142540.fb2
PROLOGUE
Un soir d'émeute, le 27 avril 1413, alors que le peuple de Paris, entraîné par le boucher Caboche et l'universitaire Pierre Cauchon, a envahi l'hôtel Saint-Pol, Catherine Legoix, la fille de l'orfèvre du Pont- au-Change, et son ami Landry Pigasse se sont trouvés au premier rang des émeutiers. La jeune Catherine, âgée de treize ans, s'est prise d'un intérêt passionné pour un jeune seigneur que la foule entraîne pour le pendre. Michel de Montsalvy est beau, il a dix-sept ans : il n'en faut pas plus pour que Catherine soit prête à tout pour le soustraire à la mort. Avec l'aide de Landry et de Barnabé le Coquillart, un étrange truand, elle parvient à l'arracher à ses gardes et à le cacher dans la cave de ses parents. Mais la cachette est découverte et Michel massacré sous les yeux épouvantés de Catherine par le boucher Legoix, cousin de la fillette, en présence de Caboche et de Cauchon. Par représailles, le père de Catherine est pendu, sa maison détruite. Catherine et sa mère se réfugient chez Barnabé, dans l'inexpugnable Cour des Miracles, mais Loyse, la sœur de Catherine, est demeurée aux mains de Caboche qui s'est épris d'elle. Avant de quitter Paris pour Dijon, où les Legoix ont un oncle, Barnabé, Landry et Sara la Noire, une bizarre fille de Bohême qui s'est prise d'affection pour Catherine, arracheront Loyse à son geôlier, puis toute la famille s'embarquera sur la Seine pour gagner enfin la Bourgogne. Catherine emporte, au milieu de douloureux souvenirs, l'image de Michel de Montsalvy qu'elle ne peut oublier.
Autour d'eux continue la ronde infernale de la guerre civile. Le roi Charles VI est fou, la reine Ysabeau vend le royaume à l'encan et les deux partis rivaux des Armagnacs et des Bourguignons se disputent le pouvoir, les armes à la main.
Neuf ans plus tard, c'est à Bruges que l'on retrouve Catherine devenue une éblouissante jeune fille. Elle est venue là avec son oncle Mathieu Gautherin, drapier de son état, pour faire des achats. Pendant la procession du Saint-Sang, un bourgeois se montre trop entreprenant avec Catherine qui te gifle et déchaîne ainsi un affreux scandale. Arrêtée, elle est conduite devant le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, grand amateur de femmes. La beauté de la jeune fille émeut le prince. Il la libère en lui assurant qu'il se souviendra d'elle.
Or, sur la route qui les ramène vers Dijon, Catherine et son oncle trouvent un chevalier blessé dont la vue trouble la jeune fille. Il est le vivant portrait de Michel de Montsalvy. Ramené dans une auberge, le blessé y reçoit les soins d'un médecin maure de Cordoue, Abou-al-Khayr, qui voyage pour s'instruire, et le mystère de la ressemblance s'explique ; il est le frère de Michel, Arnaud de Montsalvy, et, tout de suite, une puissante attirance le jette vers Catherine qui est bien près de se donner à lui. Mais, apprenant le nom de la jeune fille, Arnaud la chasse avec violence. Elle s'appelle Legoix et il a juré une haine implacable à tout ce qui porte ce nom. C'est un boucher nommé Legoix, un cousin de Catherine, qui a tué Michel...
Désespérée, Catherine a dû le quitter et suivre son oncle. À Dijon, elle se voit bientôt l'objet des hommages d'un puissant personnage : Garin de Brazey, Grand Argentier de Bourgogne, et, à sa stupeur, apprend qu'un ordre du duc Philippe lui fait un devoir d'épouser l'Argentier. Contre cet ordre Catherine se révolte et, pour éviter le mariage, elle tente de faire tuer Garin par son vieil ami Barnabé. Mais Garin n'est que blessé et Barnabé trouve la mort dans l'aventure. Catherine doit épouser Garin.
Celui-ci, pourtant, se révèle un bien étrange époux. Le mariage demeure blanc malgré les tentatives de Catherine, poussée par Sara qui est restée sa confidente et devenue sa première suivante. À cette attitude, une seule explication possible : Garin garde son épouse pour le duc Philippe. En attendant, il en fait un objet de luxe et, devenue dame de parage de la duchesse douairière Marguerite, Catherine se mêle à la vie brillante de la Cour de Bourgogne.
Au cours des fiançailles de la sœur du duc, à Amiens, un chevalier du roi Charles VII vient défier le duc au nom de son maître. En effet, prince Français, Philippe marie sa sœur à l'Anglais envahisseur et refuse de reconnaître son légitime souverain. Ce chevalier n'est autre qu'Arnaud de Montsalvy... Le défi est accepté. Montsalvy rencontre en champ clos le champion de Bourgogne, Lionel de Vendôme. Il est vainqueur mais il est blessé et Catherine ne résiste pas à l'envie d'aller le rejoindre dans sa tente.
Là, après un accueil rude, Arnaud se laisse fléchir par cette femme qu'il aime, bien qu'il la croie devenue la maîtresse du duc de Bourgogne. Il est tout près de se laisser aller à son amour quand il s'aperçoit qu'il est tombé dans le piège tendu par Jean de Luxembourg, le chef des armées de Bourgogne.. Arrêté, au mépris des lois de la chevalerie, avec son ami Xaintrailles, il rend Catherine responsable de cette félonie. La jeune femme, douloureusement frappée et persuadée que le duc ignore tout du zèle intempestif de Luxembourg, se rend chez lui pour le mettre au courant.
Philippe se montre dur et méfiant. Il exige qu'elle devienne sur l'heure sa maîtresse et Catherine va s'exécuter, le désespoir au cœur. Mais, à son grand étonnement, elle demeure seule, toute la nuit, dans le grand lit ducal.
Philippe n'est revenu qu'au matin d'une fête donnée aux dames de la ville.
Il se montre tendre, empressé puis, en présence de Catherine et sans permettre qu'elle se lève, fait venir dans sa chambre Arnaud et Xaintrailles pour leur faire ses excuses. Catherine comprend qu'elle est prise au piège.
Arnaud l'a vue dans le lit même du duc et ne doutera plus de ses liens étroits avec le prince. Il s'éloigne plein de mépris, sans même tourner la tête. Pour Catherine tout est fini. Qu'importe même d'accorder à Philippe ce qu'il demande.
— Ce soir, je te ferai chercher, a-t-il dit en la renvoyant à son logis.
Pourquoi pas ? Quittant le palais, Catherine rentre à la maison qu'elle partage, durant son séjour, avec son amie, la comtesse Ermengarde de Châteauvillain...
Il était bien près de midi lorsque Catherine regagna la maison du lainier dans une litière que Jacques de Roussay avait amenée devant l'escalier du palais communal. Fermée d'épais rideaux de cuir, cette litière avait mis la jeune femme à l'abri des curieux. En approchant de son logis, Catherine faisait des vœux pour qu'Ermengarde seule se trouvât dans la maison. Elle craignait les yeux aigus, si malveillants de la jeune Vaugrigneuse. Et surtout, elle aspirait à se retrouver seule avec son amie dont elle avait appris, peu à peu, à priser les conseils. La maison lui parut étrangement silencieuse. Dans le vestibule, elle croisa une servante qui portait un plat de choux fumants. La fille lui adressa une rapide révérence et un regard que Catherine jugea inquiet sans se donner la peine de chercher à comprendre pourquoi. Sans doute était-elle d'un naturel peureux et facilement impressionnable... Haussant les épaules, elle releva sa robe à deux mains et grimpa alertement l'escalier sombre et raide. Sur le petit palier de l'étage, un rayon de soleil traversait le vitrail d'une étroite fenêtre en ogive, répandant sur le dallage blanc une large tache écarlate, lumineuse, qui mettait comme une touche de vie dans tout ce silence. On percevait seulement, venant du rez-de-chaussée, où le lainier et sa famille devaient être à dîner, un vague murmure de conversations, mais à l'étage il n'y avait pas de bruit.
Persuadée qu'aucune des autres dames d'honneur n'était là, Catherine poussa le vantail de chêne qui fermait sa chambre et entra. La pièce, en effet, était vide à l'exception de Garin. Il se tenait debout devant la fenêtre face à la porte et les mains au dos.
— Comment, vous étiez là ? fit Catherine surprise en s'avançant vers lui.
Elle lui avait souri, mais à mesure qu'elle approchait, son sourire s'effaçait. Jamais encore elle n'avait vu à son époux cette expression de rage.
Tous les traits de son visage en étaient bouleversés. Un tic nerveux relevait spasmodiquement le coin de ses lèvres au-dessous du bandeau noir. Pour la première fois, elle eut peur. Le visage de Garin avait quelque chose de démoniaque.
— D'où venez-vous ? demanda-t-il.
Les paroles sifflaient entre ses dents serrées. Dans les plis de sa robe, Catherine ferma les poings pour lutter contre cette terreur insidieuse qui se glissait dans ses veines.
— Je croyais que vous le saviez, fit-elle d'une voix claire. Je viens de chez le duc.
— De chez le duc, vraiment ?
Catherine, pensant que l'assurance était encore la meilleure méthode pour affronter un homme en colère et forte, par ailleurs, de la vérité de ses paroles, riposta avec un léger haussement d'épaules impatient :
— Demandez-le-lui. Vous verrez bien ce qu'il vous dira...
Elle se dirigeait vers le coffre où l'on rangeait ses coiffures pour y déposer le tambourin de velours qu'elle venait d'ôter de sa tête, tournant le dos à son époux, quand un cri de douleur lui échappa. Garin l'avait saisie par les cheveux et les tirait brutalement en arrière. Catherine tomba lourdement à terre aux pieds de Garin, protégeant instinctivement son visage de son bras replié. Lâchant les cheveux, Garin saisit ce bras qu'il broya, si fort que Catherine cria de nouveau. Il penchait sur elle un visage empourpré de colère. Dans son autre main, Catherine, terrifiée, vit qu'il tenait un fouet à chiens.
— De chez le duc ? Tu viens de chez le duc, petite traînée ! Comme si toute la cour ne t'avait pas vue entrer dans la tente de ce Montsalvy ?
Comme si Luxembourg ne t'avait pas trouvée presque dans ses bras ?...
Crois-tu que j'ignore que ce maudit Armagnac n'est pas rentré cette nuit à Guise ? Dans quel bouge es-tu allée te rouler avec lui, hein ? Tu ne le diras pas, bien sûr, mais moi je vais t'ôter l'envie de mentir, pour toute ta vie.
Il ne se possédait plus. Avant que Catherine, terrorisée, ait pu souffler un seul mot, le fouet s'abattait férocement sur son dos. Elle cria, se laissa choir complètement à terre, cachant sa tête sous ses bras repliés, se ramassant sur elle-même pour offrir moins de surface aux coups. Garin tapait comme un sourd, le fouet sifflait en l'air puis claquait sur le dos, les épaules ou les reins de Catherine. Elle ne criait plus, craignant d'exciter le furieux. Mais ce silence même parut porter la colère de Garin au paroxysme. Se penchant tout à coup sur la jeune femme prostrée, il saisit le haut de la robe, près de la nuque, tira un coup sec. La robe et la chemise se déchirèrent, dévoilant le dos et les reins de Catherine. Et le fouet siffla encore. Cette fois, il mordit la peau tendre si cruellement qu'elle se fendit. Catherine hurla, déchirée d'un trait de feu. Les coups maintenant pleuvaient comme grêle, sans que la colère de Garin tombât.
La jeune femme se traînait à terre, cherchant à s'abriter derrière un meuble, le lit ou un coffre. Mais elle trouvait chaque fois devant elle Garin qui, d'un coup de pied, la rejetait au milieu de la pièce. La robe en lambeaux ne protégeait plus du tout son corps qui se tordait sous le fouet. Elle n'était plus que souffrance aiguë, animale. Comme une bête affolée, elle cherchait éperdument un abri contre cette grêle atroce et déchirante. Est-ce que Garin ne cesserait jamais de taper ? A travers le brouillard rouge flottant devant ses yeux, elle ne voyait plus qu'une forme immense et noire, un bras qui se levait encore et encore... Il soufflait comme un forgeron à son enclume ! Il allait la tuer !... Catherine ne sentait même plus couler son sang. Elle ne criait plus. La vie s'en allait d'elle... les coups ne l'atteignaient plus qu'à travers une sorte d'ouate...
Elle fit un dernier effort en voyant vaguement, devant elle, l'entrebâillement de la porte. L'atteindre !... Se couler derrière !... Échapper à la torture... Mais quelque chose vint tout à coup boucher l'orifice sauveur...
quelque chose de rouge qui bougeait. Avec un petit gémissement plaintif, Catherine s'abattit sur les pieds d'Ermengarde qui entrait...
Le cri d'horreur que poussa la Grande Maîtresse atteignit la malheureuse dans sa semi-inconscience. Elle devina un secours, se cramponna aux pieds solides.
— Par les tripes du Pape ! hurla Ermengarde, qui a jamais vu chose pareille ?
Dégageant ses pieds des mains crispées de Catherine, la grosse dame lança ses deux cents livres à l'assaut de Garin. La colère et l'indignation décuplaient ses forces. D'une irrésistible poussée, elle le rejeta au fond de la chambre, arracha de ses mains le fouet taché de sang, le lança loin d'elle, puis empoignant Garin par le col de son pourpoint, elle se mit à le secouer vigoureusement en déversant sur lui une bordée d'injures que n'eût pas désavouée un soudard. Mais il n'opposait aucune résistance et se laissait entraîner, presque porter, vers le palier, comme un mannequin de son. Sa colère furieuse de tout à l'heure semblait l'avoir vidé de ses forces.
Ermengarde le jeta dehors, hurla :
— Hors d'ici !... et que je ne vous y reprenne plus ! puis referma la porte.
Après quoi, elle revint s'agenouiller auprès de Catherine inerte, son large visage bouleversé de compassion. La malheureuse était dans un état pitoyable. Son corps saignant, rayé de longues traînées bleues ou noires, était à peu près nu à l'exception des quelques lambeaux de velours noir qu'elle serrait encore contre sa poitrine. Ses longs cheveux emmêlés collaient à son visage où la sueur et les larmes se mêlaient. La main blanche d'Ermengarde les rejeta doucement en arrière. Elle pleurait presque.
— Dans quel état, doux Jésus !... dans quel état il vous a mise cette brute, mon pauvre agneau !... Je vais vous porter sur le lit, accrochez-vous à mon cou...
Catherine leva les bras pour les nouer au cou de la comtesse mais son épaule déchirée lui fit si mal que, cette fois, avec un dernier cri, elle s'évanouit tout à fait.
Quand elle reprit connaissance, elle était couchée, incapable de bouger tant elle était empaquetée de pansements, et la nuit était venue. En ouvrant les yeux, elle vit Sara, assise au coin de la cheminée en train de faire cuire quelque chose dans une petite marmite. Cette vision la ramena plusieurs années en arrière. Combien de fois, en s'éveillant dans la masure de Barnabé, à la Cour des Miracles, avait-elle trouvé Sara assise ainsi au coin du feu avec cette expression attentive sur son beau visage ? Le souvenir d'enfance qui revenait ainsi lui fit du bien. Elle voulut remuer un bras pour repousser les couvertures remontées jusqu'à ses yeux. Son bras pesait comme du plomb et son épaule lui fit si mal qu'elle ne put retenir un gémissement. Aussitôt, la masse imposante d'Ermengarde se glissa entre le lit et le feu. La comtesse se pencha sur le lit, posa une main fraîche, étrangement douce, sur le front brûlant.
— Vous souffrez, mon petit ?
Catherine se força à sourire, mais cela aussi fut douloureux. Il n'y avait pas un muscle, en elle, pas une fibre de chair, si minime fût-elle, qui ne lui fît un mal affreux.
— J'ai chaud, soupira-t-elle, et tout mon corps me fait mal. C'est comme si j'étais couchée sur des épines. Tout me brûle !...
Ermengarde hocha la tête, s'écarta pour faire place à Sara qui approchait et se penchait à son tour sur le lit. Le visage de la tzigane avait une expression farouche et sévère.
— Cette brute t'aurait tuée, mon ange, si dame Ermengarde n'était arrivée à temps ! Je me doutais bien que quelque chose se préparait quand je l'ai vu arriver, ce matin. Il avait un visage terrible...
— Où étais-tu quand je suis rentrée ? demanda Catherine d'une voix faible.
Ce fut Ermengarde qui répondit.
