142540.fb2 Catherine Il suffit dun Amour Tome 2 - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 2

Catherine Il suffit dun Amour Tome 2 - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 2

— J'ai cru, tout d'abord, à une manœuvre de coquetterie. Rien de plus amusant, n'est-ce pas, que faire attendre un homme, surtout quand cet homme est prince ? Mais il ne faut rien exagérer. La patience n'est pas la vertu dominante de Monseigneur.

— Mais qu'il perde donc patience, c'est tout ce que je demande. Et qu'il m'oublie, qu'il m'oublie vite !

— Vous ne savez pas ce que vous dites. Quand nous avons quitté Arras, vous étiez tout près de lui céder. Et maintenant vous ne voulez plus le voir.

Que s'est-il passé ? Pourquoi ne voulez-vous pas me le dire ? A moi ?

— Parce que c'est tellement stupide... j'ai peur que vous ne compreniez pas.

— D'une femme, fit Ermengarde péremptoire, je peux tout comprendre.

Surtout les pires folies. Y aurait-il encore du Montsalvy là-dessous ?

Catherine lui adressa un pauvre sourire et, pour cacher son embarras, se mit à tirailler une vrille verte qui pendait au-dessus de sa tête.

— Vous devinez toujours tout, mon amie. Il est perdu pour moi, à tout jamais... il se marie !

Le ton de la jeune femme était douloureux, presque. Tragique, et pourtant Ermengarde partit d'un véritable fou rire qui mit un bon moment à se calmer. Sous l'œil indigné de Catherine, la Grande Maîtresse aussi rouge que sa robe, les joues inondées de larmes, se tenait les côtes et s'étouffait à moitié.

— Ermengarde ! s'écria Catherine froissée. Vous rendez-vous compte que vous êtes en train de vous moquer de moi ?

— Je m'en rends parfaitement compte, ma chère ! fit celle-ci quand elle eut réussi à retrouver sa respiration. Mais c'est qu'aussi la chose est trop drôle ! C'est le mariage de notre héros qui vous a envoyée aux champs avec cette mine de petite nonne, qui vous fait ces yeux battus, ces joues pâles ?

Ah çà, mais vous êtes folle ! Est-ce qu'il n'est pas normal qu'un garçon de son rang et de son nom se marie ? Il doit, à lui-même et aux siens, de continuer sa race. Il lui faut des fils, une descendance. Et qui voulez- vous qui la lui donne sinon une femme ?

— Mais moi je l'aime ! Moi je me gardais pour lui, je ne voulais que lui !

s'écria Catherine, fondant déjà en larmes qui n'émurent aucunement Ermengarde.

Ce en quoi vous aviez grand tort ! Une femme comme vous est faite pour l'amour, je me tue à vous le dire depuis des mois. Votre Arnaud se marie ?

La belle affaire ! Vous le prendrez comme amant quand cette guerre stupide sera enfin finie... et vous n'en serez pas plus malheureuse. Qu'espériez-vous donc ? L'épouser vous-même. Mais votre mari, ma mignonne, est bien vivant et certainement pas décidé à défunter avant de nombreuses années. Laissez donc le jeune Montsalvy épouser quelque petite oie blanche bien riche et bien titrée qui lui fabriquera des moutards à longueur d'années... et soyez celle qui dispense les délices des amours défendues... tellement plus excitantes que le pot-au-feu conjugal !

Cette étrange leçon de morale avait laissé Catherine pantoise mais à moitié consolée. La terrible Ermengarde avait une manière réaliste de voir les choses qui non seulement ne manquait pas de charme, mais encore s'avérait étrangement efficace. Elle concluait d'ailleurs son sermon en disant

: — Ne vous condamnez pas à une vie stupide à cause d'un dadais qui prend femme, si beau soit-il. Philippe vous aime, il vous veut et il vous aura, croyez-m'en. Pourquoi ne pas essayer de prendre quelque plaisir à la chose ?

Il est jeune, il est beau à sa manière, il est charmant quand il veut, il est puissant en tout cas... et aucune de ses maîtresses ne s'est jamais plainte de lui, bien au contraire. Il a toujours toutes les peines du monde à s'en débarrasser ! C'est d'ailleurs un peu pour cela que je suis venue vous voir...

Ainsi donc, dame Ermengarde avait un but. Catherine réprima un sourire moqueur. L'art avec lequel elle avait glissé négligemment sur les derniers mots était à lui seul un chef-d'œuvre diplomatique. Sans beaucoup de peine, maintenant, Catherine parvint à savoir le fin mot de l'histoire. En fait, Ermengarde, qui « ne s'envoyait qu'elle-même », venait en messagère de la duchesse Marguerite inquiète d'avoir vu réapparaître à Dijon la dame de Presles, la maîtresse en titre de Philippe, dont elle n'ignorait pas l'ambition.

Vous vous souvenez, je pense, de cette créature blonde qui avait si bien décoré de son écharpe ce niais de Lionel de Vendôme... précisa Ermengarde.

C'est d'elle qu'il s'agit. Et la duchesse-douairière se tourmente. Cette femme s'est mis en tête d'être duchesse. Elle est intrigante, habile... et elle connaît son Philippe sur le bout du doigt. Dieu sait ce qu'elle est capable d'obtenir si vous lui laissez le champ libre ! Que cette femme, tout acquise à l'Anglais, parvienne à ses fins et nous en viendrons aux pires catastrophes. Jamais France et Bourgogne ne se rejoindront. En résumé...

La comtesse se leva, dominant son amie de toute la moitié supérieure de son corps. Grave, soudain, elle posa sa belle main blanche sur l'épaule de la jeune femme et acheva, avec une douceur inaccoutumée :

— ... Votre duchesse vous appelle à son secours, Catherine de Brazey.

Vous n'avez pas le droit de la décevoir. Elle est si malade !

Catherine baissa la tête sans répondre. Des sentiments confus l'agitaient.

Elle comprenait maintenant qu'elle se trouvait au centre d'un inextricable écheveau d'intérêts qui allaient bien plus loin que sa jolie personne. De grands personnages, par l'entremise de ses amis de chaque jour, réclamaient son aide. C'était la reine de Sicile, par Odette et frère Étienne, la duchesse Marguerite, par la voix d'Ermengarde... et chacune parlait de devoir, de mission respectable qui, au fond, se ramenaient toutes deux à la même chose

: faire cesser la haine entre Philippe et le roi Charles.

L'arrivée de l'oncle Mathieu, qui accourait annoncer le dîner, la dispensa de répondre. Durant tout le repas auquel elle fit honneur avec son magnifique appétit habituel, Ermengarde s'abstint de parler politique. Par contre, elle fit l'admiration de Mathieu par ses connaissances en matière de commerce. Quand elle fut sur le point de partir, ce fut à qui la prierait de revenir bientôt.

— C'est selon..., fit-elle avec un coup d'œil significatif vers Catherine.

Celle-ci se contenta de sourire.

— Je vous promets de réfléchir, Ermengarde.

Et, comme frère Étienne, la comtesse fut bien obligée de se satisfaire de cette demi-promesse. Mais, après son départ, Catherine resta songeuse. Les paroles d'Ermengarde, avec leur positivisme un peu brutal, traçaient en elle leur chemin. Elles conseillaient d'accepter l'amour de Philippe et, dans ce soir d'automne, si doux et si doré, qui tombait sur elle, Catherine se révoltait moins que d'habitude contre cette idée.

Pour être plus seule avec ses pensées, elle retourna au jardin. C'était, de tout le domaine, son refuge, son coin préféré. Avec sa vigne et ses bordures sages, il n'avait rien d'extraordinaire, mais le cadre de campagne qui l'entourait lui conférait un charme profond. Près des murs relativement bas qui le séparaient du vignoble, de grands pins noirs l'abritaient sur un côté et des buissons de roses, poussés un peu à la diable, l'habillaient d'une grâce un peu sauvage. La jeune femme erra un moment près des pins où la fin du jour faisait les ombres plus denses. Sa robe balayait avec un bruit doux les premières feuilles tombées. Tête penchée, elle se dirigea vers le grand puits rond, datant des Romains à ce que l'on disait, qui tenait le milieu de l'enclos, et s'y appuya. L'exceptionnelle douceur de ce crépuscule apportait un apaisement aux profondeurs bouleversées de son être. Détendue, presque souriante, elle laissa son regard errer au-delà des murs... et soudain tressaillit

: à la lisière des pierres brutes, elle venait de voir passer une plume noire qui ne pouvait appartenir qu'à une coiffure d'homme. La plume longea le mur, revint sur ses pas. Assise sur la margelle du puits et tapie contre le chèvrefeuille défleuri qui enlaçait le couronnement de fer forgé, Catherine retenait son souffle, observant ces étranges évolutions. La plume s'arrêta, parut monter. Un chaperon gris apparut, puis un front, puis deux yeux dont Catherine ne put distinguer la couleur dans la lumière pauvre. Le visiteur inconnu inspecta soigneusement le jardin sans se montrer davantage. Il ne vit pas la jeune femme que le .chèvrefeuille cachait complètement. Puis la tête redescendit. Seule la plume demeura visible, glissant rapidement le long du mur.

Catherine, alors, quitta sa cachette, se précipita sur le mur, l'escalada sans peine. Certaines pierres, sous l'action des plantes grimpantes, s'en détachaient. Mais, quand elle parvint au faîte, elle vit seulement une silhouette masculine, enveloppée d'un manteau sombre, qui s'éloignait rapidement vers un bouquet d'arbres sous lequel un cheval attendait. Le curieux sauta en selle, piqua des deux sans se retourner vers la maison de Mathieu Gautherin et partit au galop en direction de Dijon.

Lorsqu'il eut disparut, Catherine resta un moment assise au sommet de son mur, réfléchissant. Ce visiteur prudent devait appartenir encore à la troupe de Jacques de Roussay. Le jeune capitaine des gardes, sans aucun doute sur l'ordre de son maître, continuait à la faire surveiller. On n'avait, décidément, aucune confiance en elle, en haut lieu, car cet espionnage à domicile ne pouvait venir de Garin. Elle avait reçu de lui, le matin même, une lettre brève et impersonnelle dans laquelle son époux l'informait de la date exacte du mariage princier, dans les derniers jours d'octobre, et lui annonçait qu'en son absence, il s'était permis de faire confectionner pour elle les toilettes qu'il jugeait utiles pour la circonstance. Dame Gauberte avait ses mesures, connaissait ses goûts, elle saurait travailler presque aussi bien qu'en la présence de Catherine... En résumé, une lettre fort calme et fort incolore dans laquelle rien n'indiquait que Garin vît dans l'absence de sa femme autre chose qu'une visite à sa famille. Non, Garin n'était pour rien dans la visite de ce soir...

La voix de sa mère l'appelant du seuil de la maison fit rentrer Catherine.

Mais elle se promit bien de faire meilleure garde à l'avenir. Elle désirait demeurer encore quelques jours à Marsannay, ne fût- ce que par amour-

propre, pour ne pas avoir l'air de se rendre trop vite aux raisons d'Ermengarde.

Toute la journée du lendemain, après la messe matinale qu'elle avait coutume d'entendre dans la petite église du pays, elle s'établit au jardin avec un travail de broderie. Mais la chasuble de soie blanche destinée au curé de Marsannay n'avança guère ce jour-là parce que Catherine était plus que distraite. Sans cesse, elle levait la tête penchée sur la gerbe d'épis de blé que son aiguille traçait au fil d'or pour tenter de surprendre une ombre sur le mur ou le rapide passage d'une mince plume. En pure perte. Rien ne vint troubler, sinon le chant lointain des vendangeurs, la paix profonde de cette journée d'automne, que Catherine, inconsciemment peut-être, savourait par toutes les fibres de son être. L'automne bourguignon, l'un des plus beaux du royaume, le plus opulent à coup sûr, s'épanouissait en gloire fastueuse. La terre y étalait insolemment sa richesse et sa fécondité.

Quand on l'appela pour le souper, Catherine rangea son ouvrage, mais ne quitta le jardin qu'à regret. Elle avait l'impression qu'il lui devait quelque chose et se promettait d'y revenir à la tombée de la nuit. D'ailleurs, le repas s'achevait quand elle crut entendre le galop étouffé d'un cheval. L'inconnu de la veille, sans doute, qui revenait... Sans attendre que l'oncle Mathieu eût dit les grâces, elle s'éclipsa, bien décidée à en finir une bonne fois avec cet importun, prétextant une subite vapeur. Nul ne prêta attention à son départ.

Jacquette, fatiguée par une longue journée de lessive, où, avec les servantes, elle avait charrié des baquets et des baquets de linge, somnolait sur sa chaise. Quant à l'oncle, il discutait avec Abou- al-Khayr les qualités futures du vin que l'on avait mis ce jour-là au pressoir et qui provenait de la partie la plus éloignée de sa propriété, tout au fond d'une combe... Ni l'un ni l'autre ne virent sortir la jeune femme...

En traversant le vestibule, elle aperçut dans un coin, appuyé contre un mur, le gourdin que Mathieu emportait toujours avec lui quand il allait dans les vignes et s'en empara. Il était fait d'une branche de chêne droite, mais terminée par un gros nœud formant poignée. La main de l'oncle, depuis des années qu'il le possédait, avait poli, adouci le bois rude, mais le gourdin demeurait lourd. Un homme vigoureux pouvait en faire une arme redoutable.

Ainsi équipée, Catherine retourna au jardin, un pli de décision au coin de la bouche. L'indiscret, s'il revenait, allait trouver à qui parler... Pourtant, aucun bruit ne se faisait entendre. La campagne sommeillait. La nuit était presque complète. Catherine fit quelques pas vers le mur, s'abritant dans l'ombre très noire des pins. Ce silence l'inquiétait, car elle aurait juré avoir distingué le galop d'un cheval... il est vrai qu'il semblait lointain. Ce n'était peut-être qu'un cavalier attardé qui regagnait Dijon avant la fermeture des portes... Malgré tout, elle resta à son poste d'observation, silencieuse et immobile.

Elle n'y était pas depuis dix minutes qu'une pierre roula et qu'un pas léger fit crisser les cailloux du chemin, au-delà du mur. Quelqu'un approchait avec précaution. Retenant son souffle, Catherine assura le gourdin dans sa main et attendit...

Doucement, en prenant bien soin de ne pas faire crier le gravier sous ses pas, elle s'approcha du mur, escalada deux ou trois pierres en profitant de l'abri d'un buisson de noisetiers, de manière à en dominer la crête. La plume noire de la veille s'agitait à quelques pas d'elle. Catherine entendit souffler l'homme qui devait chercher un point d'escalade. Sa silhouette demeurait vague dans les ombres de la nuit. Mais la jeune femme pouvait voir le chaperon qui la coiffait s'élever peu à peu, masquant la tête. Cette fois le visiteur semblait décidé à franchir le mur et à pénétrer chez Mathieu...

