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Par Pitoul, Catherine apprit le plus gros des nouvelles de l'extérieur. La fièvre de l'espoir montait dans la cité où l'on en était réduit à consommer les chiens et les chats, où le moindre bol de farine se vendait au poids de l'or. Il arrivait bien qu'à la faveur de la nuit un colporteur pût passer avec un peu de ravitaillement, mais ce qu'il apportait était une goutte d'eau dans une mer immense et c'étaient toujours les plus riches qui en profitaient. Les gens d'Orléans n'avaient plus qu'une pensée : durer, tenir envers et contre tout jusqu'à ce que la Pucelle miraculeuse parvînt jusqu'à eux. Jour après jour, à la maison de Ville, Jean de Dunois les haranguait pour les exhorter au courage, à la patience et chacun suivait avec anxiété la marche de Jehanne.
On sut qu'elle avait quitté Poitiers pour Chinon puis pour Tours où le roi lui avait constitué une maison militaire et fait faire un étendard.
— On lui a donné un écuyer, deux pages, deux hérauts d'armes et un chapelain, disait Pitoul ébloui, tout comme pour un grand capitaine. Et maintenant elle marche sur Blois, la sainte fille que Dieu garde, sur Blois où les capitaines la rejoindront !
Peu à peu, dans l'esprit ulcéré de Catherine, se formait une image bizarre de l'étrange paysanne devenue chef de guerre. Parce qu'elle la détestait sans même l'avoir vue, parce que son sort futur devait dépendre de cette fille, elle imaginait une créature douée d'une ruse peu commune, d'un redoutable pouvoir de séduction qui lui permettait d'ensorceler les hommes à distance.
Et ceux qui la voyaient lui étaient aussitôt soumis, même des seigneurs de très haut rang comme Jean de Dunois. Arnaud, bientôt, tomberait dans le piège, comme les autres. Et Catherine, peu à peu, en venait à rendre la Pucelle responsable de ses propres malheurs, persuadée que, si Arnaud n'avait attendu, comme les autres, cette Jehanne, il ne l'eût pas traitée ellemême avec tant de cruauté. Il espérait une envoyée du ciel, une fille tellement au-dessus des autres femmes qu'elle avait balayé à jamais de son souvenir celle qu'il avait failli aimer. Bien plus, pour lui, Catherine était une créature maléfique, une fille du démon, un être nuisible... Et la jeune femme écoutait avec une tristesse mêlée de colère les rapports enthousiastes que lui faisait son geôlier. Mais elle lui pardonnait parce que chaque jour il lui portait une cruche d'eau pour se laver et lui avait procuré une vieille robe de sa femme.
Un mardi, au début de la dernière semaine d'avril, Catherine vit entrer Pitoul dans sa prison, comme il le faisait chaque matin. Il portait une cruche d'eau et une écuelle pleine d'un brouet clair fait de raves et de farine gâtée mais il paraissait radieux.
— Ce n'est pas fameux ce que je vous porte là, fit-il en posant l'écuelle sur l'escabeau, mais les soldats en ont encore moins que vous. Et puis, nous aurons bientôt de quoi manger tout notre content.
— Pourquoi ? Les Anglais s'en vont ?
— Que nenni ! Mais il y a à Blois un convoi de vivres tout prêt et la Pucelle en personne va nous l'amener...
Il se pencha vers Catherine et chuchota en confidence derrière l'écran de sa main comme si les murs eussent pu l'entendre :
— Cette nuit, le Bâtard, Messire de Gaucourt et presque tous les capitaines sont partis au-devant de Jehanne. Demain peut-être elle sera ici et nous serons sauvés...
— Ils sont partis ? fit Catherine surprise. Qui donc garde la ville ?
— Nos échevins, pardi ! Et aussi quelques capitaines. Tous ne sont pas partis. Messire de Montsalvy est toujours là, par exemple...
Mais Catherine ne l'écoutait plus. Depuis près d'un mois qu'elle était recluse en ce cachot, elle ne pensait plus qu'à une seule chose : se sauver, retrouver sa liberté à tout prix. Malheureusement, ce rêve semblait aussi peu réalisable que possible dans une ville si bien gardée. L'annonce du départ de la plupart des chefs militaires était une fameuse information.
Jusqu'à leur retour, il serait peut-être plus facile de fuir. Tandis que Pitoul continuait à discourir, elle le regardait avec un demi-sourire. Une idée lui venait...
Presque quotidiennement, il passait le soir quelques instants avec elle parce qu'elle savait l'écouter et qu'il était flatté d'avoir pour auditoire une grande dame prisonnière. A ces moments-là, le brave Pitoul ne se méfiait aucunement, si même il s'était jamais méfié de cette belle femme blonde, si triste et si douce. Et Catherine songeait qu'il serait aisé d'assommer Pitoul avec son escabeau, de prendre ses vêtements et de sortir à la faveur de la nuit. Encore fallait-il être renseignée mieux qu'elle ne l'était sur les us et les coutumes de la forteresse. Elle décida d'employer la causerie du soir et celle du lendemain à faire parler Pitoul. En même temps, elle achèverait de mûrir son plan et le mettrait, sitôt prêt, à exécution. L'important était d'être dehors avant que la Pucelle fût dans la ville. Pour rien au monde, Catherine ne voulait subir le jugement de cette fille...
Obtenir les renseignements souhaités fut un jeu d'enfant. Pitoul était tellement heureux à l'idée de manger bientôt à sa faim qu'il n'était vraiment pas besoin de le pousser à parler. Il n'arrêtait pas. Catherine sut les heures exactes des rondes, les noms des portiers, les habitudes militaires et jusqu'au mot de passe. Elle décida que sa tentative de fuite aurait lieu le jeudi et, pour la première fois depuis qu'elle était en prison, dormit d'un bon sommeil.
Toute la journée du jeudi, elle fut nerveuse, inquiète. Les échanges d'artillerie furent plus violents ce jour-là que les jours précédents. Les Anglais comme les gens d'Orléans savaient l'approche de celle que, de leur côté, ils nommaient la Sorcière. Et le vacarme mené par les bombardes et les couleuvrines fut infernal, incessant, mais Catherine s'en réjouissait. Ce tintamarre servirait ses desseins pour peu qu'il durât après le coucher du soleil... Elle regarda baisser le jour avec des sentiments mitigés d'espoir, de crainte et d'impatience. L'heure approchait de la visite de Pitoul.
Enfin, il y eut dans le couloir un bruit de pas et le cœur de la captive se mit à battre la chamade. Le moment était venu... Déjà, elle tendait la main pour saisir le lourd escabeau de chêne. La porte s'ouvrit et Pitoul parut mais s'effaça aussitôt, son bonnet à la main. Interdite, Catherine laissa retomber sa main tandis que l'échevin Lhuillier pénétrait dans le cachot, deux soldats sur les talons. Il tenait à la main un rouleau de parchemin. Sa robe rouge mit dans la geôle une lumière sinistre. Instinctivement, Catherine se leva, les yeux fixés au visage glacé de l'arrivant.
Il ne lui jeta qu'un rapide coup d'œil, déroula son parchemin et commença à le lire à voix haute :
« En l'absence de Monseigneur Jean d'Orléans et en l'absence de messire Raoul de Gaucourt, gouverneur de la cité d'Orléans, nous, échevins de la ville, avons condamné à mort la dame Catherine de Brazey, convaincue de trahison et de complicité avec l'ennemi... »
— A mort ? fit Catherine atterrée. Mais... je n'ai pas été jugée !
Imperturbable Lhuillier poursuivit :
« En conséquence de quoi, avons décidé que ladite dame serait conduite demain 28e jour d'avril au coucher du soleil en l'église cathédrale Sainte-Croix pour y demander à Dieu pardon de ses fautes, puis en la place du Martroy pour y être pendue par le col jusqu'à ce que mort s'ensuive. Fait à Orléans, ce jour... »
Ecrasée, Catherine n'écoutait plus. Elle s'était laissée tomber sur son grabat, les mains au creux des genoux, le corps secoué par un tremblement nerveux. Pendue !... Elle allait être pendue !
— Messire Jean avait dit que l'on ne statuerait sur mon sort qu'après la délivrance de la cité, fit- elle d'une voix blanche.
Monseigneur nous a confié la ville et, en son absence, c'est nous qui sommes seuls juges de ce qui est bon pour elle, répondit Lhuillier sèchement. Or, il nous paraît bon que notre ville soit purifiée d'une présence comme la vôtre avant que n'y entre l'envoyée de Dieu. Vous êtes une souillure dont nous entendons être débarrassés. Les lèvres minces de l'échevin s'arquaient en une expression d'indicible dédain. Visiblement, il la tenait lui aussi pour un suppôt de Satan et Catherine comprenait qu'elle n'avait ni grâce ni merci à attendre de ces gens.
— Vous ne craignez pas de charger votre conscience d'un meurtre ? fit-elle amèrement. Je vous ai dit et redit que j'étais innocente.
— C'est affaire entre Dieu et vous, femme ! Demain un prêtre viendra vous préparer à paraître devant lui.
Froidement, l'échevin roulait son parchemin, le glissait dans sa large manche et tournait les talons. La porte retomba lourdement sur lui et ceux qui l'accompagnaient. Catherine se retrouva seule au sein d'une obscurité profonde. Cette fois c'était fini... rien ne pourrait plus la sauver !... Un désespoir infini s'empara d'elle et, brisée, elle alla s'abattre sur sa couche de paille où elle se mit à sangloter éperdu- ment. Elle était bien seule, perdue au fond d'une forteresse sourde et aveugle, entourée d'ennemis implacables qui, demain, la conduiraient à la mort. Demain !... Il n'y avait plus que quelques heures à vivre !...
Un long moment, la prisonnière resta prostrée. Elle ne pleurait plus, mais elle avait l'impression que la vie s'enfuyait déjà de son corps. Elle était glacée et frissonnante tout à la fois... Même si Pitoul revenait auprès d'elle, il ne serait plus possible de mettre son plan à exécution. Elle avait entendu Lhuillier, en partant, ordonner aux soldats de rester à la porte du cachot et de n'en partir sous aucun prétexte. Il n'y avait vraiment plus rien à faire !...
Au-dehors, une agitation insolite régnait. Du fond de son cachot, Catherine entendait des cris de joie, des chants. La ville semblait bien joyeuse cette nuit ! Catherine songea amèrement que c'était sans doute sa mort prochaine que l'on saluait ainsi. Elle ne se souvenait que trop des cris de haine qui l'avaient accompagnée quand elle était entrée au Chastelet.
Demain ce serait pire. Ils se presseraient tous sur son chemin pour l'injurier, la maudire et lui jeter de la boue...
Vers minuit, la porte de la geôle s'ouvrit à nouveau. Catherine se redressa, pensant que c'était le prêtre annoncé. Ce fut Arnaud qui parut...
Une seconde, il resta sur le seuil à la regarder. Puis, lentement, il tira sur lui le lourd battant de la porte, s'avança de quelques pas.
— Je suis venu te dire adieu ! fit-il d'une voix sourde.
Arnaud avait posé à terre la lanterne qu'il portait. La lumière jaune dessinait sur le mur son ombre gigantesque. Debout, il dominait Catherine de toute sa hauteur et, quand elle leva la tête vers lui, elle pensa qu'elle ne l'avait jamais vu si grand... ni si pâle. Ou bien était-ce la lumière pauvre qui lui faisait ce teint blafard et creusait des ombres si dures autour de sa bouche et aux ailes de son nez ? Il portait, comme le jour du tribunal, son pourpoint de daim vert sans autre arme qu'une simple dague passée à la ceinture.
Le cœur de Catherine cognait dans sa poitrine. Elle sentait battre son sang jusque dans sa gorge et ses tempes. Mais, comme il restait là, à la regarder sans rien dire, sans autre manifestation de vie que sa respiration haletante, ce fut elle qui attaqua, durement :
— Ainsi, fit-elle avec lenteur, messire de Montsalvy a éprouvé le besoin de venir me dire adieu ? Quel honneur ! Quelle extraordinaire faveur chez un homme à l'orgueil si susceptible ! Mais, puis-je vous demander qui vous a fait croire qu'un adieu de vous pût m'être de quelque importance ? Allons donc, messire, soyez franc, au moins envers vous-même ! Vous êtes venu voir dans quel état je me trouve et comment j'attends la mort, n'est-ce pas ?
Alors je vais vous répondre : je l'attends avec joie, avec un bonheur dont vous n'avez même pas idée parce qu'elle me délivrera de vous et de vos pareils. Maintenant, vous pouvez vous en aller, vous savez !
Le capitaine secoua la tête. Aucune colère ne se voyait sur son beau visage mais seulement une sorte de crainte et d'incertitude.
— Non... ce n'est pas cela ! dit-il enfin. Je suis venu parce que je ne pouvais pas m'en empêcher. Voilà des nuits et des nuits que je lutte contre l'envie de venir jusqu'ici. Le jour, il y a la bataille, je peux t'oublier... la nuit, je ne peux plus. Tu es là... toujours là ! Tu me hantes, sorcière !...
Elle éclata de rire, envahie d'une joie cruelle et douce à constater qu'elle avait encore le pouvoir de le faire souffrir.
— Sorcière ! s'écria-t-elle. C'est tout ce que vous avez trouvé ? En vérité, je vous croyais plus intelligent...
Moi aussi, fit-il sans se fâcher. Je me serais surtout cru plus fort. Mais voilà des années que tu m'obsèdes, que tu t'acharnes après moi, que tu empoisonnes ma vie... Je te méprise et je te hais. Pour t'oublier, j'ai tout essayé : le vin et les femmes. J'ai même failli me marier. Elle était belle, la demoiselle de Séverac, elle était douce et pure et elle m'aimait. Mais lorsque j'étais près d'elle, c'était toi que je voyais, c'était toi dont je croyais toucher la main, baiser la joue. Alors, je m'enfuyais parce que c'était un sacrilège d'évoquer une p... comme toi auprès d'une douce jeune fille. Puis je revenais, je m'accrochais à elle comme à un bouclier en suppliant Dieu de me permettre de l'aimer... Le Ciel demeurait sourd et le désir que j'avais de toi ne m'en torturait que plus cruellement. Et puis, elle est morte, et je suis resté seul. Les autres, toutes celles qui s'offraient, ne valaient pas plus cher que toi. Un moment, j'ai pensé me faire bénédictin...
L'idée parut si folle à Catherine qu'à nouveau elle éclata de rire.
— Un moine, vous ? Avec votre orgueil, votre dureté ?
— J'aurais pu l'être. Mais j'aimais trop la guerre pour être bon serviteur de Dieu. L'orgueil, cela se mate ! Pas l'amour du combat ! C'est une chose que l'on porte dans son sang lorsque l'on vient au monde, que l'on suce avec le lait de la nourrice. Alors, je me suis battu avec l'espoir qu'un jour la mort me délivrerait de toi. Elle aussi est demeurée sourde.
Lentement, Catherine s'était levée. Elle alla s'adosser à la muraille comme pour y chercher un soutien. Mais son regard demeurait croisé à celui d'Arnaud à la manière de deux épées. Elle eut un mince sourire de dédain.
— Voilà pourquoi vous avez pensé qu'elle voudrait peut-être de moi !
Car c'est vous, n'est-ce pas, qui, profitant de l'absence du Bâtard et de Gaucourt, avez arraché ma condamnation aux échevins. C'est vous ?
— Oui, c'est moi ! Je n'ai eu aucune peine. Tu leur pesais comme un mauvais présage. Ils te pendront avec joie...
Brusquement, elle quitta le mur, s'approcha de lui presque à le toucher, une flamme de défi au fond des yeux :
— Et toi ? Toi aussi tu me pendras avec joie, n'est-ce pas ? Tu penses que tu seras délivré de moi à tout jamais ? Tu le penses ?
Sa voix, épaissie, passa difficilement.
— Oui... je le pense !
Elle lui rit au nez. Un rire de triomphe, goguenard, moqueur, insupportable. Avec insolence, elle relevait la tête. Une joie sauvage l'envahissait, la gonflait d'une griserie amère et exaltante. Comme il semblait faible, tout à coup, et désarmé en face d'elle ! Cent fois, mille fois plus misérable avec toute sa force inutile qu'elle-même déjà frôlée, pourtant, par l'aile de la mort.
— Ah, tu crois cela ? Tu crois que mon fantôme te hantera moins que mon souvenir ? Qu'une fois mon corps réduit en poussière, il cessera de te hanter ? Pauvre imbécile ! Morte, je te serai cent fois plus redoutable. Tu me verras partout, derrière tous les visages de femme, derrière tous les corps dont tu t'empareras parce que la misère ni la vieillesse n'auront jamais de prise sur moi. Et parce qu'au désir, tu ajouteras le remords...
Pour la première fois, une flamme de colère brilla dans les yeux sombres du jeune homme.
— Du remords ? Certainement pas. Tu mérites ton sort largement puisque tu n'es venue ici que pour le mal.
— Mais cesse donc de nous mentir à tous deux ! Cela n'a plus d'importance maintenant que tu as disposé de ma vie. Tu sais très bien pourquoi je suis venue. Tu l'as su à la minute même où je me suis avancée vers toi, à la porte de Bourgogne. Tu l'as su aussi dans la salle de torture. Tu sais que je t'aimais au point de tout oser, de tout risquer. Que j'avais tout quitté et que je ne voulais plus qu'une chose au monde : te retrouver et mourir avec toi sous les ruines de cette ville.
— Tais-toi !... gronda-t-il.
Non, je ne me tairai pas. Je ne suis pas encore morte. J'ai encore une voix.
La corde ne l'a pas encore étranglée dans ma gorge. Et je parlerai, autant que j'en aurai envie. Je te dirai tout ce que, depuis tant d'années, je voulais te dire. Et dans tes nuits sans sommeil tu entendras encore ma voix crier : « Je t'aimais... je t'aimais et tu m'as tuée... »
— Te tairas-tu à la fin ?
Brutalement, il l'avait saisie aux épaules, la secouait avec une telle violence que sa tête allait dans tous les sens. Déséquilibrée, elle trébucha, poussa un cri. Alors, il la lâcha aussi brusquement qu'il l'avait empoignée, et si soudainement qu'elle tomba lourdement à terre. Une de ses jambes se replia sous elle, causant une douleur aiguë. Sentant le sol rugueux sous ses mains, elle voulut se relever, mais, déjà, il s'était laissé tomber sur elle, l'écrasant de tout son poids. La lumière faible de la lanterne lui montra, tout contre le sien, le visage d'Arnaud tordu par la fureur et le désir.
— Non, tu ne me hanteras plus ! Demain tu seras morte et, cette nuit, je vais t'exorciser, sorcière ! Je vais t'arracher tous tes pouvoirs. Quand je t'aurai possédée, je comprendrai peut-être que tu n'es qu'une femme comme les autres...
