142540.fb2 Catherine Il suffit dun Amour Tome 2 - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

Catherine Il suffit dun Amour Tome 2 - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

— Attends, fit Landry.

Vivement, il déboucla sa ceinture, ôta la veste de cuir épais qu'il portait sur son pourpoint, la jeta, toute chaude encore, sur les épaules tremblantes de Catherine qui s'y blottit avec délices.

— Avec ça, tu auras moins froid ! Il te suffira de la cacher dans la paille quand tu entendras entrer ton geôlier.

— Mais toi... tu vas geler ?

Le sourire de Landry rendit d'un seul coup à Catherine le bon compagnon d'autrefois, celui qui n'était jamais à court d'inventions et avec qui il faisait si bon courir les rues de Paris !

— Moi, je suis en parfait état, je ne suis pas une pauvre petite fille affamée, gelée...

— ... et enceinte, compléta Catherine.

Le mot pétrifia Landry. Catherine ne pouvait le voir dans cette obscurité qui les enveloppait tous deux, mais à son souffle plus court, elle sentit ce qui se passait en lui.

— De qui ? demanda-t-il la voix brève.

— De qui veux-tu que ce soit ? De Philippe, bien sûr !... Garin n'est qu'un mari postiche. Il ne m'a jamais touchée.

Le soupir que poussa Landry fit un bruit de soufflet de forge.

— J'aime mieux ça ! Et je commence à comprendre. C'est parce que tu attends cet enfant, n'est- ce pas, qu'il t'a conduite ici ? Son orgueil n'a pas pu en supporter davantage ? Alors, raison de plus pour t'arracher à lui. Demain, à la nuit tombée, je reviendrai avec ce qu'il faut pour te délivrer. La seule chose que je te demande, c'est d'éteindre ton feu, si ton gardien t'en allume un. J'ai cru étouffer dans la fumée en descendant.

— Entendu. A la tombée du jour j'éteindrai le feu.

— Parfait. Maintenant, prends ça... Au moins, tu auras quelque chose pour te défendre.

Catherine sentit qu'il lui glissait dans la main quelque chose de froid... une dague. Se souvenant que c'était la seule arme de Landry, elle voulut refuser.

— Mais toi ? Si tu rencontres Fagot ?

Le rire de Landry était décidément très réconfortant.

— J'ai mes poings... et je ne peux supporter l'idée de te savoir sans défense aux mains de cette brute. Va te coucher, maintenant. Je repars. Dors le plus que tu pourras pour être aussi forte que possible. D'ailleurs, je t'apporterai quelque chose à manger...

Catherine sentit les mains de Landry tâtonner sur ses épaules. Elles s'y appuyèrent un instant. Un baiser se posa sur son front.

— Courage ! souffla Landry... À demain !

Elle l'entendit marcher vers la cheminée, piétiner les brindilles craquantes et jurer sourdement tandis qu'il cherchait le bout de la corde qu'il avait laissée pendre dans le conduit de fumée. Ensuite, il y eut l'espèce de gémissement qu'il poussa dans son effort pour s'enlever à la force des poignets, la chute molle de la suie arrachée par son passage, puis plus rien... Une fois encore Catherine se retrouvait livrée à la nuit, au froid... à la solitude. Elle se pelotonna de son mieux dans l'épaisse casaque du jeune homme ramenant la paille tout autour d'elle, et voulut essayer de dormir. Mais le lourd sommeil qui l'avait envahie au moment de l'arrivée de son ami paraissait enfui bien loin. Catherine ne pouvait même pas clore les paupières. L'espoir, en revenant à elle, avait causé en même temps un invincible énervement. Les heures qui la séparaient du retour de Landry lui semblaient monstrueusement longues... une éternité de minutes, de secondes. Et, chose encore plus étrange, la peur revint du même coup.

L'imagination en mouvement de Catherine se mit à trotter comme une folle. La somme de périls courus par le jeune homme lui parut énorme et son cerveau surchauffé s'en exagéra la gravité. Il pouvait tomber dans sa périlleuse descente, rencontrer l'énorme Fagot, d'autres hommes peut-être...

Toute sa vie à elle, tout son espoir étaient suspendus à cette unique existence d'un homme jeune et courageux, mais qui pouvait trouver plus fort que lui.

Si Landry périssait, soit en sortant, soit en revenant le lendemain, nul ne saurait ce qu'il était advenu d'elle. Catherine serait livrée, sans défense, à l'abominable Fagot, aux caprices sadiques de Garin sans que personne d'autre pût venir à son secours...

Comme pour augmenter ses angoisses, un long hurlement éclata au-dehors dans les profondeurs de la nuit et la prisonnière retint un cri de terreur...

Il lui fallut un moment pour se rendre compte qu'il s'agissait seulement de l'appel d'un loup et non pas d'un râle d'agonie. Et les battements affolés de son cœur ne se calmèrent qu'après de longues minutes. En se serrant peureusement contre la muraille, elle sentit sous sa main le poignard que Landry lui avait laissé, s'en empara et le glissa dans son corsage. Le froid de la gaine de cuir lui fit du bien. Cette arme, c'était une présence rassurante...

c'était surtout, s'il arrivait malheur à Landry, le moyen d'en finir une bonne fois avec la souffrance, la peur, la faim... L'idée d'avoir maintenant une porte de sortie, désespérée mais définitive, raffermit son courage. Ses muscles douloureux et crispés se détendirent, un peu de chaleur revint à ses doigts glacés. La main sur son corsage, comme pour mieux protéger la dague salvatrice, elle s'étendit en arrangeant le collier de fer de la manière la moins gênante et ferma les yeux. Un sommeil léger, nerveux s'empara d'elle, coupé de sursauts et de brefs cauchemars.

Un rai de lumière sous la porte et le grincement des verrous précautionneusement tirés l'arrachèrent brusquement à ce mauvais sommeil et la jetèrent contre le mur, hagarde, le cœur fou et la sueur à l'échiné. La nuit était toujours aussi noire et Catherine n'avait aucun moyen de savoir à quel point de son cours elle en était. La jeune femme ne devinait que trop ce qui allait suivre. Les précautions mêmes prises par Fagot pour entrer chez elle disaient assez qu'il espérait la trouver endormie... Le grincement continuait, léger, léger... Si Catherine n'avait dormi d'un sommeil aussi inquiet, elle eût pu ne rien entendre.

La porte s'entrebâilla peu à peu. La repoussante figure de Fagot se glissa dans la fente, à contrejour. Il avait dû accrocher quelque part au-dehors la torche dont les flammes dansantes dessinaient des ombres fantastiques sur la porte... Une fois entré, il repoussa le battant derrière lui. La nuit devint opaque mais Catherine, terrifiée, pouvait entendre le souffle court de la brute. Elle chercha fébrilement dans son sein la dague de Landry, la tira de sa gaine et la tint serrée dans sa main. L'odeur affreuse de Fagot emplit ses narines au moment où les grosses mains moites s'abattaient sur elle avec une effrayante décision.

L'une la saisit à la gorge, l'autre cherchait à se glisser autour de sa taille...

Prise de panique, le cœur soulevé de dégoût, Catherine cessa de raisonner.

Son bras s'éleva, s'abattit... Fagot poussa un hurlement de douleur et la lâcha.

— Va-t'en..., souffla Catherine entre ses dents, va-t'en ou je te tue si tu oses encore me toucher...

Sans doute la douleur avait-elle déclenché la crainte dans le cerveau épais du geôlier, car il se mit à gémir comme un animal, à petits halètements courts... Mais il s'éloignait. La porte se rouvrit, Catherine le vit s'enfuir en tenant sa main sur son épaule... Ses plaintes lui parvinrent encore quelque temps et elle constata que, dans son affolement, il n'avait pas refermé la porte complètement, car les verrous n'avaient pas fait de bruit... L'alerte passée, Catherine décida d'attendre le jour. Elle avait eu trop peur pour pouvoir encore dormir.

L'aube grisâtre vint après un temps qui lui parut interminable. Elle poussa un soupir de soulagement en voyant l'ogive de la fenêtre devenir de plus en plus claire. Enfin, le jour revenait et chassait les terreurs de la nuit !

Catherine reprit confiance. Si tout allait bien, la nuit qui se terminait serait la dernière vécue par elle dans cette prison... Elle se sentait affreusement lasse et malade. A nouveau la faim la torturait mais l'espoir qui soulève les montagnes la soutenait. Elle savait qu'il la soutiendrait ainsi jusqu'au soir mais que, si Landry manquait au rendez-vous, la déception serait si cruelle qu'elle entraînerait avec elle tout ce qui restait en Catherine du goût de vivre.

Cette nuit, elle serait libre, ou elle serait morte...

La journée se traîna, d'autant plus longue que Fagot, peureux ou assoiffé de vengeance, oublia une fois de plus de porter à manger à la prisonnière.

Catherine dut se contenter d'un peu d'eau et songea avec tristesse qu'elle n'aurait aucun mal à éteindre le feu dans la cheminée. Le froid semblait plus vif que la veille, mais la casaque de cuir de Landry la protégeait assez bien contre ses morsures. Quand le bref jour encore hivernal commença à décroître, Catherine se sentit devenir fébrile. Dans combien de temps Landry viendrait-il ? Attendrait-il que la nuit fût bien installée, qu'il n'y eût plus à craindre d'être vu de qui que ce soit dans la campagne ? Catherine ne pouvait répondre à cette question, mais elle penchait pour une arrivée tardive.

Landry, sans doute, voudrait mettre toutes les chances de son côté. De même que, le matin, elle avait regardé avec joie s'éclairer sa fenêtre, elle la regarda se dissoudre dans l'ombre sans pouvoir se défendre d'une vague appréhension. La nuit n'avait pas perdu pour la prisonnière son pouvoir maléfique de ramener l'angoisse...

Un bruit de pas dans l'escalier du donjon la fit sursauter. Quelqu'un montait... deux personnes au moins, car elle pouvait distinguer deux voix dont l'une était celle, à peine distincte, de Fagot. Catherine n'en pouvait plus d'avoir peur et, à la crainte de ce qui s'approchait d'elle à cet instant se joignait une atroce déception. C'était peut-être Garin qui revenait... qui avait trouvé un autre moyen de la torturer... Qui pouvait savoir quelle nouvelle invention aurait germé dans ce cerveau malade ? S'il avait décidé tout à coup de la changer de prison, de l'enfoncer dans quelque cachot souterrain sans air et sans lumière où nul, pas même Landry, ne pourrait plus l'atteindre ? Le cœur de Catherine lui faisait mal à force de cogner dans sa poitrine. Quand la porte s'ouvrit, elle faillit crier.

Deux hommes entrèrent dont l'un portait une torche et l'autre une corde.

Les yeux agrandis de terreur, Catherine reconnut Fagot dans l'homme à la torche. L'autre n'était pas Garin, mais le deuxième complice de son enlèvement, celui qu'elle avait vu dans la charrette auprès de Fagot. Il lui ressemblait, d'ailleurs, curieusement. Mais il était peut-être encore plus repoussant, car ce qui chez le geôlier n'était qu'hébétude, visible abrutissement, revêtait chez l'autre tous les aspects d'une méchanceté sans mesure. Certes, celui-là n'avait pas l'air d'un idiot, mais la lueur qui brillait dans ses petits yeux annonçait une astuce dangereuse.

Goguenard, balançant sa corde d'une main, il s'approcha de Catherine, se courba vers elle.

— Voilà la mignonne ! Alors, on fait la méchante ? On ne veut pas essayer de distraire un peu le pauvre Fagot, un si brave garçon ?...

Fagot, qui se tenait à distance respectueuse, la torche haute, désigna la jeune femme avec rancune.

— Couteau !... dit-il seulement.

Catherine vit qu'en effet un pansement entourait son épaule gauche. Mais elle n'en eut aucun remords, regrettant seulement de n'avoir pas frappé plus fort.

— Un couteau, hein ? fit le nouveau venu avec une ignoble douceur... eh bien, on va le lui prendre !

Avant que Catherine ait pu deviner son geste, il avait empoigné la chaîne reliée au collier de fer et la tirait vers lui brutalement. Catherine crut que sa tête sautait. Elle hurla de douleur mais cela ne parut pas impressionner le misérable qui n'en tira que plus fort pour jeter la jeune femme hors de sa couche de paille. Elle roula à terre et, dans sa chute, la dague qu'elle tenait à la main lui échappa.

Ramasse, Fagot ! fit l'autre. Voilà le couteau en question ! Tu n'as plus rien à craindre. Bon sang ! Quel dommage que j'aie dû te laisser seul avec cette coquine ! Messire Garin devait pourtant bien savoir que, sans ton petit frère, tu ne valais pas cher. Mais maintenant, il est là, le bon Pochard... et on va bien voir qui c'est qui va faire la loi ici. Et d'abord, s'agirait de savoir comment cette mignonne s'est procuré son joli petit couteau... et aussi cette belle casaque de cuir. Ce n'est pas venu tout seul ici, tout ça... et quelque chose me dit qu'elle va nous le raconter bien gentiment. Pas, ma belle ?

Et une nouvelle fois, il donna une secousse au collier de fer, étranglant à demi la malheureuse Catherine.

— Tu vois, ricana le misérable, comme elle est déjà douce et gentille ?

On va s'entendre très bien nous deux. Mais d'abord, Fagot, allume-nous du feu, ça pourra toujours servir... ne serait-ce qu'à lui mettre les pieds dedans si elle ne veut pas parler. Et puis, il fait vraiment un peu frais ici, pour moi tout au moins parce que Madame est un peu rouge. Elle doit avoir chaud.

En effet, le sang à la tête, Catherine étouffait à demi car Pochard la tenait soulevée par le collier de fer. Brutalement, il la laissa retomber à terre, mais ce fut pour s'emparer de ses deux mains qu'il ligota derrière son dos.

— Comme ça, commenta-t-il goguenard, on ne craindra pas ses griffes !

Maintenant, on va la faire respirer un peu. Viens çà, Fagot, et laisse ton feu un moment, ça peut attendre. Puisqu'elle te plaît tellement, cette donzelle, je vais te faire plaisir. Je vais te la tenir pendant que tu en useras à ton gré. Et si elle est aussi gironde que tu le dis, je passerai après toi si ça me chante.

Attends... je vais te la dépouiller.

Il commençait à déchirer la misérable robe de Catherine quand un râle d'agonie le fit sursauter et ranima Catherine effondrée. Comme Fagot allait sortir de la cheminée, Landry était tombé sur son dos et, sans autre forme de procès, lui avait planté une dague entre les deux épaules. L'idiot s'affala dans les cendres, face contre terre, crachant un flot de sang...

Landry enjamba le corps d'un bond souple après avoir arraché son arme de la blessure. Maintenant, penché en avant, bras écartés, ses yeux noirs brillants de haine dans son visage barbouillé de suie, il faisait face à Pochard.

— À nous deux, crapule !... siffla-t-il entre ses dents. Je te jure que tu ne sortiras pas vivant d'ici.

— Voire ! ricana Pochard en tirant un long couteau de sa ceinture. On va être deux, à ce jeu-là, mon joli ramoneur. Et j'ai d'autant plus envie d'avoir ta peau que j'aimais beaucoup mon petit frère...

Catherine, oubliée par lui, se hâta de se traîner dans son coin pour dégager ses mains. Heureusement Pochard n'avait pas beaucoup serré la corde. Elle était si faible et si endolorie qu'elle ne savait plus si elle devait remercier le ciel d'avoir envoyé Landry à temps ou trembler pour lui. Il était jeune, souple et sans doute entraîné aux armes comme tous les hommes de la Grande Ecurie, mais Pochard avait la tête en plus que lui et une force dangereuse se dégageait de toute sa massive personne. Landry, pourtant, ne paraissait pas inquiet. A la lumière de la torche que Fagot avait plantée dans un anneau de fer du mur, Catherine put voir briller ses dents au milieu de sa figure noire ; il souriait... Les deux hommes s'observaient, tournant sur place en une bizarre figure de danse. Puis, brusquement, ils s'empoignèrent.

Catherine cria en se rendant compte que Landry était tombé sous la masse de son adversaire. Les deux hommes avaient roulé sur les dalles poussiéreuses et s'y enchevêtraient en un corps à corps furieux. Leurs grognements de rage étaient ceux de deux fauves aux prises et leurs mouvements si violents que Catherine les distinguait mal. Ils étaient inextricablement emmêlés l'un à l'autre...

Cela dura un temps qui parut interminable à la prisonnière épouvantée.

Mais, soudain, Pochard réussit à terrasser son adversaire. Catherine le vit avec horreur agenouillé sur le ventre de Landry. Il le tenait à la gorge, il serrait, il allait l'étrangler...