Les yeux fixés sur la forme noire, Catherine leva son gourdin avec un sentiment de délectation, celui de la chatte qui voit l'innocente souris s'approcher de sa griffe. Quand la tête du nouveau venu lui parut à bonne portée, elle frappa de toutes ses forces. Avec un cri étouffé, un froissement de feuilles et une dégringolade de pierres, le visiteur nocturne s'effondra sur le chemin. Emplie d'une intense sensation de victoire, Catherine mit son bâton sous son bras et, après s'être assurée que l'homme ne bougeait pas, s'en alla jusqu'à la maison chercher une lanterne.

Quand elle revint, deux ou trois minutes plus tard, en passant, cette fois, par la porte du jardin, sa victime commençait à s'agiter. Catherine, qui n'avait pas lâché son gourdin, s'agenouilla pour voir à qui elle avait affaire.

D'un coup de doigt preste, elle fit sauter le chaperon à la plume noire, approcha sa lanterne du visage et recula avec une exclamation de surprise en constatant qu'elle avait assommé le duc Philippe en personne.

Catherine ne réalisa pas tout de suite ce qu'elle avait fait, mais pendant un instant elle ne sut plus à quel saint se vouer. Heureusement Philippe s'agitait faiblement, sinon, elle eût pu croire qu'elle l'avait tué... Mais aussi, comment deviner que le tout- puissant duc de Bourgogne se cachait sous le simple uniforme d'un soldat de sa propre garde ? Retrouvant un peu de présence d'esprit, elle posa sa main sur le front de l'homme étendu. Il était chaud, mais sans excès et ne montrait aucune blessure. Sans doute, Philippe devait-il une fière chandelle à l'épaisseur de son chaperon dont le drap solide avait amorti considérablement le choc du gourdin, car Catherine avait tapé de toutes ses forces.

Elle hésita à revenir à la maison chercher du secours. Si Philippe se cachait avec tant de soin c'est qu'apparemment il ne tenait pas à ce que sa présence fût divulguée. Se souvenant du puits du jardin, elle courut en tirer un seau d'eau, y trempa son mouchoir et revint l'appliquer sur le front de Philippe. Le remède fit merveille. Le puits était profond, l'eau très fraîche.

Au bout d'un instant, le duc ouvrit les yeux et sourit en reconnaissant la jeune femme.

— Je vous trouve enfin, belle vagabonde ? fit-il en riant. Ce n'est pas sans peine. Où donc vous cachiez-vous ? Le moins que l'on puisse dire c'est que vous êtes bien gardée... Houh !... ma tête ! fit-il en portant la main à son crâne. Que m'est-il arrivé ?

— On vous a assommé, Monseigneur...

— Et l'on n'y a pas été de main morte. À qui dois-je cette aventure ?

Catherine baissa le nez pour cacher sa confusion et prit, derrière son dos, le gourdin qu'elle avait abandonné :

— A ceci, Monseigneur... et à moi ! Si vous voulez bien me pardonner...

Une seconde, Philippe, suffoqué, resta muet puis, brusquement, il éclata de rire. Un vrai fou rire de gamin qui n'avait rien de princier.

— Je ne pensais pas vous devoir ce genre de souvenir, ma mie... Ce sera sans doute la plus belle bosse de ma vie. La plus précieuse, en tout cas...

Il se redressait tout à fait et, assis, s'emparait de la main de Catherine qu'il portait à ses lèvres. Gênée, la jeune femme voulut retirer sa main, mais Philippe tenait bon.

— Ah, non, pas de fuite ! Vous me devez bien cela ! Quand donc cesserez-vous de vous mettre hors la loi, ma chère ? La première fois que je vous ai vue, vous faisiez du scandale sur la voie publique en pleine procession. Ensuite, vous avez forcé ma porte pour m'arracher des prisonniers... Et maintenant, voilà que vous me tapez dessus avec un gourdin

? Ne croyez-vous pas que vous êtes un peu ma débitrice ?

— Je l'avoue, Monseigneur. Mais je ne sais comment m'acquitter...

En me répondant franchement. Pourquoi cette fuite, cette retraite à la campagne ? Quand nous nous sommes quittés à Arras, j'ai cru que tout était aplani entre nous... que l'entente régnerait à l'avenir et que... vous cesseriez enfin de jouer les rebelles.

Doucement, Catherine retira sa main et se leva, nouant.ses mains derrière son dos.

— Je l'ai cru aussi, Monseigneur. Mais j'ai compris, depuis, que nous ne considérions pas les choses du même point de vue. Les formes même du...

contrat que Votre Altesse passa autrefois avec mon mari...

Pour la rejoindre, Philippe s'était levé, mais une fois debout, il eut un étourdissement, ses jambes se dérobèrent sous lui et il s'appuya à l'épaule de Catherine.

— J'aimerais mieux continuer cette conversation assis... fit-il avec un demi-sourire... à moins que cela ne vous ennuie. Sinon, offrez-moi votre bras, pour une fois, et allons nous asseoir dans un coin tranquille. Non, pas dans votre jardin. Je ne tiens pas à ce que l'on nous surprenne. Mais si vous vouliez m'accompagner jusqu'à ce bouquet d'arbres où j'ai attaché mon cheval...

Lentement, à pas prudents, ils redescendirent vers l'endroit indiqué.

Catherine, prise d'un vague remords, prenait un soin extrême à guider Philippe sans se rendre compte que les pas du duc se raffermissaient de seconde en seconde. Il est vrai qu'il continuait à peser aussi lourdement sur son bras, mais c'était surtout pour pouvoir mieux respirer l'odeur des cheveux de la jeune femme. Arrivés à l'endroit où le cheval attaché attendait tranquillement, il s'assit dans l'herbe, entraînant Catherine avec lui. Les arbres leur cachaient le ciel et leurs troncs les enfermaient presque aussi bien que dans une maison... Il n'y avait pas de vent et la nuit était tiède, autant qu'une nuit d'été. Seulement un peu plus sombre. Le visage de Catherine et son cou faisaient une tache claire à laquelle se rivait le regard du prince. Il avait gardé dans les siennes la main de la jeune femme et, la sentant vaguement émue, grâce à cette science étrange qu'il avait des réactions féminines, il ne voulut pas l'effaroucher.

— Causons, maintenant, fit-il doucement et réglons nos comptes une bonne fois. Nous sommes seuls et bien seuls. Aucune curiosité intempestive, aucune entrave de cour ou de protocole. Il n'y a plus ici un duc et une sujette, mais un homme et une femme. Il y a vous, Catherine, et il y a moi, Philippe.

Dites-moi, bien franchement, ce que vous me reprochez.

Bien entendu, sur le moment, Catherine ne trouva plus rien à dire. Il en est toujours ainsi lorsque l'on accumule des griefs durant des semaines : on se trouve pris de court lorsque l'on est calmement prié de les exposer. Le moyen de se mettre en colère avec un homme qui parlait si doucement, qui mettait tant de bonne grâce à supprimer, entre lui et son interlocutrice, les distances ? Comme la jeune femme se taisait toujours, ce fut encore Philippe qui demanda :

— Mon amour vous offense donc tellement ? Ou bien est-ce que je vous déplais si fort ?

— Ni l'un ni l'autre, fit-elle franchement. En fait, Monseigneur, j'en aurais sans doute été touchée... si l'on ne me l'avait présenté comme une obligation. Depuis le moment où j'ai su que je devais épouser Garin de Brazey, j'ai su aussi qu'il me faudrait encore...

Elle s'arrêta, n'osant poursuivre. Une fois de plus, le duc vint à son secours en souriant.

— Qu'il vous faudrait encore passer par mon lit. Devrais-je vous rappeler que vous y avez dormi une grande nuit... dans mon lit, et qu'il ne vous est advenu aucun mal ?

— C'est vrai, Monseigneur et, je le confesse, sur le moment, je n'ai pas compris...

— C'était pourtant bien simple. Ce soir-là, j'ai voulu mettre à l'épreuve votre... dirai-je, obéissance de fidèle vassale ? Vous avez obéi. Mais j'eusse été le dernier des hommes si j'en avais lâchement profité. Si je me suis montré brutal, c'est simplement parce que j'étais jaloux. Mais, mon cœur, ce que je veux que vous sachiez bien, c'est que je ne vous contraindrai jamais.

C'est de vous, et de vous seule, que je veux vous tenir.

Il s'était penché vers elle pour lui parler de plus près. Son haleine chaude caressait la nuque inclinée. Dans la nuit qui les environnait, sa voix prenait une chaleur, un charme que Catherine ne lui avait encore jamais connus.

Elle sentait qu'à cet instant il était sincère et elle se défendait mal contre le trouble que faisait naître en elle la musique des mots d'amour murmurés dans l'ombre. Pour secouer le charme, elle voulut rappeler sa rancune.

— Pourtant, ce marché que vous avez conclu avec Garin ?

— Quel marché ? demanda Philippe avec une nuance de hauteur involontaire. C'est la seconde fois que vous y faites allusion. Je n'ai passé aucun marché avec Garin de Brazey. Pour qui donc nous prenez-vous, l'un et l'autre ? J'ai ordonné à l'un de mes plus fidèles serviteurs d'épouser une jeune fille admirablement belle et dont j'espérais parvenir à me faire aimer, mais cette espérance je ne lui en ai point fait confidence. Je le répète, j'ai ordonné. Et lui, en sujet de valeur, il a obéi sans discuter. Voilà tout ! Ai-je vraiment commis un crime en voulant que vous fussiez riche, noble, à la place qui vous convient ?

Catherine secoua la tête et frissonna. Ce dont Philippe s'autorisa pour entourer ses épaules d'un bras en prétextant qu'elle devait avoir froid. Elle ne protesta pas. Les yeux perdus dans le vague, sensible seulement à la pression de ce bras autour d'elle et incapable de retrouver trace de sa colère, elle murmura :

— Un sujet de valeur en effet... d'une fidélité à toute épreuve et qui, si vous ne lui avez rien demandé, a dû comprendre à demi-mot. Car, enfin, Monseigneur, en me donnant un mari, vous deviez supposer qu'il exercerait ses droits ? Pourtant, il n'en a rien fait. Il a même toujours refusé farouchement de me toucher.

— Le lui avez-vous donc demandé ?

Catherine tourna la tête vers lui pour tenter de

scruter ce visage d'ombre. Le défi sonna dans sa voix.

— Je me suis offerte à lui, un soir. Offerte dans des conditions telles qu'aucun homme n'aurait résisté. Il a failli succomber mais il s'est repris en disant que c'était impossible, qu'il n'avait pas le droit de me toucher. Vous voyez bien qu'il me considère comme vous appartenant.

Elle avait senti, avec une joie méchante, le bras de Philippe se crisper autour de ses épaules, mais il n'y avait aucune colère dans sa voix quand il répliqua :

— Je vous l'ai dit, jamais ce sujet n'a été évoqué entre lui et moi. Et peut-

être ne pensait-il pas à moi en prononçant ces paroles.

— À quoi alors ? Ou à qui ?

Philippe ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait peut-être. Enfin, il dit brièvement :

— Je ne sais pas !

Un silence tomba entre eux. Au fond de la campagne, un chien aboya, une chouette hulula, mais cela ne diminua pas l'impression de Catherine qu'elle et le duc étaient pour le moment seuls au monde. Il était tout contre elle maintenant, la tenant appuyée contre sa poitrine.

Il l'avait, tout en parlant, enveloppée de ses deux bras et, instinctivement, elle avait appuyé sa tête sur l'épaule du prince. Cet instant était doux et Catherine en avait momentanément assez des combats stériles. Puisque Arnaud l'oubliait dans les bras d'une autre, pourquoi refuserait-elle un amour si ardent, un amour sincère et qui ne cherchait rien d'autre qu'assurer son bonheur. Un léger parfum d'iris se dégageait des vêtements de drap grossier portés par Philippe. Il la berçait doucement, comme un tout petit enfant, et elle lui était reconnaissante de ne pas tenter de caresses plus précises. Mais elle sentait son souffle dans ses cheveux et sur son cou, à travers l'épaisseur des nattes qui tombaient de chaque côté de sa tête. Les yeux clos, elle demanda doucement :

— Souffrez-vous encore, Monseigneur ?

— Cessez de m'appeler Monseigneur. Pour vous, je ne suis que Philippe.

Je veux oublier tout le reste. Quant à souffrir, non je ne souffre plus. Au contraire, je suis heureux... heureux comme je ne l'ai pas été depuis longtemps. Vous êtes là, je vous tiens dans mes bras et vous ne me jetez plus de paroles dures. Vous m'avez laissé vous parler et vous ne me repoussez plus. Catherine... ma belle, ma merveilleuse Catherine. !... Est-ce que... Est-ce que je peux espérer un baiser ?

Dans l'ombre, Catherine sourit. Le ton humble et presque enfantin qu'il employait la touchait plus qu'elle ne voulait l'admettre. Elle se souvenait de l'orgueilleux seigneur qui savait si bien agir, parler en maître, qui l'avait tutoyée à première vue comme si elle lui appartenait déjà. Ce soir, il n'était plus qu'un homme passionnément épris...

Elle fit un tout petit geste qui mit sa bouche presque contre celle de Philippe.

— Embrassez-moi, dit-elle seulement, sans la moindre hésitation.

Tout était simple soudain. Elle se souvenait, avec un certain plaisir, du baiser d'Arras et quand les lèvres de Philippe touchèrent les siennes, elle poussa un léger soupir et ferma les yeux. Elle sentait, instinctivement, qu'avec cet homme à la fois froid et passionné, la joie d'amour était une affaire sûre. Il savait amener sa partenaire à l'oubli progressif des choses et des êtres parce qu'il savait dominer ses impulsions. Son baiser était d'une extraordinaire douceur, un chef-d'œuvre de patience et d'ardeur. En amour, il était le maître que toute femme attend inconsciemment et Catherine, tout de suite subjuguée, se laissa emporter sans résistance sur les vagues d'un océan de plaisir et de caresses sous lesquelles elle ne tarda pas à défaillir. Car, la sentant enfin à sa merci, Philippe ne s'en tint pas au baiser si timidement demandé. Et bientôt, le vent léger qui traversait le bosquet entraîna avec lui les soupirs et les tendres mots chuchotés pour en éparpiller le secret à la campagne endormie. Seul, le cheval du prince fut témoin de la victoire totale de son maître.

Au moment où Catherine connut la réalité charnelle de l'amour, ses yeux s'ouvrirent démesurément sur la voûte de branches encore feuillues qui s'entrelaçaient au-dessus de sa tête. La lumière argentée de la lune à son lever glissa au travers et montra à Catherine le visage grave et tendu de son amant. Il lui parut, à cet instant, d'une beauté surhumaine, mais elle ne sut pas que son propre visage était illuminé par la passion. Sous un baiser, Philippe étouffa le bref cri de douleur de la jeune femme, vite changé en un long gémissement de plaisir.

Quand, enfin, ils se séparèrent, Philippe enfouit son visage dans la masse des cheveux soyeux qu'il couvrit de baisers fous. Passant ses mains sur ses joues, Catherine sentit qu'elles étaient mouillées de larmes :

— Tu pleures ?

— De bonheur, mon amour... et de reconnaissance. Je ne croyais pas que ce don de toi-même serait aussi splendide, aussi complet... que je serais vraiment le premier...

Elle appuya sa main sur sa bouche pour lui imposer silence.