Il l'avait enfermée dans l'appentis, sous l'escalier. C'est là que je l'ai trouvée en arrivant. Elle entendait vos cris et faisait un vacarme de tous les diables pour qu'on la délivre. Les gens de la maison n'osaient le faire. Garin les avait menacés de les faire jeter au cachot s'ils bougeaient seulement le petit doigt.
Quand je suis entrée chez eux pour réclamer de la charpie et des bandes, je les ai trouvés à moitié morts de peur dans leur soupe aux choux.
— Et vous les avez rassurés, ces pauvres gens ?
— Jamais de la vie ! s'écria la comtesse avec un rire énorme. J'ai achevé de les terroriser en leur disant qu'il y avait une grande chance pour que le duc les fasse écorcher vifs en apprenant ce qu'ils avaient laissé faire. Du coup, ils nous ont donné leur propre chambre et je ne suis pas sûre qu'ils ne soient en train de faire leurs paquets...
Catherine regarda plus attentivement autour d'elle. En effet, cette chambre n'était pas celle où elle avait logé, jusque-là, avec Ermengarde. Celle-ci était plus grande, plus confortable et tendue de deux belles tapisseries... Elle communiquait avec une autre pièce et l'idée d'être complètement à l'abri des curiosités de Marie de Vaugrigneuse fut agréable à la malade. Tandis que Sara retournait à la cheminée pour verser dans une écuelle de faïence le contenu de sa petite marmite, Ermengarde s'établit sur le pied du lit et raconta comment Sara et elle-même avaient dû enduire complètement Catherine de baume calmant avant de l'envelopper tout entière de toile fine...
— Vous êtes écorchée, tuméfiée de partout, fit-elle avec un bon rire, mais heureusement il n'y a rien de très profond. Sara pense qu'il ne restera que de très légères traces et rien, en tout cas, au visage. Je crois, Dieu me pardonne, que votre époux a été pris d'une crise de folie. Que lui avez-vous donc fait ?...
Ermengarde grillait de curiosité, mais Catherine se sentait faible comme un chat malade et n'avait aucune envie de raconter tout de suite les événements de la veille. Elle souleva ses mains bandées, les regarda avec une sorte de stupeur vaguement amusée. Le baume dont elle était enduite des pieds à la tête suintait en larges taches jaunes et graisseuses à travers la toile fine des pansements. Elle avait l'impression d'être transformée en une espèce de grande poupée de chiffons. Seuls ses cheveux soigneusement nattés qui s'étalaient sur la couverture devant' elle lui paraissaient vivre et faire vraiment partie de son corps. Elle soupira. Ermengarde comprit ce que voulait dire ce soupir.
— Vous avez raison, taisez-vous ! Vous êtes trop lasse maintenant, vous me direz plus tard...
Par contre, étant indemne, la comtesse se mit à bavarder avec animation.
Garin n'avait pas osé reparaître, mais son ami Nicolas Rolin était venu tout à l'heure prendre des nouvelles. Ermengarde l'avait reçu fraîchement en lui déclarant qu'elle se chargeait de veiller jusqu'à nouvel ordre sur la dame de Brazey et que moins elle entendrait parler de Garin ou de ses amis et plus elle serait contente. Rolin était parti sans demander son reste. La gardienne de Catherine avait dit quelque chose d'analogue, mais sur un ton plus affable, au page de Monseigneur quand il s'était présenté, une demi-heure plus tôt. Catherine haussa les sourcils sous son masque de pansements.
— Le duc a envoyé un page ?
— Oui, le jeune de Lannoy, son page favori. J'ai cru comprendre que Son Altesse espérait votre compagnie pour ce soir. Naturellement, je vous ai excusée.
— Qu'avez-vous dit, ma chère Ermengarde ?
— La vérité, tout simplement. J'ai dit que votre gracieux époux vous avait battue comme plâtre et que vous étiez à moitié morte. Cela vaudra à ce sauvage de Garin une mercuriale dont il se souviendra longtemps et qui lui ôtera probablement l'envie de recommencer.
— Miséricorde ! gémit la jeune femme accablée. Mais toute la ville va se moquer de moi ! Je n'oserai plus regarder quiconque en face quand on saura que j'ai été fouettée comme une esclave.
— Le petit Lannoy est gentilhomme, ma chère. Il sait que ce qu'on lui confie pour les oreilles de son maître n'a rien à faire dans celles des autres. Il ne soufflera mot ! J'ajoute qu'il était sincèrement indigné. Ce gamin vous admire beaucoup, ma belle... Il serait même un peu amoureux de vous que cela ne m'étonnerait pas. Mais buvez donc ceci.
Sara, en effet, apportait un bol de verveine dans lequel elle avait mélangé un certain nombre d'herbes mystérieuses. Avec bien de la peine, et l'aide d'Ermengarde, Catherine parvint à s'asseoir dans son lit. Le breuvage avait une saveur un peu acide qui n'était pas désagréable. C'était surtout chaud et réconfortant.
— J'ai mis une herbe qui te fera dormir, fit Sara. Quand on dort, la douleur, elle aussi, s'assoupit...
Catherine n'eut pas le temps de répondre. La porte de la chambre venait de s'ouvrir sous la main d'un homme vêtu et masqué de noir dont l'apparition fit sursauter les trois femmes. Il s'encadrait dans le chambranle de la porte sans plus bouger qu'une statue mais, à travers les trous du masque, on pouvait voir briller des yeux gris.
— Qui êtes-vous ? s'écria Ermengarde tout de suite sur la défensive. Et que voulez-vous ?
Elle se plia aussitôt en une profonde révérence car l'arrivant venait d'ôter son masque. C'était le duc Philippe. Mais son geste avait dû être machinal car, apparemment hypnotisé par le spectacle étalé sous ses yeux, Philippe était l'image même de la stupeur.
— Est-ce bien vous, Catherine ? s'exclama-t-il avec une nuance d'incrédulité. Ce n'est pas possible !
Sous ses pansements, la jeune femme se mit à rire. Elle imaginait sans peine l'effet produit sur Philippe, si épris de beauté, par son amas de pansements.
Il était accouru, pensant trouver une jeune femme dolente, un peu meurtrie, mais certainement pas dans un tel état ! Peut-être le jeune Lannoy n'avait-il pas répété les termes exacts employés par la comtesse car, toujours au seuil, le duc balbutia :
— C'est à ce point ?
— C'est encore pire, Monseigneur ! fit Ermengarde remontée des profondeurs de sa révérence. Dame Catherine est bleue ou noire des pieds à la tête, plus un bon nombre d'écorchures. Elle souffre beaucoup... et parler lui est pénible.
Philippe serra les poings, jura qu'il allait faire jeter Garin dans une basse-fosse, le livrer au bourreau. Il lançait feu et flammes et, en même temps, sous le coup de l'émotion, de grosses larmes couvraient ses joues.
Ermengarde, habituée, n'y prit pas garde, mais Catherine regardait avec curiosité pleurer le duc. La comtesse finit par le calmer en lui faisait remarquer que, seule, Mme de Brazey pouvait porter plainte et que, si Garin était un époux brutal, c'était un excellent serviteur... Philippe voulut bien se laisser convaincre de ne pas déclencher un scandale en faisant arrêter Garin.
Il vint s'asseoir sur le bord du lit, prit l'une des mains enveloppées de bandages avec d'infinies précautions.
— Je suis désespéré, mon cœur, de vous voir en cet état ! Moi qui vous attendais le cœur tout plein de vous... Il faut vous soigner et vous bien soigner...
Il se tourna vers Ermengarde et ajouta :
— Ma mère vous réclame, je crois, Madame de Châteauvillain ?
— En effet, Monseigneur. Madame la duchesse est souffrante. Son état semble s'aggraver et elle souhaite mon retour.
Retardez de quelques jours ce retour et emmenez avec vous Madame de Brazey que je désire éloigner quelque temps de son époux. À Dijon, elle se remettra mieux et, sous votre garde, je serai tranquille pour elle. Puis-je vous la confier ? Elle m'est... infiniment précieuse !
— C'est un honneur, Monseigneur, fit la comtesse avec un nouveau salut.
Catherine ne pouvait faire moins que remercier Philippe de sa sollicitude.
L'idée de repartir avec Ermengarde lui souriait ; elle était heureuse de s'éloigner de Garin... et aussi heureuse de quitter Philippe. Au moins, elle allait avoir quelque répit pour penser à elle-même et à ses propres problèmes. Tandis que Philippe, de plus en plus ému par son lamentable état, prenait congé d'elle avec force soupirs et de nouvelles larmes, elle sentit tout à coup qu'elle pardonnait à Garin la formidable raclée qu'il lui avait administrée puisque, grâce à elle, l'échéance si redoutable s'écartait encore une fois... et pour un temps indéterminé. Ce ne serait pas encore cette nuit qu'elle deviendrait la maîtresse de Philippe ! Elle était libre de remporter, à moitié brisé mais vierge, ce corps qu'elle aurait tant voulu réserver à l'homme qu'elle aimait.
Pourtant, si elle pardonnait, elle ne comprenait pas. Pourquoi Garin l'avait-il à moitié tuée parce qu'il l'avait crue, toute cette nuit, auprès d'un autre homme ? Il ne l'aimait pas, il ne la désirait pas et même il la destinait à Philippe. Alors ?
Finalement, Catherine abandonna la question. Elle souffrait trop de sa tête et de tout son corps. Et puis la drogue calmante de Sara commençait à faire son effet. Philippe n'avait pas quitté la chambre depuis cinq minutes, reconduit par Ermengarde jusqu'à la porte de la rue, qu'elle succombait au sommeil. Sara était retournée s'asseoir au coin de l'âtre. Ses yeux noirs fixaient les flammes comme pour y lire d'invisibles choses. La rue était silencieuse. On entendait seulement le pas du cheval de Philippe qui s'éloignait...
On quitta Arras quelques jours plus tard. Catherine était loin d'être remise, mais elle ne voulait pas retarder outre mesure son amie Ermengarde. De plus, elle avait hâte de rentrer chez elle et de s'éloigner, le plus vite possible, de cette cité dont elle ne conservait pas un souvenir excellent. Grâce aux soins vigilants de Sara et de la comtesse, aux nombreux baumes dont elles avaient enduit, deux fois par jour, ses blessures, la jeune femme avait vu s'alléger considérablement l'épaisseur des pansements. Le jour du départ, elle n'en conservait plus que trois ou quatre, un à l'épaule, deux aux cuisses et un emplâtre sur les reins. Du reste, Sara disait que le grand air activerait la guérison. Le matin du départ, elle s'était contentée d'habiller chaudement sa maîtresse car, bien que l'on atteignît les premiers jours de mai, le temps demeurait frais. Elle lui avait passé des gants doublés de peau fine, dont l'intérieur était oint d'une huile adoucissante, et pour cacher son visage où quelques ecchymoses demeuraient visibles, entre autres l'œil gauche résolument poché, elle lui avait entouré la tête d'un voile assez épais pour dérober le plus gros des dégâts.
Étant donné l'état de faiblesse de Catherine, le voyage devait se faire dans une grande litière traînée par des mules où la jeune femme pourrait voyager couchée. Ermengarde de Châteauvillain, malgré sa passion pour les chevauchées, devait la partager avec son amie pour lui tenir compagnie. Sara et les autres serviteurs suivraient à cheval. Une escorte armée était prévue, à cause des troubles des régions traversées et, lorsqu'au matin du départ, Catherine vit arriver cette escorte avec la litière qui lui était destinée, elle ne put s'empêcher de sourire. La litière était aux armes ducales et l'escorte aux ordres de Jacques de Roussay, épanoui de joie à la pensée d'une si agréable mission.
— Ce sera notre second voyage ensemble, fit-il en venant présenter ses devoirs à la jeune femme qu'à vrai dire il fut un peu étonné de trouver si bien empaquetée. Le premier fut si délicieux que celui-ci m'enchante à l'avance.
Il avait compté sans Ermengarde qui surgissait à cet instant de sa chambre en achevant de mettre ses gants.
— Modérez votre enthousiasme, jeune homme ! C'est moi qui suis chargée tout spécialement de Madame de Brazey et je me sens de taille à la distraire toute seule. Veillez à vos hommes, aux logis et à la route, vous aurez bien assez à faire...
Ainsi rabroué, le jeune homme fit le dos rond. Catherine lui tendit sa main gantée.
— Ne le rudoyez pas trop, Ermengarde ! Messire de Roussay est mon fidèle ami et sous sa garde nous serons en sûreté. Partons-nous maintenant ?
Tout ragaillardi, Jacques s'en alla faire boire à ses hommes le coup de l'étrier, tandis que l'on chargeait les bagages sur des mules et que les dames prenaient place dans la litière. Toutes deux, par crainte des voleurs, avaient conservé auprès d'elles leur coffret à bijoux. Celui de Catherine, qui renfermait le fameux diamant noir, représentait une fortune à lui tout seul.
La petite troupe s'ébranla vers le milieu de la matinée. Il faisait un temps un peu acide et le vent soufflait sur les plaines basses. Jacques, suivant les ordres reçus, fit un détour et prit par Cambrai au lieu de piquer droit au sud.
Il s'agissait d'éviter Péronne et le comté de Vermandois que tenaient les gens de Charles VII. Le jeune capitaine ne souhaitait pas voir tomber dans leurs mains un otage aussi précieux que Catherine...
Quoi qu'elle en eût dit, la compagnie d'Ermengarde n'était pas des plus distrayantes. À peine installée dans les coussins auprès de son amie, la comtesse, fidèle à ses habitudes, s'était profondément endormie et sa conversation, tout au long de l'étape, se borna à de vigoureux ronflements.
Par contre, aux relais, dans les auberges ou les couvents où l'on s'arrêtait, elle retrouvait toute sa vitalité et son formidable appétit.
Livrée ainsi à elle-même, Catherine eut tout le temps de réfléchir aux récents événements. Elle n'avait pas revu Garin. Chaque jour, il avait fait prendre de ses nouvelles, soit par un serviteur, soit, une ou deux fois seulement, par Nicolas Rolin. Mais l'orgueilleux chancelier n'aimait guère ce genre d'ambassade qui le mettait en contact forcé avec Ermengarde, toujours aussi peu aimable.
Hormis cette prise de nouvelles quotidienne, Garin n'avait rien fait pour tenter un rapprochement. Catherine avait appris son départ pour Gand et Bruges où il avait à faire, mais il avait quitté la ville la veille du départ de sa femme sans lui faire ses adieux. Cela n'avait d'ailleurs aucune importance pour la jeune femme qui préférait de beaucoup ne pas se retrouver trop tôt en face de son époux. Elle avait longuement cherché ce qui avait pu motiver la fureur de Garin et en était arrivée à cette conclusion qu'il craignait le déplaisir du duc lorsqu'il apprendrait la visite de Catherine au tref de Montsalvy.il ne pouvait y avoir d'autre solution. Il était impossible d'invoquer la jalousie dans le cas de Garin.
Le voyage se poursuivit sans histoire. Il y eut, comme à l'aller, la pénible traversée de la Champagne dévastée avec ses villages morts, ses visages faméliques et les troupes de réfugiés qui, avec le peu d'objets ou d'animaux sauvés du désastre, s'acheminaient le long des routes dans l'espoir de se réfugier sur les terres de Bourgogne, à l'abri des ravages. Sur leur chemin, Catherine et Ermengarde firent la charité autant qu'elles le pouvaient, mais, parfois, le capitaine de Roussay dut intervenir pour dégager un peu rudement la litière des hordes affamées qui l'assiégeaient. Le visage si nu, si effrayant de cette misère ravageait le cœur de Catherine.
Un soir comme la petite troupe, après avoir quitté Troyes, approchait des frontières de Bourgogne, et s'apprêtait à s'arrêter pour la nuit, elle rejoignit un groupe étrange. C'était un long cortège d'hommes et de femmes au teint basané qui, de loin, pouvaient ressembler à l'exode d'un village. Mais, en approchant, on s'apercevait que ces gens avaient un aspect insolite. Les femmes avaient toutes un turban de toile dont un pan passait sous le menton, des vêtements de laine bariolée sur une chemise de lin grossier, largement échancrée. Elles portaient de petits enfants bruns, à demi nus, dans des bandes d'étoffe accrochées à leurs épaules, ou d'autres encore dans des !
paniers qui battaient les flancs de leurs mules. Elles avaient des colliers de piécettes, des yeux de braise et des dents éclatantes. Leurs compagnons portaient d'épaisses barbes noires qui leur mangeaient tout le visage, des chapeaux de feutre délavés, des vêtements criards et souvent troués, mais ils avaient la dague et l'épée au côté. Des chevaux, des chiens, des volailles les suivaient et ils parlaient un langage étrange. Tout en marchant, ils chantaient en chœur une bizarre mélopée lente que Catherine eut l'impression immédiate d'avoir déjà entendue... Or, tandis que, relevant d'une main les rideaux de sa litière, elle se penchait pour mieux entendre, elle vit soudain la mule de Sara passer comme une flèche auprès d'elle. Sa cavalière, cheveux au vent, les yeux étincelants, galopait vers les étranges voyageurs en poussant des cris à rompre les oreilles.
