— Tu crois ? lança-t-elle avec violence. Que penses-tu que j'aie encore à espérer ? Mon mari va mourir, je vais être ruinée, à cause de moi tu vas t'enterrer au fond d'un cloître. L'homme que j'aime me méprise. Je porte malheur, je suis maudite, maudite... Il faut se détourner de moi...
La crise de nerfs était proche. Ermengarde s'en aperçut, éloigna Landry d'un geste rapide et obligea Catherine secouée de frissons à monter dans la litière.
— Allons, mon petit, ne vous tourmentez pas comme cela ! Ce garçon est sous le coup d'un chagrin. Mais il est jeune et les vœux définitifs ne sont pas pour demain ; il peut changer d'avis, reprendre goût à l'existence. Faites confiance au cousin Jean pour cela : si ce garçon n'a pas une vraie vocation, il saura bien le lui faire comprendre plus tard.
Ces sages paroles produisirent un effet calmant sur Catherine. Ermengarde avait raison. Landry ne resterait peut-être pas toute sa vie au couvent. Pour le moment, il y trouverait le meilleur repos, le grand silence où les âmes se retrouvent, décantent leur lie et leur fiel. Elle se laissa emmener sans autre résistance. Le grand portail de l'abbaye s'ouvrit devant la litière qu'escortaient Sara, juchée sur un mulet prêté par l'abbé, et quelques hommes joints par Jacques de Roussay à ceux qui appartenaient à Ermengarde. Bientôt dans le soleil déjà doux qui chauffait les tendres pousses de l'herbe nouvelle, le cortège des deux femmes escalada la route du plateau. Les toits de Saint-Seine brillèrent encore un instant sous les fumées légères de leurs cheminées puis tout disparut au tournant du chemin. Sur les échafaudages de la tour carrée, à l'église du couvent, les maçons avaient repris leur travail et sifflaient, déjà oublieux de la menace qui avait pesé un instant sur leurs foyers.
Le soir même, on entra à Dijon par la porte Guillaume. Mais, en passant devant le château de la ville, Catherine détourna la tête, prise d'un tremblement. C'était là que, la veille, Jacques de Roussay avait conduit son prisonnier. Garin était quelque part derrière ces murailles rébarbatives percées de rares meurtrières. Et Catherine ne pouvait s'empêcher de songer avec un mélange de tristesse et de colère que c'était le mariage voulu par Philippe qui avait mené là le Grand Argentier de Bourgogne.
Or, Catherine se trompait. Ce n'était pas dans le vieux bastion qui était censé garder le mur d'enceinte que Jacques de Roussay avait conduit son captif mais bien à la prison du vicomte-mayeur dont les affreux cachots s'ouvraient dans les fondations d'une ancienne tour romaine, la Tournote, derrière la maison du Singe qui était l'hôtel de ville de Dijon. Cette maison du Singe, ainsi nommée à cause d'un bas- relief placé au-dessus de la porte et représentant un singe qui jouait avec une boule, s'adossait au rempart entre deux hôtels seigneuriaux, dont l'un était celui des La Trémoille, l'autre celui des Châteauvillain. Ainsi, sans le savoir, Catherine vint-elle habiter tout auprès de l'endroit où était emprisonné son mari.
Elle ne l'ignora pas longtemps. Dès le lendemain de son arrivée chez Ermengarde, les hérauts de la ville parcoururent les rues, annonçant le crime commis par Garin et son prochain jugement par le conseil du vicomte-mayeur, Philippe Mâchefoing, valet de chambre, conseiller et frère de lait du duc.
Cette criée emplit Catherine d'une joie amère à laquelle se joignit un sentiment de frustration. Elle haïssait Garin de tout son cœur, mais elle ne parvenait pas à comprendre quel enchaînement de sentiments avait pu produire cette folie. Garin l'avait toujours si obstinément repoussée qu'elle ne pouvait croire à sa jalousie. Et pourtant ? Quel nom donner aux crises de rage folle qui s'étaient emparées de lui lorsqu'il l'avait sue enceinte ?
Catherine évoquait aussi, pour elle-même, cette soirée où elle était allée le provoquer jusque dans sa chambre. Comment avait-elle pu, ensuite, le croire indifférent alors qu'il avait si bien perdu la tête entre ses bras ? Il était jaloux, fou de jalousie même... et pourtant il ne l'avait jamais faite sienne. Le mystère endormi au fond de l'âme de Garin irritait Catherine et la torturait à la fois.
Vers la fin de ce premier jour, elle vit arriver à l'hôtel de Châteauvillain une petite caravane dirigée par Jacques de Roussay en personne. Elle était composée de mulets chargés de nombreux coffrets. Quatre chevaux portaient Perrine, Abou-al-Khayr et ses deux esclaves noirs. Le capitaine obéissait ponctuellement à l'ordre d'Ermengarde, ce dont la noble dame daigna le remercier.
— La maison ? demanda-t-elle. Qu'en faites- vous ?
— Le greffier du conseil de la ville est en train d'y apposer les scellés du vicomte-mayeur et du prévôt. Elle est vide d'êtres humains mais rien de ce qu'elle contient ne sera touché avant le jugement. Il en sera de même pour le château de Brazey et toutes les autres possessions de Garin.
Tout en parlant, le jeune homme évitait de regarder Catherine ; elle se tenait debout, très droite dans une robe de velours noir qui était déjà de deuil, auprès de son amie. Il finit par prendre son courage à deux mains, se tourna vers elle et la fixa dans les yeux :
— Je suis désolé, Catherine... fit-il seulement.
Elle eut un haussement d'épaules, un petit sourire
triste.
— Vous n'y pouvez rien, mon pauvre ami. Vous avez déjà tant fait pour moi. Comment vous en voudrais-je ? Quand aura lieu le jugement ?
— D'ici une huitaine. Le duc est toujours à Paris et Messire Nicolas Rolin avec lui. Il était l'ami de votre époux et, peut-être, aurait-il pu lui venir en aide...
Ermengarde haussa les épaules avec dédain.
— N'y comptez pas ! Jamais Nicolas Rolin n'aidera un homme qui s'est mis dans un cas semblable, fût-il son propre frère. Garin tombe sous le coup de la justice ducale, il ne connaît plus Garin... c'est aussi simple que cela.
Jacques de Roussay ne répondit pas. Il savait qu'Ermengarde disait la vérité et il répugnait à donner de faux espoirs à Catherine. Pour lui comme pour toute la ville, le jugement ne faisait aucun doute. C'était, pour le Grand Argentier, la mort de la main du bourreau, la confiscation de tous ses biens, son nom rayé de l'armoriai, ses armes brisées et, sans nul doute, sa maison de ville rasée comme l'avait été celle de son prédécesseur en tant que gardien des joyaux de la couronne, Philippe Jossequin, impliqué dans le meurtre du pont de Montereau, qui avait été exilé et était mort misérablement en Dauphiné. Cette charge, apparemment, ne portait pas bonheur !
Lorsque le capitaine se fut retiré, Ermengarde laissa Catherine en compagnie d'Abou-al-Khayr, tandis que Sara s'en allait aider les chambrières à ranger les affaires de sa maîtresse. La tzingara avait repris sa place mais Perrine n'en fut pas pour autant reléguée à son premier état de baigneuse. Il fut convenu que la jeune fille partagerait avec Sara la garde et l'entretien des robes et des joyaux.
Il y avait longtemps que Catherine et son ami arabe ne s'étaient trouvés face à face. Ils restèrent un moment sans parler puis, tandis que le médecin s'installait dans un fauteuil, la jeune femme alla tendre ses mains froides aux flammes de la cheminée.
— Quel gâchis que tout cela ! soupira-t-elle. Par la folie de cet homme que l'on m'a donné pour mari, j'ai failli perdre la vie et nous voici, tous deux, sans logis, presque proscrits. Sans Ermengarde je serais à la rue sans doute, montrée du doigt, n'osant peut- être même pas entrer chez ma mère par crainte de la mettre en danger. Et tout cela, pourquoi ?
— Tout cela à cause de la pire folie qu'Allah ait laissée se glisser dans le sang et la raison des hommes : à cause de l'amour ! répliqua tranquillement Abou-al-Khayr en regardant obstinément le bout de ses doigts qu'il entrelaçait puis relâchait tour à tour.
Catherine se retourna vers lui d'un seul mouvement :
— L'amour? À qui ferez-vous croire que Garin m'aimait ?
— À toi peut-être, si toutefois tu voulais bien réfléchir ! L'intelligence de ton mari était grande, et de haute qualité. Un homme de sa valeur ne se rabaisse pas au rang d'une bête furieuse sans une raison bien puissante. Il savait qu'il y risquait sa fortune, sa réputation, sa vie... tout ce qu'il a perdu ou va perdre. Et pourtant il a commis ces folies. Comment croire que la jalousie, donc l'amour, ne furent pas les raisons profondes de tout cela ?
— Si Garin m'aimait, lança Catherine furieusement, il eût fait de moi sa femme, par la chair aussi bien que devant Dieu. Or, il n'a jamais tenté de s'approcher de moi. Bien plus, il m'a repoussée...
Et c'est cela que tu ne lui pardonnes pas ! Par Mahomet, tu es plus femme que je ne croyais. Tu t'es donnée sans amour à un homme, tu reproches à un second de ne t'avoir point soumise à lui... et pourtant c'est un troisième que tu aimes. Le sage a bien raison de penser qu'il y a plus de raison dans le vol d'un oiseau aveugle que dans la cervelle d'une femme ! fit le Maure avec amertume.
Catherine fut sensible à la nuance de dédain qui transparaissait dans la voix du médecin. Des larmes de colère lui montèrent aux yeux.
— Ce n'est pas cela que je ne lui pardonne pas ! s'écria-t-elle. C'est son odieuse attitude envers moi ! Il m'a jetée dans les bras de son maître et ensuite il a tenté de m'avilir, de me tuer. Et je ne comprends pas pourquoi !
Vous qui semblez posséder l'universelle sagesse, pouvez-vous me dire la raison de mon mariage blanc... avec un homme qui, cependant, me désirait !
J'en ai eu la preuve !
Abou-al-Khayr secoua la tête. Des plis soucieux s'étaient creusés dans son front lisse et à la naissance de son absurde barbe blanche.
— Quel sage pourra jamais connaître le secret du cœur d'un homme ? fit-il avec un geste d'impuissance. Si tu veux savoir ce que cache l'âme de ton mari, quel secret il est sur le point d'emporter dans sa tombe, que ne vas-tu le lui demander ? Sa prison est voisine. Et j'ai entendu dire que le geôlier des prisons, un certain Roussot, est un homme dur mais avare et très sensible à la chanson de l'or.
Catherine ne répondit pas. Elle était revenue vers la cheminée et contemplait à nouveau les flammes. L'idée de se retrouver en face de Garin lui faisait horreur. Elle craignait de n'avoir pas la force de garder son sang-froid, de se laisser aller à sa colère et à sa haine. Pourtant, elle reconnaissait que le médecin avait raison. La seule façon possible de connaître le secret de Garin, s'il en avait un, et n'était pas seulement tombé dans une folie subite, c'était de le lui demander. Mais il lui fallait vaincre auparavant cette répugnance qu'elle éprouvait à l'idée de le revoir et, cela, c'était son problème à elle. Nul ne pouvait l'aider à le résoudre.
Une semaine plus tard, la cour du vicomte-mayeur et des échevins se réunit dans le cloître de la Sainte- Chapelle. Les magistrats de la ville y tenaient leurs assises plus volontiers qu'à la maison du Singe où la proximité des prisons sordides et des salles à donner la question rendait le séjour assez répugnant et fort peu propice à la méditation. Au surplus, la nature du cas à juger leur paraissait nécessiter une sorte de huis-clos peu facile à obtenir dans la petite salle du conseil de la ville.
Le procès de Garin ne dura pas longtemps. Tout juste une journée. Il reconnut tout ce dont on l'accusait et ne daigna même pas se défendre. Quant à Catherine, elle avait refusé, par une pudeur qui ressemblait fort à de la répugnance, de comparaître. Quels que pussent être ses sentiments de rancune envers son mari, elle ne voulait pas se faire, elle- même, son accusatrice. Ermengarde avait chaudement approuvé cette attitude.
— Ils le condamneront bien sans vous, ma belle ! lui assura-t-elle.
Et de fait, au soir du jugement, Jacques de Roussay vint, en personne, informer Catherine de la sentence. Garin de Brazey était condamné à être pendu, malgré sa qualité de noble, pour le sacrilège commis en attaquant une abbaye. Il devrait subir la torture préalable puis il serait traîné sur la claie au Morimont qui était le lieu du supplice. Ses biens seraient confisqués, son hôtel et son château rasés...
Un profond silence accueillit cette terrible nouvelle. Catherine, les yeux secs et fixes, semblait changée en statue. Ermengarde, frissonnante, s'approcha du feu dont le crépitement emplissait seul la grande pièce d'apparat. La voix sans timbre de Catherine s'éleva :
— Quand sera-t-il exécuté ?
— Demain, vers le milieu du jour...
Comme les deux femmes retombaient dans un silence obstiné, Jacques de Roussay se troubla, perdit contenance. Il salua profondément en demandant la permission de se retirer. Sur un signe d'Ermengarde, il quitta la pièce.
Quand le bruit de ses éperons se fut éteint dans les profondeurs de l'hôtel, Ermengarde revint vers Catherine qui n'avait pas bougé.
— À quoi pensez-vous, Catherine ? Que méditez- vous ?
La jeune femme tourna lentement son regard vers son amie. La comtesse y lut une soudaine résolution.
— Il faut que je le voie, Ermengarde. Il faut que je le voie, avant...
— Croyez-vous une entrevue bien utile ?
— A lui, non ! A moi, oui ! fit Catherine avec une soudaine violence. Je veux savoir. Je veux comprendre... Je ne peux pas le laisser ainsi s'enfuir de ma vie sans qu'il m'ait dit le pourquoi de tout cela. Je vais à la prison. Le geôlier est sensible à l'or à ce que l'on dit. Il me laissera lui parler.
— Je vais avec vous...
— Je préférerais que vous n'en fissiez rien ! Vous êtes bien assez compromise dans cette affaire, mon amie. Laissez-moi aller seule. Sara m'escortera et m'attendra.
Comme vous voudrez ! fit Ermengarde en haussant les épaules. Tout en parlant, elle allait à un coffre, en tirait une bourse de cuir assez ronde et la tendait à Catherine.
— Prenez ceci ! Je vous devine toute prête à jeter l'un de vos joyaux dans la patte de ce rustre puisque vous n'avez plus rien d'autre. Ce serait dommage ! Vous me rendrez ceci plus tard, voilà tout !
Sans fausse honte Catherine prit la bourse, la glissa à sa ceinture, embrassa son amie et regagna sa chambre pour y prendre un manteau sombre et demander à Sara de l'accompagner.