— Je t'ai dit que mon mari ne m'avait pas touchée. Qui voulais-tu ?

— Tu es si belle... Les tentations ont dû être nombreuses...

— Je sais me défendre, fit Catherine avec une moue si adorable qu'elle lui valut un nouveau baiser.

Puis, comme un rayon de lune éclairait maintenant en plein son corps dévêtu, Philippe alla chercher une couverture roulée au troussequin de sa selle et l'en enveloppa tout en l'enfermant à nouveau dans ses bras. Il se mit à rire.

— Quand je pense que je voulais pour notre première nuit toutes les splendeurs de mon palais, les fleurs les plus rares, le décor le plus fastueux...

et je n'ai su t'offrir, mon pauvre amour, que l'herbe humide et le vent de la nuit où tu risques de prendre froid. Quel triste amoureux je fais !

— Tu n'en penses pas un mot ! fit Catherine en se blottissant plus étroitement contre lui. D'abord je n'ai pas froid et ensuite quel décor vaut la pleine nature ? Enfin, tu ne pouvais pas deviner en venant que je t'assommerais.

Tous deux se mirent à rire comme des enfants et le cheval, tout près, hennit pour ne pas être en reste. Puis le silence retomba sous le bosquet au bord du chemin qui menait à la maison de Mathieu Gautherin.

Mais, malgré l'impatience de Philippe de lui voir regagner Dijon, Catherine dut rester trois ou quatre jours de plus à Marsannay parce qu'elle avait attrapé un bon rhume.

— Quelle idée aussi de rester au jardin si tard et de s'y endormir, avait bougonné l'oncle Mathieu en la regardant avaler une bolée de tisane bouillante. Je ne t'ai même pas entendue rentrer tant il devait être tard !

Quant à Abou-al-Khayr, il avait baissé modestement la tête pour que Catherine ne vît pas le sourire qui montait à ses yeux vifs. Le petit médecin avait vu, tard dans la nuit, un cavalier redescendre le chemin vers la grande route de Dijon à Beaune et une forme blanche debout au bord du sentier, qui n'était rentrée à la maison qu'après l'avoir perdu de vue.

Quelques jours plus tard, Catherine de Brazey, éblouissante de beauté, assistait dans la Sainte-Chapelle du palais ducal au mariage de Marguerite de Guyenne et d'Arthur de Richemont. Vêtue de velours vert étoilé d'or et garni de blanche hermine, elle offrait une éclatante image de jeunesse et de grâce. Son teint semblait pétri de lumière, ses yeux rayonnaient sous leurs longs cils courbes, éteignant presque l'éclat des émeraudes, d'une pureté d'eau profonde, qui brillaient à son cou et à ses oreilles. Cette parure était un cadeau de Philippe dont l'amour pour elle se montrait maintenant au grand jour.

La dame de Presles, la maîtresse de Philippe, était repartie, la rage au cœur, pour les Flandres et Marie de Vaugrigneuse avait été priée de se retirer dans ses terres pour quelque temps.

Il avait suffi pour cela que le duc surprît une phrase malveillante qui se rapportait à Catherine et sa qualité de filleule de la duchesse douairière n'avait pas sauvé la jeune fille. De même, chacun avait pu constater le rang occupé par Catherine de Brazey à la chapelle. Il était notablement plus élevé que celui auquel sa qualité lui donnait droit. Enfin, comment ne pas voir qu'à chaque instant Philippe tournait les yeux vers elle et qu'une flamme semblait alors les traverser ?

Debout parmi les hommes, de l'autre côté de l'allée centrale de la nef, Garin, les bras croisés, ne regardait jamais sa femme. Depuis qu'elle était rentrée de Marsannay, il avait eu envers elle une attitude parfaitement courtoise mais froide. Il ne la voyait qu'aux repas et encore n'échangeaient-

ils que des banalités lorsque le médecin maure ne se joignait pas à eux. Avec Abou-al-Khayr, il discutait de sujets scientifiques auxquels la jeune femme ne comprenait rien, mais c'était seulement à ces moments-là qu'il paraissait s'intéresser à quelque chose. Parfois, Catherine croisait son regard. Il le détournait alors très vite et il était impossible à la jeune femme d'en sonder les profondeurs.

L'avant-veille du mariage, quand le page de Philippe, le jeune Lannoy, était venu à l'hôtel de Brazey apporter à Catherine la fameuse parure d'émeraudes, Garin traversait le vestibule au moment où sa femme descendait l'escalier. Il avait donc assisté à la remise du présent, mais n'avait marqué aucune surprise. Il s'était contenté de répondre au salut respectueux du jeune garçon et avait passé son chemin sans commentaires.

Mais, quand la cérémonie nuptiale tira à sa fin et que les invités se firent face, de part et d'autre de la nef pour former une haie sur le passage du cortège, Catherine croisa enfin le regard de Garin et sursauta. Même le jour où il l'avait battue si sauvagement, elle ne lui avait pas vu cette expression de fureur. Il était blême et un tic nerveux déformait son visage du côté de sa blessure. Si effrayante était sa figure que Catherine, troublée, détourna la tête avec un involontaire frisson. Cette fois, elle eut, très nette, l'impression que Garin la haïssait. Car c'était bien de la haine qui enfiévrait son œil unique. Mais la nouvelle comtesse de Richemont, toute rose d'émoi sous son voile, s'avançait, la main dans celle de son époux, et Catherine plongea dans une révérence qui la délivra de ce bref cauchemar. Quand elle se releva, Garin avait disparu dans la foule et, sur les pas du cortège, les invités se dirigeaient vers la sortie sous les clameurs déchaînées de l'orgue. La cérémonie avait été longue et tout le monde avait faim. On se précipitait vers le festin préparé.

Catherine n'avait pas d'appétit. Elle se dirigea lentement vers la grande salle, flânant un peu le long de la galerie pour regarder, par les fenêtres, les dernières roses dans le jardin et les évolutions du marsouin de la duchesse Marguerite. Elle n'avait aucune envie de se mettre à table car son rang la plaçait tout de même assez loin de Philippe. Ermengarde, demeurée auprès de Marguerite, de plus en plus malade, ne paraîtrait pas non plus et le récent regard de son époux lui ôtait toute envie de le retrouver immédiatement.

La grande galerie se vidait rapidement. En dépassant Catherine, les courtisans la saluaient mais ne s'en hâtaient pas moins. Comme la jeune femme passait en face d'une des portes donnant sur les appartements privés de la famille ducale, portes gardées chacune par deux archers, celle-ci s'ouvrit, livrant passage à un homme jeune et vigoureux, tout vêtu de vert.

C'était l'un des chevaucheurs de la Grande Écurie, revenant sans doute de prendre un ordre de la duchesse, car il glissait un parchemin sous son tabard armorié. Il ne regardait aucun de ceux qui se trouvaient dans la galerie. Il allait seulement la traverser pour gagner soit le grand escalier de la tour Neuve, soit, au-delà, celui qui menait aux étuves et aux écuries. Mais le visage de Catherine s'était éclairé et elle se hâta de tourner le dos à la salle du festin pour se lancer sur sa trace parce qu'elle venait de reconnaître Landry, son ami d'enfance. Depuis qu'elle l'avait aperçu chez la duchesse, au jour de sa présentation, elle n'avait pu, malgré le très vif désir qu'elle en avait, joindre le chevaucheur ducal. Cette fois, il ne lui échapperait pas !

Elle le rattrapa juste comme il allait s'engager dans le grand degré de pierre. L'escalier était vide. Elle l'appela :

— Landry... Attends-moi !

Il s'arrêta net, mais ce fut très lentement qu'il lui fit face. Aucun sourire, aucun signe de reconnaissance n'éclairait son visage fermé.

— Que désirez-vous, Madame ?

Le visage tout animé, les yeux brillants de joie, elle le rejoignit, se plaça entre l'escalier et lui afin qu'il pût la voir en pleine lumière. Elle se mit à rire.

— Madame ? Voyons, Landry, ne me dis pas que tu ne me reconnais pas

? Aurais-je donc tellement changé, en dix ans ? Ou bien as-tu perdu la mémoire ? Toi, tu es toujours le même... seulement plus grand et plus fort.

Mais tu as l'air d'avoir toujours aussi mauvais caractère.

À sa grande surprise, Landry ne sourcilla pas. Il se contenta de hocher la tête.

— Vous me faites beaucoup d'honneur, noble dame. Ma mémoire est, je crois, excellente, pourtant je ne me souviens pas vous avoir jamais rencontrée...

— Alors, c'est que j'ai vraiment beaucoup changé, fit Catherine avec bonne humeur. Très bien, dans ce cas, je vais te rafraîchir la mémoire. As-tu donc oublié le Pont-au-Change et la Cour des Miracles, et l'émeute de l'hôtel Saint-Pol ? As-tu oublié Catherine Legoix, ta petite amie de jadis ?

— J'ai, en effet, connu tout cela, Madame. J'ai connu aussi une petite fille qui portait ce nom... mais je ne vois pas le rapport.

— Quelle tête de bois ! Ah non, tu n'as pas changé... Mais, nigaud, je suis Catherine, voyons ! Secoue-toi... Regarde-moi mieux !...

Elle s'attendait à une exclamation, à des cris de joie même. L'ancien Landry eût dansé sur place, eût fait mille folies. Mais le chevaucheur ducal demeura de glace. Rien ne vint animer son regard indifférent.

— Ne vous moquez pas de moi, Madame. Je sais fort bien qui vous êtes : la dame de Brazey, la femme la plus riche de la ville... et l'amie précieuse de Monseigneur. Je vous demanderai donc en grâce de cesser ce jeu.

— Un jeu ? Oh Landry ! s'écria Catherine peinée. Pourquoi ne veux-tu pas me reconnaître ? Si tu sais qui je suis, si tu connais mon nom, tu dois bien savoir aussi que je m'appelle Catherine, qu'avant d'épouser Garin de Brazey par ordre de Monseigneur, j'étais seulement la nièce de Mathieu Gautherin, le drapier de la rue du Griffon. Une nièce qui s'appelait Catherine Legoix ?

— Non, Madame, je ne le sais pas.

— Alors, va chez mon oncle. Tu y trouveras ma mère. Je pense que tu la reconnaîtras, elle.

Le jeune homme s'écarta en descendant deux marches, juste comme Catherine, pour le mieux convaincre, s'approchait de lui. Il s'inclina brièvement :

— C'est inutile, Madame. Cette visite ne m'apprendrait rien. J'ai connu autrefois Catherine Legoix, mais vous ne pouvez être cette Catherine- là...

Maintenant, je vous prie de vouloir bien m'excuser. J'ai une mission à remplir et n'ai pas le loisir de flâner. Pardonnez-moi...

Il allait reprendre la descente de l'escalier. Elle le retint encore.

— Qui m'eût dit qu'un jour Landry ne reconnaîtrait pas Catherine ? Car vous êtes bien Landry Pigasse, n'est-ce pas ?

— Pour vous servir, Madame...

— Me servir ? fit-elle douloureusement. Autrefois nous partagions tout, les friandises comme les taloches... Nous étions amis, presque frère et sœur et, s'il me souvient bien, nous avons même risqué nos vies ensemble. Tout cela pour que vous rejetiez tout ce passé au bout de dix ans et sans que je puisse même en deviner la raison.

Mais elle avait la sensation que ses paroles venaient buter contre un mur.

Landry était entouré d'une invisible cuirasse d'indifférence, d'oubli volontaire peut-être, dont elle cherchait en vain le défaut. C'était incompréhensible. Elle tenta un ultime effort, murmura avec amertume, revenant pour un instant à l'ancien tutoiement :

— Si seulement Barnabé était là... il saurait bien, lui, t'obliger à me reconnaître ! Au besoin, il te taperait dessus.

Depuis quelques secondes il s'était détourné d'elle mais, au nom de Barnabé, il lui fit face, la regardant avec colère.

— Barnabé est mort sous la torture, pour s'être attaqué à votre mari, Madame ! C'est du moins ce que j'ai appris au retour d'une mission en Flandres. Et vous venez me dire que vous êtes Catherine Legoix ? Vous ?

Non... vous n'êtes pas Catherine et je vous défends d'employer son nom.

D'ailleurs... vous ne lui ressemblez même pas ! Je vous salue, Madame!

Avant que Catherine, pétrifiée par sa soudaine violence, eût seulement ouvert la bouche, Landry s'était lancé dans l'escalier qu'il dévalait maintenant au risque de se rompre le cou. Elle entendit décroître rapidement le claquement métallique de ses solerets de fer. Bientôt, il n'y eut plus aucun bruit dans le vaste escalier. La rumeur de la fête était lointaine. La jeune femme demeura figée à la place où elle se trouvait un long moment. Ce qui venait de se passer lui était totalement incompréhensible et profondément douloureux. Pourquoi Landry refusait-il de la reconnaître ? Car c'était bien cela : il refusait carrément, repoussant l'évidence même. Était-ce à cause de Barnabé ? Sa colère quand elle avait prononcé le nom de leur vieil ami expliquerait assez bien son refus d'entrer en relations avec la dame de Brazey. Mais il n'avait pas bronché quand elle lui avait donné son ancien nom. Il était bien évident que, comme tout le reste de la ville, il avait eu connaissance de ce mariage si peu conforme aux règles établies. Il savait depuis longtemps qu'elle était la Catherine d'autrefois... seulement il ne l'aimait plus. Mieux ! Il lui en voulait, la rendant responsable au même titre que Garin de la mort de Barnabé. Responsable, certes, elle l'était, et plus encore que Landry ne l'imaginait ! Ce n'était pas la première fois que le remords et le chagrin venaient l'assaillir au souvenir du Coquillart envoyé pour rien à une mort affreuse !

Autre chose encore intriguait Catherine. Si Landry et Barnabé avaient renoué des relations, pourquoi donc Barnabé ne lui en avait-il jamais parlé ?

Et pourquoi Landry n'était-il jamais venu chez l'oncle Mathieu revoir son amie d'enfance, lorsqu'elle était encore fille ? Catherine poussa un profond soupir. Toutes ces questions ne pouvaient, à l'heure présente, que demeurer sans réponse. Elle se torturait l'esprit bien en vain.

Une voix froide vint interrompre ses réflexions et la fit sursauter.

— Puis-je vous demander ce que vous faites ici ? On vous réclame au banquet.

Debout sur le palier, Garin la regardait. Sans bouger d'où elle était, Catherine leva vers lui un visage las et un pauvre sourire.

— Je n'ai pas envie d'y aller, Garin. Cela ne m'amuse pas et je n'ai pas faim. Je préférerais aller rejoindre, chez la duchesse, Madame de Châteauvillain.

Un sourire sarcastique éclaira d'un jour peu agréable le visage fermé du Grand Argentier.

— Ce qui vous amuse ou non n'a aucune espèce d'importance, dit-il brutalement. Et vos préférences n'ont pas leur place ici. Je vous dis que l'on vous réclame. Ayez au moins le courage d'occuper le rang que l'on vous donne et d'accepter les conséquences de vos actes...

Il tendait la main vers elle pour la conduire au festin. Avec un soupir de lassitude, Catherine remonta les quelques marches descendues à la suite de Landry, posa sa main sur celle de son mari.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien d'autre que ce que je dis : votre place, à cette heure, n'est pas dans l'escalier !