Alors, rassemblant tout ce qui pouvait lui rester de forces, Catherine saisit une boucle de sa chaîne, la leva et, avec autant de violence qu'elle put, la laissa retomber sur le crâne de Pochard qui s'écroula... Aussitôt Landry fut debout ; d'une bourrade, il renversa le frère de Fagot puis, se penchant sur lui, froidement, il lui trancha la gorge. Le sang gicla jusque sur la robe de Catherine qui, à demi morte, s'était laissée tomber à terre.

— Voilà qui est fait, fit Landry avec satisfaction. Maintenant, à nous deux, Cathy... je te dois la vie. Sans toi, ce pourceau m'étranglait...

Debout, il respirait fort, reprenant peu à peu son souffle que la violence de la bataille avait écourté. Du pied, il repoussa loin de Catherine le cadavre sanglant de Pochard, puis s'agenouilla auprès de son amie dont il caressa les cheveux emmêlés et poisseux.

— Pauvrette ! Tu n'en peux plus. Attends que je te délivre de ce carcan...

mais dans quel état il t'a mise. Tu as le cou en sang...

En effet, le cou mince saignait à plusieurs endroits, écorché par les brutales tractions exercées par Pochard sur le collier de fer. Landry déchira un morceau de la chemise de Catherine ou de ce qu'il en restait pour en faire un gros tampon qu'il interposa entre le collier et le cou blessé, puis, à l'aide d'une grosse lime qu'il avait apportée avec lui, se mit en devoir de scier le collier. Car la fouille du cadavre de Fagot n'avait rien donné. Il n'avait pas trouvé la clef. L'opération fut longue et pénible pour Catherine malgré les précautions prises par Landry. Le bruit irritant de la lime mordant l'acier crispait les nerfs de la jeune femme surexcitée par l'impatience. Enfin, le moment vint où le carcan tomba et où Catherine, libre, put se relever. Elle voulut se jeter au cou de Landry pour le remercier mais il la repoussa doucement.

— Tu me remercieras plus tard. Maintenant, il faut filer d'ici et vite... Je ne crois pas qu'il y ait d'autres gardiens...

Soutenant par la taille son amie chancelante, il l'entraîna vers la porte, mais au moment de franchir le seuil de sa chambre de torture, la jeune femme eut une défaillance. Elle était arrivée au dernier degré de l'épuisement.

— Quel idiot je suis ! s'écria Landry. As-tu mangé quelque chose aujourd'hui ?

— Non... rien, juste un peu d'eau.

Landry tira de sa poche un flacon plat dont il mit le goulot à la bouche de la jeune femme.

— Bois un peu de ça ! C'est du vin de Beaune, ça te donnera un coup de fouet. Et, tiens, mange cette galette. Je l'avais apportée pour toi mais dans l'affolement de te trouver aux prises avec ces vilains oiseaux, j'ai complètement oublié de te la donner

Le vin emplit l'estomac de Catherine d'une chaleur instantanée mais lui donna également mal au cœur. Elle grignota quelques bribes de galette, se sentit tout de même un peu plus forte et voulut faire quelques pas. C'était impossible. Elle retomba à terre en vomissant ce qu'elle venait d'avaler, secouée par une terrible nausée.

— Tu n'en peux plus ! constata Landry sans s'émouvoir. Alors aux grands maux, les grands remèdes !

Il se baissa et, enlevant la jeune femme dans ses bras aussi aisément que si elle n'avait rien pesé, il s'élança dans l'escalier. La vis de pierre, prise dans l'épaisseur de la muraille, était éclairée de loin en loin par des brûlots de poix dans des cages de fer. En quelques instants, Landry et son fardeau furent dans la cour du château.

— Le plus difficile est fait, chuchota Landry avec un petit rire. L'enceinte de ce palais est en ruine. Il y a une brèche là, tout près.

A peine consciente, Catherine vit des pans de murs noircis qui se détachaient vigoureusement sur la neige. Des plaques blanches ouataient les pierres croulantes sur lesquelles Landry grimpait avec la sûreté d'un chamois. Bientôt, l'enceinte fut franchie et la campagne libre s'étendit, à perte de vue, blafarde sous le ciel noir, devant les yeux de la fugitive. On était maintenant sur la pente de la colline au bas de laquelle quelques masures se tassaient frileusement. Sans lâcher Catherine qu'il tenait étroitement serrée contre sa poitrine, Landry siffla trois fois. Une ombre sortit de derrière un enchevêtrement de ronces et de cailloux.

— Dieu soit loué ! fit une voix tremblante d'émotion. Tu as réussi !

Comment est-elle ?

— Pas brillante ! Il faut la coucher tout de suite.

— Tout est prêt. Viens...

Si faible qu'elle fût, Catherine avait tout de même soulevé ses paupières au son de la voix. Elle était trop épuisée pour éprouver encore de la surprise et les derniers jours vécus en enfer avaient émoussé quelque peu ses sensations mentales, mais elle voulait s'assurer qu'elle n'était pas le jouet d'une illusion.

Non, elle ne se trompait pas. C'était bien Sara qui venait de réapparaître aussi inopinément, sortant de la nuit comme si c'eût été la chose du monde la plus naturelle. Mais n'osant encore y croire, Catherine étendit la main pour toucher le visage penché sur elle.

— C'est bien toi ? Tu es revenue ?...

Sara saisit cette main et la couvrit de baisers et de larmes.

— Si tu savais comme j'ai honte de moi, Catherine... _

Mais Landry coupa court aux retrouvailles et aux explications.

— Plus tard, je t'expliquerai comment nous nous sommes retrouvés, fit-il en assurant mieux son fardeau dans ses bras. Pour le moment, il faut filer. Il a beau faire nuit, on peut nous voir, sur cette pente blanche. Je vais te déposer, Catherine, puis je reviendrai effacer les traces de mes pas dans la neige.

— Où allons-nous ? demanda Catherine.

— Pas loin, rassure-toi... à Mâlain même. Garin n'aura pas l'idée de te chercher si près de ta prison...

— Il sera inutile de revenir, fit Sara, je vais effacer les traces et d'ailleurs... (Elle s'interrompit, tendant un doigt vers le ciel...) la neige recommence à tomber. Elle aura tôt fait de combler nos pas...

En effet, de grosses mouches blanches voletaient doucement autour des trois personnages, lentes et rares d'abord, puis de plus en plus serrées...

— Le ciel est pour nous, fit Landry joyeusement. Dépêchons !

Il se hâta de dégringoler la butte que couronnait la silhouette sinistre du vieux château. Le silence enveloppait tout. Il n'y avait, en effet, plus d'autres gardiens, au donjon, que les deux cadavres déjà froids dont le sang figeait sur les dalles de la prison.

Courant presque, Landry traversa le maigre village, Sara sur les talons, dirigeant ses pas vers une chaumière où brillait une faible lumière et qui s'élevait en lisière d'un bois à flanc de colline. Sous la neige qui l'ensevelissait à moitié, la maisonnette formait une grosse boursouflure blanche, mais il y avait quelque chose d'amical et de rassurant dans la petite fenêtre barbouillée d'or par la lumière intérieure. Confiante, rassurée, Catherine se laissait emporter. Les bras de Landry avaient une vigueur, une chaleur auxquelles il faisait bon se confier... Un chien aboya près de la maison. La porte s'ouvrit aussitôt, découpant la silhouette noire d'une femme sur le fond éclairé.

— C'est nous ! fit Landry. Tout a bien marché...

— Vous l'avez délivrée ?

La voix était agréable, bien timbrée avec des inflexions graves. Elle roulait légèrement les « r », mais l'accent bourguignon en était léger.

— Entrez vite, fit la femme en s'effaçant pour les laisser passer.

La femme qui avait ouvert, devant Catherine, la porte de sa maison se nommait Pâquerette et passait pour sorcière. Mais c'était une bien étrange sorcière qui n'avait aucun point commun avec l'affreuse vieille, sordide et édentée, des légendes. Sa modeste maison au sol de terre battue était d'une propreté flamande, le chaudron de fer, pendu à la crémaillère au-dessus des flammes de l'âtre, brillait comme de l'argent. Quant à Pâquerette, elle ne devait pas avoir beaucoup plus d'une vingtaine d'années. C'était une de ces belles Bourguignonnes blondes, saines et drues comme de jeunes arbres avec un teint de fleur sauvage et un chaume épais et doré en guise de chevelure, si vigoureux que le bonnet de toile blanche n'y tenait qu'en instable équilibre.

Le corps était à l'avenant : des formes pleines sans lourdeur sous une peau au grain serré. En s'écartant pour le sourire, les lèvres rondes de Pâquerette montraient l'ivoire solide et blanc d'une dentition sans défaut.

Mais, tous ces détails, Catherine ne les avait pas notés en entrant dans la maisonnette. Elle n'avait vu que deux choses : le beau feu qui dansait sur la pierre jaune de l'âtre et le lit, si blanc sous ses rideaux de serge rouge, que l'on ouvrait devant elle. Après avoir absorbé la tasse de bouillon de poule offerte par son hôtesse, Catherine y avait dormi d'un sommeil de plomb, oubliant d'un seul coup ses souffrances et l'abjecte terreur qui, pendant des jours, l'avait mordue aux entrailles. Elle fut tout étonnée, le matin revenu, de s'éveiller dans ce décor simple et rassurant au lieu de la grisaille sinistre du donjon. Il lui fallut faire un effort pour se souvenir de ce qui s'était passé durant cette nuit terrible, si fertile en événements prodigieux : la mort des deux gardiens, sa fuite, la miraculeuse réapparition de Sara... Mais, penché sur le lit, Landry guettait son réveil et lui sourit tendrement en remarquant l'instinctif mouvement de recul qu'elle avait eu en ouvrant les yeux :

— Allons, fit-il doucement, n'aie donc pas peur ! Tu n'as plus rien à craindre ! Tu es en sûreté ici !...

Catherine n'avait pas l'air d'y croire. Ses yeux erraient autour d'elle, se posant sur chaque objet familier mais revenant toujours au feu... ce feu dont le manque l'avait tant fait souffrir ! Au-dehors, la neige avait cessé de tomber et même un timide rayon de soleil se montrait. Sa réverbération sur l'épaisse couche immaculée illuminait l'intérieur de la petite maison.

— Du soleil... du feu ! soupira Catherine avec un léger sourire.

Sara et Pâquerette, revenant de l'étable où elles étaient allées traire les chèvres, rentrèrent à cet instant, l'une avec un seau à demi plein de lait, l'autre avec des fromages. Voyant que Catherine était éveillée, Sara courut l'embrasser en pleurant, se lamentant sur sa maigreur et son aspect misérable.

Pâquerette, elle, regardait avec curiosité en pleine lumière la rescapée du château. Landry lui avait dit qu'elle était la femme du Grand Argentier, la maîtresse du tout-puissant duc de Bourgogne mais, à contempler cette créature amaigrie, au teint terreux, aux cheveux ternes et emmêlés, sale à faire peur, elle se prenait à en douter. Sara, d'ailleurs, la première émotion passée, contemplait la jeune femme avec désespoir. Ce visage ravagé, ce cou saignant... comment reconnaître l'éblouissante dame de Brazey ?

— Comme te voilà faite ! gémit-elle. Dans quel état, doux Jésus !

— Elle est surtout sale comme un peigne ! fit Landry goguenard. Si j'étais vous, je lui donnerais un peu de lait pour la remettre et puis je la récurerais consciencieusement.

— Je vais faire chauffer une marmite d'eau, approuva Pâquerette en décrochant un chaudron pour aller le remplir au puits du jardin.

Tandis que Catherine buvait son lait à petits coups et que Sara préparait tout pour la nettoyer, on en vint aux explications. Landry raconta comment, le surlendemain de l'enlèvement de Catherine, il avait rencontré Sara chez Jacquot-de-la-Mer où parfois le chevaucheur ducal allait passer la soirée.

Elle y était arrivée dans la journée, ayant laissé dans la forêt de Pasques la tribu de Stanko, le gitan qu'elle avait suivi et pour qui elle avait abandonné Catherine.

-— Elle n'osait pas aller chez toi, ajouta le jeune homme.

— J'avais honte, fit Sara franchement, et regrets aussi ! J'avais besoin de te revoir et pourtant je craignais de rencontrer ton regard. Mais Dijon m'attirait irrésistiblement. Alors, j'étais allée d'abord chez Jacquot, pour voir venir. Quand j'ai su que tu avais disparu, j'ai cru que je devenais folle... et aussi que Dieu me punissait d'avoir manqué à mes devoirs. J'ai supplié Landry de me laisser l'aider à te chercher.

Nous avons fait le guet ensemble, conclut Landry, l'un relayant l'autre. Tu connais la suite. Dans la nuit, après t'avoir quittée au château, je suis revenu à Dijon la chercher. Quant à Pâquerette...

Il attirait la jeune fille à lui, entourant familièrement sa taille de son bras, et posait sur son cou un baiser claquant.

— ... c'est aussi à la taverne de Jacquot que je l'ai connue, voici plus d'un an. Elle habitait Fontaine, avec sa mère, mais la vieille a été prise et brûlée comme sorcière. Pâquerette a dû se sauver. Elle s'est réfugiée chez Jacquot.

Seulement, à Dijon, elle ne pouvait pas respirer. Il lui fallait les champs, la campagne. Jacquot avait justement un cousin qui venait de mourir ici ; il a donné sa cabane à Pâquerette et voilà ! Elle n'a rien à craindre à Mâlain, sauf si le duc décidait d'envoyer une troupe pour détruire tout le village, et encore.

— Pourquoi donc ? demanda Catherine. Est-ce que cette terre est lieu d'asile ? Domaine d'église, peut-être ? Ne m'as-tu pas dit que le château appartenait à l'abbé de Saint-Seine ?

— Le château, oui, encore que le saint homme s'en désintéresse vertueusement, fit Landry en riant. Quant à être un lieu d'asile, c'en est un, en effet, mais pas comme tu l'entends. Ce serait même tout le contraire.

Mâlain est un village que l'on ne fréquente guère parce que presque tous ses habitants sont sorciers. La chose est bien connue... Aussi, une de plus une de moins ! Pâquerette y vit tranquille et ton époux savait ce qu'il faisait en t'enfermant dans ce vieux château. Les bons paysans des alentours ne s'approchent pas volontiers de ce coin-là. Le château passe pour hanté et le village est plus ou moins maudit...

Pendant ce temps, Sara avait rempli d'eau un grand baquet de bois qu'elle avait traîné devant le feu.

Assez parlé, maintenant, fit-elle en empoignant Landry par les épaules pour le mettre dehors. Va faire un tour ! Nous n'avons pas besoin d'un garçon pour baigner Catherine !

Avec, un soupir, Landry enfila la casaque de cuir qu'il avait récupérée, glissa une dague à sa ceinture et siffla le chien de Pâquerette.

— C'est bon, je vais faire un tour dans le bois ! J'y rencontrerai peut-être un gibier quelconque. La viande est rare, en hiver...

Lorsqu'il fut sorti, Sara aida Catherine à se lever, lui ôta sa chemise plus qu'à moitié déchirée et l'aida à s'accroupir au fond du baquet. Au contact de l'eau tiède, la jeune femme poussa un profond soupir de volupté. Après le repos dans un bon lit, la douceur de l'eau était ce qu'elle désirait le plus.

Jamais elle ne s'était sentie aussi sale, et, quand elle regardait sa peau ou ses cheveux, elle éprouvait à la fois de la honte et du dégoût. Certes, si elle avait dû rester plusieurs mois dans cette abominable prison, elle en fût sortie irrémédiablement flétrie !... Elle se laissa aller dans l'eau et, tandis que Sara nettoyait avec précaution son cou blessé avant de l'enduire de baume, elle regarda, à travers la fenêtre, Landry qui s'éloignait, le chien sur les talons.

Pâquerette était sortie avec lui pour l'accompagner et Catherine pouvait la voir s'appuyer tendrement sur l'épaule du jeune homme.

— Cette Pâquerette, demanda-t-elle à Sara, tu crois que c'est la bonne amie de Landry ?

— Elle est sa maîtresse et j'ai bien l'impression qu'elle est folle de lui.

Mais je ne saurais te dire ce que Landry en pense. L'aime-t-il ? C'est difficile à dire.

— Tu crois qu'elle est réellement sorcière ? Elle en a si peu l'air...

C'est une maladie qui se transmet de mère en fille, paraît-il. Même si elle ne l'est pas, personne ne voudrait le croire parce que c'est dans l'ordre des choses.

— Mais toi, tu le crois ?

Sara haussa les épaules et enduisit copieusement de savon un morceau de toile pour en frotter le corps de Catherine. Peu à peu, il retrouvait sa couleur normale, malgré les bleus et les ecchymoses qui le marbraient.

— Je ne sais pas ! Mais je le croirais volontiers. C'est une drôle de fille, tu sais ! Je l'ai vue plusieurs fois chez Jacquot-de-la-Mer. Les hommes la craignaient à cause de son regard.

