l'enleva aussi aisément qu'une plume et l'installa en selle. Après quoi, mais aidé par Tristan, il rendit le même service à Sara. Une envie de rire s'emparait de Catherine en pensant aux réflexions des gardes s'ils avaient pu voir un seigneur mettre si courtoisement en selle deux simples soldats.
Mais il faisait fort noir, dans le coin du puits... Soudain elle entendit la voix de Pierre :
— Ouvrez seulement la poterne, nous ne sommes que cinq.
Service de la Reine !
— A vos ordres, Monseigneur, répondit quelqu'un.
Lentement la petite herse se leva, le pont léger
s'abaissa. Évidemment, Pierre avait voulu éviter le vacarme de l'énorme pont principal... À son tour, le jeune homme enfourchait son cheval.
— En avant, ordonna-t-il en s'engageant le premier sous la voûte.
Les trois faux soldats le suivirent. Catherine et Sara, en passant la zone éclairée du corps de garde, baissèrent autant qu'elles purent les chapeaux de fer sur leurs visages et s'efforcèrent de copier l'attitude tassée des hommes... Elles attendaient, instinctivement, un cri, une protestation, peut-être une plaisanterie. Rien ne vint...
Et soudain, devant elles, il n'y eut plus de barrière, rien que le ciel étoilé sous lequel luisaient doucement les toits d'ardoise de la cité et la grande écharpe moirée du fleuve... Avec ivresse, Catherine aspira l'air frais de la nuit, en gonfla sa poitrine, le savoura comme une liqueur enivrante. C'était si bon, ce vent léger qui portait avec lui l'odeur des roses et du chèvrefeuille, après les miasmes nauséabonds de la prison et les écœurants parfums de la comtesse.
De nouveau, elle entendit la voix de Brézé, recommandant aux gardes de la herse :
— Ne fermez pas ! Je reviens dans quelques instants. Ces hommes vont renforcer la porte sud... Au galop, vous autres!
La rampe d'accès fut dévalée en trombe. Les cinq cavaliers longèrent l'éperon rocheux du château pour gagner la porte fortifiée qui gardait la ville, vers la forêt si proche. Dans Amboise endormie, rien ne bougeait... sinon, parfois, l'appel déchirant d'un chat amoureux sur un toit ou l'aboiement d'un chien dérangé.
Le sauf-conduit de Brézé lui ouvrit la porte de la cité comme il avait ouvert la porte du château et, cette fois encore, il prévint les gardes qu'il revenait. Mais c'était à une maison forestière qu'il conduisait ses soldats. Le lieutenant qui commandait la porte n'y fit aucune objection. Le grand chemin s'ouvrit enfin devant les fuyards.
On mit les chevaux au pas. La route montait vers le foisonnement noir de la forêt. Tant que l'on ne fut pas sous le couvert des arbres, les cavaliers cheminèrent en silence. Mais, à peine la voûte bruissante des taillis se fut-elle refermée sur eux que Pierre de Brézé leva la main et mit pied à terre.
— C'est ici que nous nous quittons, dit-il. Vous allez maintenant continuer seuls car nous rentrons au château, Armenga et moi. Il faut que nous soyons aux côtés de la Reine quand elle quittera Amboise.
Quant à vous...
— Je sais, coupa Tristan. Nous allons jusqu'au castel de Mesvres, à deux lieues d'ici, où l'on nous attend.
Malgré l'obscurité qui régnait sous bois, un rayon de lune venu d'un mince croissant de premier quartier plongeait dans le layon où les voyageurs s'étaient engagés. Il permit à Catherine de voir briller les dents de Brézé qui souriait.
— Je devrais savoir, ami Tristan, que vous n'oubliez jamais rien.
Je vous confie donc dame Catherine. Vous savez combien elle m'est chère et combien précieuse m'est sa sécurité. Le castel de Mesvres appartient à mon cousin Louis d'Amboise. Vous n'avez rien à craindre. Vous pourrez vous y reposer, vous restaurer et rendre à ces dames des vêtements plus convenables à leur rang...
Au prix de sa vie Catherine eût été incapable de dire quel sentiment la poussa à s'approcher de Pierre et à demander anxieusement :
— Où allons-nous ensuite, messire Pierre ? Où nous reverrons-nous ? Je peux aller à Chinon, maintenant ? Je veux voir la fin de La Trémoille.
Il pencha sur elle sa haute silhouette, ôta le lourd chapeau de fer qui l'écrasait et le jeta dans un fourré.
— Qu'au moins je voie un peu votre doux visage avant de vous quitter. Bien sûr, vous allez à Chinon, où la reine Yolande doit venir joindre son gendre après votre succès. Vous l'y retrouverez quand tout sera fait. Vous pourriez, bien sûr, aller vers elle à Angers, mais vous devez être lasse. A Chinon, vous vous reposerez. Allez à l'auberge de la Croix du Grand Saint-Mexme, proche le Grand Carroi. Dites que je vous envoie et vous aurez l'aubergiste à vos pieds. Il est bon et fidèle sujet du Roi et, parce qu'il a, jadis, logé la Pucelle, il se ferait brûler tout vif en mémoire d'elle. Recommandez la discrétion à maître Agnelet et vous ne verrez âme qui vive. Votre deuil, d'ailleurs, vous vaudra respect et solitude.
Il y eut un silence. Si profond que Catherine et Pierre auraient pu entendre battre leurs cœurs... Les autres, par discrétion, s'étaient un peu écartés. Elle leva vers lui un regard lumineux de reconnaissance et lui tendit ses mains qu'il mit genou en terre pour recevoir, comme tout à l'heure, dans la chambre des supplices.
Merci, mon chevalier, murmura Catherine étranglée par l'émotion.
Merci pour tout. Comment vous dire tout ce que j'éprouve à cet instant ? Il faudrait tant de mots qui ne me viennent pas.
— Ma douce dame, seul me mène l'amour de vous... Si vous aviez péri, ma vie s'arrêterait. Ne cherchez pas les mots.
Il appuya ses lèvres sur les deux mains qu'il serrait. Alors, Catherine se pencha vivement et posa un baiser sur les courts cheveux blonds du jeune homme avant de dégager doucement ses mains.
— À bientôt, messire. Et Dieu vous garde ! Aidez- moi, sire écuyer. Elle se tournait vers Armenga pour qu'il la remît en selle ; à lui aussi elle dit sa reconnaissance, qu'il accepta avec un sourire courtois. Sara et Tristan se rapprochèrent. Elle leva la main, salua joyeusement Pierre qui, debout dans l'herbe, ne la quittait pas des yeux.
— Quand nous nous reverrons, je serai redevenue Catherine, lui lança-t-elle joyeusement. Oubliez vite l'Égyptienne ! Aussi vite que je veux l'oublier moi- même ! Encore merci à vous deux !
Le layon ouvrait un fossé clair entre les falaises noires de la forêt.
Il semblait mener jusqu'à l'infini. Tristan et Sara sur les talons, Catherine piqua des deux et, au grand galop, s'élança vers l'horizon.
Le soleil se couchait dans une gloire rutilante qui habillait de pourpre les hautes murailles grises de Chinon et les toits d'ardoises de la ville, solidement ceinturée de remparts qui avaient l'air de jaillir de la Vienne. Sur la rivière incendiée, les barques des bateliers glissaient sans bruit vers les arches noires du vieux pont, sous le cri des martins-pêcheurs et le vol rapide des hirondelles. C'était un beau soir, doux et tiède, déjà tout chargé de l'odeur des foins, qui s'alanguissait sur toute la vallée lorsque Catherine, suivie de Sara et de Tristan l'Hermite, franchit la première enceinte à la porte de Bessé et longea les murs de la collégiale Saint-Mexme. Un peu plus loin, une nouvelle porte et un nouveau pont- levis se montraient : la porte de Verdun qui donnait accès à la ville proprement dite. Là-haut, couronnant le tout, le triple château s'étirait en une perspective qui paraissait interminable. Fort Saint-Georges, jadis construit par les Plantagenêts, château du Milieu et, tout là- bas, le Coudray dominé par les trente-cinq mètres de son énorme donjon cylindrique... Certes, Chinon-la-Villefort méritait son surnom et Catherine contemplait avec une joie profonde le majestueux piège de pierre où viendrait bientôt se prendre son ennemi.
Mais que le temps marchait vite. Déjà l'aventure d'Amboise, avec ses rebondissements tragiques ou simplement douloureux, lui semblait loin. Et il n'y avait que trois jours, trois jours que Tristan et Pierre de Brézé l'avaient arrachée à la mort dans les caves du château royal. Après la séparation dans la forêt, Catherine, Sara et Tristan, toujours sous leurs costumes de soldats, avaient gagné le petit château de Mesvres où, enfin, Catherine avait pu redevenir elle-même. Après un bain, un savonnage et un brossage vigoureux de sa peau, elle s'était frottée à l'esprit-de-vin puis enduite d'une crème grasse à base de graisse de porc, puis lavée encore et elle avait eu la joie de voir sa peau redevenir presque aussi claire que par le passé. Il ne restait plus qu'un léger hâle doré, dû beaucoup plus à la vie au grand air qu'à la teinture du pauvre Guillaume l'Enlumineur. Elle avait aussi rejeté les fausses nattes noires qu'elle avait portées, lavé ses cheveux qui montraient maintenant une assez large bande dorée, une fois débarrassée de la pâte noire dont elle enduisait les racines. Hélas, pour retrouver sa couleur normale, il fallait couper et couper très court.
Catherine n'avait pas hésité. Elle s'était assise sur un tabouret et avait tendu à Sara une paire de ciseaux.
— Allons, enlève tout ce qui est noir.
Avec une débauche de soupirs, Sara s'était exécutée. Au sortir de ses mains, la tête de Catherine ne portait plus qu'un chaume doré et dru, à peine foncé aux pointes qu'elle coiffa à la manière d'un garçon.
Elle avait l'air, sous cette courte tignasse, d'un jeune page, mais, chose curieuse, n'y perdait rien de sa féminité.
— C'est affreux, décréta Sara. Et je ne veux pas te voir comme ça !
— Sois sans crainte, moi non plus.
Maintenant, vêtue de cendal noir sous une cape de damas de même couleur, Catherine, portant une haute coiffure en forme de croissant de mousseline noire empesée qui lui enserrait le visage, était redevenue une noble dame - tandis que Sara avait retrouvé les vêtements confortables d'une servante de bonne maison et que Tristan avait réintégré son costume de daim noir. Les passants et les commères sur le pas des portes se retournaient au passage de cette femme, si belle et si éclatante dans son deuil austère.
Passé la porte de Verdun, les trois voyageurs suivirent une rue animée. Chacun, la journée faite, baguenaudait paisiblement entre les étals et les établis tandis que des enfants, armés de pots, s'en allaient au vin ou à la moutarde. Une brise légère faisait chanter les grandes enseignes peintes et découpées sur leurs tringles de fer. Par toutes les fenêtres ouvertes, on pouvait apercevoir les feux flambants dans les cuisines où les ménagères s'activaient autour des marmites. Bien sûr, les boutiques n'étaient plus garnies comme autrefois. La guerre avait sévi si durement sur le royaume que rien n'arrivait de l'étranger et que le ravitaillement se faisait mal, mais la belle saison était venue et la terre, tout de même, produisait dans ce pays où l'Anglais n'était point passé. Les drapiers, les pelletiers et les épiciers étaient les plus atteints, privés qu'ils étaient des grandes foires de jadis, mais les fruitiers montraient de beaux légumes, voire des fleurs fraîches.
La rivière donnait son poisson, les campagnes leurs volailles. Une bonne odeur de chou et de lard emplissait la rue et fit sourire Catherine.
— J'ai faim, dit-elle gaiement. Et vous ?
— Je pourrais manger mon cheval, fit Tristan avec une affreuse grimace. J'espère que cette auberge sera bonne.
Tous trois goûtaient le répit de ce voyage paisible après les événements tragiques d'Amboise, avant ceux, chargés de violence, qui les attendaient ici. C'était comme une éclaircie entre deux orages, un entracte au milieu d'un drame.
Ils arrivaient à un carrefour où des femmes bavardaient auprès d'un puits. Non loin d'elles, des enfants jouaient au palet et, sous l'auvent d'une maison, un moine, debout sur une grosse pierre, prêchait, faisant de grands gestes dans sa robe noire élimée, clamant que cette pierre qui lui servait de support avait aidé la bonne Pucelle à descendre de cheval quand elle était venue de par Dieu trouver le gentil Dauphin, et qu'elle reviendrait un jour chasser l'Antéchrist.
Un groupe d'hommes et de femmes l'entouraient, opinant gravement du bonnet. Les maisons semblaient, là, plus belles avec des pignons plus hauts, des colombages plus neufs et des tourelles plus nobles que dans le reste de la ville. Catherine comprit que c'était là le Grand Carroi, le cœur de Chinon, et Tristan se mit en quête de l'hostellerie. Elle se trouvait un peu plus loin et, du carrefour, on pouvait voir sa belle enseigne où l'on n'avait ménagé ni les rouges ni les bleus et sur laquelle le grand saint Mexme sous son auréole avait l'air très digne, mais louchait affreusement.
On se dirigea vers l'entrée. Catherine et Sara demeurèrent en selle tandis que Tristan entrait s'enquérir de l'hôte. C'était en vérité une fort belle hostellerie, étincelante de propreté. Les petits carreaux sertis de plomb brillaient comme de minuscules soleils, reflétant les feux intérieurs, et les belles poutres sculptées, qui avançaient au-dessus du seuil, semblaient époussetées de frais. Bientôt Tristan revint flanqué d'un long personnage, pourvu d'un système pileux qui lui mangeait à peu près tout le visage. De la forêt de barbe, de sourcils, de moustaches d'un beau gris souris qui lui habillait la figure, jaillissait un nez imposant qui affectait la forme gracieuse d'un pied de marmite et un fulgurant regard noir aussi peu rassurant que possible. Mais à la toile blanche immaculée qui le vêtait, à sa haute toque et à l'imposant couteau qui lui barrait le ventre, Catherine comprit que ce devait être là maître Agnelet, le propriétaire de la Croix du Grand Saint-Mexme, et réprima un sourire. Cet agnelet-là ressemblait furieusement à un vieux loup-cervier.
Mais l'imposant personnage se pliait en deux devant elle avec toutes les marques d'un profond respect et, à l'éclair blanc qui brilla au milieu de sa barbe, Catherine comprit qu'il souriait.
— C'est un grand honneur pour moi, noble dame, de vous accueillir dans ma maison. Les amis de messire de Brézé sont chez eux ici... Mais je crains de ne pouvoir vous donner qu'une petite chambre, encore que bien installée. La nouvelle est venue hier de la prochaine arrivée du Roi, notre sire et, certaines de mes chambres sont retenues d'avance.
— Ne vous tourmentez pas, maître Agnelet, répondit Catherine en acceptant la main qu'il lui offrait, galamment, pour l'aider à descendre de cheval. Pourvu que vous nous logiez, ma suivante et moi, et que nous soyons en paix chez vous, tout sera bien. Quant à maître Tristan je pense que vous pourrez...
— Ne vous souciez pas de moi, dame Catherine, interrompit le Flamand ; je repars aussitôt le souper terminé.
Catherine leva les sourcils.
— Vous repartez ? Où allez-vous donc ?
— À Parthenay, où je dois joindre le connétable, mon maître. Il n'y a plus de temps à perdre. Mais je ne ferai qu'aller et venir. Maître Agnelet, vous savez ce que vous avez à faire ?
L'hôte cligna de l'œil et sourit, derechef, d'un air complice.
— Je sais, messire, les seigneurs seront prévenus. Et la noble dame sera pleinement en sûreté chez moi. Donnez-vous la peine d'entrer, vous serez servis dans l'instant en particulier.
Les trois voyageurs, conduits par maître Agnelet, pénétrèrent dans l'auberge tandis que deux valets emmenaient les chevaux à l'écurie et qu'un troisième s'emparait des bagages. Une forte commère, dont les joues rouges semblaient vernies et dont les lèvres charnues s'ornaient d'une ombre de moustache, mais qui portait croix d'or au cou et robe de belle futaine fine, vint faire la révérence à Catherine. Agnelet la présenta avec un légitime orgueil.
— Ma femme, Pernelle ! C'est une Parisienne !
La Parisienne, en se tortillant et en minaudant beaucoup, précéda Catherine au fond de la salle et ouvrit une petite porte qui donnait sur une belle cour dallée et fleurie. Un escalier de bois en partait et menait à la galerie couverte qui desservait les chambres. Elle alla tout au bout et ouvrit une jolie porte de chêne ouvragée.
— Je crois que Madame sera bien ici. Du moins elle sera tranquille.
— Grand merci, dame Pernelle, répondit la jeune femme. Je suis, comme vous voyez, en deuil et souhaite avant tout la paix.
— Certes, certes, fit l'hôtelière. Je sais ce que c'est... Mais nous avons, ici près, l'église Saint-Maurice où le desservant est plein de compréhension et d'aménité. Il faut l'entendre, au prône ou à la confession. Sa voix est un velours pour l'âme meurtrie et...
Mais, sans doute, maître Agnelet, demeuré en bas, connaissait-il bien son épouse car il hurla :
— Holà, ma femme ! Venez céans et laissez reposer la noble dame..., coupant net le flot de paroles de dame Pernelle.
Catherine lui sourit.
— Envoyez-moi mon compagnon, dame Pernelle, et faites-nous monter à souper promptement ! Nous sommes las et affamés.
— Tout de suite, tout de suite...
Sur une dernière révérence, la bonne dame disparut laissant Catherine et Sara en tête à tête. La bohémienne inspectait déjà les lieux éprouvant le moelleux des matelas, les fermetures de la porte - et de la fenêtre. Celle-ci donnait sur la rue et permettait de surveiller les allées et venues des passants. Le mobilier était simple mais de belle qualité, de cœur de chêne et de fer forgé. Quant aux tentures, d'un joyeux rouge clair, elles faisaient de cette petite chambre un lieu agréable à vivre.
— Nous serons bien ici, fit Sara avec satisfaction.
Mais, constatant que Catherine, debout près de la fenêtre, regardait au-dehors d'un air absent, elle demanda :
— A quoi songes-tu ?
— Je pense, soupira la jeune femme, que j'ai hâte d'en finir et que, si confortable que soit cette auberge, j'aimerais ne pas m'y attarder.
Je... je voudrais revoir mon petit Michel. Tu ne peux pas savoir comme il me manque ! Il y a si longtemps que je ne l'ai vu !...
— Quatre mois, fit Sara, qui s'approcha, étonnée.
C'était la première fois que Catherine marquait un tel regret de son enfant. Elle n'en parlait jamais, craignant peut-être de laisser son courage, dans le souvenir attendrissant du petit garçon.
Mais ce soir des larmes brillaient dans ses yeux. Et Sara vit qu'elle regardait, au- dehors, une femme qui portait dans ses bras un bambin blond à peu près de l'âge de Michel. Cette femme était jeune, fraîche ; elle riait en offrant à l'enfant une dariole vers laquelle il tendait ses petites mains impatientes. C'était un tableau simple et charmant, et Sara comprit le regret qui poignait le cœur de Catherine. Elle passa son bras autour des épaules de la jeune femme et l'attira contre elle.
— Encore un peu de courage, mon cœur ! Tu en as eu tellement !
Et tu touches au but.
— Je sais. Mais je ne serai jamais comme cette femme... Elle a un époux, certainement, pour être si joyeuse. Elle doit l'aimer. Vois comme ses yeux brillent... Moi, quand je cesserai d'être une errante, ce sera pour m'enfermer dans un château et y vivre uniquement pour Michel d'abord, puis, plus tard, quand il m'aura quittée, pour Dieu et dans l'attente de la mort, comme a vécu Madame Isabelle, ma belle-mère...
Sara sentit qu'il fallait déchirer ce brouillard lugubre qui peu à peu refermait ses doigts glacés sur le cœur de Catherine. Il ne fallait pas la laisser s'abandonner au cafard. Elle l'arracha de la fenêtre, la fit asseoir sur un banc garni de coussins et bougonna : En voilà assez ! Songe à ce qui te reste à faire et laisse l'avenir où il est. Dieu seul en est le maître et tu ignores ce qu'il te réserve.