— Qu'est-ce qui lui prend ? fit Ermengarde réveillée en sursaut. Elle est folle ? Elle connaît ces gens ?
En effet, parvenue à la hauteur de celui qui semblait le chef, Sara avait retenu sa mule et s'était mise à parler avec volubilité à cet homme, un garçon jeune, sec comme un sarment, mais dont l'allure, sous ses guenilles, était celle d'un roi. Jamais encore Catherine n'avait vu à Sara cette expression de joie. À l'ordinaire, la tzigane riait peu, parlait moins encore.
Elle était active, silencieuse, efficace surtout. Elle n'aimait perdre ni son temps, ni ses paroles. Une première fois, dans la taverne de Jacquot de la Mer, Catherine avait ouvert fugitivement une fenêtre sur l'âme secrète de Sara. Cette fois, en la voyant discourir avec volubilité, le visage éclairé d'un feu intérieur intense, en face de cet homme basané, elle sentit un petit pincement au cœur.
— Peut-être connaît-elle ces gens, répondit-elle à Ermengarde. Mais je croirais plutôt que ce sont là ses frères de sang et qu'elle les a reconnus.
— Quoi ? Vous voulez dire que ces gens dépenaillés, avec leurs couteaux et leurs yeux de charbon...
— ... sont, comme Sara elle-même, des tzingaras.
Je vous ai raconté, je crois, l'histoire de ma bonne et fidèle « nourrice ».
Roussay, sur un signe de Catherine, avait arrêté le ; cortège et chacun contemplait Sara. La tristesse montait de plus en plus dans l'âme de Catherine. Sara semblait avoir tout oublié. Elle était entièrement absorbée par ce garçon à la peau sombre. Soudain, elle se retourna, vit Catherine qui, à demi étendue dans sa litière, appuyée sur un coude, la regardait ; elle courut à elle.
Ce sont des gens de ma race, fit-elle joyeuse, volubile, jamais je n'avais espéré en revoir et voilà que l'événement prédit autrefois arrive : les tribus se sont mises en marche pour venir jusqu'ici. Celle-ci vient, comme moi, de la Grande mer bleue. Ils ont vu le jour dans l'île de Modon, au pied du mont Gype, et moi je viens de Chypre, l'île d'Aphrodite... Est-ce que ce n'est pas merveilleux ?
Tout à fait merveilleux, coupa Ermengarde, mais devons-nous rester là encore longtemps ?
Sara négligea de lui répondre et s'adressa à Catherine sur un ton de prière : Je t'en prie, accorde-moi de passer cette nuit avec eux. Ils vont camper au prochain village, là où nous devions, nous aussi, nous arrêter.
Cela te ferait tellement plaisir ?
Tu ne peux pas savoir... Je voudrais t'expliquer...
Catherine, d'un geste doux, lui imposa silence et sourit.
N'essaie pas. Je crois que je comprends. Va avec tes frères... mais ne m'oublie pas tout à fait.
Avec une vivacité de jeune fille, Sara se pencha, , effleura de ses lèvres la main de la jeune femme et s'en alla en courant rejoindre les siens. Elle avait laissé sa mule aux mains d'un soldat d'escorte. Catherine la vit marcher aux côtés du garçon
Basané qui réglait son pas sur le sien. On aurait dit que Sara venait de retrouver un amoureux tant ses yeux brillaient et tant son sourire était joyeux. Ermengarde, la contemplant, hocha la tête.
— Je me demande si, demain matin, elle vous reviendra.
Catherine sursauta, regarda son amie avec effarement.
— Pourquoi ne reviendrait-elle pas ? Sa vie est ' avec moi, auprès de moi...
— Était ! Jusqu'ici cette femme était une déracinée, coupée des siens, sans espoir de les retrouver jamais. Vous étiez son havre de grâce. Mais elle a retrouvé ceux de sa race... Allons, ne pleurez pas, se hâta-t-elle d'ajouter en voyant s'embuer les yeux de son amie, elle vous aime... elle vous reviendra peut-être. En attendant, allons nous mettre à l'abri. J'ai faim et il commence à pleuvoir.
La petite caravane se remit en route vers le village dont on apercevait au bout du chemin la tour j carrée et la flèche de l'église.
Les Bohémiens avaient établi leur campement dans un champ qui ouvrait derrière l'auberge où étaient descendues Ermengarde et Catherine.
De la fenêtre de leur chambre commune, on dominait l'installation des errants et, après le souper, la jeune femme prit plaisir à les observer. Ils avaient allumé de grands feux sur lesquels des chaudrons avaient été posés. Les femmes, laissant les enfants gambader où bon leur semblait, s'étaient occupées à plumer les volailles et à éplucher les quelques légumes qu'on avait pu se procurer. Tous ces gens pieds nus et dépenaillés avaient une allure étrangement noble et la plupart des filles brunes étaient belles.
Catherine aperçut Sara, assise sur un tronc d'arbre abattu auprès du jeune chef. On paraissait faire grand cas de la nouvelle venue qui fut servie la première après le chef. Dans le crépuscule de printemps, les cris joyeux des enfants montaient, clairs, avec des notes aiguës qui vrillaient les oreilles, mais les adultes ne faisaient que peu de bruit. Ils parlaient calmement entre eux, mangeant avec lenteur, en gens pour qui chaque bouchée est une chose sérieuse ; parfois un rire fusait jusqu'à la fenêtre de Catherine qui, en l'entendant, se sentait de brusques envies de se joindre à ce cercle enchanté. À l'angle du champ, entre trois gros arbres, une grande toile avait été tendue pour servir d'abri, pendant la nuit, aux femmes et aux enfants. Mais ceux-ci ne manifestaient aucune envie de dormir. A demi vêtus et, certains, complètement nus avec de drôles de petits ventres ronds, ils se poursuivaient entre les feux ou bien se groupaient auprès des arbres, se tenant par la main, autour d'un grand garçon qui avait sorti un luth et l'accordait. Auprès du garçon, quelques filles aux cheveux noués en nattes agitaient impatiemment des tambourins, pressées, sans doute, de se jeter dans la danse.
Celle-ci débuta bientôt, sur un accord sauvage du musicien. Avec fougue, une douzaine de filles se lancèrent en avant, formant autour du plus grand des feux une ronde éperdue. La terre volait sous leurs agiles pieds bruns, leurs robes bariolées dansaient, tourbillonnaient autour de leurs longues jambes nues qu'elles découvraient de plus en plus haut, à mesure que le rythme se faisait plus ardent...
Le musicien pressait la cadence, les tambourins ronflaient sous les petits poings durs. Les nattes s'échevelaient sur les épaules brunes que les robes, dérangées par l'ardeur de la danse, découvraient. Quand la lune jaillit des nuages, joignant sa lumière pâle aux rougeoiements du brasier, les danseuses se déchaînèrent littéralement. Leurs pieds volaient si vite que nul ne pouvait saisir leurs mouvements. Elles ajoutaient d'autres flammes, vivantes et couronnées de nuit, à celles du bûcher. Elles se cambraient, se courbaient et se tordaient au milieu d'un cercle de regards scintillants qu'elles semblaient fasciner. Quant à Catherine, la splendeur sauvage du spectacle la captivait. Ces filles brunes, dansant dans le rayon de lune, n'étaient-elles pas les prêtresses d'un culte mystérieux ? Leurs visages aux yeux clos se levaient, offerts à la lumière argentée qui les inondait... La fièvre montait dans le cercle bohémien, le claquement des mains scandait la danse frénétique. Quelques villageois s'étaient approchés, assez craintivement, pour regarder. Ils se tenaient à l'ombre des murs de l'auberge et Catherine pouvait voir leurs visages à la fois avides et méfiants, juste sous sa fenêtre. Soudain, dominant le tintamarre enragé des tambourins et des claquements de mains, surmontant même la mélodie bizarre du luth, une voix s'éleva, chaude, ardente. Les paroles inconnues lui conféraient une puissance envoûtante que Catherine connaissait bien.
— Qu'est-ce que cela ? souffla Ermengarde qui s'était approchée derrière son amie.
— Sara ! Elle chante !
— J'entends bien... mais quelle voix extraordinaire ! C'est étrange... et magnifique !
Jamais Sara n'avait chanté comme ce soir. Dans la taverne enfumée de Jacquot de la Mer, elle chantait sa nostalgie, ses regrets. Cette fois, toute la joie violente de la vie libre, des espaces infinis, des folles chevauchées passait dans son chant. De son observatoire, Catherine pouvait la voir, assise, les mains nouées autour de ses genoux, lançant vers le ciel étoilé une mélodie échevelée, ponctuée de cris rauques et d'un refrain que toute la tribu reprenait en chœur. Elle se leva soudain, tendit les bras vers la grosse lune ronde, maintenant bien dégagée, comme pour la saisir. Le chant et la danse se conjuguaient, de plus en plus rapides, de plus en plus sauvages. Toute la tribu chantait maintenant et le chant déferlait sur la campagne endormie comme un roulement de tonnerre... Sur un cri aigu les danseuses, toutes en même temps, firent le même geste. Les robes tombèrent à terre, libérant les minces corps bruns luisants de sueur... Il y eut de l'agitation sous la fenêtre de Catherine. Les paysannes bousculaient énergiquement leurs époux qui résistaient pour les faire rentrer à la maison...
— Oh ! avait fait Ermengarde, mi-scandalisée, mi-admirative.
Catherine s'était contentée de sourire. Elle en avait trop vu à la Cour des Miracles et dans la taverne de Jacquot de la Mer pour s'offusquer du spectacle. Elle ne trouvait rien de choquant dans la nudité de ces filles, toutes jeunes, toutes belles. Leurs formes harmonieuses avaient une grâce sauvage, une beauté de statues animées par magie. Mais les yeux des gitans brillaient comme des charbons ardents. De gros nuages s'apprêtaient à engloutir la lune, le feu n'était plus que braises rougeoyantes... L'ombre, peu à peu, allait envahir le campement. Un homme accroupi au bord du feu bondit sur l'une des filles, l'enleva dans ses bras et l'emporta derrière le bouquet d'arbres. Un autre fit de même, puis un autre... Sara chantait toujours mais la nuit se peuplait de soupirs. Avec décision, Ermengarde tira Catherine en arrière et ferma la fenêtre. Catherine vit qu'elle était très rouge et se mit à rire.
— Oh, Ermengarde ! Vous êtes scandalisée ?
— Scandalisée, non !... mais j'aime autant ne pas avoir de cauchemars cette nuit. Un tel spectacle n'est bon ni pour une femme de mon âge... ni pour une femme du vôtre quand son mari est au loin.
Catherine ne répliqua pas. Elle sentait que la comtesse avait raison, qu'il était plus sage de se détourner de la bacchanale nocturne. Mais, une fois au lit, elle demeura longtemps les yeux ouverts, l'oreille au guet. De temps en temps, la voix de Sara se faisait entendre, fredonnant plus qu'elle ne chantait, accompagnée par les accords légers du luth. Puis, peu à peu, tout s'éteignit.
Le premier soin de Catherine, en s'éveillant le lendemain matin, fut de courir à la fenêtre. Repoussant le volet de bois, elle se pencha au-dehors dans l'air frais. Mais une exclamation déçue lui échappa. Il n'y avait plus trace du campement des bohémiens... à part peut-être des cercles noircis dans l'herbe, là où les feux avaient flambé. Ils avaient dû partir tôt, à l'aube même, évanouis dans la lumière rose du matin comme un rêve. La campagne était paisible, sereine. La bacchanale de la nuit s'était dissipée aussi aisément que la fumée des feux. Quelqu'un sifflait sous la fenêtre de Catherine qui ouvrait sur une porte de l'écurie. Elle vit que c'était l'un des soldats d'escorte et l'appela.
— Dites à messire de Roussay que je désire lui parler.
L'homme sourit, salua et disparut en courant à l'angle de la maison.
Quelques minutes plus tard, Jacques de Roussay frappait à la porte des deux dames et, sur la permission qui lui fut accordée, entrait. Drapée dans une robe du matin, Catherine l'attendait, debout auprès de la fenêtre. Quant à Ermengarde, elle était encore couchée. Les couvertures remontées jusqu'au nez, elle regardait la scène d'un œil farouche et nettement réprobateur. Mais le jeune capitaine ne s'en inquiéta pas. L'expression tendue de Catherine le tourmentait bien davantage.
— Avez-vous vu Sara, ce matin ? demanda-t-elle
sans même prendre la peine de répondre au profond salut du jeune homme.
— Je ne l'ai pas vue, mais l'un de mes hommes l'a aperçue. Il était très tôt, peu après le lever du jour. Elle est partie avec les tziganes, en croupe derrière le chef.
— Partie ?...
Une peine profonde bouleversa soudainement la jeune femme. Une brusque envie de pleurer comme une petite fille abandonnée. Ermengarde avait eu raison. Rien n'avait plus compté pour Sara des vieux liens de tendresse en face de l'appel de la vie d'autrefois, de la tentation d'une vie errante et libre... Catherine était bien obligée d'admettre ce qu'elle avait tellement refusé de croire la veille au soir. Elle baissa la tête et Jacques put voir une larme rouler sur sa joue.
— Oh ! Vous pleurez ? s'écria-t-il bouleversé.
— Oui... mais cela passera. Je vous remercie, mon ami. Nous partirons dans l'heure. Veillez à ce que tout soit prêt.
Elle se détournait vers la fenêtre pour lui dérober ses larmes et, intimidé, il n'osa pas risquer une consolation. Du fond de son lit, Ermengarde haussa les épaules, fit signe à Jacques de s'éloigner. Quand il eut refermé la porte derrière lui, elle sortit de son lit et, sur ses pieds nus, trotta jusqu'auprès de Catherine qu'elle enveloppa tendrement de ses deux bras.
— Venez pleurer avec votre vieille amie, mon petit... Je ne pensais pas, hier au soir, avoir vu si juste ! Il ne faut pas croire que cette Sara ne vous aimait pas. Mais, voyez-vous, elle est de la race des oiseaux migrateurs. Ils ne savent pas résister à certains signes. Ils s'en vont... mais ils reviennent.
Catherine secoua la tête, réprimant un sanglot.
Elle ne reviendra pas ! Elle a retrouvé les siens, son élément... mais ce qui me fait le plus mal, c'est qu'elle soit partie ainsi... sans même un adieu.
— Elle a peut-être eu peur qu'un adieu lui rendît le départ impossible...
Habillez-vous, Catherine, et allons-nous-en ! Il fait trop triste ici !...
Une heure plus tard, la litière emportant les deux femmes s'ébranlait. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Jacques de Roussay caracolait à la portière sans oser même regarder Catherine. Elle portait si souvent à ses yeux son mouchoir de dentelle ! Le jeune homme se sentait malheureux d'être tellement impuissant devant ce chagrin. On poursuivit la route en silence.
Vers le milieu du jour, les frontières de Bourgogne furent franchies sans que l'on ait trouvé trace de Sara et de la troupe de Bohême. Il semblait qu'ils se fussent tous dissous dans les brouillards matinaux.
Catherine éprouva une vraie satisfaction à retrouver sa maison de la rue de la Parcheminerie et Abou- al-Khayr, toujours aussi affairé mais toujours aussi amical. Le petit médecin ne quittait guère son laboratoire où, grâce à la générosité de Garin, il avait tout ce dont il pouvait avoir besoin pour ses expériences. Continuellement, des courriers de Bruges ou de Venise lui apportaient des plantes, des herbes, des métaux et des épices dont il composait baumes et médicaments. Le retour de Catherine sous un voile et des bandages l'offusqua comme une atteinte à une œuvre d'art. Il entra dans une telle colère qu'elle n'osa pas lui avouer que Garin était l'auteur du chef-d'œuvre. Elle ne voulait pas entamer la reconnaissance et l'estime sincères que le médecin maure portait à son hôte. Elle lui raconta une fumeuse histoire de chute de cheval dans un fourré particulièrement épineux, dont Abou-al-Khayr ne fut aucunement dupe, mais qu'il fit semblant de croire par courtoisie.