Se rappelant les yeux étranges de Pâquerette, de couleurs différentes, l'un bleu et l'autre brun, Catherine songea qu'il y avait peut-être un peu de quoi, mais, toute au plaisir de redevenir propre, elle oublia bientôt son hôtesse.

Sara la sortit de l'eau et l'assit devant le feu pour la sécher. Puis elle reprit de l'eau pour lui laver la tête. Catherine se laissait faire comme un petit enfant.

C'était délicieux de s'abandonner aux mains habiles de Sara, comme autrefois, quand elle n'était qu'une gamine poussée trop vite. La crasse et la fatigue s'en allaient en même temps. La jeune femme se sentait renaître.

Lorsque Pâquerette rentra, un peu plus tard, elle resta un instant au seuil de la porte, un fagot dans les bras, figée de surprise par le spectacle qu'elle découvrait. Assise sur un escabeau auprès du feu qui rosissait sa peau, enveloppée d'une pièce d'étoffe qui laissait à nu ses jambes fines et ses belles épaules, Catherine, les yeux mi-clos, avait l'air de sommeiller. Debout derrière elle, Sara peignait et repeignait une masse d'or encore humide qui était sa chevelure, la plus belle, la plus longue que la jeune fille ait jamais vue. Était-ce vraiment la triste épave de la nuit précédente, cette chose grise et maculée de sang qui s'était transformée soudain en une ravissante créature.

— Soyez gentille de fermer la porte, fit Sara en se détournant à demi, il fait si froid...

Machinalement, Pâquerette claqua le battant. Mais ses étranges yeux bicolores s'étaient curieusement rétrécis et Sara surprit le regard dont elle enveloppait Catherine. La beauté soudain découverte de la fugitive avait frappé Pâquerette comme un soufflet et Sara sentit comme si elle l'eût touchée du bout du doigt l'envie se glisser dans l'âme de la sorcière ; elle se promit de ne pas trop lui faire confiance et de la surveiller sans en avoir l'air.

Landry rentra tard dans la soirée, couvert de sang et courbé sous le poids d'un jeune sanglier qu'il avait tué au couteau. Il était éreinté et ravi. Mais, en découvrant Catherine, redevenue fraîche et charmante dans une simple robe de laine bleue appartenant à Pâquerette, sa joie éclata avec exubérance. Il la saisit par la taille à deux mains et l'enleva en l'air.

— Enfin, te revoilà semblable à ton image ! Comme tu es jolie, ma Cathy ! La plus jolie fille que j'aie jamais vue... ! Tu es un peu trop maigre, mais ça ne durera pas...

Plantant un baiser sur chacune des joues de la jeune femme, il la reposa à terre puis se tourna vers Pâquerette :

— J'ai faim, dit-il.

— Tout de suite ! La soupe est prête !

La voix de la jeune fille était unie et calme comme une eau tranquille, mais Sara avait vu l'éclair de colère qui avait traversé son regard quand Landry avait embrassé Catherine. Décidément, la fille était jalouse et Sara n'en augurait rien de bon !

Après le souper, on tint un conseil de guerre. Rien n'avait bougé au château où nul n'avait dû encore découvrir les cadavres. Mais Garin reviendrait peut-

être bientôt et l'on ne pouvait laisser Catherine à la merci d'une dénonciation toujours possible, si quelqu'un remarquait sa présence dans la maison de Pâquerette.

— Le mieux, fit Landry, est de prévenir Monseigneur Philippe.

Seulement ça va demander quelque temps. Il est à Paris en ce moment.

— Et messire de Roussay ? dit Catherine, est-il à Dijon ?

— Je crois que oui ! Mais il ne pourra pas grand- chose pour toi. Que tu le veuilles ou non, Garin est ton mari. Il a tous les droits sur toi et nul homme ne peut l'empêcher de te reprendre, pas même le capitaine des gardes. Il n'y a guère que le duc dont Garin n'osera pas braver la puissance.

Je partirai demain pour Paris...

C'était évidemment la seule solution pratique, mais Catherine ne put se défendre d'une appréhension à la pensée de voir Landry s'éloigner. Auprès du jeune homme, elle ne craignait rien. Il était fort, courageux et si gai !... Le Landry d'autrefois lui était revenu tout entier.

— Pourquoi ne pas attendre tranquillement ici que le duc revienne ? Il ne sera peut-être pas longtemps absent.

— Avec lui, on ne sait jamais ! fit Landry. De plus, j'ai mon service que je ne peux abandonner longtemps. Il faut que j'aille le trouver à Paris. Il donnera les ordres nécessaires pour te mettre à l'abri et empêcher ton mari de nuire. Si tu n'étais pas... dans cet état, je t'aurais emmenée avec moi, mais le chemin est trop long d'ici à Paris, les routes trop dangereuses. Moi, je passerai sans peine et je reviendrai bien vite. Allons, souris-moi ! Tu sais bien que ton salut m'importe plus que tout au monde.

Il avait mis tant de chaleur dans ces quelques mots que Sara chercha instinctivement le regard de Pâquerette. Mais celle-ci tenait ses paupières obstinément baissées. Elle ramassait les écuelles pour les laver. Son visage était aussi immobile qu'une pierre.

— Je te préparerai quelque chose pour la route, dit-elle seulement sans regarder Landry.

Dans la nuit, Sara, qui partageait avec Catherine le lit abandonné généreusement par Pâquerette, se réveilla soudainement, avertie par ce sixième sens que les races nomades possèdent à si haut degré. Le feu était éteint, la maison obscure, mais la tzingara sentait une présence auprès du lit.

Elle retint son souffle. Pâquerette devait dormir dans la soupente, au-dessus de leur tête et Landry dans l'étable, avec son cheval et les chèvres. Mais un léger frôlement se faisait entendre du côté de Catherine qui dormait profondément comme l'attestait sa respiration régulière. Il y avait là quelqu'un, Sara en aurait juré. Elle allait sauter hors du lit pour courir allumer une chandelle quand des pas, prudents mais très perceptibles, s'éloignèrent vivement. La porte de la maison s'ouvrit sans un bruit et, sur le fond plus clair du dehors, Sara distingua une silhouette de femme. Mais la porte fut vivement refermée. La bohémienne n'hésita pas. Enfilant hâtivement ses bas, ses souliers, elle jeta une couverture sur ses épaules et, prenant bien soin de ne pas éveiller Catherine, sortit à son tour. Juste à cet instant, Pâquerette sortait du poulailler, cachant quelque chose sous la mante noire qui l'enveloppait, et Sara n'eut que le temps de se rejeter dans l'ombre de la porte pour n'être pas surprise.

La sorcière s'éloigna rapidement sous le couvert du bois auquel était adossée sa maison. Là, elle s'arrêta et Sara put la voir allumer une lanterne qu'elle tenait cachée sous sa mante avant de s'enfoncer plus avant sous les arbres.

Ce manège parut si étrange à Sara qu'elle décida de la suivre. Où donc allait Pâquerette par une nuit si noire ? La température, vers la fin du jour, s'était considérablement radoucie et la neige fondait, sur la terre et dans les arbres, d'où tombaient de temps en temps de froids paquets blancs déjà à demi liquides. Pâquerette marchait vite et Sara dut presser le pas pour la suivre, mais la lumière dansante de la lanterne la guidait à travers les arbres. Le chemin suivi par la fille, à peine tracé mais visible cependant, grimpait à flanc de colline, contournant de gros rochers glissants d'eau et se dirigeant droit vers le sommet de l'épaulement boisé. Soudain, la lumière disparut, comme engloutie par la terre, et Sara hésita, livrée tout à coup à l'obscurité.

Elle reprit néanmoins sa marche en avant, dans la direction où elle avait vu la lumière s'effacer. Ses yeux s'habituaient à l'obscurité et elle pouvait se diriger sans trop de peine. Bientôt Sara comprit pourquoi la lumière avait disparu. Le sentier longeait une gigantesque roche dans laquelle s'ouvrait une faille assez large pour livrer passage à un corps humain. Persuadée que Pâquerette s'était glissée dans ce trou, Sara s'arrêta, tendit l'oreille, croyant bien distinguer un bruit de voix étouffées. Elle regretta de n'avoir pas songé à se munir d'une arme, mais s'engagea tout de même, courageusement, dans l'étroit passage, tâtant le rocher de ses mains. Bientôt, elle dut étendre les bras car le boyau s'élargissait mais le reflet d'une lumière vive lui apparut en même temps que s'enflait le bruit des voix. Dans les profondeurs de la terre, quelque part au bout de l'étroite galerie, un chant bizarre se faisait entendre.

Sara pressa le pas, encouragée par la lumière plus efficace. Le chemin plongeait résolument en profondeur, rendu glissant et malaisé par les infiltrations d'eau. Mais une sensation de chaleur par venait maintenant à Sara. Le couloir lit un coude, puis montra une grande déchirure claire, à moitié bouchée par un éboulement de roches derrière lesquelles la tzingara alla se tapir pour regarder au-delà.

Ce qu'elle vit la fit se signer précipitamment. L'éboulement ouvrait sur une caverne assez spacieuse au milieu de laquelle un feu était allumé.

Derrière ce feu, érigée sur une sorte d'autel taillé dans le roc, il y avait une grossière statue de bois qui avait le corps d'un homme et la tête d'un bouc entre les cornes duquel brûlaient trois chandelles de cire noire. Une douzaine d'hommes et de femmes, de tous âges, vêtus comme des paysans, étaient assis à terre en demi-cercle de chaque côté de la statue. Ils étaient rigoureusement immobiles et Sara les eût pris pour des statues si un chant monotone aux paroles à peine distinctes n'avait jailli de leurs lèvres. Seul, un grand vieillard à cheveux blancs aussi longs que ceux d'une femme était debout devant la grimaçante idole. Les mains au fond des manches de la longue robe noire, peinte de signes cabalistiques rouges, qui l'habillait du cou aux talons, il se penchait vers Pâquerette. La jeune fille avait rejeté le capuchon de sa mante sombre. Elle se tenait à genoux devant le vieillard, tête nue. Elle lui parlait et il lui répondait, mais Sara était trop loin pour entendre ce qu'ils disaient. La bohémienne avait compris qu'elle se trouvait là en face de l'assemblée des sorciers de Mâlain, dans le temple secret où ils célébraient le culte de Satan, leur maître...

Sara vit soudain Pâquerette tendre quelque chose de brillant à son interlocuteur : une mèche de cheveux dorés, et réalisa que c'étaient là des cheveux de Catherine. La sorcière avait dû les couper tout à l'heure, au moment où Sara s'était éveillée et avait senti une présence. Le vieil homme partagea la mèche en deux, en fit disparaître la moitié sous sa robe et fit brûler l'autre moitié, conservant les cendres soigneusement. Pâquerette toujours à genoux lui tendit alors une poule noire qui expliqua à Sara sa visite au poulailler. Le sorcier posa la poule sur l'autel, lui trancha la tête d'un coup de couteau. Un jet de sang jaillit et le sacrificateur en recueillit dans un bol de bois. Il en mêla une partie aux cendres des cheveux, en forma une sorte de pâte à laquelle il ajouta un peu de farine puis, se tournant vers le bouc, il éleva jusqu'à sa bouche grimaçante l'espèce de galette ainsi formée. Pâquerette s'était prosternée, face contre terre, tandis qu'à la ronde les sorciers chantaient plus fort, se balançant en cadence sur leurs hanches.

Sara fut obligée de se secouer pour échapper à l'envoûtement maléfique de la scène. Elle comprenait que Pâquerette, doutant sans doute de ses propres sortilèges, était venue demander, contre l'ennemie qu'elle s'était découverte, le secours de quelqu'un de plus fort qu'elle.

Ses invocations terminées, le vieillard revint à Pâquerette, la releva et marqua son visage, en croix, avec le sang de la poule noire. Se penchant davantage, il l'embrassa sur la bouche puis, tirant de sa robe un sachet qui devait contenir une poudre, il le lui tendit en murmurant quelque chose à son oreille, avant de se détourner d'elle en désignant la sortie du doigt.

Le geste alerta Sara. Pâquerette allait partir. Il fallait fuir avant d'être découverte ! A toutes jambes, courant presque, sans prendre garde aux angles vifs où elle se heurtait dans sa précipitation, Sara regagna la sortie.

L'air vif du dehors lui fit du bien. Elle eut l'impression de remonter des enfers. Son instinct de fille des champs et des bois lui fit retrouver le sentier avec la sûreté d'un chien de chasse sur la trace du gibier, talonnée qu'elle était par le désir d'être rentrée bien avant Pâquerette. Elle atteignit enfin la lisière du bois, puis la maison. Aucun bruit ne s'y faisait entendre. Catherine dormait toujours paisiblement. Sara arracha ses vêtements plutôt qu'elle ne les ôta, se glissa sous les couvertures. Le froid de ce corps qui arrivait contre elle réveilla légèrement Catherine. Elle murmura quelques mots indistincts, se tourna de l'autre côté et se rendormit. Quelques secondes plus tard, Pâquerette rentrait à son tour. Bien réveillée, cette fois, les yeux grands ouverts dans le noir, Sara entendit craquer l'échelle au moyen de laquelle la sorcière grimpait dans sa soupente. Un moment plus tard, il n'y eut plus aucun bruit dans la maisonnette. Mais Sara ne parvint pas à se rendormir. Ce qu'elle avait vu l'avait confirmée dans l'idée que Pâquerette, jalouse de Catherine, ferait tout au monde pour lui nuire. Elle ne croyait guère aux enchantements de ces sorciers de campagne et ne s'inquiétait pas des effets qu'ils pouvaient avoir sur Catherine. Il suffirait de veiller au grain ! Mais le sachet remis par le vieillard l'inquiétait. Elle craignait que ce ne fût un poison.

Elle fut, sur ce point, assez vite rassurée. Quand le jour commença à grisailler à la fenêtre de la petite maison, Sara vit redescendre Pâquerette. Sans s'occuper des deux dormeuses, la jeune fille prit une écuelle, y versa de la farine blanche et se mit à pétrir des galettes qu'elle fit cuire au feu dans une grande poêle noire à longue queue. Entre ses paupières mi-closes, Sara qui l'observait avait fort bien remarqué qu'en pétrissant la pâte, la jeune sorcière y avait ajouté le contenu du sachet qu'elle portait dans son corsage. Quand les galettes furent prêtes, Pâquerette coupa de larges tranches d'un jambon pendu dans l'âtre, empaqueta le tout dans un linge blanc et glissa ce colis dans la sacoche que Landry, tout à l'heure, pendrait à l'arçon de sa selle. Sous ses couvertures, Sara sourit ironiquement : la poudre était destinée à l'en-cas que le jeune homme devait emporter pour se restaurer en route. Elle ne pouvait donc être qu'un philtre d'amour. Les regards un peu trop tendres que le chevaucheur avait adressés, la veille, à son amie d'enfance avaient dû persuader son inquiétante maîtresse qu'il en avait le plus grand besoin!

Deux heures plus tard, Landry, avec un étrange ravitaillement, embrassait les trois femmes et sautait en selle sur un joyeux « au revoir».

La boue que la neige fondue avait formée avec la terre du chemin vola sous les sabots de son cheval. Catherine, un peu mélancolique, le vit diminuer sur le sentier, passer au pied de la butte où le château érigeait sa masse menaçante et noire, puis disparaître derrière la colline. Il emportait son espoir, et, tout à coup, Catherine retrouva au fond de son cœur un désir profond de revoir Philippe. Il était le seul être auprès de qui la vie fût facile et douce...

La neige fit place à une pluie diluvienne qui transforma la terre en cloaque, les chemins en bourbiers et la lumière en une grisaille humide ; un incessant, un déprimant rideau tendu devant les petites fenêtres. Le ciel suait l'ennui et le désespoir et les trois femmes, enfermées dans les limites restreintes de la maisonnette, maintenues à l'intérieur par ce temps affreux, supportaient mal cette claustration. Landry s'était à peine éloigné que la pluie s'abattait sur le pays comme si elle voulait retrancher Catherine et ses compagnes du reste des vivants. Au bout de quelques jours, ce fut intolérable.

Sara était nerveuse, Pâquerette taciturne et Catherine inquiète sans trop savoir pourquoi. Chaque fois qu'elle jetait les yeux par la fenêtre, son regard se heurtait au château installé au milieu de son horizon, silencieux, hostile, gardant le secret de ses deux corps. Aucun mouvement ne s'y était fait depuis la nuit de la fuite. Sara, discrètement, avait surveillé, guettant le retour de Garin. Mais le Grand Argentier ne s'était pas montré. Rien n'avait bougé au château.

Catherine avait repris des forces. Son état la fatiguait toujours, mais les nausées avaient cessé avec la fin du troisième mois d'attente. Elle se portait mieux qu'elle ne l'avait fait depuis longtemps et tuait le temps comme elle pouvait en s'occupant aux soins du ménage. Elle trouvait une sorte de plaisir à pétrir la pâte pour le pain, filer le chanvre ou la laine, ou bien s'initier à la fabrication des fromages de chèvre, humbles tâches dont elle avait perdu l'habitude dans l'hôtel de la rue de la Parcheminerie.