Une lutte sauvage s'engagea alors entre eux, silencieuse, sans merci.
Catherine, les dents serrées, se battait comme si sa vie en dépendait, retenant son souffle, économisant ses forces autant qu'elle pouvait. Elle était souple et glissante comme une anguille, mais Arnaud avait pour lui sa force d'homme vigoureux, en pleine santé alors qu'elle était une femme affaiblie par les privations et la réclusion. Peu à peu, elle se sentit faiblir, comprit qu'elle ne pourrait pas tenir longtemps tête. De plus, ses cheveux dénoués la gênaient, l'entravaient à la manière d'un filet. Arnaud avait déjà emprisonné un de ses poignets qu'il avait ramené derrière son corps et tentait d'y amener l'autre poignet. La force de Catherine, tout entière dans sa résistance nerveuse et dans sa fureur, fuyait de plus en plus vite et, subitement, s'effondra tout net. La bouche d'Arnaud venait de s'abattre sur la sienne, l'emprisonnait sous un baiser qui lui coupait le souffle. Elle se sentit mollir, faiblir et comprit qu'elle était en train de s'évanouir. Elle lutta alors contre cette nouvelle faiblesse qui, insidieusement, se glissait en elle. Mais elle n'en pouvait plus.
Dans une demi-inconscience, elle sentit qu'il s'écartait d'elle tout en gardant ses deux mains prisonnières derrière son dos, qu'il lui ôtait ses vêtements. Elle avait fermé les yeux pour ne plus le voir, mais elle l'entendait respirer fort, comme un homme qui vient de fournir une longue course. Ses poignets serrés par les doigts durs d'Arnaud lui faisaient mal et elle se tordit pour échapper à la douleur, mais une longue caresse parcourut tout son corps, lui arrachant un frisson. A nouveau il l'embrassa et Catherine sentit s'éveiller dans son corps tous les démons d'autrefois, plus voraces peut-être que jamais après le long sommeil où elle les avait contraints.
Oubliant tout, et la potence prochaine et sa haine, sa rancœur et son humiliation, elle s'abandonna totalement, ne se rendit même pas compte qu'il avait déjà libéré ses poignets et qu'instinctivement, elle glissait ses bras au cou du jeune homme. Il parlait maintenant, d'une voix enrouée, à peine audible, une voix de rêve. Les lèvres contre son visage, il murmurait des mots d'amour passionnés, entrecoupés d'insultes, ne s'arrêtant que pour la couvrir de baisers. Les yeux clos, les lèvres entrouvertes, elle ne disait rien, le laissait délirer, se laissant elle-même emporter...
Et le miracle eut lieu, le miracle qui naît comme une étincelle entre deux êtres destinés de tout temps l'un à l'autre, créés l'un pour l'autre. Catherine se donna comme jamais elle ne s'était donnée à aucun homme et reçut en échange une joie si puissante qu'elle n'en avait jamais soupçonné de semblable. Une joie qui effaçait tout et donnait, en une minute, le prix fabuleux d'une vie entière...
Quand la vague de passion se retira, la laissant inerte et sans force sur la terre nue de sa prison, Catherine sentit qu'Arnaud l'abandonnait. Elle ouvrit les yeux, le vit se diriger d'un pas mal assuré vers la porte, sourit :
— Arnaud..., appela-t-elle.
À sa voix, il se retourna mais lentement, très lentement, comme à regret. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose. Aucun son n'en sortit. Alors très doucement, elle murmura :
— Tu peux t'en aller... et moi, je peux mourir. Je sais maintenant que jamais plus tu ne m'oublieras.
Avec un cri rauque, il fonça vers la porte, oubliant sa lanterne. Catherine entendit le bruit de sa course s'estomper dans les galeries de la prison.
Craignant que les soldats de garde n'entrassent, elle se hâta de remettre ses vêtements, s'enfonça dans la paille et sombra dans le sommeil. Quand l'un des gardes entra pour récupérer la lanterne, il la trouva profondément endormie et en resta tout bête un bon moment.
— Dormir comme ça quand on va être pendue dans quelques heures, confia-t-il un instant plus tard à son compagnon, ça suppose un rude courage. Et c'est une femme !
En s'enfuyant de la prison de Catherine, Arnaud ne se doutait pas de la joie immense qu'il laissait derrière lui. Cette joie avait sorti la jeune femme d'elle-même, l'avait en quelque sorte arrachée à sa prison, à la crainte du sort affreux qui l'attendait pour la lancer en plein ciel bleu. Elle avait connu tant de bonheur en une seule heure qu'elle ne craignait même plus la mort. Le moine cordelier chargé de l'exhorter avait trouvé une femme entièrement détachée de tout et qui n'avait fait que très peu attention à lui. Indifférente, elle l'avait écouté lui parler de Dieu avec un demi-sourire inconscient qui avait scandalisé quelque peu le saint homme. Pitoul en pleurant était venu lui servir le meilleur repas qu'elle avait fait depuis longtemps, avec du pain blanc, de la viande fraîche et du vin : la veille un convoi de vivres amené par eau était entré dans la cité, protégé par la Pucelle en personne.
— Quand je pense qu'elle va faire, ce soir même sans doute, son entrée et que vous ne la verrez pas ! larmoyait le brave homme.
Et c'était Catherine qui avait dû réconforter son geôlier. La Pucelle lui importait fort peu, à elle qui allait mourir, car elle mourait heureuse.
Cette étrange sérénité durait encore quand on la hissa, vers huit heures du soir, sur un tombereau qui servait d'ordinaire à enlever les ordures. Le cordelier prit place auprès d'elle et le bourreau monta derrière. Une escorte d'archers enveloppa l'équipage et l'on quitta le Chastelet. Vêtue d'une grossière chemise, la corde au cou, Catherine se laissait aller aux cahots du chemin sans résistance. Ses yeux agrandis étaient ceux d'une somnambule.
Elle n'avait déjà plus l'air d'appartenir à cette terre.
Le tombereau traversa le marché à la poulaille, désert à cette heure, et s'engagea dans la grande rue des Hostelleries. Cette large artère, avec ses auberges, florissantes en temps normal, et ses belles enseignes richement enluminées, offrait d'ordinaire une grande animation. Mais, ce soir, elle était à peu près vide. Toutes les maisons avaient leurs volets et les quelques rares passants se hâtaient tellement qu'ils n'accordèrent qu'une très faible attention au funèbre cortège. L'un des soldats d'escorte grogna :
— Ils sont tous à la porte de Bourgogne par où la Pucelle doit entrer dans la ville. Comme si nos seigneurs les échevins n'auraient pas pu faire pendre cette femme un peu plus tôt ! On y serait, nous aussi...
— Y a qu'à faire vite ! fit l'autre.
— Silence, vous autres ! ordonna le sergent qui suivait à cheval.
De fait, on entendait, vers l'est de la ville, comme un grand brouhaha formé par des milliers de voix. Cela bourdonnait comme un essaim d'abeilles géantes alors que tout le reste était silence. Les cloches de Saint-Etienne, de Sainte-Colombe et de Notre-Dame de la Conception se mirent à carillonner tandis que l'on suivait la grande rue qui aboutissait à la cathédrale Sainte-Croix, en même temps que les cris et les vivats augmentaient.
— Elle entre ! ne put se retenir de crier un archer électrisé. Dieu soit loué!
— Amen ! fit le cordelier par habitude.
Catherine haussa les épaules. Elle avait hâte maintenant que toute cette sinistre comédie prît fin. Et, curieusement, ce n'était plus à Arnaud qu'elle pensait, mais à Michel. Elle le revoyait avec une effrayante netteté, durant sa marche au supplice, le long de la rue Saint-Denis. Une foule l'entourait, tandis qu'elle était seule. Et il n'y avait nulle part un couple d'enfants décidés à la sauver au péril de leur propre vie. C'était au milieu d'une totale indifférence, en compagnie d'un moine amorphe et de soldats pressés qu'elle, s'en allait à la mort.
La rue s'ouvrit d'un seul coup, débouchant sur le parvis de Sainte-Croix.
Les flèches de la cathédrale brillaient encore d'un reste de lumière. Sous le porche sombre, éclairé par deux cierges aux mains d'enfants de chœur, un prêtre en chasuble noire attendait avec la haute croix processionnelle que portait un diacre. Le tintamarre de la ville en liesse se rapprochait. Les cloches de Sainte-Croix, à leur tour, déversaient un flot de joie insultante sur la tête de la condamnée, qu'une révolte brusque envahit. De quel droit ces gens si joyeux l'obligeaient-ils à mourir ? L'instinct de conservation se réveillait brusquement mais avec une violence qui secoua Catherine tout entière. Elle s'agita dans ses liens, puis, comme le tombereau cahotait sur les pavés inégaux du parvis, elle se mit à crier :
— Je ne veux pas mourir ! Je suis innocente !... innocente...
Une énorme clameur couvrit sa voix. La rue qui longeait la cathédrale parut éclater soudain sous la poussée d'une foule immense, portant des torches si nombreuses que la nuit recula. La place fut envahie en un rien de temps tandis que des fenêtres s'ouvraient précipitamment pour vomir des tapisseries, des pièces de soieries multicolores qui se déroulèrent jusque dans la poussière. Le tombereau de Catherine fut immobilisé soudain par une mer humaine qui ne s'en souciait même pas. Au-dessus de la houle des têtes, Catherine put voir un cortège militaire s'avancer lentement. En tête marchait un cavalier, nu-tête, sur un cheval blanc et c'était autour de ce cavalier que la foule s'écrasait. Du haut de son tombereau qui l'élevait au-dessus des têtes, la condamnée comprit que c'était là Jehanne la Pucelle, et sa révolte, d'un seul coup, tomba sans qu'elle pût comprendre pourquoi. Les yeux agrandis, médusés, elle regardait s'avancer la guerrière. Jehanne portait une armure blanche qui brillait comme de l'argent et l'enveloppait complètement. D'une main, elle guidait son cheval, de l'autre elle tenait un grand étendard blanc frangé de soie qui portait, sur champ semé de fleurs de lis, l'image du Sauveur et deux anges tenant un lis dans leurs mains. Les mots « Jhésus Maria » étaient écrits de côté. Mais, au milieu de cet appareil éclatant, Catherine ne vit que la figure de la jeune fille, son visage net et clair sous une calotte de cheveux bruns coupés comme ceux d'un garçon, ses yeux bleus, francs et lumineux. Les hommes, les femmes se pressaient autour du cheval blanc, essayant de toucher la main, l'armure ou même seulement la monture de Jehanne. Elle leur souriait gentiment, les écartait avec douceur en leur disant de prendre garde pour n'être pas foulés aux pieds des chevaux. Dans son enthousiasme, un jeune garçon approcha trop fort sa torche d'une bannière qui prit feu. D'un geste preste, Jehanne d'Arc la lui arracha, éteignit la flamme sous sa main, rejeta l'étoffe noircie. Des vivats forcenés montèrent... Derrière la Pucelle, Catherine reconnut Jean d'Orléans, Xaintrailles, Gaucourt. Bien d'autres qu'elle ne connaissait pas suivaient. Seul, Arnaud était invisible.
Soudain le regard de Jehanne qui se levait vers la cathédrale s'arrêta sur la condamnée, devint fixe avec une nuance d'incrédulité. Elle arrêta son cheval, se détourna vers Dunois, et, désignant d'une main le triste équipage :
— Sire Bâtard, se trouve-t-il donc dans ta bonne ville des cœurs assez durs pour envoyer une femme à la mort au moment où l'armée y apporte l'espérance ? fit-elle d'une voix grave qui résonna jusqu'au fond du cœur de Catherine.
Dunois fronça les sourcils. Il avait immédiatement reconnu Catherine et cherchait autour de lui quelqu'un qu'il ne trouva sans doute pas. Il haussa les épaules avec mécontentement.
— J'avais ordonné que cette femme fût laissée en prison jusqu'à votre arrivée, Jehanne, afin que vous puissiez, à votre gré, disposer de son sort.
Elle est arrivée ici voici un mois, en haillons et presque épuisée. Mais l'un de nos capitaines l'a reconnue formellement pour être grande dame et amie très chère de Philippe de Bourgogne. Il l'a accusée d'être venue pour espionner.
— Ce n'est pas vrai ! Je voulais seulement me joindre aux gens de cette ville martyrisée, y mourir avec eux..., s'écria Catherine avec tant de chaleur que Jehanne la regarda avec plus d'attention. Le regard violet et le regard bleu s'accrochèrent un instant et Catherine sentit, tout à coup, une étrange confiance s'insinuer en elle. Il y avait tant de bonté dans le regard de Jehanne, tant de sincérité aussi qu'elle oublia d'un seul coup toutes ses préventions. Et, comme Jehanne soudainement lui souriait, d'un beau sourire chaud et amical, elle le lui rendit avec timidité.
— Comment t'appelles-tu ? demanda Jehanne.
— Catherine, noble dame.
Cette fois, le sourire de Jehanne illumina tout son visage -tandis qu'elle secouait joyeusement sa tête aux cheveux courts.
— Je ne suis pas noble dame mais simple fille des champs et j'ai une petite sœur qui se nomme, elle aussi, Catherine, comme l'une de mes chères saintes. Puisque c'est de moi que dépend ton sort, tu es libre, Catherine.
J'espère qu'il se trouvera ici quelque bonne âme pour prendre soin de toi car c'est à moi que cela fera plaisir. Nous nous reverrons...
Du coup, ce fut à qui s'emparerait de la prisonnière. Elle fut déliée, enlevée de l'infect tombereau, posée à terre et même un manteau, venu d'on ne savait où, tomba sur ses épaules. On se la disputait, et ceux-là mêmes qui hurlaient à la mort sur son passage, un mois auparavant, étaient prêts à se battre pour lui offrir l'hospitalité. Pendant ce temps, Jehanne et son escorte descendaient de cheval devant la cathédrale où la jeune fille voulait prier comme elle avait coutume de le faire chaque soir, au coucher du soleil. Une grande et forte femme, bien vêtue de beau velours frappé et portant des bijoux d'or, s'approcha d'elle.
— Confiez-moi votre prisonnière, Jehanne, dit- elle. Je suis la mère de Jacques Boucher le trésorier chez qui vous devez prendre logis. J'aurai bien soin d'elle.
Jehanne la remercia d'un sourire.
— Faites, dit-elle simplement. Et que Messire Dieu vous bénisse !
Puis elle entra dans la grande église, toujours portant sa haute bannière blanche, avec tous ses chevaliers après elle comme une grande traîne d'acier.
Cependant, dame Mathilde Boucher avait posé sa main sur le bras de Catherine et l'entraînait à sa suite, fendant la foule qui s'écartait devant elle avec un murmure amical.
— Venez, pauvrette. Vous êtes si pâle que vous avez grand besoin de vous réconforter.
Mais Catherine ne se laissait emmener qu'à regret. Elle se retournait sans cesse pour essayer de voir encore l'armure blanche de Jehanne qui s'estompait sous l'ombre du portail. Alors Mathilde sourit.
— Venez donc, dit-elle. Vous la reverrez bientôt puisqu'elle va loger chez nous.
Docilement, alors, la jeune femme suivit sa protectrice. Comme elles passaient devant l'Hôtel-Dieu, voisin de la cathédrale, elle avisa, sculpté au-dessus de la porte, une silhouette agenouillée portant d'immenses ailes.
— Un jour, fit-elle sourdement, il y a bien longtemps, alors que j'étais toute petite, une femme de Bohême m'a prédit qu'au cours de ma vie, je rencontrerais un ange ! Croyez-vous, dame Mathilde, que Jehanne soit cet ange ?
Mathilde s'arrêta un instant et regarda son invitée avec une brusque sympathie. Elle n'avait obéi, tout à l'heure, qu'à un mouvement charitable et au désir d'être agréable à la libératrice. Mais elle commençait à s'intéresser à la rescapée.
— N'en doutez pas ! fit-elle gravement.
La maison de Jacques Boucher, trésorier pour le roi en la ville d'Orléans, était située auprès de la porte Regnard qui regardait vers l'occident. C'était une haute et belle demeure dont les pignons fleuronnés, les belles fenêtres à meneaux et à vitraux coloriés, et les minces poivrières proclamaient la richesse. De ses fenêtres hautes, la vue enjambait le rempart et s'étendait à l'aise sur la plus grande partie du camp anglais. Par-delà le fossé, entre la Loire et la porte Bannière, au nord, les hommes de Salisbury, tué dans le début du siège, puis de Talbot et de Suffolk avaient bâti cinq bastilles de bois, avec tours et défenses, dont la principale, une énorme fortification qui gardait le fleuve, portait le nom de bastille Saint-Laurent. Le pennon de John Talbot, comte de Shrewsbury, y flottait ainsi que Mathilde Boucher le montra à Catherine depuis la chambre qu'elle lui donna. Malgré la nuit, on pouvait distinguer nettement toute l'étendue du camp anglais et les chaînes de tentes multicolores qui reliaient l'une à l'autre les bastilles. Au-delà, tout le pays, rasé, brûlé, semblait aussi pelé qu'un crâne chauve.
— Ils ne sont pas mieux lotis que nous, fit la nouvelle amie de Catherine en désignant la grosse bastille, et ne mangent guère à leur faim. Depuis le fameux convoi de harengs que le duc de Bourbon n'a pas réussi à arrêter malgré toutes les vies qu'il a coûtées, ils n'ont rien reçu. Ils ont les dents longues. Mais, ce soir, grâce à Dieu et à Jehanne, nous souperons à notre aise, nous autres les assiégés !
Catherine avait l'impression de s'éveiller d'un mauvais rêve. La cordialité de la dame était réconfortante. Par bien des côtés, elle rappelait à la jeune femme son amie Ermengarde et Catherine ne résista pas au plaisir de le lui dire. Dame Mathilde en fut immensément flattée, les Châteauvillain étant de trop grande race pour n'être pas connus de toute la France. D'ailleurs la qualité de son invitée agissait également sur elle et, oubliant qu'une heure plus tôt, la noble dame avait la corde au cou, elle prit un évident plaisir à l'appeler « ma chère comtesse ».
Grâce à elle, Catherine retrouva d'un seul coup toutes les joies du confort.
Dans les grandes salles de réception, les nombreux serviteurs préparaient le banquet fastueux que le trésorier voulait offrir à la Pucelle, mais Mathilde parvint à récupérer deux chambrières qui, sur son ordre, se hâtèrent de chauffer un bain et de préparer une chambre.