Il exigea pourtant de se rendre compte de l'étendue des dégâts malgré la résistance choquée de Catherine et l'examina soigneusement, sur toutes les coutures, mais sans se livrer à aucun commentaire, ce qui soulagea grandement la jeune femme. Pourtant en passant un doigt soigneux le long du dos meurtri, il se permit une remarque :
— Curieux, l'effet de ces épines... ! Il faudra que je me rende tout exprès dans le Nord pour les examiner de près... fit-il avec un brin d'ironie et tant de bonhomie que Catherine se contenta de sourire sans répondre.
Par contre, il loua grandement l'emploi qu'avait fait Sara de son baume de Matarea, souverain pour toutes les blessures, se contentant seulement de préconiser, pour le visage, une pâte composée d'amandes douces, de bulbe d'iris du Levant, d'eau de rose, de myrrhe, de camphre et de graisse fine de porc, dont il lui remit un plein pot avec ordre de s'en servir matin et soir.
Il essaya, de même, d'adoucir la cuisante blessure laissée par le départ de Sara. Catherine ne parvenait pas à s'y faire. Elle souffrait de cet abandon brutal comme d'une injure et, peu à peu, la colère l'emportait sur le chagrin.
Depuis la fuite de Sara, une transformation s'opérait dans l'esprit de la jeune femme, une transformation en forme de révolte. Elle en avait plus qu'assez d'être le jouet que ballottent les événements. Il semblait que chacun prît à tâche de se servir d'elle, d'en user à son bon plaisir sans même lui demander si cela lui convenait. Philippe d'abord, qui s'arrogeait le droit de la marier contre sa volonté afin de pouvoir plus aisément se l'approprier. Garin, ensuite, qui l'épousait sans en faire sa femme et sans même se donner la peine d'expliquer les raisons de son attitude. Auprès de lui, Catherine en arrivait à ne plus bien savoir si elle était un objet d'art que l'on pare et que l'on expose ou une sorte d'esclave sur qui l'on a plein droit de vie et de mort.
Et, depuis la terrible correction qu'il lui avait infligée, elle penchait sérieusement pour cette dernière hypothèse car, sans l'arrivée opportune d'Ermengarde, il la tuait ou l'estropiait à jamais sans la moindre hésitation.
Que dire d'Arnaud qui l'attirait et la repoussait suivant son humeur changeante ? Celui-là abusait de l'amour immense de Catherine pour l'accabler de son mépris, se permettre de juger sa vie, sa conduite et même ses relations, tout en affectant de la traiter en créature inférieure. Et maintenant Sara, Sara qui avait toute sa confiance, qui était son amie et qui, sans un mot, sans un adieu, la quittait pour suivre une troupe errante qu'elle n'avait jamais vue, mais qui était de son sang !
La fuite de Sara était la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Catherine décida que le temps des concessions et des têtes courbées était terminé et que, désormais, elle conduirait elle-même son destin, comme bon lui semblerait, sans s'inquiéter de plaire ou de déplaire à qui que ce soit.
Puisque tous les autres considéraient qu'ils avaient droit, vis-à-vis d'elle, à une pleine liberté d'action, il n'y avait aucune raison pour qu'elle n'agît pas de la même façon...
Abou-al-Khayr avait suivi sur le visage mobile de Catherine le cheminement de sa pensée depuis le moment où il avait prononcé le nom de Sara. Tout en refaisant le pansement de sa main droite, il lui sourit et dit :
— Ton grand malheur est de trop croire aux choses et aux gens. La vie est une bataille où toutes les armes sont bonnes, une profonde forêt où le plus fort égorge le plus faible afin de se nourrir de sa chair.
— Je gage, fit Catherine avec un sourire en coin, qu'il y a dans votre pays un poète ou un philosophe qui a dit quelque chose là-dessus ?
— Il y en a beaucoup, c'est le fond de la philosophie la plus amère. Mais nous avons, en effet, un poète qui a dit :
Dans cette parade de foire, un ami ne le cherche pas, Ecoute ma parole, un refuge ne le cherche pas, Accepte la douleur, un remède ne le cherche pas, Vis joyeux dans les malheurs sans attendre qui te plaigne...
— C'est beau ! fit Catherine songeuse. De qui est- ce ? Hafiz encore ?
— Non. Omar Khayyâm... un ivrogne qui savait de quoi il parlait... la défection de ta servante te fait mal, mais puisque tu n'y peux rien, pourquoi te tourmenter ? La vie continue...
En effet, la vie continuait. Catherine reprit la sienne, partagée entre son service auprès de la duchesse-douairière, dont la santé déclinait de plus en plus, la tenue de sa maison et de nombreuses visites à sa mère et à son oncle Mathieu.
En juin, Catherine était complètement remise et ne portait plus trace de ses blessures, hormis une étroite et mince cicatrice rose sur le côté gauche du dos, assez bas, heureusement, pour ne pas déparer la splendeur de ses épaules. Mais elle n'avait aucune envie de se retrouver entre Philippe et Garin. Us assistaient, à Troyes, au mariage de la princesse Anne et du duc de Bedford, et, cette fois, sans le secours d'Ermengarde qui, pour rien au monde, n'aurait voulu quitter la duchesse-douairière gravement malade.
Après le mariage d'Anne, Marguerite de Guyenne revint auprès de sa mère tandis que Philippe accompagnait la nouvelle duchesse de Bedford à Paris où elle allait habiter le magnifique hôtel des Tournelles. Le mariage de Marguerite et de Richemont devait avoir lieu en octobre, à Dijon même.
Ainsi l'avait désiré la jeune femme pour être sûre de voir sa mère y assister, même de son lit. Catherine s'en réjouissait personnellement, car elle était à peu près certaine de ne pas revoir Garin avant cette date. Philippe avait à faire à Paris et en Flandres. Il ne reviendrait que pour le mariage. Garin resterait avec lui, comme d'habitude, vraisemblablement.
Au fond, Garin et ses agissements ne tourmentaient pas tellement Catherine parce qu'elle avait autre chose à faire. Il lui laissait une paix totale et c'était tout ce qu'elle lui demandait. Par contre, Philippe, lui ne se laissait pas oublier. Deux fois par semaine, environ, un messager couvert de poussière descendait, ou plutôt tombait de cheval, dans la cour de l'hôtel de Brazey. Il arrivait parfois que le cheval, exténué, s'abattît en même temps que son cavalier... Et, invariablement, la même cérémonie recommençait : l'envoyé mettait genou en terre, offrait d'une main une lettre, de l'autre un paquet.
Les lettres, en général, étaient courtes. Philippe le Bon n'était pas un grand épistolier. Quelques lignes tendres ou, le plus souvent, quelques vers empruntés à un poète. Mais les cadeaux étaient toujours d'une rare beauté...
Les chevaucheurs du duc n'apportèrent pourtant jamais de bijoux, Philippe considérant que c'eût été offenser Catherine. Seul un mari ou un amant pouvait offrir des joyaux. Ce qu'il envoyait, c'étaient de ravissants objets d'art, statuettes d'ambre, de jade, de cristal ou d'ivoire, reliquaires d'or aux émaux merveilleux, œuvres patientes des artisans limousins dont les couleurs concurrençaient les pierreries, ou encore des dentelles, des fourrures, des parfums, et même un automate : un jongleur vêtu de satin rouge qui lançait et rattrapait des balles dorées. En résumé, tout ce qui pouvait flatter la coquetterie d'une jolie femme ou attirer sa curiosité.
Catherine acceptait tout, remerciait d'un mot gracieux... et pensait à autre chose.
Depuis quelque temps elle avait, en effet, remarqué autour d'elle une agitation insolite. Des flâneurs faisaient les cent pas dans sa rue et, chaque fois qu'elle sortait, elle était à peu près sûre de retrouver l'un de ces flâneurs sur ses talons. Ils variaient. Parfois, c'était un soldat de la garde ducale, parfois un bourgeois d'apparence innocente, parfois encore une sorte d'étudiant, ou même l'un des jeunes copistes de ses voisins parcheminiers, ou encore un moine.
Ce manège ne tarda pas à agacer, puis à irriter la jeune femme, encore qu'elle ne sût à qui attribuer cette surveillance. L'auteur le plus vraisemblable en pouvait être Garin. Qui d'autre, en effet, qu'un mari soupçonneux aurait l'idée de la faire espionner ? Supposait-il donc qu'à Dijon, dans une ville où tout le monde la connaissait, Catherine pouvait se mal conduire ? Ou bien voulait-il s'assurer qu'elle ne recevait aucun messager de Montsalvy ? De toute façon la chose était fort désagréable et Catherine regrettait de ne savoir au juste où toucher son mari pour lui dire, une bonne fois, ce qu'elle pensait de sa conduite. De même, elle hésitait à interpeller l'un de ses suiveurs pour lui demander des explications, craignant de donner dans le ridicule. Mais, à mesure que les jours passaient, l'énervement de Catherine grandissait.
Or, un après-midi où elle rentrait chez elle après avoir déjeuné avec les Champdivers, elle reconnut, sous un habit de bourgeois, l'un des soldats de la garde ducale qui l'avaient escortée depuis Arras. Malgré le vaste chapeau à bords baissés qui couvrait sa tête d'une sorte d'entonnoir, l'homme avait une figure trop caractéristique pour que la jeune femme ne l'eût pas remarquée. Il avait le nez bourgeonnant d'un grand buveur, et, surtout, sous l'œil gauche, une large tache de vin violette qui lui mangeait presque toute la joue. Il arpentait le bourg à pas négligents lorsque Catherine, sur sa haquenée, était sortie de la rue Tâtepoire. Et, quand après avoir jeté la bride de sa monture aux mains de Tiercelin le majordome, Catherine était remontée dans sa chambre, elle avait pu voir, par la petite fenêtre de la tourelle donnant sur la rue, l'homme au chapeau en éteignoir qui arpentait ladite rue, toujours sur le même trajet. Il allait du coin de l'hôtel de Brazey jusqu'à la boutique de maître Aubin, le grand parcheminier chez qui Garin se fournissait, examinait d'un air innocent les belles peaux blanches, soigneusement préparées et ornées qui décoraient la devanture, puis repartait, pour revenir quelques instants plus tard. Songeuse, Catherine rentra chez elle, hésitant sur le parti qu'elle devait prendre. Si Sara ne l'avait pas quittée, elle l'eût envoyée directement trouver le bonhomme et, en un rien de temps, eût été renseignée. Nul ne s'entendait comme la tzingara à tirer les vers du nez des gens. Mais elle n'avait plus Sara et, une fois de plus, son absence se faisait cruellement sentir. Abou- al-Khayr était trop voyant et d'aspect trop pittoresque pour qu'on le chargeât d'une mission de ce genre et Catherine ne se voyait pas descendre dans la rue pour interroger l'espion.
L'aspect de l'homme dirigea ses soupçons vers le jeune et charmant capitaine des gardes qui se troublait si visiblement en sa présence. Elle pensa : il faut que j'en aie le cœur net !
Vers l'heure de sexte1, elle se rendit au Palais Ducal pour prendre son service auprès de la duchesse Marguerite. Cette fois, un mendiant sale et déguenillé était attaché à ses pas et la suivit presque jusqu'au corps de garde, mais elle n'y prêta pas autrement attention, entra au palais sans faire mine de l'avoir vu et monta chez la duchesse. Celle-ci venait de s'endormir, après un léger repas, engourdie par la chaleur de ce jour d'été, et Catherine ne trouva qu'Ermengarde qui, d'ailleurs, s'apprêtait visiblement à en faire autant. La Grande Maîtresse avait du mal à tenir les yeux ouverts.
— Si vous voulez faire un somme en notre auguste compagnie, dit-elle à Catherine, en étouffant un bâillement derrière sa belle main blanche, je n'y vois aucun inconvénient. Mais dans le cas contraire, allez donc profiter du soleil et revenez plus tard. Son Altesse dormira bien jusqu'après none2.
Enchantée de l'occasion qui lui permettait de mettre tout de suite à exécution le plan préparé à l'avance et qu'elle avait espéré réaliser en sortant de son service, Catherine la remercia et la quitta en disant qu'elle irait, dans ce cas, s'installer au jardin pour s'y reposer à l'air. Elle descendit, erra un moment dans les allées pavées qui entouraient le bassin où nageaient des poissons et les arabesques de petit buis formant massif, respira, aux arceaux fleuris, les roses rouges qu'affectionnait la duchesse Marguerite, puis obliqua résolument vers les dépendances du palais où étaient logés les soldats et où le capitaine des gardes avait sa chambre.
— Midi.
— Trois heures.
La chaleur était intense. Des mouches et des guêpes bourdonnaient un peu partout. Appuyés sur leur lance, le casque de travers, les gardes du palais dormaient debout. Catherine parvint sans difficulté à l'escalier qui menait chez Jacques de Roussay. Il y régnait Une température de four, parce que les garnitures de plomb des toitures chauffaient comme l'enfer. La jeune femme sentit la sueur couler le long de son corps, cependant à l'aise dans une légère robe de candal vert pomme rayé d'argent, d'une couleur acide et fraîche comme l'eau d'une fontaine. Ses cheveux étaient simplement roulés sur les oreilles et emprisonnés dans deux résilles d'argent retenues par un fil mince d'où pendait, au milieu du front, une perle en poire.
Dans l'escalier, un bruit de voix frappa ses oreilles et ralentit son pas. Elle reconnut celle de Jacques de Roussay. À cause de la chaleur, il avait dû laisser la porte de sa chambre ouverte.
— Laissons maintenant ceci, disait le capitaine. Je vais te dicter une lettre pour Monseigneur. Voici au moins deux jours qu'elle devrait être écrite et je ne peux différer plus longtemps car un chevaucheur part ce soir pour Gand. Il est vrai qu'il y a si peu à dire ! ajouta-t-il avec un soupir. Tu y es ?
— J'y suis ! fit une voix inconnue de Catherine.
Celle-ci, poussée par une irrépressible curiosité,
s'était arrêtée sur la dernière marche de l'escalier, juste avant le tournant d'où elle eût été visible. Son instinct lui disait qu'elle allait entendre des choses intéressantes.
« Très illustre et très puissant Seigneur, dictait Jacques, j'implore le pardon de Votre Altesse si mes lettres ne sont pas plus fréquentes, mais je la supplie de considérer que je n'ai, heureusement ou malheureusement, rien de bien intéressant à lui apprendre. La surveillance discrète que je fais exercer autour de la dame de Brazey... »
— Tu y es ou bien est-ce que je dicte trop vite ?
Sur son escalier, Catherine sentit la colère chatouiller sa gorge en même temps qu'une espèce de satisfaction d'avoir deviné si juste. « C'était donc bien lui ! pensa-t-elle. Oh, le petit misérable ! Surveillance discrète ?
Vraiment ? Si toute la rue ne s'est pas aperçue qu'il me surveillait c'est que j'ai de la chance. Voyons la suite de cette belle épître. »
— ... autour de la dame de Brazey, ânonnait l'invisible scribe.
«... me paraît réellement sans objet. Elle mène la vie la plus régulière, la plus rangée, ne voit que sa mère, son oncle et la famille de Champdivers.
Elle n'accepte ni ne lance aucune invitation et, hormis les visites aux personnes précitées, ne sort de chez elle que pour se rendre aux offices de l'église Notre- Dame... »
Le capitaine en était déjà aux longues et minutieuses formules de politesse que Catherine n'était pas encore venue à bout de sa colère. Mais, peu à peu, un sourire remplaça sur ses lèvres le pli de contrariété tandis qu'une idée naissait dans sa tête. Pour une fois, elle allait s'amuser un peu.
Sans faire le moindre bruit, empêchant à deux mains la soie de sa robe de froufrouter, elle redescendit quelques marches à pas de loup quand elle entendit le secrétaire de Jacques lui demander s'il n'avait plus besoin de lui.
Puis, lâchant sa robe, elle toussota et remonta l'escalier sans se presser en faisant, cette fois, autant de bruit qu'elle pouvait. Le résultat fut qu'en arrivant en vue de la porte, ouverte comme elle l'avait bien pensé, de Jacques, elle trouva le jeune homme debout dans l'encadrement.
Vous ? s'écria-t-il en rougissant jusqu'à la racine de ses cheveux blonds en désordre. Vous, chez moi ?
Catherine lui offrit son plus gracieux sourire et s'avança la main tendue et arrondie en col de cygne pour qu'il y posât ses lèvres.