Quelques minutes plus tard, les deux femmes, étroitement enveloppées de mantes noires, le visage masqué, sortaient de l'hôtel de Châteauvillain et se dirigeaient vers la maison voisine. La nuit était totale et il pleuvait à plein temps. C'est dire qu'il n'y avait personne dans la rue. Avec décision, Catherine se dirigea, Sara sur les talons, vers la maison de ville, entra dans la cour où veillait un soldat somnolent dans la main duquel elle glissa une pièce d'or. En franchissant la porte, elle s'était efforcée de ne pas voir le carcan et la machine à donner l'estrapade qui étaient attachés en permanence à l'angle de l'hôtel de La Trémoille et qui se rouillaient lentement. Tout de suite réveillé par la vue de l'or, le garde ne fit aucune difficulté pour conduire les deux femmes jusqu'au fond de la cour où se dressaient des murailles rébarbatives, aveugles, trouées seulement à la base d'une petite porte basse.
— Je veux voir le geôlier qu'on appelle Roussot ! fit Catherine.
Quelques instants plus tard, Roussot émergeait de la porte basse. C'était un personnage aussi large que haut, à peu près carré, vêtu de cuir taché et déchiré. Un bonnet crasseux se drapait sur les mèches raides et malodorantes qui lui servaient de cheveux, ses longs bras noueux pendaient plus bas que la normale. Même avec la plus intense bonne volonté, on ne pouvait distinguer dans ses petits yeux gris la moindre lueur d'intelligence mais le son de l'or dans la bourse de Catherine y alluma quelque chose qui ressemblait à une chandelle. Il jeta dans un coin l'os de gigot qu'il rongeait, s'essuya la bouche d'un revers de main et s'enquit obséquieusement de ce qu'il pourrait faire pour « être agréable à Madame ».
— Je veux voir, seule à seul, le prisonnier qui doit mourir demain !
répondit-elle.
L'homme fronça les sourcils, se gratta la tête mais plusieurs ducats brillaient dans la main de la jeune femme et Roussot n'avait jamais vu tant de métal jaune devant lui. Il hocha la tête, prit son trousseau de clefs à sa ceinture d'une main, et tendit l'autre pour recevoir les belles pièces luisantes.
— Ça va ! Suivez-moi ! Seulement faudra pas rester trop longtemps. Le père cordelier doit venir vers la fin de la nuit pour le préparer à bien sauter le pas...
Il partit d'un gros rire sans que rien ne bougeât dans le visage figé de Catherine. Laissant Sara l'attendre dans la cour, la jeune femme s'enfonça à la suite du geôlier dans un escalier raide et glissant d'humidité qui plongeait en spirale dans les entrailles de la terre. Une bouffée d'air froid, visqueux et chargé d'odeurs méphitiques sauta à son visage. Elle sortit son mouchoir pour l'appliquer sur son nez.
— Dame ! Ça sent point la rose ici ! commenta Roussot.
L'escalier s'enfonçait toujours sous les fondations de la vieille tour gallo-romaine et les murs suintaient l'eau. Ils dépassèrent plusieurs portes closes d'énormes verrous. Une vague angoisse serra la gorge de Catherine. La torche portée par Roussot prêtait vie à d'étranges choses sur les murs luisants.
Est-ce encore loin ? demanda Catherine d'une voix étouffée.
Non. On arrive ! Vous pensez bien qu'un prisonnier de cette importance, on l'a pas mis dans n'importe quel cachot. L'a eu droit au crot...
— Au crot ?
— La fosse, si vous préférez. On y est !...
L'escalier, en effet, n'allait pas plus loin. Il débouchait dans une sorte de cul-de-sac boueux. Au fond, se dessinait une porte si basse qu'on ne pouvait la franchir que plié en deux. Des barres de fer épaisses de trois doigts garnissaient le vantail de chêne noirci et crevassé par l'humidité. Roussot s'activait à les ôter, ouvrait le battant qui gémit lugubrement. Puis, allumant une torche à celle qu'il portait, le geôlier la tendit à Catherine.
— Voilà ! Entrez, maintenant... mais pas longtemps ! Je vais rester dans l'escalier et je viendrai taper à la porte quand faudra vous en aller.
Catherine répondit d'un signe de tête et se baissa pour franchir la porte.
Elle était si basse que la jeune femme faillit brûler son masque à la flamme de sa torche. Elle avait l'impression de plonger dans un inconnu menaçant, quelque chose comme un tombeau subitement ouvert devant elle. La porte passée, Catherine se redressa, leva sa torche pour essayer de distinguer ce qui l'entourait.
— Je suis ici ! fit une voix calme qu'elle reconnut avec un frisson.
Se tournant du côté d'où venait la voix, elle aperçut Garin. Mais, si endurcie qu'elle fût contre lui par sa rancœur, elle ne put retenir une exclamation de stupeur. Il était assis au fond de l'immonde caveau où l'eau stagnait en flaques noires, sur une pourriture qui avait dû, jadis, être de la paille. On l'avait enchaîné à la muraille par une ceinture et un collier de fer et, pour plus de sûreté, on lui avait mis les ceps aux pieds et aux mains. À peu près incapable de bouger, il était adossé à la muraille, dans son pourpoint noir déchiré qui laissait voir sa chemise sale et en lambeaux. Une barbe grisâtre commençait à dévorer ses joues. Ses cheveux avaient poussé et s'emmêlaient sur sa tête. Depuis son arrestation, il avait perdu le bandeau noir qu'il portait sur l'œil et, pour la première fois, Catherine vit sa blessure à nu. L'œil était remplacé par un trou noir de petite dimension, autour duquel s'irradiaient des rides de peau rose tranchant avec la pâleur du visage. Incapable de faire un seul geste, Catherine restait debout auprès de la porte, levant la torche et le regardant sans parvenir à en détacher ses yeux. Le rire de Garin la fit sursauter.
— Est-ce que vous hésiteriez à me reconnaître ? Moi, je n'hésite pas, malgré ce masque prudent qui couvre votre joli visage, ma chère Catherine !
Le ton persifleur lui rendit sa colère. Ainsi, c'était toujours le même ! Rien ne pourrait donc l'abattre ? Au fond de la plus atroce misère, il gardait son ironie, cette irritante supériorité.
— Soyez sans crainte, fit-elle durement. Je vous reconnais. Bien que vous soyez fort changé, Garin... Qui donc soupçonnerait dans ce prisonnier, dans cette loque humaine, le riche et hautain Garin de Brazey ? Et que pensez-vous de ce retour des choses ? Il n'y a pas si longtemps que vous m'enchaîniez, sans pitié, au fond d'une prison aussi dure que celle- ci, et vous riiez ! C'est à moi maintenant de rire quand je vous vois ici, pieds et poings liés, incapable de nuire à jamais. Demain, on vous traînera par la ville, on vous pendra comme on aurait dû le faire depuis longtemps, on vous...
Elle nourrissait sa colère de ses paroles, mais un soupir du prisonnier, un énorme soupir lui coupa la parole.
Ne soyez donc pas vulgaire ! fit Garin d'un ton ennuyé. Vous avez l'air d'une commère battue par son mari qui se réjouit de le voir revenir entre deux archers du guet. Si c'est tout ce que vous avez appris auprès de moi, vous m'en voyez navré ! J'avais espéré faire de vous une grande dame... Il paraît que j'ai échoué...
Le dédain ironique et calculé des paroles doucha brutalement la fureur de Catherine. Sur le moment, elle ne trouva rien à répondre. Ce fut Garin qui reprit l'initiative des opérations. Il eut un léger sourire en coin qui étira sa joue blessée. Son calme, ce détachement qui touchait la désinvolture, stupéfiaient Catherine. Elle sentait que jamais cet homme ne lui serait compréhensible et pourtant c'était cela qu'elle désirait plus que tout : comprendre.
— Vous êtes venue voir dans quel état m'avaient réduit les gens de notre bon duc ? reprit le prisonnier. Eh bien, vous avez vu ! Si j'ai bien saisi le sens de vos paroles, vous êtes satisfaite ! Alors, ma chère, dites-moi adieu et laissez-moi à mes méditations. Il ne me reste plus tellement de temps.
« Mais, pensa Catherine, il me renvoie ! Il me congédie comme une indésirable. » Que cet homme enchaîné, dépouillé de tout, pût garder ce ton de seigneur, voilà qui ne pouvait s'admettre ! Mais elle comprit que, si elle se laissait aller à sa rage bien naturelle, il ne parlerait pas. Ce fut donc très calmement qu'elle s'approcha de lui, s'assit sur une grosse pierre, seul ameublement du cachot avec les chaînes et les ceps qui entravaient Garin.
— Non, fit-elle d'une voix sourde en plantant sa torche auprès d'elle dans la terre boueuse. Je ne suis pas venue me repaître de vos souffrances. Vous m'avez fait du mal et je vous en veux. Cela est humain, je crois... Mais je suis venue vous demander de m'expliquer...
— Quoi ?
Tout ! l'absurdité de notre mariage, l'incohérence de notre vie commune. J'ai l'impression, depuis que nous avons été unis, d'avoir vécu l'un de ces songes fantastiques et extravagants où rien ne se tient. Par moments, ils donnent la sensation d'une profonde réalité, on croit tenir la vérité... et puis ils se déforment,
s'effilochent,
se
fondent
en
images
grotesques
et
incompréhensibles. Vous allez mourir, Garin, et j'ignore tout de vous. Dites-moi la vérité... votre vérité ! Pourquoi n'ai-je été votre femme que de nom et jamais dans la réalité ? Non... ne me parlez pas du duc ! Il n'y a pas eu, entre lui et vous, que ce marché dégradant auquel vous avez voulu me faire croire.
Je le sais... je le sens. Il y a autre chose ! Quelque chose que je n'arrive pas à comprendre et qui empoisonne ma vie...
Une émotion inattendue brisa sa voix. Elle regarda Garin. D'où elle était assise, elle ne pouvait voir de lui qu'un profil immobile, le côté intact de son visage, quelques lignes nettes à l'expression méditative.
— Répondez-moi ! implora-t-elle.
Lentement, il tourna la tête vers elle. Il n'y avait
plus trace d'ironie sur ce visage pensif.
— Otez votre masque ! ordonna-t-il doucement.
Elle obéit, sentit glisser sur sa joue le tissu soudain humide.
— Vous pleurez ? fit Garin avec une immense surprise. Pourquoi ?
— Je... je ne sais pas ! Je ne pourrais pas vous le dire.
— C'est sans doute mieux ainsi ! Je conçois votre étonnement, les questions que vous avez pu vous poser. Vous n'avez rien compris, n'est-ce pas, à cet homme qui refusait votre incroyable beauté ?
— J'ai fini par penser que je vous déplaisais... fit Catherine d'une petite voix timide.
Non, vous ne le pensiez pas et vous aviez raison. Car je vous ai désirée comme un forcené, comme l'homme enchaîné et mourant de soif désire la cruche ruisselante posée devant ses yeux mais hors de portée de sa main. Je n'aurais pas été sur le point de devenir fou de haine et de rage si je vous avais moins désirée... si je vous avais moins aimée !
Il parlait maintenant d'une voix sans timbre, monocorde, qui touchait Catherine plus qu'elle ne voulait l'admettre.
— Alors... pourquoi ces refus perpétuels... à vous- même et à moi ?
Garin ne répondit pas tout de suite. Tête inclinée sur la poitrine, il paraissait réfléchir profondément. Mais il la redressa brusquement comme quelqu'un qui a pris un parti.
C'est une vieille et assez lamentable histoire, mais vous avez le droit de la connaître. Il y a près de trente ans... vingt-huit exactement ce mois-ci, j'étais un jeune étourdi de seize ans qui ne rêvait que plaies, bosses et jolies filles.
J'éclatais d'orgueil parce que écuyer du comte de Nevers, le futur duc Jean, je me préparais à l'accompagner à la croisade. Vous êtes trop jeune pour avoir entendu parler de cette folle aventure qui entraîna vers les plaines de Hongrie, à l'appel du roi Sigismond attaqué par les Turcs infidèles, toute une armée de jeunes et bouillants chevaliers français, allemands et même anglais. Le comte Jean et le jeune maréchal de Boucicaut commandaient cette cavalcade d'une dizaine de milliers d'hommes. De plus brillante, de plus folle non plus, je n'en ai jamais vu ! Les harnachements, les bagages étaient somptueux, la moyenne d'âge se situait entre dix-huit et trente ans et tout le monde, comme moi-même, était enchanté. Quand l'armée quitta Dijon, le 30 avril 1396, pour se diriger vers le Rhin, on aurait pu croire à un départ pour quelque gigantesque tournoi. L'or, l'argent, l'acier étincelaient, les soieries bruissaient dans le vent et chacun racontait à l'avance, à grands cris, les retentissants exploits qu'il se proposait d'accomplir, pour son honneur et l'amour de sa dame. J'étais comme les autres... _
— Est-ce à dire que vous... étiez amoureux ? demanda Catherine.
Mais oui... pourquoi pas ? Elle s'appelait Marie de La Chesnel, elle avait quinze ans et elle était blonde, comme vous... moins que vous pourtant et, sans doute, moins belle ! Nous partîmes donc et je vous ferai grâce du récit de cette lamentable expédition où la jeunesse et l'inexpérience causèrent la catastrophe. Il n'y avait aucune discipline. Chacun de nous ne pensait qu'à se couvrir de gloire, sans songer au bien commun et malgré les remontrances du roi Sigismond de Hongrie, inquiet des folies que nous débitions. Il avait, sur nous, l'avantage de connaître son ennemi, cet Infidèle dont il avait pu mesurer la valeur guerrière et la ténacité. Les Turcs étaient commandés par leur sultan, Bayézid, qu'ils surnommaient Ildérim, ce qui veut dire l'Eclair.
Et, croyez-moi, il portait bien son nom ! Ses spahis et ses janissaires tombaient comme la foudre sur le but fixé par leur maître, si rapidement que, bien souvent, la surprise jouait. Devant Nicopolis, nous eûmes affaire aux escadrons de Bayézid Ildérim. Et la défaite fut totale. Non par manque de bravoure car les chevaliers de la folle armée firent merveille. Jamais, peut-être, tant de vaillance n'avait éclaté sous le soleil. Mais, quand tomba le soir de ce 28 septembre, huit mille chrétiens étaient prisonniers du sultan dont trois cents chevaliers appartenant aux plus illustres maisons de France et de Bourgogne : Jean de Nevers, et votre serviteur, Henri de Bar, les comtes d'Eu et de La Marche, Enguerrand de Coucy, le maréchal de Boucicaut, presque tous ceux qui n'avaient point trouvé la mort. Mais, du côté des Turcs, les pertes étaient sévères, nous leur avions tué tant de monde, que le sultan entra en fureur. La plus grande partie des prisonniers fut massacrée sur place... et je n'ai jamais oublié l'horreur tragique de cet immense bain de sang. Je dus à la protection du comte Jean d'être épargné et envoyé avec lui dans la capitale de Bayezid, à Brousse, de l'autre côté de l'ancienne Propontide. On nous y enferma dans une forteresse, en attendant l'arrivée des rançons énormes exigées par le sultan. Nous y restâmes de longs mois et j'eus tout le loisir d'y soigner mon œil qu'une flèche avait crevé. Mais la cruelle leçon que nous venions de recevoir ne nous avait pas calmés, moi tout au moins. La prison, l'inaction me pesaient. Je cherchai à me distraire. Dans l'intérieur de la forteresse nous étions assez libres et j'en profitai pour essayer d'approcher les filles du bey qui en avait la garde.