Une fois plongée dans l'eau, Catherine songea qu'elle n'avait jamais goûté plaisir comparable à celui-là. Des masses d'eau chaude, du savon parfumé, des eaux de senteur, tout cela se trouva d'un seul coup à sa disposition comme par miracle. La cruche d'eau froide que lui apportait chaque matin le brave Pitoul était bien loin ! Quand elle se fut vigoureusement frictionné le corps, lavé les cheveux, Catherine se sentit une autre femme. Une chemise de fine batiste plissée, une robe de soie de couleur feuille morte, un peu trop grande pour elle, mais solidement resserrée avec des épingles, et elle se trouva transformée. Tandis qu'une servante peignait ses longs cheveux, sans lui ménager les exclamations admiratives, elle songea que toutes ses angoisses, toutes ses terreurs et même les souvenirs de ses souffrances, tout cela gisait maintenant au fond de l'eau polluée que les servantes s'activaient à vider. Quand Mathilde, qui était allée aider sa belle-fille à mettre la dernière main aux préparatifs, entra dans la chambre, elle resta sur le seuil, médusée par la transformation qui s'était opérée. En une heure à peine, l'épave destinée au gibet s'était muée en une jeune femme très belle et très élégante.
Elle ne put se retenir de venir l'embrasser.
— Ma chère comtesse, vous êtes tout bonnement éblouissante et je commence à comprendre mieux les choses ! En vérité, je me demandais quel fou avait bien pu imaginer que vous étiez la douce amie du duc Philippe, si difficile !
— Je ne le suis plus, fit Catherine en souriant. Je vous raconterai pourquoi. Vous avez été si bonne avec moi !
Laissez donc. Vous êtes ici chez vous. Votre aventure, je l'ai compris presque en même temps que la Pucelle, venait d'une affreuse méprise. Et vous êtes la bienvenue. Venez, maintenant, que je vous présente. J'entends le cortège qui arrive.
En effet, le vacarme de la ville en délire paraissait se porter de ce côté.
Jehanne, sans doute, avait quitté la cathédrale et gagnait son logis. Mais Catherine résista à Mathilde qui voulait l'entraîner.
— Non, pas ce soir ! J'aurais honte !... Demain, je me jetterai aux genoux de Jehanne pour la remercier.
A ce moment, la tête rouge et essoufflée de Marguerite Boucher parut dans l'entrebâillement de la porte. Elle sourit à Catherine, qu'elle avait accueillie chaleureusement puisque Jehanne l'envoyait, mais elle s'adressa à sa belle-mère :
— La voilà ! Je vous en conjure, venez ! Je meurs de peur et jamais je n'oserai l'aborder seule.
— Quand donc cesserez-vous d'avoir peur de la moindre armure, Margot
? fit Mathilde en haussant les épaules. Ce n'est pas un chef de routiers qui nous arrive, mais une belle jeune fille souriante et pleine de douceur...
— ... et qui nous vient tout droit du ciel ! Si vous trouvez que ce n'est pas plus impressionnant que tous les chefs de routiers du monde, vous !
Les deux femmes sortirent en hâte, laissant Catherine seule. Le cortège de Jehanne, en effet, arrivait et la jeune femme s'approcha de la fenêtre pour la voir arriver. La Pucelle était toujours à cheval, mais elle avait remis sa bannière à son écuyer, Jehan d'Aulon, qui la suivait comme son ombre, afin de pouvoir mieux toucher toutes les mains qui se tendaient vers elle ou embrasser les petits enfants qu'on lui tendait.
Derrière elle, les capitaines marchaient toujours en bon ordre, patients et souriants pour une fois. Un seul montrait une mine sombre et chevauchait distraitement, les yeux sur les oreilles de son cheval. Catherine, le cœur battant, le sang aux joues, reconnut Arnaud. Jamais encore elle ne lui avait vu ce visage altéré, cette attitude accablée. Il avait l'air d'un vaincu traîné au char du vainqueur et Catherine se demanda s'il savait que Jehanne l'avait arrachée à la mort. Cette mine lugubre qu'il affichait, venait- elle du fait qu'il la savait vivante ou bien le remords faisait-il déjà son effet ? Les souvenirs de la nuit précédente devaient le tourmenter comme autant de reproches et la jeune femme se prit à sourire. C'était tellement bon de se sentir vivante, jeune, libre... libre surtout de reprendre l'étrange bataille qui, depuis si longtemps, l'opposait au capitaine de Montsalvy.
— Je ne te laisserai ni trêve ni repos, murmura- t-elle entre ses dents quand le chevalier passa sous sa fenêtre sans la voir. Un désir intense de revanche, de vengeance la possédait. La vue d'Arnaud lui avait produit un étrange effet. Il était, à la fois, tout ce qu'elle aimait et tout ce qu'elle détestait, cet homme qui si froidement, sans la moindre hésitation, l'avait envoyée à la mort et qui, cependant, avait déliré de passion entre ses bras.
Son air morne, la tristesse répandue sur ses traits avaient soulevé chez Catherine une vague de joie mauvaise. Il était temps qu'à son tour il apprît ce qu'était la souffrance et aussi que l'orgueil ne résolvait pas tout, ne protégeait pas de tout.
Quand ils furent tous entrés et que la maison s'emplit de bruit comme une coquille creuse, Catherine alla s'étendre sur son lit, un lit si doux qu'elle faillit en pleurer de joie. A refaire ainsi l'apprentissage de la vie, sa colère envers Arnaud s'en trouvait gonflée, son inquiétude aussi. Ce soir, ou demain, ils se retrouveraient face à face et la jeune femme ne se dissimulait pas qu'elle craignait cette minute plus que tout. Comment réagirait-il quand il la reverrait, quand il serait bien sûr qu'elle était toujours vivante ? Arnaud, pour Catherine, représentait une insoluble énigme. Par deux fois elle s'était abandonnée à lui, si éprise et si consentante qu'il n'avait pu s'y tromper.
Pourquoi, dès lors, cette haine dont il la poursuivait au point de l'avoir livrée à la torture, jetée au bourreau ? Il avait peur d'elle, voilà qui était sûr, peur du désir irrépressible qu'elle éveillait en lui et, parce qu'il croyait au maléfice de cette attirance, il avait essayé de s'en débarrasser par le plus brutal des moyens.
Loyalement, Catherine essaya de se mettre à la place du jeune homme.
Lorsqu'il l'avait rencontrée, sur la route de Flandres, il n'avait même pas cherché à lutter contre l'attrait violent qu'elle exerçait sur lui. Il ne s'était pas posé de questions et, simplement parce qu'elle était belle et qu'il en avait envie, il l'avait prise dans ses bras, il avait voulu la faire sienne sans chercher à en savoir davantage. Mais, de cette minute, où l'amour à l'état pur les avait jetés l'un vers l'autre, le sort avait paru prendre un malin plaisir à les séparer. Pourquoi avait-il fallu que, de la mort de son frère, il n'eût retenu que le nom de Legoix ? Des Legoix, il y en avait beaucoup à Paris et un seul, le cousin Thomas, avait manié le couperet qui avait tranché la vie de Michel. S'il avait été si bien renseigné, comment Arnaud n'avait-il pas appris le rôle qu'avait joué une petite fille de Paris ? Personne n'avait donc parlé devant lui de cet orfèvre pendu pour avoir donné asile à son frère, de l'enfant éperdue qui, opposant ses mains nues à la fureur populaire, avait imploré qu'on épargnât le jeune homme ? Arnaud englobait Catherine dans tous les Legoix de la terre, sans même chercher à savoir qui était coupable et qui était innocent.
Pourtant, à mesure que les pensées de la jeune femme allaient leur chemin, elle découvrait au fond de sa conscience des raisons de l'excuser. Tout compte fait, quelles raisons Arnaud pouvait-il avoir de lui faire confiance ?
Elle portait un nom dont il s'était juré de tirer vengeance et, pourtant, quand il l'avait retrouvée, sous les murs d'Arras, emporté par l'amour qu'elle lui inspirait, il avait oublié sa légitime vengeance.
Que s'était-il passé alors ? On les avait arrachés l'un à l'autre et, au mépris des lois mêmes de la chevalerie, Arnaud avait été jeté en prison. Il n'en était sorti que pour trouver Catherine installée dans le lit même du duc Philippe, et si même il avait cru que la jeune femme avait plaidé pour sa libération, cela n'avait dû lui causer aucun plaisir. Enfin, lorsqu'aux murailles d'Orléans, il avait vu venir à lui cette Catherine en haillons, à demi morte, comment aurait- il pu deviner qu'elle venait d'endurer pour le rejoindre un martyre de plusieurs jours ? Pour cet homme, enfermé depuis six mois dans une ville assiégée, réduite à la famine, tout ce qui venait de Bourgogne ne pouvait être que dangereux, et, comme tel, à supprimer...
A mesure que le temps s'écoulait, les pensées de Catherine suivaient une courbe toujours plus favorable à Arnaud. Elle le comprenait maintenant.
Mieux, elle excusait la haine implacable dont il la poursuivait. Peut-être qu'à sa place, elle en eût fait tout autant... Et peut-être que le mieux serait pour Catherine, elle-même, d'abandonner. Elle se rendait compte qu'elle avait rêvé, et seulement rêvé, un avenir qui aurait pu l'unir à Arnaud de Montsalvy. Il y avait entre eux trop de choses, trop d'amertume et trop d'obstacles. Jamais il ne pourrait croire à l'amour sincère d'une femme dont il avait une telle méfiance. Une profonde lassitude se glissait en elle, pesante et dissolvante...
Ayant perdu l'habitude de se dévêtir pour dormir, elle commençait à sombrer dans le sommeil quand dame Mathilde reparut tout agitée.
— Croiriez-vous que Jehanne refuse le festin que nous lui avons préparé ?
s'écria-t-elle. Les capitaines et Monseigneur Jean y font grand honneur mais, pour elle, il a fallu lui servir seulement quelques tranches de pain qu'elle a trempées dans un peu de vin coupé d'eau. En voilà un régime ! Son chapelain, frère Jean Pasquerel, m'a dit qu'elle ne mangeait à peu près rien d'autre.
Le ton de l'excellente femme était si désolé que Catherine se mit à rire. Il y avait longtemps qu'elle n'avait ri de si bon cœur et ce simple plaisir oublié chassa un peu ses idées noires.
— Ni vous ni moi ne savons rien des envoyés de Dieu et de leurs habitudes, dame Mathilde, fit-elle doucement. C'est toute une étude à faire...
Peu convaincue, Mathilde Boucher hocha gravement sa tête imposante surmontée d'une vaste coiffure en cornes doubles.
— Croyez-vous vraiment qu'elle soit seulement fille des champs comme on le dit ? Avez-vous vu comme elle se tient à cheval ? Quelle assurance et quelle noblesse ! Messire d'Aulon, son écuyer, m'a assuré qu'à Tours, dernièrement, elle avait couru une lance avec Monseigneur le duc d'Alençon et que celui-ci était tout ébaubi de son adresse. N'est-ce pas étrange ?
Mais la bonne dame aurait pu discourir longtemps encore sur les singularités de Jehanne, Catherine ne l'écoutait qu'à peine. Toute son attention était tendue vers une voix masculine, montant de l'étage inférieur : une voix à la fois rude et chaude qui faisait passer des frissons sous sa peau. Lorsque son hôtesse se retira, la laissant seule à nouveau, Catherine sentit retomber sur elle la lourde chape de peine et de désespoir qu'elle traînait depuis sa libération. Il était bien difficile de prendre une décision saine. Aurait- elle jamais le courage de s'arracher d'Arnaud, de s'éloigner de lui définitivement?
Au matin, Catherine qui, écrasée de fatigue, avait dormi de longues heures sans même s'en apercevoir, fut réveillée en sursaut par une voix qui, dans la rue, jurait et sacrait effroyablement. Croyant bien reconnaître cette voix, elle sauta à bas de son lit et, pieds nus, courut à la fenêtre, se pencha. C'était bien Arnaud. Planté devant la maison, en armure, son casque sous le bras, il se disputait avec le trésorier Jacques Boucher. Tous deux criaient si fort que, tout d'abord, Catherine ne comprit rien à ce qu'ils se disaient, mais on faisait cercle autour d'eux. Boucher, les bras écartés, avait l'air de barrer le chemin au capitaine.
— Par les tripes du Pape et par la mordieu, hurla enfin Arnaud déchaîné, je te jure bien que tu me laisseras passer ! Je croyais cette ribaude morte depuis hier et, ce matin, j'apprends qu'elle est chez toi, reçue et considérée ?
Voilà un scandale qui ne durera pas longtemps, même si je dois moi-même accrocher la damnée sorcière à la potence !
Boucher allait répliquer mais une autre voix, au moins aussi vigoureuse que celle du jeune homme, éclata dans la rue. Catherine vit Jehanne bondir hors de la maison, se précipiter sur Arnaud qu'elle empoigna par l'épaule et se mettre à le secouer d'importance.
— Messire ! s'écria-t-elle. Comment osez-vous jurer ici le nom de notre Seigneur ? Je vous assure que vous vous en dédirez avant que je ne parte d'ici.
La foudre lui tombant sur la tête aurait sans doute moins surpris Arnaud que la brutale sortie de la Pucelle. Le ton impérieux et la poigne vigoureuse de la jeune fille avaient de quoi laisser pantois le plus irascible capitaine et, apparemment, l'ange du Seigneur avait de l'abattage ! Mais Arnaud n'était pas homme à se laisser intimider facilement.
— Je suis le capitaine de Montsalvy et je veux entrer ici pour que justice soit faite, cria-t-il.
— Seriez-vous le roi notre maître que vous n'y entreriez pas contre le gré de maître Boucher. Au surplus, c'est affaire entre vous deux. Mais, ce qui m'importe, à moi, c'est que vous demandiez pardon à Dieu que vous avez offensé avec vos jurons. Je ne vous tiendrai pas quitte avant. Allons, à genoux !
À genoux ? La Pucelle avait osé intimer à Montsalvy l'ordre de s'agenouiller ? Catherine, mi-inquiète, mi-scandalisée, n'en croyait pas ses oreilles. Elle n'en crut pas davantage ses yeux en voyant Arnaud passer du rouge ponceau au blanc verdâtre, mais s'agenouiller sur le pavé et dire une courte prière. Avec quelque mélancolie, elle songea qu'il ajouterait sans doute cette humiliation que Jehanne venait de lui infliger, au compte déjà très lourd de Catherine. Elle était triste aussi de constater que sa haine ne désarmait pas et que, sans la protection de la Pucelle, rien n'eût empêché Arnaud de la faire mourir. Ne parlait-il pas de la pendre de ses propres mains ? En vérité, même si elle devait en mourir de chagrin, Catherine se devait de tout tenter pour arracher de son cœur cet amour stupide.
Lorsque le capitaine fautif eut terminé son oraison, Jehanne était déjà rentrée dans la maison avec Jacques Boucher. Par contre Xaintrailles était apparu débouchant de la rue voisine en compagnie d'un autre capitaine, plus âgé que lui mais dont l'aspect était aussi rude que redoutable. Au spectacle d'Arnaud priant au milieu de la rue, tous deux s'étaient arrêtés et se tordaient de rire sans la moindre vergogne. La colère d'Arnaud se tourna contre eux.
— Je voudrais savoir ce que vous faites là à rire comme des idiots, s'écria-t-il, hargneux.
L'agressivité du ton ne troubla pas les deux hommes et le plus âgé cessa de rire un moment pour remarquer, goguenard :
— J'ai idée que la Pucelle est en train de te dresser de belle façon, mon fils. On dirait que tu as trouvé ton maître !
— Gageons que tu trouveras le même, La Hire. Personne ne jure aussi abominablement que toi dans toute l'armée et nous verrons ce que dira Jehanne lorsqu'elle entendra ton répertoire. Tiens, je suis prêt à parier avec toi.
— A quel sujet ? fit le Gascon méfiant.
— A ton sujet. Je te parie cent écus d'or qu'elle te fera aller à confesse !
Le rire de La Hire ébranla les murs. Il pleurait de joie et se tapait sur les cuisses à grandes claques sonores. Célèbre dans l'armée tout entière par son mauvais caractère, Etienne de Vignolles, rebaptisé La Hire1 par acclamation, avait des éclats de gaieté aussi fulgurants que ses fameuses colères.
— Tenu ! s'écria-t-il. Tu peux déjà compter tes cent écus ? Moi à confesse ? Mais le Pape lui-même n'oserait pas me le demander...
— Jehanne, elle, osera. Et tu lui obéiras, mon garçon... parce qu'on ne peut pas ne pas lui obéir, tu verras !
Tout en parlant, Arnaud avait levé les yeux, aperçu Catherine, debout à la fenêtre, avec sa longue chemise blanche et les nattes dorées qui retombaient 1. La colère.
dessus. Il pâlit, détourna les yeux. Puis, glissant son bras sous celui de Xaintrailles :
— Allons-nous-en, fit-il assez haut pour que Catherine l'entendît. Que Jehanne fasse de cette femme ce que bon lui semblera après tout. Le mieux serait encore qu'elle l'envoie au Diable...
— Jehanne ? Envoyer quelqu'un au Diable ? Cela m'étonnerait, fit La Hire, avec une surprise sincère.
N'étant au courant de rien, il n'avait rien compris, mais Xaintrailles, lui, avait souri. Et, comme les deux autres lui tournaient le dos, il avait envoyé la fin de ce sourire jusqu'à Catherine avec l'ébauche d'un salut. Ce sourire, ce salut, avaient atténué un peu l'impression pénible laissée par les paroles
; d'Arnaud. Xaintrailles semblait avoir gardé un petit faible pour elle et la jeune femme songea qu'étant le meilleur ami d'Arnaud, il avait peut-être sur lui quelque influence. De toute façon, il saurait à quoi s'en tenir sur les pensées profondes du jeune homme. Elle se promit, en conséquence, de guetter Xaintrailles et d'avoir avec lui un entretien sérieux.
Toute la journée, mêlée aux femmes de la maison, Catherine regarda vivre Jehanne d'Arc. La Pucelle la fascinait, l'attirait avec une force de séduction qu'aucune femme n'avait jamais exercée sur elle, si puissante que, par moments, le souvenir même d'Arnaud s'estompait. Quand il lui venait à la pensée, elle l'écartait avec une sorte de gêne à cause des images trop précises et trop brûlantes qu'il évoquait. En face de la grande Lorraine si simple et si pure, de tels souvenirs faisaient à Catherine l'effet d'un sacrilège. Pourtant Jehanne, bien que toute la ville la proclamât déjà sainte et bienheureuse, n'avait rien d'un personnage de vitrail. Elle éclatait de joie, ! de joie profonde et communicative mais, quand il le fallait, elle savait se mettre en colère aussi vigoureusement que n'importe lequel de ses capitaines, ainsi qu'Arnaud de Montsalvy l'avait expérimenté à ses dépens. Ce matin-là, après avoir entendu la messe dite pour elle par frère Jean Pasquerel dans l'oratoire de Mathilde Boucher, Jehanne ne tenait pas en place. Elle brûlait de se lancer à l'attaque et enrageait visiblement de se voir retardée par les conseils de Dunois. Il valait mieux, disait le Bâtard, attendre le gros de l'armée qui était encore à Blois. Pour la constituer, on avait fait venir une partie de toutes les garnisons environnantes et il fallait le temps de grouper de manière cohérente tous ces éléments disparates.