— Pourquoi pas ? fit-elle d'un ton enjoué. Puisque vous ne venez pas me voir, il faut bien que ce soit moi qui vienne ! Savez-vous que je devrais vous en vouloir ? Nous faisons route ensemble pendant des jours, vous ne me quittez pas d'une semelle et, à peine sommes-nous arrivés, que vous disparaissez. Je ne vous vois même plus. Ce n'est pas gentil...
Écarlate de confusion, Jacques ne savait plus où se mettre. Derrière lui un petit clerc dont le nez imposant s'ornait de lunettes tendait le cou pour voir au-delà des larges épaules du jeune homme.
— Je ne vous dérange pas, au moins ? ajouta Catherine, s'avançant encore pour bien montrer qu'elle voulait entrer.
Jacques s'effaça devant elle et le petit clerc se confondit en révérences, en déclarant qu'il se sauvait tout de suite.
— Vous ne me dérangez pas du tout, bredouilla enfin le pauvre capitaine.
Je... je... je viens d'écrire à ma mère et le père Augustin que voilà me prête sa plume, exercice auquel je ne suis pas très fort.
— Je sais, fit Catherine avec un nouveau sourire. Vous êtes un vaillant, vous préférez l'épée. Mais c'est tout à fait charmant chez vous... tout à fait charmant !
En fait, il y régnait un affreux désordre. Les meubles étaient beaux et les tentures fraîches, mais des vêtements, des armes et des flacons traînaient un peu partout. Sur la table, où le clerc avait dû écrire la lettre, il y avait des papiers voisinant avec des gobelets salis et un pichet de vin dont la terre poreuse, tout embuée de gouttelettes, disait qu'il était au puits peu de temps auparavant. Le lit, ouvert, n'avait pas été fait, mais Catherine détourna vertueusement son regard d'un spectacle aussi choquant. Et, malgré la petite fenêtre ouverte sur la cour des écuries, il faisait très, très chaud.
— C'est tout à fait indigne de vous ! s'écria le jeune homme qui reprenait pied. Et ma tenue...
— Laissez donc. Vous êtes très bien ainsi. Par cette chaleur...
Le capitaine, en effet, n'était vêtu que de chausses vertes, collantes, et d'une chemise de fine toile ouverte sur sa poitrine jusqu'à la taille. Mais Catherine se dit qu'elle l'aimait mieux ainsi que sous ses uniformes de parade ou sous l'armure. Il avait dans cette tenue négligée l'air sain et vigoureux d'un jeune paysan et, s'il sentait un peu le vin et la sueur, ce n'était pas au point que ce fût désagréable. Et, à propos de vin, Catherine avisa soudain le pichet :
— Vous devriez m'offrir à boire, fit-elle en s'asseyant sans façon sur le pied du lit. Je meurs de soif et ce qu'il y a là-dedans semble si frais...
— C'est du vin de Meursault.
— Alors, donnez-moi du vin de Meursault, fit-elle avec un irrésistible sourire.
Il se hâta de s'exécuter, mit presque genou à terre pour lui offrir le gobelet plein qu'elle but à petits coups sans le quitter des yeux. Il paraissait tout à fait remis de sa surprise, mais son air émerveillé fit comprendre à la jeune femme qu'il n'arrivait pas à croire à sa chance.
— Pourquoi me regardez-vous comme cela ?
— Je n'arrive pas à réaliser que je ne rêve pas... que c'est bien vous qui êtes là, près de moi... chez moi.
Pourquoi n'y serais-je pas ? Nous sommes si bons amis, vous et moi !...
Mmmm... votre vin est délicieux ! Un peu traître, peut-être. Voilà que ma tête tourne légèrement ! Il vaut mieux que je ne reste pas ici...
Elle se leva, mais à peine debout, poussa un petit cri en portant la main à son front, vacilla sur ses jambes.
— Mais... que m'arrive-t-il ? Mon Dieu... Je me sens toute drôle...
Elle menaçait de tomber, mais Jacques, relevé d'un coup de rein, l'avait saisie à pleins bras, l'obligeait à se rasseoir sans pour cela la lâcher.
— Ce n'est rien, fit-il d'un ton rassurant. La chaleur... et aussi ce vin ! Il est très frais, le froid vous a surprise. Vous l'avez bu peut-être un peu vite...
— C'est que... j'avais tellement soif. Oh ! c'est affreux, j'étouffe...
Catherine portait maintenant ses mains tremblantes à son corsage comme si la mince carapace de soie verte, déjà largement décolletée, la serrait trop.
Elle fut tout de suite comprise. Jacques, n'écoutant que son désir de lui venir en aide, se mit à dénouer les lacets qui fermaient la robe, tandis que Catherine, comme si elle perdait connaissance, se renversait en arrière parmi les couvertures entassées. Ce mouvement fit jaillir hors de leur nid couleur de mer et presque sous le nez du jeune homme éperdu d'adorables rondeurs dont le parfum monta encore plus vite que le vin de Meursault à la tête de Jacques. Le malheureux garçon perdit à cette vue le peu de raison qui lui restait. Oubliant que le malaise de Catherine l'inquiétait fort, il étreignit vigoureusement la jeune femme et se mit à couvrir de baisers sa gorge découverte en murmurant des paroles incohérentes.
Les yeux apparemment clos, Catherine l'observait à travers ses cils et le laissa se griser d'elle quelques instants. Mais il fallait couper court à l'expérience avant qu'elle-même ne perdît la tête. Ce qui pouvait bien ne pas tarder à arriver car, après tout, Jacques était jeune, agréable sans être vraiment beau, et vigoureux comme un jeune chêne. Elle poussa un profond soupir et repoussa le jeune homme avec une vigueur qu'il eût sans doute trouvée étrange, chez une femme en faiblesse, s'il avait été de sang-froid.
Mais de sang-froid, il n'était plus question. Jacques en était au délire !
Quand Catherine se redressa, il voulut la reprendre dans ses bras, mais elle l'écarta doucement, jouant artistement la confusion devant le désordre de sa toilette.
— Que m'est-il arrivé ?... Mon Dieu... je me souviens, j'ai perdu connaissance. Cette chaleur... et puis ce vin ! Pardonnez-moi, mon ami (elle appuya perfidement sur le mot ami), je me suis conduite d'une façon lamentable. Je n'ai point coutume de m'évanouir ainsi
Mais il n'entendait rien. A genoux devant elle, il pétrissait sa main libre dans les siennes, l'implorant du regard.
— Ne partez pas encore. Restez... Reposez-vous un moment. Si vous saviez ce que votre présence est pour moi...
Elle dégageait malgré tout sa main, le repoussait doucement, se levait et s'avançait de quelques pas dans la chambre...
— Je sais, mon ami, je sais, fit-elle d'une voix mourante. Vous êtes le meilleur des amis. Je gage que, durant ce malaise, vous m'avez soignée avec toute l'habileté dont vous êtes capable. Car je me sens déjà mieux...
Il était toujours à genoux auprès du lit, mais incapable de supporter l'idée qu'elle allait s'éloigner, lui échapper alors qu'il avait été si près de réaliser un rêve bien doux et déjà ancien, il se leva, vint vers elle les mains tendues.
— Vous n'allez pas partir tout de suite, fit-il avec un sourire. Vous êtes encore faible... et il fait si chaud.
Catherine secoua la tête.
— Ne me tentez pas. Il faut que je rentre. Je ne sais même pas quelle heure il est.
— Il n'est pas tard. Buvez encore un peu de vin, proposa perfidement Jacques, cela vous remettra tout à fait. Et puis, vous ne m'avez pas encore dit ce qui me valait une si délicieuse visite.
Catherine, qui se dirigeait vers la porte, se retourna.
— Je n'ai plus soif. Et puis votre vin est dangereux, mon cher Jacques.
Quant à ce que j'avais à vous dire...
Elle prit un temps, lui adressa un sourire moqueur, puis, quittant le ton languissant qu'elle employait depuis un moment, retrouva sa voix normale, toute chargée d'ironie pour ajouter avec la plus traîtresse douceur :
— Je voulais simplement vous fournir quelque chose à raconter à Monseigneur Philippe sur la dame de Brazey. Je pense que, maintenant, vous avez de quoi écrire une longue et belle lettre au duc sur la manière dont vous entendez à la fois l'amitié... et les secours à porter aux dames évanouies. À votre place, je rappellerais le père Augustin. Ou bien préférez-vous que je l'écrive moi-même, votre lettre ? J'écris fort bien, vous savez ?
Mon oncle Mathieu prétend que j'en remontrerais à un bénédictin.
Après quoi, contente du tour qu'elle lui avait joué, elle s'enfuit vers l'escalier en éclatant d'un rire moqueur et dégringola les degrés au risque de se rompre le cou, poursuivie par les « Catherine ! Catherine ! » affolés du jeune capitaine. Mais elle ne s'arrêta pour reprendre haleine qu'une fois dans le jardin du palais.
Dans les jours qui suivirent, la Bourgogne eut besoin des forces, si chancelantes, de sa duchesse- douairière. Tandis que Philippe était occupé en Flandres, les troupes du roi Charles étendirent la guerre le long des frontières nord du duché. Les Armagnacs du bâtard de La Baume tenaient la campagne de l'Auxerrois et d'une partie de l'Avallonnais. Mais, désireux d'ouvrir au roi la route de Champagne, le connétable John Stuart de Buchant et le maréchal de Séverac mirent le siège devant Cravant. Il fallait faire face au danger.
Marguerite rassembla son courage, dépêcha les troupes dont elle disposait sous les ordres du maréchal de Toulongeon et adressa une lettre à son gendre Bedford pour lui demander de l'aide.
Le départ de la lettre de la duchesse pour Paris donna lieu à une scène tragique entre Marguerite et Ermengarde, scène dont Catherine fut le témoin désolé. Comme Ermengarde reprochait, avec douleur, à la malade de faire appel à l'Anglais, celle-ci tourna vers elle son visage creusé par la souffrance, se redressa sur ses oreillers avec l'aide de Catherine et tendit la main vers sa vieille amie :
— C'est la Bourgogne qui est attaquée, Ermengarde... La Bourgogne que mon fils, le duc régnant, m'a confiée... Pour la sauvegarder, pour la tenir intacte, et vivante, et sans souffrances, je serais capable de vendre mon âme au Diable et de l'appeler au secours. Si l'Anglais écarte le péril, l'Anglais qui est l'époux de ma fille, je rendrai grâce à l'Anglais.
Puis, à bout de force, Marguerite s'était laissée retomber sur son lit.
Ermengarde n'avait rien répondu. Mais pour la première fois, depuis qu'elle la connaissait, Catherine avait vu pleurer cette femme de fer, cette vivante image de la loyauté et du devoir qu'était la Grande Maîtresse.
Le 30 juillet, la bataille de Cravant eut lieu, désastreuse pour le roi de France grâce à l'aide des troupes envoyées par Bedford et que commandait Suffolk. Catherine, désespérée, avait appris le bilan de la bataille dont Nicolas Rolin, instigateur de l'appel à Bedford, vint rendre à la duchesse un compte minutieux : le connétable de Buchant avait eu un œil crevé, de nombreux morts jonchaient le champ de bataille et des prisonniers de choix avaient été faits. C'est ainsi que Catherine sut que Xaintrailles et Arnaud étaient prisonniers.
Elle n'aimait pas Nicolas Rolin, mais de cette minute elle le détesta pour la joie orgueilleuse qu'il étala, pour la louange qu'il fit, ostensible et impudente, de l'aide anglaise. Ermengarde dut quitter la chambre pour ne pas sauter à la gorge du chancelier. Quant à Catherine, la colère qu'elle en éprouva allait changer certaines choses dans son comportement et déterminer toute sa conduite des mois suivants. En outre, Nicolas Rolin fut, dès lors, rangé par elle au nombre de ses ennemis personnels.
Catherine, le matin, se rendait volontiers à la messe à Notre-Dame en souvenir de ses habitudes de jeune fille. Cela lui permettait aussi, après l'office, d'aller embrasser sa mère et son oncle. Elle aimait trotter par la ville, aux heures fraîches du matin, quand la grosse chaleur d'août ne pèse pas encore sur les rues. Vêtue d'une robe de toile fine, un voile léger sur la tête, un missel à la main et une servante sur ses talons, Catherine gagnait sa place dans l'église sombre et assistait à la messe avec autant de ferveur qu'elle y mettait jadis de distraction. La puissance infinie de Dieu lui semblait le seul recours pour débrouiller l'imbroglio de son cœur et, jour après jour, elle implorait du ciel l'aide dont elle avait tant besoin.
Depuis la défection de Sara, elle avait élevé au rang de première femme de chambre l'une des servantes chargées de sa toilette. Perrine était une fille de dix-huit ans, fraîche, aimable et entièrement dévouée à sa maîtresse pour laquelle elle se fût jetée dans le feu sans hésitation. Elle était simple et paisible, ne posait pas de questions et Catherine appréciait ses qualités.
Or, un matin où toutes deux occupaient leur place habituelle, non loin de la chapelle de la Vierge Noire, un moine vint s'agenouiller auprès de Catherine. Il portait un froc brun, ceint d'une grosse corde, poussiéreux, dont le capuchon, rabattu sur sa tête, cachait une partie de son visage. Le peu que l'on pouvait voir de ce visage était d'ailleurs sympathique. Tout y était rond, le nez, la bouche et même les joues bien remplies. Mais quand il releva la tête pour dévisager sa voisine, Catherine vit que le regard était étrangement vif. Il se pencha, chuchota :
— Pardonnez mon indiscrétion, mais vous êtes bien dame Catherine de Brazey ?
— C'est moi, en effet, mais...
Le moine, rapidement, porta un doigt à ses lèvres :
— Chut !... Parlez bas ! Vous êtes celle que je cherchais. Madame de Champdivers m'envoie à vous. Je viens de Saint-Jean-de-Losne et je me serais présenté à votre hôtel si je n'avais craint la curiosité de vos serviteurs... ou même de n'être point reçu. Alors, je me suis renseigné.
Catherine lui jeta un coup d'œil rapide.
— Avec la caution de mon amie Odette, vous n'aviez point à craindre de n'être pas reçu, mon père. Que puis-je pour vous ?
— M'accorder quelques instants d'entretien... privé.
— Vous n'aurez qu'à me suivre après l'office. D'ailleurs la messe se termine. Nulle part nous ne serons mieux que chez moi.
— C'est que... Dame Odette m'a bien recommandé d'éviter messire de Brazey.
— Mon époux est absent, vous ne le rencontrerez pas.
La messe, en effet, tirait à sa fin. A l'autel, le prêtre se tournait vers les fidèles pour la dernière bénédiction. Quand il se fut retiré dans l'ombre du maître-autel, Catherine se leva, fit une profonde génuflexion et gagna la sortie, escortée de Perrine et du moine. Ils se retrouvèrent bientôt tous trois au grand soleil de la rue. Renonçant, pour une fois, à se rendre rue du Griffon, Catherine rentra chez elle en hâte. Elle était curieuse de savoir pour quelle raison Odette lui adressait cet étrange messager et ce qu'il pouvait avoir à lui dire.
Rentrée à l'hôtel de Brazey, elle congédia Perrine et fit venir le moine dans sa chambre.
— Voilà, fit-elle en lui désignant un siège. Nous sommes seuls, nul ne nous écoute. Vous pouvez parler en toute sécurité. Que puis-je pour vous ?
— Nous aider. Mais d'abord il me faut vous dire qui je suis. Je me nomme Étienne Chariot et, comme vous pouvez en juger à mon costume, j'appartiens à l'ordre des Frères Mineurs fondé par François d'Assise. Je viens du mont Beuvray où je vis ordinairement avec quelques autres frères.
Il raconta comment, appelé auprès du malheureux roi Charles VI sur la réputation que lui avait faite sa connaissance des simples et des plantes médicinales, il était devenu l'ami d'Odette de Champdivers, si attachée à soigner le roi fou. La « petite reine » avait apprécié le solide bon sens bourguignon de ce moine à la fois doux et énergique. Les tisanes qu'il composait avaient adouci bien souvent le sommeil du roi. A la mort du souverain, il avait regagné son Mont Beuvray, tandis qu'Odette revenait vers sa Bourgogne natale. Mais Catherine ne tarda pas à comprendre que, ce faisant, tous deux avaient un but secret : servir le roi Charles VII avec autant de dévouement qu'ils avaient servi et aimé son père.