Les habitants de Mâlain ne se montraient guère. Personne ne vint chez Pâquerette dans les quatre premiers jours qui suivirent le départ de Landry.

Les maisons basses du village tassaient leurs murs faits de blocs de granit sous le chaume pisseux ou la lauze luisante de leurs toits. On devinait, à l'intérieur, les paysans frileusement tapis, guettant le ciel derrière les petits carreaux de gros verre ou de parchemin huilé des fenêtres.

Le cinquième jour, pourtant, un homme franchit le seuil de Pâquerette, tandis que la jeune fille, profitant d'une éclaircie, était allée en forêt ramasser du bois mort. Sara, occupée à faire une lessive à la cendre, reconnut avec une certaine inquiétude le grand vieillard qu'elle avait vu dans la grotte de la forêt. Instinctivement, elle s'interposa entre l'arrivant et Catherine qui, assise sur la pierre de l'âtre, filait une quenouille de chanvre.

— Que voulez-vous, brave homme ? demanda la tzigane.

— Je suis un ami de Pâquerette. Elle n'est pas là?

Sara étendit le bras en direction du bois.

— Elle est dans la forêt à ramasser du bois. Mais vous pouvez l'attendre...

Un peu d'énervement se trahissait dans la voix de la tzingara en constatant que les yeux clairs, d'un bleu délavé du sorcier, s'attachaient à Catherine avec insistance. Le vieillard haussa les épaules sous sa houppelande de grosse toile brune doublée de peau de mouton.

— Non, je reviendrai. Mais...

Il allait sortir, se ravisa au moment d'ouvrir la porte :

— ... Vous pouvez lui dire que Gervais est venu et que j'ai fait faire la commission dont elle m'avait chargé.

— Quelle commission ? demanda hardiment Sara dont la méfiance s'était éveillée.

L'homme eut un geste évasif.

— Rien d'important ! Elle comprendra. Le bonsoir à toutes deux...

— Le bonsoir !

Lorsque Pâquerette rentra, Sara imperturbable lui transmit les paroles du visiteur. Elle constata que, malgré son empire sur elle-même, la fille rougissait. Les soupçons qu'elle traînait avec elle depuis la réunion des sorciers se confirmèrent. Elle se souvenait du geste du bonhomme, enfouissant sous sa longue robe noire une partie des cheveux blonds que Pâquerette lui avait remis. Dans quel but ce geste ? Un acte secret de sorcellerie, une nouvelle incantation ? Sara n'y croyait guère. Gervais, comme d'ailleurs Pâquerette elle-même, devaient se fier, en fait de maléfice, à l'immonde galette placée dans la bouche de l'idole. Les cheveux, très certainement, avaient une autre destination. Mais laquelle ? Irritée de ne pas trouver de réponse plausible à cette question, Sara ne ferma pas l'œil de la nuit. Vers le matin, pourtant, elle s'endormit d'un lourd sommeil qui la fit plonger au fond d'un puits insondable où ne parvenaient ni les bruits ni la lumière. Cette perte de connaissance ne dura pas longtemps, mais assez tout de même pour qu'il fît grand jour quand elle ouvrit les yeux. Catherine, déjà levée, épluchait les choux pour la soupe. Pâquerette était invisible.

— Où est-elle ? demanda Sara de but en blanc.

— Qui ? Pâquerette ? Elle est sortie il y a un moment. Elle n'a pas dit où elle allait. Je l'ai vue se diriger vers le bout du village.

Sara l'intriguait. Elle n'avait pas l'air à son aise. Catherine la trouvait nerveuse, agitée. Elle la vit se lever, s'habiller tout de travers, en pensant visiblement à autre chose, puis coller son nez aux carreaux en refusant du geste la tasse de lait que Catherine lui offrait.

— Enfin, qu'est-ce que tu as ? s'impatienta la jeune femme. Tu ne tiens pas en place. On dirait que tu as peur de quelque chose.

Sara ne répondit pas. Elle inspectait le ciel, dégagé à demi. Des nuages y couraient mais ils étaient moins sombres que ces jours derniers ; quelques-uns même portaient encore la trace rose de l'aurore. Il ne pleuvait plus, mais de grandes flaques d'eau émaillaient la campagne, reflétant les teintes incertaines du jour. Mue par une impulsion qu'elle eût été bien incapable d'expliquer, Sara s'enveloppa dans sa grande cape noire, saisit la claie sur laquelle on avait disposé, la veille, les pains prêts à cuire.

— Je vais au four banal, expliqua-t-elle à Catherine. Pâquerette aurait dû y aller ; je ne comprends pas qu'elle n'ait pas emporté les miches puisqu'elle se rendait au village !

Avant que Catherine ait pu lui demander une explication, Sara avait franchi la porte et s'éloignait à grands pas dans le chemin détrempé. Le four banal se trouvait au milieu du village, entre l'église croulante et la vieille croix de pierre aux marches verdies. De là, on pouvait voir le chemin qui passait sous la butte du château et rejoignait la route de l'ouest, creusée le long du lit de l'Ouche. Quelques femmes attendaient déjà leur tour, les corbillons sous le bras, emmitouflées sous leurs mantes et leurs coiffes, parlant peu à cause du vent encore aigre. Elles se tassaient contre le mur du four comme de noirs oiseaux frileux. Mais Sara ne les regardait pas. Ses yeux perçants lui avaient permis de voir, arrêtée à l'entrée du chemin qui montait au château, une robe bleue et une coiffe blanche qu'elle croyait bien reconnaître. Que faisait Pâquerette, assise sur la vieille borne romaine ? Elle avait l'air d'attendre.

Mais quoi ?

Brusquement, Sara poussa une exclamation étouffée. Une troupe de cavaliers venait d'apparaître à l'épaulement du chemin. Ils étaient une vingtaine, portant des justaucorps de cuir couverts de plaques de métal qui luisaient faiblement sous la lumière pauvre. En tête chevauchait une silhouette noire qui fit battre le cœur de la bohémienne sur un rythme accéléré. Cet homme, tout de noir vêtu, si grand, si maigre !... Sara hésitait encore mais, quand elle vit que le cavalier s'arrêtait pour parler à Pâquerette, que celle-ci faisait un geste en direction de sa maison, qu'elle paraissait donner des explications, Sara n'hésita plus. L'homme noir, c'était Garin...

Garin que la maudite sorcière avait dû faire prévenir ! Le sang de Sara ne fit qu'un tour. Malgré la bonne envie qu'elle avait de foncer sur Pâquerette pour lui administrer la raclée méritée par si noire trahison, la bohémienne ne perdit pas une seconde, s'en remettant à Landry de punir plus tard la mauvaise hôtesse. Posant la claie et les pains sur la margelle du puits voisin, elle fit demi-tour et prit sa course vers la mai son, laissant voler derrière elle les grandes ailes noires de sa cape.

Chez Pâquerette, Catherine s'apprêtait à écumer la soupe quand elle vit Sara entrer en trombe et nota sa pâleur.

— Que se passe-t-il donc encore ?

Sans répondre, Sara bondit sur une mante accrochée à un clou, en enveloppa Catherine et l'entraîna au-dehors par la petite porte qui donnait directement sur l'étable.

— Il faut fuir ! fit-elle haletante. Garin !... Il arrive ! Pâquerette a dû le prévenir ! Elle le ramène ici...

Tout de suite l'affolement saisit Catherine, lui coupant les jambes.

— Fuir, mais où ? s'écria-t-elle les larmes aux yeux, épouvantée à la pensée de ce qui l'attendait si Garin remettait la main sur elle. En un kaléidoscope effrayant repassèrent devant ses yeux la chambre du donjon, la litière de paille, la chaîne, le carcan, les cadavres des deux brutes qui la gardaient.

— Ce n'est pas le moment de faiblir ! gronda Sara. Il faut fuir, tu m'entends, il y a la forêt... Courons !...

Saisissant fermement par la main la jeune femme défaillante, elle l'entraîna sans même oser regarder derrière elle. La peur rendit brusquement à Catherine toute sa vaillance. En quelques secondes, elles eurent atteint la lisière du bois, s'y enfoncèrent. Instinctivement, Sara reprenait le sentier qu'elle avait suivi l'autre nuit, sur les talons de Pâquerette. Elle espérait retrouver la caverne secrète où, elle en avait la ferme conviction, Pâquerette n'oserait pas entraîner Garin et ses hommes d'armes par crainte du bûcher que lui vaudrait immanquablement la découverte de la statue à tête de bouc.

Il fallait, à tout prix, atteindre cet asile. Cela permettrait, du moins, de parer au plus pressé. Se retournant, tandis que Sara l'entraînait, Catherine vit que le danger était encore plus grand qu'elle ne le croyait. A travers les rayures sombres des arbres, elle distinguait des silhouettes d'hommes qui mettaient pied à terre devant la maisonnette de Pâquerette. Elle entendait les hennissements des chevaux...

— Plus vite ! souffla Sara. Plus vite !...

C'était malaisé. Le chemin montait et les pluies récentes l'avaient rendu extrêmement glissant. Et puis la vue de ces soldats glaçait Catherine de terreur. Un ressaut de rochers derrière lequel tournait le sentier à peine tracé lui déroba cette perspective inquiétante. Elle redoubla d'efforts. Le danger était encore si proche que l'on pouvait entendre les voix fortes des hommes d'armes. Un cri de Pâquerette les domina :

— Dans le bois... elles ont dû s'y cacher !

Une autre voix vint et c'était celle de Garin :

— Allez-y !... Séparez-vous en plusieurs groupes !

— Le jour où je rattraperai cette Pâquerette, grogna Sara, elle s'en souviendra ! Quittons le sentier. Je crois que j'ai trouvé...

En effet, elle apercevait en haut de la montée un amoncellement de roches grises qui, selon elle, devaient receler la caverne souterraine. Rester sur le sentier était dangereux. Elle obligea Catherine à passer à travers les arbres sur le tapis de feuilles pourries qui ne garderait pas de traces. Mais cet itinéraire les obligeait à escalader quelques rochers et Catherine n'en pouvait déjà plus. Elle glissa sur une roche humide couverte de mousse, se heurta douloureusement le genou et serra les dents pour ne pas crier. Sara était déjà à côté d'elle et l'empoignait sous les aisselles pour l'aider à se relever.

Ecoute ! fit la bohémienne pour galvaniser son courage. Ils sont déjà sous le couvert. Le salut est là-haut, mais il faut l'atteindre !

La farouche volonté de Sara jointe à la terreur qu'éprouvait Catherine en entendant les pas des soldats écraser les feuilles du sous-bois l'obligèrent à fournir un ultime effort. Un dernier obstacle se dressait devant elles, un rocher au-dessus duquel apparaissait la faille salvatrice. Elle s'arc-bouta sur la pierre mouillée, s'accrocha des deux mains à un roncier qui lui déchira les doigts et se retrouva en haut. Il était temps : entre les branches à peine bourgeonnantes, on pouvait voir luire les casques des soldats. Sara jeta Catherine plutôt qu'elle ne la fit entrer dans le couloir rocheux, mais en prenant bien soin d'effacer la trace de leurs pas dans la boue de l'entrée avec une branche d'arbre. Il faisait moins noir que la bohémienne ne l'avait craint dans le boyau de terre et de pierre. De petites anfractuosités laissaient filtrer la lumière du jour et les deux femmes purent s'enfoncer profondément. Elles parvinrent sans encombre à la grande caverne où un peu de jour tombait d'un trou garni de ronces, foré dans la voûte. Il y régnait une obscurité relative à laquelle les yeux s'habituaient aisément. Et, quand Catherine découvrit la statue à tête de bouc, Sara eut tout juste le temps de lui appliquer la main sur la bouche pour l'empêcher de crier.

— Tais-toi ! Ils ne sont pas loin, chuchota-t-elle. Ici, je ne pense pas que Pâquerette osera les conduire. Elle risquerait trop gros...

Les yeux dilatés de Catherine contemplaient l'ignoble dieu du mal comme elle eût regardé un fantôme. Jamais encore elle n'avait vu chose semblable et elle n'était pas loin de craindre l'asile découvert par Sara autant que ses poursuivants.

— Qu'est-ce que cela ? fit-elle en dirigeant vers l'idole un doigt tremblant.

— Satan ! fit Sara brutalement. Et cette caverne est le lieu ou se rassemblent les sorciers de Mâlain. L'autre nuit, j'ai suivi notre amie Pâquerette jusqu'ici. Mais, tais-toi... j'entends des voix, ils ne sont pas loin.

En effet, les soldats approchaient mais dans leur position, au centre d'un amas rocheux, les deux fugitives ne pouvaient pas déterminer avec certitude l'endroit où ils se trouvaient. Ils semblaient très près puis tout à coup plus éloignés. Serrées l'une contre l'autre, Sara et Catherine retenaient leur souffle. Les battements désordonnés de son cœur emplissaient les oreilles de la jeune femme d'un bruit d'orage.

— S'il me reprend, je me tuerai, Sara... je jure que je me tuerai, murmura-t-elle avec un désespoir si farouche que Sara lui serra le bras pour la calmer.

La bohémienne devinait la terrible tension éprouvée par son amie. S'il fallait encore longtemps guetter ces bruits du dehors, Catherine était capable de se mettre à hurler comme un animal acculé dans un trou. Mais Sara, malgré tout son empire sur elle- même, fut à deux doigts d'en faire autant en voyant une forme noire sortir de derrière la statue de bois.

— Ne restez pas là, dit calmement l'homme qui venait d'apparaître et dont on ne pouvait distinguer le visage dans cette ombre. Venez avec moi...

Les deux femmes étaient trop terrifiées pour pouvoir articuler un seul mot. Quand l'homme s'approcha d'elle et qu'elle put mieux le voir, Sara eut un mouvement de recul instinctif parce qu'elle venait de reconnaître la barbe blanche et le nez busqué de Gervais, le chef des sorciers. Il dut sentir l'effet qu'il produisait, car il hocha la tête, saisit avec une irrésistible autorité la main de la gitane.

N'ayez donc pas peur ! Suivez-moi en confiance. Gervais n'a jamais livré quiconque se réfugiait sous son toit.

— C'est possible, fit Sara froidement, récupérant d'un coup tout son aplomb. Mais, pour m'en convaincre mieux, dites-moi ce que vous avez fait des cheveux que Pâquerette vous a confiés l'autre nuit... ceux que vous avez cachés sous votre robe.

— Mon neveu les a emportés à Dijon. Ils ont été remis au seigneur de Brazey comme preuve que sa femme était bien cachée au village, fit-il calmement.

— Et vous osez me le dire ? s'indigna Sara. Et vous croyez que je vais vous suivre maintenant, vous confier mon sort et celui de ma maîtresse ?

— Vous n'avez pas le choix ! Et d'ailleurs, les choses sont différentes.

Libre à Pâquerette de trahir les lois sacrées de l'hospitalité, de livrer l'hôte venu sous son toit chercher refuge. Elle est venue me demander secours contre une ennemie, je lui ai accordé ce secours. Aujourd'hui, c'est vous qui prenez asile dans ma demeure. Car c'est ici que j'habite. Vous m'êtes sacrées et je vous sauverai si je le puis. Venez-vous ? La haine de Pâquerette est si forte qu'elle ira peut-être jusqu'à conduire les soldats dans cette salle.

Catherine avait écouté sans comprendre la courte conversation de Sara et du vieillard. Mais comme elle voyait Sara hésiter encore, elle s'écria :

— Il faut le suivre ! Rien ne peut être pire que ce qui nous attend si nous sommes reprises.

— Et s'il te livre ?

Le regard de Catherine croisa celui de Gervais. Ce qu'elle y lut dut la satisfaire car elle affirma :

— Il ne me livrera pas. Je crois en lui. Ma vie ni ma mort n'importent à un homme de cet âge qui a choisi de vivre ici, au cœur de la nature.

— Je te remercie, jeune femme ! Tu as raison, fit gravement Gervais.

Il guida les deux femmes derrière la statue où un passage s'ouvrait, un long boyau étroit qui communiquait avec une autre salle où il avait, de toute évidence, son logis. Un logis bien étrange et meublé plus que sommairement d'une paillasse et de quelques escabeaux autour d'une table où s'entassaient des objets hétéroclites. De gros livres poussiéreux occupaient un coin, auprès d'un fourneau allumé. Une bizarre odeur de soufre et de fumée emplissait cet antre éclairé par des trous dans le rocher et par le feu flambant dans le fourneau. Gervais fit asseoir ses visiteuses puis versa dans deux écuelles des portions d'une soupe épaisse qui cuisait dans une marmite sur le fourneau.