Mais, en bonne Lorraine, Jehanne était douée d'un solide entêtement.
Catherine, ébaubie, assista de loin, cachée avec Mathilde derrière une porte, à l'orageux conseil de guerre qui se tint dans la grande salle. D'un côté Jehanne, appuyée par La Hire, Xaintrailles, Illiers et Montsalvy, défendait son point de vue d'attaque immédiate. De l'autre le Bâtard, Gaucourt et le sire de Gamaches entendaient attendre l'armée. D'un mot en vint un autre et une violente querelle opposa bientôt Gamaches à la Pucelle qui, se considérant comme chef d'armée, n'admettait pas que l'on discutât ses ordres. Gamaches, hors de lui, traita Jehanne de « péronnelle de bas lieu », annonça qu'il se retirait et faillit se faire étriper sur place par Arnaud, qui, l'épée à la main, prétendait lui faire rentrer dans la gorge ses injures à l'adresse de Jehanne. Non sans peine, Dunois parvint à empêcher l'Auvergnat d'égorger l'irascible Picard. Il chapitra vigoureusement Gamaches, puis Jehanne, plus doucement et, finalement, obtint que l'insulteur et l'insultée s'embrassassent. Ce qu'ils firent en rechignant.
Mais, tandis que l'on décidait d'envoyer le Bâtard et l'écuyer de Jehanne à Blois pour faire hâter le départ, que Jehanne dictait à Jean Pasquerel une lettre pour les Anglais, Xaintrailles quitta la salle de réunion pour demander que l'on servît du vin. Comme il franchissait la porte, il se trouva soudain en face de Catherine.
— Messire, dit-elle doucement, je voudrais vous parler. Pouvez-vous m'accorder un instant ?
Pour toute réponse, il lui prit le bras et l'entraîna à l'écart, dans l'embrasure d'une fenêtre, après s'être assuré d'un coup d'œil que nul ne bougeait dans la grande salle.
— Que puis-je pour vous, belle dame ? fit-il gracieusement avec, cette fois, un large sourire.
— Je veux d'abord vous remercier, fit Catherine. J'ai su par mon geôlier, à la prison, que, grâce à vous, le régime avait été considérablement adouci.
On m'a donné à manger, je n'ai point été enchaînée et...
— Laissez donc ! Vous ne me devez aucun remerciement. J'ai seulement agi suivant ma conscience. Ne vous souvenez-vous pas de nous avoir, jadis, tirés de prison à Arras ?
Catherine ne put retenir un soupir de déception.
— Ah ? C'était pour cela ? Moi qui espérais que vous croyiez à mon innocence. Je pensais que vous vouliez réparer un peu l'injustice de messire Arnaud...
— Peut-être aussi est-ce pour cela. Je n'ai jamais cru à une mission qui vous eût envoyée ici. Vous étiez en si pitoyable état ! Il fallait toute l'aveugle fureur d'Arnaud pour s'y tromper. Et, comme il ne voulait rien entendre, j'ai fait de mon mieux...
— Vous ne savez pas combien je vous en suis reconnaissante. Sans vous, il me faisait déchirer par le bourreau, sans pitié. Il me hait, n'est-ce pas ?
Le large visage de Xaintrailles prit une expression méditative qui lui était tout à fait inhabituelle. On sentait qu'il hésitait à répondre, se trouvant peut-
être en terrain peu sûr.
— Honnêtement, je n'en sais rien. Il donne l'impression de vous détester et pourtant...
— Pourtant ? murmura Catherine soulevée d'espoir.
— Pourtant, il agit de manière étrange. Savez- vous pourquoi il n'a su que ce matin votre sauvetage ? Uniquement parce que, hier soir, il s'est saoulé comme un Polonais. Et jamais je ne lui ai vu ivresse plus triste. Il vidait coupe sur gobelet et, chaque fois, il portait un toast à une invisible présence. Au petit jour, on l'a emporté à moitié assommé et pleurant comme un enfant. Il bredouillait des mots incompréhensibles, mais j'ai bien cru reconnaître votre nom. Peut-être qu'en effet il vous hait. Mais je croirais plutôt, moi, qu'il vous aime encore plus !
De la grande salle, une voix leur parvint, celle d'Uliers qui criait :
— Alors, Xaintrailles, ce vin ?
— Je viens ! répondit le chevalier.
Puis, comme Catherine tentait de le retenir encore, il se pencha vers elle et demanda, très bas et très vite :
— Vous l'aimez, n'est-ce pas ?
— Plus que tout au monde, plus que ma vie ! s'écria la jeune femme avec une sincérité qui fit sourire Xaintrailles.
— Il a de la chance, plus qu'il ne croit. Alors, écoutez-moi, belle Catherine. Arnaud est obstiné, têtu comme toutes les mules du royaume réunies, mais il cache sous son affreux caractère un cœur étrangement sensible. Si vous l'aimez assez pour avoir toutes les patiences, tous les courages, pour savoir accepter tout et ne vivre que pour l'amener à vous, alors vous avez une chance. Si obstiné soit-il, un jour viendra où il n'en pourra plus de lutter contre lui- même et contre vous.
— Ce matin, il voulait encore me faire pendre !
— En arrivant ici, peut-être. Mais, avant, j'aurais voulu que vous voyiez son regard quand il vous a su vivante, sauvée par Jehanne. Arnaud ne sait pas se méfier de son regard. Je l'ai vu flamber et j'aurais bien juré que c'était de la joie...
Xaintrailles n'en ajouta pas davantage. Il s'éloigna, laissant Catherine livrée à ses pensées. Les quelques mots qu'il lui avait dits avaient ranimé la petite flamme d'espoir qu'elle avait crue éteinte, cet espoir qui meurt si difficilement au fond d'un cœur vraiment donné...
Tandis que les hommes buvaient dans la grande salle, Jehanne revint vers les femmes pour qu'elles l'aidassent à s'armer. Mathilde, Marguerite et Catherine qui les avait rejointes s'empressèrent autour d'elle, lui passant l'une après l'autre les pièces de l'armure blanche. Catherine, agenouillée à ses pieds, l'aidait à chausser les solerets d'acier. Elle releva soudain la tête et demanda :
— Pourquoi revêtez-vous l'armure, Jehanne, puisque vous n'attaquerez pas aujourd'hui ? Vous n'allez pas monter seule à l'assaut, je pense ?
Jehanne se mit à rire :
— Ce n'est pas l'envie qui m'en ferait défaut, ma mie. Mais pour lors, je veux seulement accompagner mes messagers jusqu'au grand pont... Et voir un peu où en sont les choses.
En effet, les deux hérauts de Jehanne, Guyenne et Ambleville, étaient chargés de porter sa lettre au camp de Talbot avec tout le cérémonial chevaleresque d'usage.
— Jehanne, chuchota Catherine en gardant entre ses mains l'un des gantelets de la jeune fille, j'aimerais vous suivre. Faites-moi donner un habit de garçon. Je serai votre écuyer.
... et mes capitaines auront des distractions à cause de ce trop joli écuyer, sourit Jehanne. Ils ont grand besoin de leur sang-froid et la ville a grand besoin d'eux. Allez sur le rempart, Catherine, vous en verrez tout autant.
Catherine soupira, n'insista pas. Elle vit Jehanne monter à cheval suivie de quelques capitaines parmi lesquels l'armure noire d'Arnaud brillait d'un éclat sinistre. Il semblait des plus empressés à suivre et à servir la Pucelle mais, chose étrange, Catherine n'en éprouva aucune jalousie. Jehanne possédait l'étrange pouvoir d'imposer silence aux voix mauvaises qui pouvaient se lever au fond de l'âme. Bien plus, Catherine avait l'impression qu'il ne pouvait rien advenir de mauvais au jeune capitaine quand il était dans le sillage de la Lorraine. Jehanne forçait la confiance...
Tant que Jehanne et sa suite furent dehors, Catherine demeura sur le rempart de la porte Regnard, suivant des yeux la troupe guerrière, et ne redescendit qu'en les voyant revenir. En arrivant à la maison, elle constata que les yeux de Jehanne étaient pleins de larmes. Les Anglais n'avaient répondu que par des injures à sa lettre, l'avaient traitée de ribaude et de vachère. Et, ce qui était plus grave aux yeux de la Pucelle, ils avaient gardé prisonnier l'un de ses hérauts. Seul Ambleville était revenu. Guyenne était gardé au camp anglais où Gladsdale menaçait de le brûler vif.
Arnaud bondit aussitôt.
— J'y vais ! s'écria-t-il. Je le ramènerai.
— Non ! cria Catherine avec tant de spontanéité que tout le monde se tourna vers elle. Elle devint pourpre de honte, sous tant de regards, et comme Arnaud, sans daigner lui répondre, la toisait d'un air offensé, elle se retira derrière le large dos de dame Mathilde, souhaitant rentrer sous terre.
Seule, Jehanne lui avait souri.
Il faut qu'Ambleville retourne, fit celle-ci en se tournant vers son héraut plus mort que vif. Et, comme les dents du malheureux claquaient, elle hocha la tête. « Eh, mon Dieu, fit-elle en lui tapant sur l'épaule, ils ne feront aucun mal, ni à lui ni à toi. Tu diras à Talbot qu'il s'arme et je m'armerai aussi : qu'il se trouve devant la ville. S'il peut me prendre, qu'il me fasse brûler avec Guyenne. Si je le déconfis, qu'il lève le siège et que les Anglais s'en aillent dans leur pays... »
Dunois, alors, intervint :
— L'intention est généreuse et noble, Jehanne. Mais Talbot ne viendra pas. C'est un grand chef et un bon chevalier qui, pour tout l'or du monde, n'accepterait jamais de se mesurer à une femme. Il suffit qu'Ambleville dise, selon moi, qu'il en sera fait aux prisonniers anglais que nous tenons et à ceux qui viennent discuter des rançons comme il sera fait à Guyenne.
Le conseil était bon. Une heure plus tard, Amble- ville ramenait Guyenne et Jehanne, rassurée, s'en allait à la cathédrale avec toute la maisonnée pour faire chanter une antienne à la Sainte Vierge. Catherine, bien entendu, fit comme les autres. Elle suivit Mathilde et Marguerite.
La cérémonie terminée, comme on s'en revenait au logis, à la nuit close, la jeune femme remarqua le regard insistant dont l'enveloppait l'un des capitaines de la Pucelle. Si pesant était ce regard qu'elle en éprouva un peu de gêne en même temps qu'un vague sentiment de triomphe. C'était la première fois depuis bien longtemps qu'un homme la regardait ainsi, avec cette convoitise qui ne prenait même pas la peine de dissimuler. Et cela lui rendit un peu confiance en elle.
L'indiscret chevalier était un homme de haute taille qui pouvait avoir vingt-cinq ans. Ses cheveux et la courte barbe en collier qui cernait son visage Ce seigneur à la mine si sombre... qui est-ce ?
La vieille dame jeta un coup d'œil rapide, fronça
les sourcils et entraîna sa protégée à plus vive allure.
Un Breton, de la noble maison de Laval. Il se nomme Gilles de Rais. On le dit fabuleusement riche. Brave aussi, mais sauvage comme vous l'avez sans doute remarqué. Il a été élevé par son grand-père, un redoutable vieux seigneur brigand, Jean de Craon, qui ne reconnaît d'autre loi que la sienne propre. La ville entière parle déjà du faste de ce garçon... et de sa brutalité. Il a pris logis à la « Tête Noire », chez Agnès Grosvillain qui ne sait trop si elle doit se louer de sa générosité où se plaindre de ses excès. On dit qu'il force les filles... et même de jeunes garçons ! Personnellement, je ne l'aime guère et ne vous souhaite pas d'attirer son attention...
Désagréablement impressionnée, Catherine ne parvint pas à se débarrasser de la sensation oppressante éprouvée sous le regard du sire de Rais et, tard dans la nuit, demeura sous son pouvoir. Tout le monde était couché depuis longtemps que Catherine se tournait encore et se retournait dans son lit, incapable de trouver le sommeil. Tout dormait dans la maison de Jacques Boucher. De sa chambre, Catherine pouvait entendre les ronflements de l'écuyer d'Aulon qui couchait devant la porte de la chambre dans laquelle Jehanne dormait avec Marguerite Boucher. C'était l'une des habitudes de la Pucelle : chaque nuit, une femme partageait son lit. Ses deux pages, le jeune Raymond et l'espiègle Louis de Coûtes, dit Imerguet, couchaient dans le couloir. Mais, malgré toutes ces présences rassurantes, Catherine ne pouvait se libérer de l'angoisse imprécise qui pesait sur elle. Il pouvait être minuit quand un bruit suspect se fit entendre sous sa fenêtre demeurée ouverte : un grattement prolongé, comme si quelqu'un raclait le mur extérieur.
Tout de suite debout, la jeune femme se précipita à sa fenêtre et avança la tête avec précaution, prenant bien garde de ne pas se faire voir. Elle étouffa de justesse une exclamation de surprise : là, en bas, un homme escaladait lentement le mur, lisse d'ailleurs et difficile. Mais le visiteur mystérieux semblait doué d'une souplesse féline. Il progressait, incontestablement. Sans doute n'aurait-il guère tardé à atteindre la fenêtre de Catherine si, surgissant d'une encoignure, une autre forme masculine ne s'était montrée et ruée sans plus attendre à l'attaque du grimpeur. Saisi par les chevilles, l'inconnu poussa un cri étouffé, perdit l'équilibre et roula à terre. Le nouveau venu lui tomba dessus de tout son poids. Une lutte sauvage s'engagea sous les yeux de Catherine qui ne savait si elle devait appeler ou se taire. Peu à peu, ses yeux s'accoutumaient à l'obscurité, relative d'ailleurs car, s'il n'y avait pas de lune, la nuit était claire. Catherine pouvait voir que les deux hommes étaient de taille et de force sensiblement égale. Tantôt c'était l'un qui avait le dessus et tantôt c'était l'autre mais, dans l'ombre de la rue, les pourpoints foncés et les cheveux noirs ne faisaient aucune différence. Elle entendait le bruit de leurs respirations, puissantes comme des soufflets de forge. Ils s'empoignaient avec des « han » de porteurs d'eau. Soudain, la jeune femme terrifiée vit briller l'acier d'une dague tandis qu'une exclamation de douleur s'échappait de l'inextricable nœud humain. Elle allait appeler quand, au premier étage, une fenêtre s'ouvrit, livrant passage au buste d'un homme en chemise qui portait une chandelle. Catherine reconnut Jacques Boucher. Il élevait sa bougie au-dessus de la rue, cherchant à distinguer ce qui s'y passait :
— Holà ! cria-t-il. Qui va là ? Que fait-on ici, à cette heure ?...
Dégrisés, sans doute, les deux combattants ne demandèrent pas leur reste.
Ils déguerpirent d'un accord tacite, l'un vers le bord de l'eau, en direction de la tour Notre-Dame, l'autre vers la porte Bannière. On entendit le bruit de leurs pas précipités, puis plus rien. Avec un haussement d'épaules, maître Boucher rentra chez lui. La lumière disparut. À son tour, Catherine regagna son lit, songeuse. Elle avait bien cru reconnaître la barbe noire du sire de Rais, mais elle n'en était pas sûre. Et puis, qui donc était l'autre ?
Elle retournait encore le problème, quelques minutes plus tard, quand elle se redressa brusquement dans son lit, le cœur fou. Le bruit... le bruit de tout à l'heure recommençait. L'oreille tendue, les yeux écarquillés cherchant à distinguer toutes les variations du carré plus clair de la fenêtre, Catherine retint son souffle, guettant le grattement léger, tellement semblable à celui de tout à l'heure, qui progressait le long du mur. Une sueur froide l'inonda soudain tandis que sa main se crispait, retenant sur sa poitrine les plis de la chemise. L'homme de tout à l'heure revenait... lui ou l'autre ? Une telle frayeur s'était emparée d'elle qu'il ne lui était pas possible de faire le plus petit geste. Et le bruit se rapprochait, se faisait plus net.
Quand une tête apparut dans l'encadrement de la fenêtre, Catherine ouvrit la bouche pour crier mais aucun son ne sortit de sa gorge contractée. Une forme noire enjamba la fenêtre, se laissa retomber dans la chambre sans le moindre bruit. L'imminence du danger rendit courage à la jeune femme.
Vivement, elle se laissa glisser à bas de son lit, cherchant à gagner la porte pour se sauver, mais le froissement de sa longue chemise de nuit dut alerter l'ouïe, sans doute très fine, de l'homme, car, sans hésiter, il bondit sur elle, la ceintura vigoureusement...
Tout contre elle, Catherine sentit un corps vigoureux, des muscles durs revêtus de daim souple. L'homme respirait fort et la jeune femme reconnut l'odeur légère de son haleine avant même que sa bouche ne lui fermât les lèvres. Sa peur s'envola soudain, tandis que, déjà vaincue, elle s'abandonnait.
— Arnaud !... soupira-t-elle, tu es revenu !...
Il ne répondit pas. Une étrange fureur semblait le posséder tout entier.
Sans un mot, avec une hâte brutale, il arrachait la chemise, cherchant la douce tiédeur de la peau que ses mains avides parcoururent en rapides et folles caresses. Attentive à la seule montée du plaisir, Catherine laissait déferler en elle les lourdes vagues bouleversantes. Loin de le repousser, elle s'offrait, à demi folle de passion, lui rendant ses baisers avec une ardeur grandissante. La chambre obscure se mit à tourner autour d'elle et elle sentit qu'elle chancelait mais déjà il l'enlevait de terre, l'emportait haletante jusqu'au grand lit dans les profondeurs duquel il s'ensevelit avec elle. La nuit se referma sur les deux amants, silencieuse et secrète, seulement peuplée de soupirs et parfois d'un doux gémissement.
Quand, de longues minutes plus tard, Arnaud se releva, il n'avait pas encore prononcé une seule parole. Il l'avait prise les dents serrées, avec une sorte de fureur désespérée qui n'excluait pas la passion. Entre ses bras, Catherine ne pouvait plus discerner lequel d'entre eux était l'esclave de l'autre tant les asservissait également la volupté violente, unique, qu'ils goûtaient ensemble.