— Nous avons pensé, l'un comme l'autre, conclut le moine, que nous serions plus utiles à notre maître chez son ennemi plutôt que dans le domaine royal à prier pour le succès de ses armes. Nous eussions, dame Odette et moi-même, trouvé aisément accueil auprès de Monseigneur Charles, mais nous avons choisi de revenir. La situation géographique du Mont Beuvray, dans l'enclave de Château-Chinon, est, en effet, exceptionnelle. C'est une mince pièce de terre, relevant du duc Jean de Bourbon, encastrée dans les terres bourguignonnes, exactement entre le duché de Bourgogne et le comté de Ne vers...
— Je vois, fit Catherine avec un sourire : un poste d'espionnage remarquable !
— Dites : un poste d'observation, corrigea frère Étienne. Surtout un point de passage excellent !
Catherine examinait attentivement son visiteur. Vu ainsi, dans la pleine lumière d'un rayon de soleil, il était moins jeune qu'elle n'avait cru, tout à l'heure, dans l'église obscure. Son teint était frais, son visage rond et rose avec une peau bien tendue, mais les pattes-d'oie se marquaient aux yeux et la couronne de cheveux grisonnait. En tant qu'homme, il n'était pas beau, trop en courbes, mais l'intelligence que reflétait son visage plut à la jeune femme autant que la bonté de son regard. Elle interrompit avec un sourire le cours de géographie politique d'Étienne Charlot.
— Je comprends parfaitement tout ceci. Mais je ne vois pas bien quel rôle je puis jouer.
Frère Etienne leva vers elle son regard soudain grave.
— Nous aider, je vous l'ai dit. Dame Odette prétend que vos sympathies vont au roi Charles VII... et vous êtes introduite largement à la Cour de Bourgogne. Vous pourriez être pour nous une source infiniment riche d'informations... Non, ne froncez pas les sourcils, je devine ce que vous pensez et ce que vous allez me dire. Vous n'êtes pas une espionne, c'est bien cela ?
— C'est un plaisir de vous entendre exprimer les choses aussi clairement.
— Pourtant, je vous prie de considérer ceci : la cause du roi Charles VII est légitime et juste parce qu'elle est celle de la France, alors que le duc Philippe ne craint pas de tendre sa main à l'envahisseur, dans le seul but d'accroître son pouvoir et l'étendue de ses terres.
Ces mots-là, Catherine les connaissait bien. Si souvent Ermengarde avait exprimé une opinion semblable ! Et puis, à peu de chose près, ils étaient la copie fidèle de ceux qu'Arnaud avait jetés au visage de Philippe, à Amiens.
Mais frère Étienne continuait :
— Pour une cause juste, il n'est rien d'avilissant. Celle du roi est noble entre toutes et sacrée. Il est l'oint du Seigneur. Qui le sert oblige Dieu lui-
même ! Et, à l'heure du triomphe, il saura récompenser ses serviteurs fidèles... bien que, ajouta-t-il avec un bon sourire, vous ne paraissiez pas être de ceux qui attendent quelque paiement de leurs actions.
— On dit pourtant le roi Charles léger, oublieux, tout occupé de fêtes et de femmes...
En effet et, pour ne vous rien cacher, je regrette fort de ne pouvoir vous conduire à sa Cour. Vous en feriez votre esclave. J'espère que vous pardonnerez une phrase si brutale chez un moine. Le roi est faible, c'est un fait, mais auprès de lui veille un ange. Le pouvoir, la sagesse sont aux mains d'une femme, sa belle-mère, une très grande et très noble dame : Yolande d'Aragon, reine de Sicile et de Jérusalem, comtesse d'Anjou et comtesse de Provence, la plus haute et la plus vaillante princesse de ce temps. C'est elle que je sers plus particulièrement et elle m'honore de sa confiance. Je puis vous affirmer que sa mémoire est fidèle, sa tête solide, son génie politique extrême... et qu'il fait bon la servir.
— Alors...
La phrase commencée, Catherine s'arrêta. Une idée venait de germer dans sa tête, soudaine et brillante comme une étincelle et si séduisante qu'elle en sourit inconsciemment. Frère Etienne, impatient, se penchait vers elle :
— Alors ?
— Si je demandais, dès avant de servir, une grâce, votre reine l'accorderait-elle ?
— Pourquoi non, si la chose est possible et raisonnable ? Yolande n'a point une âme de marchande. Elle est généreuse. Demandez toujours.
— A la bataille de Cravant, plusieurs seigneurs ont été pris par le comte de Suffolk. Certains sont... de mes amis. Que le roi paie rançon pour Arnaud de Montsalvy et Jean de Xaintrailles, qu'ils soient rendus à la liberté... et vous pourrez user de moi à votre gré. Odette ne vous a pas menti : je tiens la cause royale pour juste et digne d'être défendue.
Un éclair de joie brilla dans les yeux du moine. Il se leva, s'inclina profondément.
Grâces vous soient rendues, Madame ! Ce soir même, je partirai pour Bourges, je verrai la reine et délivrerai votre message. Ou je me trompe fort ou vous aurez satisfaction. Il se trouve que Sa Majesté prise beaucoup la bravoure et la loyauté de ces deux capitaines. J'espère vous apporter bientôt une bonne nouvelle...
— Vous me la rapporterez à Saint-Jean-de-Losne où je vais me rendre pour voir mon amie. En attendant, vous êtes mon hôte jusqu'à ce soir. Allons dîner, voulez-vous ? Nous avons encore bien des choses à nous dire...
Tendant la main à son nouvel ami, Catherine l'entraîna vers la salle à manger où le repas de midi allait être servi.
Le soir même, frère Étienne quitta Dijon. Le lendemain, Catherine en faisait autant pour se rendre à Saint-Jean-de-Losne auprès d'Odette. La duchesse Marguerite lui avait gracieusement accordé quelques jours de vacances. Ce petit voyage de sept ou huit lieues enchantait la jeune femme comme une escapade. Laissant l'hôtel de la rue de la Parcheminerie à la garde du majordome Tiercelin, et aussi d'Abou- al-Khayr, elle partit le matin, à cheval, escortée seulement de Perrine et de deux serviteurs chargés de veiller sur les bagages. Il faisait un temps radieux. Le soleil chauffait les vastes étendues de blé prêt pour la récolte et, au souvenir de la désolation champenoise, Catherine trouvait merveilleuse cette plaine un peu morne, coupée de bois, qui menait à la Saône.
Catherine trouva Odette à la rivière. L'ancienne favorite surveillait ellemême ses servantes occupées à la lessive. Vêtue d'une robe de toile aux manches retroussées, le cou et la gorge libres, ses cheveux blonds noués lâchement par un ruban du même bleu que sa robe, Odette avait l'air d'une jeune fille, malgré ses trente ans passés. Cela tenait à la minceur de sa taille, à la vivacité de ses mouvements et à la grâce de son sourire.
Les deux jeunes femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre et s'embrassèrent chaleureusement.
— Quelle merveilleuse surprise ! répétait Odette sans se lasser... Comme c'est gentil à vous de venir dans mon ermitage.
— J'y songeais depuis que votre mère m'avait dit la maladie de votre fille. Mais j'ai eu hier une visite qui m'a décidée tout à fait à venir vous déranger. Un autre ermite, tout justement.
Odette jeta un rapide coup d'œil autour d'elle et fit signe à Catherine de se taire. Puis, passant son bras sous celui de son amie, elle l'entraîna sur le chemin de sa demeure, après avoir ordonné aux servantes de continuer sans elle. Les deux jeunes femmes franchirent une poterne ouverte dans la muraille et remontèrent une courte ruelle au bout de laquelle se trouvait une porte ogivale surmontée d'un écusson, seule ouverture d'une haute tour.
— Je crains que vous ne trouviez ma maison bien austère, soupira Catherine. J'habite le châtel du capitaine de la ville qui a pris logement ailleurs, dans la grande rue. C'est froid, austère et pas très gai, mais en été, c'est acceptable.
Les vacances de Catherine commençaient joyeusement. Odette et ellemême avaient une foule de choses à se dire, Catherine surtout, car la belle recluse de Saint-Jean-de-Losne brûlait de connaître tous les détails des fêtes auxquelles son amie avait assisté. Catherine se mit en devoir d'apaiser sa fringale. Il était minuit qu'elle parlait encore...
Le lendemain, ce fut à Odette de se raconter, plus complètement qu'elle ne l'avait fait jusque-là. Odette parla du roi Charles et de son entourage qu'elle connaissait si bien. De son côté, Catherine osa parler d'Arnaud. Odette avait souvent vu le jeune homme à la Cour, dans l'entourage du duc d'Orléans.
Tu auras du mal à le faire revenir sur ses pré ventions, fit-elle à son amie. Il est entier, absolu en tout et d'un orgueil infernal. Il hait de bon cœur tout ce qui est bourguignon et si vraiment tu veux son amour, .il te faudra tout quitter : mari, faveurs, fortune...
Les deux jeunes femmes avaient, en effet, décidé d'abolir le vouvoiement entre elles. Leur amitié refusait de s'encombrer plus longtemps de protocole.
— Selon toi, soupira Catherine, je ferais mieux de renoncer à lui ? Mais c'est impossible. On ne renonce pas à laisser battre librement son cœur.
— Je ne dis pas que tu devrais renoncer. Je dis que tu auras du mal, qu'il te faudra du temps... et une angélique patience. Mais je t'en crois capable. Et puis... tu es si belle, si belle qu'il aura bien de la peine à t'échapper, si difficile soit-il...
Tout en parlant, Odette regardait Catherine, tout juste sortie de l'eau, tordre ses cheveux trempés et s'enrouler dans un grand drap blanc. Il faisait si chaud que les deux amies étaient descendues au fleuve pour s'y baigner.
Sous les murs mêmes de la ville, la Saône formait une petite crique, si bien abritée par la muraille que l'on pouvait s'y baigner sans être vu par qui que ce soit, sauf de la rive d'en face. Odette et Catherine avaient nagé un long moment dans l'eau, claire et transparente à cet endroit. Puis elles étaient sorties sous la protection des herbes et des roseaux, si hauts qu'ils cachaient leur corps presque jusqu'à la hauteur du cou. Odette, déjà drapée dans une pièce d'étoffe, s'était assise sur le sable pour peigner ses cheveux, tandis que Catherine se séchait.
— Est-ce que..., demanda Catherine avec une soudaine timidité, est-ce que messire de Montsalvy a beaucoup de succès auprès des femmes ?
Odette se mit à rire de bon cœur, tant du ton timide de son amie que de la naïveté de la question.
— Beaucoup de succès ? Le terme est faible, ma mie. Tu veux dire qu'il n'y a guère de femme ou de jeune fille qui ne se soit toquée de lui. Il suffit de le regarder, d'ailleurs. Je ne crois pas qu'il existe un homme plus séduisant dans toute l'Europe. Il moissonne les cœurs aussi aisément que la faux du paysan les épis de blé.
— Alors, fit Catherine, en s'efforçant d'avoir l'air détaché, je suppose qu'il a de nombreuses maîtresses...
Un brin d'herbe entre les dents, Odette s'amusait de lire la jalousie mal cachée sur le visage mobile de Catherine. Elle rit à nouveau, attira la jeune femme auprès d'elle pour la forcer à s'asseoir.
— Que tu es sotte ! Bien sûr, Arnaud de Montsalvy n'est pas vierge, et de loin. Mais il prend les femmes comme il boit un verre de vin, quand il en a envie. Et, l'envie passée, il ne s'en soucie pas plus que du gobelet vide reposé sur la table. Je ne sais pas s'il existe une femme au monde qui puisse se vanter d'avoir eu de lui autre chose qu'une nuit. Et j'en connais plus d'une qui a pleuré et pleure encore. Il ne s'attache jamais. Je crois qu'il méprise les femmes en bloc, hormis une seule : sa mère pour laquelle il professe une profonde et tendre admiration. Maintenant, si tu veux savoir toute ma pensée, je crois que, si une femme a une chance d'attacher enfin ce cœur insaisissable, cette femme-là n'est pas loin de moi. La difficulté sera seulement de l'obliger à en convenir... mais l'aide que tu apporteras à Yolande d'Aragon peut te servir auprès de lui. La reine de Sicile est honorée, à défaut d'amour, du profond respect et du dévouement de messire Arnaud...
Les jours passaient ainsi, paisibles et reposants pour les deux amies. En attendant le retour de frère Étienne, elles avaient laissé la politique de côté et donnaient à l'amour la préséance dans leurs entre tiens. Elles se levaient tard, descendaient à la rivière pour se baigner, paressaient dans l'eau avant de passer à table, faisaient une courte sieste puis retournaient se baigner à moins qu'elles ne décidassent de sortir à cheval dans la campagne. Le soir, après le souper, on écoutait les chansons d'un page ou bien les histoires d'un ménestrel de passage. Trois semaines passèrent ainsi sans autre fait saillant qu'une lettre d'Ermengarde racontant les derniers potins de la Cour, et les dernières nouvelles reçues :
« Une chose incroyable, ma chère Catherine !, écrivait la Grande Maîtresse. Est-ce que Monseigneur Philippe n'a pas été obligé de se rendre à Gand en toute hâte ? Une femme qui se donnait pour sa propre sœur, notre chère petite duchesse de Guyenne, y faisait scandale après avoir été reçue en princesse. En fait, il s'agissait d'une pauvre folle, une religieuse échappée d'un couvent de Cologne. Le duc l'a remise à l'évêque et il ne restera plus au digne prélat qu 'à la réexpédier à son abbesse. Mais cesavatars ont retardé le voyage de Monseigneur à Paris où il doit être àl'heure qu'il est. On dit qu'il s'y emploie à se faire payer par Bedford ce quilui restait dû sur la dot de feu la duchesse Michelle, dont Dieu ait l'âme.
Cela donne d'assez jolis maquignonnages entre un prince français, quoi qu'il en dise, et le régent anglais, qui a déjà dû lâcher Péronne, Roye et Montdidier, plus deux mille écus, plus le château d'Andrevic... et le péage de Saint- Jean-de-Losne, ce qui devrait intéresser votre amie. Pour les trois villes, Philippe ne les tient pas encore, car il lui faudra les arracher aux troupes royales... »
La lettre continuait longtemps sur ce ton. Ermengarde n'écrivait pas souvent, mais, lorsqu'elle prenait la plume, elle couvrait des lieues de parchemin sur sa lancée... Odette en avait écouté la lecture avec un sourire amer.
— J'admire, dit-elle, la générosité du Régent qui paie ses alliés avec ce qui ne lui appartient pas. Il donne Saint-Jean-de-Losne qui est à moi et Monseigneur Philippe accepte. Il ne craint pas de me ruiner !
— Il ne le fera peut-être pas. Vous conserverez sans doute votre ville, Odette, dit Catherine.
Mais la jeune femme haussa les épaules avec mépris.
— Vous ne connaissez pas encore Philippe de Bourgogne. Son père m'avait fait donner cette ville parce que je lui étais utile auprès du roi Charles, mais maintenant qu'il est mort, que je ne sers plus à rien, on me reprend ce que l'on m'a donné. Philippe est comme son père, ma chère amie.
Rapace sous des dehors fastueux. Il ne donne qu'à bon escient et contre valeurs sûres...
— Il y a moi, riposta Catherine. Philippe prétend m'aimer. Il faudra bien qu'il m'entende...
Le soir même, frère Etienne Chariot se présenta au pont-levis et demanda à être reçu. Il était absolument gris de poussière, et dans leurs sandales, ses pieds noircis montraient plus d'une égratignure. Mais son sourire était rayonnant.
— Vous me voyez si heureux de vous trouver réunies, dit-il en saluant les deux femmes. La paix soit avec vous !
— Et avec vous aussi, frère Étienne, répondit Odette. Quelles nouvelles nous apportez-vous ? Mais d'abord asseyez-vous. Je vais vous faire apporter des rafraîchissements.
Ce ne sera pas de refus. La route est longue depuis Bourges et peu sûre à cette heure. Un capitaine d'aventures bourguignon, Perrinet Gressard, tient la campagne et marche sur La Charité sur-Loire... J'ai eu bien du mal à lui échapper. Mais les nouvelles que je rapporte sont bonnes, excellentes même pour Madame de Brazey. Le roi a payé rançon pour messire Jean Poton de Xaintrailles et pour le seigneur de Montsalvy qui, à cette heure, doivent avoir repris leur poste en Vermandois. Mais quelles sont vos nouvelles à vous ?
Pour toute réponse, sans hésiter même une seconde, Catherine lui tendit la lettre d'Ermengarde. C'était le premier geste de rébellion envers Philippe de Bourgogne qu'elle accomplissait, mais sa détermination était absolue maintenant. Yolande d'Aragon, en rachetant Arnaud, s'était attaché la fidélité de Catherine.