D'ailleurs laissons cela. Voici maître Tristan.
En effet, le Flamand, après avoir frappé, entrait escorté d'un valet qui portait des plats couverts de serviettes blanches et d'un autre qui était chargé de ce qu'il fallait pour mettre le couvert. En un rien de temps tout fut prêt et les trois compagnons s'attablèrent autour d'un plat de saucisses aux fèves et d'un autre plat de mouton au jaunet qui embaumaient. Catherine, rassérénée, sentit s'envoler ses idées noires en buvant un gobelet de clairet du pays qui semblait avoir d'extraordinaires vertus réconfortantes. Quand le repas fut fini, Tristan, qui n'avait presque rien dit, se leva pour prendre congé.
— Je pars maintenant, dame Catherine. Il faut que demain soir je sois à Parthenay pour prendre les derniers ordres. Vous, demeurez ici.
Le Roi arrive demain, mais, à l'aube, messire Pregent de Coétivy et messire Ambroise de Loré seront dans cette auberge où doivent se réunir tous les conjurés. Messire Jean de Bueil doit venir aussi de son château de Montrésor, peut-être dans la journée de demain. Quand tout le monde sera là, une réunion se tiendra ici même. Au fond de la cour, dans le rocher sur lequel repose le château, il y a des caves excellentes pour le vin... ou pour conspirer. Il vous reste seulement à attendre et à veiller. Mais souvenez-vous : dès que le Roi sera arrivé, il vaudra mieux pour vous ne plus sortir. La dame de La Trémoille a de bons yeux.
— Soyez tranquille, répondit Catherine en lui tendant un dernier verre de vin. J'ai beau avoir changé d'aspect, je ne suis pas devenue complètement folle. Tenez ! Le coup de l'étrier.
Il avala le contenu d'un trait, salua et disparut comme une ombre.
L'animation normale de la ville devint de l'agitation frénétique le lendemain lorsque, vers l'heure de none, le cortège du Roi entra dans Chinon. Quand l'appel des trompettes déchira l'air paisible de l'après-midi, et que toutes les cloches se mirent à sonner, malgré les consignes de prudence, Catherine s'enveloppa la tête d'un voile et se pencha à la fenêtre. Par-dessus la houle des têtes massées au Grand Carroi, elle vit les bannières, les pennons, les enseignes des hommes d'armes, les lances et les piques. L'escadron vêtu de fer des chevaliers encadrant le Roi, en armure lui aussi, et les litières dans lesquelles avaient pris place la Reine et le couple La Trémoille. Il y avait beau temps qu'aucun cheval n'était plus capable de porter le Grand Chambellan. En apercevant ses couleurs, Catherine, instinctivement, se rejeta en arrière. Bien qu'elle se sentît en sûreté dans cette auberge elle ne pouvait se défendre d'une instinctive répulsion à l'approche de son ennemi. Jusqu'à cet instant, d'ailleurs, elle avait douté de sa victoire et son imagination lui avait montré une foule d'empêchements. Mais enfin le gros La Trémoille était venu.
Le cortège traversa le carrefour au milieu du peuple qui criait «
Noël ! » et « Dieu garde ! » et disparut peu à peu dans la rue en pente raide qui montait au château... Quand le dernier chariot se fut évanoui avec le dernier valet, Catherine se retourna vers Sara, les yeux brillants de triomphe.
— Il est venu ! J'ai gagné.
— Oui, soupira la bohémienne, tu as gagné. Maintenant, c'est affaire aux chevaliers de la reine Yolande d'abattre le fauve.
— Pas sans moi ! s'écria la jeune femme. Je veux y être afin de partager, si nous échouons, le sort des conjurés. J'en ai le droit.
Sara ne répondit pas et se remit à réparer un accroc que Catherine avait fait dans son manteau de voyage. Il n'y avait que vingt-quatre heures que les deux femmes étaient entrées dans cette auberge, mais déjà Sara tournait comme un animal en cage et cherchait toutes les occasions de s'occuper. Pour Catherine aussi, cette inaction forcée était pénible. Elle passait presque tout son temps derrière les carreaux de sa fenêtre, regardant le mouvement de la rue. Les heures coulaient trop lentement pour son impatience d'agir. Elle avait eu trop peur.
Elle avait trop souvent désespéré de la réussite pour y croire vraiment avant d'avoir vu, de ses yeux vu, l'arrivée de La Trémoille. Et maintenant qu'il était là, elle brûlait de, retourner au combat.
Quand la nuit fut venue et que, là-haut, au château, dans la grande tour de l'Horloge, la cloche nommée Marie Javelle, qui rythmait la vie de la cité, eut sonné le couvre-feu, que la rue eut été rendue au silence, Catherine se risqua à ouvrir sa fenêtre et à se pencher au-dehors sans couvrir sa figure d'un voile. En fait de voile, la nuit devait suffire bien que, selon Sara, elle fût beaucoup trop claire. .
C'était vrai. La nuit était magnifique, d'un bleu foncé doux et profond et toute brillante d'étoiles... Une nuit faite pour l'amour plus que pour l'intrigue. La vue, bien sûr, ne s'étendait pas plus loin que l'autre côté de la rue où les volets de bois bien clos et le silence profond disaient le sommeil des bons bourgeois qui habitaient là, un heaumier dont le vacarme emplissait la rue tout le jour et un apothicaire qui se chargeait de la parfumer avec les produits de son négoce.
Mais, maintenant que les bruits du jour s'étaient éteints, la cité endormie prenait une sorte de mystère. Catherine avait l'impression d'être au centre d'un écrin solide et précieux tout à la fois, une sorte d'asile inviolable. Elle se demanda si ce n'était pas dû à l'ombre de Jehanne. Dans le bruit léger de la rivière, dans la chanson lointaine, presque imperceptible, des arbres mouvants, dans l'odeur même de la terre féconde qui venait à elle, mêlée à une vague senteur d'eau et de jasmin, Catherine croyait entendre encore la voix claire de la grande fille venue de si loin dont le passage fulgurant avait éclairé sa vie en la marquant d'un sceau ineffaçable... Jehanne ! Comme elle était encore présente ici, dans cette cité forte qui jamais plus ne l'oublierait
! Ce nom que, dans tout le royaume, on ne prononçait qu'à voix basse par crainte des espions de La Trémoille, Chinon l'osait proclamer dans ses carrefours et en gardait le souvenir dans chacune des pierres... La nuit venue, le fantôme blanc reprenait vie, hantait chaque demeure.
Machinalement, Catherine leva les yeux vers la voûte laiteuse du ciel comme pour y chercher le reflet d'une armure d'argent...
— Jehanne ! murmura-t-elle tout bas... Aimez-moi ! Parce que j'ai voulu vous arracher à la mort j'ai trouvé un bonheur que je croyais impossible. C'est à vous que je le devais... Faites que tant de douleurs ne soient pas vaines. Rendez-moi l'amour, le bonheur perdu...
Quelque chose de frais et de parfumé vint la frapper dans le cou interrompant sa rêverie et "la ramena brusquement sur terre.
Instinctivement, elle tendit les mains, retint le bouquet de roses juste au moment où il allait choir au-dehors, le porta à ses narines. Il embaumait de tous ses pétales fraîchement cueillis... Se penchant sur les ombres de la rue, la jeune femme chercha d'où venait l'envoi fleuri, distingua bientôt, sous l'auvent de la maison d'en face, une haute silhouette sombre, qui peu à peu sortit de son coin.
Mais, avant qu'elle ne fût devenue nettement visible, Catherine savait à qui elle appartenait. Lentement, Pierre de Brézé vint jusqu'au milieu de la rue et demeura là, immobile, quelques instants, regardant cette fenêtre où s'encadrait la forme gracieuse de la jeune femme. Elle ne pouvait distinguer les traits de son visage, mais elle entendit qu'il murmurait son nom :
— Catherine...
Elle ne répondit pas, étreinte par une émotion soudaine. Son cœur, tout à coup, s'était mis à battre plus vite. Elle se sentait rougir comme une jouvencelle parce que, dans les quatre syllabes de son nom, Pierre avait mis plus d'amour que dans un poème. Elle eut, tout à coup, envie de tendre les mains vers lui, pour l'attirer plus près, pour qu'il fût là... La lune, à cet instant, apparut au faîte d'un toit, glissa sur les ardoises qu'elle argenta, fouilla la rue et enveloppa la forme immobile du jeune homme avant d'illuminer la fenêtre et de glisser jusque dans la chambre. Du bras, Catherine repoussa instinctivement cette lumière trop vive et recula d'un pas. Elle eut le temps de voir qu'il esquissait un baiser jeté du bout des doigts...
Il faisait trop clair maintenant, il était imprudent de se montrer encore, mais la tentation fut la plus forte. Elle avait envie de revoir ce visage levé vers elle et que la passion rendait si émouvant... Elle se pencha et ne put retenir un soupir de regret. La rue était déserte.
Pierre avait disparu... Lentement, Catherine repoussa la fenêtre et le volet, alluma la chandelle, reprit le bouquet posé un instant sur la table et le respira lentement, les yeux fermés, se laissant griser par le parfum des roses. La voix chaude qui avait vibré, tout à l'heure, dans la nuit, résonnait encore à son oreille...
Elle cherchait encore à en retrouver l'écho, le visage enfoui dans les fleurs quand, soudain...
— Étonnante cette auberge, fit la voix railleuse de Sara qui dormait et que la lumière avait dû réveiller. Je n'avais pas remarqué qu'il poussait des roses après les murs.
Arrachée brutalement de son rêve, Catherine lui dédia un regard courroucé, mais, au bout d'un instant, se mit à rire. Assise droite dans le lit, ses épaisses nattes grisonnantes tombant bien raides sur ses épaules, Sara avait une immense dignité démentie par la flamme moqueuse qui brillait dans ses yeux.
— Elles sont belles, non ? fit la jeune femme.
— Très belles. Je gage qu'elles viennent tout droit du château et qu'un certain seigneur les a apportées jusqu'ici.
— Ne gage pas. C'est vrai... C'est lui qui me les a lancées.
Le léger sourire s'effaça des lèvres de Sara. Elle hocha la tête avec un rien de tristesse.
— Tu en es déjà à l'appeler Lui ?
Catherine devint très rouge et se détourna pour cacher son trouble tout en commençant à se dévêtir. Elle ne répondit pas, mais, apparemment, Sara tenait à obtenir une réponse.
— Dis-moi la vérité, Catherine. Qu'éprouves-tu au juste pour ce beau chevalier blond ?
— Que veux-tu que je te dise ? répondit la jeune femme avec agacement. Il est jeune, il est beau comme tu le dis si bien, il m'a sauvée et il m'aime... Je le trouve charmant, et voilà tout !
— Voilà tout ? fit Sara en écho. C'est beaucoup déjà. Écoute, Catherine. Je sais mieux que personne ce que tu as souffert, et combien tu souffres encore de ta solitude, mais...
Sara hésita, baissa le nez, visiblement ennuyée de ce qu'elle voulait dire. Catherine sortit de sa robe qu'elle venait de laisser tomber à ses pieds et se baissa pour la ramasser.
— Mais ? fit-elle.
— Garde-toi de ne pas te laisser prendre le cœur. Je reconnais que ce beau seigneur a tout ce qui peut séduire une femme, je suis sûre que son amour est sincère et qu'il mettrait dans ta vie une grande douceur, je sais qu'il te semblerait bon d'être aimée, d'aimer peut-être.
Seulement, je te connais, je sais que tu ne seras pas longtemps heureuse avec un autre amour parce que l'homme dont tu portes le nom t'a trop profondément marquée pour que tu puisses l'oublier.
— Qui parle d'oublier ? murmura Catherine d'une voix altérée.
Comment pourrais-je oublier Arnaud, alors que je n'ai vécu que pour lui ?
— Justement, en laissant un autre te convaincre de vivre désormais pour lui-même. Je le répète, je te connais : si tu te laissais aller, un jour, tôt ou tard, l'ancien amour viendrait reprendre ses droits, l'image d'Arnaud détruirait l'autre et tu te retrouverais plus seule encore, plus désespérée, avec par surcroît le remords d'avoir trahi... et la honte de toi-même.
Très droite dans sa longue chemise blanche, les yeux au loin, Catherine semblait absente. Mais elle murmura, avec une profonde amertume :
Pourtant, c'est bien toi qui me conseillais de me laisser aller au plaisir sans remords, après la nuit avec Fero ? Est-ce parce qu'il s'agissait d'un homme de ta race que tu avais plus d'indulgence ?
Sara pâlit. Un pesant silence tomba entre les deux femmes. .Puis, lentement, la plus âgée se leva et vint vers l'autre.
— Non, ce n'était pas parce qu'il s'agissait de l'un des miens. C'est parce que je savais bien que Fero n'avait aucune chance de toucher ton cœur. Et le plaisir est bon, Catherine, lorsque l'on est jeune, saine.
Il libère l'esprit, allège le corps, fait couler le sang plus rapide et plus chaud. Tandis que l'amour asservit et, parfois, détruit... Si je savais que ton cœur ne risquait rien auprès de ce chevalier, je te pousserais vers lui. Quelques nuits de volupté te seraient bonnes, mais tu n'es pas de celles qui se donnent sans tendresse. Et cela, il en souffrirait trop, lui, le reclus de Calves, ton époux ! Il a besoin de te savoir à lui pour endurer son martyre. Chacun te croit veuve et tes voiles noirs te trompent toi-même. Pour tous et même pour la loi, pour l'église, tu es veuve puisqu'en entrant en ladrerie il a été rayé du nombre des vivants. Mais il vit, Catherine, il vit encore, et c'est dans ton cœur qu'il vit le mieux. Si tu l'en chasses... alors, oui, il sera vraiment mort.
Mais, toi, tu sauras toujours qu'il n'en est rien.
Debout derrière Catherine, Sara ne distinguait pas son visage.
Mais, à mesure qu'elle parlait, elle pouvait voir s'incliner la tête blonde aux cheveux trop courts, ployer les minces épaules. L'écho de ses paroles résonnait au fond du cœur de la jeune femme, martelant la plaie mal fermée. Douloureusement, Catherine murmura :
— Tu es cruelle, Sara. Je n'ai fait que respirer des roses...
— Non, mon cœur. Tu as toujours été franche envers toi-même et envers les autres. Sois-le cette fois encore. Tu as laissé la reconnaissance t'entraîner dans un chemin dangereux et qui n'est pas le tien. Le tien te ramènera vers les monts d'Auvergne, vers Michel et vers Montsalvy.
Tout doucement, elle attira la jeune femme contre elle, nicha sa tête au creux de son épaule et caressa doucement la joue où glissait une larme.
— N'en veuille pas à ta vieille Sara, Catherine. Elle donnerait sa vie et sa part de Paradis pour te voir heureuse. Elle t'aime comme la chair de sa chair. Mais, ajouta-t-elle avec un tremblement dans la voix, il faut que tu saches qu'elle a donné une part de son cœur à ton époux, à cet Arnaud pétri d'orgueil, de passion et de souffrance qu'elle a vu, une nuit, pleurer comme un enfant sur sa vie détruite, son amour condamné... Tu te souviens ?
— Tais-toi ! sanglota Catherine. Tais-toi !... Tu sais bien qu'aucun homme ne prendra jamais sa place... que je ne pourrai jamais aimer personne comme je l'ai aimé... comme je l'aime encore.
Certes, elle était sincère. Pourtant, elle ne pouvait chasser du fond de sa mémoire le reflet d'un sourire, l'éclat d'un regard bleu... Là-haut, dans sa tour, Marie Javelle sonna minuit. Doucement mais fermement, Sara conduisit Catherine jusqu'au lit. Le bouquet de roses, abandonné, demeura sur la table.
Ce n'était plus d'amour qu'il devait être question, le lendemain soir, et Catherine n'y songeait même plus car l'heure d'agir approchait.
Vers la fin de la journée, maître Agnelet était monté chez Catherine et, avec beaucoup de respect mais sans périphrases inutiles, lui avait appris qu'il viendrait la chercher sur le coup de minuit.
— Où irons-nous ? demanda la jeune femme.
— Pas loin d'ici, gracieuse dame. Au fond de ma cour exactement, mais je vous demanderai de faire le moins de bruit possible. Tous les habitants de cette auberge ne sont pas d'intelligence...
— Je sais, maître Agnelet. Puis-je cependant vous demander si ceux que vous attendiez sont arrivés ?
Tous, Madame. Messeigneurs de Loré et de Coétivy jouent aux échecs depuis hier matin et le seigneur de Bueil vient d'arriver en ville. Mais lui est monté au château...
— Pourquoi donc ?
— IL est le neveu du Grand Chambellan et, bien qu'il serve la reine Yolande, il est encore accepté. N'oubliez pas, noble dame, à minuit !...
Le reste de la journée parut moins long à Catherine. Avant qu'il soit longtemps, elle serait fixée sur son sort définitif. Ou bien le complot réussissait et ce serait sans doute un jeu pour le jeune Charles d'Anjou de remplacer La Trémoille auprès du Roi. Ce serait alors le retour en grâce, le droit de vivre enfin à visage découvert et au grand jour. Ou bien le complot échouerait... Ce serait la mort pour tous, sans distinction de sexe ou de rang...
Machinalement, dès que le couvre-feu eut sonné, Catherine s'approcha de la fenêtre mais ne l'ouvrit pas. D'ailleurs, Pierre de Brézé, cette nuit, ne jouerait pas les amoureux sous la fenêtre de sa belle. Il avait mieux à faire et c'est au milieu des autres chevaliers qu'elle le retrouverait. Catherine, d'ailleurs, se sentait trop tendue pour s'en préoccuper.
Minuit venait de sonner quand un léger grattement à sa porte fit lever vivement la jeune femme qui, tout habillée, s'était assise au pied du lit où elle avait obligé Sara à se coucher. Elle alla ouvrir la porte, distingua une forme sombre sur le seuil. Tout était éteint dans la maison, les feux de cuisines avaient dû, comme chaque soir, être couverts de cendres, mais, dans la cour, la lune jetait une grande flaque laiteuse qui dessinait en noir les piliers de bois de la galerie et la silhouette de l'aubergiste qui, pour la circonstance, avait troqué ses atours immaculés pour un pourpoint de laine sombre. On n'entendait aucun bruit.
Sans un mot, Agnelet prit Catherine par la main, la conduisit dans la cour et là, longeant les bâtiments pour ne pas traverser la zone éclairée, gagna le fond qui était constitué directement par le rocher d'où s'élevait la forteresse. Des bouquets de végétation en jaillissaient un peu partout, mais des trous sombres apparaissaient de loin en loin.
— D'anciennes habitations troglodytes, chuchota Agnelet en voyant Catherine s'arrêter un instant pour regarder. Certaines sont encore habitées ; d'autres servent de caves, comme chez moi... ou de refuge.
— Tout en parlant, il poussait une porte ronde, faite de grosses lattes de bois grossièrement équarries et qui fermait une entrée de grotte. La porte franchie, Agnelet prit une lampe à huile dans une anfractuosité de rocher, battit le briquet et alluma. Une grande cave taillée dans la craie, garnie de fûts et de tonneaux de toutes tailles, apparut. Une forte odeur de vin s'en dégageait. Des outils de tonnelier étaient rangés dans un coin, sur un établi, auprès d'une cuve où trempaient des bouteilles vides. L'ensemble avait un air si débonnaire que Catherine regarda son hôte d'un air interrogateur. Était-ce là le décor d'une conspiration ?
Pour toute réponse, Agnelet sourit, alla au fond de la cave et déplaça un tonneau qui n'avait pas l'air de peser bien lourd. Une ouverture oblongue parut. Elle s'enfonçait dans le mur.
— Passez, noble dame, fit l'aubergiste, je remettrai le tonneau derrière nous. Cette entrée doit demeurée cachée. Nous sommes sous le château du Milieu. Le Roi dort au-dessus de nos têtes.
Sans hésiter, Catherine s'engagea dans une petite galerie éclairée par une torche, au bout de laquelle une pièce devait s'ouvrir. Ce boyau n'avait que quelques pas qui, une fois parcourus, conduisirent Catherine et son guide à l'entrée d'une grotte beaucoup plus grande au fond de laquelle un escalier rudimentaire, creusé à même le rocher crayeux, s'élevait et se perdait dans l'ombre des voûtes. Là aussi il y avait quelques tonneaux, mais ils étaient renversés et quatre hommes étaient assis dessus.