Lorsqu'elle sentit, du fond de la torpeur heureuse où elle était plongée, qu'il s'éloignait, elle voulut le retenir, tendit les bras, mais ne rencontra que le vide. Aussitôt redressée, elle distingua sa silhouette qui se coulait par la fenêtre, mais n'osa pas crier. Déjà, il était en bas. Elle l'entendit s'éloigner en courant et, avec un soupir de bonheur, se laissa retomber sur ses oreillers. Il pouvait fuir. Pour cette nuit Catherine gardait une pleine moisson de bonheur. Demain, il ferait jour, demain elle le retrouverait. Et il n'était plus question de fuir, d'aller s'enterrer en Bourgogne. Xaintrailles avait raison.
Mais peut-être la bataille serait-elle moins longue qu'il ne le croyait. Arnaud semblait bien près de rendre les armes... Et Catherine passa le reste de la nuit à faire des plans d'avenir tous plus merveilleux les uns que les autres.
Mais le lendemain matin, comme les capitaines arrivaient en groupe auprès de Jehanne pour prendre ses ordres, Catherine, qui, du haut de l'escalier, les regardait entrer dans leurs armures étincelantes et leurs panaches multicolores, constata deux choses : d'abord, Gilles de Rais avait, au plein travers de la joue, une estafilade encore fraîche, tandis qu'Arnaud de Montsalvy offrait un œil gauche magistralement poché, détail dont, dans la nuit, Catherine ne s'était pas aperçue. Ensuite, le regard d'Arnaud ne se posa qu'à peine sur elle. Il détourna la tête, très vite en fronçant les sourcils et, de cet instant, évita soigneusement de regarder du côté de l'escalier.
Pourtant, le bariolage des figures de ses capitaines n'avait pas échappé à l'œil perspicace de Jehanne d'Arc. Posant tour à tour son regard bleu sur Rais et sur Montsalvy, elle déclara mi-figue, mi-raisin :
— Il serait meilleur, messires, pour Dieu et pour le Dauphin1 que vous passiez toutes vos nuits dans votre lit.
Les deux coupables baissèrent le nez comme des gamins pris en faute mais l'air penaud de Montsalvy ne consola pas Catherine qui, une fois de plus, renonçait à comprendre. Pourquoi cette attitude distante, revêche même, après les instants brûlants de la nuit ? Avait-il honte, le jour revenu, de l'amour que Catherine lui inspirait ? Et d'ailleurs, était-ce bien de l'amour cette faim violente qu'il avait d'elle et contre laquelle il se défendait si mal ?
Longtemps après, Catherine devait garder des derniers jours du siège d'Orléans, un souvenir à la fois fulgurant, confus et irréel, mais dominé tout entier par l'image de la grande fille brune aux yeux d'azur qui menait son cheval comme un homme, conduisait l'assaut avec la vaillance et la fougue d'un capitaine chevronné et, ensuite, trouvait des tendresses de mère, des gestes d'une infinie délicatesse pour se pencher sur les blessés et les mourants, celle qui pleurait avec tant d'humilité en confessant ses fautes à Jean Pasquerel ou en écoutant la messe, mais qui menaçait le Bâtard de lui faire « ôter la tête » s'il laissait passer les renforts qu'amenait l'Anglais fallstaff. Haute et tendre Jehanne dont le cœur de feu ne connaissait pas les demi-mesures !
Au soir du 4 mai, Catherine vit entrer dans la ville l'armée de secours et le convoi de vivres que menait Dunois, couronnant cette journée au cours de laquelle la Pucelle avait enlevé aux Anglais la bastille Saint- Loup, rouvrant ainsi la route de Bourgogne. Elle vit Jehanne prier prosternée dans la 1. Jusqu'au sacre, Jehanne d'Arc n'appela Charles VII que le Dauphin.
cathédrale Sainte- Croix, le lendemain, jour de l'Ascension, puis le 6 mai passer la Loire, emporter de vive force les restes du couvent des Augustins dont les Anglais avaient fait une redoute, le 7, se lancer à l'assaut du fort des Tournelles, arracher elle-même de son épaule une flèche qui s'y était enfoncée, puis, après s'être fait panser à l'huile d'olive et au lard, retourner à l'assaut. Avant que le soleil se fût couché, le cadavre de William Gladsdale, qui l'avait bassement insultée, tombait de la forteresse dans la Loire. Du haut des murailles de la ville, Catherine, auprès de Mathilde Boucher en prières et du maître canonnier Jean Rabatteau dont les bombardes faisaient rage, ne perdit pas un détail de la bataille acharnée qui allait, enfin, délivrer la vaillante cité. Elle vit, enfin, au matin du dimanche 8 mai, Talbot rassembler les restes de son armée, lever le camp et quitter, enfin et pour jamais, Orléans. Fidèle jusqu'à la limite de ses forces, la ville du prince captif n'avait pas failli à son rôle d'ultime gardienne du royaume...
Catherine vit tout cela, mais, durant tous ces jours, elle ne put approcher Arnaud. Dans la bataille, parfois, elle distinguait son armure noire, l'épervier de son casque ou les éclairs de la hache d'armes qu'il abattait inlassablement avec la vigueur d'un bûcheron à l'ouvrage, mais jamais elle ne parvint à l'approcher. Le soir venu, quand le combat cessait avec l'ombre, il disparaissait, écrasé de fatigue sans doute. Nuit après nuit, Catherine eut beau guetter un bruit de pas sous sa fenêtre, rien ne vint. Bien plus, les rares fois où, dans la maison de Jacques Boucher, elle s'était trouvée en sa présence, quand, au milieu des autres, il rejoignait Jehanne, la jeune femme avait eu la désagréable sensation d'être devenue tout à coup transparente.
Arnaud regardait à travers elle comme si elle avait possédé un corps de verre... Elle avait tenté, un soir, de lui barrer le pas sage au moment où il quittait la maison, mais il l'avait évitée avec une adresse diabolique et, peinée, elle n'avait pas osé renouveler sa tentative. Il avait repris, d'un seul coup, ses distances et ce parti pris de l'ignorer avait rendu à Catherine tous ses doutes et toute son incertitude. Elle éprouvait, envers lui, une sorte de timidité qui la paralysait.
Plusieurs fois, ayant appris par une servante qu'il logeait à « L'Ecu Saint-Georges » chez maître Guillaume Antes, elle s'était juré de s'y rendre, la nuit venue, pour l'obliger une bonne fois à s'expliquer. Mais quand venait le moment d'exécuter son projet, Catherine était prise d'une soudaine faiblesse qui lui ôtait tout courage. Avec cet homme bizarre, aux imprévisibles réactions, comment savoir s'il ne la jetterait pas à la rue devant tous ceux qui logeaient avec lui ?
Au matin du 8 mai, tandis qu'avec la ville entière elle assistait à la messe en plein air, dite sur le rempart face à l'armée anglaise en retraite, puis à l'immense procession d'actions de grâce qui allait, de ce jour, devenir tradition, Catherine sentait l'angoisse l'étreindre. La ville était libre et Catherine n'avait plus aucune raison de s'éterniser chez les Boucher. Il allait bien falloir prendre une décision. Mais que faire ? Où aller pour demeurer auprès d'Arnaud ? La tâche de Jehanne n'était pas terminée. La Pucelle, Catherine le savait pour le lui avoir entendu dire, voulait conduire Charles VII à Reims pour qu'il y reçût le sacre qui mettrait fin à toutes les contestations dont, depuis de longues années, il était l'objet. Avec Jehanne, avec Charles, s'en iraient les capitaines, Arnaud comme les autres. Et c'était ce départ, qu'elle devinait proche, qui affolait Catherine car elle ne savait comment y remédier.
Lorsque Jehanne, la procession terminée, rentra à la maison Boucher pour y prendre un peu de repos, Catherine la suivit jusque dans sa chambre pour l'aider à se mettre à l'aise. Elles demeurèrent seules, un moment, toutes les deux, Mathilde et Marguerite étant retenues par les derniers préparatifs du grand repas des notables. Catherine décida d'en profiter. Tout en aidant Jehanne à déposer les différentes pièces de son armure, elle supplia humblement :
— Jehanne ! La ville est libre maintenant et, bientôt sans doute, vous partirez pour continuer votre tâche qui ne s'arrête pas là. Je voudrais que vous me laissiez vous suivre tout au long de votre route. Je serai ce que vous voudrez que je sois : votre servante, par exemple. Je veillerai sur vos vêtements et sur vos logis...
Surprise, Jehanne la regarda. Ses yeux clairs parurent enfoncer leur double rayon au fond du cœur même de Catherine. Elle sourit, mais secoua la tête.
— J'aimerais vous garder, ma mie Catherine. Mais je ne peux pas vous permettre de me suivre. Là où je vais n'est point votre place. Moi, je suis fille des champs, habituée à monter de gros chevaux, aux durs travaux, à la vie difficile et rude. Vous êtes une noble dame, fragile et délicate malgré les peines que vous avez endurées.
— Moi ? Je suis fille du peuple, Jehanne, autant et plus que vous peut-
être, s'écria Catherine avec une nuance d'orgueil et de défi qui amena un sourire amusé sur les lèvres de la guerrière.
— C'est vrai, vous me l'avez déjà dit, et c'est bien d'en être fière. Mais, Catherine, il y a autre chose : vous êtes beaucoup trop belle et séduisante pour vivre au milieu d'une armée. Ce ne sont point des anges que nos soldats et leurs capitaines, tant s'en faut, et vous avez tout pour réveiller en eux les pires instincts, allumer des querelles, des jalousies.
— Je m'habillerai en homme, comme vous. Je couperai mes cheveux...
— Cela ne servirait à rien. Même sous le froc d'un moine, même la tête rasée, vous demeureriez trop femme encore. Non, Catherine. De longs et difficiles combats attendent ces hommes. Je dois veiller à leur éviter tout ce qui peut les désunir. Le gentil Dauphin et Messire Dieu ont trop besoin d'eux. Il vaut mieux que vous retourniez chez vous en attendant la fin de la guerre.
— Que je retourne chez moi, en Bourgogne ? fit Catherine atterrée. Pour que j'y retombe au péché ? Jehanne, vous savez bien ce que fut ma vie là-bas. Vous ne pouvez pas m'y renvoyer. Pas vous !
La Lorraine réfléchit un moment. Catherine lui tendit le pourpoint de drap fin, mi-parti rouge et vert, aux couleurs d'Orléans, que Dunois venait de lui offrir. Lorsqu'elle eut fini d'en nouer les aiguillettes, Jehanne posa la main sur l'épaule de son habilleuse bénévole :
— Vous avez raison, dit-elle. Si vous ne vous sentez pas la force de résister aux anciens entraînements, il vaut mieux ne pas retourner. Mais alors, que puis- je vous offrir, Catherine ? L'abri d'un couvent ? Vous n'êtes guère faite pour les rigueurs du cloître. Il y a en vous trop de vie qui ne demande qu'à s'épancher. Pourtant, il me vient une idée. Pourquoi ne pas vous rendre auprès de Madame Yolande ?
— Mais... je ne la connais pas.
— Qu'importe, si je vous envoie. Joignez la reine des Quatre Royaumes, Catherine1. Je vous donnerai une lettre pour elle. Vous trouverez aide et protection dans son ombre. Auprès d'elle, vous attendrez que vienne la victoire finale... et que revienne celui que, bien plus que moi, vous désirez suivre.
1. Duchesse d'Anjou et comtesse de Provence, Yolande d'Aragon était reine de Sicile, Naples, Jérusalem et Aragon.
Atterrée de se voir si bien percée à jour, Catherine se laissa tomber sur un banc, regardant l'étrange fille avec des yeux immenses.
— Comment avez-vous deviné ? fit-elle d'une voix rauque.
— Ce n'était pas difficile, sourit Jehanne. Vous avez des yeux qui ne savent ni mentir ni dissimuler. Mais le temps de la patience est venu, pour vous, comme le temps de la guerre est revenu pour les hommes. Chacun sa place et chacun son rôle. Allez rejoindre ma Reine et priez Dieu pour nos armes...
Comprenant que rien ne ferait fléchir la décision de Jehanne, Catherine la laissa sortir sans essayer de la retenir. Peut-être cette solution était-elle la bonne. Frère Étienne Chariot lui avait si souvent parlé de cette reine Yolande, belle-mère du roi, qu'il servait dévotieusement ! Catherine avait appris à la connaître. L'important n'était-il pas de demeurer dans le même camp qu'Arnaud puisque le suivre était impossible ?
Comme des servantes entraient pour ranger la chambre, elle s'attarda un moment à les aider. Mais, dans la maison, le joyeux tumulte augmentait. Par les fenêtres ouvertes en grand au soleil de mai, Catherine pouvait voir les notables de la cité, avec leurs épouses en grande toilette, accourir vers la maison de la porte Regnard où les attendait la large hospitalité de Jacques Boucher. Catherine, pour sa part, n'avait aucune envie de se joindre à cette foule, bien qu'elle sût qu'Arnaud aussi allait venir. Pour le moment, elle souhaitait plutôt s'écarter, se mêler au petit peuple qui dansait déjà sur les places où des tonneaux de vin avaient été mis en perce. Les portes de la cité étaient grandes ouvertes et, pour la première fois depuis sept mois, les communications étaient libres avec la campagne environnante. Avertissant une servante qu'elle sortait pour se promener un moment, Catherine entoura sa tête d'un voile vert et quitta la maison, s'engageant dans la rue qui menait à la cathédrale. Quelque chose l'attirait vers cette porte de Bourgogne où elle était arrivée un soir, épuisée.et pleine d'espoir. Elle voulait la revoir. Mais il n'était pas facile de circuler. Les rues étaient pleines de monde. On s'interpellait, on s'embrassait, on s'arrachait les soldats, aussi bien Français qu'Écossais, Gascons ou Espagnols, qui composaient l'armée de secours1.
Toutes les maisons étaient pavoisées, toutes les fenêtres ouvertes. Cela sentait la joie, la victoire et Catherine, un peu désorientée, avait du mal à se mettre à l'unisson.
En arrivant en vue de la porte de Bourgogne, elle vit qu'un flot ininterrompu d'hommes, de femmes et d'enfants s'engouffraient sous la grosse arche de pierre, dans les deux sens. Cela faisait une belle agitation, un tohu-bohu coloré, éclatant de joie et de vie retrouvées. Aux carrefours, les statues des saints croulaient sous des fleurs sorties d'on ne savait où. Un demi-sourire aux lèvres, Catherine regardait passer ces braves gens qui avaient l'air si heureux quand, soudain, son regard se fixa. Un couple bizarre venait de franchir le pont-levis : une grande femme brune, drapée dans une invraisemblable robe rapiécée et faite visiblement de morceaux disparates, une couverture effrangée sur le dos et s'appuyant sur un gros bâton noueux.
Auprès d'elle, un petit moine au froc troué marchait le nez au vent, une expression de joie quasi extatique répandue sur son visage rond et rose.
C'étaient Sara et frère Étienne.
Emportée par une joie soudaine, Catherine se précipita vers eux de toute la vitesse de ses jambes. Pleurant et riant à la fois, elle tomba dans les bras de Sara...
1. Il y avait de nombreux mercenaires gascons ou espagnols. Quant aux Écossais, ils combattirent aux côtés de la France durant toute la guerre de Cent Ans.
Le vendredi 13 mai, à l'heure précise où Jehanne d'Arc, sur la route de Tours, rencontrait son roi et lui faisait hommage de sa victoire, Catherine, Sara et frère Étienne arrivaient à Loches où était la reine Yolande, bellemère de Charles VII et son meilleur conseiller. On était parti d'Orléans la veille au matin, salués par toute la maisonnée de Jacques Boucher, avec beaucoup de larmes et de promesses de se revoir. Il n'avait fallu, en effet, que peu d'heures à Sara et au petit cordelier pour gagner l'amitié de dame Mathilde, séduite par ces deux personnages, si disparates mais unis par leur commune affection pour Catherine. Quant à Catherine elle-même, avoir retrouvé Sara lui avait fait l'effet d'un signe du ciel. Puisque sa vieille amie était de nouveau à son côté, les épreuves étaient terminées et plus rien de fâcheux ne pouvait lui arriver.
La bohémienne et le moine étaient assez mal en point en arrivant à Orléans.
A cette différence près qu'ils l'avaient effectué par un temps plus clément, leur voyage depuis Coulanges-la-Vineuse avait été presque aussi pénible que celui de Catherine. Mais de la façon dont ils avaient faussé compagnie à Fortépice, tous deux paraissaient garder un souvenir réjoui.
— Nous avons bénéficié d'une double chance, raconta Sara à la maisonnée assemblée. Toutes les nuits, après la belle victoire de Fortépice sur les chèvres du sire de Courson, on galopait ferme entre les deux places fortes. Tantôt, c'était pour un cheval de Fortépice, tantôt pour les poules du sire de Cour- son, mais nuit après nuit, on se dévalisait consciencieusement.
Cela s'est terminé par une vraie bataille au cours de laquelle Courson a eu le dessous. Pour comble de prospérité, le lendemain même, Fortépice a réussi à mettre la main sur une troupe de marchands d'Auxerre qui revenaient de Genève avec un chargement de toute sorte. Fortépice était si content qu'il a ordonné un grand festin pour lui et ses hommes. Une grande beuverie plutôt car, au coucher du soleil, toute la bande était superbement ivre et Fortépice plus que tous les autres à lui tout seul. Personne n'a songé à fermer la herse, à relever le pont. Encore bien moins à régler les tours de garde ! Nous en avons profité, frère Etienne et moi, et sommes sortis tranquillement par la porte sans rencontrer âme qui vive. Nous avions même pu prendre deux chevaux dans les écuries, pensant ainsi gagner commodément Orléans. Mais la première halte que nous avons faite, dans une abbaye en ruine, ne nous a pas porté chance. Quand nous nous sommes réveillés nos montures avaient disparu. Nous avons terminé la route à pied.
— Pour moi, cela n'avait guère d'importance, fit doucement frère Etienne.
J'ai tant marché dans ma vie ! Mais Sara en avait perdu l'habitude.
Dame Mathilde s'était chargée de réconforter les deux voyageurs, leur conseillant d'en user en tout, dans sa maison, comme s'ils étaient chez eux.
Mais la présence de Jehanne dans cette demeure impressionnait autant le cordelier que Sara. La tzingara, la première fois qu'elle avait vu la Pucelle, était presque entrée en transes. Elle s'était laissée tomber à genoux, les yeux fixes, incapable d'un seul geste ou d'une seule parole, tremblant de tous ses membres. C'était seulement un long moment après que Catherine avait pu la relever. Elle tremblait toujours et son visage était couleur de cendres.
— Mon Dieu ! Qu'est-ce que tu as ? s'inquiéta Catherine. Tu me fais peur!
Sara parut alors sortir d'un songe. Elle regarda Catherine avec l'air égaré de quelqu'un qui s'éveille en sursaut.