L'idée était bien d'un fou. Je fus surpris comme j'essayais d'escalader le mur d'un jardin, saisi, chargé de chaînes et traîné devant le bey. Il voulait me faire trancher la tête sur l'heure mais le comte Jean, averti, intervint. Non sans peine, il obtint grâce pour ma vie ! Mais je n'en fus pas moins livré au bourreau pour expier l'offense dont je m'étais rendu coupable. Lorsque je sortis d'entre ses mains j'étais vivant, mais j'avais cessé d'être un homme !
On soigna ma blessure suivant le mode barbare usité pour les futurs gardiens de harems : on m'enterra dans le sable jusqu'au cou pendant plusieurs jours.
Je faillis en mourir... mais mon heure n'était pas venue. Je rentrai en France, retrouvai les miens... et laissai Marie de La Chesnel en épouser un autre...
Muette maintenant, les yeux agrandis d'horreur, Catherine regardait son mari comme si elle le voyait pour la première fois. Il n'y avait plus trace de colère en elle, rien qu'une immense pitié qui montait du plus profond de son cœur pour s'en aller rejoindre cet homme dont, cette fois, elle comprenait le calvaire. Un lourd silence vint remplacer, au fond du caveau, la voix étrangement calme et lente de Garin. Seule, une goutte d'eau tombant de la voûte suintante vint le troubler. La gorge serrée, oppressée, Catherine cherchait en vain des mots qui ne fussent pas stupides ou offensants car elle devinait en Garin une sensibilité d'écorché vif. Pourtant, ce fut elle qui parla la première, d'une voix contenue, teintée d'un inconscient respect :
— Et... le duc connaissait votre blessure quand il vous a ordonné de m'épouser ?
— Bien entendu ! riposta Garin avec un sourire amer. Seul, le duc Jean connaissait ma honte et m'avait juré le secret. Ce secret, Philippe l'a appris fortuitement, un jour où, dans un engagement, j'avais été blessé auprès de lui. Nous étions seuls, écartés du reste de l'escorte. Il m'a soigné de sa main, ranimé, sauvé en me faisant emporter rapidement. Mais il savait... Lui aussi me promit le secret. Et il a tenu parole... pourtant, j'ai cessé de lui en être reconnaissant le jour où il s'en est souvenu pour vous lier à moi. Je crois que c'est la nuit même de notre mariage que j'ai commencé à le haïr, quand j'ai eu la révélation totale de votre beauté. Vous étiez si merveilleuse !... et vous me demeuriez à jamais interdite... inaccessible ! Et moi, je vous aimais, je vous aimais comme le fou que j'ai failli devenir...
Sa voix s'enrouait, il avait détourné la tête, mais à la lueur tremblante de la torche, Catherine vit une larme, une seule, rouler sur la joue mal rasée et se perdre dans les poils hirsutes. Bouleversée, elle se jeta à genoux auprès de l'homme enchaîné, tira son mouchoir et, doucement, essuya la petite traînée humide.
— Garin, murmura-t-elle... pourquoi ne me l'avez-vous pas dit plus tôt !
Pourquoi ce silence ?
N'aviez-vous pas compris que je pouvais vous aider? Je jure que, si j'avais su cette navrante histoire, jamais le duc ne m'aurait touchée, jamais je ne vous aurais infligé cette honte, ce supplice barbare !
— Et vous auriez eu tort, ma mie ! Vous êtes faite pour l'amour, pour le bonheur et pour donner la vie. Avec moi, votre existence était engagée dans une impasse...
La colère de Catherine changeait de but. C'était à Philippe qu'elle en voulait maintenant, pour ce froid et cruel calcul dont Garin avait été la victime. Comment avait-il osé se servir du lamentable secret que le hasard lui avait fait découvrir ? Par contrecoup, toute rancune s'était abolie en elle envers son mari.
— Je ne peux pas vous laisser mourir, chuchota-t-elle très vite. Il faut faire quelque chose... Cet homme, votre geôlier... il aime l'or. En lui offrant une fortune, il vous laisserait fuir pour peu qu'on lui assure une retraite...
Écoutez : je n'ai pas d'argent mais j'ai tous mes bijoux, tous ceux que vous m'avez donnés et même votre diamant noir. N'importe lequel d'entre eux représente une énorme fortune pour un homme comme celui-là et...
— Non ! coupa brusquement Garin. N'en dites pas plus ! Je vous remercie de cette pensée que vous dictent votre cœur et votre sens de la justice, mais je n'ai plus envie de vivre ! Au fond, en me condamnant à mort, Philippe Mâchefoing et ses échevins m'ont rendu service. Vous ne savez pas à quel point je suis las de la vie...
Les yeux de Catherine se rivèrent aux deux mains de Garin, emprisonnées dans la cangue de bois du cep. Elles donnaient une extraordinaire impression d'abandon et de fragilité.
La liberté ! murmura la jeune femme... la liberté, c'est une si belle chose !
Vous êtes encore jeune, plein de vie, riche si vous le voulez. Avec ce que j'ai sauvé vous referez une fortune, ailleurs... loin d'ici, vous aurez une nouvelle vie...
— Et qu'est-ce que j'en ferai ? Continuer à endurer ce délicieux et infernal supplice de Tantale que vous représentez ? Rester ce Prométhée enchaîné par l'impuissance et dévoré tout vif par le vautour du désir, interminablement, jusqu'à ce que vienne la vieillesse ? Non, Catherine, merci ! J'ai fait ma paix avec vous, du moins, je le crois, je peux mourir et, croyez-moi, je mourrai heureux !
Elle voulut tenter encore de le convaincre, désespérée maintenant de savoir sa fin si proche. Tout cela lui paraissait monstrueusement injuste !
Elle en oubliait de bon cœur que, par sa faute, elle avait connu des tourments plus cruels encore que ceux endurés par lui. Mais des bruits de pas se faisaient entendre dans l'escalier, puis le son de deux voix.
— On vient ! fit Garin qui avait entendu. Le geôlier et, sans doute, le père qui vient m'exhorter ! Il vous faut partir. Adieu, Catherine...
pardonnez-moi de n'avoir pas su vous rendre heureuse. Et pensez quelquefois à moi, dans vos prières. Moi, je mourrai en prononçant votre nom.
Son visage blessé s'était figé comme s'il était devenu de pierre. Des larmes jaillirent des yeux de Catherine. Elle tordit nerveusement ses mains l'une contre l'autre.
— Ne puis-je vraiment rien pour vous... rien ? Moi qui voudrais tellement...
Une lueur s'alluma brusquement dans l'œil unique de Garin.
Peut-être, chuchota-t-il très bas. Ecoutez ! je ne crains ni la potence ni la torture... mais la claie me fait horreur. Etre traîné comme une bête crevée dans la poussière, à la hauteur des pieds de la foule, sous les immondices et les crachats d'une populace imbécile... cela, oui, j'en ai très peur ! Si vous pouvez me l'épargner, je prierai Dieu de vous bénir...
— Mais comment ?
La porte du cachot s'ouvrait, livrant passage à Roussot et à un moine cordelier dont les mains disparaissaient sous les manches de bure brune de la robe, le visage sous le capuchon baissé.
— C'est l'heure ! fit le geôlier à l'adresse de Catherine. Je ne vous ai laissée que trop longtemps. Mais le bon père ne dira rien. Venez...
— Un moment encore ! s'écria Garin.
Puis, levant vers la jeune femme un regard qui suppliait qu'on lût en lui :
— Avant d'en finir avec la vie, je voudrais boire encore une fois une pinte de vin de Beaune... de celui que s'entend si bien à soigner mon sommelier Abou ! Demandez à cet homme de vous permettre de m'en faire parvenir un pot.
Roussot éclata d'un gros rire et se tapa sur les cuisses.
— Sacré Bourguignon, va ! Tu ne veux pas sauter le pas sans avoir bu un dernier coup ? C'est une chose que je comprends moi ! Le vin de Beaune, j'aime ça !
— Mon fils ! fit le moine scandalisé. Une telle préoccupation avant de paraître devant Dieu...
— Appelez cela, plutôt, un dernier adieu à la terre qu'il a faite si belle !
répliqua Garin avec un sourire.
Catherine ne dit rien. Elle avait compris ce que voulait Garin. Elle se dirigea vers la porte, escortée du geôlier, mais, sur le seuil, se retourna. Elle vit que le regard de son mari était toujours rivé à elle et, cette fois, avec une telle expression d'amour et de désespoir qu'un sanglot s'étrangla dans sa gorge.
— Adieu, Garin !... murmura-t-elle les larmes aux yeux.
Du fond du caveau, la réponse de l'homme enchaîné lui parvint.
— Adieu, Catherine...
Elle se jeta hors de la geôle, courut vers l'escalier mais s'arrêta sur la première marche et fit face au geôlier qui l'avait suivie.
—
Pour lui donner cette ultime joie qu'il demande, combien veux-tu ?
L'homme n'hésita pas. La cupidité flambait au fond de son regard morne. ;
— Dix ducats d'or !
—
Et tu jures qu'il aura son vin ? Prends garde de ne pas me tromper !
—
Sur mon âme éternelle, je jure de le lui donner !
—
C'est bien. Tiens : voilà l'or ! Une femme, celle qui m'attend dans la cour, va revenir dans quelques instants avec un pot de vin.
Dix pièces d'or passèrent de la main de Catherine dans celle du geôlier puis elle se hâta de remonter le dangereux escalier. Dans la cour, elle retrouva Sara qui attendait en faisant les cent pas.
— Viens, dit-elle seulement.
À peine rentrée chez Ermengarde, et sans même prendre le temps d'ôter sa mante sombre, Catherine fit appeler Abou-al-Khayr et lui fit part de la dernière volonté de Garin.
—
Il a demandé du vin de Beaune. Mais c'est du poison qu'il veut pour éviter la honte d'être traîné sur la claie. Pouvez-vous lui en donner ?
Le médecin maure avait écouté la jeune femme sans qu'un muscle bougeât dans son visage. Il hocha la tête.
—
J'avais compris. Fais-moi donner une pinte de vin de Beaune. Je n'en ai que pour peu d'instants.
Sara s'en alla chercher le vin qu'elle remit à l'Arabe. Il se retira dans sa chambre, revint au bout d'un moment, portant toujours le pot d'étain que Sara lui avait donné. Il le mit dans les mains de Catherine.
—
Tiens ! fit-il. Voilà ce que tu m'as demandé. Fais-le-lui porter immédiatement.
Catherine considérait avec un mélange de curiosité et d'horreur le liquide rouge sombre qui emplissait le pichet.
—
Et... il ne souffrira pas ? demanda-t-elle d'une voix mal assurée.
Abou-al-Khayr hocha la tête et sourit tristement.
—
Il s'endormira... et ne s'éveillera plus. La moitié du vin contenu dans ce pot suffirait. Va !...
D'un geste brusque, Sara enleva le récipient des mains de Catherine.
—
Donne ! fit-elle. Ces choses ne doivent point passer par tes mains...
Cachant le pot d'étain sous sa cape noire, la gitane disparut dans l'escalier de l'hôtel. Catherine et le médecin restèrent seuls, face à face. Au bout d'un instant, Abou s'approcha de la jeune femme et toucha ses yeux d'un doigt léger.
—
Tu as pleuré ! constata-t-il. Et les larmes ont entraîné le fiel qui emplissait ton cœur. Tu retrouveras la paix et le calme, un jour.
—
Je ne crois pas ! s'écria Catherine. Comment oublier tout cela ? Tout est tellement affreux... tellement injuste !
Abou-al-Khayr haussa les épaules et se dirigea vers la porte au seuil de laquelle il s'arrêta.
—
Le temps fait oublier les douleurs, éteint les vengeances, apaise la colère et étouffe la haine ; alors le passé est comme s'il n'eût jamais existé.
Quand le jour du 6 avril 1424 se leva, Catherine, qui avait passé en prières le reste de la nuit, se leva et alla se poster à une étroite fenêtre donnant sur la rue. La lumière était d'un gris sale et un rideau de pluie fine enveloppait la ville comme un voile de brume. Mais, malgré le temps et l'heure matinale, des gens s'attroupaient déjà devant la maison du Singe, avides du spectacle sanglant qui leur était promis. La prière avait fait beaucoup de bien à la jeune femme. Elle y avait puisé un réconfort, un calme perdu depuis bien longtemps. De tout son cœur elle avait imploré la clémence divine pour l'homme dont, enfin, elle avait déchiffré l'énigme. Une lamentable énigme, un mystère de souffrance et de honte ! Elle savait que, maintenant, elle pourrait songer à lui avec une sorte de tendresse. En lui devenant accessible, Garin lui était devenu cher. Une seule inquiétude demeurait en elle : le geôlier avait-il bien rempli sa mission ?
Un remous dans la foule la tira de sa méditation. Un piquet d'archers de la Prévôté, fauchard à l'épaule, le visage caché sous des salades luisantes d'eau, s'approchait, escortant un homme déjà âgé mais vigoureux en qui elle reconnut avec un frisson Joseph Blaigny, le bourreau... Il venait prendre livraison du condamné...
Quand les nouveaux venus s'engouffrèrent dans la maison du Singe, le cœur de Catherine se mit à battre à grands coups sous son corsage de laine noire. Elle avait peur, tout à coup, de voir Garin paraître, debout entre les archers, vivant ! Déjà, un gros cheval de labour, d'un blanc pisseux, s'arrêtait devant la maison de ville. Il était attelé au grossier treillage de bois rude qui composait la claie sur laquelle le condamné devait être lié pour être traîné à travers la ville. Un murmure de satisfaction accueillit l'attelage...
Quelques minutes passèrent, interminables pour Catherine. Elle sentit, auprès d'elle, plus qu'elle ne le vit, la présence de Sara et d'Ermengarde venues la rejoindre. Au-dehors, un murmure de stupéfaction, vite changé en grondement de colère, se faisait entendre.
Joseph Blaigny venait de reparaître. Il portait dans ses bras une longue forme pâle, le corps nu, à l'exception d'une sorte de pagne tordu autour des reins, d'un homme inerte qu'il jeta rudement sur la claie. C'était le corps de Garin et Catherine mordit son poing pour ne pas crier.
— Il est bien mort ! fit Sara tout près d'elle.
En effet, c'était seulement un cadavre que le bourreau ligotait soigneusement sur la claie et la foule ne s'y était pas trompée. C'était ce qui motivait sa déception et sa colère. Voir pendre un corps qui avait cessé de souffrir était sans intérêt...
A la fenêtre, les trois femmes se signèrent lentement mais la main de Sara resta en suspens.
— Oh ! Regardez ! fit-elle en désignant la porte de la maison du Singe.
Deux archers venaient d'en sortir, portant entre eux un autre corps sans vie, dans lequel Catherine reconnut avec étonnement le geôlier Roussot. En un éclair elle comprit ce qui s'était passé. Roussot avait bien remis le vin empoisonné à Garin, mais, poussé par sa goinfrerie, n'avait pu se tenir d'y goûter. Il avait payé de sa vie son avidité.
— Lui aussi est mort ! fit Catherine.
Derrière elle, la voix paisible d'Abou-al-Khayr qu'elle n'avait pas entendu entrer, déclara :
— C'est tant mieux ! Au moins, nous serons assurés qu'il ne parlera pas !