— Mangez, dit-il. Ensuite vous vous reposerez jusqu'à la nuit. Quand l'obscurité reviendra, je vous conduirai par un chemin connu de moi assez loin de Mâlain pour que les archers ne vous retrouvent pas.

Catherine, au passage, saisit la main qui lui offrait la nourriture et la serra un instant dans les siennes.

— Comment pourrais-je vous remercier de ce que vous faites ?

Un mince sourire éclaira le visage sévère du vieillard.

— En venant éteindre mon bûcher le jour où il plaira au prévôt ducal de me faire griller. Mais j'ai bon espoir de finir ma vie ici, au sein de la terre mère... Mange, petite, et dors ensuite. Tu en as grand besoin.

Catherine était si lasse qu'elle ne demandait pas autre chose. Sa soupe expédiée, elle s'étendit sur la paille et s'endormit aussitôt. Gervais se tourna vers Sara.

— Et toi ? Ne feras-tu pas comme elle ? As-tu moins de confiance ?

J'ai autant de confiance, fit Sara tranquille ment, mais je n'ai pas sommeil.

Causons, si tu n'as rien de mieux à faire.

Quand la nuit fut tombée et que la lune monta dans le ciel, .Gervais réveilla Catherine, lui donna une nouvelle portion de soupe, tandis que lui-même et Sara mangeaient à leur tour. Puis, s'enveloppant d'une cape noire, il saisit un bâton, jeta des cendres sur son feu.

— Venez, maintenant. Le moment est venu.

Bien longtemps Catherine devait se souvenir de cette marche nocturne à travers la vieille forêt. La peur l'avait quittée. Tout était si calme autour d'elle ! A travers les branches, elle pouvait voir la lune qui fuyait de nuage en nuage, déversant sa lumière bleutée sur toutes choses. La paix des bois était profonde et les hauts fûts des arbres formaient comme les colonnes de quelque cathédrale mystérieuse au fond de laquelle éclatait le cri d'une bête en chasse ou le vol rapide d'un oiseau. La hache du bûcheron n'avait pas encore taillé dans la vieille sylve primitive qui avait gardé toute sa splendeur sauvage et vierge. Des chênes énormes, de noirs sapins dont les jupes piquantes traînaient jusqu'à terre s'y entremêlaient avec des ressauts rocheux habillés de ronces et de mousse. Parfois, la chanson d'une source se faisait entendre, mais le vivant silence était si merveilleusement apaisant que Catherine retenait sa respiration pour ne pas le troubler. Elle marchait derrière Gervais qui allait lentement, au pas lourd et mesuré des paysans économes de leur souffle. Derrière elle, Sara fermait la marche et la jeune femme ne se posait même pas de questions. Où Gervais les conduisait- il ?

Qu'allait-elle devenir? Autant de choses qui n'avaient, pour le moment, aucune importance. L'important, c'était d'être libre, de se sentir en sûreté. Et Catherine eût marché des heures et des heures ainsi, derrière le grand vieillard. Gervais avançait sans jamais hésiter, droit devant lui, à travers la forêt sans même se soucier des sentiers. Il semblait connaître chaque pierre, chaque arbre et marchait hardiment. De temps en temps un chevreuil, un daim ou un sanglier croisaient la route des trois voyageurs. L'animal sauvage s'arrêtait parfois, comme s'il reconnaissait le vieillard. Il était, parmi les habitants de la forêt, comme un pasteur au milieu de ses troupeaux.

Dans toutes les fibres de sa chair, Catherine sentait le prochain printemps gonfler la terre d'une vie nouvelle, avec une acuité qui venait peut-être du fait qu'elle-même attendait un enfant. Le renouveau se dessinait dans l'odeur puissante de la glèbe mouillée, dans l'éclatement encore timide des bourgeons sur la rudesse noire des branches, dans le cri plus rauque des bêtes appelées par l'amour.

A la pointe du jour, Catherine et ses compagnons se trouvèrent devant une étroite rivière qui roulait des flots tumultueux entre des croupes rocheuses, chevelues d'arbres. Dans le bouillonnement neigeux de l'eau, de grosses pierres grises traçaient un gué.

— Voici le Suzon ! dit Gervais en désignant le ruisseau de son bâton.

C'est là que je vous abandonne. Quand vous l'aurez traversé, vous piquerez droit au nord. À deux lieues d'ici, environ, vous trouverez l'abbaye de Saint-Seine, lieu d'asile s'il en est. Le prieur en est messire Jean de Blaisy. Il est homme de bien et de grande charité. Il vous accueillera.

Cette suggestion ne semblait pas agréer beaucoup à Catherine. Elle objecta que l'abbé de Saint-Seine était possesseur du château de Mâlain, qu'il l'avait prêté à Garin pour l'y enfermer. Mais Gervais rétorqua : Je gagerais que messire Jean ignorait à quelles fins le Grand Argentier destinait son domaine. Plus que certainement, Garin de Brazey le lui a emprunté sous un prétexte. Tu peux te rendre sans crainte à Saint-Seine.

Serais-tu la pire ennemie de sa famille que Jean de Blaisy t'accueillerait sans hésiter. Pour lui, le -malheureux qui vient s'agenouiller au seuil de son église est l'envoyé de Dieu lui-même et le duc en personne n'oserait venir lui arracher son hôte. Va, te dis-je. Tu ne peux continuer à courir les chemins. Il te faut un port de salut. À Saint-Seine tu ne craindras rien...

Catherine réfléchissait. La longue marche nocturne l'avait fatiguée car on avait parcouru deux bonnes lieues en terrain difficile. Mais peu à peu son visage s'éclaira. Elle se souvenait maintenant que ce Jean de Blaisy était le cousin d'Ermengarde et cela lui rendait confiance. Et puis Gervais avait raison en disant qu'elle ne pouvait errer ainsi pendant des jours et des jours.

La trahison de Pâquerette pouvait se reproduire. Garin était riche. Quelques sacs d'or ne lui coûteraient pas pour reprendre sa victime. Elle tendit la main au vieillard.

— Tu as raison. J'irai à Saint-Seine. Mais toi, si tu vois revenir au village un jeune homme vêtu de vert, un chevaucheur de la Grande Écurie...

— Je sais, coupa Gervais brusquement, l'amant de Pâquerette. Je lui dirai où tu es. Car il doit revenir te chercher, n'est-ce pas ?

— Il doit revenir, en effet. Maintenant, je veux te dire merci. Je n'ai rien pour te prouver ma gratitude, mais plus tard, peut-être, je pourrai le faire et...

Gervais lui coupa la parole d'un geste sec.

— Je ne te demande rien et ne veux rien. En te sauvant, j'ai seulement réparé le mal que Pâquerette m'avait fait commettre. Nous sommes quittes.

Je te souhaite d'être heureuse.

Ayant dit, le vieillard s'éloigna rapidement, revenant sur ses pas. Catherine et Sara virent sa silhouette imposante se dissoudre parmi les arbres. Elles se retrouvèrent seules auprès du ruisseau tumultueux.

— Allons ! fit seulement Sara.

Et, la première, elle s'engagea dans le chemin de pierres qui franchissait les eaux blanches. Le passage du gué s'effectua sans encombre. Parvenues sur l'autre rive, les deux femmes mangèrent un peu de pain que Gervais leur avait remis, burent de l'eau du ruisseau et se trouvèrent prêtes à se remettre en marche. Sara coupa deux fortes branches avec le couteau qu'elle avait toujours sur elle, en fit deux bâtons et donna l'un à Catherine.

— Nous avons encore deux lieues à faire et le chemin est difficile, dit-elle. Lentement, l'une derrière l'autre, elles commencèrent à remonter la pente du val du Suzon en direction de Saint-Seine. Le soleil se levait, le premier vrai soleil depuis tant de jours. Bientôt ses rayons enveloppèrent la terre encore transie d'une belle couleur dorée qui magnifiait toutes choses.

Quelques heures plus tard, au creux profond d'un plissement du plateau de Haute Bourgogne où courait une petite rivière, Catherine et Sara, exténuées mais heureuses, découvraient les grands toits gris de l'abbaye de Saint-Seine, la haute tour carrée couronnée d'échafaudages de l'église abbatiale et, tout auprès, comme une couvée de poussins auprès d'une mère poule grise et blanche, le moutonnement doux des toits brunis d'où s'échappaient de minces panaches de fumée.

— Nous sommes arrivées, fit Sara. Il était temps, je n'en pouvais plus !

Elles descendirent le versant pelé du coteau, les yeux fixés sur la tour que les ouvriers abandonnaient. Les cloches appelaient les moines à quelque office, égrenant dans l'air calme leurs notes hautes et graves. Malgré un peu de repos pris vers le milieu du jour, Catherine ne sentait plus ses pieds. Les souliers qu'elle tenait de Pâquerette avaient plus d'un trou et chaque pas lui causait une souffrance. Mais la terreur de Garin était plus forte que toutes les douleurs. Elle courait presque, malgré l'écrasante fatigue, en dévalant la pente qui menait au couvent, avide du refuge des hauts murs et d'un peu de paille où s'étendre.

Une demi-heure plus tard, les deux fugitives s'écroulaient plutôt qu'elles ne s'agenouillaient devant le vantail de chêne noir armé de fer de la porterie.

Les femmes du village avaient regardé avec méfiance ces deux créatures aux vêtements déchirés par toutes les ronces de la grande forêt, aux visages salis et tirés par la fatigue. On s'attroupait, on les regardait et à travers les rues du village on les suivait. Des gamins déjà ramassaient des pierres pour les leur jeter. Catherine sentit la menace qui pesait sur elle et sur Sara. On n'aimait pas les vagabonds dans cette bourgade riche, aux poulaillers bien garnis, aux jardins bien entretenus. Et Sara avec ses cheveux bleus, son teint bistré n'inspirait pas confiance. La peur, toujours latente au fond de son âme depuis son enlèvement, s'enfla en Catherine comme un vent de tempête. Elle se pelotonna contre Sara, baissant la tête pour éviter la première pierre qu'un gamin aux joues rouges lançait déjà. Elles étaient prises entre les paysans qui les entouraient et la porte close de l'abbaye vers laquelle elles tournaient des yeux affolés. Derrière la petite fenêtre étroite de la tour, Sara crut voir la tête rase d'un moine. Entourant les épaules de Catherine d'un bras, elle cria d'une voix enrouée :

— Asile... Pour l'amour de Dieu ! Asile !

Une autre pierre tomba. Mais, lentement, le lourd portail tournait sur ses gonds. La silhouette austère d'un moine en robe noire, un scapulaire sur les épaules, apparut. La troisième pierre lancée contre les deux femmes vint rouler à ses pieds. Il la repoussa de sa sandale, laissant peser sur les gamins et les commères un regard sévère, puis s'approcha du groupe lamentable et terrorisé que formaient Catherine et Sara dans les bras l'une de l'autre.

— Entrez ! fit-il d'une voix grave. L'asile vous est ouvert !

Mais cette ultime frayeur avait eu raison de la résistance de la jeune femme. Il fallut l'emporter, évanouie, jusqu'à la maison des hôtes du monastère.

Jean de Blaisy, abbé de Saint-Seine, était bien tel que Gervais l'avait décrit : d'une charité sans limite. Deux femmes avaient demandé asile, il leur accordait sans condition le refuge de son monastère. Mais en apprenant que l'une des deux mendiantes admises à la maison-Dieu, enclose dans l'abbaye pour le réconfort du pèlerin et les soins aux malades, demandait à lui parler, il montra quelque étonnement. Malgré la tonsure et la bure noire qui le vêtait, il demeurait un homme de haute naissance et n'était pas complètement parvenu à se défaire d'un sentiment de distance envers les gens de basse caste, les misérables, dont, cependant, au jour du Jeudi Saint, il lavait lui-même les pieds, humblement agenouillé dans la poussière. Pourtant, comme l'étrangère se réclamait de sa cousine Ermengarde de Châteauvillain, il donna l'ordre qu'elle fût conduite à l'église où il la rencontrerait, le lendemain matin, après avoir dit sa messe.

Tandis qu'il achevait l'office divin, Catherine s'était tapie contre l'une des pierres tombales dressées le long du mur et attendait patiemment. Quand elle vit s'avancer vers elle le grand moine-seigneur, si imposant dans l'austère froc noir d'où émergeait une tête étroite cerclée d'une mince couronne de cheveux gris et dont le profil était celui d'un oiseau de proie, elle tomba à genoux mais ne baissa pas la tête. Debout devant elle, les mains dans les manches de sa robe, l'abbé considéra avec attention le visage menu entre les lourdes nattes blondes.

— Vous avez demandé à me parler, dit-il. Me voici, parlez !

— Très Révérend Père, fit Catherine sans quitter sa posture de suppliante, je vous dois la vie. Hier, vous avez permis que les portes de cet asile s'ouvrissent devant deux femmes traquées, poursuivies. C'est cette protection que je veux vous demander de me continuer, au nom de votre cousine.

Un sourire sceptique étira les lèvres minces de Jean de Blaisy. Il ne pouvait se défendre de trouver outrecuidante cette paysanne en haillons qui se réclamait de l'une des plus hautes dames de la province, encore qu'elle le fît en termes choisis et que sa distinction fût indéniable.

— Vous connaissez Madame de Châteauvillain ? Vous m'étonnez...

— Elle est mon amie... ma meilleure amie. Révérend Père, vous ne m'avez demandé ni mon nom ni d'où je viens. Je vous dois ces deux marques de confiance. Je m'appelle Catherine de Brazey, j'étais dame de parage de feu la duchesse Marguerite. C'est là que j'ai connu Ermengarde. Et si vous me voyez ainsi, fugitive, en haillons, c'est parce que je fuis l'affreuse prison où mon mari m'avait jetée... dans le donjon de votre château de Mâlain...

L'abbé fronça les sourcils. Se penchant, il releva Catherine, puis, s'apercevant que quelques femmes du village, venues entendre la messe, regardaient de ce côté avec curiosité, il l'entraîna vers la sacristie.

— Venez par ici. Nous serons mieux pour parler.

Dans l'étroite pièce qui sentait l'encens, l'huile sainte et le linge amidonné, il la fit asseoir sur un tabouret, prit place dans un banc à haut dossier après avoir renvoyé d'un geste les moinillons qui s'activaient à ranger les ornements.

— Racontez-moi votre histoire. Et d'abord, pourquoi avez-vous été enfermée à Mâlain ?

Lentement, en pesant bien ses mots pour ne pas risquer d'être prise pour une folle, Catherine raconta son aventure. L'abbé, le menton appuyé sur la paume de sa main, l'écouta jusqu'au bout sans l'interrompre. L'histoire était fantastique, mais la femme qui parlait avait, dans ses yeux violets, une flamme de sincérité qui ne trompait pas.

— Je ne sais plus que faire, dit enfin Catherine lorsqu'elle eut terminé son récit. Je dois à mon mari de le suivre et de lui obéir. Mais revenir chez lui c'est aller à la mort. Il me renfermera dans une geôle plus profonde, plus terrible encore, dont je ne pourrai sortir. Le duc seul...

L'abbé posa vivement sa main sèche sur celle de Catherine et l'interrompit:

— N'ajoutez rien, ma fille. Vous devez bien comprendre que vos relations adultères avec le duc ne sauraient trouver secours auprès de moi. Je reconnais que votre cas est difficile à trancher pour un prêtre. Votre époux a tous droits sur vous et, s'il vous réclame, je n'ai pas celui de vous refuser.

Mais, d'autre part, vous êtes en danger de mort et vous avez réclamé l'asile...

Il s'était levé, arpentait lentement les dalles blanches de la sacristie.

Catherine suivait avec angoisse cette promenade monotone.

— Ne me livrez pas, mon Père, je vous en supplie ! Si vous avez quelque pitié pour une femme malheureuse, ne laissez pas Garin me reprendre !

Songez que je porte un enfant, qu'il veut tuer cet enfant.

— Je sais !... Écoutez, je ne puis prendre de décision en quelques minutes. Il me faut réfléchir, examiner dans le calme ce qu'il convient de faire pour régler ce difficile problème. Je vous ferai savoir ce que j'ai décidé.

En attendant, demeurez ici, en paix. Je ferai donner des ordres pour que vous et votre suivante soyez séparées des malades de notre maison Dieu et installées dans une chambre convenable...

— Mon Père... commença Catherine aussi peu rassurée que possible.

Mais il l'arrêta d'un geste, traça sur sa tête un signe de croix qui l'obligea à se courber.

— Allez en paix, ma fille ! Vous êtes dans la main de Dieu. Cette main ne se peut tromper.