— Peur ? articula-t-elle péniblement. C'est pour elle, Catherine, qu'il faut avoir peur ! En un instant j'ai vu autour d'elle tant de gloire et tant de souffrance que j'en ai perdu le sens !
— Qu'as-tu vu ? Parle !
Sara hocha la tête tristement :
— Une couronne scintillante et puis des flammes... des flammes si hautes et si rouges ! Mais je peux me tromper : je suis si lasse...
Catherine avait voulu rire de la singulière vision, disant bien haut que Sara avait rêvé et que la fatigue lui donnait des hallucinations. Mais au fond de son cœur, elle en avait été désagréablement impressionnée. Tellement même que, rencontrant Xaintrailles dans la cour de la maison, elle lui avait dit, désignant Jehanne qui montait à cheval.
— Il faut veiller sur elle, messire, sur elle toujours et avant tout !
Le rouquin avait souri, rassurant et sûr de lui à son habitude.
— Soyez tranquille, belle Catherine ! Personne, et les Anglais moins que quiconque, ne viendra la prendre au milieu de nous !
Pourtant, malgré cette belle assurance, Catherine n'avait pu chasser son triste pressentiment. Après son départ d'Orléans, il la poursuivait toujours et ne la quitta pas tout au long de la route à travers la Sologne. Il céda enfin quand les tours à becs du formidable camp retranché que formait la cité de Loches furent en vue parce que Jehanne, elle le savait, devait y venir et qu'avec elle viendrait Arnaud. Il demeurait sa pensée constante et gardait le pouvoir de l'enfiévrer corps et âme.
En franchissant la porte Royale, elle vit frère Etienne pousser sa mule en avant et s'arrêter auprès du corps de garde. Il se pencha sur sa selle et murmura quelques mots à l'oreille du sergent qui était accouru puis, se redressant, fit signe à ses compagnes d'avancer. Il était tout souriant.
— La reine nous attend ! fit-il simplement en commençant de grimper la ruelle en pente. Venez !
— Comment peut-elle nous attendre ? fit Catherine stupéfaite. L'avez-vous fait prévenir ?
— Depuis Orléans, j'ai dépêché un messager comme je l'ai fait bien souvent ! répondit calmement le petit frère. Soyez assurée que Sa Majesté sait, dès maintenant, tout ce qui vous concerne et qu'elle vous recevra en connaissance de cause. Venez ! Lorsque Catherine s'inclina devant Yolande d'Anjou, elle se sentit plus intimidée qu'elle ne l'avait été depuis longtemps.
Celle que l'on appelait la reine des Quatre Royaumes venait d'avoir cinquante ans, mais personne ne s'en serait douté. Longue et mince, droite comme une lame d'épée, elle portait fièrement sa petite tête énergique au fin profil méditatif, à la peau d'ivoire pâle tendue sur une parfaite ossature qui assurait sa beauté contre les atteintes du temps. Royale, Yolande l'était dans l'attitude de son corps élégant, dans l'expression de ses longs yeux sombres, dans la splendeur nerveuse de ses mains et dans le pli décidé de sa bouche.
De la petite Violanta d'Aragon, de la fille des montagnes élevée à la dure dans la rude Saragosse qui, un matin de décembre 1400, s'était agenouillée, éblouie, auprès du beau duc Louis d'Anjou dans l'église Saint-Trophime d'Arles, la duchesse Yolande n'avait gardé que l'indomptable énergie, le courage sans défaut et une intelligence aiguë. Pour tout le reste, elle était devenue Française de la tête aux pieds, la meilleure et la plus sage des Françaises. Veuve à trente-sept ans et le cœur à jamais brisé par ce veuvage, elle avait tourné résolument le dos à l'amour et à la vie de femme pour n'être plus que l'ange du pauvre royaume, déchiré et vendu à l'encan par sa propre souveraine. Ysabeau la Bavaroise haïssait Yolande, moins parce qu'elle était, comme le soupirait Juvénal des Ursins, la « plus jolie femme du royaume »
que parce que cette jolie femme lui faisait échec. C'était Yolande qui avait décidé le mariage du petit prince Charles avec sa propre fille, Marie, Yolande qui, enlevant l'enfant, l'avait fait élever chez elle, à Angers, Yolande toujours qui, lorsque le petit prince renié par sa mère était devenu Dauphin de France avait refusé de le renvoyer à l'indigne reine. Ysabeau ne devait jamais digérer l'épître qu'en la circonstance lui avait adressée Yolande.
«A femme pourvue d'amant, point n'est besoin d'enfant. N'ai point nourri et élevé icelui jusqu'ici pour que le laissiez trépasser comme ses frères, ou le rendiez fol comme son père, à moins que le fassiez Anglais comme vous. Le garde mien ! Venez le prendre si l'osez ! »
Ysabeau n'avait jamais osé et, pendant des années, luttant contre l'impossible, Yolande avait maintenu le royaume meurtri au bout de ses seules mains. Et c'était elle encore qui, avertie par son fils, le duc René de Bar, de la visite qu'il avait reçue d'une étrange paysanne de Domrémy, avait aplani le chemin devant Jehanne et fait venir la Pucelle à la Cour....
Tout cela, Catherine le savait de frère Etienne, depuis si longtemps l'agent secret de la reine aux quatre couronnes.
Et si, au moment de paraître devant elle, le respect écrasait Catherine au point de lui ôter l'usage de la parole, c'était justement parce qu'elle avait pu mesurer quelle haute et noble dame était Yolande.
Les jambes lui tremblaient si fort que la révérence profonde se termina en agenouillement et que Catherine demeura là, les deux genoux sur le dallage chatoyant de la pièce, osant à peine respirer. Cette profonde humilité ne parut pas déplaire à Yolande car elle sourit et, quittant la grande tapisserie à laquelle, solitaire pour le moment, elle travaillait, elle vint relever elle-même la jeune femme.
— Voici bien longtemps que frère Etienne m'a parlé de vous pour la première fois, Madame de Brazey ! Je sais quelle amie fidèle et sûre vous avez été pour la pauvre Odette de Champdivers. Je sais qu'elle et frère Etienne vous ont dû leur vie et que, si Odette est morte dans la misère, c'est que vous étiez, vous-même, plus misérable encore à ce moment ! Je sais enfin que, malgré le sort qui était vôtre, votre cœur nous était tout acquis et aussi quelles souffrances vous avez endurées pour vous joindre à nous.
Soyez la bienvenue.
La voix de contralto de la reine avait gardé, de l'Espagne, un léger roulement qui ajoutait à son charme. Catherine baisa respectueusement la main qui se tendait vers elle. Elle remercia Yolande pour son accueil et protesta qu'elle n'avait désormais d'autre ambition que servir de son mieux si l'on voulait bien d'elle. — Une reine a toujours besoin d'une dame d'honneur fidèle, fit Yolande et une cour royale a toujours besoin d'une jolie femme.
Vous serez de mes dames, ma chère, et je vais faire établir votre brevet par le chancelier. En attendant, je vous confierai à Madame de Gaucourt qui s'occupera de votre installation. Je garde frère Etienne avec qui j'ai à parler.
Pour une grande dame, Mme de Gaucourt était d'une timidité quasi maladive. Elle semblait perpétuellement terrifiée par toutes sortes de choses dont la plus redoutable était très certainement son mari. Elle ne respirait à peu près à l'aise que lorsqu'elle était loin du gouverneur d'Orléans. Du même âge que la reine Yolande, ou peu s'en fallait, elle était menue, silencieuse et d'une prestesse qui la faisait ressembler irrésistiblement à une souris. Mais, quand la timidité ne lui nouait pas la langue, elle était de bon conseil, connaissait la Cour comme personne et s'entendait parfaitement à s'occuper d'une maison, même royale.
En un rien de temps, Catherine et Sara furent pourvues d'un logement dans l'enceinte de la cité royale, d'un personnel adéquat et même de vêtements dont l'une comme l'autre avaient le plus grand besoin. Mme de Gaucourt poussa l'amabilité jusqu'à faire remettre, le soir même, par le trésorier du palais, une bourse d'or à la nouvelle dame d'honneur. En même temps, dépêché par ses soins, un coureur sautait en selle et prenait la route à destination de Châteauvillain, muni d'une lettre de Catherine pour Ermengarde. La jeune femme mandait à son amie, aux soins de qui elle avait confié la plus grande partie de ses bijoux et de sa fortune liquide, de vouloir bien lui adresser le tout sous bonne escorte, à moins qu'elle ne préférât les lui apporter elle-même.
La maison que l'on avait attribuée à Catherine était plutôt petite et ne comportait que quatre pièces, mais elle était décorée de neuf et aussi agréable que possible. Elle appartenait à un ancien gouverneur du château qui ne l'habitait plus depuis que sa femme y était morte folle. On y logeait ordinairement les hôtes de passage. Deux valets en assuraient le service et, quand elle en prit possession, Catherine pensa qu'elle lui convenait parfaitement. Située à mi-chemin entre le collégiale Saint-Ours et le formidable donjon rectangulaire qui gardait l'éperon sud de la cité royale, elle ouvrait ses fenêtres étroites sur la vallée de l'Indre et les vergers étendus au soleil. » Tandis que Sara descendait à la cuisine pour s'occuper du dîner, Catherine procéda à une soigneuse toilette et changea de robe pour recevoir Mme de Gaucourt qui devait revenir dans la soirée.
Elle vint, en effet, après l'Angélus, toujours pressée, toujours affolée mais elle n'était pas seule. Une splendide créature, vêtue avec la plus grande richesse, l'accompagnait et Catherine, en les voyant entrer, pensa qu'elle n'avait jamais vu plus belle rousse. Le teint éclatant, la bouche rouge et sensuelle, la nouvelle venue portait une lourde robe de brocart de Venise vert et or dont la nuance s'assortissait à ses yeux pers et dont le décolleté généreux dévoilait audacieusement sa gorge parfaite. Ses cheveux de flamme sombre étaient presque entièrement cachés par un fantastique hennin de même tissu que la robe, si haut qu'il mettait le visage de la dame à mi-chemin de ses pieds et l'obligeait à se courber pour franchir les portes. Son visage, abondamment maquillé, se serait aisément passé de cette surcharge car il était lisse et plein mais sa forme triangulaire l'apparentait vaguement à une belle chatte et Catherine, amusée, songea qu'elle faisait avec Mme de Gaucourt une curieuse paire : la chatte et la souris.
Cependant, la belle rousse se jetait à son cou avec toutes les marques d'une joie désordonnée et l'embrassait chaleureusement
— Ma chère ! Quelle joie de vous voir ici ! Depuis de si longs mois où nul ne savait plus ce que vous étiez devenue ! Mon époux et moi-même nous tourmentions fort de vous ! On dit le duc Philippe inconsolable !...
Catherine fit la grimace. Entendre parler de Philippe à Loches était certainement la dernière chose qu'elle souhaitât. Mais Mme de Gaucourt, rouge jusqu'aux oreilles, toussota et vint à son secours.
— Il est vrai, dit-elle, que Madame de La Trémoille et notre Grand Chambellan ont bien souvent parlé de vous !
— Voyons, c'était tout normal : la rose de Bourgogne, la reine de Bruges la Fastueuse avait disparu. Il n'était pas une cour policée en Europe qui ne s'interrogeât sur ce qu'elle était devenue !
La belle Mme de La Trémoille se jeta sur un haut fauteuil garni de coussins rouges et se mit à bavarder à tort et à travers tandis que Catherine, un peu remise de sa surprise, l'examinait entre ses yeux mi-clos, un sourire de commande sur les lèvres. Elle avait déjà rencontré, à la Cour de Philippe, le gros Georges de La Trémoille, mais c'était la première fois qu'elle voyait son épouse. Ce n'était pourtant pas faute d'en avoir entendu parler car la dame avait eu l'existence la plus orageuse qui fût ! Ainsi, c'était là cette fameuse Catherine de l'Isle-Bouchard ? Son histoire valait un roman, en vérité !
Veuve en premières noces d'un grand seigneur bourguignon, Hughes de Châlon, elle avait attiré et pris au filet de sa voluptueuse beauté l'inquiétant Pierre de Giac, alors favori de Charles VII, un seigneur forban qui avait, à ce qu'il avoua lui-même au moment de mourir, vendu sa main droite au Diable.
Pour l'amour de la belle Catherine, Giac assassina sa première femme, Jeanne de Naillac, dans d'abominables conditions : après lui avoir fait boire, par force, du poison, il avait jeté la malheureuse, enceinte et presque à terme, sur son cheval qu'il avait lancé au galop à travers la campagne et ne s'était arrêté que lorsque sa victime eut rendu l'âme. Il l'avait enterrée sur place, puis, tranquillement, était revenu épouser sa belle. Mais La Trémoille convoitait aussi l'opulente veuve et n'eut de cesse qu'il se fût débarrassé de Giac. Convaincu de trahison, celui- ci fut arrêté en pleine nuit, par ordre de la reine Yolande, jugé, cousu dans un sac de cuir et jeté à l'Auron. Trois semaines plus tard, Catherine de Giac épousait La Trémoille.
Depuis, le couple menait la vie la plus somptueuse et la plus dissolue qui fût. Le mari, d'une insatiable ambition, avait des goûts de satrape et l'épouse un tempérament de feu. Ils constituaient à eux deux une sorte de curiosité qui n'en était pas moins redoutable pour autant.
Tout le temps que dura la visite de la dame de La Trémoille, Catherine resta sur une souriante réserve. Elle commençait à deviner qu'il pouvait être aussi difficile de naviguer à la Cour de Charles VII qu'à celle de Philippe de Bourgogne. Davantage peut-être car elle n'aurait ici ni l'amour du maître, ni l'amitié à poigne solide d'une Ermengarde de Châteauvillain. La prudence, elle le sentait instinctivement, allait s'imposer. Mais elle n'en accepta pas moins les offres de service que lui fit sa visiteuse.
— Dès demain, fit celle-ci, je vous présenterai moi-même au roi. Si, si, j'y tiens ! Je vous prêterai une robe convenable car, d'ici là, vous n'aurez pas le temps de remonter votre garde-robe.
Catherine remercia poliment et les deux visiteuses se retirèrent peu après, en conseillant à la jeune femme de prendre un repos nécessaire. Mme de Gaucourt, d'ailleurs, semblait avoir hâte de partir et Catherine ne les retint pas.
— A ta place, fit Sara qui était réapparue peu après la sortie des deux dames de la Cour, je me méfierais de cette belle rouquine ! Ses lèvres sourient et ses paroles sont de miel mais ses yeux sont froids, appréciateurs.
Sois assurée que, si cette belle dame ne tire pas de toi ce qu'elle espère en tirer, elle sera pour toi une ennemie sérieuse.
— Et que crois-tu qu'elle veuille tirer de moi ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Nous arrivons seulement. Mais je tâcherai d'en apprendre le plus que je pourrai sur les La Trémoille.
Tout en commençant à se dévêtir pour se mettre au lit, Catherine se tourna vers sa fidèle compagne.
— Il y a quelque chose de bien plus important à apprendre pour moi, fit-elle. Arrange-toi pour savoir où loge le capitaine de Montsalvy quand il est à Loches.
Sara n'hésita même pas une seconde.
— Quand il n'est pas de service auprès du roi, il loge en ville, auprès de la porte des Cordeliers, dans une maison qui appartient à un riche tanneur et qui porte une image de saint Crépin au-dessus de la porte.
Puis, comme Catherine, les yeux arrondis de stupeur, la considérait avec un respect nouveau, elle ajouta en riant :
— C'est la première chose dont je me suis inquiétée auprès de nos valets parce que je savais aussi que ce serait la première chose que tu voudrais connaître.
Un peu de rose aux pommettes, Catherine renouait déjà, hâtivement, les lacets de sa robe. Sara s'empara avec autorité desdits lacets et les ôta.
Tu n'as rien à y faire ce soir ! Il ne rentrera que demain avec le roi. Tu ne vas pas te mettre à courir les rues, dès cette nuit, pour le seul plaisir de contempler une porte close, même ornée de la figure de saint Crépin. Va donc te coucher. Je vais te porter un souper léger et ensuite tu dormiras.
Demain, il faut être belle et fraîche.
Joignant le geste à la parole, Sara dévêtit sa maîtresse en un tournemain, l'affubla d'une longue chemise plissée et la fourra au lit sans plus de cérémonie que si elle était encore une gamine de quinze ans. Après quoi, satisfaite, elle se planta devant elle les poings sur les hanches, goguenarde.
— Va falloir perdre ces habitudes de bohémienne que tu as prises depuis quelque temps, ma belle. Nous sommes maintenant redevenue une dame, une vraie. Et il faudra aussi compter avec Madame la Reine qui ne doit pas aimer beaucoup que ses dames d'honneur courent le guilledou après la nuit tombée.
La robe que la dame de La Trémoille fit porter, dès le matin, chez Catherine était réellement très belle et la jeune femme, à toucher le magnifique tissu, ne put retenir un frisson sensuel. Il y avait bien longtemps que ses doigts n'avaient palpé un véritable , brocart milanais, encore que la couleur ne l'enthousiasmât pas tellement. C'était un somptueux assemblage d'oiseaux fantastiques, des aigles surtout, d'azur et de pourpre sur un fond d'or tissé. Catherine, pour son goût, en trouvait les nuances un peu trop vives mais l'ensemble était gai et fastueux.
— Comment me trouves-tu ? demanda-t-elle à Sara une fois vêtue. Est-ce que je n'ai pas un peu l'air d'une enseigne de teinturier ?
Sourcils froncés, bouche serrée, Sara hocha la tête.
— À toi, tout va. C'est un peu vif mais joli tout de même.
Malgré cet avis favorable, Catherine ajouta à sa toilette une gorgerette de fine mousseline plissée dont le décolleté de la robe, réellement excessif, menaçait à tout moment de libérer complètement ses seins et une voix intérieure soufflait à Catherine que la reine Yolande n'apprécierait peut-être pas un aussi spectaculaire étalage de chair. Le son lointain d'une trompe l'arracha à la contemplation de son miroir. Elle se hâta d'enfoncer sur sa tête le hennin assorti à la robe, piqua les épingles un peu au hasard et se rua vers la porte.
— J'entends le cortège ! cria-t-elle à Sara. Il faut que j'aille au château.