Mais Catherine ne l'écoutait pas. Toute son attention était concentrée sur Joseph Blaigny. Le bourreau avait fini de lier le cadavre sur le treillage de bois. D'une main, il prit la bride du cheval, de l'autre un fouet passé à sa ceinture et cingla la croupe de l'animal. L'attelage s'avança au milieu de la foule qui s'écartait pour le laisser passer. La claie commença à glisser, en rebondissant légèrement, dans la boue grasse de la rue qui ne tarda pas à maculer le long corps inerte. La tête et les pieds pendaient de chaque côté...
La pluie se mit à tomber avec une soudaine violence, brouillant les lignes, noyant les couleurs. A travers les larmes qui emplissaient ses yeux, Catherine regarda s'éloigner, sous les huées de la foule, et sous l'averse torrentielle, la forme pâle de l'homme qu'un caprice avait lié à elle et qui était mort de son impossible amour...
Le fastueux automne flamand poudrait d'or et de pourpre fragiles les vieux arbres qui penchaient leurs branches sur l'eau noire du canal. Un soleil encore brillant s'attardait à caresser les toits pointus et les pignons colorés de Bruges. Mais il faisait déjà frais et les fenêtres étaient closes. Toutes les cheminées portaient panache de fumée. Les légères volutes grises s'effilochaient dans l'air, rejoignant les quelques nuages qui se poursuivaient sur le bleu pâle du ciel. Le vent, déjà aigri, arrachait peu à peu les feuilles.
Lentement, elles voltigeaient jusqu'à l'eau noire. On sentait que, bientôt, ce serait le silence de l'hiver...
Dans la maison de Catherine, le feu était allumé comme dans toutes les autres demeures ; il flambait joyeusement au centre de la haute cheminée de grès de la grande salle où se tenaient la jeune femme et son peintre. Il y avait maintenant deux heures que Catherine posait pour Jean Van Eyck et elle commençait à se sentir lasse. Des fourmillements montaient dans ses bras et dans ses jambes. Sans bien s'en rendre compte, son expression s'était figée et le peintre s'en aperçut.
— Pourquoi ne me dites-vous pas que vous êtes fatiguée ? fit-il avec le sourire en coin qui conférait tant de charme à son visage maigre.
— Parce que vous travaillez avec tant d'ardeur que j'aurais scrupule à vous interrompre, maître Jean. Etes-vous satisfait ?
— Plus que je ne saurais dire. Vous êtes le modèle des modèles... C'est assez pour aujourd'hui. Encore une séance et ce sera parfait.
D'un geste vif, le peintre rejetait son pinceau dans un grand vase en faïence de Faenza, verte et blanche, qui en contenait déjà une bonne vingtaine et se recula pour juger du travail accompli. Du haut panneau de peuplier que sa main avait couvert de peinture, ses yeux gris-bleu, dont le regard avait l'acuité de celui du chirurgien, revinrent à la jeune femme.
Figurant la madone, elle se tenait assise sur une sorte de siège surélevé qu'un dais de tapisserie abritait. Les plis d'une immense robe de velours violet, resserrés sous les seins par une haute ceinture d'or, l'enveloppaient tout entière, retombant même sur les marches du trône. Aucun bijou n'ornait son modeste décolleté en pointe, mais un étroit cercle d'or, piqueté de perles et d'améthystes, retenait autour du front la masse somptueuse des cheveux dénoués sur ses épaules. Entre ses mains, jointes au creux de ses genoux, elle tenait une sorte de sceptre fait d'un lis d'or finement ciselé.
Van Eyck poussa un profond soupir de soulagement.
— Je me demande si je me lasserai un jour de vous peindre, Catherine...
Si je compte bien, c'est le troisième tableau que je fais de vous ? Mais quel peintre pourrait se lasser d'une telle beauté ?
Un soupir de Catherine répondit au sien. Tranquillement, elle descendait de son siège, posait le lis d'or sur une table et s'approchait d'un dressoir où s'étageait une collection de coupes multicolores de Venise et un long flacon de même provenance en verre moucheté d'or. Elle emplit deux coupes de vin d'Espagne, tendit l'une au peintre et trempa ses lèvres dans l'autre avec un sourire indulgent.
— Allons, Jean... ne recommencez pas. Dans un instant vous allez me dire que je suis unique au monde, dans quelques minutes que vous m'aimez passionnément. Je vous répondrai... ce que je vous réponds toujours. Alors ?
À quoi bon ?
Jean Van Eyck haussa les épaules, vida son verre d'un trait et le reposa :
— Justement : dans l'espoir qu'un jour vous me direz autre chose. Voilà trois ans, Catherine, trois ans que le duc Philippe a fait de moi son peintre particulier et m'a donné le titre de valet de chambre, trois ans que je vous regarde vivre à ses côtés, que je vous admire et que je vous aime. C'est long, vous savez, trois ans...
Catherine ôta d'un geste las le cercle d'or et de pierreries qui avait laissé sur son front une légère trace rouge et le jeta auprès du lis d'or comme une chose sans importance.
— Je sais... car voilà trois ans que je mène, auprès de Philippe, cette vie de chien savant, d'objet de luxe que l'on pare par orgueil... La plus belle dame d'Occident ! Voilà le titre dont m'a gratifiée celui que l'on nomme le grand-duc de ce même Occident. Trois ans !... En réalité, Jean, il n'est point de femme plus solitaire que moi.
Elle sourit tristement à son peintre. C'était un homme d'une trentaine d'années à la physionomie intelligente mais dont l'abord suggérait l'idée d'une grande froideur. Un long nez droit, des lèvres minces, resserrées, des sourcils blonds à peine tracés et des yeux un peu à fleur de tête lui donnaient davantage l'aspect d'un homme de gouvernement que d'un artiste. Et pourtant, de plus grand il n'en était point ! Il n'avait eu d'égal que son propre frère Hubert, mort à Gand deux ans plus tôt... Peu de gens savaient que cet homme maigre et distant cachait une flamme ardente, une profonde sensualité et un amour forcené de la beauté sous son regard averti et son sourire caustique. Mais Catherine était de ceux-là... Depuis qu'il lui avait été présenté, Van Eyck la poursuivait d'une passion à la fois dévotieuse et brûlante... étrangement patiente aussi. On eût dit qu'à cette femme si merveilleusement belle, le peintre était prêt à tout passer, à tout permettre.
Même, si bon lui semblait, de fouler aux pieds son propre cœur. Elle avait tous les droits, puisqu'elle était belle. Et, parfois, Catherine avait été tentée de céder à cet amour obstiné que rien ne décourageait. Mais elle était lasse de l'amour...
Depuis la mort de Garin, quatre années s'étaient écoulées mais chacune d'elles demeurait présente, vivante comme si elle avait été vécue de la veille. Catherine se souvenait trop bien de son départ de Dijon, peu de jours après le drame qui l'avait faite veuve ! Pour la soustraire à la curiosité des gens de la cité, curiosité qui n'eût pas manqué d'être cruelle pour la femme de l'Argentier abattu, Ermengarde avait voulu emmener son amie le plus vite possible. Elles avaient quitté la ville toutes les deux, avec Sara, le jour même où la pioche des démolisseurs attaquait le magnifique hôtel de la rue de la Parcheminerie qui avait été le signe éclatant et tangible de la richesse de Garin. Du bout de la rue, Catherine put apercevoir les hommes qui commençaient à découronner la maison de ses girouettes dorées en forme de dauphins. Elle avait détourné la tête d'un geste décidé, serrant les lèvres pour les empêcher de trembler. La rue de la Parcheminerie, c'était une page de sa vie qu'elle désirait tourner avec d'autant plus d'intensité que le dernier regard de son mari, au fond du « crot », la poursuivait. S'ils n'avaient été l'un comme l'autre victimes d'une terrible fatalité, quel eût été leur sort commun ? Le bonheur, peut-
être, eût , été possible.
A Dijon, Catherine n'avait rien laissé, que des regrets. Même sa mère et son oncle avaient quitté la rue du Griffon pour s'installer définitivement à Marsannay. L'oncle Mathieu était assez riche pour vivre sur ses terres et ne souhaitait plus « vivre enfermé dans le fond d'un sillon » comme il disait lui-même. Loyse était au couvent de Tart, Landry à Saint-Seine. Quant à Ermengarde, la mort de la duchesse-douairière lui avait porté un coup sensible. Elle aussi avait décidé de se retirer dans son domaine de Châteauvillain.
— J'y élèverai votre enfant, avait-elle dit à Catherine. Le sang ducal doit lui valoir une éducation choisie. Nous en ferons un chevalier ou bien une dame accomplie...
La pensée de l'enfant à naître n'éveillait aucune joie en Catherine alors qu'elle paraissait inspirer à Ermengarde une profonde satisfaction. La comtesse se sentait une âme de grand-mère et l'idée de pouponner l'enthousiasmait. Peut-être parce qu'elle n'avait plus grand monde à aimer.
Son époux vivait auprès de Philippe, un peu trop joyeusement pour son âge déjà avancé. « Il ne se rendra jamais compte qu'il n'est plus un jeune homme et que les femmes sont encore ce que l'on trouve de plus fatigant comme passe-temps ! » disait la comtesse avec philosophie. Cela ne la chagrinait guère. Il y avait beau temps que l'amour était mort entre elle et son légitime seigneur. Quant à son fils, il guerroyait dans les armées de Jean de Luxembourg et elle ne le voyait pas souvent. Il était grand amateur de beaux coups d'épée. « C'est de son âge et c'est de sa race ! » disait de lui Ermengarde. L'enfant qui devait naître de Catherine serait le bienvenu pour l'aider à supporter l'ennui d'une vie à la campagne car elle était bien décidée à demeurer désormais à Châteauvillain, pour y cultiver ses terres et y tenir ses paysans d'une main vigoureuse.
Derrière les hautes murailles solides de la forteresse, si semblables à leur maîtresse par l'impression de sûreté qu'elles donnaient au premier abord, Catherine vécut les jours paisibles dont elle avait le plus grand besoin. La demeure féodale dont les tours grises se miraient dans les eaux calmes de l'Aujon lui offrit un havre de paix et de longues soirées passées à contempler le coucher du soleil par-dessus les frondaisons de la forêt. C'est là qu'un matin d'août, après une dure nuit de combat contre la souffrance, Catherine donna le jour à un petit garçon que le chapelain du château baptisa sur l'heure du nom de Philippe... Ermengarde délirait de joie en regardant la nourrice, choisie par elle entre mille, emmailloter le nouveau-né. Elle était, certes, plus heureuse que Catherine elle-même. Le sentiment maternel ne vibrait pas très haut chez celle-ci. Elle n'avait pas désiré d'enfant de Philippe. L'amour qu'elle pouvait éprouver pour lui était plus de chair que d'esprit. Il l'attirait, il savait faire couler du feu dans ses veines et aussi la rendre profondément heureuse au moment de l'amour mais elle n'avait jamais déliré pour lui, brûlé de lièvre et d'ardeur et de passion, comme elle avait brûlé pour Arnaud. Et son absence ne lui pesait pas autrement.
Pourtant, quand il était venu à Châteauvillain, un mois environ après la naissance de l'enfant, elle en avait éprouvé de la joie. Philippe dégageait un charme magnétique et, auprès de lui, Catherine parvenait à se persuader aisément qu'il suffirait à emplir sa vie. Il s'était jeté à ses pieds pour implorer son pardon de n'être point venu plus tôt, il avait juré qu'il l'aimait plus que jamais et il le lui avait passionnément prouvé la nuit même de son arrivée.
Entre ses bras, Catherine s'était sentie revivre. Les sensations profondes, si ardentes, qu'il avait le don de lui offrir, réveillèrent en elle le goût de la vie, la coquetterie, l'envie d'être belle.
Il ne lui cacha pas, alors, qu'il allait se remarier. Mariage de convenance s'il en fut : il devait, au mois de novembre, épouser la comtesse Bonne d'Artois, beaucoup plus âgée que lui et veuve du propre oncle de Philippe, le comte de Nevers tué à Azincourt. Bonne était douce, timide, effacée et maladive mais son alliance était indispensable à la Bourgogne. Et Philippe se sacrifiait en épousant sa tante.
— Tu n'as pas à en être jalouse, avait-il affirmé à Catherine. Je n'aime et n'aimerai jamais que toi. Et, dès maintenant, tu ne me quitteras plus. Tu seras dame d'honneur de la duchesse, si tu le veux...
Catherine avait refusé, plus par orgueil que par souci des convenances. Elle ne voulait pas servir au grand jour une femme dont elle annexait le mari pendant la nuit. Elle avait obtenu de demeurer encore quelque temps auprès d'Ermengarde. Philippe avait acquiescé. Le 30 novembre 1424, il avait épousé Bonne de Nevers à Moulins-Engilbert mais, quelques jours plus tard, il revenait à francs étriers voler quelques baisers à sa maîtresse, la suppliant de revenir auprès de lui. Une fois encore, elle avait refusé. Elle aimait cette vie de campagne, la société vivifiante d'Ermengarde et aussi la compagnie de l'enfant auquel, à mesure que passait le temps, elle s'attachait enfin. Mais les jours de la nouvelle duchesse de Bourgogne étaient comptés. Avant qu'un an se fût écoulé, le 17 septembre 1425, elle mourait, laissant Philippe veuf une fois de plus, une fois de plus sans enfant légitime. Alors, presque de force, il avait arraché Catherine à sa calme retraite, en avait fait la favorite avouée, l'étoile éblouissante et toute- puissante autour de laquelle gravitait sa Cour, la plus brillante d'Europe.
Il lui avait rendu, et au centuple, tout ce que les hommes de justice lui avaient pris au moment du procès de Garin. Elle fut comtesse de Brazey afin que le petit Philippe eût un titre, elle posséda bientôt un château à Chenôve, au-dessus de Dijon, un petit palais à Bruges, des terres, de nouveaux joyaux, d'éblouissantes toilettes et l'amour de Philippe qui. jamais, ne se démentait.
Il vivait, prosterné devant sa beauté qu'il s'entendait si bien à exalter dans les fêtes et les tournois.
Aimée, adulée, adorée, comblée, Catherine eût dû normalement être heureuse. Pourtant, il n'en était rien et, après quatre ans écoulés, quand, dans le silence de certaines nuits solitaires et sous les courtines de brocart de sa chambre, elle interrogeait son cœur, elle ne trouvait que le silence. L'amour dont on l'accablait, car nombre d'hommes s'étaient déjà épris d'elle et, souvent, au point de braver, pour le lui dire, la jalousie de Philippe ; cet amour, elle ne parvenait à le ressentir pour aucun. Certains, dans l'espoir d'un regard, d'un sourire, s'étaient entretués. Elle ne pouvait que les plaindre.
Mais jamais la pitié ne devenait amour. Et, lorsqu'elle était dans les bras de Philippe, l'ennui bien souvent la poursuivait jusque sous ses baisers. Elle ne savait plus vibrer comme au début de leurs amours aux caresses savantes qu'il lui prodiguait toujours avec autant de passion.
Un seul, peut-être, eût réussi à éveiller le cœur endormi de la belle comtesse.