Ils ne disaient pas un mot. Immobiles comme des statues, ils semblaient attendre autour d'une lampe à huile. Mais tous, d'un même mouvement, se tournèrent vers les arrivants.
Outre Pierre de Brézé, Catherine reconnut les cheveux roux, le visage sans sourire d'Ambroise de Loré, l'élégante et mince silhouette de Jean de Bueil, la carrure et les traits volontaires du Breton Prégent de Coétivy et leur fit à tous, quand ils se levèrent, une belle révérence.
Pierre prit sa main pour la mener vers le cercle de tonneaux. Ce fut Jean de Bueil qui l'accueillit après avoir recommandé à maître Agnelet de veiller au- dehors.
— Nous sommes heureux, Madame, de vous revoir, et plus heureux encore de vous féliciter. La présence de La Trémoille à Chinon est la preuve formelle de votre réussite. Nous vous sommes très reconnaissants...
— Ne me remerciez pas trop, seigneur de Bueil. J'ai travaillé pour vous, certes, et pour le bien du royaume, mais j'ai aussi travaillé pour moi, et pour que soit vengé mon époux bien-aimé. Aidez-moi dans cette vengeance, nous serons quittes.
Tout en parlant, elle retirait doucement sa main que Pierre avait gardée, s'avançait vers les trois autres hommes et ajoutait :
— Songez qu'il y va de l'honneur... et de la vie des Montsalvy, messires. Pour que vive le nom que je porte, il faut que meure La Trémoille.
— Il en sera fait selon votre désir, coupa rudement Coétivy. Mais comment diable avez-vous fait pour amener ici ce pourceau ? J'admets qu'il soit difficile de refuser quelque chose à une femme aussi belle que vous, mais, apparemment, vous possédez encore plus d'armes que nous ne le pensions.
Le ton employé par le gentilhomme breton était à peine flatteur et sous-entendait bien des choses. Catherine ne s'y trompa pas.
Sèchement, elle rétorqua :
Je crois, en effet, ne pas être complètement stupide, messire, mais ce ne sont pas les armes auxquelles vous faites allusion dont je me suis servie, simplement d'un souvenir... d'une chose que m'avait, jadis, racontée mon époux, Arnaud de Montsalvy.
Le nom du disparu fit son effet habituel. La personnalité d'Arnaud était trop puissante pour que son image ne s'évoquât pas aussitôt dans l'esprit de ces hommes qui avaient été ses camarades de combat, forçant la déférence envers celle qui le portait et qui venait de donner une si grande preuve de son courage. Coétivy rougit, honteux de ce qu'il avait pensé, et, sans détour, il admit :
— Pardonnez-moi. Vous ne méritez pas de telles allusions.
Elle lui sourit sans répondre. Puis, acceptant le tonneau qu'on lui avançait, elle fit, pour ces hommes attentifs, le récit de sa dernière conversation avec La Trémoille. Ils l'écoutèrent avec cette expression émerveillée d'enfants auxquels on raconte une belle histoire. Le mot trésor produisait son effet habituel. S'y ajoutaient les ombres chargées de mystères des chevaliers du Temple, leurs silhouettes fantastiques, inquiétantes, mais traînant après elles la couleur et les secrets magiques de l'Orient. Avec un peu d'amusement, Catherine voyait leurs yeux se charger de rêve, briller plus fort...
— Des inscriptions, murmura enfin Ambroise de Loré. Savoir si elles existent vraiment...
— Mon époux les avait vues, seigneur, dit Catherine doucement.
Une voix, qui avait l'air de venir de la voûte crayeuse, s'éleva
— Moi aussi, je les connais. Mais du Diable si je savais ce que c'était.
Deux hommes en armures descendaient le grossier escalier qui se perdait dans les hauteurs de la grotte. Celui qui venait le premier, tête nue, était un homme déjà âgé, mais qu'une constitution particulièrement vigoureuse sauvait de la vieillesse. Catherine reconnut la couronne de cheveux gris, le visage épais, les traits lourds et les yeux inquisiteurs de Raoul de Gaucourt présentement gouverneur de Chinon et qu'elle avait connu gouverneur d'Orléans.
Depuis tantôt soixante ans qu'il respirait sur cette terre, Gaucourt avait toujours combattu l'Anglais qui, après le siège d'Harfleur, par lui magnifiquement défendu en 1415, l'avait gardé dix ans dans ses geôles. C'était un Berrichon lent, pesant comme les bœufs de ses champs, obstiné et vaillant, mais non dépourvu de finesse. Fidèle au Roi jusqu'à l'aveuglement, il ne savait pas dissimuler. Jehanne d'Arc, dans les débuts, lui avait inspiré de la méfiance et il avait lutté contre elle, mais Gaucourt avait trop d'honnêteté foncière pour ne pas savoir reconnaître quand il se trompait. Sa présence, cette nuit, dans la cave d'Agnelet en était la meilleure preuve.
L'homme qui le suivait était infiniment plus jeune, plus sec aussi.
Sa physionomie n'avait rien de remarquable et fut passée facilement inaperçue sans le regard implacable de ses yeux gris. C'était le lieutenant du gouverneur. Il se nommait Olivier Frétard. À trois pas derrière son chef, il portait sous son bras le heaume que Gaucourt avait ôté et ne regardait pas l'assemblée. Mais Catherine eut l'impression que cet homme aux yeux glacés ne perdait ni un geste ni une expression de leurs visages.
Cependant, Raoul de Gaucourt achevait de descendre l'escalier. Il saluait du geste les conjurés, mais allait se planter devant Catherine.
L'ombre d'un sourire passa sur son visage fermé.
— J'ai infiniment plus de plaisir à accueillir à Chinon Madame de Montsalvy que je n'en eus jadis, à Orléans, à recevoir Madame de Brazey, lui décocha-t-il sans préambule. Du diable si j'aurais pensé alors que c'était par amour pour Montsalvy que vous vous étiez fourrée dans ce guêpier ! D'autant plus qu'il a tout fait pour vous faire prendre, votre noble époux.
Malgré elle, Catherine rougit. C'était vrai. Sans l'intervention de la Pucelle, qui l'avait sauvée sur le chemin de l'échafaud, Catherine aurait fini ses jours au bout d'une corde sur l'ordre d'un tribunal que présidaient Gaucourt et Arnaud. Aveuglé alors par la haine, il ne rêvait que de se débarrasser d'elle... Pourtant, de ces terribles souvenirs, elle ne conservait aucune amertume... Ce qu'il en restait, c'était... oui, c'était un peu de regret. Elle soutint sans faiblir le regard du vieux chef.
— Me croirez-vous, messire, si je vous dis que je regrette ce temps
? Celui qui est devenu mon époux bien-aimé était alors vivant, en pleine force, même s'il employait cette force contre moi. Comment ne regretterai s-je pas ?
Quelque chose s'adoucit dans le regard qui la dévisageait.
Brusquement, Gaucourt saisit sa main, la porta à ses lèvres et la laissa retomber sans plus de douceur.
— Allons, marmotta-t-il. Vous êtes sa digne femme. Et vous avez fait du bon travail, mais, trêve de galanteries. Maintenant, messieurs, il faut régler notre expédition. Le temps presse. La Trémoille n'aime pas ce château et il n'y restera pas longtemps. Si vous êtes d'accord, demain dans la nuit nous agirons.
— Ne devons-nous pas attendre les ordres du Connétable ? objecta Brézé.
— Les ordres ? Quels ordres ? grogna Gaucourt. Nous avons un travail à faire, il faut le faire vite. Au fait, où est passé maître Agnelet
? Il doit bien y avoir encore du vin dans sa cave. Je meurs de soif !
— Il est au-dehors, dit Jean de Bueil. Il veille.
Mais il eut à peine le temps de finir sa phrase. Agnelet en personne revenait, armé de sa lampe à huile et précédant deux hommes couverts de poussière et visiblement exténués, mais dont la vue arracha à Catherine une exclamation de plaisir car le premier de ces hommes n'était autre que Tristan l'Hermite. Mais ce fut Prégent de Coétivy qui les accueillit.
— Ah ! l'Hermite ! Rosnivinen ! Nous vous attendions. Je pense que vous nous apportez les ordres du Connétable ?
En effet, répondit Tristan. Voici messire Jean de Rosnivinen qui doit le représenter pour l'exécution. Car, bien entendu, il ne saurait être question qu'il vienne lui-même. Vous savez tous l'inimitié que lui voue le Roi. Il ne faut pas que notre sire croie à une vengeance, mais bien à une opération de salubrité publique.
Tout en parlant, il s'approchait de Catherine, et, respectueusement, s'inclinait devant elle.
— Monseigneur le Connétable m'a chargé, Madame, de baiser pour lui la belle main qui nous a ouvert Chinon. Il vous est profondément reconnaissant et espère que vous voudrez bien, dans l'avenir, le compter au nombre de vos plus dévoués serviteurs.
Ce petit discours fit un effet extraordinaire. Catherine sentit, aussitôt, l'atmosphère changer. Jusque-là, malgré leurs paroles courtoises, elle n'avait pas été à son aise au milieu de ces hommes.
Elle devinait confusément que la déférence qu'on lui témoignait s'adressait surtout au nom et au souvenir d'Arnaud, non à la femme qu'elle était. Son comportement devait leur sembler trop étrange, trop éloigné des habitudes. Sans doute pensaient-ils qu'elle aurait dû, selon la coutume, remettre le soin de sa vengeance à quelque champion et attendre le résultat, dans la prière et la méditation, au fond d'un couvent. Mais elle était décidée à jouer jusqu'au bout le rôle qu'elle s'était assigné. Qu'importait ce que pensaient les hommes !
Sans rien dire, Raoul de Gaucourt vint prendre sa main et la mena au centre des tonneaux, la fit asseoir et s'installa près d'elle.
— Prenez place, messeigneurs, et mettons-nous d'accord une bonne fois. Il en est temps. Agnelet, apportez-nous à boire et disparaissez.
L'aubergiste se hâta d'obéir, disposant gobelets et pichets sur une planche posée entre deux tonneaux avant de s'éclipser. Le silence avait régné dans la grotte durant tout le temps de ce travail. Quand il eut disparu seulement, Gaucourt fit du regard le tour de l'assemblée.
Vous savez déjà le principal. La Trémoille habite la tour du Coudray, gardé par quinze arbalétriers. C'est dire que, sans moi, vous ne pourriez même pas approcher. Sous ma juridiction immédiate, j'ai les trente hommes qui composent la garnison normale du château. Avec le Roi sont arrivés quelque trois cents hommes d'armes, tous aux ordres du Chambellan bien entendu, Français et Écossais. Première question, avez-vous des soldats ?
— J'ai cinquante hommes cantonnés dans la forêt, répondit Jean de Bueil.
— Ce sera suffisant, fit Gaucourt. Nous bénéficierons de la surprise, de l'importance du château qui oblige à disséminer les troupes sur tout le plateau entre le fort Saint-Georges et le Coudray et du fait que je serai à votre tête, moi le gouverneur. Mais, d'autre part, la poterne que je vous ouvrirai, demain à minuit, si nous sommes d'accord, et qui est la plus proche du donjon, se trouve entre la tour du Moulin et la tour polygonale où loge le plus solide soutien de La Trémoille, autrement dit le maréchal de Rais...
À l'évocation de Gilles, Catherine frissonna et devint pâle. Elle dut serrer les dents, mordre ses lèvres pour lutter contre la peur que ce simple nom faisait lever en elle. Toute à la joie d'approcher du but, elle avait oublié l'effrayant seigneur à la barbe bleue... Mais Jean de Bueil répondit :
— Je loge, moi aussi, à la tour polygonale, je ferai entrer les hommes dans le château, puis je regagnerai la tour avec Ambroise de Loré, par exemple. A nous deux, nous immobiliserons Gilles de Rais.
Il ne pourra pas sortir de ses appartements.
Ce fut dit si calmement que sa peur s'atténua. Gilles de Rais, pour ces chevaliers, n'avait rien d'effrayant.
Le gouverneur fit un signe d'approbation.
— Fort bien. Vous aurez donc à vous occuper de Rais. Moi-même et Olivier Frétard, mon lieutenant que voici, nous veillerons à neutraliser autant que possible les gardes en les écartant du Coudray.
Les cinquante hommes de Bueil, conduits par Brézé et Coétivy, avec Rosnivinen et l'Hermite, attaqueront le Grand Chambellan qui loge seul dans le donjon.
— Où loge le Roi ? demanda Catherine.
Dans le château du Milieu, le logis qui fait suite à la Grand Salle. La Reine lui demandera de passer la nuit auprès d'elle, chose qu'il ne refuse jamais car, à sa manière, il aime sa femme pour sa douceur et pour le calme qu'il trouve auprès d'elle. La Reine fera tout pour l'apaiser en cas d'alerte... Le plus difficile sera l'approche du château.
Les nuits sont claires et les sentinelles qui veillent aux remparts pourraient fort bien donner l'alarme... auquel cas tout serait perdu.
Vous veillerez donc, messieurs, à ce que vos hommes ne portent aucune pièce d'armure, aucun vêtement d'acier dont le bruit serait dangereux. Rien que du cuir ou de la laine...
— Les armes ? demanda brièvement Jean de Bueil.
— La dague et l'épée pour les gentilshommes, la hache et la dague pour les soldats. C'est donc bien compris : à minuit, nous ouvrons la poterne. Vous entrez. Puis Bueil et Loré se dirigent vers la tour de Boisy tandis que les autres s'occupent du donjon. Coétivy et Tristan l'Hermite, avec une dizaine d'hommes, l'entoureront tandis que Brézé et Rosnivinen monteront à l'étage exécuter La Trémoille.
De la tête, les conjurés approuvèrent. Alors, s'éleva la voix claire de Catherine.
— Et moi ? demanda-t-elle froidement.
À mesure que parlait Gaucourt, l'indignation s'enflait dans son cœur en constatant qu'aucun rôle ne lui était réservé. Elle ne pouvait plus se taire. Il y eut un silence. Tous les regards se portèrent sur elle, et, dans tous, elle lut la même réprobation, jusque dans celui de Pierre de Brézé. Mais ce fut encore Gaucourt qui traduisit le sentiment général.
— Madame, dit-il courtoisement mais fermement, nous vous avons demandé de venir cette nuit pour que vous sachiez ce qui va être fait. C'était normal, et nous vous le devions. Mais ce qui nous reste à faire nous regarde, nous les hommes. Vous avez grandement mérité notre gratitude, certes, pourtant...
Un moment, sire gouverneur, coupa la jeune femme en se levant brusquement. Je ne suis pas venue à Chinon uniquement pour recevoir des compliments, entendre de belles paroles, et ensuite demeurer tranquillement dans mon lit tandis que vous attaquerez votre gibier. Je veux y être !
— Ce n'est pas la place d'une femme, s'écria Loré. Foin de jupons pour un combat !
— Oubliez que je suis une femme. Ne voyez en moi que l'émanation, le représentant d'Arnaud de Montsalvy.
— Les soldats ne comprendront rien à votre présence.
— Je m'habillerai en homme. Mais, encore une fois, messeigneurs, je veux y être. C'est mon droit absolu. Je le revendique.
Il y eut un silence. Catherine les vit se consulter tous du regard.
Même Brézé était hostile à sa présence ; elle le comprit fort bien à son attitude. Seul, Tristan osa plaider pour elle.
— Vous ne pouvez pas lui refuser cela, dit-il gravement. Vous avez accepté le danger insensé qu'elle a couru pour vous rendre possible cette attaque, et maintenant vous la rejetez ? La priver de la victoire serait injuste.
Sans répondre, Raoul de Gaucourt se dirigea vers l'escalier taillé dans le roc, posa le pied sur la première marche et, là seulement, se retourna.
— Vous avez raison, Tristan. Ce serait injuste. À demain, vous tous. A minuit.
Le ton était sans réplique. Personne n'osa la moindre protestation.
Ignorant Pierre de Brézé qui lui offrait sa main pour la reconduire à sa chambre, Catherine alla prendre le bras de Tristan.
— Venez, mon ami. Il est temps pour vous de vous reposer, dit-elle affectueusement l'entraînant vers la sortie de la grotte.
Elle refusa même de voir l'air malheureux de Pierre. Il ne l'avait pas aidée, tout à l'heure. Elle lui en voulait comme d'une trahison.
Lorsqu'elle rentra dans sa chambre Sara se souleva sur un coude et la regarda.
— Alors ? fit-elle.
— C'est pour demain, à minuit.
— Ce n'est pas trop tôt. Nous allons enfin voir la fin de cette folle aventure.
Et, satisfaite de cette conclusion, Sara se tourna de l'autre côté et reprit son sommeil interrompu.
La nuit de juin était claire et tiède. Dans le pourpoint de drap sombre étroitement lacé qu'elle portait, Catherine avait trop chaud en montant au milieu des autres, vers le triple château. Auprès d'elle, au coude à coude, marchaient Bueil, Loré, Coétivy, Brézé et Rosnivinen.
Tristan était derrière, avec les hommes d'armes, fermant la marche.
Cette troupe de cinquante hommes se déplaçait sans faire plus de bruit qu'une armée de fantômes. Les ordres de Jean de Bueil étaient formels et stricts : pas d'armes, dont l'acier pouvait tinter. Les hommes ne portaient que du buffle, mais à toutes les ceintures pendaient les dagues et les haches. Il était impossible de rien lire sur tous ces visages fermés. Silencieux, disciplinés comme une machine de guerre bien huilée, ils montaient d'un même pas vers les murailles d'instant en instant plus proches. L'ombre d'une tour polygonale s'étendit sur eux, les protégea.
Catherine pensait que cette belle nuit claire et bleue était un étrange décor pour un meurtre. Elle l'eût préférée bien noire, bien opaque et un peu brumeuse, mais une joie orgueilleuse l'habitait malgré tout.
C'était elle qui avait mis en marche ces hommes. S'ils étaient là, lancés dans cette chasse mortelle où chacun jouait sa tête, c'était parce qu'elle l'avait voulu, avec acharnement. Dans quelques instants, elle serait victorieuse ou vaincue sans recours et, tout à l'heure, en quittant l'auberge, elle avait, avec ses dernières recommandations, fait ses adieux à Sara.
— Si je ne reviens pas, tu rentreras à Montsalvy et tu iras dire à mon époux que je suis morte pour lui. Et puis, tu veilleras sur Michel.
— Inutile, avait dit Sara calmement. Tu reviendras.
— Qu'en sais-tu ?
— Ton heure n'est pas venue. Je le sens.
Mais, à mesure qu'elle approchait du château, Catherine pensait que Sara pouvait avoir tort, pour une fois. La troupe qui lui avait paru formidable au départ semblait s'amenuiser à mesure que grandissaient les courtines neuves sous leurs hourds brillants d'ardoises bleues. Elle laissa échapper un soupir angoissé, et, aussitôt, la main de Pierre de Brézé, qui marchait auprès d'elle, voulut prendre la sienne. Mais elle la retira brusquement... L'heure n'était pas aux douceurs de l'amour et, à cet instant, elle ne voulait être pour ces hommes qu'un compagnon d'armes.
— Catherine, reprocha le jeune homme. Pourquoi me fuyez-vous ?
Elle n'eut pas à répondre. Ce fut Coétivy qui s'en chargea.
— Silence ! ordonna-t-il. Nous approchons.
Ils arrivaient en effet au sommet du coteau, au pied de la muraille sur laquelle on pouvait distinguer les gardes. Aucune lumière ne brillait dans le château. Dans le logis royal, le Roi dormait sans doute dans son large lit, auprès de la reine Marie qui, elle, devait avoir les yeux bien ouverts. Elle avait promis de veiller pour calmer son époux en cas d'alerte. Et puis comment aurait-elle pu dormir, sachant ce qui allait se passer ?
Sur un geste impérieux de Bueil, toute la troupe se plaqua contre la muraille et devint invisible des chemins de ronde tandis que le jeune capitaine s'avançait, seul, vers la poterne close. Malgré elle, Catherine retint sa respiration. À ses pieds, elle pouvait voir la ville et ses toits pointus, luisants sous la lune, serrés comme un grand fagot bleu dans la ceinture de pierre des remparts, soulignant la coulée brillante de la rivière. La voix profonde de Marie Javelle sonnant minuit la fit tressaillir.