Il n'était pas possible de poursuivre l'entretien. Catherine n'insista pas mais, en rejoignant Sara, elle était plus angoissée qu'elle ne voulait le laisser paraître. Si l'abbé décidait qu'il lui fallait suivre son mari, rien, elle en avait l'absolue certitude, ne pourrait la sauver d'un sort pire que la mort. Or, un prêtre pouvait-il séparer ce que Dieu avait uni ? Pouvait-il sous le prétexte de l'asile refuser à un époux de reprendre sa femme légitime ? De plus, Catherine n'était pas bien sûre qu'il eût accordé pleine créance à son récit. Il ne la connaissait pas, ne pouvait savoir si elle n'était pas l'une de ces femmes perverties dont la vie dissolue est la honte des familles et les oblige parfois à prendre de sévères mesures. Elle regretta de ne pas l'avoir supplié d'écrire à Ermengarde pour lui demander une garantie...

Mais sans doute Jean de Blaisy cachait-il derrière ses traits austères plus de finesse que Catherine ne le supposait, car le lendemain soir la grande porte de l'abbaye s'ouvrit à l'appel d'une sonnerie de trompettes. Une cavalcade s'engouffra dans la première cour en soulevant un nuage de poussière. En tête, sur un immense cheval blanc d'écume, agitant au bout de sa main gantée un fouet à manche d'or, galopait une grande femme vêtue de rouge et de noir qui faillit se rompre le cou en sautant à bas de sa monture.

Ermengarde de Châteauvillain en personne !

Avec des cris de joie, la bouillante comtesse se jeta dans les bras de Catherine qui l'avait reconnue et accourait. Elle riait et sanglotait tout à la fois, tellement émue que, dans son désarroi, elle embrassa Sara aussi vigoureusement que Catherine elle-même. Puis, revenant à son amie :

— Petite misérable ! s'écria-t-elle. Où diable étiez-vous passée ? Je me suis rongé les sangs pendant des jours et des jours. Mordiable !...

— Je vous serais très reconnaissant de ne pas jurer comme un capitaine de routier quand vous franchissez le seuil de mon monastère, Ermengarde, coupa derrière elle la voix paisible et distinguée de l'abbé de Blaisy qui arrivait à son tour, prévenu de l'entrée tumultueuse de sa cousine. Je ne pensais pas, en vous envoyant ce message, que vous nous feriez l'honneur d'une visite particulière. Vous m'en voyez ravi cependant...

La majesté du prieur ne devait pas impressionner beaucoup Ermengarde car elle lui rit au nez sans cérémonie.

— Vous n'avez pas honte de mentir de la sorte, Jean ? Vous, un moine ?

Vous n'êtes pas ravi du tout de me voir. Je fais trop de bruit, je tiens trop de place et je perturbe toujours votre vie tranquille. Mais le cas était grave et, autant vous le dire tout de suite, vous allez encore être perturbé !

— Parce que ? fit l'abbé avec un haut-le-corps.

Parce qu'avant de rendre cette pauvre enfant à sa brute d'époux, il vous faudra me passer sur le corps, mon ami, acheva tranquillement Ermengarde en ôtant ses gants de cheval et en tirant de son aumônière un immense mouchoir de soie brodée dont elle s'épongea le visage avec énergie.

Maintenant, faites- nous donc servir à dîner car je meurs de faim, moi ! Et j'ai à parler avec Catherine.

Ainsi mis en demeure par sa terrible cousine, Jean de Blaisy se retira en soupirant. Il allait franchir la porte cintrée qui menait de la grand-cour à son logis, quand Ermengarde le rappela.

— N'oubliez pas, cousin, si Garin de Brazey se présente à votre porte, vous fermez cette porte et vous refusez de le laisser entrer.

— Je n'en ai pas le droit, je le crains !

— Vous le prendrez ! Vous ferez ce que vous voudrez, vous armerez s'il le faut vos bénédictins et nous soutiendrons un siège en règle si besoin est, mais retenez bien ces deux choses : d'abord le droit d'asile est inviolable, pour qui que ce soit. Même le roi ne saurait passer outre. Ensuite... la meilleure manière de vous faire un mortel ennemi de Philippe de Bourgogne sera de remettre Madame de Brazey à son aimable époux.

— Ermengarde, vous êtes insupportable ! fit aigrement l'abbé en haussant les épaules. Soutenir un siège ! Comme vous y allez !

Ce que l'abbé avait pris pour une boutade d'Ermengarde n'allait cependant pas tarder à prendre les couleurs d'une cruelle réalité. À l'heure où les bénédictins, revenus des champs à l'appel de l'Angélus, se rangeaient deux par deux sous les arches romanes du cloître et entonnaient un chant à la gloire de Dieu, à l'heure où le frère portier repoussait les grands vantaux de la porte charretière, roulant sur leurs gonds avec un bruit de tonnerre et où Ermengarde, Catherine et Sara se disposaient à aller prier à la chapelle, un terrible cortège entra dans Saint- Seine et s'avança jusqu'à la porte de l'abbaye.

C'était une troupe de soudards, armés jusqu'aux dents de longues lances, de larges épées solides et de haches, montés sur de lourds chevaux capables de porter cent livres de fer en plus de leur cavalier. Les hommes étaient de mauvaise mine et appartenaient visiblement à l'une de ces bandes de routiers dont il était facile de se procurer, alors, les services pourvu que l'on eût la bourse pleine. Gens de sac et de corde, sans foi ni autre loi que l'or et la ripaille, qui portaient le crime inscrit sur chaque trait de leurs figures brutales. Leurs casaques de cuir, protégées de plaques de fer aux endroits vulnérables, montraient des taches de sang séché, des traces de brûlures et leurs casques de bon acier étaient bosselés à maints endroits, mais ils offraient un aspect redoutable, si effrayant que, sur leur passage, les gens de Saint- Seine se barricadèrent en hâte, entassant derrière leurs portes les meubles les plus lourds, priant Dieu de leur épargner la colère de ces gens.

La troupe avait débouché si subitement dans la vallée que nul n'avait pu donner l'alarme et que l'on n'avait pas eu le temps de chercher refuge à l'abbaye comme cela se faisait au temps jadis, au temps des Grandes Compagnies qui traînaient après elles le meurtre, le viol et l'incendie. L'effet de surprise avait joué à plein. Endormis dans la paix prospère que leur valait la sage administration de leur duc, les Bourguignons en général et les gens de Saint-Seine en particulier avaient oublié le chemin du sûr refuge de jadis.

Tapis derrière leurs étroites fenêtres, les paysans regardèrent défiler dans le crépuscule l'effrayante troupe.

En tête chevauchaient deux hommes. L'un était vêtu à peu près comme le reste de la bande, mais l'expression arrogante de sa figure et la chaîne d'or pendue sur sa poitrine indiquaient qu'il en était le chef. L'autre était Garin.

Tout de noir vêtu à son habitude, le chaperon enfoncé sur les yeux, un manteau noir l'enveloppant jusqu'au cou, il avançait sans rien regarder de ce qui se passait autour de lui. Mais, ce qui terrifia le frère-portier en voyant la troupe monter vers l'abbaye, ce furent les deux prisonniers que traînaient les chevaux de tête. Deux lambeaux humains encore doués de vie titubaient, enchaînés aux selles de Garin et de son compagnon : un homme et une femme. Tous deux avaient été traités avec une atroce barbarie. Les longs cheveux blonds de la femme, souillés de sang et de poussière, cachaient mal son corps nu, zébré de coups de fouet. L'homme était un vieillard comme l'attestaient ses cheveux et sa barbe blanche. Il portait une longue robe noire en lambeaux qui laissait voir ses jambes maigres, ses pieds nus. Ses membres portaient des traces de brûlures au fer rouge. De longues traînées de sang séché traçaient des rigoles sur les figures des deux suppliciés. On leur avait crevé les yeux...

Tout courant, épouvanté de voir la bande faire halte devant la porte de l'abbaye, le frère-portier s'en alla prévenir le père-abbé qui commençait l'office du soir à la chapelle et qui accourut. Ermengarde, Catherine et Sara, mues par le même pressentiment, le suivirent ainsi qu'une bonne partie des moines.

Quand ils parvinrent aux créneaux dominant le grand portail, Ermengarde d'un geste brusque, rejeta Catherine derrière son large dos, laissant Jean de Blaisy s'avancer seul. La nuit était presque tombée mais, au-dehors, les routiers avaient allumé des torches qui jetaient sur leur groupe et sur leurs misérables prisonniers une lueur sanglante.

— Que voulez-vous ? lança l'abbé d'une voix rude. Que signifient ces armes, cet homme et cette femme torturés ?

— Que signifie, seigneur abbé, cette porte fermée ? répondit une voix que Catherine reconnut avec un frisson.

L'attrait de la peur fut plus fort en elle que la peur même. Tendant le cou, elle regarda entre Ermengarde et le merlon auquel la comtesse s'appuyait, vit la figure pâle de Garin éclairée par les lueurs d'incendie. De son mari, son regard glissa sur les deux victimes aveugles qui s'étaient laissées tomber sur le sol, plus qu'à demi mortes. Malgré le sang qui maculait leur visage, elle les reconnut avec un cri rauque qui s'étrangla dans sa gorge : c'étaient Pâquerette et Gervais ! Sara, rapide comme l'éclair, étouffa ce cri sous sa main, tirant Catherine en arrière d'un bras énergique. Un silence profond s'était fait sur le village et le vallon. La voix calme de l'abbé en prit une résonance plus profonde :

— Ma porte se ferme chaque fois que le soleil se couche, dit-il, Es-tu donc un tel mécréant pour ignorer les coutumes des maisons de Dieu ?

— Je ne les ignore pas. Je désire seulement entrer.

— Pour quoi faire ? Demandes-tu l'asile ? J'en doute à te voir ainsi entouré. Les armes des hommes doivent tomber au seuil du Seigneur. Si tu veux entrer, Garin de Brazey, tu entreras... mais seul !

Le compagnon de Brazey prit la parole. Sa voix éraillée passa comme une lime sur les nerfs tendus de Catherine.

— Pourquoi me refuserais-tu l'entrée, moine ? Je suis le Bègue de Pérouges.

Je le sais, fit Jean de Blaisy sans s'émouvoir. Je t'ai reconnu et je connais le chemin de sang qui est le tien : les femmes égorgées, les enfants embrochés et les villages en flammes ont depuis longtemps crié vers le ciel contre toi.

Tu es une bête puante et les bêtes puantes n'entrent pas ici ! Jette tes armes, couvre ta tête de cendres et demande pardon à Dieu. Alors seulement tu entreras. Je reconnais ta marque à ces deux malheureux que tu traînes à ta suite. Si tu veux que je t'écoute, laisse mes frères les recueillir.

L'autre eut un gros rire insultant.

— Tu perds ta pitié, moine ! Deux sorciers adorateurs de Satan, des traîtres de surcroît ! Seul le bûcher peut leur convenir !

Mais Garin s'impatientait de cette discussion. Il éleva la voix, se dressant debout sur ses étriers.

— Trêve de bavardages, sire abbé ! Je suis venu te réclamer ma femme, Catherine de Brazey qui se cache dans ton abbaye. Rends-la-moi et nous passerons notre chemin. Je te promets même d'égorger sur l'heure et sans souffrances ces deux misérables qui l'ont cachée, guidée jusqu'ici.

— Sans souffrances ? fit dédaigneusement l'abbé. As-tu perdu l'esprit, Grand Argentier de Bourgogne ? Crois-tu que ton maître te pardonnera de t'être acoquiné avec le bandit que voilà ? De quel droit viens- tu ici me parler en maître ? Oublies-tu qui je suis ? Mon sang est plus noble que le tien et je suis homme de Dieu, passe ton chemin. Ta femme, épuisée, à demi morte à cause de toi, est venue ici. Elle a invoqué le droit d'asile que tout malheureux, quel qu'il soit, est en droit de réclamer au seuil des abbayes. Et je lui ai accordé ce droit. Elle ne quittera cette maison que de son plein gré.

Malgré l'horreur où l'avait plongée le sort affreux de Pâquerette et de Gervais, Catherine ne pouvait se défendre d'admirer la fière contenance du prieur. Sa mince et haute silhouette noire se dressait sur le fond rougeoyant de la nuit éclairée par les torches. Il était debout au bord de cet abîme au fond duquel les visages haineux de Garin, du Bègue de Pérouges et de leurs hommes semblaient autant de démons vomis par l'enfer. Il était pareil à l'ange sombre du Jugement en face des réprouvés, étendant sur eux ses grandes ailes, pour rejeter ou pour accueillir.

— Je suis la Résurrection et la Vie ! murmura Sara d'une voix troublée, et Catherine comprit que sa vieille amie éprouvait la même sensation qu'elle-même.

Quant à Ermengarde, la joie et l'orgueil éclataient sur son visage. Elle était fière de l'abbé. C'était toute sa race qui parlait là, sans colère mais non sans hauteur !

— Écoute bien, Jean de Blaisy, s'écria Garin dont la voix se mit à monter, tremblante de fureur, jusqu'à un insoutenable fausset. Je te donne jusqu'à l'aube pour réfléchir. Nous allons camper ici et ne ferons aucun mal à ton village si tu te montres raisonnable... mais seulement jusqu'à l'aube. Quand le jour se lèvera, ou bien ta porte s'ouvrira pour livrer passage à ma femme, ou bien nous raserons le bourg, brûlerons ses maisons et donnerons l'assaut à ton abbaye.

C'était plus qu'Ermengarde n'en pouvait endurer. Elle bondit en avant, reçut en plein visage le reflet des flammes qui lui conféra une sauvage grandeur.

— Brûler un village, donner l'assaut à une abbaye ? Qui donc, après ces hauts faits, te sauvera de la colère de Philippe de Bourgogne, Garin de Brazey ? Crois-tu qu'il laissera ta maison debout, ton château entier, tes terres intactes et ta tête maudite sur tes épaules ? C'est le bourreau qui t'attend si tu oses lever la torche ou le glaive contre cette terre d'Église.

Garin éclata de rire.

— J'aurais dû me douter que vous étiez là, dame Ermengarde. En vérité vous veillez fidèlement sur les amours de votre maître. Le beau rôle que celui de mère maquerelle pour une Châteauvillain !

— Le beau rôle que celui de boucher pour un Brazey ! répliqua Ermengarde sans se laisser démonter. Mais, je me trompe, tu n'es pas un Brazey. On ne fait pas un cheval de bataille avec un mulet !

Le visage de Garin, malgré la couleur rouge, des flammes qui l'environnaient, parut à Catherine virer au vert. Un affreux rictus déforma sa joue blessée. Il allait hurler une injure ignoble mais le Bègue de Pérouges s'interposa :

— Assez palabré maintenant ! Tu as entendu ce que Brazey t'a dit, moine

? Ou bien tu nous livres la colombe ou bien demain ton bourg ne sera plus que cendres fumantes et ton monastère un tas de pierres. Et je te promets, moi, de te pendre, de mes mains, à la croix de ton église ! J'ai dit.

Maintenant, retirons-nous sur la place pour la nuit.

— Un instant ! coupa Jean de Blaisy. J'accepte ton défi. Demain à l'aube, je te dirai ce que j'ai décidé. Mais pour l'heure j'ai quelque chose à faire...

Il se retira, murmura quelque chose à l'oreille d'un frère qui se tenait auprès de lui et, faisant signe à Ermengarde de demeurer, il descendit l'escalier du chemin de ronde.

— Que veut-il faire ? demanda Catherine.

Ermengarde fit un signe d'ignorance. Sourcils

froncés, elle examinait la troupe menaçante qui était entassée sur le parvis en pente du monastère. Inquiète sans doute, elle appela le chef des dix hommes d'armes formant son escorte, la veille, à son arrivée. L'homme revint un instant plus tard avec ses soldats. Ils portaient tous un grand arc en bois d'if et, sur un signe de la comtesse, se postèrent chacun à un créneau, bandant les arcs.

— Je crois que je devine ce que veut faire mon cousin, expliqua-t-elle tranquillement à Catherine. Je prends mes précautions.

À cet instant, un chant religieux éclata sous leurs pieds, joint au grincement caractéristique du portail. D'un même élan, les trois femmes se penchèrent au créneau. En bas, aucun des hommes ne songeait à les regarder. Ils étaient stupéfaits par le groupe qui venait d'apparaître. Trois moines en robes noires sortaient de l'abbaye, de front, chantant à pleine voix : « Libéra me de sanguinibus, Deus, Deus salutis mea et exultabit lingua mea justitiam tuam

!... » Celui du centre portait une grande croix de chêne. Derrière eux, crosse en main, mitre en tête, recouvert jusqu'aux talons d'une grande chape brodée d'or marchait l'abbé... Il était si majestueux sous la pompe des ornements sacrés que, l'un après l'autre, les routiers mirent pied à terre, comme sous l'emprise d'un charme. Certains s'agenouillèrent. Seuls Garin et le Bègue de Pérouges demeurèrent en selle. Mais ils semblaient changés en statue. La croix et l'abbé se dirigèrent droit sur eux, approchèrent sans qu'ils bougeassent.