Il la conduisit ainsi jusqu'à la salle des festins, brillamment illuminée à cause du jour bas et gris. Un vacarme assourdissant y régnait. Le repas de noces était des plus gais et nombre d'invités étaient déjà ivres. Les rires, les cris, les plaisanteries fusaient de l'une à l'autre des trois immenses tables disposées en U qui faisaient le tour de la salle. Une armée de valets faisait le service, transportant des plats immenses que des marmitons apportaient des cuisines du rez-de-chaussée. Les officiers de bouche, les échansons s'activaient... Seuls, les nouveaux mariés et le duc Philippe étaient silencieux. Richemont et Marguerite, la main dans la main, se regardaient et ne songeaient même pas à manger. Philippe, taciturne, regardait droit devant lui d'un air absent. Il fut le seul à remarquer l'entrée de Catherine que Garin menait à sa place. Instantanément son visage s'éclaira. Il sourit tendrement à la jeune femme...

— Vous voyez bien que l'on vous attendait ! souffla Garin à l'oreille de sa femme. Votre présence fait des miracles, ma parole ! Regardez un peu l'air gracieux de Monseigneur ! Je vous assure que, jusqu'ici, il était parfaitement sinistre.

Le ton de persiflage de son mari eut le don d'agacer Catherine qui n'avait nul besoin d'un surcroît d'énervement. Elle haussa les épaules.

— Dans ces conditions, vous devez être vous- même fou de joie. Voilà votre but atteint !

En prenant place à table, elle rendit son sourire à Philippe.

Le repas lui parut interminable. Jamais, de toute sa vie, elle ne s'était autant ennuyée. Pourtant, cette journée de noces lui réservait encore une autre surprise. Il était à croire que tous les témoins de son passé s'étaient donné pour tâche de revenir vers elle au même instant ! À la réception qui suivit le festin et à laquelle s'écrasa la noblesse de toutes les provinces ducales, plus bon nombre d'Anglais, beaucoup de Bretons et même quelques Français, la jeune femme ne tarda pas à remarquer un prélat que l'on entourait beaucoup, et qui, d'ailleurs, se distinguait par le faste tout particulier de ses vêtements.

Il n'était que brocart violet, dentelles et broderies d'or. Une magnifique croix pectorale en diamants brillait sur son ventre rebondi. Il devait avoir entre cinquante et soixante ans. Toute sa personne respirait l'orgueil et la prospérité. Grand et fortement charpenté, envahi par une graisse abondante, il eût été majestueux sans la désagréable expression de ruse de son visage à la fois long et plat. Le personnage parlait haut avec un accent rémois qui rappela quelque chose à Catherine. Elle avait déjà vu cette tête-là quelque part. Mais où ?

Se penchant vers sa voisine, qui était Mme de Vergy, elle désigna l'évêque et demanda :

— Qui est-ce ?

Alix de Vergy tourna vers elle un regard surpris et vaguement condescendant.

— Se peut-il que vous ne connaissiez pas l'évêque de Beauvais ? Il est vrai que vous n'êtes pas à la Cour depuis très longtemps.

— Je ne connais peut-être pas l'évêque de Beauvais, riposta Catherine, mais je connais cet homme- là. Comment s'appelle-t-il ?

— Pierre Cauchon, voyons ! L'une des lumières de notre siècle et l'un des plus chauds partisans de l'alliance anglaise. On a beaucoup parlé de lui, voici quelques années, au Concile de Constance et, depuis quelques mois, le régent Bedford lui a donné le titre d'aumônier de France. Un homme remarquable...

Catherine réprima une grimace. Pierre Cauchon ! L'associé de Caboche l'Écorcheur, aumônier de France ? C'était à mourir de rire ! Sa bouche rouge eut une moue de dégoût qui stupéfia Mme de Vergy.

— On parlait beaucoup de lui, à Paris aussi, il y a quelques années. Il s'était acoquiné avec les bouchers et faisait pendre les honnêtes gens qui avaient le seul tort de ne pas penser comme lui ! Et le voilà évêque ? Une digne recrue que le Seigneur a faite là ! Présentez-le-moi, voulez-vous ?

Éberluée, Alix de Vergy s'exécuta. L'assurance de cette petite bourgeoise anoblie la sidérait. Et plus encore qu'elle osât parler avec ce mépris d'un prélat comme Monseigneur de Beauvais, qui jouissait de la faveur ducale.

Quelques instants plus tard, Catherine était admise à baiser l'anneau pastoral de l'évêque. Elle le fit en réprimant une grimace de dégoût parce que ledit anneau ornait des doigts boudinés et gras. Mais un sentiment de défi la poussait à entrer en relations avec Cauchon.

— Madame de Brazey, fit l'évêque avec onction, vous me voyez heureux de vous connaître. Nous apprécions beaucoup au Conseil votre mari qui est un très remarquable financier. Quant à vous, je n'ai pas encore eu l'honneur de vous rencontrer car je m'en souviendrais. Outre que je n'oublie jamais un visage, le vôtre est de ceux qui ne s'effacent pas de la mémoire d'un homme... même s'il est prêtre.

— Votre Révérence est trop bonne ! fit Catherine, jouant à merveille la confusion. Pourtant, elle m'a déjà vue. Il est vrai qu'il y a longtemps.

— Vraiment ? Vous m'étonnez !

Tout en parlant, tous deux avaient fait quelques pas et l'entourage du prélat, devinant qu'il souhaitait s'entretenir seul un instant avec la belle Catherine, s'était écarté, Alix de Vergy comme les autres. Catherine décida de profiter de cette demi-solitude. Cauchon reprenait :

— Messire votre Père était peut-être l'un des grands serviteurs du duc Jean, dont Dieu ait l'âme ? Il était mon bien cher ami ! J'aimerais que vous eussiez la grâce de me rappeler votre nom de jeune fille-Catherine secoua la tête avec un petit rire.

— Messire mon père n'était pas de l'entourage de Jean sans Peur, votre Révérence, et si je puis vous affirmer que vous l'avez connu, ce n'est certes pas dans les circonstances que vous imaginez. En fait, Monseigneur... vous l'avez fait pendre!

Cauchon eut un haut-le-corps.

— Pendre ? Un gentilhomme ? Madame... si pareille chose était arrivée par mon ordre, je m'en souviendrais !

Aussi n'était-il pas gentilhomme, poursuivit Catherine, tranquillement, mais avec, dans sa voix, une inquiétante douceur. Ce n'était qu'un simple bourgeois... un modeste orfèvre du Pont-au-Change à Paris..C'était il y a dix ans. Il se nommait Gaucher Legoix, un nom qui doit vous rappeler quelque chose. Vous et votre ami Caboche l'avez fait pendre parce que moi, pauvre innocente, j'avais caché un jeune homme dans notre cave... un autre innocent que l'on a massacré sous mes yeux.

Au nom de Caboche, deux plaques rouges s'étaient dessinées sur les joues grasses et pâles de l'évêque de Beauvais. Dans sa nouvelle dignité épiscopale, il n'aimait pas ce rappel à d'anciennes relations très peu flatteuses. Mais ses petits yeux jaunes s'attachèrent au visage de Catherine avec insistance.

— Voilà pourquoi votre visage me rappelait quelque chose. Vous êtes la petite Catherine, n'est- ce pas ? Je suis excusable de ne vous avoir point reconnue car vous avez beaucoup changé. Qui eût pu supposer...

— ... qu'une modeste fille d'artisan évoluerait à la Cour de Bourgogne ?

Ni votre Révérence, ni moi, certes. Pourtant, il en est ainsi. Le destin est une chose étrange, n'est-ce pas, Monseigneur ?

— Très étrange ! Vous me rappelez des choses que je voudrais oublier.

Vous voyez que je suis franc ? Je vais l'être encore davantage : je n'avais aucune animosité personnelle contre votre père. Je l'eusse peut-être sauvé, si la chose eût été possible. Mais elle ne l'était pas !

— Êtes-vous bien sûr d'avoir tout fait pour lui éviter la corde ? Vous aviez coutume, alors, de balayer ce qui vous gênait. Or, il vous gênait...

Cauchon ne broncha pas. Son lourd visage demeura impassible. Son regard était dur comme une pierre d'ambre pâle.

Il me gênait, en effet ! Le temps n'était pas aux demi-mesures. Après tout, peut-être avez-vous raison. Je n'ai pas cherché à le sauver parce que je n'en voyais pas l'utilité.

— Voilà qui est franc !

Ils étaient arrivés dans l'embrasure profonde d'une fenêtre. L'évêque posa sa main sur l'un des carreaux, suivant distraitement du doigt les méandres de plomb qui le sertissaient, le regard au loin.

— Acceptez que je vous pose une question ? Pourquoi avez-vous désiré me rencontrer ? Vous devez me haïr ?

— Je vous hais, en effet, répondit Catherine imperturbablement calme.

J'ai seulement voulu vous voir de près... et aussi vous dire que j'existais.

Enfin, je vous dois quelques remerciements car votre corde a épargné à mon père une fin aussi pénible mais infiniment plus longue...

— Laquelle ?

— Mourir de chagrin ! Il aimait trop son pays, son Roi et sa ville de Paris pour endurer d'un cœur paisible d'y voir régner l'Anglais.

Une flambée de colère fit briller momentanément le regard atone de Pierre Cauchon.

— L'Anglais y règne par droit de naissance et par héritage royal ! Il est notre très légitime souverain, né d'une fille de France et choisi par ses grands- parents, tandis que le bâtard de Bourges... n'est qu'un aventurier !

Le rire bref et insolent de Catherine lui coupa la parole.

A qui ferez-vous croire cela ? Pas à moi, en tout cas... et pas même à vous !

Votre Révérence n'ignore pas que le roi Charles VII ne l'aurait certes pas choisie pour être aumônier de France. L'Anglais est moins difficile... et pour cause ! Il n'a guère le choix ! Mais permettez-moi de vous faire remarquer que, pour un prêtre de Dieu, vous ne vous y entendez guère à distinguer celui qu'il a élu par droit de naissance pour régner sur la France.

— Henri VI, seul, est vrai Roi de France...

L'évêque semblait proche de l'apoplexie, mais

Catherine lui adressa son plus délicieux sourire.

— L'ennui, avec vous, Monseigneur, c'est que Votre Révérence aimerait sans doute mieux périr que reconnaître qu'elle s'est trompée ! Allons, souriez, Monseigneur ! On nous regarde... singulièrement le duc Philippe.

On a dû vous dire que nous sommes de grands amis.

Au prix d'un effort surhumain, Pierre Cauchon réussit à unifier son visage. Il sourit même, mais du bout des lèvres, et siffla entre ses dents serrées :

— Soyez sûre que je ne vous oublierai pas, Madame !

Catherine s'inclina légèrement puis murmura,

suave :

— J'en suis heureuse. Quant à moi, je n'ai jamais oublié votre Révérence.

C'est avec intérêt que je suivrai sa carrière.

Et, laissant là sa victime, Catherine s'en alla, lente et gracieuse, traînant derrière elle la vague verte et blanche de sa robe, pour retrouver Philippe qui, depuis un moment, suivait avec étonnement, de loin, son aparté avec l'aumônier de France. La voyant se diriger vers lui, il vint à sa rencontre et lui offrit la main. Nul ne s'avisa de le suivre. L'instinct des courtisans était trop sûr pour n'avoir pas compris que, désormais, Catherine de Brazey devait être l'objet de toutes les attentions et de tous les égards.

— Qu'aviez-vous donc de si important à dire à notre évêque de Beauvais

? demanda-t-il en souriant. Vous étiez graves, tous deux, comme prélats en concile. Discutiez-vous un point de saint Augustin ? J'ignorais même que vous le connussiez...

Nous discutions... un point d'histoire de France, Monseigneur ! Il y a fort longtemps que je connais Sa Révérence, dix ans à peu près. Nous nous sommes beaucoup rencontrés, jadis, à Paris. C'est ce temps-là que je lui rappelais...

S'interrompant, elle leva sur le duc son regard vide, brusquement humide de larmes et reprit, une colère contenue faisant vibrer sa voix :

— ... comment pouvez-vous employer... estimer un tel homme ? Un prêtre qui a pris des bains de sang pour se hisser à son trône épiscopal ?

Vous, le grand-duc d'Occident ?... C'est un misérable !

Philippe adorait qu'on lui donnât ce beau titre qui le flattait. Et l'émotion de Catherine le touchait au plus profond. Il se pencha vers elle afin d'être sûr de n'être entendu de personne :

— Je le sais, mon cœur ! Et si je l'emploie, c'est qu'il m'est utile. Mais de là à l'estimer, non ! Voyez- vous, lorsque l'on est prince souverain, il faut parfois se servir de toutes sortes d'instruments. Maintenant... souris-moi et viens ouvrir le bal ! Plus bas encore il ajouta : « Je t'aime plus que tout au monde ! »

Un pâle sourire revint dans les yeux et sur les lèvres de Catherine. Les musiciens, dans leur tribune, attaquaient une pavane. Elle se laissa entraîner par le duc au milieu du vaste cercle, à la fois admiratif et envieux, que formaient les assistants.

Le jour des funérailles de Marguerite de Bavière, Catherine crut mourir de froid et d'angoisse à la fois. La duchesse douairière s'était éteinte rapidement, le 23 janvier 1424, trois mois après le mariage de sa fille, dans les bras d'Ermengarde. Philippe, qui se trouvait alors à Montbard avec Arthur de Richemont, était revenu trop tard pour revoir sa mère vivante et, depuis, une sombre désolation s'était abattue à la fois sur le palais et sur la ville où la défunte laissait de grands et sincères regrets. Quelques jours plus tard, par un froid noir, la dépouille mortelle fut conduite à sa dernière demeure, sous les voûtes admirables de la Chartreuse de Champmol, aux portes de Dijon. Là reposaient déjà son époux, Jean sans Peur, son beau-père, Philippe le Hardi, et sa belle-fille, la douce Michelle de France.

Lorsque, tôt le matin, alors que le jour n'était pas encore levé, Perrine avait habillé sa maîtresse en vue de la longue journée de cérémonies, elle avait été effrayée par la pâleur de Catherine.

— Madame devrait rester ici, se faire excuser...

C'est impossible ! Dans une semblable occasion, il faut être à la mort pour se dispenser d'assis ter aux funérailles. Ce serait offenser le duc dans sa douleur, répondit Catherine.

— Même Madame... dans son état ?

Catherine avait souri tristement.

— Oui, Perrine. Même moi !

Deux personnes seulement, dans l'entourage de Catherine, savaient qu'elle était enceinte : sa petite servante et Abou-al-Khayr qui, le premier, avait diagnostiqué la raison profonde d'un brusque évanouissement de la jeune femme aux environs de Noël. Depuis, la santé de Catherine était très chancelante, malgré les efforts qu'elle faisait pour le cacher. Elle supportait très mal son état et de fréquentes nausées, depuis cette première perte de conscience, la torturaient. Elle ne pouvait plus endurer les odeurs de cuisine et, quand elle traversait le bourg, les relents des chaudières des tripiers la révulsaient. Mais elle luttait courageusement pour tenter de cacher la vérité, le plus longtemps possible, à son mari.