Mais à celui-là, elle s'interdisait de penser. Il était loin, il était marié, inaccessible, perdu pour elle à tout jamais, cet Arnaud dont le seul nom avait le cruel pouvoir d'éveiller un douloureux écho dans son âme...
Jean Van Eyck avait respecté la songerie de la jeune femme. Debout devant la cheminée, elle regardait machinalement les flammes à travers le rubis liquide de son verre. Et la grâce de son attitude était telle que le peintre fut tenté de reprendre ses pinceaux et de commencer une autre toile. Il sourit en lui-même, pensant qu'une « Vierge au verre de vin » recevrait peut-être un curieux accueil. Mais il n'aimait pas sentir Catherine s'évader ainsi de sa présence. C'était, depuis quelque temps, chose trop fréquente.
Il allait parler quand un serviteur, portant la livrée violette et argent que Catherine avait conservée, entra. Glissant silencieusement sur le carrelage chatoyant où alternaient les étoiles jaunes et les chimères bleues, il vint jusqu'à la jeune femme et lui apprit que messire de Saint-Rémy souhaitait être reçu. Catherine sursauta, comme si la voix mesurée du valet l'avait éveillée brusquement d'un songe, et ordonna d'introduire le visiteur. Van Eyck soupira :
— Nous en avons pour une bonne heure à entendre les derniers potins de la Cour. Je déteste cet incurable bavard et j'ai bien envie de m'en aller.
— Non, restez ! pria Catherine. Quand il y a quelqu'un, il n'ose pas me faire la cour.
— Lui aussi ! soupira le peintre. Je me demande, ma chère, s'il y a un seul homme digne de ce nom dans tout le territoire des Flandres et de la Bourgogne qui ne soit pas plus ou moins amoureux de vous. C'est bon, je reste !
D'ailleurs, Saint-Rémy entrait, élégant, somptueux à son habitude, et le visage éclairé d'un large sourire. Pour cette visite, l'arbitre des élégances bourguignonnes s'était vêtu aux couleurs de l'automne. Le velours feuille morte de la robe mi-longue et fendue en plusieurs endroits qui le vêtait montrait, à l'envers des fantastiques manches découpées, les reflets d'un brocart à feuilles dorées et pourprées. Les chausses collantes étaient d'un joyeux écarlate et le chapeau de velours assorti au costume se piquait de feuilles d'or fin semblables à celles qui ornaient la poignée de la dague passée à la ceinture, très basse, du gentilhomme. D'immenses poulaines écarlates prolongeaient les chaussures de Saint-Rémy et lui conféraient une curieuse démarche, assez proche de celle du canard. Avec lui entra un peu de l'air vif du dehors et la paix douillette de la grande pièce harmonieuse vola en éclats.
Saint-Rémy se récria sur la beauté de Catherine, admira sans réserve le tableau commencé, examina en connaisseur les pièces d'orfèvrerie des dressoirs, s'agita, tourbillonna et finalement s'installa dans un fauteuil, acceptant la coupe de vin que lui offrait son hôtesse. Il enveloppa Van Eyck d'un regard plein de sympathie.
— Alors, messire-ambassadeur, s'écria-t-il, je me suis laissé dire que vous alliez encore courir les routes et nous quitter ? Je vous envie, par ma foi, de vous en aller vers les pays du soleil tandis que nous allons, nous autres pauvres Septentrionaux, nous enfoncer dans les froidures de l'hiver.
— Comment, Van Eyck ? Vous nous quittez ? s'écria Catherine avec surprise. Mais vous ne m'en avez rien dit !
Le peintre était subitement devenu très rouge et lançait au visiteur des coups d'œil pleins de reproches.
— J'allais le faire, fit-il d'un ton rogue, quand messire de Saint-Rémy est arrivé...
Le jeune conseiller était devenu presque aussi rouge que le peintre. Son regard inquiet allait de Catherine à Van Eyck puis revenait.
— Si je comprends bien, fit-il avec confusion, j'ai encore eu la langue trop longue et...
Catherine, sans cérémonie, lui coupa la parole. Elle se dirigea vers le peintre, traînant derrière elle l'immensité de sa robe violette, et se planta devant lui de manière à bien le regarder dans les yeux.
— Où allez-vous donc, Jean ? Vous en avez trop dit l'un et l'autre pour ne pas éveiller ma curiosité. Suis-je donc censée ignorer votre nouvelle mission
? Car c'est en mission que Monseigneur Philippe vous envoie, n'est-ce pas ?
Ce n'était pas, en effet, la première fois que Philippe de Bourgogne utilisait les talents diplomatiques de son peintre favori. La sensibilité d'artiste de Van Eyck le rendait tout à fait propre aux ambassades particulièrement délicates. Il haussa les épaules.
— Oui, il m'envoie comme légat. J'aurais préféré qu'il vous annonçât lui-même la nouvelle mais, après tout, vous le saurez bien un jour, tôt ou tard.
Le duc m'envoie au Portugal. Je dois y faire des ouvertures, auprès du roi Jean Ier, en vue d'un mariage éventuel entre l'infante Isabelle et...
Il s'interrompit, n'osant aller plus loin. Ce fut Catherine qui, doucement, acheva la phrase commencée :
— ... entre l'infante Isabelle et le duc de Bourgogne ! Voyons, mon ami, me croyez-vous assez sotte pour ne pas savoir qu'il lui faut se marier, une nouvelle fois, s'il veut enfin avoir un héritier ? Il y a longtemps que j'attends une nouvelle comme celle- là. Et je ne suis pas surprise. Pourquoi donc tant de précautions oratoires ?
— Je craignais que vous n'en eussiez de la peine. L'amour du prince pour vous est immense et je sais que ce mariage n'est qu'un mariage de raison.
L'infante a plus de trente ans, on la dit belle mais on dit cela de toutes les princesses et...
— Allons ! Allons ! coupa encore Catherine, cette fois en .riant. Voilà que vous plaidez encore. Ne vous mettez donc pas martel en tête de la sorte.
Je connais mieux que vous les sentiments de Monseigneur Philippe... et les miens propres. Et vous ne m'avez fait aucune peine. Parlons de choses sérieuses : avec cette mission, quand donc finirez-vous mon portrait ?
— Je ne partirai qu'à la fin du mois, j'ai encore tout le temps...
La nouvelle si étourdiment rapportée par Saint- Rémy la touchait plus qu'elle ne voulait bien l'admettre car son existence allait s'en trouver changée. Elle avait toujours su, depuis la mort de la seconde femme de Philippe, qu'un jour viendrait où il faudrait choisir une nouvelle duchesse.
La puissance du duc de Bourgogne ne faisait que croître, tout lui réussissait et ses états s'agrandissaient. Il avait, tout récemment, conclu à son avantage la guerre de Hollande, menée contre sa turbulente cousine, la belle Jacqueline de Luxembourg, une héroïne de roman d'aventure. Vaincue, la belle comtesse avait dû faire de Philippe son héritier. De plus, le comte de Namur, dont le duc devait, à sa mort, récupérer les terres, était fort malade.
À si grand état il fallait non seulement une souveraine, mais surtout une descendance. Les bâtards que Philippe avait eus de plusieurs maîtresses ne pouvaient espérer lui succéder.
Mais, si Catherine savait qu'un jour une autre femme s'assoirait sur le trône aux côtés de Philippe, elle n'en avait pas moins pris, d'avance, une sérieuse décision : celle de céder la place, de se retirer... Pendant trois ans, l'amour de Philippe avait fait d'elle une véritable reine sans couronne, la maîtresse et l'astre de la Cour. Son orgueil renâclait à se rabaisser au rôle, humiliant, de maîtresse même favorite.
Le temps était venu de prendre une décision. Mais laquelle ? Le mieux serait sans doute de retourner en Bourgogne. D'abord à Châteauvillain. Il y avait deux ans qu'elle n'avait vu son fils qu'Ermengarde élevait avec un soin dévotieux mais non sans énergie. L'enfant lui manquait, maintenant.
— À quoi songez-vous, Catherine ? demanda Saint-Rémy. Vous êtes bien loin de nous, il me semble. Voici Van Eyck qui voudrait prendre congé et vous ne l'entendez même pas.
Elle s'excusa d'un sourire :
— Pardonnez-moi ! A demain, Jean... Finissons- en avec ce tableau puisque aussi bien le temps vous presse-Le peintre ne répondit pas. Il hocha tristement la tête. La nuance nerveuse du ton de Catherine ne lui avait pas échappé. Il s'inclina très bas sur la main qu'elle lui tendait.
— Que je sois, moi, chargé de cette mission qui vous peine..., fit-il, moi qui donnerais ma vie pour vous éviter une larme ! Quelle ironie !
— Mais non. Partez sans crainte en Portugal. Faites un beau portrait de l'Infante et menez à bien votre mission. Je n'ai pas de peine, je vous l'affirme. Je quitterai la Cour sans regret car j'en suis lasse. A votre retour, vous saurez bien me retrouver. Nous serons toujours amis.
Il laissa tomber à regret la main fine qu'il avait gardée un instant entre les siennes, se retira sans un mot. Jean de Saint-Rémy qui n'avait pas bougé de son siège le regarda sortir avec un sourire.
— Si celui-là n'est pas follement épris de vous, je veux bien être pendu !
Mais il était fatal qu'un artiste comme lui fût sensible à votre beauté... Ne me regardez pas ainsi, mon amie. Je devine ce que vous pensez : ce Saint-Rémy porteur de mauvaises nouvelles aurait dû avoir la décence de se retirer avec Van Eyck. Non, ne protestez pas : c'est trop naturel ! Seulement, si j'ai commis l'incongruité de rester, c'est parce que j'ai quelque chose à vous dire... quelque chose qui ne souffre aucun retard.
— Est-ce que vous partez, vous aussi ?
— Bien sûr que non. Seulement j'ai appris à craindre vos brusques décisions. Et je devine que vous allez en prendre une maintenant et je ne tiens pas à courir à l'autre bout de la terre pour vous atteindre. Vous êtes la femme la plus fuyante, la plus imprévisible que je connaisse... la plus adorable aussi !
— Par grâce, Jean, fit Catherine d'un ton excédé. Je n'ai pas envie d'entendre le moindre madrigal aujourd'hui. Laissez, je vous prie, ma beauté, mon charme... Vous ne pouvez pas savoir combien je suis lasse d'entendre répéter toujours la même chose. Quand ce n'est pas Van Eyck, c'est vous, quand ce n'est pas vous, c'est Roussay, c'est Hughes de Lannoy, c'est Toulongeon... jusqu'à maître Nicolas Rolin qui a pris l'habitude de faire ici des visites prolongées qui m'ennuient à mourir.
— Sans doute pour se dédommager de l'existence austère qu'il mène auprès de sa pieuse épouse, Gui- gonne de Salins. Il n'a pas la vie drôle, notre chancelier. Mais ce n'est pas de lui que j'entends vous parler. C'est de moi...
— Un sujet passionnant ! persifla Catherine avec un éblouissant sourire.
Euh... passionnant est beaucoup dire ! Intéressant, je vous l'accorde. Alors voilà... Tout en parlant, Jean de Saint-Rémy s'était levé. Dépliant sa longue et mince personne, il s'était figé devant Catherine en une sorte de garde-à-vous... Voilà : je m'appelle Jean Lefebvre de Saint-Rémy. J'ai trente- deux ans, je suis riche, en bonne santé, bien pourvu de terre, très suffisamment noble... et je vous aime autant qu'il est possible à un Saint-Rémy d'aimer.
Voulez-vous m'épouser ? Vous êtes vous-même veuve, donc libre.
— ... et sans emploi d'ici quelque temps ? acheva Catherine avec un sourire moqueur. Mon petit Jean, vous êtes un amour et je vous suis plus reconnaissante que je ne saurais dire de cette demande. Vous vous êtes dit : elle va se trouver seule, je lui offre mon nom, une position sérieuse, un mari honorable... C'est bien cela, n'est-ce pas ? J'ai toujours su que vous étiez mon ami...
— Que me parlez-vous d'amitié quand je me tue à vous crier que je vous aime ?...
— C'est bien pour cela que je ne vous épouserai pas. Vous seriez trop malheureux, puisque vous m'aimez. Il ne serait pas honnête à moi de ne vous donner que ma main. Et je ne peux que vous aimer... bien. Ce n'est pas assez !
Une expression de chagrin sincère se peignit sur le visage candide du jeune homme. Même son éblouissant plumage parut s'éteindre, devenir terne.
— Je vous aime assez pour m'en contenter, fit-il d'une voix enrouée. Bien sûr, je n'ai pas la prétention de remplacer le duc Philippe. Vous l'aimez et...
Catherine coupa brutalement :
— Vous savez très bien que non ! Vous êtes assez mon ami pour cela. En fait, je n'ai jamais réussi à mettre un nom satisfaisant sur le sentiment que j'ai pour lui. Je crains que... ce ne soit assez terre à terre ! Je ne peux plus aimer, Jean, même si je le voulais... et cela aussi vous le savez très bien !
Un silence tomba. Au-dehors, la nuit s'étendait, envahissant peu à peu la grande pièce dont les solives peintes, déjà, se perdaient dans l'ombre. Il n'y avait plus que la zone de lumière créée par le feu sur lequel la silhouette de Catherine se découpait à contre-jour. Saint-Rémy recula dans l'ombre. Il avait l'impression qu'un fantôme venait de se glisser entre lui et cette femme merveilleuse qu'il ne parvenait jamais à approcher réellement. Le jeune homme n'avait pas oublié la joute sous les murs d'Arras, le chevalier aux armes royales qui avait eu le pouvoir d'émouvoir jusqu'à la folie l'insaisissable jeune femme. Presque malgré lui, il murmura :
— Je comprends ! C'est l'autre, n'est-ce pas ? Après tant d'années, vous n'avez pas encore pu oublier Mont...
— Taisez-vous ! coupa Catherine sèchement. Je ne veux pas entendre son nom !
Elle tremblait soudain comme une feuille et Saint- Rémy vit une telle détresse se lever dans les grands yeux violets qu'il fut pris de pitié. Mais déjà la colère de Catherine tombait.
— Pardonnez-moi ! murmura-t-elle sourdement. Je suis nerveuse... Il vaut mieux me laisser, maintenant, mon ami. Vous venez à moi avec des mots d'amour et je ne sais vous dire que des sottises ! Revenez bientôt...
Elle lui tendait une main glacée sur laquelle le jeune homme posa légèrement ses lèvres. Il semblait si inquiet, si désorienté, qu'elle lui sourit gentiment, pour le consoler, émue que ce garçon futile et insouciant pût souffrir vraiment à cause d'elle.
— Revenez un autre jour, reprit-elle, quand je serai moins nerveuse.
Vous pourrez même me répéter que vous m'aimez.
— Et vous redemander votre main ?
— Pourquoi pas... si vous ne craignez pas les refus. Bonsoir, mon ami.
Quand il fut parti, Catherine poussa un soupir de soulagement. Enfin, elle était seule ! L'ombre qui avait envahi la grande pièce lui était douce. Elle s'approcha d'une haute fenêtre en amande, ouvrit l'une des vitres armoriées où s'inscrivait le blason qu'elle s'était choisi : une chimère bleue sur champ d'argent sommée d'une couronne de comtesse. L'air vif et chargé d'humidité du dehors lui sauta au visage, fit voltiger ses cheveux dénoués. En bas, l'eau noire du canal coulait, reflétant comme un miroir sombre les lumières des maisons voisines avant de s'engouffrer sous l'arche de pierre d'un petit pont.