Du haut de la muraille, Catherine bouleversée vit Jean de Blaisy se pencher sur les misérables corps qui avaient été un homme, une femme et qui n'avaient pas encore cessé de souffrir. Maintenant que le chant des moines et les cris des hommes s'étaient tus, on pouvait distinguer leurs faibles plaintes. La main maigre de l'abbé se leva, traça un signe de croix sur les visages torturés. Catherine devina sur ses lèvres les paroles de pardon, vit à travers les larmes qui brouillaient ses yeux le geste d'absolution. Puis l'abbé s'écarta. De son ombre sortit un homme en tablier de cuir portant un couteau. Ce fut très bref. Par deux fois la lame se leva, étincela, plongea dans un cœur. Les plaintes cessèrent. Le calvaire de la petite sorcière et du grand vieillard de la forêt était terminé.

Sans un regard pour les bourreaux, l'abbé de Saint-Seine s'en retourna lentement vers son monastère. Les grandes portes se refermèrent sur lui. Les archers d'Ermengarde abaissèrent leurs armes. Un grand silence enveloppait maintenant le village menacé et le vallon plongé dans la nuit. Quand elles regagnèrent leurs chambres, Catherine pleurait sans contrainte et de grosses larmes coulaient sur les joues de la comtesse.

— S'ils avaient osé toucher à un seul cheveu de l'abbé, grogna-t-elle entre ses dents, ils n'auraient pas vécu assez longtemps pour s'en vanter ! Il y avait une flèche pour Garin, une autre pour son digne compagnon !

La nuit fut, pour Catherine, une nuit d'angoisse et de larmes. Elle était épouvantée du danger couru, à cause d'elle, par ce village et cette abbaye.

Dans son désespoir, elle voulait se livrer sur l'heure, en finir une bonne fois avec la poursuite et les terreurs. Puisque Garin, de toute manière, serait le plus fort, à quoi bon tout cela, toutes ces souffrances ? Pourquoi faire courir de nouveaux risques à d'autres innocents ? La mort affreuse de Gervais et de Pâquerette, torturés, aveuglés, traînés comme des bêtes au long d'un chemin dont Catherine devinait le martyre, l'emplissait d'horreur et de remords.

Pâquerette l'avait trahie, mais auparavant elle l'avait accueillie, soignée et, si la jalousie l'avait égarée, elle n'avait tout de même pas mérité un sort aussi cruel. Catherine ne voulait pas voir brûler les maisons de Saint- Seine. Elle refusait, farouchement, de laisser couler le sang. Elle allait rejoindre son mari. Au surplus, les derniers événements l'avaient brisée et elle éprouvait envers l'existence un étrange détachement...

Mais Ermengarde veillait. La comtesse sentait ce qui se passait dans l'âme de la jeune femme et ne la quittait pas plus que son ombre. Et quand Catherine, enfin, la supplia de la laisser aller, elle se fâcha.

— Ma chère, dans cette affaire, vous n'êtes plus seule en cause. Je dirai même, sans vouloir vous offenser" que vous êtes devenue accessoire ! Que votre Garin se soit présenté pacifiquement à la porte de cette maison, eût demandé un entretien à mon cousin, lui eût calmement réclamé sa femme et Jean ne pouvait lui refuser au moins de vous rencontrer. La suite des événements eût dépendu de cette entrevue. Mais il est venu en armes, accompagné d'un bandit notoire, l'insulte et la menace à la bouche. Voilà ce que nous ne pouvons tolérer. Il y va de notre honneur. On ne menace pas un Blaisy dont le père a tenu en respect le duc Philippe le Hardi en personne, pas plus qu'une Châteauvillain.

— Mais alors, que va-t-il se passer ? gémit Catherine au bord des larmes.

— Honnêtement, je n'en sais rien ! Il faut attendre. Les murs de ce monastère sont solides et capables de soutenir un siège. Or, je n'ai pas remarqué chez nos adversaires la moindre machine d'assaut. Pas le moindre mangonneau, pas le plus petit trébuchet et encore moins de tours roulantes.

Donc, en principe, tant que cette porte demeurera close nous ne risquerons rien. Le problème va être de défendre les gens du village contre la furie de ces démons...

— Vous voyez bien qu'il faut que j'y aille !

Ne répétez donc pas toujours la même chose, fit Ermengarde avec lassitude.

Je vous dis, moi, que vous resterez ici. Même si pour cela je dois vous enfermer. Laissez faire l'abbé. Vous l'avez vu à l'œuvre tout à l'heure. Au surplus, il sera temps pour vous de parlementer avec Garin quand viendra l'aube... mais du haut du rempart. Jusque-là, tenez- vous tranquille et, comme je devine que vous ne pourrez pas dormir plus que moi, faisons la seule chose sensée : allons à la chapelle et prions. Au surplus mon intuition me dit que votre reddition ne changerait rien. Ces gens flairent le sang !

Il n'y avait rien à répondre à ce discours. Catherine baissa la tête et suivit Ermengarde. Tandis qu'elles gagnaient la grande église encore inachevée, une activité intense s'emparait de l'abbaye. Dans la cour d'entrée, de grands feux avaient été allumés sous d'énormes marmites de fer dans lesquelles une chaîne de moines versaient de pleines jarres d'huile ou faisaient fondre de la poix. On sortait des granges les fourches et les faux, des ateliers les marteaux et tous les outils tranchants. Au milieu de toute cette activité, Jean de Blaisy allait et venait, sa robe relevée dans sa ceinture révélant des bottes et des éperons d'or, car, dans sa jeunesse et avant d'entrer dans les ordres, il avait reçu l'investiture chevaleresque. Il était transformé, l'abbé de Saint-Seine ! L'ardeur à la bataille des guerriers dont il portait le sang dans ses veines se réveillait avec la menace. Si le Bègue de Pérouges et Garin de Brazey osaient porter le fer et le feu sur la maison du Seigneur, ils seraient reçus par le fer et par le feu. L'homme de prière s'était mué en homme de guerre et ses moines, séduits peut- être par l'action violente qui se préparait et qui tranchait si crûment sur leur vie de travail et de méditation, se joignaient à lui d'un seul élan. Il n'était pas un seul de ces vigoureux Bourguignons voués au service du Seigneur qui ne se sentît pousser une âme de Templier... La cour était pleine de crânes rasés, de robes noires qui, à l'exemple de l'abbé, se relevaient sur des jambes musculeuses et de larges pieds étalés par le port des sandales. Lorsque l'on eut chanté matines, car Jean de Blaisy n'entendait pas que Dieu fût lésé dans cette histoire, une sorte de conseil de guerre réunit chez l'abbé les différents dignitaires du couvent pour aviser aux dispositions encore à prendre. Mais, bien entendu, les trois femmes n'y eurent point part.

Dans la chapelle, agenouillée auprès d'Ermengarde qui priait de tout son cœur, la tête dans ses mains, Catherine essayait vainement de s'adresser à Dieu. Une invincible appréhension de ce qui allait se passer la tourmentait.

Les bruits vagues parvenant jusqu'à elle, à travers les murs épais de l'Église, augmentaient peu à peu son angoisse jusqu'à une terreur profonde. Elle savait que l'abbaye pouvait se défendre, que ses murailles étaient puissantes et que le Bègue de Pérouges aurait du mal à les franchir. Jean de Blaisy était un homme résolu, ses moines ardents et courageux. Mais c'était aux malheureux habitants du village qu'elle pensait surtout ! Elle devinait la peur de ces pauvres gens que rien ne défendait contre la troupe sanguinaire. Ils avaient pu voir, en Gervais et en Pâquerette, un atroce échantillon de sa barbarie et supputaient sans doute ce qui les attendait, le jour venu. Et pourquoi ? A cause d'une femme poursuivie par son mari. Combien, quand tomberait sur eux le glaive ou la torche, mourraient en la maudissant ?

Une envie de voir ce que faisaient les routiers saisit Catherine. Est-ce qu'au mépris de leur parole, ils ne commençaient pas à molester les pauvres paysans ? Savait-on jamais quel crédit pouvait être accordé aux gens de cette sorte ? Elle jeta un coup d'œil à Ermengarde. La comtesse priait avec une ardeur, une concentration qui lui étaient toute conscience de ce qui se passait autour d'elle. La tête dans ses mains, elle ne voyait rien. Catherine bougea, s'écarta doucement sans qu'Ermengarde tournât la tête vers elle. Sans bruit, la jeune femme fit quelques pas dans la nef, s'éloignant sans perdre de vue son amie. La porte de l'église demeurée entrouverte lui facilita la tâche. Elle se glissa dehors et constata que les grands feux allumés n'éclairaient pas le portail. L'abbé était renfermé chez lui à tenir conseil, les moines s'activaient autour des marmites, violemment éclairés par les flammes dansantes. Nul ne faisait attention à elle.

Rapidement, Catherine traversa la cour, gagna les degrés de pierre qui menaient au chemin de ronde, monta... Il n'y avait personne, derrière les créneaux de l'abbaye. Mais, en bas, sur la place du village, une agitation insolite régnait. Les routiers avaient fait des feux de bivouac autour desquels certains se reposaient. Catherine reconnut Garin et le Bègue de Pérouges, assis auprès du plus important de ces feux, mangeant et buvant. Par contre la plus grande partie de la troupe s'activait et ce qu'elle faisait arracha une exclamation d'horreur à la jeune femme.

À l'aide de planches et de clous qu'ils avaient dû prendre chez le charpentier de Saint-Seine, ils étaient occupés à condamner les portes et les fenêtres des maisons, pour empêcher les habitants de sortir. D'autres, venant du bout du village, apportaient d'énormes brassées de paille et de bois mort qu'ils entassaient devant les maisons au fur et à mesure que leurs compagnons achevaient leur travail de clôture. L'effroi glissa dans les veines de Catherine comme un ruisseau de glace. Elle ne comprenait que trop bien ce qui allait se passer, demain matin, quand l'abbé refuserait de la rendre.

Quelques torches jetées dans ces brasiers tout préparés et le village en entier flamberait d'un seul coup. Les braves gens enfermés à l'intérieur grilleraient tout vivants, avec leurs enfants, leur bétail, leurs modestes richesses...

Catherine sentit qu'elle ne pourrait le supporter. S'il lui fallait, pour se garder de Garin, contempler la ruine de ce pays, entendre les hurlements des innocents sacrifiés, jamais plus elle ne pourrait dormir !

Bien sûr, les raisons d'Ermengarde étaient bonnes. Peut-être même avait-elle raison en disant que sa reddition ne sauverait pas le village menacé. Mais, ce risque Catherine n'avait pas le droit de l'éviter. Même si cela ne lui servait qu'à mourir avec les autres, elle préférait encore cette solution-là... Du moins mourrait-elle sans se mépriser !

Sans plus réfléchir, Catherine dégringola le raide escalier. Elle avait remarqué, vers les étables de l'abbaye, une petite porte ouvrant directement sur les champs. Elle était dans un renfoncement, donc peu visible, et l'abbé n'avait peut-être pas songé à la faire garder comme le grand portail où veillaient les hommes d'Ermengarde. Rapidement, rasant les murs pour ne pas être vue, la jeune femme s'éloigna vers l'ombre des bâtiments. Si forte était sa résolution de se sacrifier qu'elle n'avait même pas peur. Ce qu'elle ressentait, c'était une sorte d'exaltation comme devaient en éprouver les victimes offertes en holocaustes sur les autels barbares. C'était pour que d'autres vivent qu'elle allait mourir...

La porte, qu'elle atteignit presque à tâtons, n'était pas gardée, mais elle était fermée par une lourde barre de fer passée dans des gâches et qu'il ne devait pas être facile de faire glisser. Catherine, pourtant, s'y attaqua. Tirant de toutes ses forces sur le loquet de cette barre, s'y écorchant la paume des mains, elle parvint à la faire bouger. Lentement, lentement, la barre glissa, quitta son logement. Les mains de Catherine étaient en sang, son visage couvert de sueur quand, enfin, elle reposa la barre à terre. Plus rien, maintenant, ne l'empêchait de sortir... Au-delà du mur, elle prendrait sa course vers Garin, se jetterait à ses pieds s'il le fallait, s'humilierait pour fléchir sa colère...

Elle tira, non sans peine, la lourde porte à elle.

Mais une main sortie de l'ombre appuya vivement sur le battant entrouvert qui retomba.

— Il est formellement interdit à qui que ce soit de sortir de l'abbaye ! fit une voix paisible. C'est l'ordre de Monseigneur l'abbé !

Un moine qui portait sous le bras un gros paquet de paille se tenait devant elle. Il devait être dans l'étable pour y prendre de quoi allumer un nouveau bûcher tandis qu'elle essayait d'ouvrir la porte... Dans l'ombre, elle vit une forme courte et trapue, un crâne rond et lisse sur la blancheur duquel tranchait une mince couronne de cheveux. Tranquillement, le moine jetait à terre son ballot, ramassait la barre de fer et la réengageait dans ses gâches.

Eperdue, Catherine l'implora :

— Je vous en supplie, laissez-moi sortir. Il faut que j'aille trouver ces gens, là, dehors. C'est moi qu'ils cherchent ! Une fois qu'ils me tiendront, ils n'auront plus aucune raison d'attaquer l'abbaye. Le village sera sauvé ! On ne peut pas laisser faire une chose pareille !...

Mais le religieux secoua la tête, doucement. Sa voix était toujours aussi paisible quand il dit :

— Ce que fait notre abbé est bien fait, ma sœur ! Et les desseins de Dieu sont insondables. S'il a décidé que nous péririons tous demain, nous et tout le village, c'est qu'il a ses raisons que je ne veux pas chercher à connaître. Pour moi, j'ai fait vœu d'obéissance. Et, quand Monseigneur l'abbé ordonne, j'obéis, bien humblement. Venez, ma sœur...

Calant sa paille sous un bras, il prenait de sa main libre le bras de Catherine et l'entraînait irrésistiblement. Elle eut beau prier, supplier, le moine ne se laissa pas fléchir. Il la ramena vers les feux. A cet instant, de l'église sortait Ermengarde très agitée. Apercevant Catherine, elle courut à elle.

— Où étiez-vous passée encore ! J'étais morte d'inquiétude !

— Je l'ai arrêtée au moment où elle allait franchir la porte des étables, fit le petit moine tranquille. Elle voulait sortir et se livrer, mais l'abbé a interdit à quiconque de sortir. Alors, je la ramène. Puis-je vous la confier ?

— Vous pouvez, mon père, vous pouvez ! Et je vous garantis qu'elle ne m'échappera plus.

Ermengarde paraissait furieuse. Sans rien vouloir entendre des explications de Catherine éplorée, elle l'entraîna vers la maison des hôtes et, sans un mot, s'enferma dans sa chambre avec sa captive.

— Comme cela, dit-elle, je serai tranquille. Vous resterez là !

À bout de forces, Catherine se laissa tomber sur son lit et y versa toutes les larmes de son corps sans parvenir à attendrir sa geôlière qui, assise, bras croisés, la contemplait sans rien dire !

Et la nuit s'acheva.

Quand le jour revint, illuminant les bâtiments de l'abbaye, Catherine et Ermengarde, en sortant de leur logis, ne reconnurent pas le décor paisible de la veille. Sur les murs, les moines veillaient auprès de chaudrons qu'ils y avaient transportés et dont l'odeur empestait l'air pur du matin. D'autres, dans la cour, entretenaient de grands feux ou bien affûtaient les lames des faux sur des meules. D'autres encore amenaient des pierres de taille prises au chantier de l'église. Et, au milieu de tout cela, les mains au dos, l'abbé se promenait, comme un général inspectant ses troupes.

En voyant les femmes apparaître, il vint droit à elles.

Vous devriez retourner dans l'église, dit-il. Vous y seriez plus à l'abri. Il est temps pour moi de monter au rempart pour voir ce qu'il en est de nos assaillants.

— Je vais avec vous, s'écria Catherine. Ce n'est pas l'heure pour moi de me cacher et si vous ne voulez pas que je me livre, permettez au moins que je parle à mon mari ! Je parviendrai peut-être à le faire changer d'avis.

Jean de Blaisy hocha la tête avec un sourire sceptique.

— Je doute que vous y parveniez. S'il était seul en cause, peut-être... mais je connais le Bègue de Pérouges. Lui et ses hommes flairent le sac d'une riche abbaye. Le prétexte leur semble bon et d'autant meilleur qu'ils se contenteraient de bien moins. Vous allez courir là, inutilement, le risque d'une flèche perdue.

— Je tiens cependant à le courir.

— Comme vous voudrez. Venez donc...

Comme la veille, tous trois, car Ermengarde ne

voulait plus quitter Catherine — Sara aidait le frère apothicaire à préparer des pansements à la cuisine —, montèrent au créneau, jetèrent un coup d'œil sur le village d'où parvenaient un cliquetis d'armes et des jurons.