C'est que, depuis les fêtes du mariage, ses relations avec Garin s'étaient singulièrement détériorées. Le Grand Argentier ne se départissait plus, envers elle, d'une glaciale politesse en public et, dans le privé, du moins quand il était là, il ne lui adressait presque jamais la parole, sinon sur un ton blessant auquel Catherine ne comprenait rien. Évidemment, il savait, comme tout Dijon, la nature exacte de ses nouvelles relations avec le duc, mais qu'il songeât à s'en montrer offensé, voilà qui dépassait l'entendement de la jeune femme. N'avait-il pas tout fait, tout mis en œuvre pour qu'il en fût ainsi ?

Alors, pourquoi cette attitude méprisante que Catherine supportait mal ?

D'autant plus mal que, depuis un mois et demi, elle n'avait pratiquement pas revu Philippe, occupé aux soins de ses états et toujours par les chemins. La tendresse passionnée qu'il lui montrait, la vigilante protection qu'il étendait sur elle lui devenaient peu à peu indispensables. En outre, il avait éveillé son corps à l'amour et la jeune femme était bien obligée de s'avouer qu'elle avait vécu auprès de lui des heures de délire difficiles à oublier... difficiles à ne pas souhaiter voir renouveler !

Perrine achevait d'habiller Catherine aussi chaudement que possible.

Obligée, comme toute la Cour au deuil intégral, elle était vêtue de noir de la tête aux pieds, mais une fortune en zibeline réchauffait le velours épais de ses vêtements. Un lourd voile noir tombait de l'atour à bourrelets de fourrure qui la coiffait. De courtes bottes fourrées, dissimulées par la robe et la cape, et des gants de velours de même couleur complétaient cet équipement dont aucun bijou ne relevait l'austérité. En principe Catherine était bien protégée, mais il faisait si froid ! La jeune camériste, peu rassurée, avait hoché la tête en regardant par la fenêtre l'épaisse couche de neige qui couvrait les toits et se transformait peu à peu dans les rues, sous les pas des citadins, en boue glaciale ou en plaques dangereusement glissantes. Or, Catherine aurait à parcourir, à pied, un long trajet.

La messe solennelle, célébrée à la Sainte-Chapelle tendue de noir, avait été mortellement longue. Malgré la forêt de cierges disposés autour de l'autel et du catafalque, il y régnait un froid intense. Toutes les haleines fumaient.

Mais le pire avait été l'interminable cortège qui, au pas, avait serpenté à travers la ville. Catherine avait gravi là un vrai calvaire !

Sous le jour livide, on avait défilé entre les maisons drapées de noir, au son des trompettes funèbres tandis que toutes les cloches de la ville sonnaient un glas qui ne finissait pas. La seule tache de couleur, dans ce cortège nocturne, était le char funèbre que Philippe avait voulu tout semblable à celui de son père : six chevaux le traînaient et le corps embaumé de la duchesse défunte reposait sous un drap de brocart d'or barré d'une grande croix de velours rouge. Aux quatre coins du char flottaient des bouquets de bannières de soie bleue brodée d'or. Soixante porteurs de torches et une véritable armée de moines, pleurant et psalmodiant, l'entouraient. Philippe venait derrière, tête nue malgré le gel, très pâle et les yeux fixes. Toute la Cour, puis toute la ville avec les bannières des corporations suivaient.

L'aspect du duc avait achevé de glacer le cœur de Catherine. Il avait l'air d'un automate. Brusquement, sous l'empire du chagrin, Philippe était redevenu pour elle le souverain inquiétant... à qui, cependant, il allait falloir demander une difficile grâce, et le plus vite possible ! La veille au soir, Colette, la vieille camériste de Marie de Champdivers, était venue trouver Catherine, en toute hâte, et lui avait appris la terrible nouvelle : quelques heures plus tôt, Odette et frère Étienne avaient été arrêtés au couvent des Cordeliers tandis qu'un ordre d'exil immédiat frappait les parents de la jeune femme. Seule, Colette était restée en arrière pour avertir Catherine en qui Marie voyait son unique et dernier recours.

Le cas était grave. Le duc de Savoie avait obtenu une nouvelle trêve entre les princes ennemis. Or, sur l'instigation d'Odette, un turbulent chef de routiers que l'on appelait le bâtard de La Baume avait rompu cette trêve en attaquant un village de Bourgogne. Pris et peu soucieux de laisser sa peau dans si mince affaire, le bâtard avait tout confessé. La riposte n'avait pas tardé : Odette, Étienne Chariot et un marchand de Genève qui était leur complice avaient été jetés en prison où la torture, puis la mort les attendaient.

Catherine ne parvenait pas à comprendre ce qui avait pu pousser Odette à une telle folie. On disait même que le complot ambitionnait jusqu'à l'assassinat du duc Philippe ! Était-ce l'annexion de sa ville ou bien la hâte de voir triompher plus tôt la cause du roi Charles VII à qui Dieu avait accordé un fils le 3 juillet 1423'? De toute façon, Catherine se refusait à laisser son amie sous pareille menace, dût-elle y risquer sa propre vie.

La Chartreuse de Champmol s'élevait hors des murs de la ville, entre la route de l'ouest et le cours de l'Ouche. Encore neuve, elle avait été bâtie par le grand-père de Philippe, le duc Philippe le Hardi, sur les plans de l'architecte Drouet de Dammartin. Bien souvent, Catherine avait entendu vanter les merveilles de ce couvent, l'une des plus grandes réussites de l'époque, mais n'avait encore jamais eu l'occasion d'y entrer. Seuls les hommes pouvaient pénétrer chez les Chartreux et les femmes n'étaient admises à la chapelle qu'en des occasions comme celle-ci. Cette chapelle avait remplacé celle de Cîteaux en tant que sépulture des ducs de Bourgogne.

Quand on eut traversé la porte d'Ouche, la saussaie aux arbres noircis et tordus par le gel, le grand enclos des Pères chartreux et le jardin, il faisait presque nuit et Catherine ne se soutenait plus qu'à grand-peine.

Continuellement, elle puisait dans les pilules ou bien respirait le flacon de vulnéraire que lui avait remis Abou-al-Khayr. Car, malgré ses lourds vêtements, un froid mortel se glissait en elle. La fumée des torches la faisait tousser. En franchissant le seuil de la chapelle, elle buta, faillit tomber. La main d'Ermengarde la retint juste à temps sous l'effigie de pierre de Philippe le Hardi qui priait orgueilleusement au fronton de la chapelle, en face de son épouse. Catherine lui adressa un regard reconnaissant. Elle n'avait pas osé appeler son amie à son secours. Comme Philippe lui-même, Ermengarde paraissait un fantastique fantôme noir aux yeux figés.

I. Le futur Louis XI.

La mort de sa duchesse avait cruellement frappé la Grande Maîtresse. Sous ses voiles noirs, elle était une autre femme... Mais sa main demeurait chaude et vigoureuse. Catherine en tira un regain de courage. Elle en avait grand besoin.

Elle ne vit à peu près rien de la chapelle, merveille de l'imagier flamand Claus Sluter, ni les vitraux en grisaille armoriée, ni, dans le chœur, le joyau de pierre qu'était le tombeau de Philippe le Hardi, ni les anges autour de l'autel, portant des candélabres et les instruments de la passion, ni, à la pointe de l'abside, l'archange d'or qui tenait déployée la bannière ducale.

Elle ne voyait que Philippe, son visage immobile qui ne la regardait pas, ses yeux gris qui ne cillaient pas. Autour d'elle, il n'y avait plus que des visages de pierre, des statues noires qui se mirent à tourbillonner... Planant au-dessus, les voix profondes des moines invisibles se mirent à psalmodier un chant funèbre, œuvre de Jacques Vide, un jeune valet de chambre de Philippe. Les paroles s'enflèrent dans les oreilles bourdonnantes de Catherine avec un bruit d'orage et de menace.

« Nunc dimittis servum tuum, Domine, secundum verbum tuum in pace.

Quia viderunt oculi mei salutare tuum... » « Maintenant, Seigneur, vous pouvez, selon votre parole, laisser votre serviteur s'en aller en paix, car mes yeux ont vu votre salut... »

Catherine sentit, à cet instant précis, qu'elle aussi s'en allait... Elle chancela. Le bras d'Ermengarde vivement passé autour de sa taille l'empêcha de choir au milieu de la cérémonie et la maintint fermement.

— Petite sotte ! lui chuchota-t-elle avec une rude affection. Vous ne pouviez pas le dire ?

— Quoi ? balbutia Catherine défaillante.

Que vous attendiez un enfant ! C'est inscrit en toute lettre sur votre figure.

Et moi qui ne voyais rien !... Courage, c'est bientôt fini, je ne vous lâche pas.

Ermengarde avait subitement retrouvé toute son humanité et Catherine pensa que, sans elle, elle fût morte sur place... En effet, la cérémonie s'achevait. Le duc Philippe, qui s'était tenu tout ce temps dans la chapelle privée de la famille du côté de l'Evangile, remettait la dépouille de sa mère au prieur de l'abbaye. Bientôt, Marguerite de Bavière s'en irait rejoindre son époux, sous la dalle de marbre noir qui marquait leur tombeau provisoire...

Mais, une seconde, Catherine avait senti son regard sur elle... un regard inquiet et tendre qui l'avait rassérénée. Son malaise se dissipait. La force d'Ermengarde paraissait s'insinuer en elle. Sa poitrine était moins oppressée... Pourquoi fallut-il qu'à cet instant, elle croisât l'œil de Garin. La haine y brûlait et lui communiqua un long frisson. Le visage contracté de l'Argentier était celui d'un fou. Catherine aurait juré l'entendre grincer des dents... Heureusement, cette impression de terreur fut très fugitive...

Quelques secondes plus tard, toujours soutenue par Ermengarde, elle se retrouvait à l'air libre. La nuit était complète et sibérienne mais du moins la jeune femme était-elle débarrassée des odeurs de cire brûlante et des lourdes volutes d'encens stagnant dans la chapelle.

— Cela va mieux ? demanda Ermengarde.

Elle la remercia d'un sourire confiant.

— Bien mieux ! Comment vous remercier ? Sans vous, je me couvrais de ridicule.

— Bah ! laissez donc ! Mais vous auriez dû me dire ce qu'il en était. Est-ce que... le duc sait ?

— Pas encore !

Toutes deux avaient fait quelques pas vers les bâtiments conventuels déployés au sud et à l'ouest de la chapelle. Des torches brûlaient en se tordant dans leurs griffes de fer devant le logis du prieur, mais tout le reste de l'immense monastère était noir et silencieux.

— Il fait sinistre ici ! fit Ermengarde avec un frisson. Partons !... Je me félicite d'avoir ordonné à mes gens de venir me prendre avec une litière.

Refaire tout ce chemin dans la neige est au-dessus de mes forces. Voulez-vous que je prévienne votre mari que je vous emmène ?

— C'est inutile ! répondit Catherine en hochant la tête. Mes faits et gestes n'intéressent pas mon époux.

— C'est qu'il est stupide ou sans cœur ! Mais il y a longtemps que j'ai renoncé à comprendre quelque chose à messire Garin ! Venez, ma chère !

Les deux femmes, en distribuant force saluts, avaient atteint le grand portail ouvert de l'abbaye. Elles allaient monter dans le lourd véhicule quand un page s'approcha d'elles. Il tenait un papier à la main et le tendit à Catherine :

— De la part de Monseigneur ! chuchota-t-il.

La jeune femme reconnut le petit Jean de Lannoy. L'adolescent lui sourit, salua profondément et s'éloigna pour rejoindre les équipages de son maître.

Les deux femmes montèrent en voiture et s'ensevelirent dans les coussins.

Ermengarde glissa un chaude-doux sous les pieds de son amie qui, déjà, dépliait le petit billet et le lisait à la lumière incertaine d'une chandelle plantée dans un anneau doré contre la paroi de la litière. Les rideaux de cuir protégeaient bien de l'aigre bise du dehors. Catherine, glacée jusqu'aux os, claqua des dents encore quelques instants. Mais le billet de Philippe l'enchanta.

«Je t'en supplie, écrivait le duc, viens! Viens ce soir!... J'ai un terrible besoin de te voir et je ne reste que trois jours. Pardonne-moi de te presser.

Je t'aime trop, vois-tu ! Lannoy t'attendra jusqu'à minuit à la porte du jardin... »

Ce n'était pas signé mais Catherine n'avait aucun besoin "de signature.

Elle froissa le papier en boule dans sa main et le fourra dans son aumônière.

Tout à coup, elle respirait mieux. Le poids d'angoisse qui l'étreignait depuis la veille s'allégeait. Une lueur d'espoir lui venait de sauver bientôt son amie.

Quand elle songeait à la frêle et délicate Odette, jetée au fond d'un cachot par ce froid, chargée de chaînes, pleurant de peur et de désespoir, elle s'affolait. Mais, grâce au ciel, cette nuit même, elle pourrait implorer la pitié de Philippe, arracher la liberté de son amie ! Les nausées qui l'avaient torturée toute la journée, la sensation de glace infiltrée dans ses veines, tout cela s'estompa en songeant à cette perspective. Et puis, cette nuit, il y aurait Philippe... l'amour de Philippe, ses mains douces, ses mots tendres !

Aussi Catherine était-elle presque gaie quand la litière d'Ermengarde la déposa rue de la Parcheminerie.

Le jeune Lannoy était bien à son poste quand Catherine frappa trois coups à la petite porte prise dans le haut mur du pourpris ducal. Le crève-feu était sonné depuis longtemps, mais la nuit était moins froide que ne l'avait été le jour, grâce à une abondante chute de neige tombée après complies. Depuis son séjour à Marsannay, Catherine avait pris l'habitude de ces promenades nocturnes, qui non seulement ne l'effrayaient pas, mais l'amusaient, un peu comme une partie d'école buissonnière. Elle ne craignait rien du danger sournois des ruelles, des soldats ivres ou des coupe-bourses de Jacquot-de-

la- Mer. Une fois pour toutes, Abou-al-Khayr avait mis à sa disposition ses deux esclaves nubiens dont la gigantesque présence et les visages, plus noirs que la nuit elle-même, mettaient en fuite les téméraires qui eussent tenté de s'attaquer à une femme ainsi escortée. Bien nourris, chaudement vêtus, les deux noirs muets valaient à eux seuls toute une troupe armée. Catherine le savait et pouvait ainsi se rendre, libre de toute crainte, aux rendez-vous de Philippe. C'était de beaucoup la solution la plus pratique.

Jean de Lannoy sautait d'un pied sur l'autre dans la neige du jardin en se battant les flancs de ses bras pour se réchauffer. Il ouvrit avec enthousiasme à la visiteuse.

— C'est gentil à vous d'être venue si vite, dame Catherine ! chuchota-t-il malicieusement. Il fait un froid de loup...

— C'est pour toi que je me suis hâtée. J'ai craint que tu ne prennes froid...

— Autrement dit, Monseigneur me doit des remerciements, conclut le page en riant. D'autant plus qu'il vous attend avec impatience.