Derrière cette haute porte close, Gaucourt et Frétard devaient être au rendez-vous.
— On ouvre ! chuchota quelqu'un.
En effet, une tremblante lumière jaune coula par l'entrebâillement.
Celui qui ouvrait portait une lanterne. Catherine aperçut deux silhouettes vêtues de fer. Le gouverneur et son lieutenant qui, eux, n'avaient pas besoin de se cacher et pouvaient porter l'armure. L'un après l'autre, les conjurés se glissèrent dans le passage que Frétard tenait ouvert. Catherine passa après Brézé qui, nerveux, l'avait saisie par le bras et tirée derrière lui. Agacée, elle se dégagea d'un geste brusque. Elle se retrouva dans la cour du Coudray, de l'autre côté de cette tour du Moulin, la plus occidentale de l'ensemble fortifié.
Devant elle, à quelques toises, se dressaient la gigantesque tour ronde où dormait son ennemi, le donjon derrière lequel on apercevait la chapelle Saint-Martin... Le but enfin !
L'un après l'autre, Gaucourt dévisageait les hommes qui passaient devant lui, levant sa lanterne, les comptant. Quand le dernier fut passé, la poterne se referma aussi silencieusement qu'elle s'était ouverte, puis le gouverneur se mit à la tête de la troupe. Il désigna de son gantelet le donjon silencieux. Au-dessus de sa tête, Catherine pouvait entendre le pas lent et cadencé des sentinelles sur le rempart.
Aucune ne s'arrêta. L'opération s'effectuait dans un silence impressionnant. Bueil et Loré se dirigeaient vers une des tours tandis que Coétivy et Tristan, à la tête d'un groupe, disparaissaient silencieusement dans d'ombre du donjon. En franchissant la porte du Coudray, Catherine dut respirer plusieurs fois à fond car les battements de son cœur l'étouffaient. Instinctivement, elle chercha la dague à sa ceinture, serra fortement la poignée dans sa main gauche.
Maintenant, silencieux comme les anneaux d'un long serpent noir, les conjurés montaient dans la lumière indécise des quinquets fumeux vers l'étage où habitait le Grand Chambellan.
Les gardes de sa porte, reconnaissant le gouverneur, ne bronchèrent pas. Ils furent maîtrisés avant même d'avoir eu le temps d'ouvrir la bouche. Alors, seulement, le silence vola en éclats.
Par la porte violemment poussée, les conjurés se ruèrent dans la grande chambre où La Trémoille ronflait sous des courtines de velours que son souffle puissant agitait doucement. Une seule veilleuse d'or ciselée brûlait et, dans l'ombre des rideaux, on distinguait vaguement son énorme masse couchée sur le dos.
Ce fut rapide. Quatre hommes bondirent sur le corps monstrueux qu'ils escaladèrent et maîtrisèrent. La Trémoille, réveillé mais incapable de se redresser, se mit à hurler. Le pommeau d'une épée le frappa rudement à la tête, ouvrant une tempe qui se mit à saigner.
— Tuez-le ! cria Catherine, ivre d'une joie vengeresse si intense qu'elle ne se reconnaissait plus elle- même.
Arrachant sa dague de sa ceinture, elle allait se ruer en avant, mais un homme, en qui elle reconnut Jean de Rosnivinen, la lui arracha.
— Ce n'est pas là travail de femme, gronda le Breton en se jetant en avant. Donnez-moi ça.
De toutes ses forces il plongea l'arme dans le ventre de La Trémoille qui hurla. D'autres armes frappèrent, mais sans parvenir à faire taire le gros homme qui hurlait comme un porc à l'abattoir.
Dans le château, on s'éveillait à ces cris, des bruits naissaient, inquiétants. Encore quelques instants et la garde accourrait à ces hurlements.
— Il est trop gras, jeta Gaucourt dégoûté. Les dagues ne peuvent atteindre le cœur. Ligotez-le, bâillonnez-le et emportez-le !... Il faut qu'il ait quitté le château avant cinq minutes.
— L'emporter, s'insurgea Catherine. Pendons-le.
Nous n'avons pas le temps, dit le gouverneur. Ni de corde assez solide. Transportons-le à Montrésor, chez Bueil. J'ai disposé des chevaux dehors à tout hasard. Qu'un homme aille prévenir Bueil. Qu'il ligote et bâillonne Gilles de Rais et qu'il nous rejoigne en bas ! En un clin d'œil, La Trémoille ne fut plus qu'un énorme paquet gémissant dont les yeux affolés roulaient dans leurs orbites au-dessus du bâillon.
À cet instant, Olivier Frétard, qui était demeuré en bas, accourut.
— Le Roi est réveillé. Il demande ce que veut dire ce vacarme. Il envoie ses gardes.
— Vite, emportez-le, cria Gaucourt. Je vais chez le Roi...
En quelques instants tout fut réglé, sous l'œil stupéfait de Catherine dont les hurlements de La Trémoille avaient glacé le sang. Dix hommes parvinrent à emporter la masse inerte et sanglante du gros homme. L'escalier fut dégringolé plus que descendu, la cour traversée en un clin d'œil, la poterne franchie. Pierre de Brézé avait voulu entraîner Catherine à la suite des autres, mais cette scène de boucherie, l'odeur du sang répandu avaient eu raison de sa résistance.
Elle était tout doucement en train de s'évanouir auprès du grand lit. Le jeune homme la retint au moment où elle allait tomber à terre et l'emporta en courant.
En arrivant dans la cour, l'air frais de la nuit ranima Catherine. Elle ouvrit les yeux, vit le visage de Brézé tout près du sien et le regarda sans comprendre. Mais la mémoire lui revint aussitôt et, d'un souple mouvement de reins, elle se laissa glisser des bras qui la tenaient.
— Lâchez-moi, s'écria-t-elle. Merci, messire... Où est La Trémoille
? Qu'en a-t-on fait ?
Du geste, Pierre désigna la troupe qui dévalait le sentier vers la ville semblable à quelque énorme mille- pattes.
— Tenez ! On l'emporte. À Montrésor. Il sera jugé.
Une vague de sang monta au visage de la jeune femme.
— Et sa femme ? fit-elle rageusement. Allez-vous la laisser en paix ici ? Elle est pire que lui et le la hais plus encore que je n'ai haï son époux.
On ne peut pas l'atteindre, Catherine... Elle a ses appartements dans le château du Milieu, près du logis du Roi. Il faut partir, maintenant.
— Ah vraiment ? cria Catherine avec fureur. Partez si vous voulez. Moi, je reste. Je n'aurai pas de repos avant d'en avoir fini avec elle... J'ai encore un compte à régler, moi.
Tout en parlant, elle tâtait le fourreau de sa dague, s'étonnait un instant de le trouver vide. Puis elle se souvint que Rosnivinen la lui avait arrachée pour l'enfoncer jusqu'à la garde dans le ventre du Chambellan. L'arme s'était enlisée dans la graisse du gros homme d'où le Breton l'avait arrachée avant de la jeter. Elle devait être restée sur le dallage de la chambre.
— Il faut que je remonte, dit-elle. J'ai perdu ma dague.
— Qu'importe une dague, Catherine ! Vous êtes folle. Les gardes vont vous prendre ?
— Et après ? Qu'ils me prennent s'ils veulent. De toute façon je n'ai plus l'intention de me cacher. C'est hautement et au grand jour que je vais réclamer au Roi notre réhabilitation. La reine Yolande me l'a promise. Si je suis prise, prévenez-la. Quant à la dague, c'est celle qui n'a jamais quitté mon époux. J'y tiens et je vais la chercher.
Elle s'élança de nouveau vers le donjon devant la porte duquel s'agitait un peloton de gens d'armes indécis sur ce qu'ils devaient faire. Elle se jeta au milieu d'eux, Pierre de Brézé sur les talons, et se fût fait prendre certainement si, à cet instant précis, Raoul de Gaucourt n'était arrivé, revenant du logis royal. Brézé l'appela, en quelques mots lui expliqua ce qui se passait. Il écarta les soldats d'un mouvement de son épée.
— Laissez cette... ce garçon, dit-il rudement. Je le connais..
Regagnez vos quartiers.
Docilement, les hommes d'armes s'éloignèrent, traînant les pieds en gens mal réveillés, et disparurent bientôt. Il n'y eut plus au pied du donjon que Brézé, Catherine et Gaucourt.
La figure du gouverneur, encore tachée de sang, était sombre et fermée, Pierre en conclut que les choses allaient mal et demanda :
— Le Roi ? Est-ce qu'il sait ? Que fait-il ?
Gaucourt haussa les épaules avec un rire sec.
— Le Roi ? Il s'est rendormi. La Reine lui a assuré que ce tumulte qui l'avait éveillé n'était fait que pour son bien et il l'a crue sans plus d'explication. Il a seulement demandé si le Connétable était là. On lui a dit non, cela lui a suffi. Cela nous donne jusqu'au jour pour les explications... Il réagit exactement comme il a réagi à la mort de Giac.
— L'étrange roi, murmura Pierre. Ces hommes qu'il porte au pinacle, ces indispensables favoris, il les oublie en une minute.
Mais Catherine n'était pas là pour philosopher. Elle estimait qu'elle avait encore à faire et, se désintéressant des deux hommes, elle voulut entrer dans le Coudray. Gaucourt la retint.
— Un moment. Où allez-vous ?
— Là-haut, chercher la dague de mon époux.
— C'est à moi d'y aller. J'ai encore à faire chez La Trémoille, coupa sèchement le gouverneur.
— Alors je vais avec vous. Que puis-je craindre ? La Trémoille est déjà sur la route de Montrésor. Si l'on m'arrête, vous me libérerez.
— La Trémoille est parti, en effet. Mais sa femme est encore ici.
Elle a été réveillée par le vacarme ; qui ne l'a été d'ailleurs ? En sortant de chez le roi, je l'ai aperçue qui courait dans les couloirs du château, à demi nue, comme une folle. Je me suis lancé à sa poursuite, mais elle avait de l'avance ; je l'ai vue franchir les douves du donjon, sur le petit pont. Elle est là-haut.
— Et vous voulez m'empêcher d'y aller ? s'écria Catherine. N'y comptez pas, sire gouverneur. Il vous faudrait me passer sur le corps.
Arrachant son bras que tenait toujours Gaucourt, elle se lança dans l'étroit escalier de pierre, grimpant quatre à quatre avec l'agilité d'un chat. Sa haine lui donnait des ailes. Toute à la joie d'affronter enfin son ennemie avec des chances égales, elle ne songeait même pas qu'elle était sans arme. Mais l'autre, sans doute, n'en avait pas davantage... Les cloches du triomphe carillonnaient dans les oreilles de Catherine soulevée au-delà d'elle-même... Elle n'entendait plus rien que ce chant de victoire.
Au seuil de la chambre, elle s'arrêta, hors d'haleine et saisie par le spectacle qui s'offrait à ses yeux. À peine vêtue d'une chemise qui découvrait largement ses épaules et sa gorge, la dame de La Trémoille fouillait un coffret et en sortait des joyaux qu'elle accumulait dans une soierie posée près d'elle. À en juger par l'invraisemblable désordre qui régnait et qui n'était pas dû uniquement à l'attentat, elle avait déjà visité d'autres coffres. Catherine eut un sourire de mépris... Cette femme ne changerait jamais. On pouvait tuer ses époux, elle se préoccuperait toujours davantage de leur héritage que de leur sort...
Toute à ses rapines, l'autre ne la voyait pas. Catherine entra doucement et saisit la dague qui traînait sur le sol à quelques pas d'elle, en réprimant une grimace de dégoût. Elle était encore toute poissée de sang.
Soudain, elle sursauta. La comtesse s'était immobilisée et haletait doucement, comme si l'air tout à coup lui avait manqué. Catherine la vit élever dans sa main, vers la flamme de la veilleuse qui brûlait toujours, une chose qui étincela de mille feux sombres. Le diamant noir ! Son diamant noir à elle, Catherine !... Jamais elle n'avait vu, sur un visage humain, pareille expression de cupidité. Les yeux de la femme étaient exorbités, ses lèvres étaient sèches. C'était cela surtout qu'elle était venue chercher. Elle tremblait d'excitation... La voix glaciale de Catherine la fit sursauter.
— Rendez-moi cela ! dit-elle froidement. Ce diamant m'appartient
!
L'autre tourna vers elle un regard hébété, mais dont les prunelles peu à peu se rétrécirent, où revinrent bientôt la ruse et la cruauté.
— A vous ? Qui êtes-vous ?
Catherine eut un rire sec et s'avança au milieu de la pièce. La lumière de la veilleuse l'enveloppa, dessinant sa mince silhouette moulée dans le costume masculin.
— Regardez-moi ! Regardez-moi bien ! Ne m'avez- vous jamais vue ?
Avec méfiance, serrant le diamant contre sa poitrine nue, la comtesse s'approcha, dévisageant ces traits, ce visage que le camail noir sertissait comme un écrin. Déroutée sans doute par le costume masculin, elle secoua la tête.
— On m'appelait Tchalaï, commença Catherine railleusement.
L'autre éclata d'un rire fêlé et se détourna avec emportement.
— C'est bien possible, ton visage avait si peu d'importance pour moi. Tu as eu de la chance de m'échapper, mais passe au large, ma fille, j'ai à faire. Quant à ce diamant...
Le sourire s'effaça des lèvres de Catherine. Elle saisit le poignet de son ennemie et, le tordant, l'obligea à lui faire face.
— Écoute-moi bien, maudite ! J'ai dit que ce diamant m'appartenait parce que c'est à moi que vous l'avez volé, toi et ton pourceau d'époux.
— Au large ! répéta la comtesse avec fureur. Depuis quand les filles de ta sorte ont-elles des diamants ?
— Je ne suis pas une Tzigane. Je n'ai feint de l'être que pour consommer ta perte et celle de ton mari. Regarde-moi mieux. Je n'ai plus rien des filles d'Egypte... Mes cheveux sont clairs, mes sourcils aussi.
— Qui es-tu alors ? Dis-le et va-t'en au Diable, tu me fais mal !
Lentement, Catherine appuya la pointe de sa dague sur la gorge blanche.
— Au Diable, c'est toi qui vas y aller. Et c'est moi, Catherine de Montsalvy, qui t'y enverrai.
— Montsalvy !
La comtesse avait balbutié le nom tandis qu'une peur abjecte se levait dans ses yeux glauques. La pointe de la dague appuya un peu. Le sang parut. Les doigts de Catherine se crispèrent nerveusement sur le poignet de l'autre qui gémit de douleur. La jeune femme serra les dents.
— A genoux, siffla-t-elle... A genoux ! Et demande pardon à Dieu pour le mal que tu as fait, pour mon époux torturé, pour Jehanne livrée, pour le royaume pillé, pour tant d'innocents sacrifiés...
— Grâce ! hurla l'autre. Ne me tue pas ! Ce n'est pas moi...
— Et, en plus, tu es lâche ! fit Catherine avec dégoût. Allons, à genoux !
La fureur communiquait à ses doigts une force insoupçonnée. Peu à peu, les genoux de la grande femme pliaient. Elle claquait des dents...
Malheureusement, la voix de Gaucourt derrière Catherine fit relâcher son attention un instant.
— Vous ne pouvez pas tuer cette femme, dame Catherine. Elle nous appartient.
Si faible qu'eût été ce relâchement, son adversaire en profita. Se tordant avec la souplesse d'une couleuvre, elle échappa à Catherine, lui saisit la main et lui arracha la dague. Catherine se retrouva seule, et désarmée, en face d'une véritable furie. Les yeux de la femme flamboyaient, ses dents grinçaient.
— Cette fois, tu ne m'échapperas pas, siffla-t-elle.
Catherine, les yeux rivés sur ceux de son adversaire, recula d'un pas. Prévoyant l'élan des deux hommes qui allaient se jeter sur la comtesse, elle les retint d'un mot :
— Arrêtez ! Quoi que vous en pensiez, c'est à moi qu'elle appartient.
Derrière elle, Catherine sentit le trépied sur lequel était posée la veilleuse... En face, elle voyait se rapprocher le visage grimaçant de la dame de La Trémoille qui avançait, la dague haute. Sa main glissa derrière elle, saisit la lampe à huile. Puis, de toute sa force, elle la lança au visage de son ennemie.
Un hurlement d'agonie lui répondit. L'autre recula, les mains à son visage que l'huile enflammée brûlait. Dans sa chevelure une langue de feu courait, une autre dévorait sa chemise transparente. La femme hurlait de souffrance... Catherine, le regard dilaté, vit Gaucourt arracher une couverture du lit, la jeter sur les flammes, rouler la.
comtesse dans le tissu. Lentement, elle se baissa, ramassa la dague que l'autre avait laissé échapper. Ses jambes tremblaient maintenant que tout était fini. Il fallut que Pierre de Brézé l'aidât à se relever ; sinon, elle serait tombée à genoux. Sous la couverture, les cris étaient devenus des plaintes... La blessée geignait comme une bête malade.
Catherine leva sur Gaucourt un regard vide.
— Je vous la laisse maintenant. Qu'allez-vous en faire ?
Il se baissa, chargea le paquet gémissant sur son épaule, puis regarda Catherine bien en face.
— C'est à vous d'en décider. Vous aviez raison, ce droit vous appartient. Brézé m'a dit... Je voulais l'envoyer rejoindre son mari, mais je la jetterai aux oubliettes si tel est votre désir. C'est tout ce qu'elle mérite.
La femme secoua la tête, soudain vidée de ses forces.
— Non. Laissez-la vivre... laissez-les vivre tels qu'ils sont maintenant puisque Dieu a jugé et n'a pas voulu qu'ils meurent par nous. Qu'ils vivent ensemble, l'un en face de l'autre, avec la lèpre de leurs âmes et l'horreur de ce qu'ils sont devenus. Elle est défigurée...
lui impotent à force de graisse, couvert de blessures dont peut-être il ne guérira pas... Laissez-les bâtir eux-mêmes leur enfer. Que le monde les oublie. Moi, je suis vengée.
Ses nerfs, trop tendus, lâchaient maintenant. Elle s'agrippa au bras de Brézé, s'y cramponna et supplia :
— Emmenez-moi, Pierre. Emmenez-moi d'ici...
— Voulez-vous rejoindre les autres à Montrésor ? demanda-t-il doucement.
Elle fit signe que non.
— Je ne veux plus les revoir. Achevez sans moi votre tâche, la mienne est faite... Je rentre à l'auberge...
Mais, au moment de quitter la chambre dévastée, elle aperçut, brillant d'un éclat sinistre sur la pile de joyaux, le diamant noir de Garin. Elle tendit la main, le saisit... La pierre maléfique se logea au creux de sa paume comme un animal familier.
— Il est à moi, murmura-t-elle. je reprends mon bien.
Le bras de Brézé entoura ses épaules frissonnantes, les serra doucement.
—
On dit que ce joyau merveilleux est maudit et porte malheur.
Vous n'en avez que faire, Catherine.
Elle considéra un instant la pierre funeste qui habillait sa main d'éclats nocturnes.
—
C'est vrai, dit-elle gravement. Cette pierre sème la mort et le malheur. Mais celle à qui je l'offrirai a le pouvoir de chasser le malheur et de faire reculer la mort.
Soutenue par le jeune homme, Catherine quitta enfin le donjon du Coudray. Une fois dans la cour, elle s'arrêta, leva les yeux vers le ciel. Les étoiles s'étaient éteintes. Il n'en restait plus qu'une, extraordinairement brillante, et, du côté de l'Orient, une mince bande plus claire se dessinait à l'horizon. La fraîcheur de l'aube se faisait sentir ; Pierre, avec une tendre sollicitude, enveloppa Catherine d'un manteau.
— Venez, implora-t-il. Vous allez prendre froid.
Mais elle ne bougea pas, le retint au contraire sans quitter des yeux le firmament.
—
Le jour va naître, murmura-t-elle... un jour nouveau. Tout est fini pour moi, la page est tournée.
—
Tout peut recommencer, Catherine, murmura-t-il ardemment.