Le vent se levait, faisant voler les feuilles. Sur le rempart proche, une sentinelle cria, dominant un faible son de luth venu d'un hôtel, de l'autre côté de l'eau. L'instant était si paisible que Catherine serait volontiers demeurée longtemps penchée à cette fenêtre, écoutant les bruits de la ville que la nuit étouffait déjà. Mais l'heure s'avançait et Philippe devait, ce soir, venir souper avec elle. A regret, elle referma la fenêtre juste au moment où la porte s'ouvrait devant Sara chargée d'un lourd candélabre de bronze à douze chandelles qui flambaient devant son visage impassible. Il y avait quelque chose de solennel dans la démarche de l'ancienne bohémienne. Sous la haute coiffe de dentelle empesée qui enserrait sa tête, ses sourcils noirs étaient froncés. Elle alla poser le candélabre sur un coffre d'ébène sculpté puis, prenant une des bougies allumées, se mit à faire le tour de la pièce pour enflammer toutes les autres.
Il y avait, dans ses gestes, quelque chose d'automatique et de peu naturel qui frappa Catherine.
— Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-elle. Tu fais une drôle de tête.
Sara se tourna vers elle. Ses traits soudain tirés frappèrent la jeune femme:
— Un courrier vient d'arriver de Châteauvillain, fit-elle d'une voix sans timbre. L'enfant est malade. La comtesse Ermengarde te réclame...
Elle n'en dit pas plus, ne fit aucun commentaire. Simplement, elle resta là, regardant Catherine, attendant... La jeune femme avait pâli. Il ne lui était jamais venu à l'idée qu'il pût arriver quelque chose au petit Philippe. Toutes les lettres d'Ermengarde n'étaient qu'une glorification délirante de sa santé, de sa beauté, de son intelligence. Mais Catherine connaissait assez son amie pour savoir que, si elle l'appelait, c'est que l'enfant était vraiment...
gravement malade. Quelque chose se noua dans la gorge de Catherine. Elle eut une brusque conscience de la distance, de tout ce qui la séparait de son enfant, en même temps qu'un remords se glissait en elle. Non qu'elle se reprochât de l'avoir abandonné. Avec Ermengarde qui l'adorait, il était loin de l'être, abandonné, et elle n'avait fait que céder aux supplications de sa vieille amie pour qui l'enfant représentait une joie merveilleuse. Ce qu'elle se reprochait surtout, c'était de ne l'avoir point suffisamment aimé. Il était né de sa chair, et cependant elle pouvait demeurer des mois loin de lui. Son regard croisa celui de Sara.
— Nous partirons à l'aube, dit-elle, dès l'ouverture des portes. Tiercelin gardera la maison. Fais préparer les coffres...
— Perrine s'en occupe.
— Alors, c'est bien. Il nous faut les meilleurs chevaux et trois valets armés. Ce sera suffisant. Nous nous arrêterons le moins possible en route.
Peu de bagages. Si j'ai besoin d'autre chose, je le ferai chercher...
La voix de Catherine était calme, froide, ses ordres précis. Sara chercha en vain, sur le beau visage immobile, le reflet d'une émotion. La vie de Cour avait appris à la jeune femme l'art de masquer ses traits et de leur enlever toute expression, quelles que puissent être ses tempêtes intérieures.
— Et... pour ce soir ? demanda encore Sara.
— Le duc va venir. Je lui dirai que je pars. Fais dresser la table et viens m'aider à me changer.
Dans la chambre de Catherine, un écrin de velours de Gênes rose pâle où tous les meubles étaient d'argent massif, Perrine et deux autres servantes s'activaient à faire les bagages. Mais, sur le grand lit, une robe d'intérieur de satin blanc brodée de perles fines était étalée, attendant qu'on la passât.
Philippe aimait voir Catherine vêtue de blanc et, pour les moments, précieux entre tous, qu'il passait auprès d'elle, il prohibait vigoureusement les lourdes toilettes de cour. Quand elle le recevait, Catherine portait toujours des robes simples et ses cheveux sur les épaules.
Laissant ses femmes à leur tâche, elle passa dans son cabinet de toilette où le bain était préparé et s'y plongea rapidement. Devinant qu'elle avait besoin de détendre ses nerfs, Sara avait mis des feuilles de verveine à macérer dans l'eau. Catherine s'abandonna un moment à la douce chaleur du bain, s'efforçant de ne pas penser à l'enfant malade. Elle se sentait lasse mais étrangement lucide. N'était-il pas étrange qu'il lui fallût s'éloigner de Philippe ce jour même où elle apprenait que le temps de la séparation était proche ? C'était comme si le destin lui faisait signe, tout à coup, et choisissait pour elle. Le temps était bien venu de partir. Elle resterait à Châteauvillain quelque temps, pour voir venir et chercher quelle direction donner à sa vie...
Quand elle sortit de l'eau, elle laissa Sara l'envelopper dans une grande pièce de fine toile de Frise chauffée devant le feu et la frictionner énergique- ment.
Mais, quand la bohémienne apporta le coffre dans lequel étaient renfermés les parfums rares dont elle usait généralement, Catherine l'arrêta d'un geste.
— Non... pas ce soir ! J'ai mal à la tête.
Sara n'insista pas mais son regard s'attacha un instant à la jeune femme qui laissait tomber le drap de bain.
— Habille-moi ! dit-elle seulement.
Tandis que Sara s'en allait chercher la robe de satin blanc, Catherine demeura debout devant son miroir mais sans même accorder un seul regard à son corps. Depuis quelque temps, la vue de sa propre beauté ne lui procurait plus le plaisir qu'elle en tirait jadis. Le désir incessant de Philippe lui disait, mieux encore qu'un miroir, qu'elle était plus belle que jamais. La maternité avait épanoui son corps, ôtant à ses formes toute trace de l'enfance. Sa taille, si étroite que les deux mains de Philippe en faisaient le tour, était demeurée celle d'une jeune fille mais ses hanches s'étaient épanouies et ses seins, plus gonflés, s'attachaient orgueilleusement à son buste, prolongeant la ligne infiniment pure des épaules. Le grain de sa peau dorée était plus serré que jamais, sa chair plus ferme et plus souple et Catherine en connaissait le pouvoir sur le tout-puissant prince d'Occident. Entre ses bras, Philippe était toujours l'amoureux éperdu des premiers jours... mais tout cela laissait maintenant Catherine singulièrement indifférente.
Sans un mot, Sara passa la robe par-dessus sa tête, laissa glisser le tissu le long du corps qu'il enveloppa de plis souples et nacrés. Le froid du satin sur sa peau nue fit frissonner Catherine. Elle devint si pâle, tout à coup, que Sara murmura.
— Veux-tu que j'envoie au palais dire que tu es souffrante ?
La jeune femme secoua la tête.
— C'est inutile. Il faut que je le voie, ce soir. D'ailleurs, il est trop tard.
Le voilà !
En effet, un pas rapide se faisait entendre au-dehors, puis l'écho d'une voix masculine qui jetait un joyeux bonsoir aux servantes demeurées dans la chambre. La porte de la pièce de bains s'ouvrit sous la main impatiente de Philippe qui, du seuil, s'écria :
— Disparaissez, Sara... que je puisse l'embrasser à mon aise ! Trois jours sans toi, mon amour... trois jours à écouter les doléances des échevins de Bruxelles ! Un siècle d'ennui.
Tandis que Sara, abrégeant sa révérence, disparaissait comme on venait de l'en prier si cavalièrement, le duc s'avançait vers Catherine qu'il saisit dans ses bras et se mit à couvrir de baisers.
— Mon cœur... ma vie... ma reine... ma fée aux cheveux d'or... mon indispensable amour, murmurait- il en une tendre litanie tandis que ses lèvres couraient des yeux de la jeune femme à sa gorge largement découverte par le décolleté généreux de la robe. Chaque fois que je te retrouve, tu me parais plus belle... si belle que j'en ai parfois le cœur serré.
A demi étouffée, Catherine se débattait faiblement contre Philippe dont les mains impatientes l'enveloppaient déjà d'un réseau de caresses. Il semblait extraordinairement joyeux et plus amoureux que jamais. Comme il cherchait à faire glisser sa robe, elle le repoussa doucement.
— Non, Philippe... pas maintenant.
— Oh ! Pourquoi ? J'avais une telle hâte de te retrouver, mon amour, qu'il faut me pardonner si je te parais trop impatient. Mais tu sais trop quelles flammes tu allumes dans mon sang pour m'en vouloir. Catherine... ma douce Catherine, c'est la première fois que tu me repousses. Est-ce que tu es souffrante ? Tu es bien pâle, il me semble...
Il l'écartait de lui pour mieux la voir puis, tout de suite inquiet, la ramenait contre sa poitrine, emprisonnant dans ses deux mains le joli visage qu'il obligeait à se lever vers lui. Deux larmes roulèrent soudain sur les joues de Catherine qui ferma les yeux.
— Tu pleures ? s'écria Philippe affolé. Mais qu'y a-t-il ? Mon aimée, mon doux cœur... jamais je ne t'ai vue pleurer.
Bouleversé, il était tout près d'en faire autant. Ses lèvres minces tremblaient déjà contre la tempe de Catherine.
— Il faut que je parte, murmura-t-elle. Ermengarde m'appelle... L'enfant est malade.
— Gravement ?
— Je ne sais pas... sans doute ! Ermengarde n'appellerait pas pour un simple malaise. J'ai peur, Philippe, tout à coup... le temps du bonheur est fini pour nous deux.
Tendrement, il la berçait dans ses bras puis l'entraînait vers le lit sur lequel il la fit asseoir avant de se laisser glisser à ses pieds, sur les marches couvertes d'un épais tapis de Perse.
— Ne dis pas de sottises, fit-il en emprisonnant les deux mains de la jeune femme dans les siennes. L'enfant est malade mais il n'est pas perdu. Tu sais qu'Ermengarde le soigne comme s'il était sien. Je comprends ton angoisse mais il m'est pénible que tu partes. Quand me quitteras-tu ?
— À l'aube...
— Bien, entendu. Alors, une escorte sera, avant l'aube, devant ta maison.
Si, si... j'y tiens ! Le chemin est long, les routes de moins en moins sûres.
L'approche de l'hiver les rend plus dangereuses. Je ne serais pas tranquille autrement. Mais... je t'en prie, ne reste pas trop longtemps loin de moi. Je vais compter les jours...
Catherine détourna la tête, tenta de libérer ses mains mais Philippe les tenait bien.
Peut-être resterai-je en Bourgogne plus longtemps que tu ne crois. Peut-être même ne reviendrai- je jamais en Flandres, dit-elle lentement.
— Comment ? Mais... pourquoi ?
Elle se pencha vers lui, prit entre ses deux mains le visage maigre dont elle avait appris à aimer, d'une certaine manière, les traits fiers et fins.
— Philippe, dit-elle doucement, le moment est venu de la franchise entre nous. Il faut que tu te maries... et tu vas le faire. Allons !... Calme-toi ! Je sais que tu envoies Van Eyck en Portugal, bien que ce ne soit pas lui qui me l'ait dit. Je ne te blâme pas, tu dois donner un héritier à tes sujets.
Seulement... je préfère m'éloigner. Je ne veux pas, après ce que nous avons connu, d'une vie secrète, d'amours cachées. Nous nous sommes aimés au grand jour, je ne supporterai pas la grisaille de la clandestinité.
D'un geste violent, Philippe agrippa les épaules de la jeune femme. Il s'était redressé, appuyé d'un genou sur le lit, la dominant de toute sa taille.
— Tais-toi ! Je ne te condamnerai jamais à la clandestinité. Je t'aime comme jamais je n'ai aimé et, si je dois me marier, ce n'est pas pour que tu connaisses les humiliations. Je suis le duc de Bourgogne et je saurai te garder au rang que je t'ai donné.
— C'est impossible, du moins ici ! Je peux vivre en Bourgogne... Tu n'y viens pas souvent mais tu pourrais y venir seul...
Sara qui entra pour annoncer le souper interrompit l'entretien. Philippe offrit sa main à Catherine pour la mener à table. Le repas avait été servi devant la grande cheminée de la salle d'apparat et trois valets le servaient. Devant les serviteurs, Philippe et Catherine n'échangèrent que peu de paroles. Le duc était soucieux. Un pli profond se creusait entre ses yeux gris et, quand son regard se posait sur Catherine, la jeune femme pouvait y lire une profonde supplication. Il ne touchait pas aux plats qui étaient servis... Comme l'écuyer tranchant s'apprêtait à découper un pâté de chevreuil, Philippe se dressa soudain repoussant si violemment la table qu'elle se renversa avec un bruit de tonnerre, arrachant à Catherine un cri de frayeur. D'un geste, il désigna la porte aux serviteurs.
— Sortez tous ! cria-t-il.
Apeurés, ils obéirent, sans oser ramasser les plats et les assiettes d'or qui se vidaient de leur contenu sur le dallage. Les yeux gris du duc étaient devenus presque noirs et une sorte de fureur crispait tous ses traits.
— Philippe ! cria Catherine.
— N'aie pas peur, je ne te veux aucun mal...
Il vint à elle et, aussi aisément que si elle n'avait rien pesé, l'enleva dans ses bras, l'emportant en courant vers la chambre. Catherine vit que des larmes inondaient son visage... Il la déposa sur le lit mais ne la lâcha pas. Au contraire, il l'emprisonna étroitement contre sa poitrine.
— Écoute... murmura-t-il haletant... et n'oublie jamais ce que je vais te dire : je t'aime plus que tout, plus que ma vie, plus que le salut de mon âme...
et plus que mes États. Si tu l'exigeais, j'abdiquerais demain pour te garder, toi ! Que m'importe après tout un héritier ! Je vais ordonner à Van Eyck de demeurer... je ne me marierai pas. Je ne veux pas te perdre, tu m'entends... je n'accepterai jamais de te perdre ! Si tu veux que je te laisse partir, demain matin, tu vas me jurer de revenir...
— Philippe, gémit Catherine, il s'agit de mon enfant, de notre enfant.
— Qu'importe ! Jure que tu me reviendras, quoi qu'il advienne, dès que tu seras rassurée. Jure-le, sinon je te donne ma parole de chevalier que tu ne quitteras pas cette ville. Je t'enfermerai plutôt...
Il ne se possédait plus. Ses doigts minces et durs meurtrissaient la jeune femme qu'il écrasait sous son poids. Son souffle brûlait les lèvres de sa prisonnière éperdue et ses larmes roulaient de ses joues à celles de Catherine.
Jamais elle ne l'avait vu dans un pareil état. Il tremblait de tous ses membres et, brusquement, il lui rappela Garin à la seule minute où le désir avait eu raison de lui. Garin aussi avait eu cette expression de faim douloureuse, cette intense imploration de tout l'être.
— Jure, Catherine, jure sur ta vie que tu reviendras, souffla-t-il, mi-implorant mi-impérieux. Ou alors dis-moi que tu ne m'as jamais aimé...