— Comment est-il ?

Lannoy eut une grimace qui signifiait « ni bien, ni mal », et prit la main de Catherine pour la guider à travers le jardin. La neige était si épaisse qu'il fallait bien connaître les lieux pour ne pas tomber dans les massifs. Sous la voûte du palais, la jeune femme confia au page, comme d'habitude, Omar et Ali, ses gardes du corps, et s'élança dans le petit escalier en spirale, pris dans une tourelle aveugle, qui menait droit chez le duc. Des chandelles de cire parfumée éclairaient ce colimaçon tapissé de velours. Quelques instants plus tard, Catherine tombait dans les bras de Philippe. Il l'étreignit avec passion, sans prononcer une parole, couvrant de baisers fous son visage froid. Au bout d'un long moment, il la lâcha, rabattit le capuchon de fourrure sur les épaules de la jeune femme, puis reprit son visage entre ses deux mains pour l'embrasser encore.

— Comme tu es belle ! chuchota-t-il d'une voix étranglée par l'émotion...

et comme tu m'as manqué ! Quarante-cinq jours sans toi, sans ton sourire, sans tes lèvres. Mon amour... quelle éternité !

— Puisque je suis là, dit Catherine souriante en lui rendant son baiser, il faut oublier tout cela.

— Tu oublies si vite les mauvaises heures ? Pas moi... Et, malgré l'envie violente que j'avais de te retrouver, j'ai hésité, tantôt, à t'imposer cette sortie nocturne. Tu étais si pâle à la chapelle ! J'ai bien vu que tu avais failli te trouver mal...

— Le froid ! Toi aussi, tu étais pâle...

Il l'était encore. Contre elle, Catherine sentait trembler le grand corps maigre. Elle ne voulait pas lui annoncer tout de suite l'enfant à naître parce qu'il n'eût peut-être pas osé la toucher. Et elle sentait qu'il avait besoin d'elle, impérieusement. Un besoin physique... Sa figure était creusée par les larmes récentes. Sur le corps de sa mère, il avait répandu un torrent de pleurs qui l'avaient épuisé. Mais son air malheureux ne le rendait que plus cher à Catherine. Elle n'était pas encore parvenue à démêler le sentiment bizarre qui la liait à Philippe. L'aimait-elle ? Si l'amour était cette torture mentale, cette faim douloureuse qu'elle éprouvait chaque fois qu'elle évoquait le visage d'Arnaud, alors non, elle n'aimait pas Philippe. Mais s'il était seulement tendresse, douceur, puissant attrait physique, peut-être Philippe avait-il réellement pris un peu de son cœur.

Il l'avait soulevée de terre, après l'avoir débarrassée de son ample manteau et l'emportait vers le grand lit sur lequel il l'assit. Puis, il s'agenouilla devant elle pour la déchausser, il ôta doucement les petites bottes de cuir noir, les bas de soie fine qui montaient jusqu'aux genoux. Un moment, il garda entre ses mains les minces pieds nus, posant un baiser sur chacun des ongles roses.

— Tu as froid, fit-il tendrement, je vais aviver le feu.

Trois troncs d'arbres empilés flambaient dans la cheminée, mais pour que les flammes fussent plus hautes et plus ardentes, le duc alla lui-même chercher une brassée de branchages dans un débarras voisin et les empila sur les rondins. Le feu bondit... Philippe revint alors à Catherine et commença à la dévêtir. Il apportait toujours un soin et une délicatesse extrêmes à lui ôter ses vêtements. Ses gestes, doux et caressants, étaient tout pleins d'une dévotieuse adoration. C'était une espèce de rituel lent, un peu solennel, auquel tous deux se complaisaient parce qu'il exaspérait le désir et rendait plus violente la tempête des sens qui suivait. Philippe ne se prosternait que pour mieux dominer ensuite...

Lorsque, longtemps après, Catherine s'éveilla de la délicieuse torpeur où s'était noyé son corps, sa joue reposait sur la poitrine de Philippe. Mais lui ne dormait pas. Légèrement redressé sur un coude, il jouait avec la masse soyeuse des cheveux de sa maîtresse étalés sur la soie blanche des oreillers comme une nappe d'or pur dans laquelle jouaient les flammes. Voyant qu'elle avait les yeux ouverts, il lui sourit avec ce charme que prenait, dans le sourire, son long visage hautain, un peu sévère.

— Pourquoi est-ce que je t'aime autant ? Tu mets du feu liquide dans mes veines comme aucune autre ne l'a jamais fait. Dis-moi ton secret ? Es-tu sorcière ?

— Je suis seulement moi, fit Catherine en riant.

Mais Philippe était redevenu grave. Pensivement,

il la considérait avec une espèce de respect.

C'est vrai. Cela dit tout. Tu es toi... un être d'exception, moitié femme, moitié déesse... une entité rare et précieuse pour la conquête de laquelle des armées pourraient s'affronter. Il y a eu, jadis, une femme comme cela.

Pendant dix ans deux peuples se sont entr'égorgés parce qu'elle avait abandonné l'un pour l'autre. Une grande capitale a brûlé, des hommes ont péri par milliers pour que l'époux délaissé retrouvât son bien. Elle s'appelait Hélène... Elle était blonde, comme toi, moins que toi sans doute... Quelle autre femme, même notre mère Eve, a jamais eu plus belle chevelure que la tienne... ma Toison d'Or !

— Quel joli nom ! s'écria Catherine. Qu'est-ce que cela veut dire ?

Philippe la reprenait dans ses bras, la ramenait contre lui et la faisait taire d'un baiser.

— C'est encore une histoire de l'Antiquité. Je te la raconterai un autre jour...

— Pourquoi pas maintenant ?

— Devine..., fit-il en riant.

Le craquement des bûches reprit pleinement possession de la chambre tandis que Philippe et Catherine oubliaient une nouvelle fois le monde extérieur.

Quand elle lui apprit qu'elle attendait un enfant, il resta d'abord muet de surprise puis manifesta aussitôt une joie exubérante, la remerciant comme d'un rare présent.

— Tu m'enlèves tout remords ! s'écria-t-il. J'étais honteux de t'avoir appelée ici le soir même où ma mère... mais cette vie que tu m'annonces absout la faute. Un enfant... un fils, n'est-ce pas ?

— Je ferai ce que je pourrai, fit Catherine en riant. Tu es heureux ?

— Tu le demandes ?

Il sautait du lit et allait remplir, sur un dressoir, deux coupes d'or, dont il tendit l'une à Catherine.

— Du vin de Malvoisie ! Buvons à notre enfant !

Il leva sa coupe, la vida d'un trait puis se recoucha pour regarder Catherine boire son vin à petits coups.

— Tu as l'air d'une chatte devant un bol de crème, fit-il en se penchant pour recueillir, des lèvres, une goutte de vin qui roulait sur la gorge nue de Catherine. Maintenant, dis-moi comment je peux te rendre un peu de la joie que tu m'as donnée.

Il l'avait installée à nouveau contre sa poitrine. Près de son oreille, Catherine entendait battre le cœur de son amant. Mais ce fut le sien, à elle, qui battit un peu plus vite. Le moment était venu... elle se reprochait déjà d'avoir trop tardé. Dans les délices de cette nuit d'amour, elle avait failli oublier la détresse d'Odette. Collant sa tête plus étroitement contre Philippe, elle murmura :

— J'ai... j'ai quelque chose à te demander.

— Dis vite, c'est accordé d'avance.

Elle se redressa, posa sa main sur la bouche du duc, hochant tristement la tête.

— Ne promets pas trop vite ! Tu n'aimeras sans doute pas ce que je vais te dire. Il se peut... que tu te fâches.

Elle attendit l'effet de ses paroles et son inquiétude grandit en voyant que Philippe se mettait à rire.

— II n'y a pas de quoi rire, je t'assure, fit-elle, offusquée vaguement.

— Oh si ! car je pourrais te dire moi-même ce que tu vas me demander.

Gageons... tiens, un baiser !... que je sais ce que tu veux !

— C'est impossible !

— Mais non ! Il suffit seulement de te bien connaître. Tu as toujours dans ta manche une grâce « impossible » à me demander... même quand tu n'as pas de manches. Crois-tu que j'ignore ton amitié pour cette sotte d'Odette de Champdivers ? Ma police est mieux faite que cela, belle dame.

— Alors ? fit Catherine, la gorge soudain serrée.

Qu'est-ce que le duc de Bourgogne va faire des conspirateurs ?

— Le duc de Bourgogne n'en fera rien du tout, pour ne pas faire pleurer les beaux yeux que voilà. La fille, le moine et le trafiquant iront se faire pendre ailleurs. On les libérera... mais je ne peux faire moins que les expulser. Ton Odette devra quitter la Bourgogne. Elle ira en Savoie où on la casera quelque part. Le moine retournera à son mont Beuvray avec interdiction de franchir nos frontières et le marchand regagnera Genève. Tu es contente ?

— Oh ! s'écria Catherine débordante de reconnaissance, les yeux brillants comme des étoiles. Oh oui !

— Alors, je te rappelle que tu me dois un gage. J'ai deviné juste. Paie, maintenant !

Catherine paya avec enthousiasme et tant d'ardeur que Philippe fut bientôt comblé.

Matines devaient être chantées depuis longtemps au couvent Saint-Etienne, voisin du palais, quand Catherine, ses muets sur les talons, regagna sa demeure. La nuit était d'un noir d'encre et le froid cinglait son visage sous le capuchon baissé, mais la joie qu'elle emportait lui tenait chaud. Elle savait que, dans la matinée, Odette serait libérée, qu'elle pourrait la garder chez elle vingt-quatre heures puis la remettre à l'escorte chargée de la mener aux frontières de Bourgogne. L'exil n'aurait rien d'affreux car la jeune femme se promettait de bien munir son amie et le moine de manière à ce qu'ils ne manquassent de rien...

Elle était très fatiguée. Une journée de cérémonies écrasantes ajoutée à une nuit de plaisir, il y avait là de quoi abattre quelqu'un de plus solide. Mais, en se hâtant vers sa maison chaude, Catherine songeait avec plaisir à son lit douillet, bien clos, à la douceur de ses draps. Elle se sentait extraordinairement bien, malgré son état... détendue comme cela ne lui était pas arrivé depuis la Noël. Elle était sûre de dormir comme un ange.

Rentrée dans sa chambre, elle se hâta de se dévêtir et de se glisser dans le lit que Perrine, réveillée en sursaut, s'était précipitée pour lui bassiner pendant qu'elle se déshabillait. Tout était tranquille dans la maison. On n'entendait aucun bruit.

— Ne me laisse pas dormir trop longtemps demain matin, recommanda Catherine à la jeune fille. Il faut que j'aille à la prison vers le milieu de la matinée pour y chercher dame Odette. Et je suis si lasse que je pourrais dormir jusqu'au soir.

Perrine promit, se retira sur une révérence. Catherine, bien protégée derrière ses rideaux de soie, ne tarda pas à tomber dans un profond sommeil.

Elle fut tirée de sa bienheureuse inconscience par un fait étrange et brutal.

Des mains s'étaient saisies d'elle, l'empoignaient aux épaules et aux cuisses, la soulevaient dans les airs, l'emportaient. Ses yeux gros de sommeil devinèrent, dans une pénombre grisâtre, qui était peut-être le tout petit jour, des formes sombres et confuses qui s'agitaient. Sa chambre, qu'elle avait peine à reconnaître, semblait pleine de fantômes. Ces ombres ne faisaient pas le moindre bruit et ce silence ajoutait à l'impression de cauchemar.

Comme pour sortir d'un rêve, Catherine voulut crier. Mais, si sa voix s'arrêta sur ses lèvres, ce ne fut pas à cause de l'étrange impuissance née d'un songe pénible, mais bien parce qu'une main s'était abattue sur sa bouche. Elle comprit, alors, qu'elle ne rêvait pas, qu'on l'enlevait bel et bien. Mais qui ?

Toutes ces ombres portaient des masques... D'autres mains, sans douceur, la roulaient dans une couver ture qu'on rabattit sur sa tête. Une obscurité totale, étouffante, engloutit la jeune femme terrorisée.

Elle perçut un vague chuchotement puis on l'emporta. En pensée, elle suivait le chemin parcouru, la galerie, l'escalier... marche à marche. Les deux hommes qui la portaient, sans précautions, la secouaient comme un panier. Elle ne pouvait crier car on l'avait bâillonnée... Une brusque bouffée d'air glacial lui apprit qu'elle était dans la cour. Tout cela n'était que trop réel et pourtant la sensation de rêve absurde demeurait. Comment pouvait-on l'enlever dans cette maison pleine de monde ? Il y avait Perrine, Garin, Abou et ses muets... Il y avait Tiercelin... et cependant on l'emportait comme un sac sans qu'aucune voix se fît entendre...

On la jeta dans quelque chose qui devait être une litière car cela se mit à bouger. Catherine se débattait avec une énergie si farouche que, malgré les liens serrés autour de la couverture, elle parvint à dégager un bras.

— Faites vite, chuchota une voix étouffée...

Catherine prit pour elle le conseil, redoubla d'énergie, découvrit sa tête à demi. Elle était dans une charrette bâchée et pleine de paille. Le jour se levait... Elle put voir un coin de la rue, très peu. Un homme occupait tout son champ de vision... et cet homme était Landry Pigasse. Un ultime effort et elle put libérer sa bouche, hurla :

— À moi... Landry !

Le cri s'étrangla dans sa gorge, étrangement faible. Ses ravisseurs avaient dû s'apercevoir qu'elle s'était quelque peu libérée. Un coup violent s'abattit sur sa tête et Catherine s'effondra dans la paille, sans connaissance cette fois.

Elle ne sut pas que la charrette franchissait la porte d'Ouche et s'engageait sur la route de l'ouest.

Une sensation de froid réveilla Catherine en même temps qu'une violente douleur à la tête. Étroitement ligotée, elle était incapable de bouger mais du moins son visage était-il découvert. Cela ne l'avançait pas beaucoup car le bâillon avait été replacé sur sa bouche et, profondément enfoncée dans la paille qui garnissait la charrette, elle ne voyait rien que le ciel et les deux hommes assis près d'elle. Mais sa tête était à peu près à la hauteur de leurs pieds.

Jamais, encore, elle ne les avait vus. Avec leurs houppelandes en peau de mouton, leurs chapeaux de feutre enfoncés sur les yeux, leurs mains rouges aux doigts carrés appuyées sur leurs gros genoux, ils avaient l'air de paysans... et semblaient totalement insensibles. Ils se laissaient aller au roulement de la charrette et, quand Catherine gémit pour attirer leur attention, ne tournèrent même pas les yeux vers elle. Si leur respiration n'avait fait fumer leur haleine, on aurait pu les prendre pour des statues de bois. Mais bientôt, Catherine se désintéressa d'eux car elle se sentait de plus en plus mal. Les cahots de la carriole se répercutaient douloureusement dans tout son corps. Ses mains et ses pieds étaient glacés et son estomac vide se tordait, aux prises avec d'atroces nausées. Le bâillon l'étouffait. Les cordes qui la liaient étaient serrées si fort qu'elles meurtrissaient sa chair malgré l'épaisseur de la couverture...