Ce jour peut être le premier d'une vie nouvelle, pleine de joie et de soleil ; si seulement vous le voulez. Catherine, dites-moi...
Doucement mais fermement, elle lui ferma la bouche de sa main, sourit tristement au beau visage anxieux qui se penchait vers elle.
—
Non, Pierre. Ne dites plus rien... je suis lasse, lasse à mourir.
Ramenez-moi seulement, sans rien dire.
A petits pas, serrés l'un contre l'autre comme deux amoureux, ils redescendirent vers la ville endormie.
Franchie la haute porte à doubles battants armés de fer, Catherine vit s'étendre devant elle la vaste cour du château de Chinon. Les archers écossais, rangés sur deux files se faisant face, formaient la haie, immobiles comme des statues, les plumes de héron de leurs bonnets remuant doucement au vent du soir. Sur le perron de dix-huit marches, qui menait à la Grande Salle où l'attendait le Roi, une dizaine de hérauts étaient figés, trompettes à la hanche...
Le cœur de Catherine cognait à grands coups dans sa poitrine. Il y avait maintenant dix jours que l'audacieux coup de main contre le Grand Chambellan avait réussi. Prisonnier à Montrésor, La Trémoille à demi mort attendait que fussent remplies les intransigeantes conditions de sa vie sauvée : rançon énorme, démission de toutes ses charges, résidence forcée à l'avenir dans son château de Sully, le seul qu'on lui laissât. Mais elle voulait oublier le monstrueux tyran qui avait si cruellement pesé sur elle et sur les Montsalvy. Aujourd'hui, c'était l'heure de son triomphe. La reine Yolande lui avait fait savoir que, ce soir, 15 juin, le Roi la recevrait en grande cérémonie.
Ce moment, elle l'avait attendu avec impatience, dans l'auberge de maître Agnelet, mais non plus dans la réclusion. Elle était libre, désormais, de sortir et de recevoir des visites. Plus aucun danger ne la menaçait.
N'avait-elle pas vu, au lendemain de la chute de La Trémoille, Gilles de Rais quitter Chinon, à l'aube, avec ses gens ? Un départ presque furtif. L'arrogance était toujours peinte sur le visage du maréchal, mais ce n'en était pas moins un vaincu qui s'en retournait vers ses domaines angevins. Elle avait eu, en le regardant passer, un sombre sourire : « Un jour, avait-elle murmuré entre ses dents, toi aussi tu me paieras le mal que tu m'as fait. Je ne t'oublierai pas. »
Comme elle approchait du perron, les hérauts embouchèrent les longues trompettes d'argent dont l'appel emplit l'air et fit vibrer Catherine d'émotion. Instinctivement, elle chercha, derrière elle, la silhouette de Tristan l'Hermite qui la suivait, respectueusement, à trois pas... Une certaine amertume, cependant, se mêlait à sa joie de ce soir... Elle avait espéré que Pierre de Brézé serait auprès d'elle à cette minute si importante. Or, depuis qu'en sortant du donjon du Coudray il l'avait ramenée chez elle, Brézé avait totalement disparu. Personne n'avait pu lui dire ce qu'il était devenu. Seul Tristan avait cru voir Pierre quitter Chinon au grand galop le jour même. Personne ne l'avait revu.
Les trompettes se turent, mais comme Catherine, lentement, gravissait les degrés du perron, les hautes portes de la Grande Salle s'ouvrirent sur la prodigieuse illumination de l'intérieur. Une centaine de torches brûlaient dans la gigantesque pièce dont les murs, hauts de plus de six mètres, étaient tout vêtus de tapisseries. Des jonchées de fleurs fraîches semaient le dallage jusqu'à la grande cheminée au fond de la salle. Une foule somptueuse et bariolée était rassemblée là, qui fit silence lorsque les portes s'ouvrirent. Près de la cheminée, Catherine aperçut le haut fauteuil royal surmonté d'un dais bleu et or.
Le Roi l'occupait et le jeune homme qu'elle avait vu dans la nuit d'Amboise, Charles
d'Anjou, était debout près de lui, éclatant de jeunesse dans son costume de drap d'or. Dans l'embrasure d'une des fenêtres, elle vit la Reine entourée de ses femmes, mais son regard revint se poser sur un homme âgé et de haute mine qui se tenait debout à l'entrée de la salle et venait à elle, appuyé sur une canne blanche : le comte de Vendôme, Grand Maître de l'Hôtel du Roi, ordonnateur des cérémonies.
Déjà, il s'inclinait devant elle et lui offrait la main pour la mener jusqu'au trône quand une silhouette féminine, portant un deuil fastueux, s'avança rapidement entre les deux groupes inclinés de seigneurs et de dames. Étranglée d'émotion, Catherine reconnut la reine Yolande. Celle-ci s'adressa gracieusement à Louis de Vendôme, qui déjà pliait le genou.
— S'il vous semble bon, mon cousin, c'est moi qui mènerai Madame de Montsalvy au Roi, dit-elle.
— Le protocole se tait quand la Reine ordonne, répliqua le Grand Maître avec un sourire.
Yolande tendit la main à Catherine courbée à ses pieds par sa révérence.
— Venez, ma mie.
Côte à côte, au milieu d'un silence profond, les deux femmes remontèrent la longue salle, l'une imposante et belle sous la haute couronne qui auréolait ses nattes sombres, l'autre éclatante de beauté malgré l'austérité de ses vêtements lugubres. Toutes deux en deuil, mais celui de Yolande était fait de velours et de satin tandis que Catherine s'était seulement permis une laine fine ; sa tête blonde s'enveloppant de crêpe funèbre. A mesure qu'elles approchaient du trône, Catherine pâlissait, le cœur étreint par la solennité du moment.
La silhouette maigre du Roi, dans ses vêtements de velours bleu sombre discrètement ornés d'or, grandissait, grandissait, et Catherine songeait, douloureusement, que cette main amicale qui la guidait eût dû être celle d'Arnaud. Sans le mal maudit, ils eussent remonté ensemble cette allée triomphale et certes pas en habits de deuil.
Pourtant, c'était à lui, à son amour perdu, qu'elle dédiait cette minute, car c'était à lui qu'elle appartenait. Dans les profondeurs de sa mémoire, elle le revoyait, abattu comme un chêne foudroyé sur les décombres de sa demeure ruinée, incendiée par ordre de ce même roi qui là-bas l'attendait. Elle crut entendre encore les sanglots désespérés de cet homme, fort et vaillant entre tous, et dut fermer les yeux pour retenir ses larmes.
Soudain, arrachée de sa douloureuse rêverie, elle mesura l'incroyable honneur que Yolande lui faisait car, sur leur passage, seigneurs et nobles dames s'inclinaient ou pliaient le genou et l'hommage rendu à la Reine rejaillissait sur sa jeune compagne. Elle vit même se courber les princes du sang et, lorsqu'elles atteignirent les marches du trône, le Roi se leva. Ses yeux bruns, sans éclat, s'attachèrent au visage de Catherine avec intérêt. La jeune femme se sentit rougir. Si mal partagé que fût Charles VII sous le rapport physique, la majesté n'en émanait pas moins de sa forme frêle et de son visage ingrat. Il était bien le Roi, ce roi auquel, lorsqu'on s'appelle Montsalvy, on voue sans retour son sang, sa vie et sa fortune. Sans baisser son regard qu'elle tenait fixé à celui du souverain, Catherine, lentement, plia le genou tandis que s'élevait la voix de la reine Yolande.
— Sire, mon fils, dit-elle, plaise à votre justice et à votre cœur généreux recevoir en grâce Catherine, comtesse de Montsalvy, dame de la Châtaigneraie, qui s'en vient à vos genoux implorer votre secours et réclamer réparation des torts nombreux et des cruelles souffrances qu'elle a endurés du fait de l'ancien Grand Chambellan.
— Sire, enchaîna Catherine avec véhémence, c'est pour mon époux mort dans le désespoir, c'est pour Arnaud de Montsalvy qui, toujours, vous servit fidèlement que je demande justice, non pour moi. Je ne suis que sa femme.
Le Roi sourit, descendit jusqu'à la jeune femme dont il prit les deux mains pour l'aider à se relever.
Dame, dit-il doucement, c'est le Roi, bien plutôt, qui devrait être à vos pieds pour demander merci. Je sais tout le mal qu'il est advenu au plus fidèle de mes capitaines et j'en ai grande honte et grande douleur. Il importe aujourd'hui, pour vous et votre fils, que tout redevienne comme par le passé et que la maison de Montsalvy soit hautement rendue à l'honneur et à la prospérité. Que vienne notre chancelier !
De nouveau, la foule chatoyante s'ouvrit pour laisser passer Regnault de Chartres, archevêque de Reims et Grand Chancelier de France. Catherine regarda venir, avec un peu d'étonnement, l'orgueilleux prélat qui avait été le mortel ennemi de Jehanne d'Arc et qui, sans doute, n'avait abandonné le parti de La Trémoille que par prudence. Elle éprouvait pour lui une instinctive aversion à cause, peut-être, de son regard hautain et du pli calculateur de ses lèvres.
Mais, soudain, elle sentit une profonde rougeur envahir ses joues. A quelques pas derrière le Chancelier marchait un homme aux vêtements poussiéreux, aux traits tirés par la fatigue : Pierre de Brézé.
Il lui sourit du plus loin qu'il l'aperçut et, malgré elle, Catherine lui rendit ce sourire. Mais elle n'eut pas le temps de se poser de questions.
Charles VII s'adressait à Regnault de Chartres.
— Seigneur Chancelier, avez-vous ce que messire de Brézé est allé chercher à Montsalvy ?
Pour toute réponse, l'archevêque tendit la main sans regarder Pierre ; le jeune homme y posa un parchemin roulé, visiblement sali et usagé.
Regnault de Chartres déroula le parchemin troué aux quatre coins. Un flot de sang monta à la gorge de Catherine. Ce parchemin aux bords déchiquetés, sali, troué, à demi effacé, elle le reconnaissait. C'était celui qui avait été placardé, par quatre flèches, sur les ruines encore fumantes de Montsalvy, c'était l'édit qui déclarait traître au Roi et au royaume, félon et à jamais proscrit, Arnaud de Montsalvy... Elle le regarda trembler légèrement entre les doigts du Chancelier comme elle l'avait vu voleter doucement au vent du soir, à Montsalvy... Et puis le décor changea. Un homme vêtu de rouge s'avança, suivi de deux valets portant un brasero plein de braises. Catherine reconnut le bourreau. Ses yeux s'effarèrent tandis qu'une angoisse incontrôlable l'étranglait. Cette sinistre silhouette rouge lui rappelait des souvenirs trop proches encore et trop chargés d'horreur. Mais ce n'était pas à un homme qu'en voulait l'exécuteur.
Regnault de Chartres s'avança, le parchemin posé dans ses deux mains. Sa voix monta dans le silence :
— Nous, Charles, septième du nom, par la grâce de Dieu Tout-Puissant, roi de France, ordonnons que l'édit frappant de félonie et de proscription très haut et très noble seigneur Arnaud, comte de Montsalvy, seigneur de la Châtaigneraie en pays auvergnat, ainsi que ses descendants soit à jamais caduc. Ordonnons que ledit édit soit déclaré faux, mensonger et perfide et que, comme tel, il soit détruit ce jourd'hui sous nos yeux par la main du bourreau en signe de flétrissure.
Le Chancelier sortit de sa poche une paire de ciseaux, coupa le ruban rouge usagé qui retenait le grand Sceau de France et le remit au Roi après l'avoir respectueusement baisé. Puis il donna le parchemin au bourreau. Celui-ci le prit avec des tenailles et le plongea dans le brasier. La fine peau de mouton s'y tordit comme si elle eût été douée de vie avant de noircir et de se consumer avec une odeur désagréable, mais, tant qu'il en resta un morceau, Catherine ne la quitta pas des yeux. Quand elle fut complètement brûlée, elle leva la tête, rencontra le regard du Roi qui lui sourit.
— Votre place est auprès de nous, Catherine de Montsalvy, en attendant que votre fils soit d'âge à nous servir. Soyez la bienvenue en ce château où, dès ce soir, vous prendrez logis. Demain, notre chancelier vous remettra les actes vous restituant vos biens et vos seigneuries pleines et entières, puis notre trésorier vous comptera, en or, une somme destinée à vous dédommager du tort qui vous a été fait.
Malheureusement, l'or ne saurait tout réparer et le Roi ne l'a jamais autant regretté.
Sire, murmura-t-elle d'une voix enrouée, s'il plaît à Dieu, les Montsalvy continueront à vous servir comme ils l'ont toujours fait.
Mais grâces vous soient rendues de le leur permettre de nouveau.
— Allez maintenant saluer votre reine. Elle vous attend. -
Catherine se tourna vers Marie d'Anjou qui se tenait à quelques pas d'elle, au milieu de ses dames et qui lui souriait spontanément. Elle alla s'agenouiller aux pieds de cette femme laide et bonne, insignifiante d'aspect, mais qui ne savait pas ce que c'était que le mal.
Marie accueillit celle qui revenait les bras ouverts.
— Ma chère Catherine, lui dit-elle en l'embrassant, je suis si heureuse de vous revoir ! Je compte que vous allez reprendre votre place parmi ces dames.
— Pour un temps, Madame... car il faudra bien m'en retourner auprès de mon fils.
— Rien ne presse. Vous le ferez venir. Place, mesdames, à la comtesse de Montsalvy qui nous revient !
L'accueil que reçut Catherine fut flatteur. Elle connaissait déjà quelques-unes d'entre elles et retrouva avec joie la gentille Anne de Bueil, dame de Chaumont, qu'elle avait rencontrée à Angers. Elle retrouva aussi Jeanne du Mesnil, qu'elle avait connue lorsqu'elle était dame de parage à Bourges, et aussi la dame de Brosset, mais elle ne connaissait ni madame de La Roche-Guyon ni la princesse Jeanne d'Orléans, fille du perpétuel prisonnier de Londres. Elle s'étonna de ne pas retrouver Marguerite de Culan, qui avait été son amie, et eut un peu de chagrin en apprenant que la jeune fille avait choisi le service de Dieu, mais elle était si heureuse en cette minute qui lui rendait son vrai cadre, sa vraie place que rien ne pouvait l'atteindre très cruellement. Elle était comme une pierre qu'un gros orage a arrachée de son mur et qu'un maçon soigneux remet dans son trou, au milieu de ses pareilles. C'était bon de se sentir entourée, de revoir de jolis visages souriants, d'entendre des paroles aimables après tant de chevauchées, tant de jours sombres ! Quelques hommes maintenant se mêlaient aux dames avides d'approcher l'héroïne du jour. Un peu grisée, elle vit venir à elle le beau duc d'Alençon, puis le bâtard d'Orléans, Jean de Dunois, qui, jadis, l'avait sauvée de la torture, le maréchal de La Fayette, d'autres encore. Elle ne savait à qui répondre, à qui sourire, cherchant Pierre parmi les hommes, Pierre qui revenait d'Auvergne et qu'elle avait hâte d'interroger, mais, soudain, une voix dont l'accent gascon résonna joyeusement derrière elle la fît retourner.
— J'avais bien dit que l'on vous reverrait à la cour du roi Charles !
Avez-vous aussi un sourire pour un vieil ami ?
Elle tendit ses deux mains au nouveau venu, luttant contre l'envie de lui sauter au cou.
— Cadet Bernard ! dit-elle affectueusement. C'est bon de vous revoir. Vous ne nous aviez donc pas oubliés ?
— Je n'oublie jamais mes amis, répondit Bernard d'Armagnac avec une soudaine gravité, surtout pas quand ils portent votre nom. Venez par ici.
Il l'avait prise par le bras, l'entraînait à l'écart. On leur laissa le champ libre. Les groupes se reformaient autour du Roi et des Reines, la vie de cour reprenait en attendant que l'on cornât le souper.
Catherine, désormais admise, était intégrée à la communauté. Tout en marchant auprès de lui, Catherine examinait le visage faunesque du comte de Pardiac. Cette figure brune aux yeux verts, aux oreilles pointues, fine et spirituelle, lui rappelait les heures cruelles et tendres de Montsalvy. Bernard les avait sauvés de la mort, Arnaud et elle ; il leur avait donné le refuge de Carlat. Sans lui, Dieu seul savait ce qu'il serait advenu d'eux...
Arrivés dans l'embrasure d'une fenêtre, Bernard s'arrêta, fit face à Catherine et, soudain grave, demanda :
— Où est-il ? Qu'est-il devenu ?
Elle pâlit, le regarda avec une sorte d'effarement.
— Arnaud ? Mais... ne le savez-vous pas ? Il n'est plus.
— Je n'en crois rien, répliqua-t-il avec un geste violent qui repoussait l'image funeste un instant évoquée.
Il s'est passé à Carlat quelque chose que je ne comprends pas. Hugh Kennedy, que j'ai vu, est muet comme une carpe ; chacun ici jure qu'Arnaud est mort. Mais moi. je suis sûr du contraire. Dites-moi la vérité, Catherine, vous me la devez.
Elle hocha la tête tristement, repoussant d'un doigt machinal le voile noir qui venait frôler sa joue.
— C'est une affreuse vérité, Bernard, pire que la mort. Je vous la dois, en effet, et pourtant je voudrais que vous ne me la demandiez pas. Elle est si cruelle ! Sachez pourtant que, pour le monde entier, mon époux est mort.
— Pour le monde entier mais pas pour moi, Catherine. Je suis comme vous. Voici seulement quelques jours qu'à nouveau je suis admis dans cette cour. Jusque-là je guerroyais au nord de la Seine, avec La Hire et Xaintrailles. Eux aussi refusent la mort inexplicable, inexpliquée de Montsalvy.
— Comment se fait-il qu'ils ne soient point ici ? demanda Catherine pour tenter de faire diversion. J'aimerais les revoir.
Mais le comte de Pardiac ne voulait pas être détourné de son sujet.
Il répondit brièvement :
— Ils combattent Robert Willoughby sur l'Oise. Si je n'avais été avec eux, je fusse retourné à Carlat. J'en suis seigneur, souvenez-vous-en, et j'aurais bien su arracher la vérité à ceux du château, au besoin par la torture.
— La torture ! La torture ! Vous ne connaissez donc tous que cet abominable moyen ? riposta Catherine avec un frisson.
— Les moyens sont ce qu'ils sont, répondit-il tranquillement ; l'important, c'est le résultat. Parlez, Catherine, vous savez bien que tôt ou tard je saurai. Et je vous gage ma foi de gentilhomme que votre secret sera bien gardé. Vous savez que ce n'est pas une vaine curiosité qui m inspire.
Elle le dévisagea un moment. Comment douter de sa sincérité après tout ce qu'il avait fait pour eux ? Elle eut un geste rempli de lassitude.
— Je vais vous le dire. Aussi bien, qu'importe...
Il lui fallut fort peu de mots pour apprendre à Cadet Bernard l'affreuse vérité d'Arnaud. Mais quand elle se tut, le prince gascon était blême. Il essuya d'un revers de sa manche de brocart doré la sueur qui coulait de son front. Et, brusquement, il rougit de colère, darda sur la jeune femme un regard furieux.
— Et vous l'avez laissé dans cette ladrerie campagnarde, au milieu des rustres, s'y détruire lentement ! Lui, le plus fier de nous tous ?
— Que pouvais-je faire ? s'écria Catherine tout de suite révoltée.
J'étais seule contre la garnison ; contre le village... Il fallait qu'il en fût ainsi. Il l'a voulu lui- même. Oubliez-vous que nous n'avions plus rien, plus d'autre asile que ce Carlat que nous vous devions ?
Bernard d'Armagnac détourna la tête, haussa les épaules, puis jeta sur Catherine un regard incertain.
— C'est vrai. Pardonnez-moi... mais, Catherine, il ne peut pas rester là. N'est-il pas possible de l'installer dans quelque château écarté, de l'y faire servir par quelques serviteurs dévoués ?
— Qui oserait se dévouer quand il s'agit de la lèpre ? murmura Catherine, et pourtant, je crois, oui, je crois que ce serait possible.
Mais où ? Il ne veut pas s'éloigner de Montsalvy.