En effet, le son se rapprochait, annonçant le roi, Jehanne et leur nombreuse escorte. Catherine, un peu hors d'haleine, rejoignit le cercle des dames de la reine juste comme les trompettes d'avant-garde franchissaient la porte Royale. Elle alla se placer auprès de Mme de Gaucourt. Consciente de l'effet qu'elle produisait, elle nota le sourire un peu amusé de la reine, les chuchotements des autres dames et le sourire éclatant de la dame de La Trémoille, toute vêtue de satin fauve et blanc. La longue habitude qu'elle avait des cours et de leurs curiosités lui fut d'un grand secours pour faire bonne contenance. Puis, comme la brillante cavalcade mettait pied à terre sur la terrasse du logis royal, elle oublia tout. Elle vit le roi et Jehanne qui chevauchaient côte à côte mais surtout, derrière l'armure blanche de la Pucelle, une autre armure, noire celle-là, et certain casque surmonté d'un épervier qui fit battre son cœur très vite. Arnaud semblait bien intégré à la suite de Jehanne, désormais. Il la suivait de près et, à côté de lui, Catherine reconnut Xaintrailles, La Hire et Jean d'Aulon.
Le roi, bien que son regard se fût attardé pensivement sur elle, n'intéressa Catherine que très peu. Elle fut même déçue de lui trouver si petite mine.
Mince, pâle et grêle avec un visage morose aux lignes tout en longueur, un nez tombant et des yeux globuleux, sans éclat et quasi sans vie, il semblait porter sur ses épaules étroites le poids d'une éternelle inquiétude. Ses robes de velours paraissaient trop grandes pour lui et le grand chapeau de feutre aux bords retroussés qu'il portait l'écrasait quelque peu. Derrière lui venait un énorme seigneur, incroyablement cousu d'or et de pourpre, sous un fantastique chaperon plus compliqué qu'un turban et que Catherine prit pour un musulman. Avec sa barbe brune, son large visage et ses gestes onctueux, avec surtout le luxe étourdissant qu'il affichait, celui-là ressemblait à un sultan. En voyant la dame de La Trémoille se jeter dans ses bras courts, Catherine comprit que c'était là son seigneur et maître, Georges de La Trémoille. Mais il avait tellement grossi, depuis qu'elle l'avait vu à la Cour de Philippe, qu'elle ne l'aurait pas reconnu ! Il semblait d'ailleurs plus vaniteux et plus inquiétant que jamais : le digne matou soyeux de la belle chatte rousse !
Tandis que la société entrait au château pour la collation, Catherine sentit une main la tirer en arrière, se retourna et se trouva en face d'Arnaud qui la regardait sévèrement.
— D'où tenez-vous cette robe ? fit-il brutalement sans même prendre la peine de la saluer tandis que son doigt, accusateur, désignait la toilette de la jeune femme.
— J'aimerais savoir en quoi cela peut vous intéresser ! répliqua-t-elle vivement. Est-ce parce que vous servez une femme que vous vous intéressez à la toilette ?
Puis, avec un sourire moqueur, elle ajouta :
— Vous ne me ferez pas croire que l'on parle tellement chiffons dans l'entourage de Jehanne !
Arnaud haussa les épaules, rougit légèrement.
— Je n'ai que faire de vos appréciations. Répondez ! D'où vient cette robe?
Catherine avait bonne envie de l'envoyer promener. Pourtant, il y avait dans le ton agressif du capitaine quelque chose d'inhabituel qu'elle ne put définir mais qui la poussa à lui obéir.
— Madame de La Trémoille me l'a fait porter ce matin pour me permettre de figurer convenablement à l'entrée du roi. Tout ce que je possède actuellement ne dépasse guère la toilette bourgeoise...
— Qui eût cent fois mieux valu en l'occurrence ! Toute la Cour connaît cette robe que Madame de La Trémoille a portée plusieurs fois et qui est faite à ses couleurs. Vous obliger à vous en affubler, c'est vous enrôler, aux yeux de tous, parmi les clients des La Trémoille. Ma parole, c'est presque une livrée dont on vous a accoutrée ! Et je me demande ce qu'en pense la reine Yolande. Ignorez-vous que La Trémoille est son pire ennemi et qu'il n'est pas un seul parmi les vrais amis du roi qui ne souhaiterait l'étouffer dans sa graisse pour les mauvais conseils qu'il donne à notre Sire ? Il est, en outre, l'ennemi mortel du connétable de Richemont1 et j'ajoute qu'il est, bien entendu, celui de Jehanne par-dessus le marché. Vous voilà fixée.
Catherine se sentit rougir, furieuse d'être tombée sans le savoir dans ce panneau stupide qui, une fois de plus, la rendait suspecte aux yeux d'Arnaud.
— J'ignorais tout cela ! fit-elle sincèrement. Comment aurais-je su ? Je ne suis arrivée qu'hier et ne connais rien de cette Cour...
— Alors, vous constaterez vite qu'elle est exactement semblable à celle de votre grand ami, le duc
1. Bien que beau-frère de Philippe le Bon, Arthur de Richemont, par loyalisme, était devenu connétable de France en 1425 et servait Charles VII.
Philippe. Mêmes intrigues, mêmes mensonges, même rapacité et mêmes coups de griffes cachés sous les sourires. Allez ôter cette robe si vous tenez à l'estime de la reine Yolande.
Il tournait déjà les talons pour rejoindre Xaintrailles quand Catherine le retint d'une main timidement posée sur son bras.
— Arnaud, murmura-t-elle en levant sur lui son beau regard lumineux de tendresse. C'est votre estime seule qui compte à mes yeux. Êtes-vous donc décidé à me haïr toute votre vie... ?
Pour la toute première fois dans l'histoire tumultueuse de leurs relations, il ne se fâcha pas mais détourna la tête, peut-être pour échapper à la trop douce magie des yeux qui l'imploraient. Sans brutalité, il détacha la main posée sur son bras.
— Je ne suis même pas capable de savoir si je vous hais ou si je vous aime, Catherine, fit-il d'une voix rauque où vibrait déjà l'irritation. Que venez- vous me parler d'estime ?
Catherine le suivit des yeux un moment, tandis qu'il s'éloignait vers les appartements royaux. Sa démarche, si ferme habituellement, semblait s'être étrangement alourdie, se faisait hésitante comme s'il s'éloignait à regret et ses larges épaules se courbaient curieusement... Décidée à tout pour lui plaire, Catherine se hâta de rentrer chez elle, arracha plus qu'elle ne l'ôta la robe compromettante tout en racontant l'incident à Sara.
— Je me doutais bien, fit celle-ci, que la rouquine était trop polie pour être honnête. Pour ce soir, tu te contenteras d'une robe de velours noir. C'est ce que nous possédons de plus somptueux pour le moment.
Une robe de bure suffirait et vaudrait encore mieux que ce plumage tapageur, s'écria Catherine avec rage en jetant la robe loin d'elle. Tu feras rap porter tout cela à sa légitime propriétaire. Et tu te dispenseras de remercier...
Une fois prête, Catherine retourna au château. Comme elle regagnait le cercle des dames de la reine, celle-ci l'enveloppa d'un long regard appréciateur.
— Vous avez changé de toilette, Madame de Brazey ? demanda-t-elle doucement.
— En effet, Madame, répondit Catherine plongée dans sa révérence, et je demande pardon à Votre Majesté d'avoir pris la liberté de m'éloigner un moment sans sa permission. Mais... je n'aimais pas la robe que je portais et l'ai fait rendre à sa propriétaire.
Pour toute réponse, Yolande tendit la main à la jeune femme puis, très vite, elle ajouta :
— Moi non plus, je ne l'aimais pas. Merci d'avoir changé ! Venez, maintenant, nous allons ouïr le salut à l'église où Jehanne se trouve déjà.
Comme les dames se formaient en cortège pour escorter la reine jusqu'à la collégiale Saint-Ours, Catherine reçut en plein visage le regard chargé de colère de la dame de La Trémoille. Mais, si Arnaud était content d'elle, il lui était bien égal de s'être fait une ennemie.
Le soir même, un grand banquet avait lieu chez le roi. Toute la Cour y était conviée, mais Catherine obtint la permission de demeurer chez elle. La reine Yolande ne devait faire qu'une brève apparition et n'encourageait guère ses dames à s'y montrer car c'était, en fait, La Trémoille, organisateur ordinaire des plaisirs royaux, qui en avait réglé l'ordonnancement. Sa qualité de nouvelle venue, et aussi le besoin où elle était de monter convenablement sa maison et sa garde-robe, dispensaient momentanément la jeune femme de suivre la vie de Cour. Mais la raison profonde qui lui avait fait dédaigner la fête c'était-qu'Arnaud, pour un motif connu de lui seul, ne devait pas non plus s'y rendre. Quant à la Pucelle, elle avait pris logis, comme elle avait coutume de le faire, chez le notable de la ville dont la femme passait pour la plus vertueuse et, depuis le coucher du soleil, elle était retirée chez elle. Sans doute Arnaud voulait-il imiter celle qu'il considérait maintenant comme son chef direct.
Mais, revenue dans sa maison, Catherine ne put retrouver le calme. Les bruits du château perçaient la nuit. Les éclats de voix, le son des violes et les rires des femmes, tout le joyeux tintamarre d'une fête qui ne trouvait aucun écho dans le cœur de la jeune femme. Elle était restée un long moment à sa fenêtre, regardant la lune se lever sur les toits vernis de Loches. La ville endormie offrait une image de calme et de paix qui contrastait avec les flots de lumière ruisselant du logis royal. Sur la cité, tout était tranquillité. Seul, le cri d'un oiseau nocturne s'élevait, parfois, des rives embrumées de l'Indre...
Le regard de Catherine tourna, chercha les tours qui gardaient la porte des Cordeliers. Quelque chose l'attirait irrésistiblement de ce côté. La nuit était si douce ! Jamais elle ne pourrait dormir... Elle n'ignorait pas les discussions âpres qui s'étaient tenues au château entre Jehanne et Yolande, d'une part, le Roi, La Trémoille et le chancelier Regnault de Chartres, archevêque de Reims, d'autre part, au sujet du sacre de Charles. Jehanne et la reine voulaient que l'on courût droit sur la cité du sacre. L'entourage du roi alléguait le danger représenté par les campagnes encore occupées qu'il faudrait traverser. Si Jehanne l'emportait, ce que Catherine souhaitait, Arnaud, une fois de plus, s'éloignerait. Dans ces conditions, pourquoi perdre le temps précieux où elle l'avait encore à portée de la main ?
Sans même appeler Sara qui s'était endormie dans un coin de la chambre, épuisée par une journée entière d'installation et de grand ménage, elle alla tirer une cape sombre d'un coffre, s'en enveloppa et sortit. Tandis qu'elle s'engageait dans les ruelles menant à la porte Royale puis, de là, aux artères de la cité marchande, Catherine ne cherchait même pas à préparer ce qu'elle dirait une fois en présence d'Arnaud. A quoi bon chercher ? Son cœur saurait bien, le moment venu, lui dicter les mots nécessaires. Elle était habitée tout entière par le désir, presque douloureux, de l'avoir en face d'elle.
Les ruelles de Loches et, singulièrement, la rampe qui joignait la porte Royale à celle des Cordeliers étaient rigoureusement désertes. On y entendait encore les échos du festin avec, en surimpression, le pas pesant des archers veillant aux murailles de l'enceinte royale. Catherine vola plus qu'elle ne descendit la rue en pente, aimantée par la maison à l'effigie de saint Crépin dont, dans la journée, elle avait appris longuement à reconnaître le toit en fer de lance. Le logis du tanneur chez qui Arnaud habitait se blottissait dans l'ombre de l'épaisse tour quadrangulaire sous laquelle s'ouvrait la porte. Une faible lueur apparaissait sous l'arche ronde : la lanterne du corps de garde. Au-delà le murmure de l'eau courante indiquait la rivière.
Le quartier était très tranquille mais, de l'autre côté de la porte, sur le même alignement et doublant le rempart, une auberge rougeoyait dans la nuit de tous ses feux. On paraissait y mener aussi joyeuse vie qu'au château et Catherine prit bien garde de ne point passer dans les flaques de lumière que ses fenêtres basses répandaient sur les pavés inégaux. Elle se tapit dans l'ombre d'un contrefort de la tour, cherchant à deviner ce qui se passait derrière les fenêtres closes de la maison d'Arnaud. Un peu de lumière se montrait à l'étage et cette lumière attirait la jeune femme, irrésistiblement.
Lentement, elle s'approcha de la porte où brillait un gros anneau de bronze qui servait de heurtoir. Mais, comme elle tendait la main pour le saisir, elle se rejeta aussitôt en arrière, s'aplatit contre le mur... On parlait derrière cette porte qui, aussitôt, s'ouvrit. Il y eut un froufrou de soie, puis, une voix de femme.
— Je reviendrai demain, ne te tourmente pas..., chuchota une voix féminine que Catherine crut bien reconnaître.
Une autre voix, masculine celle-là, murmura quelque chose que la jeune femme ne comprit pas. Mais le reflet d'une chandelle éclaira la forme d'une femme grande et élégante dans une mante de soie couleur prune. La curiosité chez Catherine fut plus forte que la prudence. Avançant la tête avec précaution, elle put apercevoir le visage de la femme. Un masque de même couleur que sa mante le couvrait à demi mais le capuchon, glissant un peu en arrière, avait découvert une partie des cheveux roux de la visiteuse. Et ses lèvres rouges, au dessin sensuel, que le masque laissait à découvert, étaient bien celles de Catherine de La Trémoille.
Retenant une exclamation de colère et de dépit, Catherine se rejeta en arrière, comprimant sous sa main les battements désordonnés de son cœur.
Une douleur aiguë, insupportable, la traversait, si cruellement que jamais elle n'en avait connu de semblable. Pour la première fois elle découvrait en elle cette amère jalousie qui lui donnait envie de hurler et de mordre, tout en même temps !
La silhouette nonchalante de la dame de La Trémoille avait disparu depuis longtemps dans l'ombre de la rue montante que Catherine n'avait pas encore fait un geste. Tout s'éclairait d'une lumière brutale et combien décevante.
Voilà donc pourquoi Arnaud s'était dispensé d'assister au festin du roi.
C'était pour recevoir plus commodément cette femme, sa maîtresse sans doute. Et, pour elle, quel meilleur alibi que la fête ? Elle retenait son époux auprès de Charles VII. Il n'y avait pas jusqu'à la colère d'Arnaud en découvrant Catherine sous une robe de sa maîtresse qui ne prît une autre couleur. Que lui importait, en effet, que la femme si longtemps méprisée portât les couleurs de tel ou tel camp. Tout ce qui comptait, c'était qu'il ne voulait pas voir les atours de la belle La Trémoille sur les épaules d'une autre...
La maison, devant elle, était redevenue silencieuse et la lumière s'était éteinte à la fenêtre. Il ne restait plus, dans la rue, que le mince ruban blafard de la lune accroché au pignon d'un toit avant de se déverser sur le pavé, et les reflets de l'auberge où le vacarme allait augmentant. Des hurlements, des chants bacchiques prouvaient surabondamment qu'un certain nombre de soldats y fêtaient avec des filles le récent succès d'Orléans. Mais tout était devenu indifférent à Catherine. Sans plus songer à dissimuler sa présence, la tête vide et les tempes bourdonnantes, maîtrisant à grand-peine une violente envie de pleurer, elle quitta sa cachette, mue par le désir de regagner sa maison au plus vite et d'y retrouver le giron de Sara pour y pleurer tout son saoul. De vagues projets naissaient déjà en elle : demain, elle quitterait la Cour, demanderait congé à Yolande et s'en irait rejoindre Ermengarde. Cette vie, décidément, n'avait plus rien à lui offrir...
Elle fit quelques pas incertains au milieu de la rue. À cet instant, la porte de l'auberge s'envola plus qu'elle ne s'ouvrit et deux ivrognes parurent sur le seuil, titubant, accrochés l'un à l'autre pour tenter de trouver un semblant d'équilibre. Bien qu'ils fussent, tous deux, effroyablement ivres, ils voyaient encore assez clair pour qu'une silhouette féminine attirât leur attention.
— Une... une fille ! s'exclama l'un d'eux en ceinturant la jeune femme d'une main tandis que, de l'autre, il rabattait son capuchon, découvrant sa tête dorée. Et... une belle ! Regarde, Flambard !
Pour toute réponse, le second poussa un gloussement qui, à la rigueur, pouvait passer pour admiratif. C'était sans doute un garçon qui n'aimait pas perdre son temps car, s'emparant des deux mains de Catherine qui essayait de le repousser, il voulut l'embrasser. L'approche de son haleine empestée de vin fit à la jeune femme l'effet d'un révulsif. Eperdue, ne sachant comment se défendre contre ces deux hommes, elle se laissa emporter par son seul instinct et cria de toutes ses forces :
— Arnaud !... Au secours !
Surpris, les agresseurs marquèrent un temps d'arrêt. Catherine allait crier encore, mais dans la maison de saint Crépin une fenêtre s'était ouverte et une forme noire avait bondi dans la rue depuis le premier étage, une épée au poing. Le combat ne fut pas long. Deux coups d'estoc, deux fouettés et Arnaud de Montsalvy avait mis les agresseurs en fuite. Les deux soldats ivres, récupérant soudain leur équilibre, s'enfuirent le long du rempart sans demander leur reste. Avec un haussement d'épaules, Arnaud remit son épée au fourreau et s'approcha de Catherine qui, plus morte que vive, s'était plaquée contre le mur de la maison. Le rayon de lune, glissant du toit, éclairait en plein son pâle visage.
— Il m'avait bien semblé reconnaître votre voix, fit le capitaine tranquillement. Voulez-vous me dire ce que vous faites par ici à cette heure de la nuit ?
Pour rien au monde, après ce qu'elle venait de voir, Catherine n'eût avoué qu'elle avait espéré lui rendre visite.
— Je me promène ! répondit-elle d'un ton de défi, mais avec une voix si tremblante qu'elle lui ôtait beaucoup de conviction. Je pense que ce n'est pas défendu ? Je... je voulais voir Jehanne...
— Tiens donc ! Par ici ? On ne vous a pas dit qu'elle loge de l'autre côté de la ville ? Est-ce que vous ne devriez pas être à la fête du roi ?
— Pourquoi y serais-je obligatoirement tandis que vous-même n'y êtes pas ? Il est vrai que vous aviez, vous, d'excellentes raisons de vous en dispenser.
Elle se mordit les lèvres en se traitant intérieurement de sotte pour n'avoir pas su tenir sa langue. Mais il était trop tard pour reculer. Dans l'ombre, elle vit étinceler les dents du jeune homme et l'entendit rire.
— D'excellentes raisons ? J'aimerais savoir lesquelles ?
Le ton légèrement moqueur, un peu dédaigneux, qu'il employait en s'adressant à elle acheva d'enflammer la colère de Catherine. Elle oublia d'un seul coup toutes ses belles résolutions de sagesse et d'indifférence.
— Des raisons rousses ! lança-t-elle furieuse. Et ne vous donnez pas la peine de mentir, Arnaud de Montsalvy. Je les ai vues sortir de cette maison, tout à l'heure, vos raisons. Et j'ai compris, par la même occasion, pourquoi vous n'aimez pas voir sur moi les robes de Madame de La...