Le cordelier parcourut rapidement le parchemin couvert de l'extravagante écriture d'Ermengarde et hocha la tête :
— Bedford fait de bien grandes concessions. Il a besoin de Philippe...
autant que le roi a besoin de répit !
— Ce qui veut dire ? demanda Catherine avec un peu d'involontaire hauteur.
Frère Etienne ne se formalisa pas du ton. Sa voix avait autant de douceur que son sourire quand il répondit :
— Que le duc Philippe a quitté Paris, qu'il marche sur Dijon à petites journées pour préparer les noces de Madame de Guyenne... et que le temps des vacances est terminé pour la femme du Grand Argentier de Bourgogne.
L'allusion était plus que transparente. Catherine détourna la tête, mais sourit :
— C'est bien. Je rentrerai à Dijon demain.
— Moi, je reste, fit Odette. Si le duc veut ma ville, il faudra qu'il vienne la prendre. Encore devra- t-il faire enlever mon cadavre des décombres...
— Soyez sûre qu'il n'y manquera pas, fit le moine
avec un sourire narquois. Et la Saône est si près qu'il n'aura guère de peine à s'en débarrasser. Vous ne serez jamais la plus forte. Pourquoi vous obstiner ?
— Parce que...
Odette rougit, se mordit les lèvres et finalement éclata de rire.
— Parce qu'il est trop tôt. Vous avez raison, frère Etienne, je n'ai rien d'une héroïne épique et les grands mots ne me vont pas. Je reste simplement parce que j'attends un messager de Monseigneur le duc de Savoie qui ne renonce pas à réconcilier les princes ennemis. Lorsqu'il sera venu, je rentrerai moi aussi à Dijon, chez mes parents.
Retirée dans sa chambre, Catherine passa une partie de la nuit à sa fenêtre.
Il faisait un magnifique clair de lune. Sous les murs, la rivière roulait des flots couleur de mercure. Toute la plaine de Saône dormait dans la paix nocturne. Rien, si ce n'est l'aboiement lointain d'un chien et le cri d'une chouette dans un arbre, ne troublait le silence, mais Catherine sentait que les minutes fugitives qu'elle vivait pour l'instant ne se reproduiraient pas avant longtemps. Venaient des jours de combat, des jours d'angoisse et de crainte.
Elle était maintenant une espionne au service du roi de France. Jusqu'où donc l'amour d'Arnaud l’entraînerait-il ?
Garin de Brazey rentra chez lui le jour de la Saint- Michel. Il était tôt le matin quand il sauta de cheval dans la cour de son hôtel, mais Catherine était déjà sortie, afin de se rendre à la messe. Pour une fois, elle avait abandonné Notre-Dame au profit de Saint- Michel puisque l'on célébrait ce jour-là la fête de l'Archange. Malgré l'inguérissable amour éprouvé pour Arnaud, elle n'oubliait pas Michel de Montsalvy qui avait été son premier, son plus pur amour, un amour quasi divin qui ne s'était vêtu de chair que pour le second des Montsalvy. Elle ne manquait pas, chaque 29 septembre, d'aller aux autels prier pour l'âme du jeune homme si injustement massacré et trouvait une douceur, un apaisement à sa torturante passion, en priant pour le frère bien-aimé d'Arnaud.
L'église Saint-Michel, située au bout de la ville, près du rempart, était une assez triste bâtisse : une tour carrée sur une vieille nef, des bas-côtés de bois, grossières réparations du dernier incendie, mais Catherine trouvait que la prière y était plus facile. Suivant son habitude, elle s'y attarda un moment avec Perrine et la matinée était déjà bien avancée quand elle rentra chez elle.
L'agitation de la rue, les mules et les chevaux qui l'encombraient, les portes de l'hôtel grandes ouvertes et toute la troupe des jeunes apprentis copistes, sortis de chez les parcheminiers voisins, qui bayaient aux corneilles devant les bagages, tout cela lui apprit le retour de son époux. Elle n'en fut pas surprise car elle s'attendait chaque jour à le voir revenir. Seulement contrariée. Elle eût préféré qu'il revînt plus tard dans la journée pour avoir le temps de se mieux préparer à une entrevue dont elle ignorait le déroulement.
Dans le vestibule, elle rencontra Tiercelin qui surveillait l'entrée d'un gros coffre clouté de fer.
— Mon époux m'a-t-il demandée ? fit-elle en ôtant le voile de ses cheveux.
Le majordome salua profondément et secoua la tête.
— Pas que je sache, Madame. Messire Garin est monté directement à son appartement. Je ne l'ai pas encore vu redescendre.
— Il y a longtemps qu'il est arrivé ?
— Une heure environ. Madame veut-elle que je le fasse prévenir ?
— Non, c'est inutile. Je préfère prendre le temps de changer de toilette.
Messire Garin n'aime guère les robes trop simples... ajouta-t-elle avec un sourire en désignant la robe de légère soie blanche qu'elle portait ce matin-là sur une sous-jupe vert feuille.
Rapidement, elle escalada les marches de pierre qui menaient à sa chambre, Perrine sur les talons.
— Viens vite me changer...
Mais, en entrant dans la chambre de Catherine, les deux femmes poussèrent un cri de saisissement. La chambre était transformée en quelque chose de magique et de démentiel, une sorte de caverne d'Ali Baba. Tous les meubles avaient disparu sous un amoncellement prodigieux de tissus merveilleux. Ce n'étaient, sur les fauteuils, les coffres, les tabourets et les crédences, que flots de brocarts de toutes couleurs, moirés d'or, givrés d'argent, brodés de pierres scintillantes, se déversant en une orgie fantastique de couleurs. Tombant du baldaquin, une cascade de blanches dentelles flamandes, de Bruges, de Malines, de Bruxelles, jetait sur tant de couleur sa neigeuse avalanche. Au milieu de la pièce, un gros coffre d'argent, grand ouvert, montrait des flacons d'or, de cristal, de jade et de cornaline qui emplissaient l'air d'un grisant mélange de parfums...
Médusée, Catherine s'avança au milieu de l'extraordinaire floraison soyeuse. Perrine, elle, était restée clouée au seuil de la porte, mains jointes et bouche bée. Catherine, en se tournant vers elle, la vit soudain plonger dans une profonde révérence et comprit que Garin approchait. Quelque chose trembla en elle, mais elle fit un effort pour se dominer, avala sa salive et, serrant ses mains sur le cuir doré de son missel, fit face à la porte, bien droite, attendant.
L'instant suivant, Perrine s'était esquivée et Garin était là, sans que Catherine ait pu percevoir son pas dans la galerie. Suivant son habitude, il s'arrêta dans le cadre de la porte, regardant sa femme sans faire un seul geste. Pour une fois, il était vêtu de violet foncé que relevait à peine une mince guirlande d'argent au bord de son pourpoint et de ses manches. Tête nue, il montrait sa courte calotte de cheveux noirs, touchés d'argent vers les tempes. Il n'avait pas encore pris le temps de changer de vêtements. Sa tunique montrait ses longues jambes musclées et ses bottes de cheval étaient couvertes de poussière. Les traits de son visage maigre étaient immobiles.
Jamais il n'avait tant ressemblé à une statue. Il se contentait de regarder Catherine.
Soudain, un léger sourire vint éclairer son visage sombre. D'un geste circulaire, il désigna le délirant décor de tissus.
— Aimez-vous votre chambre ainsi ?
— C'est... c'est merveilleux. Mais, Garin, pourquoi tout cela ?
Il quitta enfin le chambranle de la porte, s'avança lentement vers elle et posa ses mains sur les épaules de la jeune femme.
— Quelque chose me disait que je vous devais une réparation. Ceci est un tribut payé à ma victime, l'hommage que vous offre le remords... Et aussi, cela vous montrera que j'ai pensé à vous...
Tranquillement, sans émotion apparente, il l'approchait de lui, posait un baiser sur son front puis se détournait.
— Le remords ? fit Catherine. C'est un curieux mot dans votre bouche...
— Pourquoi donc ? C'est le mot exact. Je vous ai accusée à tort et je l'ai regretté. J'ai appris, en effet, que vous aviez passé la nuit chez Monseigneur... en toute tranquillité d'ailleurs.
Le détachement du ton qu'il employait irrita la jeune femme.
— Puis-je vous demander qui vous a si bien renseigné ?
— Qui voulez-vous que ce soit, sinon le duc lui- même ? Il m'a dit qu'il vous avait offert l'hospitalité... en tout bien tout honneur. Ma colère était donc injustifiée. Je vous croyais chez un autre et, encore une fois, je vous demande pardon.
— Pourtant, on m'avait vue entrer chez cet autre, n'est-il pas vrai ? Qui vous dit que vous aviez tellement tort ? lança nerveusement Catherine.
Sa colère montait de seconde en seconde. Plus que jamais elle se sentait humiliée, ravalée au rang d'objet de luxe par ce détachement avec lequel Philippe et son argentier discutaient du marché passé entre eux. Garin se mit à rire et haussa les épaules.
Personne, si ce n'est le bon sens... et les dernières nouvelles. Je doute que, prisonnier de vos charmes, le seigneur de Montsalvy agisse comme il le fait en ce moment.
— Que voulez-vous dire ? On m'avait dit qu'il était tombé aux mains des Anglais à la bataille de Cravant. La duchesse Marguerite nous a lu la liste des prisonniers.
— Il était captif, en effet, mais le roi Charles l'a racheté avec un autre seigneur... cet Auvergnat roux qui a un si effroyable accent. Non, je parle de son prochain mariage...
— Quoi ?
Garin affecta de ne pas remarquer la violence avec laquelle Catherine avait jeté le mot. Il avait pris entre ses mains une pièce de satin rayé vert amande et mauve tendre qu'il faisait chatoyer dans la lumière du soleil. Sans regarder sa femme, il ajouta ignorant l'interruption :
— ... avec Isabelle de Séverac, la fille du maréchal. Cette union était, à ce que l'on dit, projetée depuis quelque temps. Les futurs époux sont fort épris l'un de l'autre.... à ce qu'il paraît.
Catherine enfonça ses ongles dans la paume de ses mains pour ne pas se mettre à hurler. La douleur qui la traversait était atroce. Elle devait faire un effort désespéré pour ne pas laisser voir à Garin le mal qu'en quelques mots il venait de lui faire. D'une voix blanche, elle demanda :
— De qui tenez-vous ces nouvelles ? Je ne savais pas qu'en Bourgogne ou à Paris l'on s'occupait si activement de la Cour du roi Charles.
— Mon Dieu si !... Quand l'union est de cette importance. Elle intéresse toute la noblesse quand deux familles aussi anciennes et aussi fameuses s'allient. Par ailleurs, je tiens la nouvelle de notre bailli d'Amiens, Louis de Scorailles qui est parent des Montsalvy. Le mariage était prévu pour la Noël...
comme fut le nôtre. Mais l'impatience des fiancés ne leur permet pas d'attendre jusque-là. Les noces doivent avoir lieu à Bourges d'ici un mois...
Voilà, je pense, de bonnes nouvelles aussi bien pour vous que pour moi.
Quand on a de l'amitié pour quelqu'un... comme vous pour le jeune Montsalvy, on est toujours heureux de partager son bonheur. Pour moi, la nouvelle est bonne aussi, bien entendu, car elle me rassure... tout en me faisant sentir combien j'ai été injuste envers vous. M'avez-vous pardonné ?
Il se rapprochait de sa femme et prenait sa main dans les siennes en se penchant pour scruter son visage. Catherine força ses lèvres à un pâle sourire.
— Bien sûr... je vous ai pardonné. N'en ayez pas souci. Et je vous remercie également pour toutes ces merveilles.
— J'ai pensé, fit Garin en posant un baiser léger sur la main froide qu'il tenait, que vous auriez besoin de nouvelles toilettes pour les noces qui se préparent. Faites-vous belle... très belle ! Je suis fier lorsque l'on vous admire.
Les compliments étaient rares, venant de Garin. Catherine s'obligea à un nouveau sourire. Elle avait la mort dans l'âme, mais l'orgueil la soutenait.
Pour rien au monde elle ne voulait que Garin sentît son désespoir. Peut-être parce qu'elle avait cru saisir, dans l'acuité de son regard posé sur son visage, qu'il espérait une réaction de désespoir... Pour se donner une contenance, elle se mit à examiner les dentelles qu'il avait apportées. Cela lui permettait de garder les yeux baissés. Ses yeux où elle sentait monter des larmes.
Catherine entendit Garin soupirer. Il s'éloigna vers la porte mais, avant de la franchir, se retourna et dit doucement :
J'oubliais : Monseigneur le Duc vous fait l'honneur de se souvenir de vous avec bonté. Il m'a chargé de vous dire qu'il serait heureux de vous rencontrer prochainement...
Ce que sous entendaient les paroles de Garin vint à bout de la résistance de Catherine. On ne pouvait lui faire sentir plus clairement sa lamentable condition de marchandise humaine. Qu'était-elle, simple fille de la roture, auprès d'une Isabelle de Séverac ? On pouvait marchander sa vie, faire commerce de son corps et sa pudeur... Quelle honte, quelle indignité !
Comment deux hommes pouvaient-ils agir ainsi envers une femme innocente ?
Elle tourna vers Garin un visage blanc de colère, des yeux étincelants :
— Je ne rencontrerai pas le duc, gronda-t-elle d'une voix basse et rauque.
Vous et votre maître pouvez, dès maintenant, faire votre deuil des jolis projets que vous avez échafaudés. Libre à vous de n'être qu'un mari postiche, libre à vous de vous déshonorer et de vous couvrir de ridicule, mais moi qui ne suis pas noble, moi qui ne suis qu'une petite bourgeoise sans importance, je vous défends de trafiquer de moi comme d'une marchandise !...
Brusquement, des larmes jaillirent de ses yeux, inondèrent son visage, mais sa fureur ne s'en calmait pas pour autant. Saisissant à pleins bras quelques-uns des tissus jetés autour d'elle, elle les lança à terre et les piétina rageusement.
— Voilà ce que je fais de vos présents ! Je n'ai pas besoin de tissus, pas besoin de robes que je ne porterai pas. On ne me verra plus à la Cour... plus jamais !
Rigide, glacial, Garin assistait sans broncher à l'explosion de colère de Catherine. Il se contenta de hausser les épaules.
Nul ne choisit son destin, ma chère... et le vôtre, à mon sens, n'est pas si misérable que vous voulez bien le dire.
— C'est votre avis, pas le mien... De quel droit m'avez-vous été tout ce qui fait le bonheur, la vie réelle d'une femme : l'amour, les enfants...
— Le duc vous offre l'amour...
— Un amour adultère que je refuse. Je ne l'aime pas, moi, et il ne m'aura pas. Quant à vous... allez- vous-en !... sortez d'ici ! Vous voyez bien que je ne veux plus supporter même votre vue ? Mais allez- vous-en donc ?
Garin ouvrit la bouche pour dire quelque chose, la referma aussitôt et, avec un nouveau haussement d'épaules, sortit de la pièce dont il ferma la porte derrière lui. Alors, comme si elle n'avait attendu que ce départ pour s'abandonner à son désespoir, Catherine s'abattit à plat ventre sur son lit et se mit à sangloter éperdument. La cascade de dentelles se décrocha du baldaquin et retomba sur elle, l'ensevelissant sous un flot de mousse...
Cette fois, tout était bien fini, plus rien n'avait de sens dans cette vie stupide qu'on lui avait créée ! Arnaud marié... Arnaud perdu pour elle à tout jamais puisqu'il en aimait une autre, une autre qui était jeune, belle, digne de lui, une autre qu'il pouvait estimer, dont il serait fier d'avoir des enfants, alors qu'il n'aurait jamais que mépris pour la fille des Legoix, la femme de l'argentier parvenu et complaisant, la créature qu'il avait trouvée dans le lit même de Philippe ! Catherine se sentait abominablement seule. Elle était abandonnée au milieu d'un désert sans route tracée et sans étoiles, ne sachant plus de quel côté était le salut. Il ne lui restait plus rien... pas même l'épaule de Sara pour y cacher sa tête. Sara qui, comme tous les autres, l'avait délaissée, dédaignée, comme l'avaient dédaignée Arnaud et Garin, comme la délaisserait et l'abandonnerait Philippe lorsqu'il aurait assouvi le désir qu'il avait d'elle.