— Je trouverai, je vous dirai... Dieu Tout-Puissant ! Je ne puis supporter l'idée de le savoir là où il est.
Les larmes montèrent aux yeux de Catherine qui, sa joie envolée, balbutia :
— Et moi ? Croyez-vous que je puisse l'endurer ? Pourtant, voilà des mois qu'elle me torture, cette idée. Si je n'avais un fils, je serais partie avec lui, je ne l'aurais jamais laissé seul. Que m'importait de mourir, même de cet abominable mal, si c'était avec lui ? Mais j'ai Michel... et Arnaud m'a repoussée. J'avais une tâche à accomplir.
Maintenant, à dire vrai, elle l'est.
Cadet Bernard la regarda avec une curiosité avide en mordillant ses lèvres minces.
— Alors, qu'allez-vous faire ?
Elle n'eut pas le temps de répondre : une haute silhouette vêtue de bleu se dressait auprès d'eux tandis qu'une voix sèche demandait :
— Feriez-vous pleurer Madame de Montsalvy, seigneur comte ? Il y a des larmes dans son regard.
— Vous avez de bons yeux, à ce qu'il paraît, rétorqua Bernard avec hauteur, mécontent d'être dérangé. Puis-je vous demander en quoi cela vous regarde ?
Mais, si l'intrusion de Brézé avait choqué Bernard d'Armagnac, le ton de Bernard parut déplaire souverainement au seigneur angevin.
— Aucun des amis de dame Catherine n'aime la voir souffrir.
— Je suis de ses amis plus que vous ne le serez jamais, messire de Brézé, et, ce qui vaut mieux, je suis celui de son époux.
— Vous étiez, rectifia Brézé. Ignorez-vous que le noble Arnaud de Montsalvy est mort glorieusement ?
— Votre attitude pleine de sollicitude envers sa ... veuve laisse supposer que cela ne vous chagrine guère. Quant à moi...
Le ton s'envenimait. Catherine, effrayée par la querelle qu'elle sentait venir, s'interposa :
— Messeigneurs ! Je vous en prie ! Vous n'allez pas marquer d'une altercation mon retour en grâce ? Que dirait le Roi, que diraient les reines ?
L'attitude brusquement agressive de Bernard l'étonnait. Mais elle savait depuis longtemps que la vieille rivalité entre seigneurs du Nord et du Midi subsistait. Ces deux-là devaient se détester tandis qu'elle n'était sans doute qu'un prétexte. Les deux hommes se turent, mais le regard qu'ils échangèrent prouvait qu'ils avaient de la mauvaise humeur de reste. Ils s'affrontaient en silence, comme deux coqs de combat. Catherine comprit qu'ils brûlaient d'envie de vider leur querelle, qu'elle ne les retiendrait pas longtemps. Instinctivement, elle chercha du secours autour d'elle, aperçut Tristan l'Hermite qui se tenait modestement dans un coin et lui adressa des yeux un appel muet. Il accourut, souriant, aimable.
— La reine Yolande vous cherchait, dame Catherine ; vous plaît-il que je vous mène à elle ?
Hélas, Pierre de Brézé était bien décidé à garder Catherine pour lui.
Il adressa à Tristan un sourire sec.
— Je vais la mener moi-même, dit-il vivement.
Et, en voyant Cadet Bernard ouvrir la bouche, Catherine désolée comprit que tout allait recommencer. Pourtant elle mourait d'envie d'interroger Pierre. Il revenait de Montsalvy, il devait avoir tant de choses à lui dire ! Mais comment s'isoler avec lui sous le regard méfiant de Cadet Bernard qui semblait s'être constitué le défenseur des droits d'Arnaud ? Heureusement, à cet instant précis, les serviteurs du château cornèrent l'eau et, au même moment, le Grand Maître de l'Hôtel du Roi s'approcha de Catherine.
— Le désir de notre sire est que vous soupiez à sa table, Madame.
Permettez-moi de vous conduire.
Un soupir de soulagement dégonfla la poitrine de Catherine. Elle adressa au comte de Vendôme un sourire plein de gratitude et, acceptant la main que lui offrait le vieux gentilhomme, elle adressa un bref salut aux deux adversaires, un sourire à Tristan et s'éloigna vers la salle du banquet.
Le souper royal fut, pour Catherine, à la fois un triomphe et une épreuve. Un triomphe parce qu'assise à la droite de la reine Marie elle était le point de mire de tous les regards. Dans ses sévères voiles noirs, sa beauté éclatait au milieu des satins clairs, des chairs laiteuses des belles révélées par les profonds décolletés, des pourpoints rebrodés de fleurs ou de devises précieuses, comme le malfaisant diamant noir avait brillé parmi les pierreries de Garin.
Continuellement, le regard du Roi se tournait vers elle. Il lui faisait porter des mets pris à son propre plat et l'échanson royal lui servait le même vin qu'au souverain, ce cru d'Anjou qu'il aimait entre tous.
Mais ce fut une épreuve aussi car elle pouvait voir les coups d'œil menaçants qu'échangeaient Bernard d'Armagnac et Pierre de Brézé, placés non loin l'un de l'autre. Et le plaisir de Catherine fut gâché par la crainte que la présence même du Roi n'arrêtât pas les deux hommes si leur colère se rallumait. Elle avait l'impression désagréable d'être assise sur un tonneau rempli de poudre. Aussi fut-elle satisfaite quand le souper prit fin et que l'on revint dans la Grande Salle pour danser.
Son deuil l'en dispensant facilement, elle pria la reine Marie et la reine Yolande, sa mère, de bien vouloir lui permettre de se retirer, permission qui lui fut aussitôt gracieusement accordée tandis que deux porteurs de torches étaient chargés de l'accompagner à son nouveau logis. Elle quitta la salle, la tête haute, suivie par bien des regards admiratifs.
La chambre qu'on lui avait attribuée se trouvait dans la tour du Trésor et Sara l'y attendait déjà, amenée tout à l'heure en même temps que les bagages. La mine soucieuse de Catherine l'inquiéta.
— Tu as été reine, ce soir, pourquoi cet air inquiet ?
Elle le lui dit, expliquant son désir bien naturel de bavarder un moment avec celui qui revenait de Montsalvy et le fait que le comte d'Armagnac l'en avait empêchée.
— Je voudrais tout de même bien savoir comment va mon fils, s'écria-t-elle enfin. Je ne pensais pas que cela pût risquer de provoquer un duel.
Il y a des moments où tu ne réfléchis pas beaucoup, remarqua Sara.
Ou alors tu crois le comte de Pardiac plus bête qu'il n'est réellement.
Comment n'aurait-il pas été surpris de voir un aussi grand seigneur qu'un Brézé galoper jour et nuit pendant je ne sais combien de temps pour rapporter un vieux parchemin jauni alors que n'importe lequel des chevaucheurs royaux, avec un ordre dûment signé du Chancelier, eût suffi ? C'était une déclaration d'amour, cette équipée, comme en sont une autre ces rubans noirs et blancs que le jeune Brézé promène partout avec autant d'orgueil que s'il portait Notre Seigneur en personne.
— Et alors ? s'insurgea Catherine mécontente. Que Pierre de Brézé se déclare mon chevalier et affiche même son amour, je ne vois pas en quoi cela regarde messire Bernard d'Armagnac ? Le fait d'être le cousin du Roi ne lui donne pas le droit de s'intégrer dans les affaires d'autrui, j'imagine !
Les yeux de Sara se rétrécirent tandis qu'elle fixait Catherine.
— Ce n'est pas le cousin du Roi qui s'est mêlé de tes affaires. C'est l'ami d'enfance de ton époux, Catherine. Catherine !... déjà une fois je t'ai mise en garde contre le penchant qui t'entraîne vers le jeune Brézé.
Déjà il t'incline à l'ingratitude. Tu ne reprochais pas à Cadet Bernard de se mêler de ce qui ne le regardait pas lorsqu'il éteignait le bûcher de Montsalvy, quand il te donnait Carlat comme demeure. Rappelle-toi l'affection réelle, profonde qui le lie à messire Arnaud. Cet homme-là n'admettra jamais de te voir à un autre. Il a l'instinct du chien qui, en l'absence du maître, protège son bien. Tu appartiens à son ami et nul ne doit l'oublier.
— Si c'était mon désir, personne n'aurait rien à dire, fit Catherine sèchement.
Elle se sentait mal à l'aise, aussi, bien dans son personnage que dans ces voiles noirs qui emprisonnaient son visage. La nuit de juin était chaude et elle voulut détacher l'une des mousselines, mais ses doigts nerveux étaient maladroits ; elle se piqua, déchira un morceau du léger tissu.
— Aide-moi donc ! fit-elle avec irritation. Tu vois bien que je n'y arrive pas.
Sara sourit et, calmement, se mit à enlever les épingles l'une après l'autre. Elle avait fait asseoir Catherine sur un tabouret et, durant un moment, n'ouvrit pas la bouche. Si la colère s'emparait de cette nature hypertendue, il valait mieux la laisser un moment dans le silence pour se calmer. Quand elle l'eut débarrassée du fragile édifice, elle délaça la robe, la lui ôta. Puis, lorsque Catherine n'eut plus sur le corps qu'une mince chemise de batiste, elle commença à brosser les courts cheveux qui bouclaient déjà sur le crâne de la jeune femme, lui conférant un visage étrange et charmant de pâtre grec. Alors sentant que Catherine se détendait peu à peu, elle demanda, doucement :
— Puis-je te poser une question ?
— Mais... oui.
— Comment, crois-tu, aurait réagi messire de Xaintrailles en face du sire de Brézé ?... ou bien le capitaine La Hire ?
Catherine ne répondit pas et Sara se tint pour satisfaite de ce silence qui, selon elle, était la meilleure des réponses. Bien sûr, l'irascible La Hire eût provoqué sur place, roi ou pas roi, l'impudent osant afficher pour la femme de son ami un amour qu'il eût certainement jugé indécent. Quant à Xaintrailles, Catherine imaginait sans peine l'éclair de colère de ses yeux bruns, le menaçant sourire qui retroussait ses lèvres comme les babines d'un loup. Et elle avait trop d'honnêteté pour ne pas comprendre que le droit eût été de leur côté, mais elle n'admettait pas qu'on la traitât en irresponsable, en petite fille incapable de se conduire et qu'il fallait surveiller. Le besoin d'affirmer son indépendance s'empara d'elle, impérieux, la poussant au défi.
Lorsqu'elle fut coiffée, elle se fit donner une robe d'intérieur de léger cendal blanc, frais et bruissant, que retenait sous la poitrine une haute ceinture d'argent, toucha ses lèvres d'un peu de rouge puis se tourna vers Sara et lui lança un regard plein de défi.
— Va me chercher messire de Brézé ! ordonna-t-elle.
La stupeur rendit Sara muette un instant. Puis elle devint très rouge, répéta :
— Tu veux que...
... Que tu ailles me le chercher, mais oui, fit Catherine avec un sourire. Je veux lui parler sur l'heure. Et arrange-toi pour que Cadet Bernard ne le suive pas comme un limier. Rassure-toi, tu pourras assister à notre entretien.
Sara hésita un instant. Elle avait bonne envie de refuser, mais elle savait Catherine capable d'y aller elle- même.
— Oh ! répliqua-t-elle enfin, après tout, ce sont tes affaires. Cela te regarde.
Elle opéra une sortie pleine de dignité qui arracha un nouveau sourire à la jeune femme. Sa vieille Sara connaissait à merveille l'art des attitudes et cultivait la tragédie avec un rare bonheur... C'était sa manière, à elle, de protester.
Quelques instants plus tard, la zingara revenait avec un Pierre de Brézé pâle de joie, qui, le seuil à peine franchi, se jeta aux pieds de Catherine dont il saisit les mains pour les couvrir de baisers.
— Ma douce dame ! Le désir de vous approcher me dévorait.
Vous l'avez senti et vous m'avez fait appeler. Comme je suis heureux
!...
Il brûlait de passion, prêt de nouveau à toutes les folies, et Catherine, un instant, goûta le plaisir de voir, si étroitement enchaîné à ses pieds, ce jeune lion dont la force s'alliait à la beauté. Quelle femme n'eût été flattée d'inspirer pareil amour à un homme tel que lui
?... Elle n'en remarqua pas moins que Sara, malgré les paroles désabusées qui avaient marqué sa sortie, s'était installée au fond de la chambre, debout dans l'ombre des rideaux du lit, les mains nouées sur son ventre, invisible mais présente dans une attitude pleine de détermination qui n'annonçait rien de bon. Il valait mieux ne pas exciter sa colère.
— Relevez-vous, messire, dit-elle gentiment, et asseyez-vous près de moi sur ce banc. Je voulais vous voir sans témoins... d'abord pour vous remercier d'être allé jusqu'à Montsalvy alors que vous eussiez pu laisser partir un chevaucheur de la Grande Écurie. C'est une délicate pensée et je vous en sais gré.
Pierre de Brézé secoua sa tête blonde et sourit.
Vous n'auriez pas voulu que je laisse un étranger s'occuper de ce qui vous touche de si près ? Je voulais qu'outre ce parchemin vous receviez, de ma bouche, des nouvelles des vôtres dont vous devez languir.
Un sourire de bonheur entrouvrit les lèvres de Catherine.
— C'est vrai, dit-elle doucement. Parlez-moi de mon fils...
Comment va-t-il ?
— A merveille ! Il est beau, fort, joyeux... Il parle déjà très bien et, là-bas, tout le monde lui obéit... à commencer par une sorte de géant que l'on appelle Gauthier et qui le suit partout. C'est le plus bel enfant que j'aie jamais vu. Il vous ressemble.
Mais Catherine hocha la tête.
— Ne vous croyez pas obligé à ces mensonges que les parents semblent toujours demander, mon ami. Michel est Montsalvy de la tête aux pieds.
— Il a votre charme... c'est le principal.
— Pour être un vrai chevalier, il vaudrait mieux qu'il ait celui de son père, grogna Sara derrière ses rideaux. Joli compliment à faire à une femme que lui dire que son fils est son vivant portrait.
Interdit, Pierre jeta un coup d'œil vers le lit. Catherine se mit à rire, un peu jaune à vrai dire. Elle sentait venir l'orage, Sara n'étant pas femme à garder pour elle ses impressions.
— Allons, Sara, ne bougonne pas. Messire de Brézé a seulement voulu me faire plaisir. Viens ici.
La bohémienne s'approcha de mauvaise grâce. Elle avait visiblement toutes les peines du monde à dissimuler l'aversion que lui inspirait le jeune homme.
— Moi, cela ne me ferait pas plaisir. Comme cela ne me fera pas non plus plaisir si l'on jase, demain, parce que messire de Brézé sera passé par cette chambre.
— Je saurai bien faire taire les mauvaises langues, s'écria le jeune homme. Je ferai rentrer les calomnies dans la gorge de leurs auteurs et à coups d'épée s'il le faut.
Là où passe la calomnie, il en reste toujours quelque chose. Si vous aimez vraiment dame Catherine, ne restez pas, messire. C'est la première nuit qu'elle passe dans ce château et elle est veuve. Vous n'auriez pas dû accepter de venir.
— C'est vous qui êtes venue me chercher. Et puis quel homme refuserait un instant de bonheur quand on le lui offre, ajouta-t-il en regardant Catherine avec admiration. Chaque fois que je vous vois, je vous trouve plus belle, Catherine... Pourquoi refusez-vous de me laisser prendre soin de vous pour toujours ?
— Parce que, s'écria Sara perdant définitivement patience en voyant que Pierre ne bougeait pas, ma maîtresse est assez grande fille pour prendre soin d'elle- même. Et moi je suis là aussi pour cela.
— Sara ! s'écria Catherine qui rougit de colère. Tu passes les bornes. Je te prie de nous laisser seuls.
— Et moi je refuse de te laisser saccager ta réputation. Si ce seigneur y tient autant qu'il le prétend, il me comprendra.
— Tu oublies qu'il nous a sauvées.
— Si c'est pour mieux te perdre, je ne lui en saurai aucun gré.
Interloqué par cette scène inattendue Pierre de Brézé avait hésité un instant sur ce qu'il devait faire. Il était partagé entre l'envie d'imposer silence rudement à cette forte femme qu'il considérait seulement comme une servante insolente et la crainte de déplaire à Catherine. Il préféra cependant capituler.
— Elle a raison, Catherine. Il vaut mieux que je vous laisse.
Encore que je ne comprenne pas bien ce qu'elle me reproche. Je ne fais rien d'autre que vous aimer de tout mon être, de tout mon cœur.
— C'est justement cela que je vous reproche, fit Sara gravement.
Mais vous ne pouvez pas comprendre. Bonsoir, seigneur. Je vais vous reconduire.
Ce fut au tour de Catherine de retenir le jeune homme par la main.
Pardonnez-lui cet excès de dévouement, Pierre. Elle veille un peu trop jalousement sur moi. Mais, j'y pense, vous ne m'avez rien dit de ma belle-mère ? Comment se porte-t-elle ?
Un pli se creusa sur le front de Brézé. Il ne répondit pas tout de suite et son hésitation fut sensible à Catherine qui, aussitôt, s'inquiéta.
— Elle n'est pas malade, au moins ? Qu'y a-t-il ?
— Rien, sur l'honneur ! Certes, elle ne semble pas très vigoureuse.
Sa santé m'a paru bonne, cependant. Mais quelle affreuse tristesse ! Il semble qu'un mal intérieur lui ronge le cœur. Oh ! se hâta-t-il d'ajouter en voyant les yeux de Catherine se remplir de larmes, je n'aurais pas dû vous dire cela. Peut-être me suis-je trompé.
— Non, fit Catherine tristement. Vous ne vous êtes pas trompé.
Un mal la ronge... et je connais ce mal. Bonsoir, Pierre... et merci.
Nous nous verrons demain.
Les lèvres du jeune homme s'attardèrent sur ses mains, mais elle demeura froide sous leur caresse. C'était comme si la dame de Montsalvy était entrée d'un seul coup dans la chambre avec ce visage de douleur qu'elle n'avait plus quitté depuis le jour où Arnaud s'en était allé. Sara, qui suivait la marche des pensées sur le visage mobile de Catherine, entraîna Brézé qui sortit sans un mot mais à regret, cherchant à capter un regard qui ne le voyait plus. Catherine ne s'aperçut même pas de son départ. Seulement, lorsque Sara revint, elle comprit qu'il n'était plus là et leva sur sa vieille amie un regard de somnambule.
— Il est parti ? - Et, comme Sara faisait signe que oui, elle ajouta amère : - Tu es contente ?
— Oui, je suis contente... et surtout qu'il ait suffi d'évoquer dame Isabelle pour que tu t'en détournes. Je t'en supplie, Catherine, pour toi-même... et pour nous tous, ne laisse pas ce jeune et séduisant étourneau te tourner la tête. Tu crois te réchauffer au feu de cet amour
? Tu t'y brûleras si tu ne prends garde...
Mais Catherine n'avait pas envie de discuter. Haussant les épaules, elle alla s'accouder à la fenêtre pour regarder la nuit. Les mots lui semblaient tout à coup si vides, si inutiles ! Ils résonnaient dans sa tête comme un battant de cloche. Elle avait besoin d'air, d'espace. A contempler à ses pieds la ville endormie, la douce campagne bleue, à sentir monter jusqu'à elle l'odeur vivante de la rivière, elle éprouva soudain une sorte de faim douloureuse, un sentiment de vide et de frustration...
Le triomphe de ce soir lui laissait un arrière-goût amer. Certes, La Trémoille était abattu, durement puni, et sa femme ne l'était pas moins. Certes, les Montsalvy gagnaient sur tous les terrains. Mais, elle, Catherine, quelle était sa victoire ? Elle était plus seule que jamais et, si le Roi lui avait rendu rang et fortune, elle n'en profiterait guère. Avant peu elle repartirait pour son Auvergne sauvage afin d'y travailler encore à la gloire des Montsalvy. Mais dans la solitude encore !
Au milieu de cette cour brillante, joyeuse, où chacun semblait se préoccuper surtout de saisir l'instant qui passe, on lui prêchait l'austérité, le dur devoir. Jeune et belle, l'amour lui était interdit... et cela juste au moment où elle en avait le plus besoin, au moment ou la soif de vengeance qui l'avait animée, soutenue jusqu'ici, s'était enfin apaisée.