Contre sa poitrine, Catherine sentait le cœur de Philippe battre à un rythme affolé. Elle se sentait à la fois lasse et pleine de pitié. Et puis, à son insu, elle était encore sensible à la passion de ce prince qui, auprès d'elle, n'était plus qu'un homme follement épris. Elle capitula.
— Je te jure, murmura-t-elle enfin... je reviendrai dès que le petit sera guéri...
L'effet fut immédiat. Elle le sentit se détendre peu à peu. Sa gratitude lui fit mal. Il s'agenouilla devant elle, baisa ses mains, ses pieds.
— Non, Philippe, pria-t-elle. Je t'en supplie, lève- toi.
Il obéit, la reprit dans ses bras et s'empara de ses lèvres. Peu à peu, sous la chaleur du baiser, Catherine sentit fondre sa volonté, les quelques velléités de résistance qui lui restaient encore. Philippe semblait, tout à coup, avoir retrouvé le pouvoir magique qui, si longtemps, avait enchaîné Catherine à lui.
Tard dans la nuit, tandis que Philippe, harassé, s'endormait enfin, la tête sur la poitrine de la jeune femme qu'il tenait toujours étroitement embrassée, elle demeura les yeux grands ouverts dans l'obscurité de la chambre où le feu se mourait. Elle était dans cet état de semi-conscience qui permet à l'esprit de s'échapper et de percer, par intuition, le voile de l'avenir. Jamais encore Philippe ne l'avait aimée comme cette nuit. Il semblait ne pouvoir se rassasier d'elle. De toutes les heures d'amour vécues auprès de lui, celles-ci avaient été les plus belles et les plus ardentes. Pourquoi fallait-il que Catherine eût le sentiment instinctif qu'elles étaient les dernières, alors même qu'elle avait juré de revenir ?
Sa joue reposait contre les courts cheveux blonds de Philippe. Elle tourna légèrement la tête pour le regarder. Il dormait comme un enfant, avec une expression boudeuse de gamin puni qui l'attendrit plus que les traces visibles laissées sur ses traits durs par la violence de sa passion. Tout doucement, pour ne pas l'éveiller, elle posa ses lèvres sur sa tempe, là où la peau plus fine laisse voir le battement du sang. Puis, sans pouvoir s'en empêcher, elle se mit à pleurer parce qu'elle avait l'impression qu'à cette minute elle l'aimait comme jamais encore elle ne l'avait fait.
La sentant remuer, Philippe resserra inconsciemment son étreinte.
Craignant qu'il ne s'éveillât, Catherine ne bougea plus. L'aube viendrait bien assez vite où il faudrait le chasser, se séparer. Pour combien de temps ?
Confusément, Catherine sentait qu'elle n'appartenait plus à cet homme, à cette demeure. Elle était déjà sur le chemin au bout duquel l'attendaient son enfant et sa vieille amie...
Lorsqu'au terme d'une route épuisante Catherine et son escorte arrivèrent en vue des tours de Châteauvillain, elle fut prise d'un sombre pressentiment.
Dans le village blotti dans une boucle de l'Aujon au pied de la motte seigneuriale, la cloche de l'église sonnait le glas et les notes lugubres s'égrenaient dans l'air froid. Là-haut, sur sa butte, le château surgissait de lourdes plaques de brume avec ses hourds de bois noir couronnant les tours formidables et les poivrières d'ardoise, vernies d'humidité, qui les coiffaient.
Par habitude, Catherine chercha, au faîte du donjon, la bannière écarlate des Châteauvillain. Mais seule, dressée entre les créneaux, une bannière noire, flasque, pendait à sa hampe.
Elle pressa son cheval sur le sentier en pente. Bien que l'on fût au plein du jour, la forteresse était étrangement silencieuse. Le pont-levis était relevé, aucun homme n'apparaissait aux créneaux... Se tournant vers le chef de l'escorte que lui avait donnée Philippe de Bourgogne, un jeune lieutenant à la barbe naissante que le moindre de ses regards faisait rougir, elle lui ordonna de faire sonner du cor pour annoncer leur approche. Elle se sentait fébrile, inquiète. L'atmosphère sinistre qui enveloppait ce village des hauts plateaux de la Marne agissait sur elle.
Le jeune chef d'escorte s'exécuta. Un homme d'armes se détacha, emboucha le cor pendu à sa ceinture. Un son prolongé, mugissant, perça la brume, monta jusqu'au chemin de ronde où, au troisième appel, une tête casquée apparut. Dans son épaisse cape trempée d'eau, Catherine frissonna, chercha instinctivement le regard de Sara qui se tenait un peu en arrière. Ce voyage lui avait paru interminable. Plusieurs fois, il avait fallu en découdre contre les bandes de routiers errants ou, simplement, contre des troupes de paysans affamés, chassés de leurs villages détruits et qui avaient pris le maquis pour survivre, se transformant peu à peu en brigands d'autant plus cruels que la faim les poussait plus que l'appât du gain. En ces circonstances, Catherine avait regretté que Jacques de Roussay, son escorteur habituel, fût immobilisé par une jambe brisée dans un tournoi. Le jeune soldat chargé de le remplacer n'était visiblement pas à la hauteur de sa tâche. Sa responsabilité l'écrasait et il s'affolait trop aisément. Mais ce fut d'une voix assez vigoureuse qu'il réclama l'ouverture des portes pour la comtesse de Brazey.
— On vient ! cria quelqu'un du haut d'une tour.
L'attente parut interminable à Catherine. Campée sur son cheval blanc qui, aussi impatient qu'elle- même, grattait la terre humide de son sabot, elle gardait les yeux rivés sur le gigantesque panneau de bois du pont-levis.
Enfin, il s'abaissa lentement dans un affreux grincement, révélant l'ogive haute de la porte sommée de l'écusson de pierre des seigneurs du domaine.
À travers la herse que l'on levait en même temps, on pouvait apercevoir les archers qui accouraient, traînant leurs armes, ajustant leurs casques. Le pont s'immobilisa et, bientôt, ses planches énormes résonnèrent sous les sabots des chevaux. Catherine, la première, franchit la porterie, déboucha dans la cour au centre de laquelle fusait la masse formidable du donjon, dédaigna l'entrée de la tour féodale et se dirigea vers le corps de logis aux élégantes fenêtres flamboyantes. Au seuil une femme vêtue de noir de la tête aux pieds venait d'apparaître et attendait. C'était peut-être parce que cette femme se tenait courbée et s'appuyait sur une canne que Catherine ne reconnut pas tout de suite Ermengarde...
Tout en se laissant glisser de son cheval devant les quelques marches du seuil, la jeune femme ne pouvait détacher son regard de cette silhouette noire, qui, lentement, s'avançait vers elle. La plantureuse Ermengarde avait tellement maigri qu'elle flottait dans sa robe de velours noir. Sous des cheveux devenus tout blancs, elle montrait un visage décoloré, des yeux rougis aux paupières gonflées. Catherine courut vers son amie, la saisit aux épaules, épouvantée de ce qu'elle voyait, et plus encore de ce qu'elle devinait.
— Ermengarde ! Mon Dieu... Mais qu'y a-t-il ? Philippe ?
Avec un sourd gémissement, la vieille dame s'abattit dans les bras de Catherine et se mit à sangloter douloureusement sur son épaule. Le désespoir de cette femme si forte assomma la jeune femme qui comprit, en un éclair, que ses pires craintes informulées s'étaient réalisées.
— Ah ! fit-elle seulement, il est...
Elle n'acheva pas. Le mot, trop affreux, refusait de franchir ses lèvres.
Ermengarde secoua seulement la tête, affirmativement... Au bas des marches, Sara et les soldats, pétrifiés, regardaient ces deux femmes qui pleuraient dans les bras l'une de l'autre. Car le cœur gonflé de Catherine venait de crever en sanglots convulsifs qui la secouaient tout entière. Sara, figée d'abord par la brutalité de l'événement, se hâta de descendre de son cheval, courut vers les deux femmes et les sépara doucement. Puis, les entourant chacune d'un bras, elle les entraîna à l'intérieur du logis.
— Venez... Ne restez pas là. Il fait froid et humide...
Dans le château un profond silence régnait. Les serviteurs vêtus de noir glissaient comme des ombres, sans oser relever la tête. Depuis que, la veille, le petit Philippe avait cessé de vivre, la douleur d'Ermengarde avait empli la vieille demeure d'accablement et de crainte. Le matin même, le chapelain avait dû arracher la comtesse du lit de l'enfant pour pouvoir procéder à la toilette funèbre... Cette douleur faisait un peu honte à Catherine. La jeune femme, assommée par la nouvelle, éprouvait une sorte d'engourdissement proche de l'hébétude. Elle avait la sensation de se mouvoir au milieu d'une épaisse couche d'ouate qui amortissait sa conscience et que la douleur ne perçait pas encore.
— Que s'est-il passé ? demanda-t-elle d'une voix blanche, si étrangère qu'elle ne la reconnut pas.
Ermengarde, que Sara avait obligée à s'asseoir dans un fauteuil, leva sur elle un pauvre visage défait, des yeux ourlés d'écarlate à force d'avoir pleuré.
Une mauvaise fièvre..., balbutia-t-elle. Dans le village, des paysans sont morts pour avoir bu l'eau d'un puits empoisonné. L'enfant en a bu aussi, en revenant d'une promenade avec son précepteur. Il avait soif et s'est arrêté au moulin et a demandé à boire... Le lendemain il délirait. C'est alors que je vous ai appelée. Le mire du château a fait ce qu'il a pu... et moi, je n'ai même pas eu la consolation de faire pendre le meunier, ajouta Ermengarde avec une si brusque explosion de sauvagerie que Catherine frissonna... Il est mort le soir même, de sa maudite eau, avec sa famille... Me pardonnerez-vous jamais ? Vous me l'aviez confié... et il est mort... mort mon petit Philippe, si beau !...
La comtesse enfouit sa tête dans ses mains tremblantes et se remit à sangloter si désespérément que Catherine, émue de pitié, se pencha sur elle, entourant de ses bras les épaules de sa vieille amie.
— Ermengarde !... Je vous en supplie, cessez de vous torturer ! Vous n'avez aucun reproche à vous faire... Vous étiez pour lui la meilleure des mères, bien meilleure que moi ! Certes, oui... bien meilleure que moi.
Les larmes montaient à nouveau à ses yeux. Elle allait se remettre à pleurer, elle aussi, quand le chapelain entra sur la pointe des pieds et murmura que tout était prêt, que l'enfant était exposé à la chapelle. Comme mue par un soudain ressort qui restituait pour un instant l'ancienne Ermengarde, la comtesse se leva, saisit la main de Catherine.
— Venez... dit-elle. Venez le voir !
A grands pas, entraînant Catherine et Sara, elle quitta la salle d'honneur, s'engagea dans la vis de pierre d'un escalier, suivit une large et courte galerie voûtée dont l'un des côtés, découpé en ogives flamboyantes, était garni de vitraux aux armes de Châteauvillain. Une porte en plein cintre, au bout de la galerie, s'ouvrait sur la chapelle. L'aspect de celle- ci arracha à Catherine une exclamation. Le sanctuaire était assez exigu : une nef voûtée d'arêtes reposant sur d'énormes piliers romans en pierre grise. Au centre, l'enfant en costume d'apparat de velours bleu reposait sur un catafalque de velours noir et or. À ses pieds, jointes, les armes de sa mère et le blason ducal de Bourgogne barré à sénestre de rouge1.
1. La barre de bâtardise
Quatre hommes d'armes aux cuirasses étincelantes veillaient aux quatre coins de la couche funèbre, appuyés sur leurs guisarmes, immobiles comme des statues..Une forêt de gros cierges de cire jaune mettaient une lumière de fête dans la petite chapelle aux fenêtres basses. Les vieux murs disparaissaient sous les tentures de velours noir et les bannières.
La somptuosité de l'apparat déployé saisit Catherine qui tourna vers son amie un regard interrogateur. Ermengarde rougit brusquement, releva la tête dans un geste d'instinctif orgueil.
— En cet instant suprême, seul compte le sang princier, Catherine !
fit-elle d'une voix enrouée.
Sans rien ajouter, Catherine alla s'agenouiller auprès du corps. Saisie d'une sorte de respect, elle osait à peine lever les yeux vers l'enfant, troublée de constater son extrême ressemblance avec son père. Il y avait tant de mois qu'elle ne l'avait vu qu'elle le reconnaissait à peine. Il paraissait si grand, dans son immobilité éternelle, ses petites mains jointes sur J sa poitrine ! Les traits fiers déjà, et les cheveux blonds coupés court étaient ceux mêmes de Philippe... Il était bien son fils et le chagrin de Catherine s'en trouvait aggravé d'une jalousie vague. C'était comme si le petit Philippe avait délibérément tourné le dos à sa mère, se détachait d'elle pour se tourner instinctivement vers celui dont il avait tenu la vie... Un affreux regret tordit le cœur de la jeune femme pour tout ce temps où l'enfant lui avait échappé.
Folle qu'elle avait été de se priver de lui et de le priver d'elle ! Maintenant, la mort le lui prenait à tout jamais... Avec amertume, elle se reprocha son éloignement, son indifférence... Les liens de chair sur le point de se déchirer lui faisaient mal, si mal tout à coup ! Elle eût voulu prendre dans ses bras le petit corps inerte, le réchauffer de sa propre vie... À cet instant, elle eût donné sa vie pour que le petit Philippe ouvrît les yeux, lui sourît. Mais c'était à Ermengarde qu'il avait dû sourire pour la dernière fois.
Courbée sous le poids d'un chagrin dont elle prenait une conscience aiguë, Catherine enfouit son visage dans ses mains et pleura longtemps aux pieds de son enfant mort. Sur sa couche somptueuse et dérisoire, le petit garçon semblait déjà appartenir à un autre monde.
Toute la nuit suivante, oubliant les fatigues de sa longue route, Catherine demeura en prières dans la chapelle. Ni les douces remontrances de Sara et d'Ermengarde, ni les conseils du chapelain que sa pâleur inquiétait ne purent l'arracher de l'enfant.
— Je veux rester avec lui aussi longtemps que je pourrai, répondait-elle.
J'ai tant de regrets de ces années où je m'en suis trop peu souciée !...
Comprenant ce qui se passait dans le cœur de Catherine, Ermengarde n'insista pas. Elle aussi demeura toute la nuit. Quand revint le jour, les funérailles de l'enfant furent célébrées en grande pompe, devant tout le village assemblé en habits de deuil. Puis, quand le caveau des seigneurs de Châteauvillain eut laissé retomber sa pierre sur le corps léger du petit bâtard ducal, Catherine et Ermengarde se retrouvèrent face à face... deux femmes en deuil qui partageaient la même blessure. Elles avaient, d'un accord tacite, refusé de souper et s'étaient retirées dans la chambre de la comtesse. Assises chacune clans un haut siège de chêne sculpté, dans leurs voiles noirs qui les appareillaient étrangement, elles restèrent un long moment sans parler, immobiles de chaque côté de la cheminée, les yeux fixés sur les flammes.
On eût dit la mère et la fille unies dans la même douleur mais aucune n'osait troubler le silence, craignant que la moindre parole fît mal à sa compagne...