La main d'Arnaud, brutalement appliquée sur sa bouche, lui coupa à la fois la parole et le souffle.
— Pas de nom ici, je vous prie ! C’est toujours dangereux ! Venez, je vous reconduis chez vous.
Déjà il l'entraînait, d'une main passée d'autorité sous son bras, mais Catherine, d'un geste sec, se dégagea.
— Je sais marcher seule et n'ai pas besoin que vous me rameniez. Allez donc à vos amours et ne vous occupez pas de moi.
— Mes amours, mes amours ! Vous me faites rire avec cette histoire grotesque. Je ne peux pas empêcher cette femme de venir chez moi à tout bout de champ et de soudoyer mes domestiques pour que je la laisse entrer.
— Vous allez peut-être me dire qu'elle n'est pas votre maîtresse ?
— Mais bien sûr ! Pour qui me prenez-vous ? Me croyez-vous homme à me contenter des restes des autres ? Vous devriez me connaître mieux et savoir que ce genre de femme n'a aucune chance auprès de moi. Venez-vous, maintenant ?
Catherine enveloppa d'un regard incertain la haute silhouette sombre qu'elle distinguait mal maintenant parce que la lune avait disparu derrière un épais nuage. Elle souhaitait éperdument le croire, mais l'image de la grande femme à la mante prune la hantait.
— Vous me jurez que vous ne l'aimez pas ? demanda-t-elle d'une voix de petite fille qui, malgré lui, fit rire le capitaine.
— Bien que mes affaires privées ne vous regardent en rien, je veux bien vous répondre pour avoir la paix : je jure que je ne l'aime pas.
— Qui aimez-vous alors ?
La réponse vint sèche, mais après une courte hésitation.
— Personne ! Et maintenant, en voilà assez !
Lentement, côte à côte, ils remontèrent vers
l'entrée de l'enceinte royale, marchant d'un même pas accordé, penchant tous deux la tête, perdus dans leurs propres pensées. Mais Catherine luttait contre le besoin impérieux de combler ce vide creusé entre eux par le silence. Son amour s'exaspérait à le sen tir à la fois si proche et si distant. Sans le regarder, rassemblant tout son courage, elle murmura :
— Quand donc comprendrez-vous que je vous aime, Arnaud ? Que je n'ai jamais aimé que vous ? N'avez-vous donc pas senti, au cours de ces deux nuits où vous êtes venu à moi, que je vous appartenais, corps et âme, que vous pouviez tout exiger de moi ?
Elle n'osait pas tourner la tête vers lui, risqua un regard, vit un profil figé, des yeux durcis qui regardaient droit devant eux.
— Vous me feriez plaisir en évitant d'évoquer ces deux circonstances où je me suis conduit d'une façon que je préfère ne pas qualifier et dont j'ai honte.
— Pas moi. Nous étions sincères l'un et l'autre. Mais moi je n'ai pas honte de m'être donnée à vous. Bien plus, j'en suis heureuse et, si vous voulez tout savoir, c'était au-devant d'un moment comme ceux- là que j'allais en venant jusqu'ici. Pour vous, j'ai tout quitté : honneurs, fortune, amour, j'ai accepté la misère, la souffrance, la mort même dans le seul espoir de vous retrouver.
Vous seul comptez pour moi... et vous refusez de le comprendre.
Elle avait glissé ses bras au cou d'Arnaud et se collait à lui, éperdue d'amour, possédée d'un violent désir de faire passer dans son sang, à lui, la fièvre qui la brûlait. Il se défendait mal, avec des mains tremblantes qui ne demandaient qu'à étreindre. Elle se haussa sur la pointe des pieds pour tenter de toucher de ses lèvres celles du jeune homme. Mais il détourna la tête et, emporté par une brusque colère, l'arracha de lui si rudement qu'elle alla heurter de son dos le mur d'enceinte.
Je vous ai déjà dit cent fois de me laisser tranquille, siffla-t-il entre ses dents serrées. Oui, par deux fois j'ai perdu la tête, par deux fois le désir que j'ai de vous l'a emporté. Mais je me le suis reproché comme un crime... un crime, entendez-vous, envers l'ombre de mon frère. Car cela, vous l'oubliez trop facilement. J'avais un frère, souvenez-vous... un frère que j'adorais et que les vôtres ont tué, massacré comme-ils n'auraient pas osé massacrer une bête de boucherie...
Déchirant, inattendu, un sanglot monta dans la gorge du capitaine, brisant sa voix qui s'enroua.
— Vous ne savez pas ce qu'il était, mon frère Michel, continua-t-il d'un ton de douleur qui bouleversa Catherine. L'archange saint Michel n'était pas plus beau que lui, ni plus vaillant, ni plus courtois. Pour le gamin émerveillé que j'étais alors, une espèce de petit paysan toujours crasseux, toujours couvert de poussière, il était plus qu'un frère : l'image pure, lumineuse de tout ce que j'admirais, de tout ce que j'aimais : il était la chevalerie, la foi, la jeunesse, l'honneur même de notre maison. Quand je le voyais passer dans le village, sur son grand cheval blanc, avec ses cheveux que le soleil faisait briller, je sentais tout mon cœur bondir vers lui. Je l'aimais, je crois bien, plus que tout au monde. Il était... il était Michel, c'est-à-dire l'unique. Vous ne pouvez pas comprendre...
— Mais si..., fit Catherine doucement. Je l'ai vu, je...
Ces simples petits mots, si innocents, suffirent à déchaîner la fureur d'Arnaud. Ses deux poings crispés appliquèrent Catherine contre la muraille tandis qu'il avançait sur elle un visage tordu de colère.
Qu'avez-vous vu ? Ce que les vôtres en ont fait ? Une loque humaine, sanglante, sur laquelle vos bouchers se sont acharnés. Il avait cherché refuge dans la cave d'un de vos maudits Legoix et on l'a livré, assassiné, dépecé...
Ah, tu l'as vu, dis-tu ? As-tu vu aussi l'atroce chose qu'avec l'un de mes oncles je suis allé dépendre, en secret, la nuit, à Montfaucon ? Un corps sans tête que l'on avait pendu par les aisselles à des chaînes rouillées. La tête, elle, était dans un sac de cuir pendu à côté... une tête, cette abominable bouillie noire ! Et tu viens me parler de ton amour !... Et tu ne comprends pas que, quand tu prononces ce mot-là, j'ai envie de t'étrangler ! Si tu n'étais pas une femme, il y a longtemps que je t'aurais tuée...
— Si vous n'y êtes pas parvenu, ce n'est pas votre faute, s'écria Catherine en qui les images évoquées venaient de réveiller le souvenir des heures affreuses vécues jadis. Vous avez tout fait pour me livrer au bourreau.
— Et je ne le regrette pas. Et je recommencerais demain si l'occasion m'en était donnée.
Des larmes brûlantes montèrent aux yeux de Catherine, roulèrent sur ses joues.
— Ne vous gênez pas, alors. Tuez-moi. Vous avez une épée au côté, ce sera si vite fait ! Ce sera mieux que votre injustice. Pourquoi ne voulez-vous pas entendre ce que je puis dire sur la mort de votre frère ? Je jure que...
Une clameur qui monta soudain, à l'intérieur de la cité royale, l'interrompit. Au-delà de la porte fortifiée, on criait, on courait et, en même temps, une grande lueur rouge illumina le ciel par-dessus le rempart. Arnaud lâcha Catherine.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— On dirait un incendie. Venez voir !...
D'un commun accord, ils se mirent à courir, franchirent la porte et remontèrent vers l'endroit d'où partaient les cris. Au bout de la rue, Catherine vit de hautes flammes bondir à travers les fenêtres brisées d'une maison d'où partaient des cris et chancela.
— Mais... c'est ma maison ! fit-elle d'une voix blanche. C'est ma maison qui brûle !
— Qu'est-ce que vous dites ? s'écria Arnaud en saisissant sa main. C'est là que vous habitez ?
— Oui... Mon Dieu et Sara ! Sara ! Sara ! Elle dormait quand je suis partie.
Comme une folle elle se mit à courir vers la maison incendiée. Construite tout en bois comme beaucoup de ses voisines, elle flambait comme un fagot.
La rue était pleine de gens qui, déjà, faisaient la chaîne avec des seaux de cuir remplis d'eau. Mais ce n'était guère efficace et, dans l'intérieur de la maison, on entendait des cris, des appels.
— Mon Dieu ! gémit Catherine en se tordant les mains de désespoir. Sara est prise dans les flammes ! Elle va mourir !
Des larmes jaillirent de ses yeux. Elle oubliait à cette minute tout ce qui n'était pas sa vieille amie en danger. Mais comment Sara pourrait-elle sortir de ce brasier ? Sur le fond des flammes, Catherine vit une silhouette échevelée qui se découpait en noir et qui appelait à l'aide.
— Je vais essayer de la tirer de là, fit Arnaud brusquement. Ne bougez pas !
Vivement il débouclait le ceinturon qui supportait son épée, arrachait son pourpoint, sa chemise, ne gardant que ses chausses collantes qui n'offriraient guère de prise au feu. Catherine, les yeux agrandis, le vit courir vers la maison incendiée, écarter la foule puis, après s'être fait inonder d'un seau d'eau renversé sur sa tête, il s'engouffra dans les flots de fumée que vomissait la porte. La foule, interdite tout à coup, avait fait silence et Catherine s'était laissée glisser à genoux près d'un montoir à chevaux, priant de tout son cœur.
Sous le capuchon pointu du toit encore entier, le feu ronflait avec un bruit terrifiant. On entendait crépiter les boiseries, s'effondrer les poutres et les meubles. Un temps qui parut interminable à Catherine s'écoula. Aucun cri ne se faisait plus entendre.
— Il n'a pas dû pouvoir passer, fit une voix auprès d'elle. L'escalier vient de s'effondrer ! Sûrement, il n'y a plus personne de vivant dans cet enfer...
Le toit, maintenant, s'écroulait dans une gerbe d'étincelles. Juste à cet instant, Arnaud jaillit de la maison portant dans ses bras un corps inerte. Une clameur de victoire salua sa sortie. Catherine se releva, courut à lui.
— Vous êtes vivant ! Dieu soit béni !
Il était, en effet, bien vivant et, Sara évanouie dans les bras, riait comme un enfant, heureux d'avoir réussi son sauvetage. Quelques égratignures marquaient sa peau brune et ses cheveux étaient un peu roussis mais, à part cela, il était indemne. Il déposa Sara sur un banc et quelques femmes s'empressèrent autour d'elle. En même temps, on accourait du château.
Catherine reconnut Mme de Gaucourt. Elle arrivait à toutes jambes, ses longues robes relevées à deux mains, une troupe de valets et de servantes galopant sur ses talons. Elle apprit à Catherine que la reine Yolande l'envoyait et désirait que Catherine avec sa servante fussent ramenées et logées au château.
— Vous n'avez vraiment pas de chance, ma chère ! soupira-t-elle en s'épongeant le front. C'est à croire que le destin s'acharne sur vous !
Arnaud qui s'était écarté pour remettre chemise et pourpoint se rapprocha:
— Où devez-vous loger Madame de Brazey ? demanda-t-il à la surintendante de la maison de la reine.
— Dans le cabinet de la tourelle qui jouxte la chambre de Madame Yolande. La reine désire que Madame de Brazey reste sous son contrôle.
Le jeune homme approuva d'un signe de tête mais le pli qui s'était creusé depuis un moment entre ses épais sourcils noirs ne s'effaçait pas. Tandis que Mme de Gaucourt penchée sur Sara, toujours sans connaissance, lui bassinait les tempes avec de l'eau de la reine de Hongrie, il tira Catherine à part :
— Demain, fit-il gravement, vous demanderez à Madame Yolande de vous envoyer auprès de la reine Marie, sa fille, qui ne quitte guère Bourges.
Et vous y resterez !
— Vous voulez encore vous débarrassez de moi ! protesta Catherine tout de suite révoltée.
Ces simples mots eurent le don de mettre Arnaud en rage. Il empoigna Catherine par les épaules et se mit à la secouer comme il semblait en affectionner l'habitude.
— N'essayez pas de me faire croire que vous êtes idiote ! Je veux que vous soyez à l'abri, et ici non seulement vous ne l'êtes pas, mais vous êtes en danger. Savez-vous ce que j'ai trouvé sous l'escalier de votre maison ? Des brindilles de paille qui achevaient de se consumer et trois torches que l'on avait dû jeter dedans. Il y a à Loches des gens qui vous veulent du mal et qui, ignorant que vous étiez sortie, ont tenté de vous faire griller toute vive dans votre maison. Catherine, Catherine, vous avez, n'est-ce pas, renvoyé à sa propriétaire la robe qu'elle vous avait prêtée ?
— Aussitôt !
Alors, ne cherchez pas ! Cette femme ne pardonne jamais la moindre blessure d'amour-propre. Si vous aviez accepté d'être sa créature, elle eût utilisé votre beauté, votre grâce à son profit. Vous la rejetez et, immédiatement, vous devenez une ennemie dangereuse. Vous êtes bien plus belle qu'elle, et déjà le roi vous a remarquée. Que vous preniez de l'empire sur Charles et l'influence de La Trémoille sera contrebalancée. Faites ce que je vous dis : allez vous enterrer momentanément parmi les pieuses femmes dont la reine Marie fait sa compagnie.
— C'est absurde ! protesta Catherine. Et puis, si je suis en danger... vous serez débarrassé de moi plus vite !
Elle s'attendait à une riposte acerbe, ironique, il n'en fut rien. Arnaud se contenta de hocher gravement la tête.
— Ne soyez pas idiote ! Je vais repartir. Ce soir, au conseil, Jehanne a obtenu que l'on ouvrirait la marche sur Reims en attaquant les villes de Meung, de Beaugency et de Jargeau où s'est retranché l'Anglais. Ensuite, si l'on suit son conseil, on s'enfoncera en Champagne pour ouvrir à la pointe de l'épée la route du sacre au roi Charles. Je ne pourrai pas veiller sur vous.
Allez à Bourges.
Butée, elle baissait un front obstiné, boudeur, et ne relevait pas les yeux vers lui.
— Au fond, vous n'êtes pas logique, remarqua-t-elle. 11 y a un instant vous disiez que, si vous en aviez l'occasion, vous m'enverriez sans hésiter à la potence. Laissez-moi donc à mon destin. Pour ce que la vie m'intéresse maintenant...
La petite fêlure de sa voix avait quelque chose de si tragique et de si pitoyable que, malgré lui, le capitaine s'émut. Elle s'était assise sur le montoir à chevaux et, les mains nouées autour de ses genoux, regardait d'un air absent se consumer la maison qu'on lui avait donnée. D'un geste las, elle rejeta en arrière une longue mèche blonde qui lui tombait dans la figure.
Tournant son regard vers Arnaud, elle essaya de sourire mais ne réussit qu'une petite grimace triste.
— Ne vous tourmentez plus pour moi, messire de Montsalvy. Je me rends compte que je vous obsède. Mais cela ne durera plus longtemps.
Elle n'avait pas fini de parler qu'il l'arrachait de son siège, l'enfermait étroitement entre ses bras et, d'une main, lui relevait doucement le menton.
— Je n'ai pas le droit de vous aimer, Catherine, parce que les âmes des miens me maudiraient. Mais j'ai celui de vouloir que vous soyez en paix et en sécurité. Demain reprennent les combats. Je me battrai mieux si je suis tranquille pour vous. Dites-moi que vous irez à Bourges, dites-le-moi. J'ai besoin de le savoir.
Vaincue, elle accepta, d'un battement de ses paupières, priant intérieurement pour que durât toute une vie cet instant merveilleux qui la ramenait dans ses bras. Et, comme elle relevait les yeux vers lui et que les derniers feux de l'incendie faisaient briller ses lèvres humides, le jeune homme ne résista pas à l'envie brûlante qui le dévorait. Longuement, passionnément, il l'embrassa... Puis, la lâchant aussi brusquement qu'il l'avait saisie, il s'enfuit à toutes jambes en direction de la ville basse...
Catherine, bouleversée, le sang en feu, esquissa un mouvement pour se jeter à sa poursuite mais, à cet instant précis, une exclamation satisfaite de Mme de Gaucourt lui apprit que Sara était revenue à elle. Elle s'approcha de sa vieille amie pour l'embrasser puis, comme les valets avaient confectionné une civière pour emporter la bohémienne, elle suivit docilement le petit cortège qui regagnait le château. Ses idées étaient aussi peu claires que possible. Comment concilier les paroles d'Arnaud, ce désir qu'il affichait d'être débarrassé d'elle, et le baiser qu'il venait de lui donner ? Comment ne pas croire qu'il l'aimait autant qu'elle-même le chérissait ? Comment surtout lui expliquer que jamais elle n'avait été son ennemie, qu'elle avait tenté l'impossible pour sauver Michel ? Chaque fois qu'elle avait voulu crever une bonne fois cet abcès lourd de malentendu, il avait pris la fuite ou lui avait imposé silence.
La reine Yolande ayant consenti sans difficulté à la céder à la reine sa fille, Catherine était partie pour Bourges, mais sans grand enthousiasme.
Elle n'avait aucune envie de se joindre aux « pieuses femmes dont la reine Marie fait sa compagnie ». Cependant elle éprouvait une joie, un peu négative mais certaine, à obéir à Arnaud. L'armée de Jehanne avait quitté Loches la veille au soir, se dirigeant vers Jargeau dont la Pucelle entendait déloger les Anglais. Longtemps, penchée à la fenêtre de sa chambre, Catherine avait regardé s'éloigner les troupes et, surtout, cette avant-garde à laquelle appartenaient La Hire, Xaintrailles et Montsalvy ; le flamboiement des armures et des pennons multicolores s'était éteint depuis de longues minutes dans la poussière de juin qu'elle fatiguait encore ses yeux à chercher la forme d'un épervier d'argent au cimier d'un casque d'acier noir.
Bourges, qui de loin et à travers les fantaisies de son imagination lui faisait l'effet d'une sorte de ville-couvent terne et sans éclat, lui réservait une surprise : même les fastueuses cités flamandes de Philippe le Bon ne parvenaient pas à surpasser l'éclat de la capitale du duché de Bercy devenue, par la force des choses, capitale de la France libre. Le duc Jean de Berry, grand-oncle du faible Charles VII, avait été le premier et l'un des plus fastueux mécènes français. Il avait fait de sa ville une œuvre d'art difficilement égalable. Quand elle se trouva devant les portes imposantes de son immense palais, Catherine se dit que ni Bruges ni Dijon ne possédaient une demeure de cette splendeur. Au fond, le « roi de Bourges »