Le soleil rouge qui se montrait derrière le versant où s'adossaient les bâtiments conventuels éclaira les préparatifs des routiers du Bègue. Ils en avaient terminé avec leur infernale besogne de la nuit : toutes les portes étaient enclouées et toutes les maisons disparaissaient à demi sous la paille et les fagots. Quelques routiers se tenaient devant ces tas de paille, une torche allumée à la main. Leur attitude ne laissait place à aucune équivoque.

Le reste se formait en troupe serrée autour d'une gigantesque poutre qu'ils avaient trouvée on ne savait où. Garin et son acolyte montèrent à cheval. Ils se dirigèrent lentement vers le portail fermé. Le Grand Argentier portait cette fois une armure sur ses vêtements noirs et l'on ne pouvait dire lequel, de lui ou du Bègue, était le plus sinistre. Il leva la tête vers le créneau, aperçut l'abbé et sourit.

— Alors, seigneur abbé ? Quelle est ta réponse ? demanda-t-il calmement. Vas-tu me rendre ma femme ou bien préfères-tu le combat ?

Comme tu vois, nous avons pris quelques précautions utiles !

Jean de Blaisy allait répondre mais Catherine le devança. Elle se glissa entre l'abbé et le créneau et s'écria :

— Pour l'amour de Dieu, Garin, cessez ce jeu cruel ! N'êtes-vous pas las de verser le sang ? Pourquoi des innocents devraient-ils périr à cause de nos querelles ? Est-ce que vous ne sentez pas combien tout cela est injuste, odieux !

— Je me demandais, riposta Garin avec un sourire sarcastique, combien de temps vous mettriez à vous montrer. Si quelqu'un est à blâmer dans cette affaire, c'est vous et non pas moi. Je suis votre mari, vous devez me suivre au lieu de fuir devant moi...

— Vous savez parfaitement pourquoi je l'ai fait, vous savez qu'il me fallait sauver ma vie, celle de mon enfant et ma liberté aussi. Si vous ne m'aviez traitée avec cette cruauté, jamais je ne serais partie- Mais tout peut encore se réparer. Je ne vous demande rien pour moi. Mais pouvez-vous me donner votre parole que, si je vous rejoins, vous épargnerez ce bourg et ce monastère ?

Avant que Garin ait pu répondre, le Bègue s'était avancé.

— Sortez d'abord, lança-t-il goguenard. On verra ensuite à discuter... Je n'aime pas beaucoup que l'on me dérange pour rien...

L'abbé tira Catherine en arrière avec autorité.

— Vous perdez votre temps et vos peines, dit-il.

Ils désirent nous attaquer et vous péririez sans sauver personne. Ne l'avez-vous pas compris ?...

Désespérée, Catherine se tourna vers Ermengarde et vit avec surprise qu'elle souriait béatement. La comtesse n'avait pas l'air d'être présente à la scène qui se déroulait devant elle. La tête levée, l'air ravi, elle écoutait...

— Oh, Ermengarde, reprocha Catherine douloureusement, comment pouvez-vous sourire quand des hommes vont mourir ?

— Écoutez ! fit Ermengarde sans répondre. Est- ce que vous n'entendez rien ?

Instinctivement, Catherine tendit l'oreille. Un bruit sourd, lointain encore, roulait doucement sur le plateau. Il fallait une ouïe fine pour le saisir, mais Catherine le perçut nettement.

— Je n'entends rien ! fit l'abbé à mi-voix.

— Moi si ! Gagnez du temps, cousin, parlementez le plus longtemps possible !

Sans chercher à comprendre, l'abbé obéit. S'avançant au créneau, il se mit à adjurer les routiers d'épargner un village innocent et la demeure du Seigneur. Mais ils l'écoutaient avec impatience et Catherine comprit que la parole ne retiendrait plus longtemps ces hommes avides de sang et de pillage.

Une voix furieuse vint d'en bas. Celle du Bègue de Pérouges.

— Assez de patenôtres ! Nous ne sommes pas au prêche ! Vous ne voulez pas lâcher la donzelle, nous attaquons...

Le cri d'horreur de Catherine en voyant une torche tomber dans un tas de paille qui s'enflamma aussitôt fut couvert par un autre cri, de triomphe celui-là, poussé par Ermengarde.

— Regardez ! s'écria-t-elle le bras tendu vers le haut de la côte où serpentait la route de Dijon. Nous sommes sauvés !

Son cri fit retourner tout le monde, même les routiers. Dévalant du rebord du plateau, une puissante troupe d'hommes d'armes se dirigeait vers Saint-Seine..Le soleil faisait briller les armures, les salades et les lances. En tête marchait un chevalier empanaché de plumes blanches, dont Catherine, défaillante de joie, reconnut les couleurs au pennon de la lance.

— Jacques !... Jacques de Roussay !... Et la garde ducale avec lui !

— Ils y ont mis le temps, bougonna Ermengarde derrière son dos.

Heureusement, encore, que j'avais eu la bonne idée de lui faire tenir la lettre de l'abbé, à cet étourdi ! J'avais le pressentiment que quelque chose irait mal...

Dès lors, délivrés de leur angoisse, les occupants de la muraille purent suivre le déroulement des opérations. Le Bègue de Pérouges était brave, c'était une justice à lui rendre. Il ne songea même pas à tourner bride devant le secours, imposant cependant, qui arrivait à ses ennemis. Ses hommes firent volte-face, se rangèrent en bataille. Catherine vit Garin faire comme eux, tirer son épée. Elle ne put se retenir de crier.

— Ne vous battez pas, Garin ! Si vous tirez l'épée contre les gardes de Monseigneur, vous êtes perdu !

Elle ne comprenait pas elle-même quelle obscure pitié la poussait à se préoccuper du destin de celui qui avait voulu la réduire à néant. D'ailleurs, cette pitié était dépensée en pure perte. Garin ne répondit que par un dédaigneux haussement d'épaules, piqua des deux en direction des arrivants, suivi de toute la troupe.

Le combat fut acharné, mais bref. La supériorité numérique de Roussay était écrasante. Malgré les prodiges de valeur des routiers, qui se battaient en hommes qui savent n'avoir à attendre ni pitié ni merci, ils tombèrent l'un après l'autre sous les coups des hommes d'armes ducaux. Les spectateurs de l'abbaye virent le duel farouche que se livrèrent le Bègue de Pérouges et Jacques de Roussay, tandis que Garin se mesurait à un cavalier, armé comme les autres soldats, mais qui combattait tête nue. Catherine reconnut Landry...

En un quart d'heure tout fut réglé. Roussay blessa son adversaire qui roula à terre et, sans perdre une minute, le fit pendre au premier arbre venu.

Quelques minutes plus tard, Garin, écrasé sous le nombre, se rendait...

Tandis que les soldats de la garde s'activaient à dégager les portes des maisons, l'abbé ordonna d'ouvrir en grand le portail et descendit accueillir en personne le vainqueur. Catherine n'osa pas le suivre. Elle resta sur le chemin de ronde avec Ermengarde. Jacques de Roussay montait, seul, le casque sous le bras, vers l'abbaye. Plus loin, deux hommes d'armes faisaient remonter Garin sur son cheval après lui avoir attaché les mains derrière le dos... Le Grand Argentier se laissait faire passivement. Il paraissait se désintéresser de son sort et ne tourna même pas la tête vers le monastère. Cette attitude dédaigneuse déchaîna en Catherine une colère folle. Elle avait eu si peur, si mal, elle avait tant souffert et deux innocents avaient péri, mais cet homme ne paraissait pas se soucier du mal qu'il avait fait. Une haine violente monta de son cœur, emplit sa bouche d'un goût amer et la fit trembler. Sans Ermengarde qui se tenait auprès d'elle, immobile et silencieuse, elle se fût précipitée vers le prisonnier pour lui crier sa fureur et son mépris. Elle éprouvait une joie féroce à la pensée qu'il s'était condamné lui-même, qu'il allait bientôt périr de sa propre folie criminelle. Et, cette joie, elle aurait voulu la lui jeter au visage...

Le soir même, Jacques de Roussay repartait pour Dijon, emmenant son prisonnier. Garin appartenait désormais à la justice du prévôt de Bourgogne et devait être incarcéré sitôt arrivé sous l'inculpation de haute trahison, atteinte à la sûreté de l'État, sacrilège et tentative de meurtre sur la personne de sa propre épouse. Plus qu'il n'en fallait pour l'envoyer sans recours possible à l'échafaud ! Jacques de Roussay ne l'avait pas caché à Catherine au cours de la brève entrevue qu'il avait eue avec elle. En attaquant l'abbaye, Garin de Brazey avait considérablement aggravé son cas de plusieurs chefs d'accusation car, jusque-là, les ordres que Landry avait rapportés au capitaine de la garde portaient seulement d'assurer la sécurité de Catherine et d'enfermer Garin dans sa propre maison.

— Malheureusement, dit Jacques à Catherine, je ne peux vous autoriser à rentrer chez vous, Madame de Brazey. Votre mari devenant un prisonnier d'État, tous ses biens doivent être mis sous scellés. Sans doute... pourrez-vous rentrer chez votre mère ?

Elle viendra chez moi, intervint Ermengarde. Croyez-vous que je la laisserai se rendre à la merci de toutes les commères du quartier Notre-Dame ? On va être trop content, chez certains, de la chute du Grand Argentier. Dans une maison bourgeoise, je ne suis pas sûre que Catherine soit parfaitement garantie. Elle le sera chez moi !

Roussay n'avait rien à objecter. Il accorda à Catherine la permission de résider à l'hôtel de Châteauvillain. L'attitude du jeune capitaine était devenue étrangement distante envers la femme de Garin. En fait, il ne savait plus bien s'il avait affaire à l'épouse d'un criminel ou à l'amante de son maître. Il s'en ouvrit secrètement à Ermengarde.

— Je ne sais trop quel parti prendre, comtesse. Monseigneur Philippe m'a donné l'ordre d'assurer la sûreté de Madame de Brazey, d'empêcher son époux de lui nuire, mais il ignore tout des derniers événements. Il est toujours à Paris et je me demande comment il prendra la nouvelle de l'attaque de cette abbaye, lui si pieux ! Il sera indigné et je crains que sa colère ne retombe sur la jeune femme, qu'il ne la rende responsable, complice même...

— Ah çà, mon ami, mais vous rêvez tout debout ! Avez-vous oublié l'amour profond que Monseigneur porte à Catherine ? Ne savez-vous pas qu'elle règne sur son cœur... et cela sans partage ?

Jacques de Roussay se gratta la tête sans cérémonie. Visiblement quelque chose le tourmentait. Il détournait les yeux, l'air gêné.

— C'est que... je n'en suis plus si sûr. On dit qu'à Paris, Monseigneur Philippe est fort empressé auprès de la belle comtesse de Salisbury. Vous le connaissez aussi bien que moi. Il est volage, il aime les femmes avec passion et j'ai peine à l'imaginer fidèle à une seule. Dame Catherine est dans une mauvaise posture, d'autant plus que son état ne l'embellit pas. Et je crains...

Et vous craignez pour votre avenir ! Vous avez peur de faire une bourde, acheva Ermengarde ironique. Vrai-Dieu, mon ami, vous n'avez pas beaucoup de courage pour un soldat ! J'en aurai donc pour vous. Je prends Catherine sous mon toit et sous ma responsabilité. Si le duc se fâche, je saurai lui répondre. Faites ce que vous voudrez des biens de Brazey, mais vous me ferez le plaisir de conduire chez moi la chambrière de Catherine, son médecin maure flanqué de ses esclaves... et d'y joindre tous les objets personnels de Madame de Brazey : toilettes et bijoux. J'ai dit ! Pour le reste, je m'en charge ! Il ferait beau voir qu'une Châteauvillain manquât à l'amitié.

Si Philippe, après avoir fait le malheur de cette pauvre petite, s'avise de lui chercher d'autres noises, je vous donne ma parole qu'il trouvera à qui parler.

Châteauvillain est une rude forteresse sur laquelle plus d'un s'est cassé des dents. Philippe y laissera les siennes avant de reprendre Catherine, dans ce cas... De plus, je me réserve alors le droit de lui dire ma façon de penser.

Il n'y avait rien à ajouter à cela ! Roussay capitula. Il connaissait trop la comtesse pour ne pas savoir qu'elle exécuterait point par point ses menaces.

Elle était capable de traiter le duc comme un gamin désobéissant. En quittant Saint-Seine, le jeune capitaine pensait que, dans ce cas, il plaindrait sincèrement Philippe s'il devait avoir affaire à sa terrible vassale. Pour son compte, il préférait se mesurer à une armée turque plutôt qu'à Mme de Châteauvillain quand elle était en colère...

Catherine et Ermengarde devaient quitter l'abbaye le lendemain. La jeune femme avait besoin d'une bonne nuit de repos et, de plus, la comtesse ne tenait pas à ce qu'elle rentrât à Dijon à la suite de son mari enchaîné. Mais, au moment où elles se préparaient à monter en litière après avoir salué et chaleureusement remercié Jean de Blaisy, Catherine eut la sur prise de voir Landry venir à elle. Depuis la fin du combat, elle n'avait que très peu rencontré le jeune homme. Il l'avait embrassée affectueusement mais il avait coupé court à ses remerciements et s'était retiré très vite dans la cellule que l'abbé avait mise à sa disposition. Catherine avait attribué à la fatigue du chemin et de la bataille son extrême pâleur et ses traits tirés. Mais quand il s'approcha d'elle, sa mine lui parut encore plus mauvaise.

— Je suis venu te dire adieu, Catherine, fit-il simplement.

— Adieu ? Mais pourquoi ? Je pensais que tu nous accompagnais à Dijon?

Il secoua la tête, détournant les yeux pour que Catherine n'y vît pas briller des larmes.

— Non. Je ne retournerai pas à Dijon. Je quitte le service.

Un silence suivit ces mots. Catherine ne parvenait pas à réaliser ce que Landry voulait dire.

— Tu abandonnes la Grande Écurie ? Quelle idée ! Es-tu mécontent ?

T'a-t-on fait tort ou bien es-tu las de servir Monseigneur Philippe ?

Landry secoua la tête. Malgré son empire sur lui- même, deux grosses larmes rondes roulèrent sur ses joues brunes. Catherine en fut bouleversée.

Jamais elle n'avait vu pleurer son ami d'enfance. Il promenait dans la vie une inaltérable bonne humeur, une joie de vivre communicative. C'était une force de la nature.

— Je ne veux pas que tu sois malheureux, s'écria-t-elle chaleureusement.

Dis-moi ce que je peux faire, comment je peux t'aider, toi, qui m'as sauvée ?

T'avoir sauvée sera ma grande joie, fit Landry doucement. Mais tu ne peux rien pour moi, Catherine. Je vais rester ici, dans cette abbaye. J'ai déjà demandé à l'abbé de me recevoir parmi ses frères. Il a accepté. C'est un homme selon mon cœur. Il me sera doux de lui obéir.

— Tu veux te faire moine ? Toi ?

La foudre tombant d'un ciel sans nuages n'aurait pas plongé Catherine dans une telle stupeur. Landry, le joyeux Landry sous la bure des bénédictins ! Landry, tonsuré, agenouillé jour et nuit sur les dalles froides d'une chapelle, servant les pauvres et travaillant la terre, lui qui aimait tant le cabaret, les filles et la ripaille ! Lui qui se moquait de Loyse, jadis, quand elle parlait d'entrer au couvent !

— C'est drôle, hein ? reprit le jeune homme avec un pâle sourire devant le silence atterré de Catherine. Mais c'est la seule vie que je désire. Vois-tu...

j'aimais Pâquerette et je crois qu'elle m'aimait vraiment, elle aussi. J'espérais bien, un jour, arriver à la sortir de ses bêtises, lui ôter de la tête ses idées de sorcellerie, en faire une brave femme, une bonne ménagère avec plein de gosses autour de nous, l'enlever à ce pays maudit. Elle était bizarre mais je crois que nous nous comprenions. Alors, maintenant qu'elle n'est plus là...

Le geste las, désenchanté, du jeune homme accabla Catherine sous le poids d'un écrasant remords. Elle eut honte, tout d'un coup, d'être vivante après tant de douleurs. Sa vie à elle, cette vie sans utilité, valait-elle la peine de répandre tant de sang ? Elle baissa la tête.

— C'est ma faute ! dit-elle douloureusement. C'est à cause de moi qu'elle est morte. Oh, Landry, j'aurai fait ton malheur, à toi ?

— Non. Tu n'as aucun reproche à te faire. Pâquerette a scellé elle-même son destin. Si elle n'avait pas commis, par jalousie, ce crime impardonnable de prévenir Garin, rien ne serait arrivé. Il était juste qu'elle fût punie... Mais pas de cette manière atroce ! Et maintenant qu'elle n'est plus là, moi, je n'ai plus

envie de rien, sinon de paix et de solitude. Toi, tu as encore un long et beau chemin devant toi...

Les larmes qui coulaient sur les joues de Catherine cessèrent brusquement.