Se retournant brusquement, elle fit face à Sara et, avec colère, s'écria :
— Et si j'ai envie de vivre, moi ? Si j'ai envie d'aimer, de ne plus être une morte vivante, un objet de respect et de vénération, mais une chair qui vibre, un cœur qui bat, un sang qui coule ! Si je veux exister enfin !
Les yeux noirs de Sara soutinrent sans un mot le regard de Catherine, mais la pitié que la jeune femme y vit passer ne fit qu'exciter sa colère. Elle cria :
— Alors ? Qu'as-tu à répondre ?
— Rien, fit Sara sourdement. Personne ne t'en empêchera... pas même moi.
— C'est bien ainsi que je l'entends. Bonsoir. Laisse- moi seule. Je veux être seule puisque c'est tout ce que l'on me laisse !
Pour la première fois depuis bien longtemps, Sara, cette nuit-là, ne dormit pas dans la chambre de Catherine, mais dans le cabinet à robes voisin.
Dans les jours qui suivirent, Pierre de Brézé ne quitta guère Catherine. Il portait son missel pour aller à la chapelle, s'asseyait auprès d'elle à table, l'accompagnait à la promenade et, le soir, bavardait longuement avec elle, dans l'embrasure d'une fenêtre pendant que jouaient les musiciens du roi et que les autres dansaient.
Des sourires naissaient sur leur passage. La reine Marie avait même dit à Catherine, en faisant de la tapisserie auprès d'elle :
— Pierre de Brézé est un bien charmant garçon, n'est-ce pas, ma chère ?
— Charmant, Madame... Votre Majesté a tout à fait raison.
— C'est aussi un homme de valeur. Il ira loin et je crois que celle qui l'élira pour époux ne fera point un mauvais choix.
Catherine avait rougi et baissé la tête sur son travail, mais sa gêne n'avait pas duré. C'était autour d'elle comme une conspiration. Choses et gens semblaient la pousser vers Pierre et leur ménager des instants de solitude. Seul, sans doute, Cadet Bernard aurait pu s'interposer entre les deux jeunes gens, mais, par une sorte de miracle, le comte de Pardiac avait disparu. Il s'était rendu à Montrésor, chez Jean de Bueil.
Quant à Sara, elle gardait avec Catherine l'attitude réservée d'une suivante bien stylée, mais ne lui adressait la parole que pour les choses indispensables. Plus de bavardages interminables durant la toilette, plus de remontrances ou de conseils. Le visage de Sara était devenu curieusement inexpressif. Il paraissait figé, mais, parfois, le matin, Catherine y découvrait des traces de larmes qui éveillaient un instant le remords dans son cœur. Cela ne durait pas. Pierre apparaissait, avec son sourire, ses yeux chargés d'amour, et la jeune femme, repoussant tout ce qui pouvait ternir sa griserie nouvelle, se tournait avidement vers cette source de jouvence et d'insouciance qu'il représentait. La nuit, dans le silence de sa chambre, elle s'avouait qu'elle avait de plus en plus de mal à se défendre contre la cour pressante que Pierre lui faisait, contre ses mots d'amour, contre la caresse de ses lèvres sur sa main, contre ses regards qui demandaient sans cesse davantage ; c'était comme une douce pente herbeuse, un peu glissante, mais tellement fleurie que l'on s'y laissait aller volontiers. Et, pour le cœur meurtri de Catherine, cet amour d'été avait la fraîcheur d'une rosée bienfaisante sous laquelle il pouvait de nouveau s'épanouir.
Un soir, alors qu'ils se promenaient tous deux sous les arbres du verger, la douceur de la nuit, l'ombre épaisse des branches de feuilles et de fruits en formation, les paroles de passion que Pierre murmurait à son oreille poussèrent Catherine à un demi-abandon. Elle laissa aller sa tête sur l'épaule du jeune homme, lui permit de glisser son bras autour de sa taille...
Doucement, il la serra contre lui et ils demeurèrent là un bon moment, n'osant bouger, écoutant leurs deux cœurs dans leurs poitrines rapprochées. Catherine se laissait envahir par le délicieux sentiment d'être enfin à l'abri, d'être protégée, défendue. Il l'aimait, il était tout à elle.. D'un seul mot elle pouvait l'enchaîner pour la vie. Et ce mot, justement, il le réclamait.
— Elle leva la tête pour chercher, à travers les branches, la voûte étoilée du ciel, mais un long frisson la secoua : les lèvres du jeune homme s'étaient doucement emparées des siennes, doucement d'abord puis avec une sorte d'âpreté. Elle le sentit trembler contre elle, s'accrocha plus fermement à ses larges épaules vêtues de soie.
Pourtant ce baiser était encore timide, Catherine sentait que Pierre se faisait violence pour ne pas la broyer entre ses bras, l'entraîner avec lui sur l'herbe douce... Contre son oreille, elle l'entendit supplier : Catherine. Catherine ? Quand serez-vous à moi ? Vous voyez bien que j'en meurs.
— Ayez patience, mon ami... Il faut me laisser un peu de temps encore.
— Pourquoi ? Vous serez à moi, je le sens, j'en suis sûr. Tout à l'heure, vous avez frissonné quand je vous ai embrassée. Catherine, nous sommes jeunes tous les deux, ardents tous les deux... pourquoi attendre, pourquoi gâcher les heures si belles que le temps nous accorde ? Bientôt, il faudra que je parte. Beaucoup de mes compagnons sont déjà retournés au combat, je suis presque seul à m'attarder et l'Anglais tient toujours les meilleures places du Maine et de Normandie. Épousez- moi, Catherine...
Elle secoua la tête.
— Non, Pierre... pas encore ! C'est trop tôt...
— Alors, soyez au moins à moi, je saurai attendre que vous me tendiez enfin la main. Car vous me la tendrez. Vous serez ma femme et moi je passerai mes jours à vous adorer. Catherine, ne me laissez pas partir sans vous avoir faite mienne. L'image de vous que je garde, cette image de notre première rencontre, elle me brûle chaque fois que je ferme les yeux.
Catherine se sentit rougir. Elle aussi se souvenait de l'entrée tumultueuse de Pierre dans sa chambre tandis qu'elle prenait son bain.
Il l'avait déjà vue sans vêtements et, curieusement, cela le rapprocha d'elle comme s'il l'avait connue depuis longtemps. Elle s'abandonna plus mollement contre sa poitrine. Il avait repris ses lèvres sans qu'elle s'en défendît. D'une main, il la retenait contre lui, mais son autre main, libre, dénouait doucement les minces rubans d'argent de sa gorgerette, élargissant le décolleté encore sévère de la robe, cherchant la douceur de la peau. Elle le laissait faire, passive, déjà heureuse, attentive seulement au trouble qui l'envahissait, montant des profondeurs mystérieuses de sa chair.
D'un geste vif, il ôta la gorgerette, dénudant les épaules. La robe, largement ouverte, bâillait sur la gorge ronde qu'il se mit à caresser lentement, cherchant à éveiller le plaisir dans ce corps si longtemps désiré. Il plia ses reins, la fit couler doucement à terre, s'étendit contre elle.
Tous les parfums de l'été se liguaient contre la pudeur de Catherine et elle se laissait aller dans l'herbe douce, les yeux clos, vibrant déjà sous les lèvres de Pierre qui couraient de ses yeux à sa gorge. Il cherchait à dénouer la large ceinture de la robe dont ses mains impatientes, rendues maladroites, ne venaient pas à bout. Elle se mit à rire doucement, se redressa pour l'aider. Mais son rire s'étrangla, devint cri d'effroi. Une silhouette d'homme se tenait debout devant eux, l'épée nue à la main. Elle reconnut les oreilles de faune, la courte barbe de Bernard d'Armagnac !
— Debout, Pierre de Brézé, et rendez-moi raison !
— De quoi ? fit le jeune homme en se relevant sur un genou.
Catherine n'est pas votre femme, que je sache, ni votre sœur.
— De l'atteinte portée à l'honneur d'Arnaud de Montsalvy, mon frère d'armes, mon ami de toujours. En son absence, c'est à moi de veiller sur son bien.
— Le bien d'un mort ? fit dédaigneusement Brézé. Catherine est libre, elle sera ma femme. Laissez-nous en paix !
Catherine devina la tentation qui étreignait le Gascon de tout dire, de crier la vérité. Elle eut peur, supplia :
— Bernard, par pitié !
Il y eut une toute légère hésitation encore dans la voix sèche du comte, mais il dit, avec une sorte de lassitude :
— Vous ne savez pas ce que vous dites ! Battez-vous si vous ne voulez pas que je vous traite de lâche.
— Bernard, répéta Catherine épouvantée, vous n'avez pas le droit... Je vous défends !
Elle s'accrochait au cou de Pierre, inconsciente de sa semi-nudité, folle à l'avance en pensant que le sang allait couler. Mais il l'écarta, fermement.
— Laissez-moi, Catherine ! Ceci ne vous regarde plus. J'ai été insulté !
— Pas encore. Et je vous défends de vous battre. Bernard ne peut rien contre vous. Je suis libre de me donner à vous si bon me semble.
— Je voudrais, gronda Bernard avec rage, que La Hire ou Xaintrailles puissent vous voir, à demi nue comme une ribaude, accrochée au mâle que vous avez peur qu'on vous tue ! Ils vous étrangleraient sur place. Je vous aimais mieux sur le bûcher de Montsalvy.
— Pour cette insulte, Pardiac, je vais te tuer ! hurla Pierre furieux en ramassant son épée dans l'herbe. Défends-toi !
Le premier choc des armes arracha des étincelles. Catherine, tremblante, malade de honte, s'était reculée sous un arbre et machinalement réparait le désordre de sa toilette. Elle se haïssait à cette minute précise, confuse et gênée à la pensée de ce qu'avait vu Bernard.
Le combat était acharné. Les deux hommes semblaient de force sensiblement égale, Pierre de Brézé avait l'avantage de la taille, d'une puissance sans doute supérieure, mais Cadet Bernard se rattrapait grâce à une souplesse étonnante. Il avançait et reculait avec la rapidité d'un serpent. La lourde épée semblait le prolongement même de son corps maigre. Les souffles rapides des combattants emplissaient la nuit.
Adossée au tronc rugueux de l'arbre, Catherine tentait de calmer les battements désordonnés de son cœur. Si Pierre était tué, elle ne se le pardonnerait pas, et pas davantage si c'était Cadet Bernard car elle aurait l'impression d'avoir atteint Arnaud à travers lui. De toute manière, si l'un d'eux mourait elle serait déshonorée, chassée de la cour. Tout le poids de sa faute retomberait sur son fils... L'avenir de Michel ferait les frais de la conduite de sa mère.
Elle se tordit les mains, réprimant un sanglot.
— Ayez pitié, Seigneur ! supplia-t-elle. Faites quelque chose pour arrêter ce combat.
Mais rien ne venait du château muet, à peine éclairé à cette heure tardive. Pourtant le choc des larges lames avait l'air d'emplir la nuit. Il sonnait aux oreilles de Catherine affolée comme un bourdon de cathédrale. Comment pareil vacarme n'attirait-il pas de curieux, ne fût-ce que la ronde des guetteurs ?
Et, soudain, il y eut un faible cri auquel celui de Catherine fit écho.
Pierre, touché à l'épaule, venait de glisser dans l'herbe. Cadet Bernard recula, baissa son épée. Déjà Catherine se précipitait vers le blessé. Il avait porté la main à la blessure et des filets de sang striaient déjà cette main tandis qu'une grimace de souffrance tordait son beau visage.
— Vous l'avez tué ! balbutia la jeune femme désespérée. Il va mourir.
Mais Pierre se redressait sur un coude, essayait de sourire.
— Non, Catherine !... Il ne m'a pas tué. Rentrez au château, rentrez vite et ne dites rien à personne.
— Je ne vous laisserai pas.
— Mais si ! Je n'ai rien à craindre... Il m'aidera, ajouta-t-il en désignant son adversaire de la tête.
— Pourquoi vous aiderait-il alors qu'il désire uniquement votre mort ?
Dans l'ombre, les dents de loup du Gascon étincelèrent.
Froidement, il essuyait son épée, la remettait au fourreau.
— Vous ne connaissez vraiment rien aux hommes, ma chère.
Insinuez-vous que le pourrais l'achever ? Vous me prenez pour un boucher ! Votre amoureux a eu la leçon qu'il méritait, j'espère qu'il se le tiendra pour dit, voilà tout ! Rentrez chez vous et taisez-vous. Je m'occuperai de lui.
Il se penchait déjà pour aider le blessé à se relever. Mais Pierre le retint d'un geste.
— Dans ce cas, je refuse. Jamais je ne renoncerai à elle, sire Bernard. Aussi bien, il vous faudra me tuer.
Eh bien je vous tuerai plus tard !... quand vous serez remis, fit tranquillement Bernard. Rentrez maintenant, dame Catherine, ajouta-t-il sèchement, et laissez-moi faire ! Je vous souhaite la bonne nuit.
Domptée par cette voix impérieuse, elle s'éloigna lentement, quitta le verger, clos de murs, franchit le haut portail encore ouvert qui le faisait communiquer avec la cour du château sans trop savoir où elle allait. Elle brûlait de honte et d'humiliation. Son instinct seul la guidait, mais, en arrivant chez elle, ce fut pour trouver Sara debout au seuil de la porte. La honte se changea en colère à cette vue.
Elle lui jeta un regard furieux.
— Qui a envoyé Cadet Bernard au verger ? Est-ce toi ?
Sara haussa les épaules.
— Tu es folle ? Je ne savais même pas qu'il était revenu.
Décidément, ce Brézé t'a tourné la tête. Tu déraisonnes et, ma parole...
— Je te fais grâce de tes remarques. Oui, on a tenté de me le tuer ce soir. Cadet Bernard s'est battu avec lui... il l'a blessé. Mais vous perdez votre temps, tous tant que vous êtes, parce que vous ne nous séparerez pas ! Je l'aime, tu entends ? Je l'aime et je serai à lui quand je voudrai. Et le plus tôt sera le mieux !
— C'est bien mon avis, jeta Sara froidement. Tu te comportes exactement comme une bête en chaleur. Il te faut un homme, tu as trouvé celui-là : garde-le ! Quant à ton amour pour lui, je n'en crois rien. Tu te joues la comédie à toi-même, Catherine. Et tu sais bien que tu mens.
Tournant les talons, Sara regagna sa petite chambre dont elle ferma soigneusement la porte derrière elle. Stupéfaite par la violence de sa sortie, Catherine regarda cette porte close avec une sorte d'hébétude.
Quelque chose se noua dans sa gorge. Elle eut envie de courir à ce battant muet, de l'ébranler à coups de poing, de faire sortir Sara... Elle avait une envie enfantine de pleurer, de retrouver un instant le sûr asile des bras de sa vieille amie. Cette brouille qui les séparait lui faisait plus de mal qu'elle ne voulait l'admettre. Elle s'en était défendue par l'orgueil et voilà que, tout à coup, l'orgueil paraissait bien fragile. Il y avait, entre elles, tant d'années d'affection, tant d'épreuves subies ensemble, tant de vraie tendresse ! Sara, peu à peu, avait pris la place de sa mère et Catherine avait l'impression d'être amputée d'une partie d'elle-même.
Elle fit quelques pas vers la porte, leva la main pour frapper. Aucun bruit ne se faisait entendre de l'autre côté... Mais, sur l'écran de sa mémoire, elle revit Pierre blessé, elle entendit sa voix qui parlait d'amour... Si elle laissait faire Sara, celle-ci saurait l'arracher au jeune homme. Or Catherine ne voulait pas perdre ce fragile bonheur qu'elle n'attendait plus. Lentement, sa main retomba le long de sa robe.
Demain, elle irait au chevet de Pierre, elle le soignerait elle-même et tant pis si l'on voyait dans son attitude un présage d'union prochaine.
Après tout, qui donc pourrait l'empêcher de devenir la dame de Brézé
? Pierre la suppliait d'accepter et elle finissait par en avoir envie, ne serait-ce que pour mettre l'irréparable dans sa vie. Murée dans son entêtement, elle revint vers son lit, s'y laissa tomber.
Le dernier regard qu'elle jeta vers la porte close était un regard de défi.
L'après-midi était déjà bien avancé lorsque Catherine, quittant sa chambre, se dirigea vers la tour polygonale où Pierre de Brézé avait son logis. Elle avait prétexté une migraine pour ne pas suivre la reine Marie et les autres dames dans le verger, où elles avaient projeté de passer quelques heures en écoutant les chansons d'un ménestrel et en jouissant de la douceur du soleil.
À vrai dire, la migraine n'était même pas un mensonge. Depuis le matin, un cercle de fer serrait les tempes de Catherine. Elle avait affreusement mal dormi et le réveil tard dans la matinée avait été pénible. En effet, elle avait eu beau appeler Sara, personne n'avait répondu et quand, inquiète sans vouloir l'avouer, elle s'était décidée à franchir la porte si bien close la veille, elle avait trouvé le réduit à robes vide de toute présence humaine. Il n'y avait personne, mais, sur un coffre, bien en évidence, un morceau de parchemin.
Elle n'avait d'abord osé le toucher qu'à peine du bout des doigts, le cœur soudain serré, comme si elle avait craint ce qu'il renfermait... ce qu'elle devinait déjà. Les quelques mots tracés par Sara, d'une grosse écriture maladroite l'avaient à peine surprise : « Je retourne à Montsalvy... Tu n'as plus besoin de moi... »
La douleur qui l'avait traversée avait été si cruelle qu'elle avait dû s'adosser au mur, les yeux fermés pour la laisser se calmer. Mais sous les paupières closes les larmes avaient débordé, brûlantes, pressées...
Comme elle se sentait seule, tout à coup, abandonnée... presque méprisée ! Hier, elle avait dû supporter le regard vert, chargé de dédain du comte de Pardiac. Et, ce matin, Sara la fuyait ; comme si, d'un seul coup, le lien qui les unissait l'une à l'autre avait été tranché...
Ce lien, Catherine comprenait maintenant qu'il avait ses racines au plus sensible de son cœur. Sa rupture la laissait amputée d'une partie d'elle-même... une partie qui pouvait bien être l'estime de soi.
Son premier mouvement avait été de se jeter hors de sa chambre.
Elle voulait faire poursuivre Sara, la faire ramener au besoin par la force. Depuis le petit matin où elle avait dû fuir, depuis l'ouverture des portes, elle n'avait pas pu faire beaucoup de chemin. Mais Catherine se ravisa. Lancer les gens d'armes du Roi sur la piste de l'excellente femme comme derrière un malfaiteur ? Elle ne pouvait pas lui faire cela. L'orgueil natif de Sara ne le lui pardonnerait jamais et plus rien, alors, ne redeviendrait possible entre elles. La seule solution, c'était de courir elle-même à sa recherche... Elle y était décidée. Pourquoi avait-il fallu qu'au moment où elle achevait de s'habiller un page ait frappé à sa porte et, genou en terre, ait remis un nouveau message... un message qui, cette fois, venait de Pierre.
« Si vous m'aimez un peu, ma bien-aimée, venez... venez cet après-midi me voir. J'éloignerai tout le monde... Mais venez ! La fièvre de vous me brûle plus que ma blessure. Je vous attends... Ne refusez pas.
»
Les mots brûlaient ses yeux comme le souffle du jeune homme avait, la veille, enflammé ses lèvres. Une brutale envie de courir tout de suite vers lui, de pleurer dans ses bras, lui vint. Elle la repoussa.
Mais le charme du billet avait opéré. Catherine n'avait plus le désir de courir après Sara et, pour cela, se donnait toutes les raisons... Après tout, sa vieille amie ne s'en allait pas au bout du monde, là où elle ne pourrait jamais la retrouver. Elle ajlait simplement à Montsalvy...
Cette histoire s'arrangerait, un jour ou l'autre. De plus, courir après Sara serait lui donner une telle importance que Catherine s'en trouverait amoindrie. Le même sentiment qui l'avait, la veille, empêchée de frapper à la porte, la retint de faire seller un cheval.
À vrai dire, Catherine évitait de s'examiner de trop près.