Ce fut Ermengarde, pourtant, qui se ressaisit la première. Elle tourna les yeux vers Catherine.
— Et maintenant ? dit-elle tout bas.
Comme si ces deux petits mots avaient brisé le charme malfaisant qui l'emmurait de silence, Catherine se leva soudain, puis, avec un gémissement, vint s'écrouler auprès de sa vieille amie, enfouissant son visage dans les plis noirs de sa robe sur laquelle ses mains se crispèrent.
— Je n'ai plus rien, Ermengarde, sanglota-t-elle, plus de mari, plus d'enfant, plus d'amour !... Je n'ai plus que vous ! Gardez-moi... laissez-moi rester auprès de vous. Il n'y a plus rien dans ma vie... rien ! Je veux demeurer désormais entre vous et le tombeau de mon enfant. Laissez-moi rester ici...
Ermengarde ôta la haute coiffure de mousseline noire qui s'écrasait contre son giron et se mit à caresser les nattes blondes de la jeune femme éperdue.
Un très léger et très doux sourire vint détendre son visage ravagé par le chagrin.
— Bien sûr vous pouvez rester, Catherine... et même je ne demanderais qu'à vous garder pour toujours. Vous savez bien que je vous aime comme si vous étiez ma fille. Mais c'est vous qui, un jour, partirez. Car vous n'en êtes pas encore, et de loin, au point où j'en suis : mûre pour la claustration au fond d'une vieille forteresse.
La neige fit son apparition trois jours après les funérailles du petit Philippe, tombant en telle abondance que la vie active du gros bourg de Châteauvillain s'en trouva gênée. Quant au château, sur le donjon duquel la bannière rouge avait rejoint la bannière noire, il parut s'endormir dans sa solitude hautaine, autour de la vie ralentie, quasi végétative, des deux femmes en deuil. Chaque matin, elles entendaient la messe dans la chapelle puis se retiraient dans l'une des chambres et, tout le jour, s'y occupaient à des travaux d'aiguille. Un jour par semaine seulement, le mardi, quelques paysans escaladaient la butte seigneuriale pour venir se confier à la justice du suzerain. Ermengarde, alors, gagnait le banc seigneurial, dans la grande salle et, durant de longues heures, débattait avec ses gens leurs querelles d'intérêts pour un mur mal construit ou un sentier tracé en dommage d'un champ, parfois pour régler une succession embrouillée, autoriser un mariage ou châtier une épouse adultère.
La justice d'Ermengarde était impartiale, expéditive et vigoureuse mais empreinte d'une profonde sagesse qui faisait l'admiration de Catherine admise à assister aux plaids. Peu à peu, ces séances furent pour elle une véritable distraction.
Quand vint la Noël, un chevaucheur ducal apporta une lettre de Philippe accompagnant un admirable livre d'heures superbement enluminé sous une couverture d'ivoire et d'or, cadeau de Noël du prince à Catherine. Ce n'était pas la première lettre qui arrivait à Châteauvillain. Peu après la mort de l'enfant, Philippe de Bourgogne avait exprimé à sa maîtresse toute l'affliction qu'il éprouvait de cette fin stupide et cruelle. Pour adoucir la douleur de la mère, il avait trouvé des mots d'une infinie tendresse qui avaient remué profondément Catherine. S'il n'y avait eu la perspective du prochain mariage, elle fût retournée vers lui sans une hésitation. Mais elle ne se sentait pas le courage, dans l'état d'accablement où elle se trouvait, d'affronter les regards curieux des courtisans guettant ses réactions sur son visage, se réjouissant de la voir réduite au second rang, les méchancetés des femmes acharnées sur elle depuis si longtemps.
La nouvelle lettre était aussi tendre que la première mais, sous les mots d'amour, se glissait le désir impérieux de Philippe de la voir revenir vers lui.
Catherine ne s'y trompa pas. En lui rappelant la promesse faite au cours de leur dernière nuit, c'était un ordre que Philippe lui adressait.
— C'en est un, en effet, dit Ermengarde lorsque Catherine lui montra la missive Qu'allez-vous faire ? Obéir, j'imagine ?
Catherine secoua la tête.
— Je ne crois pas. Je n'en ai aucune envie. Dans quelques mois, l'infante arrivera et il me faudra repartir. Alors, à quoi bon ?
— Il vous aime, vous le savez bien. 11 ne peut se passer de vous... et même il l'écrit... fit la comtesse soulignant une ligne de son ongle.
— Il l'écrit... oui ! Mais il peut se passer de moi. Connaissez-vous si mal Philippe pour croire que j'aie pu, seule depuis trois ans, suffire à son exigeante sensualité ? De nombreuses femmes ont eu et auront encore ses faveurs. Il m'aime, je sais, et je peux dire qu'il n'a jamais cessé de me désirer, plus encore maintenant qu'autrefois, je crois. Mais il y en a d'autres.
D'ailleurs, l'infante a une réputation de beauté, elle le distraira de moi.
Ermengarde prit les deux mains de Catherine et les enferma dans les siennes.
— Sincèrement, ma mie, comment envisagez- vous l'existence pour vous
? Que désirez-vous ? Que souhaitez-vous ? Je ne peux croire que, jeune comme vous l'êtes... et si belle, vous n'ayez d'autre désir que d'user vos jours auprès d'une vieille femme, au fond d'un château sinistre. Que vous refusiez le rôle humiliant de maîtresse en titre auprès d'une duchesse régnante, je le conçois. Mais pourquoi ne pas refaire votre vie ? Ils sont nombreux, je le sais, ceux qui souhaiteraient vous mener à l'autel.
— En effet ! dit Catherine avec un mélancolique sourire. Seulement moi, je n'en ai nulle envie.
— Qu'allez-vous répondre au duc ?
— Rien !... pour la simple raison que je ne sais que lui dire. Si mon vieil ami Abou-al-Khayr était là, il trouverait sans doute une superbe pensée de poète ou de philosophe pour dépeindre mon actuel état d'esprit. Je crois bien qu'il en a pour chacune des circonstances de la vie d'une âme... Mais il est loin...
Le petit médecin arabe, en effet, était reparti pour le royaume de Grenade peu après la mort de Garin, malgré l'offre d'hospitalité d'Ermengarde. Son maître, le sultan Mohammed VIII, aux prises avec d'incessantes luttes intérieures, avait réclamé le retour de son principal conseiller et ami. Et ce n'était pas sans regrets qu'Abou-al-Khayr avait quitté Catherine pour laquelle il s'était pris d'une véritable affection.
— Si, un jour, tu ne sais plus ni que faire ni où aller, viens me rejoindre.
Dans ma petite maison au bord du Génil, les citronniers et les amandiers poussent tout seuls et les rosiers embaument une grande partie de l'année. Tu seras ma sœur et je t'apprendrai la sagesse de l'Islam...
A cette heure où son destin lui semblait se diriger vers une impasse, Catherine se souvenait de ces paroles amicales et ce souvenir lui arracha un sourire.
— Ce serait peut-être cela la solution : aller rejoindre Abou-al-Khayr, connaître une autre vie...
— Pour le coup, vous êtes folle ! s'indigna Ermengarde. Avant d'arriver à Grenade, il vous faudrait traverser des pays et encore des pays : vous n'arriveriez qu'après avoir été vingt fois violée et sans doute tuée autant de fois.
Une seule suffit, répondit Catherine. Vous avez raison : restons ici et attendons. Peut-être le destin prendra-t-il la peine de me faire signe.
Mais, malgré le cadeau de Philippe, malgré sa lettre d'amour, ce Noël fut infiniment triste pour les deux femmes. Côte à côte, elles distribuèrent des présents aux paysans et aux gens du bourg, reçurent leurs vœux ; côte à côte, elles passèrent de longues heures à la chapelle, entre la crèche qu'à l'exemple de saint François d'Assise, Ermengarde installait tous les ans et le tombeau du petit Philippe. La neige ensevelissait tout le paysage. Jour après jour, en se levant et en jetant un regard par sa fenêtre, Catherine se prenait à désespérer. Il semblait que le soleil ne reviendrait jamais. Tout était froid, noir et la jeune femme sentait son cœur se glacer peu à peu.
Pourtant, sous la neige, la terre était en travail, l'hiver s'apprêtait à céder la place au printemps... et, un jour de mars, un moine monté sur une mule grise escalada le raidillon qui menait au pont-levis de Châteauvillain. Ce jour-là, les premières pousses tendres de l'herbe pointaient sur les mottes de terre brune et grasse, les premiers bourgeons éclataient aux branches nues des arbres.
À l'archer de garde qui se portait à sa rencontre, le nouveau venu demanda si Mme de Brazey résidait bien au château et, sur sa réponse affirmative, il demanda à être mené vers elle.
— Madame de Brazey me connaît bien... Annoncez le frère Étienne Chariot.
Prévenue, Catherine le fit monter aussitôt dans sa chambre. Elle était seule, Ermengarde s'étant rendue aux écuries pour une jument qui allait mettre bas.
Cette visite, qui rappelait le passé, lui faisait plaisir. Elle n'avait pas revu le moine du mont Beuvray depuis l'arrêt de bannissement qui l'avait frappé en même temps qu'Odette de Champdivers. L'ancienne favorite de Charles VI, Catherine l'avait appris peu après la naissance de son enfant, était morte à peine arrivée en Dauphiné. Les privations et les mauvais traitements endurés dans sa prison avaient eu raison de sa constitution délicate. Sa mère, Marie de Champdivers, l'avait suivie peu après dans la tombe, tuée par le chagrin.
Catherine avait ressenti une peine profonde de ces deux morts successives et, dans son esprit, le frère Étienne ne devait plus, lui non plus, appartenir à ce monde. Mais, quand il franchit le seuil de sa chambre, elle constata qu'il n'avait que très peu changé. Sa couronne de cheveux gris était presque blanche mais son visage était toujours aussi rond, ses yeux toujours aussi vifs.
— Mon frère ! s'écria la jeune femme en s'avançant vers lui les mains tendues, je n'espérais plus vous revoir en ce monde !
— J'ai bien failli le quitter, Madame, ayant été fort malade après mon séjour en prison. Mais les soins de mes frères et le bon air du Morvan m'ont rendu la santé, grâce à Dieu !
Catherine fit asseoir son visiteur auprès d'elle sur le long banc de bois surmonté d'un dais qui tenait tout un coin de la cheminée, ordonna que l'on apporte des rafraîchissements et de quoi nourrir le voyageur et aussi que l'on prépare une chambre.
— Ne vous mettez pas en peine pour moi, Madame, protesta le frère confus de cet accueil. Quand vous saurez pourquoi je viens, vous aurez peut-
être moins envie de me garder. C'est... en suppliant que j'arrive.
— Je ne vois pas bien ce que je peux faire pour vous, mon frère. Mais vous n'en êtes pas moins le très bien venu. Mangez, puis dites-moi ce que vous désirez...
Tout en faisant honneur au sanglier froid et au vin de Beaune qu'un valet lui servait, le frère Étienne s'expliqua. Depuis le 12 octobre de l'année précédente, les Anglais assiégeaient Orléans et c'était de la tragique situation de la grande ville que le moine venait parler. Bien que les effectifs anglais et bourguignons ne permissent pas un blocus total de la ville, qu'il fût encore possible d'y entrer par le nord- est, la situation des Orléanais devenait si critique qu'ils avaient envoyé Xaintrailles au duc de Bourgogne pour lui demander de prendre la ville en dépôt... mais ses troupes n'en continuaient pas moins à bloquer Orléans.
— Le duc oublie par trop qu'il est prince français, Madame, ajouta sévèrement le moine. On dit qu'il songe à fonder un ordre de chevalerie...
pourtant, il sait fort bien que le siège d'Orléans viole l'une des principales lois de chevalerie. On n'assiège pas une ville dont on tient le prince prisonnier sans manquer au droit féodal1 et le duc de Bourgogne le sait d'autant mieux que la ville payait tribut pour n'être point attaquée.
— Je sais tout cela ! fit Catherine qui se souvenait avoir déjà reproché à Philippe son attitude par trop anglaise.
Depuis le début du siège d'Orléans d'ailleurs, Ermengarde ne décolérait plus. Pour la comtesse, Philippe de Bourgogne n'était même plus digne de porter les éperons d'or de chevalier.
— Mais que puis-je faire ? ajouta la jeune femme.
Le visage de frère Etienne se chargea d'une
ardente prière. Il se pencha vers Catherine, saisit ses mains et les serra à les briser.
— Madame... il n'est pas un homme ou une femme en ce pays qui ne sache le grand amour que vous porte Monseigneur Philippe. Il vous faut aller vers lui, le supplier de retirer ses troupes d'Orléans. Vous ne savez pas ce que représente cette ville pour
1. Le duc Charles d'Orléans, le délicat poète, était prisonnier à Londres depuis Azincourt, c'est-à-dire depuis treize ans.
le roi Charles. Si Orléans tombe, c'en est fait de la France, c'en est fait du roi. L'Anglais qui règne à Paris l'emportera à tout jamais. Il ne restera rien de tout ce qui a fait la raison de vivre de ceux qui ont juré fidélité au roi, des efforts de Yolande d'Aragon, du sang versé en si grande abondance...
Le frère prit un temps puis ajouta, très doucement, à voix presque basse :
— Tant de chevaliers se sont dévoués corps et âme à la défense de la noble cité ! Orléans a rasé ses magnifiques faubourgs, Orléans se bat avec une foi désespérée mais admirable, ne songeant plus qu'à mourir si un miracle ne la délivre. Soyez ce miracle, Madame ! Des voix prophétiques disent partout qu'une femme, seule, pourra délivrer Orléans. Songez... que depuis cinq mois, enfermé dans la ville avec une poignée d'autres braves, le capitaine de Montsalvy se bat !
Le nom d'Arnaud, lancé à bout portant et sans que Catherine fût préparée à le recevoir, frappa la jeune femme comme un soufflet. Elle en perdit la respiration, rougit jusqu'à la racine de ses cheveux puis, le sang refluant vers son cœur, la laissa pâle et tremblante.
— Frère Etienne, fit-elle d'une voix blanche, il n'est pas digne de vous ni de la robe que vous portez de réveiller un rêve impossible au fond d'un cœur qui souhaite seulement oublier. Je suis veuve, mon frère, j'ai perdu mon enfant et, si un jour, je vous ai prié de venir en aide au capitaine de Montsalvy prisonnier, je ne peux plus rien pour lui ! Puisque les prières de sa femme sont impuissantes à veiller sur lui, que pourrait une étrangère ?
— Sa femme ? fit le moine sincèrement surpris. Quelle femme ?
Le moine devenait-il fou ? Catherine le fixa dans les yeux, se demandant si la mémoire lui manquait subitement ou s'il se moquait d'elle.
— La dernière fois que j'ai entendu parler de messire de-Montsalvy, dit-elle lentement, en butant sur les mots qui passaient mal, c'était il y a plusieurs années. Il s'apprêtait à prendre pour épouse damoiselle Isabelle de Séverac, la fille du maréchal, et...
— Isabelle de Séverac est morte, Madame !... deux mois avant son mariage. Et messire Arnaud, qui d'ailleurs, à ce que l'on dit, n'était pas très chaud pour aliéner sa liberté, ne lui a point donné de remplaçante.
— Quoi ?