Les sanglots nerveux déchiraient sa poitrine en passant Les larmes brûlaient tellement ses yeux qu'elle ne voyait plus clair... Elle se redressa légèrement, se trouva prise sous le réseau de dentelles et les empoigna à deux mains pour les déchirer. Puis elle se leva. La chambre parut tournoyer autour d'elle. Elle s'agrippa à une colonne du lit. C'était comme le jour où, chez l'oncle Mathieu, elle avait bu trop de vin doux. Elle avait été affreusement malade, alors, mais, sur le moment, le vin doux l'avait rendue gaie, tandis que, maintenant, elle était ivre de désespoir et de douleur... En face d'elle, sur un dressoir, il y avait un coffret en forme de châsse garnie d'émaux bleus et verts. Les mains tendues, elle se lança vers ce coffret comme vers un secours, le prit sur son cœur et se laissa tomber à terre. Dans sa poitrine son cœur battait à se rompre. Ce dernier mouvement qu'elle avait fait avait achevé d'épuiser ses forces. Elle ouvrit le coffret, en tira un petit flacon de cristal enfermé dans un étui d'or...
Ce poison, Abou-al-Khayr le lui avait donné quand il était arrivé chez elle, comme un précieux trésor.
— Il tue instantanément, sans aucune douleur, lui avait-il dit. C'est mon chef-d'œuvre et je tiens à t'en offrir car, dans ces temps terribles où vit l'Occident, toute femme devrait avoir le moyen d'échapper à un sort effrayant qui, à tout instant, peut s'abattre sur elle. Si j'avais une épouse chérie, je lui aurais offert le flacon comme je te l'offre à toi... qui es chère à mon cœur.
C'était la première et la seule fois que le petit médecin avait fait allusion à ses sentiments pour elle et Catherine en avait été touchée. Fière aussi, car elle connaissait les préventions qu'il nourrissait contre les femmes.
Aujourd'hui, grâce à l'amitié du médecin maure, elle tenait le moyen d'échapper à un sort dont elle ne voulait plus, à un avenir qui ne l'intéressait pas. Elle tira le flacon de sa gaine d'or. Le liquide qu'il contenait était incolore, transparent comme de l'eau pure. Rapidement, la jeune femme se signa. Son regard alla chercher, au mur, le grand crucifix d'ivoire accroché entre les deux fenêtres.
— Pardonnez-moi, mon Dieu... murmura-t-elle.
Puis, elle leva la main pour porter le flacon à ses
lèvres. Dans un instant tout serait fini. Ses yeux seraient clos, sa mémoire éteinte et son cœur douloureux aurait cessé de battre.
Le goulot de cristal allait toucher ses lèvres quand le flacon fut arraché de ses mains.
— Ce n'est pas pour t'en servir maintenant que je te l'avais donné, gronda Abou-al-Khayr, que Catherine n'avait pas entendu entrer. Quel danger terrible te menace ?
— Le danger de vivre ! Je n'en peux plus !
— Folle que tu es ! N'as-tu pas tout ce qu'une femme peut désirer ?
— Tout, sauf ce qui est important... sauf l'amour, sauf l'amitié. Arnaud se marie... et Sara m'a abandonnée !
— Tu as mon amitié, même si elle te semble sans valeur. Tu as une mère, une sœur, un oncle. Tu es belle, tu es jeune, tu es riche et tu te dis seule au monde, ingrate !
— Qu'est-ce que tout cela, du moment que je l'ai perdu, lui, et pour toujours ?
Abou-al-Khayr, songeur tout à coup, fronça les sourcils, tendit une main à la jeune femme pour l'aider à se relever. Ses yeux rouges, hagards, son visage bouleversé forçaient la pitié.
— Je comprends maintenant pourquoi ton mari m'a envoyé vers toi en me disant que tu étais en danger. Viens avec moi. Où?
— Viens, te dis-je. Nous n'allons pas loin, seulement chez moi.
Le paroxysme de douleur où elle se débattait depuis le retour de Garin avait brisé chez Catherine toute résistance. Elle se laissa emmener comme une enfant, par la main.
La chambre aux griffons avait beaucoup changé depuis que le médecin maure en avait pris possession. Le faste de son décor n'était aucunement amoindri, bien au contraire : une foule de coussins, de tapis, répandus un peu partout, en faisaient une orgie de couleurs. Mais la plupart des meubles avaient disparu. Seule, une grande table basse, tenant tout le milieu, gardait un air occidental. Encore disparaissait-elle sous d'énormes livres, des paquets de plumes d'oie et des godets d'encre. Sur le manteau de la cheminée et sur des étagères, une infinité de fioles, de pots, de cornues, de bocaux s'empilait.
La pièce voisine, dans le mur de laquelle Garin avait fait ouvrir une porte pour qu'elle communiquât avec la chambre, était garnie de la même façon et tout embaumée par les sacs d'épices et les paquets d'herbes dont Abou-al-Khayr avait toujours une ample provision. Elle contenait, en plus, une sorte de grand fourneau noir sur lequel bouillaient en permanence d'étranges mixtures.
Mais ce n'est pas dans cette pièce, où s'affairaient ses esclaves noirs, que le médecin fit entrer Catherine. Au contraire, il en ferma soigneusement la porte, fit asseoir la jeune femme sur un coussin auprès de la cheminée, et alla jeter une poignée de brindilles sur les braises du feu. Celui-ci se remit à brûler avec de hautes flammes claires. Sur une étagère, il prit une boîte d'étain et une paire de ciseaux, puis revint vers la jeune femme qui, les yeux perdus, regardait danser les flammes.
— Permets que je coupe une boucle de ces magnifiques cheveux, dit-il doucement.
Elle lui fit signe, sans répondre, d'agir comme bon lui semblerait. Il coupa, près de l'oreille gauche, une mèche dorée, la tint un moment entre ses doigts, le regard tourné vers les solives du plafond, récitant à mi-voix des paroles incompréhensibles. Intriguée, malgré elle, Catherine le regardait faire...
Soudain, il jeta la mèche dans le feu, ajouta une pincée de poudre prise dans la boîte d'étain. Etendant les mains vers les langues de feu qui montaient maintenant, plus hautes et plus ardentes, avec un reflet d'un bleu-vert magnifique, il prononça une sorte de conjuration puis se pencha, fixant les flammes avec intensité. On n'entendait plus, dans la grande pièce calfeutrée, que le crépitement du brasier... La voix d'Abou-al-Khayr s'éleva, prophétique, toute différente de ce qu'elle était d'habitude :
— L'esprit de Zoroastre, maître du passé et de l'avenir, me parle par les voix du feu, son divin conducteur. Ton destin, ô jeune femme, est de traverser la nuit pour aller vers le soleil, comme fait la terre notre mère. Mais la nuit est profonde et le soleil encore lointain. Pour l'atteindre — car tu l'atteindras — il te faudra plus de courage que tu n'en as encore jamais déployé. Je vois des difficultés, du sang... beaucoup de sang. Les morts jalonnent ton chemin comme les autels du feu jalonnent la montagne de Perse. Les amours aussi... mais tu passes, tu passes toujours. Tu pourras être presque reine, mais tu devras tout rejeter si tu veux vraiment saisir le bonheur...
— Catherine toussa. Les fumées sulfureuses qui s'échappaient de la cheminée l'étouffaient à moitié. A mi-voix, impressionnée, elle demanda : Y
a-t-il vraiment un bonheur possible pour moi ?
— Le plus grand, le plus absolu mais... oh ! quelle chose étrange. Écoute
: tu toucheras enfin à ce bonheur quand tu verras flamber les fagots d'un bûcher...
— Un bûcher ?...
Abou-al-Khayr perdit son attitude hiératique et raidie. Il essuya, du revers de sa large manche, son front en sueur.
— Je ne peux t'en dire plus. J'ai vu le soleil au-dessus d'une fournaise où brûlait une forme humaine. Tu dois être patiente et forger toi-même ton destin. La mort ne t'apporterait que le néant dont tu n'as nul besoin...
Il alla vers la fenêtre qu'il ouvrit en grand afin de faire partir l'épaisse fumée de soufre accumulée dans la pièce. Catherine se releva et secoua machinalement sa robe froissée. Son visage demeurait tendu, son regard triste.
— Je déteste cette maison et tout ce qu'elle représente.
— Va chez ta mère quelques jours. Tiens, dans cette maison où les paysans m'avaient apporté comme un paquet ! Le temps des vendanges est venu. Va rejoindre les tiens, ta mère et mon vénérable ami Mathieu pour quelques jours.
— Mon mari ne me laissera pas quitter sa maison.
— Seule, peut-être pas. Mais j'irai avec toi. Il y a longtemps que j'ai envie de voir comment se fait ici la cueillette du raisin. Nous partirons ce soir... mais auparavant tu me rendras ce flacon que je t'ai imprudemment donné.
Catherine hocha la tête et adressa à son étrange ami un pâle sourire.
— Inutile ! Je ne m'en servirai plus... Vous avez ma parole ! Mais je tiens à le garder.
Dans l'après-midi, pendant que Garin s'était rendu chez Nicolas Rolin, Catherine quitta son hôtel avec Abou-al-Khayr après avoir remis à Tiercelin une lettre pour son mari. Quelques heures plus tard, tous deux arrivaient à Marsannay où Mathieu et Jacquette les accueillirent chaleureusement.
En fait de coin tranquille pour y guérir un cœur endolori, Marsannay, durant les vendanges, n'était pas l'idéal. DuMorvan voisin, garçons et filles étaient descendus par bandes joyeuses pour aider à la récolte, comme à Gevrey, à Nuits, à Meursault, à Beaune et dans tous les villages de la Côte.
Il y en avait partout, couchant dans la paille des granges ou sous tous les auvents, comme le permettait le temps encore doux. Et cela créait un continuel tintamarre de rires, de chants, de plaisanteries plus ou moins grivoises. D'un bout à l'autre de la journée, les vendangeurs ployés sous les hottes débordantes de grappes noires au grain serré chantaient à pleine gorge
:
Aller en vendanges, Pour gagner dix sous,
Coucher sur la paille, Ramasser des poux...
ce qui était de la fausse mauvaise humeur, car la chanson était joyeuse. Il y avait, d'ailleurs, toujours à l'arrière-plan la voix gaillarde d'une fille ou d'un garçon pour proclamer :
Le vin est nécessaire,
Dieu ne le défend pas,
Il eût fait la vendange amère...
Mais Catherine se tenait résolument à l'écart de tout ce tohu-bohu quelque peu débraillé. Elle demeurait toute la journée dans la chambre haute de ta maison, assise auprès de sa mère, filant comme autrefois ou tissant la toile en laissant, de temps en temps, son regard errer sur l'étendue rousse des vignes. Elle aimait, le matin, regarder se déchirer les écharpes de brume sous les flèches du soleil et, le soir, contempler l'incendie que le couchant allumait sur le vignoble. Celui-ci, lentement, passait de l'or au pourpre à mesure que le temps coulait.
Jacquette Legoix n'avait posé aucune question à sa fille quand elle l'avait vue arriver, pâlie et les traits tirés. Une mère devine toujours la souffrance de son enfant, même quand cette souffrance est bien cachée. Elle se contentait de dorloter Catherine comme une convalescente et jamais ne lui parlait ni de Garin, qu'elle n'aimait guère, ni de Sara qui l'avait profondément déçue. Catherine était venue chercher la paix familiale, un total dépaysement d'avec le milieu dans lequel son étrange mariage l'avait jetée, c'était cela que Jacquette s'employait à lui donner... Quant à l'oncle Mathieu et son ami arabe, on ne les voyait pas de la journée. Tant qu'il y avait au ciel un rayon de lumière, Mathieu parcourait ses vignes, manches retroussées, aidant ici et là, prêtant la main pour débarrasser une hotte ou emplir un haquet. Et Abou- al-Khayr, ses fantastiques turbans remplacés pour une fois par une calotte de laine, les pieds enfouis dans des brodequins qui l'engloutissaient jusqu'à mi-jambe et une souquenille de grosse toile passée sur ses vêtements de soie, il trottait tout le jour sur les talons de son ami, les mains au dos, l'air prodigieusement intéressé, grappillant continuellement. À la nuit close, tous deux rentraient exténués, rouges de chaleur, sales à faire frémir et heureux comme des rois.
Catherine, cependant, ne s'illusionnait guère sur le temps que durerait sa tranquillité. Que huit jours se fussent écoulés sans apporter aucune nouvelle de Dijon était déjà extraordinaire. Tôt ou tard, Garin tenterait de la ramener puisqu'elle était l'enjeu de la meilleure affaire jamais conclue par lui. Et chaque soir, lorsqu'elle se couchait, elle s'étonnait que la journée se fût écoulée sans avoir vu paraître sa silhouette sombre.
Mais ce ne fut pas Garin qui arriva le premier. Celui qui ouvrit la série des visiteurs de Marsannay fut frère Etienne. L'absence de Catherine tourmentait le cordelier. Il s'était présenté trois ou quatre fois à l'hôtel de Brazey inutilement. Sa rencontre avec Catherine, dans le jardin potager de l'oncle Mathieu, ne fut pas plus fructueuse. La jeune femme lui déclara sans ambages qu'elle n'avait aucune intention de rentrer à Dijon, qu'elle ne voulait plus entendre parler de la Cour, ni du duc Philippe et encore moins de la politique. Elle en était arrivée à regretter amèrement d'avoir fait délivrer Arnaud des geôles de Suffolk puisque cela avait servi seulement à précipiter plus vite le jeune homme dans les bras d'Isabelle de Séverac. Et elle en voulait à frère Étienne d'avoir été l'instrument de cette libération, de lui avoir fait faire, somme toute, un marché de dupe.
— Je ne suis pas douée pour ce genre d'intrigues, lui dit-elle, je ne pourrais causer que des catastrophes.
A son grand étonnement, le cordelier n'insista pas. Il se contenta de s'excuser de l'avoir dérangée, salua poliment mais, avant de s'éloigner, déclara doucement :
Votre amie Odette va quitter, sous peu, son château de Saint-Jean que le duc lui reprend. Elle doit revenir s'installer chez sa mère et, la dernière fois que je l'ai vue, elle était bien découragée et bien triste. Dois-je lui dire, à elle comme à la reine Yolande, que son sort ne vous intéresse plus ?
Un peu de remords se glissa dans l'âme de Catherine. Elle regretta la légèreté égoïste de ses paroles, comprit qu'elle n'avait pas le droit, pour une déception amoureuse même très cruelle, d'abandonner ceux qui avaient foi en elle.
— Ne lui dites rien, fit-elle au bout d'un moment. Ni à elle... ni à la reine.
Je viens de subir un choc moral pénible et j'ai besoin de calme et de solitude pour m'en remettre. Laissez-moi un peu de temps.
Un sourire effaça, sur le visage aimable de frère Étienne, les plis soucieux qui s'y étaient creusés.
— Je comprends, fit-il avec bonté. Pardonnez-moi d'avoir été importun...
mais ne nous délaissez pas trop longtemps...
Catherine ne voulait pas se laisser fixer une date. Elle se retrancha derrière un évasif :
— Plus tard... plus tard, je reviendrai.
Et le frère Étienne fut bien obligé de s'en contenter.
Le lendemain, ce fut Ermengarde qui fit son entrée. Une entrée piaffante et tumultueuse comme à son habitude. Elle embrassa sans cérémonie Catherine et sa mère, complimenta l'oncle Mathieu sur la tenue de sa maison et sur sa bonne mine, visita les caves en connaisseuse, goûta le vin doux à la sortie du pressoir dans un tâte-vin grand comme une soupière et s'invita à dîner sans cérémonie.
Mais, tandis que l'oncle Mathieu et Jacquette, rouges d'orgueil d'héberger une dame de cette qualité, couraient faire préparer un festin digne d'elle, Ermengarde s'établit auprès de Catherine, sous la tonnelle couverte de vigne du jardin, et entreprit de la chapitrer :
Votre retraite champêtre est charmante, lui dit- elle, mais vous faites une sottise. Vous ne paraissez pas imaginer que, depuis votre départ, la vie au Palais Ducal est devenue intenable. Le duc ne décolère pas...
— Je vous arrête tout de suite, coupa Catherine. C'est lui qui vous envoie
? — Pour qui me prenez-vous ? On ne m'envoie pas. Je m'envoie moi-même quand j'estime la chose nécessaire. Voulez-vous me dire ce que vous faites ici ? C'est charmant, les vendanges, mais cela n'a qu'un temps... Vous ne songez pas, je pense, à passer votre hiver à la campagne ?
— Pourquoi pas ? Je m'y plais mieux qu'en ville.
Ermengarde poussa un soupir à faire crouler les
murs. Elle avait rarement rencontré quelqu'un d'aussi têtu.