Inconsciemment, elle n'était pas fière d'elle- même, mais plus sa nature réelle protestait, plus elle s'ancrait dans sa révolte. Le sourire de Pierre avait mis un bandeau sur ses yeux. Il représentait quelque chose qu'elle croyait ne plus jamais pouvoir atteindre : l'amour, le plaisir, la douceur de se laisser adorer, de vivre agréablement dans un monde sans souffrances, tout ce qui, en somme, était l'apanage de la prime jeunesse. Elle était comme l'alouette fascinée par l'étincelant miroir. Ses yeux ne voulaient, ne pouvaient plus rien voir d'autre...
Au seuil de la tour où logeait Brézé, le même page que le matin l'attendait pour la conduire chez son maître. Il salua profondément, puis s'acquitta en silence de sa mission. Une porte s'ouvrit sous sa main et Catherine, un peu éblouie, se retrouva dans une pièce inondée des feux du soleil couchant, où Pierre était étendu dans son lit.
— Enfin ! s'écria-t-il en tendant les deux mains vers elle tandis que le page s'éclipsait discrètement et que la jeune femme s'avançait jusqu'auprès du lit. Voilà des heures que je vous attends !
— J'hésitais à venir, murmura-t-elle, troublée de le trouver dans ce lit.
Jamais il ne lui avait paru plus beau, plus attirant qu'à cet instant. La puissance de son torse nu se détachait sur la courtepointe et les oreillers de soie rouge. Un pansement couvrait son épaule gauche, mais il ne semblait pas souffrir outre mesure. Son visage était un peu pâle, peut-être, mais ses yeux brillaient. Et si la fièvre était sans doute pour quelque chose dans la chaleur insolite des mains qui tenaient celles de Catherine, elle n'en était pas la seule cause.
— Vous hésitiez ? reprocha-t-il doucement en cherchant à l'attirer à lui. Pourquoi ?
Elle résista, saisie d'une gêne subite. L'insolite de sa présence dans cette chambre d'homme lui apparut tout à coup.
— Parce que je ne devrais pas être là. Songez à ce que l'on dirait si l'on m'y surprenait. Après ce qui s'est passé hier...
— Il ne s'est rien passé hier. Je me suis démis l'épaule en tombant dans un escalier. J'ai un peu de fièvre, je suis resté à la chambre. Quoi de plus normal ? Vous êtes venue, charitable comme un ange, prendre de mes nouvelles ? Quoi de plus naturel ?
— Et... Cadet Bernard ?
— Il chasse avec le Roi qui, comme vous le savez sans doute, courre le sanglier depuis ce matin. Et puis, est-ce que vous croyez que je vais me laisser intimider par lui ? Venez vous asseoir là. Vous êtes trop loin... Et puis, ôtez le voile qui cache votre ravissant visage.
Elle lui obéit en souriant, attendrie de lui voir ces exigences d'enfant gâté qui contrastaient si fort avec sa vigueur orgueilleusement épanouie.
— Voilà, dit-elle. Mais je ne reste qu'un instant. Le Roi ne va pas tarder à rentrer et Cadet Bernard avec lui.
— Je ne veux plus entendre son nom, Catherine ! s'écria le jeune homme qui rougit de colère. Encore une fois, vous êtes libre et il n'a rien à voir entre nous. Il vous a traitée indignement. Il aura encore à m'en rendre raison !... Mais, douce amie, ajouta-t-il, donnez-moi le droit de veiller sur vous.
— Mais... je ne vous en empêche pas, fit Catherine avec un soupir.
Veillez sur moi, mon ami... J'en ai grand besoin !
Et moi je le désire de toutes mes forces. Vous n'avez pas encore compris combien je vous aime, Catherine ; sinon vous m'auriez déjà dit oui.
Tout en parlant, il l'attirait insensiblement à lui et, tout doucement, avait posé ses lèvres sur les paupières qu'elle baissait. Sa voix se faisait berceuse, presque ronronnante.
— Pourquoi attendre ? Depuis votre rentrée en grâce, il n'est personne ici qui ne s'attende à ce que nous annoncions nos fiançailles.
Le Roi lui-même...
— Le Roi est bien bon... mais je ne saurais, si tôt...
— Si tôt ? Tant de femmes se remarient à peine un mois après la mort de leur époux. Vous ne pouvez demeurer ainsi, seule en face du monde, vainement belle. Il vous faut une épée, un défenseur, comme il faut un père à votre enfant.
Ses lèvres descendaient, à petits baisers rapides, jusqu'à celles de la jeune femme. Il s'en empara avec passion et, sous le baiser, elle ferma les yeux, envahie d'un délicieux bien-être, toute sa tristesse envolée.
— Dites que vous voulez bien, mon amour, pria-t-il tendrement.
Laissez-moi vous faire mienne à la face de tous ! Dites oui, Catherine, ma mie.
Le mot tendre creva l'ensorcelant brouillard dans lequel Catherine se laissait couler avec bonheur. « Ma mie ! » Arnaud l'appelait comme cela... et avec quel amour ! Elle crut entendre encore la voix de son époux lorsqu'il murmurait ces mots à son oreille. « Catherine, ma mie. » Personne ne savait le dire comme lui... Les yeux soudain humides mais les lèvres sèches, elle balbutia :
— Non... C'est impossible !
Elle s'écartait de lui, l'obligeait à dénouer les bras qui l'instant précédent la serraient si fort. Il se plaignit, avec une pointe d'irritation
: — Mais pourquoi impossible ? Pourquoi non ? Cela ne surprendra personne, je vous l'ai déjà dit. Pas même les vôtres. La dame de Montsalvy, elle-même, s'attend à ce que vous deveniez ma femme.
Elle comprend que vous ne pouvez demeurer seule.
Brusquement, Catherine s'était levée. Pâle jusqu'aux lèvres elle regardait Pierre avec des yeux à la fois incrédules et terrifiés.
— Qu'est-ce que vous avez dit ? J'ai mal entendu.
Il se mit à rire, tendant de nouveau les mains vers elle.
— Comme vous voilà effarée ! Mon cœur, vous faites une montagne de choses bien naturelles et...
— Répétez ce que vous avez dit, articula durement Catherine.
Qu'est-ce que ma belle-mère a à faire dans tout ceci ?
Pierre ne répondit pas tout de suite. Le sourire s'était effacé de ses lèvres, ses sourcils se froncèrent légèrement.
— Je n'ai rien dit d'extraordinaire ! Mais quel ton vous employez, ma chère !
— Laissez le ton que j'emploie et, pour l'amour de Dieu, répondez-moi. Que vient faire ici la dame de Montsalvy ?
— Peu de chose, en vérité. Je vous ai seulement dit qu'elle s'attendait à ce que vous deveniez ma femme. Lors de mon voyage là-bas, je lui ai confié le grand amour que vous m'avez inspiré, je lui ai dit mon désir ardent de vous épouser et la foi que j'avais dans ma victoire auprès de vous. C'était normal... je craignais tellement qu'elle ne voulût vous obliger à vivre dans le souvenir et dans ce vieux pays d'Auvergne. Mais elle a fort bien compris.
— Elle a compris ? fit Catherine douloureusement, en écho... Mais à quoi pensiez-vous pour oser lui dire cela ? Qui vous avait permis d'annoncer une chose pareille ?
— Le visage décomposé de la jeune femme impressionna Pierre.
Sentant instinctivement qu'il lui fallait se défendre contre un danger imprévu, il se drapa dans la courtepointe et sauta à bas de son lit.
Catherine s'était laissée tomber sur un banc, les yeux lourds de larmes contenues, les doigts froids et tremblants. Elle répétait : Pourquoi...
mais pourquoi avez-vous fait cela ? Vous n'en aviez pas le droit...
Il s'agenouilla auprès d'elle, prit entre les siennes les mains glacées.
— Catherine, chuchota-t-il, je ne comprends pas votre désolation.
J'admets que je me suis un peu trop hâté, mais je voulais savoir si vous n'auriez pas d'obstacles au cas où vous accepteriez de m'épouser.
Et puis, un peu plus tôt un peu plus tard...
Il était sincèrement désolé, elle le comprit et n'eut pas, sur le moment, le courage de lui en vouloir. Brutalement réveillée de l'état de rêve où elle vivait depuis des semaines, elle n'accusa pourtant qu'elle-même... Mais elle le regarda avec des yeux désolés.
— Et que vous a dit ma belle-mère ?
— Qu'elle espérait que nous serions très heureux, que je saurais vous donner le rang, la vie dont vous êtes digne.
— Elle a dit ça ? fit Catherine d'une voix étranglée.
— Mais oui... Vous voyez bien que vous vous désolez pour rien.
Repoussant les mains qui tentaient de la retenir, Catherine se leva.
Elle eut un petit rire sec.
— Pour rien... Écoutez bien, Pierre : vous avez eu tort de dire cela à cette noble femme sans raison.
D'un bond il se releva. Cette fois il était furieux et l'empoigna aux épaules.
— Quittez cet air de somnambule ! Regardez-moi ! Ce que vous dites est stupide. Je ne lui ai pas fait de mal et vous n'avez pas le droit de nous en punir tous les deux. C'est de l'orgueil, Catherine ! La vérité, c'est que vous craignez d'être mal jugée. Mais vous avez tort.
Vous êtes libre, je vous l'ai dit et redit cent fois. Votre mari est mort...
— Non ! jeta Catherine farouchement.
Ce fut à Pierre de vaciller sous le choc. Ses mains retombèrent sans forces tandis qu'il regardait la jeune femme dressée devant lui, les dents serrées, les poings crispés.
— Non ? Que voulez-vous dire ?
— Rien d'autre que ce que je dis. Mon époux, s'il est mort pour la loi humaine, pour tous les hommes de ce monde, ne l'est pas sous le regard de Dieu.
— Je ne comprends pas... Expliquez-vous.
Alors, une fois encore, elle fit le lamentable récit, elle avoua l'affreuse vérité, mais, à mesure qu'elle parlait, elle éprouvait une sorte de délivrance. C'était comme si elle dépouillait la griserie des derniers temps, cette attirance à la fois romantique et sensuelle qui l'avait jetée un instant dans les bras de ce garçon. En affirmant la réalité vivante d'Arnaud, elle reprenait conscience de son amour pour lui. Elle avait cru pouvoir se détourner de lui, l'oublier, mais voilà qu'il se dressait de nouveau, incroyablement présent, entre elle et l'homme qu'elle avait cru aimer. Lorsqu'elle eut tout dit, elle planta son regard violet droit dans celui de Pierre.
— Voilà. Maintenant, vous savez tout... Vous savez surtout qu'en parlant mariage à cette pauvre mère vous avez commis une mauvaise action... mais dont je suis entièrement responsable. Je n'aurais pas dû vous laisser le moindre espoir.
Il se détourna, resserrant machinalement autour de ses reins l'étoffe rouge qui glissait en un geste dérisoire qui avait quelque chose de touchant. Tout à coup, il semblait avoir vieilli de dix ans.
— Je m'en rends compte trop tard, Catherine... et je le regrette...
C'est une affreuse histoire. Mais j'ose vous dire que cela ne change rien à mon amour, rien à ma décision de vous épouser tôt ou tard. Ma mie, je vous attendrai aussi longtemps qu'il faudra.
— Ma mie, murmura-t-elle. Il m'appelait ainsi... Et il le disait si bien.
Il se raidit sous cette comparaison qu'il devinait à son désavantage.
Moi, je le dis avec tout mon cœur... Catherine, fit-il, offensé, réveillez-vous ! Vous avez souffert abominablement, mais vous êtes jeune, vous êtes vivante. Vous avez aimé votre époux autant qu'il était possible d'aimer. Mais vous ne pouvez plus rien pour lui... et c'est moi que vous aimez.
Alors pour la seconde fois, avec la même détermination, Catherine répondit :
— Non !
Et, comme il reculait d'un pas, les traits crispés mais une lueur de colère dans les yeux, elle répéta :
— Non, Pierre, je ne vous aimais pas vraiment... Je l'ai cru un instant, je le confesse, et, voici une heure, je le croyais encore. Mais, sans le vouloir, vous m'avez ouvert les yeux. J'ai cru pouvoir vous aimer, je me trompais... Jamais je n'aimerai un autre homme que lui...
— Catherine ! gémit-il douloureusement.
— Vous ne pouvez pas comprendre, Pierre. Je n'ai jamais aimé que lui, jamais respiré que par lui, pour lui... Je suis la chair de sa chair et, quoi qu'il lui arrive, quelques ravages que puissent faire en lui le mal maudit, il demeurera toujours pour moi l'unique... le seul homme au monde. Ma vieille Sara, qui m'a quittée ce matin à cause de vous, ne s'était pas trompée. J'appartiens à Arnaud, à lui seul...
Tant qu'il me restera un souffle de vie, il en sera ainsi.
Il y eut un silence. Pierre s'était écarté d'elle et s'approchait de la fenêtre. Le soleil achevait de se coucher, la lumière dorée devenait peu à peu violette... Au- delà de la rivière, une trompe sonna, puis une autre auxquelles répondirent les aboiements d'une meute.
— Le Roi, fit Pierre machinalement. Il revient...
Sa voix avait un son fêlé qui fit tressaillir Catherine.
Elle se tourna vers lui. Il ne la regardait pas... Debout devant la fenêtre sur laquelle se découpait sa silhouette vigoureuse, il ne bougeait pas. La tête baissée, il paraissait réfléchir, mais soudain Catherine vit remuer ses épaules. Elle comprit qu'il pleurait...
Une profonde pitié s'empara d'elle. Lentement, elle vint vers Brézé, leva la main pour la poser sur l'épaule du jeune homme, mais n'osa pas.
— Pierre, murmura-t-elle, je voudrais que vous n'ayez pas de peine.
— Vous n'y pouvez rien, répondit-il durement.
De nouveau le silence s'appesantit entre eux puis, toujours sans se retourner, il demanda :
— Qu'allez-vous faire ?
— Repartir, répondit-elle sans hésiter. Repartir là- bas, leur dire à tous que je n'ai pas changé, que je suis toujours « sa » femme...
— Et ensuite ? fit-il amèrement, vous vous enfermerez dans vos montagnes pour attendre la mort ?
— Non... Ensuite, j'arracherai Arnaud à cette léproserie infâme où j'ai dû le laisser entrer, je l'emmènerai dans un endroit reculé, tranquille et je resterai avec lui jusqu'à ce que...
Un frisson d'horreur secoua Brézé. Il se retourna brusquement, montrant à la jeune femme un visage ravagé.
— Vous ne pouvez pas faire ça... Vous avez un fils, vous n'avez pas le droit de vous suicider, surtout de cette manière atroce...
— C'est la vie sans lui qui est un suicide... J'ai rempli mon rôle ici.
Les Montsalvy sont redevenus ce qu'ils n'auraient dû cesser d'être. La Trémoille est abattu... Maintenant, je peux songer à moi... à lui.
Sans faire le moindre bruit, elle marcha vers la porte, l'ouvrit. Le page attendait au-dehors, mais, au seuil, elle se retourna. Toujours debout devant la fenêtre, Pierre esquissa le geste de lui tendre les bras.
— Catherine, supplia-t-il... Revenez à moi !
Mais elle secoua la tête, lui sourit avec une sorte de tendresse.
— Non, Pierre... Oubliez-moi. C'est mieux ainsi...
Puis, comme si, malgré tout, elle craignait de se laisser attendrir, d'entendre encore cette voix qui avait su l'émouvoir si dangereusement, elle tourna les talons et descendit l'escalier en courant. Quand elle déboucha dans la cour, les chasseurs sonnant du cor à s'arracher la gorge passaient la voûte en trombe. Elle vit le Roi au milieu d'eux et, auprès de lui, la mince silhouette de Bernard d'Armagnac qui riait. D'un seul coup, le vaste enclos fut grouillant d'une vie chaude, colorée. Quelques dames accoururent, d'autres s'accoudèrent aux fenêtres, échangeant des plaisanteries avec les chasseurs. Des appels retentirent, des éclats de rire fusèrent. Mais, cette fois, Catherine n'eut pas envie de se mêler à eux. Arnaud l'avait reprise. Entre elle et ces gens, un fossé s'était creusé, trop profond pour qu'elle pût le franchir. Une seule main aurait pu la ramener dans ce monde dont, déjà, elle se sentait détachée. Et cette main n'avait plus le droit, ni la possibilité de le faire. Mais, au fond, c'était sans importance. Il lui fallait aller où était son destin et elle avait hâte, maintenant, de retourner vers les siens.
Le lendemain matin, Catherine fit ses adieux au Roi, après avoir obtenu, non sans peine, la permission de partir auprès de la reine Marie qui ne comprenait pas sa hâte de quitter la cour.
— Vous venez seulement d'arriver, ma chère, lui dit- elle. Etes-vous déjà lasse de nous ?
— Non, Madame... mais je languis de mon fils et je me dois à Montsalvy.
— Alors, allez. Mais revenez dès que cela vous sera possible avec l'enfant. Vous demeurez de mes dames d'honneur et le Dauphin aura bientôt besoin de pages.
Charles VII tint à peu près le même langage à la jeune femme, mais il ajouta :
— Les très jolies femmes sont rares et voilà que vous voulez partir
? Qu'a-t-elle de si attirant cette Auvergne que vous désirez tant la retrouver ?
— C'est un admirable pays, Sire, et vous l'aimeriez. Quant à ce qui m'attire là-bas, que Votre Majesté me pardonne de lui dire que ce sont d'abord mon fils et ensuite des ruines.
Un pli se forma sur le front du Roi, mais il s'effaça aussitôt sous un sourire :
Et vous vous sentez une âme de bâtisseuse ? A merveille, dame Catherine ! J'aime qu'une femme allie la décision, l'énergie à tant de beauté. Mais... que devient dans tout cela mon ami Pierre de Brézé ?
Comptez-vous l'emmener avec vous ? Je vous préviens que j'en ai grand besoin...
Catherine se raidit mais baissa les yeux pour tenter de dérober l'émotion qui venait. Elle était mal guérie encore du rêve un instant caressé. Le nom de Pierre était toujours un peu douloureux.
— Je ne l'emmène pas, Sire. Le seigneur de Brézé s'est montré pour moi un fidèle ami, un vrai chevalier. Mais il a sa vie comme j'ai la mienne. Le combat le rappelle et moi je dois relever ma maison.
Charles VII ne manquait pas de finesse. Au léger tremblement qui fit vibrer la voix de la jeune femme, il comprit qu'il s'était passé quelque chose et, du coup, n'insista pas pour la retenir davantage.
— Le temps arrange bien des choses, belle dame... J'ai cru, un moment, que nous aurions avant peu une fête d'accordailles, mais, à ce qu'il paraît, je me suis trompé. Pourtant, dame Catherine, voulez-vous permettre à votre roi de vous donner un conseil ? Ne précipitez rien... Ne brisez rien. Je vous l'ai dit, le temps fait changer les hommes et les femmes. Il ne faut pas qu'un jour vous ayez du regret.
Ce serait injuste.
Émue plus qu'elle ne voulait l'avouer par cette royale sollicitude, Catherine s'agenouilla pour baiser la main que lui tendait Charles.
Elle lui sourit vaillamment.
— Je n'aurai pas de regrets. Mais je sais un gré profond à Votre Majesté de sa bonté. Je ne l'oublierai pas.
Il lui rendit son sourire, avec cette timidité qu'il éprouvait toujours en face d'une femme trop belle.
— Il se peut qu'un jour prochain j'aille moi aussi en Auvergne..., fit-il d'un air songeur. Allez, maintenant, comtesse de Montsalvy.
Allez vers ce devoir que vous savez si bien accepter. Sachez seulement que votre roi vous regrettera, qu'il espère vous revoir un jour point trop éloigné... et que vous emportez son estime.
Ce fut lui qui se retira, laissant Catherine agenouillée au milieu de la grande salle où, seuls, maintenant, veillaient les gardes immobiles.
Elle entendit décroître son pas, et doucement se releva. Elle se sentait moins triste. Une sorte de fierté l'habitait, Charles lui avait parlé non pas comme à une femme, mais comme à l'un de ses capitaines, comme il eût parlé sans doute à Arnaud lui- même.
Restait à dire adieu à la reine Yolande. Catherine se rendit chez elle aussitôt, s'apprêtant à fournir, une troisième fois, la même explication.