Tout près de là, une voix cria :

— Au galop !... Plus vite, Rustaud ! Fouette tes chevaux !

La voix n'était pas reconnaissable et, d'ailleurs, Catherine ne chercha pas à l'identifier. Elle plongea brutalement dans un univers de souffrances qui laissa bientôt en arrière ses précédents malaises. La mauvaise charrette se mit à bondir dans les ornières profondes de la route, secouant sans miséricorde le corps douloureux de la malheureuse Catherine à peine protégée des planches par un peu de paille. Des flèches de feu parcouraient son ventre, son dos, ses reins. Elle rebondissait comme un sac de sable à chaque cahot. De grosses larmes qu'elle ne pouvait plus retenir roulaient sur ses joues. Ses deux gardiens contemplaient maintenant son supplice avec une joie bestiale et répondaient par de gros rires à chacune de ses plaintes...

Torturée, écartelée, elle souhaita être morte... Que signifiait tout cela, cette épouvantable aventure ? À qui devait-elle ce traitement barbare ?

Mais l'excès même de sa souffrance finit par venir à son secours. Comme le chariot passait à toute allure sur une pierre et retombait avec une violence qui envoya la tête de Catherine sonner contre un montant de bois, la malheureuse poussa un cri et s'évanouit à nouveau...

En revenant à elle, Catherine se crut au fond d'une cave. Elle était encore couchée sur de la paille, mais dans un lieu obscur dont elle distinguait mal les détails. Une haute voûte de pierre se perdait dans l'ombre, loin au-dessus d'elle. En tournant la tête pour voir ce qui l'entourait, quelque chose de froid et de dur la gêna et fit un bruit métallique. Portant les mains à son cou, elle sentit un collier de fer et aussi que ce collier était attaché à une chaîne assez longue pour permettre une certaine liberté de mouvements, mais rivée dans le mur. Avec un cri d'horreur, Catherine se redressa, assise sur la paille, et se mit à tirer instinctivement des deux mains sur la chaîne, dans un effort dérisoire pour l'arracher de la muraille. Un éclat de rire salua cette misérable tentative.

— Elle est solide et bien attachée. Vous ne risquez ni de l'ôter, ni de lui échapper, fit une voix froide. Comment trouvez-vous votre nouveau palais ?

Catherine se leva d'un bond malgré les douleurs de son corps meurtri. La chaîne retomba le long de ses jambes. Avec stupeur, elle reconnut Garin debout devant elle.

— Vous ? C'est vous qui m'avez enlevée, amenée ici ? Mais où sommes-nous ?

— Vous n'avez nul besoin de le savoir. Qu'il vous suffise d'apprendre que, dans ce lieu, personne ne viendra vous délivrer, ni n'entendra vos cris s'il vous prend fantaisie de crier. Ce donjon est haut, solide et convenablement isolé...

Tandis qu'il parlait, le regard de Catherine faisait le tour de la vaste pièce ronde qui devait tenir toute la superficie du donjon. Une étroite fenêtre en ogive, encore réduite par deux barreaux en croix, l'éclairait seule. Il n'y avait aucun mobilier, excepté un escabeau posé auprès d'une grande cheminée dans laquelle l'un des hommes en veste de mouton était occupé à allumer un maigre feu. Rien que la litière de paille sur laquelle Catherine s'était retrouvée ! De sa prison, car c'en était bien une, Catherine passa à l'examen de sa propre personne. Elle était vêtue d'une chemise de toile, d'une robe de bure brune grossière, d'une paire de bas de laine et de sabots de bois !

— Qu'est-ce que tout cela veut dire ? demanda-t-elle avec une intense surprise. Pourquoi m'avez- vous conduite ici ?

— Pour vous punir !

Garin se mit à parler et, à mesure que les paroles sortaient de sa bouche, son visage se crispait, se tordait sous l'empire d'une haine folle.

— Vous m'avez ridiculisé, couvert de honte... vous et votre amant ! Je me doutais, à voir votre visage, vos yeux cernés, que vous étiez pleine comme une chienne, mais votre malaise d'hier m'a éclairé tout à fait. Vous êtes enceinte de votre amant, n'est-ce pas ?

— De qui voulez-vous que ce soit ? lança Catherine avec surprise. Pas de vous, en tout cas ! Et je trouve étrange que vous preniez ombrage de l'état actuel des choses. C'est bien ce que vous vouliez pourtant : me jeter dans les bras du duc ? M'y voici. Je porte son enfant...

Son ton était glacial et sentait le défi. Frissonnante dans sa grossière robe, Catherine s'approcha de la cheminée. La chaîne la suivit avec un bruit sinistre. L'homme qui soufflait sur le feu s'écarta pour la regarder avec un mauvais sourire.

— Qui est celui-là ? demanda-t-elle.

Ce fut Garin qui répondit.

— Il s'appelle Fagot... et il m'est tout dévoué. C'est lui qui va s'occuper de vous. Evidemment, ce n'est pas un seigneur. Votre délicatesse trouvera qu'il est moins parfumé que le duc mais, pour ce que je veux faire, il sera parfait...

Catherine ne reconnaissait pas Garin. Son œil unique était fixe et ses mains tremblaient. Sa voix avait un débit haché, montant parfois à un aigu insolite. La peur se glissa dans les veines de la jeune femme, balayant sa colère. Elle voulut pourtant donner encore le change.

— Que voulez-vous donc au juste ? demanda-t-elle en tournant le dos à Fagot.

Garin se pencha vers elle, grinçant des dents...

— Vous faire perdre cet enfant que vous portez parce que je ne veux pas, moi, donner mon nom à un bâtard. Je pensais que la petite promenade jusqu'ici aurait suffi pour une fausse couche. Mais j'oubliais que vous êtes solide comme une truande. Il se peut que nous n'arrivions pas à vous débarrasser avant le temps. Alors il ne me restera plus qu'à attendre la naissance... et à supprimer le gêneur quand il paraîtra. En attendant, vous resterez ici avec Fagot. Et, croyez-moi, il saura bien rabattre votre caquet.

En fait... je lui ai donné tout pouvoir sur vous...

Des tics nerveux tiraillaient les traits de l'Argentier, leur conférant une apparence démoniaque. Le rictus de ses lèvres minces, le pincement de ses narines, sa voix qui atteignait le fausset firent comprendre à la jeune femme terrifiée qu'elle se trouvait en présence d'un autre homme. Garin était fou...

ou peu s'en fallait ! Il n'y avait qu'un fou pour concevoir ce plan diabolique : la remettre aux mains d'une brute pour tenter de lui faire perdre son fruit.

Tuer l'enfant si besoin était ?... Elle voulut, cependant, essayer de le raisonner.

— Revenez à vous, Garin ! Vous délirez ! Avez- vous songé aux conséquences de votre acte ? Croyez- vous que personne ne s'inquiétera de moi, ne me cherchera. Le duc...

— Le duc part demain pour Paris et vous le savez aussi bien que moi. Je saurai parler de votre santé chancelante... et ensuite de votre accident...

— Croyez-vous donc à mon silence, une fois délivrée ?

Je crois surtout que, lorsque vous aurez passé quelques mois entre les mains de Fagot, le duc n'aura plus envie de vous... car vous n'aurez plus rien de commun avec ce que vous étiez. Et il n'aime que la beauté. Il vous oubliera vite, croyez moi...

L'affolement s'emparait de Catherine. S'il était fou, du moins avait-il tout prévu. Elle tenta une ultime chance.

— Et ceux qui vivent autour de moi ?... Les miens, mes amis ? Ils me chercheront...

— Pas si je fais courir le bruit que Philippe de Bourgogne vous a secrètement emmenée avec lui. Qui donc s'en étonnera après les trop visibles marques d'amour dont il vous a comblée ?...

La terre se dérobait sous les jambes de Catherine. Elle crut sentir le monde vaciller autour d'elle, un abîme s'ouvrir devant ses yeux. Des larmes de colère impuissante montèrent à ses yeux. Mais elle se refusait encore à croire Garin totalement insensible. Instinctivement, elle joignit les mains.

— Pourquoi me traitez-vous ainsi ? Que vous ai-je fait ? Souvenez-vous : c'est vous... et vous seul qui m'avez dédaignée quand je m'offrais à vous.

Nous aurions pu être heureux mais vous avez refusé. Il vous fallait me jeter dans les bras de Philippe... et maintenant, vous m'en punissez ? Pourquoi...

mais pourquoi ? Me haïssez-vous donc ?

Les deux mains de Garin se refermèrent autour des minces poignets. Il se mit à secouer férocement la jeune femme :

— Je vous hais... oh oui, je vous hais ! Depuis que j'ai été forcé de vous épouser, j'ai souffert mille morts à cause de vous... Et maintenant il me faudrait endurer de vous voir étaler devant moi sous mon toit votre ventre insolent ? Il me faudrait servir de père à un bâtard ? Non... cent fois, mille fois non. J'ai dû obéir, j'ai dû vous épouser ! Mais j'ai préjugé de mes forces.

Le reste, je ne peux pas l'accepter...

— Alors laissez-moi aller chez ma mère... À Marsannay ?

D'une brutale secousse, il la jeta à terre. Elle tomba rudement sur les genoux, tirant sur la chaîne qui meurtrit son cou et gémit :

— Ayez pitié...

— Non... Personne n'a eu pitié de moi... Vous expierez... ici... ensuite vous pourrez aller vous cacher dans un couvent... quand vous serez laide.

Alors c'est moi qui rirai... Je n'aurai plus votre insolente beauté sous les yeux... votre corps impudique dont vous n'avez pas craint de faire étalage jusque dans mon lit... Laide ! Hideuse !... voilà ce que vous serez quand Fagot en aura fini avec vous...

Écroulée à terre, protégeant instinctivement sa tête de ses bras, Catherine, à bout de nerfs, sanglotait maintenant sans retenue. Tout son corps lui faisait mal et le désespoir l'envahissait.

— Vous n'êtes pas un homme... vous êtes un malade... un dément, hoquetait-elle. Quel homme digne de ce nom agirait comme vous ?

Seul, un grognement lui répondit. Levant alors vivement la tête, elle vit que Garin était parti. Elle était seule avec Fagot. C'était lui qui avait poussé ce grognement. Debout devant le feu qu'il avait enfin réussi à allumer, il la regardait de ses petits yeux noirs qui avaient l'air de deux clous dans sa figure flasque et couperosée. Un rire idiot le secouait tout entier. Il se dandinait d'un pied sur l'autre, à la manière d'un ours, les bras pendants de chaque côté de son gros corps. Une vague de peur, écœurante comme une nausée, serra Catherine au ventre. Elle se releva, recula sans quitter des yeux l'homme qui avançait. Jamais, de toute sa vie, elle n'avait éprouvé pareille terreur, frayeur aussi abjecte ! La conscience de sa faiblesse, de son impuissance en face de cet homme qui n'avait d'humain que la forme extérieure... et encore ! Cette chaîne de fer qui l'attachait à la muraille... trop courte pour lui permettre d'atteindre la fenêtre... Dans un réflexe enfantin d'effroi,, elle se tapit contre le mur, se protégeant de ses bras. Fagot marchait sur elle, un peu penché en avant, les mains ouvertes, comme s'il se disposait à l'étrangler. Catherine crut sa dernière heure venue. L'homme était son assassin et les discours de Garin avaient pour seul but de prolonger son angoisse.

Mais, quand les grosses pattes de Fagot s'abattirent sur elle, Catherine comprit que ce n'était pas à sa vie qu'il en voulait. Il la renversa dans la paille où il la maintint d'une main, tandis que, de l'autre, il essayait de relever sa robe... Une effroyable odeur de sueur, de graisse rance et de vin aigre emplit les narines de la jeune femme qu'une nausée faillit bien vider de toute sa force. Mais l'instinct du danger imminent la galvanisa. Un hurlement lui échappa.

— Garin ! Au sec...

Le cri s'étrangla dans sa gorge. Garin, s'il était encore là, ne pourrait que se réjouir de sa frayeur. Il savait parfaitement ce qu'il faisait en abandonnant la jeune femme au pouvoir de cette brute. Catherine serra les dents pour mieux rassembler son énergie. La paume rugueuse de Fagot qui palpait ses cuisses la soulevait d'horreur. Elle se battit alors, farouchement, sans un cri, luttant contre le poids qui l'écrasait avec l'acharnement d'une bête prise au piège. Surpris par la vigueur qu'elle déployait, l'homme voulut appuyer sa main sur son visage pour mieux la plaquer au sol. Elle le mordit si sauvagement qu'il beugla de douleur, se rejeta en arrière. Sentant le poids s'envoler, Catherine se releva d'un bond, réunit dans sa main une longue boucle de chaîne. Cela formait une sorte de matraque qui pouvait être redoutable.

— Si tu approches, siffla-t-elle entre ses dents serrées, je t'assomme !

L'autre recula, effrayé par la lueur de folie meurtrière qu'il avait vue dans le regard de sa prisonnière. Il se retrancha vers la porte, hors d'atteinte de Catherine, et parut hésiter. Puis il haussa les épaules, ricana :

— Mauvaise !... Pas manger ! Pas manger tant que Fagot aura pas eu son plaisir...

Puis il sortit en suçant sa main blessée où coulait un filet de sang.

Catherine entendit grincer de pesants verrous. Un pas descendit lourdement l'escalier et la captive se laissa retomber sur sa litière de paille, brusquement vidée de toute la force nerveuse qui l'avait soutenue pendant l'affreuse lutte.

Elle enfouit sa tête dans ses mains et se mit à sangloter spasmodiquement.

Garin l'avait bel et bien condamnée à la plus affreuse des morts en la remettant à cette brute bestiale. Si elle ne lui cédait pas, il la laisserait mourir de faim... Déjà son estomac vide la torturait. Le maigre feu allumé tout à l'heure par Fagot n'avait plus que quelques tisons auprès desquels la malheureuse alla s'accroupir, tendant ses mains gelées. Il faisait nuit maintenant et la fenêtre n'était plus qu'une vague découpure plus claire dans l'obscurité profonde de la tour. Quand les dernières braises s'éteindraient, Catherine serait livrée aux ténèbres, au froid, à la peur aussi de voir revenir l'abominable geôlier choisi par Garin...

Toute la nuit, elle la passa recroquevillée sur elle- même, les yeux écarquillés dans le noir, l'oreille au guet, n'osant dormir. Elle avait ramené la paille de sa litière autour d'elle pour essayer d'avoir moins froid. Mais quand le jour se leva, Catherine n'en était pas moins transie.

Les trois jours qui suivirent furent, pour la prisonnière, un épouvantable calvaire. Affaiblie par le manque de nourriture, glacée jusqu'aux os car les quelques brindilles allumées chaque jour par Fagot ne donnaient guère de chaleur, elle devait encore lutter contre les assauts de son gardien. Son estomac rétréci, brûlé par les crampes, lui faisait endurer une intolérable torture que n'apaisait guère l'eau saumâtre et glacée que lui servait Fagot pour tout réconfort... Elle se risqua, cependant, à dormir, quand elle eut constaté que les verrous de sa porte faisaient un épouvantable vacarme quand on les tirait ou qu'on les repoussait. Elle n'avait pas à craindre, de la sorte, une attaque sournoise... mais, quand la brute se jetait sur elle, la défense lui était de plus en plus cruelle, de plus en plus douloureuse... Ses bras, ses mains n'avaient plus de forces. Elle devait à sa solide constitution, à sa magnifique santé, de tenir encore et de trouver au fond de son être les forces désespérées qu'il lui fallait pour se défendre. Mais la faim creusait en elle son sinistre sillon, abolissant sa volonté, abattant son courage... Le temps n'était plus loin où, pour subsister, pour apaiser ses souffrances, elle accepterait n'importe quoi... même Fagot !

Au matin du quatrième jour, Catherine n'avait plus même la force de lever le bras. Quand Fagot entra dans sa prison, elle resta couchée dans la paille, inerte, incapable d'un geste. Un vague sentiment de fatalité l'avait envahie.

Toutes ses réserves d'énergie étaient usées. Des éclairs rouges passaient devant ses yeux quand elle fermait les paupières et, quand elle les ouvrait, des papillons noirs dansaient sur sa vision des choses... Elle se rendit vaguement compte que Fagot s'agenouillait auprès d'elle... Quand il posa la main sur son ventre pour voir si elle réagirait, une sorte de désespoir glissa en elle, mais sans provoquer l'impossible réaction. Au contraire, peu à peu, le détachement venait. Plus rien n'avait d'intérêt... Bientôt, elle serait morte.

Ce serait pour demain... ou pour le jour suivant, à moins que ce ne soit pour la nuit à venir... Qu'importait, après tout, ce que le misérable ferait de son corps. Peu à peu, à force de souffrir, il s'engourdissait. Un seul point, douloureux avec acuité, demeurait sensible : son cou que le cercle de fer écorchait et brûlait... Mais, pour essayer d'oublier, de retomber dans la bienheureuse torpeur qui, de plus en plus souvent, s'emparait d'elle, Catherine ferma les yeux. Elle sentit vaguement que Fagot ouvrait sa robe, arrachant les lacets du corsage dans son impatience, qu'il déchirait sa chemise. Le froid glissa sur sa peau nue que parcouraient les mains brutales du gardien. Il grognait comme un porc, tout contre elle...

Catherine eut un vague geste de défense pour se protéger contre l'ultime profanation, mais elle avait l'impression de se mouvoir dans des masses de coton. Un poids intolérable l'écrasa... mais, soudainement, il se passa quelque chose. Fagot se releva brusquement, abandonnant Catherine grelottante sur son grabat. Comme à travers une brume, elle vit Garin debout devant son tas de paille, un fouet à la main... C'était le fouet qu'il avait fait claquer sur les épaules de Fagot pour l'arracher à la jeune femme.

Maintenant, il s'accroupissait auprès d'elle, posait la main sur son sein gauche. Les oreilles de Catherine bourdonnaient mais elle comprit parfaitement ce qu'il disait :

— Elle est aux trois quarts morte ? Que lui as-tu fait?

La réponse de l'idiot lui parvint aussi :

— Pas mangé... Voulait pas être gentille avec Fagot...

— Tu ne lui as pas donné à manger depuis quatre jours ? Triple imbécile

! Je t'ai dit de la dresser, d'en faire ce que tu voulais. Mais pas de la tuer !

Dans deux ou trois jours elle sera morte... Va me chercher de la soupe, et tout de suite...

Garin se penchait vers elle, recouvrait son corps amaigri en étendant dessus la chemise, puis la robe. Ses mains étaient douces et Catherine sentit un vague espoir lui revenir. Avait-il un peu de regret de ce qu'il avait fait ?

Elle se sentait encore capable de pardonner s'il l'arrachait à son enfer.

Quelques minutes plus tard, Fagot revenait, portant une écuelle de bois où fumait quelque chose. Garin souleva Catherine pour la faire boire.

— Doucement... Buvez d'abord un peu de bouillon.

Avec avidité, la malheureuse trempa ses lèvres sèches dans le bouillon chaud. Une gorgée, deux gorgées... La vie, peu à peu, coulait en elle, réveillant les sensations de son corps douloureux. Quand il n'y eut plus une goutte de bouillon dans l'écuelle, Catherine se sentit mieux et poussa un profond soupir. Elle ouvrait la bouche pour remercier Garin d'avoir eu pitié d'elle, mais, la voyant mieux, il ricana.

— Si vous pouviez vous voir ! Certes, aucun prince, que dis-je ? aucun homme ne ferait ses délices de vous. Vos cheveux sont ternes, sales, votre peau est grise... et vous êtes prête à n'importe quoi pour manger... comme une bête affamée ! Ma parole, je regrette d'avoir empêché Fagot de vous prendre. Vous êtes juste à point pour lui...

Avec la vie, la colère revint dans l'âme de Catherine. Elle n'ouvrit même pas les yeux, se contenta de murmurer :

— Allez-vous-en ! Vous êtes un misérable... Je vous hais !

— J'espère bien, s'écria Garin avec cette bizarre voix de fausset qui lui venait si naturellement depuis quelque temps. Mon seul regret c'est que votre amant ne puisse vous voir dans l'état où vous êtes ! Certes, il aurait du mal à vous reconnaître. Où est l'éblouissante dame de Brazey ? La fée au diamant noir ? Il n'y a ici qu'une génisse maigre à la panse pleine... Un bien doux spectacle pour moi ! Je pourrai dormir, maintenant, sans être hanté par votre éclat...

Il continua pendant un moment à l'insulter, mais Catherine ne l'écoutait pas.

Qu'il s'en aille, qu'il la laisse mourir, c'était tout ce qu'elle demandait. Elle gardait les yeux fermés, regrettant de ne pouvoir fermer aussi les oreilles.

Garin finit par se lasser... Au bout d'un moment, le silence se fit. La porte claqua, puis les verrous... Il n'y eut plus rien qu'un vague crépitement.

Catherine ouvrit les yeux. Elle était seule... Garin et Fagot avaient disparu.

Dans la cheminée une brassée de bois brûlait et auprès de la paillasse de la jeune femme une assiette avait été posée contenant quelques légumes et un morceau de viande sur lesquels elle se jeta, oubliant tout orgueil, mue par l'unique instinct de conservation... Affamée, elle trouva encore le courage de s'obliger à ne pas manger trop vite, mâchant de son mieux chaque bouchée.

L'eau glaciale de son bol de terre habituel lui parut délicieuse sur ce mince repas. Sa faim n'était pas encore apaisée, et de loin, mais elle se sentait moins faible, put se redresser, remettre sa chemise et sa robe et même se traîner jusqu'à la cheminée où elle s'étendit sur la pierre de l'âtre. Les flammes pénétraient chaque fibre de son corps d'une bienfaisante chaleur.

Hélas, cela ne durerait guère car il n'y avait pas de grosses bûches dans le tas de branchages qu'avait enflammé le gardien. N'importe ! La revigorante ardeur du feu s'insinuait dans les membres glacés et douloureux de la jeune femme. La cheminée était un havre de salut, un coin de paradis... Pour achever.de se trouver moins mal, Catherine déchira le bas de sa chemise, enroula autour du collier de fer la bande de grosse toile. Le tissu râpait mais, du moins, ne blessait-il pas comme le cercle tout juste martelé. Elle se recoucha avec un soupir de soulagement, replia son bras sous sa tête et s'apprêta à dormir. Elle aurait bien aimé profiter encore un peu de ce beau feu qui serait éteint quand elle s'éveillerait, mais elle se sentait lasse. Le sommeil fermait ses paupières irrésistiblement...

Elle les rouvrit presque aussitôt. Une toux violente se faisait entendre au-dessus de sa tête. Quelque chose de lourd tomba dans les flammes, faisant jaillir une gerbe d'étincelles. Catherine se rejeta en arrière pour ne pas être atteinte, écrasant sa bouche prête à crier sous sa main. C'était un homme qui venait de tomber dans le feu et se hâtait d'en sortir en jurant abominablement.

Dans l'ombre de la tour qu'envahissait le crépuscule, Catherine vit une silhouette vigoureuse qui s'administrait des claques un peu partout pour éteindre les brindilles enflammées accrochées à ses vêtements.

— C'était le seul moyen, grogna le nouveau venu. Mais, tête-Dieu ! Quel sale chemin !

Croyant à un nouveau rêve, né de sa fièvre, Catherine n'osait rien dire, mais la forme sombre revenait vers le feu, se penchait sur la jeune femme tapie contre l'un des piliers de l'âtre. Elle reconnut aussitôt, malgré la couche de suie, la figure goguenarde couronnée de cheveux noirs bien raides.

— Landry ! fit-elle faiblement. C'est bien toi ? Ou bien est-ce que je rêve encore ?

— C'est bien moi, fit gaiement le jeune homme.

Mais j'en ai eu du mal à te retrouver ! L'espèce de piqué que tu as pour mari avait bien calculé son coup !

Malgré ces affirmations, Catherine ne pouvait croire à la réalité de ce qu'elle voyait et entendait :

— Je ne peux pas croire que ce soit vraiment toi, balbutia-t-elle. Landry ne veut pas me reconnaître. Landry a oublié Catherine.

Il s'assit près d'elle et entoura de son bras les épaules frissonnantes.

— Landry n'avait rien à faire avec la femme de Garin de Brazey... avec la maîtresse du tout-puissant Duc. Mais tu es une victime, tu es malheureuse, tu as besoin de moi. Tu es redevenue Catherine...

La jeune femme sourit et laissa sa tête reposer sur l'épaule de son ami. Ce secours, cette amitié tombés littéralement du ciel, étaient tellement inattendus.

— Comment m'as-tu retrouvée ? Et où suis-je ?

Au château de Mâlain que Garin a dû se faire prêter par l'abbé de Saint-Seine. Comment je t'ai retrouvée, c'est une autre histoire. Un matin où je rentrais au logis après une nuit de ripaille au cabaret, j'ai vu une charrette sortir de l'hôtel de Brazey. J'ai entendu une femme crier dans cette charrette... un seul cri. Mais j'étais ivre encore et j'étais à pied... J'ai laissé courir. Une fois dégrisé, cette histoire m'a trotté dans la tête. Je suis allé chez toi, j'ai demandé à te parler. J'ai vu seulement une petite servante, une nommée Perrine, qui pleurait comme une fontaine. Elle m'a dit que tu étais partie, au petit matin, sans même la réveiller. Que tu devais suivre le duc à Paris... mais elle n'avait pas l'air d'y croire beaucoup à cause de tes robes qui étaient toutes là. Je n'ai pas pu l'interroger plus longuement, parce que le Garin revenait. Mais tout ça ne me paraissait pas clair. J'ai surveillé ton mari, un jour, deux jours et la suite. Finalement, ce matin, je l'ai vu partir à cheval et je l'ai suivi de loin. Nous sommes arrivés jusqu'ici et quelque chose m'a dit que j'avais trouvé ce que je cherchais. Dans le village, au bas de cette butte, on n'a pas très bonne opinion du château. On m'a dit, à l'auberge, qu'on y avait entendu des cris, des plaintes... une voix de femme.

Les bonnes gens croient aux fantômes. Ils n'ont pas cherché beaucoup plus loin. La nuit, ils s'enfermaient chez eux en faisant le signe de croix, voilà tout... J'ai cherché comment entrer ici. La bâtisse est en ruine, facile à escalader. J'ai vu, dans la cour intérieure, le cheval de Garin à l'attache, j'ai vu aussi sortir une espèce d'ours qui est allé dans une cabane chercher une écuelle de soupe. Personne ne s'occupait de moi. J'ai pu escalader le donjon en toute tranquillité... J'ai vu la cheminée et me voilà. Il faut dire que j'ai toujours une corde à la selle de mon cheval. Tu sais tout. Maintenant, viens, je t'emmène...

Il se levait d'un bond, tendait la main pour l'aider à se relever. Mais elle secoua tristement la tête.

— Je ne peux pas, Landry... je suis trop faible. L'écuelle de soupe était pour moi. Mon gardien ne m'avait rien donné à manger depuis quatre jours pour m'obliger à lui céder. Et puis... regarde : Garin a pris toutes ses précautions.

Elle montrait la chaîne que les plis de sa robe brune avaient dissimulée jusque-là à la vue de Landry. Le jeune homme resta court, changea de couleur. S'agenouillant, il toucha avec une sorte d'horreur craintive la chaîne et le collier.

— Le misérable ! T'avoir livrée à ce sanglier, pauvrette ! Il a osé t'enchaîner, t'affamer, t'exposer aux assauts d'un cochon !

— Tu vois bien que je ne peux pas te suivre.

— Voire !

Attentivement, le jeune homme examinait le collier, la chaîne. Celle-ci était épaisse. La limer représenterait un gros travail. Mais le collier portait une serrure.

— Où est la clef ? demanda Landry.

— Je ne sais pas. C'est peut-être Fagot qui l'a.

— Fagot ? Le gros bonhomme que j'ai vu ?

— Sans doute... mais je ne suis pas sûre qu'il la possède. Son intelligence ne va pas loin et je crains bien que cette maudite clef ne soit quelque part dans une poche de Garin.

Le visage de Landry se rembrunit. Il avait songé que la meilleure manière de délivrer Catherine était de tuer le geôlier, de lui prendre la clef et de sortir tranquillement par la porte. Mais, tout compte fait, il était peu probable qu'il l'eût. Quant à emmener Catherine, comme il l'avait tout d'abord projeté dans l'ignorance de son état, c'est-à-dire par la cheminée, il n'y fallait pas compter.

Affaiblie comme elle l'était, la jeune femme ne pourrait jamais fournir l'effort nécessaire pour qu'il pût l'aider à se hisser dans le conduit de fumée...

sans parler de la descente le long du mur du donjon, ni du franchissement de l'enceinte écroulée. Tout ce qui, pour ses muscles entraînés de chevaucheur professionnel, n'était qu'un jeu un peu difficile devenait pour la prisonnière autant d'obstacles infranchissables... Quelques minutes de réflexion persuadèrent Landry qu'il fallait remettre au lendemain son projet.

— Ecoute, fit-il... je vais être obligé de repartir par où je suis venu te laissant là. Je pourrais tuer ton geôlier, mais cela ne servirait à rien, car je n'ai aucun outil me permettant de te délivrer de cette chaîne. Tu dois rester encore ici jusqu'à demain soir. Je reviendrai avec des limes pour, au moins, couper le collier, et je pourrai te préparer une retraite dans la campagne...

— J'aurai tous les courages, promit Catherine,

puisque je sais que tu es là, que tu veilles sur moi. Tu as raison, Garin pourrait revenir, il n'est peut- être pas loin et nous ignorons si d'autres hommes ne veillent pas en bas. Dans la charrette, ils étaient deux hommes.

L'un était Fagot, l'autre lui ressemblait... Je peux rester une journée de plus.

Le plus dur, c'est le froid...

Elle claquait des dents. Le feu était éteint et la nuit de février était loin d'être clémente. Le reflet pâle qui venait de la fenêtre disait assez qu'il devait y avoir de la neige au-dehors.