142540.fb2 Catherine Il suffit dun Amour Tome 2 - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 7

Catherine Il suffit dun Amour Tome 2 - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 7

n'était pas si à plaindre et il devait être doux de régner sur cette belle cité avec la masse touffue de ses hôtels luxueux pressés autour de la fantastique dentelle de pierre de sa cathédrale.

Évidemment, Marie d'Anjou, reine de France, ne correspondait guère à la beauté de la ville, ni même à l'idée que l'on pouvait se faire d'une fille de Yolande d'Aragon. Peu de beauté, un long visage sans grâce aux yeux doux mais dépourvus d'éclat, et peu d'intelligence, la reine de vingt-cinq ans semblait n'avoir été créée et mise au monde que pour porter des enfants.

Elle s'acquittait, d'ailleurs, de cette tâche avec conscience : quatre enfants étaient déjà nés au palais de Bourges. L'un était mort en naissant, mais un cinquième s'annonçait.

La reine Marie accueillit Catherine avec amabilité et l'oublia tout aussitôt. La jeune femme grossit seulement l'escadron des dames de parage.

Elle fut nantie d'une grande chambre au-dessus de la galerie du Cerf et commença l'existence sans éclat qui était de règle quand la reine était seule à Bourges : messe matinale, visites charitables, lectures pieuses, , soins des enfants, plus, pour se distraire, quelques affaires du duché à mettre en ordre.

— Si je dois vivre ici longtemps, confia un jour Catherine à Sara, je serai mûre pour me faire nonne ou bien je me jetterai dans le premier étang venu.

Jamais je ne me suis autant ennuyée...

Pourtant, elle pouvait désormais figurer dignement au milieu de n'importe quelle Cour. Ermengarde de Châteauvillain lui avait fait tenir, sous forte escorte, ses coffres à robes, ses bijoux et une grosse somme d'argent, plus une longue lettre dans laquelle elle lui donnait les dernières nouvelles de Bourgogne. Catherine apprit ainsi que sa mère et son oncle se portaient à merveille et que leurs terres de Marsannay prospéraient mais que le duc Philippe avait fait saisir le château de Chenôve qu'il avait jadis donné à Catherine. Ermengarde avait reçu de lui une lettre personnelle qui l'avait mise dans un grand embarras. Aux termes de sa missive, Philippe priait la comtesse de Châteauvillain de s'entremettre auprès de son amie Catherine de Brazey pour lui faire entendre raison et l'engager à regagner Bruges dans les plus courts délais.

— Le mieux serait qu'il me croie morte, fit Catherine, sincère, en repliant la lettre. Ainsi, Ermengarde n'aurait pas d'ennuis.

— Ce n'est pas mon avis, dit Sara qui s'occupait à ranger les toilettes. Tu ignores comment tournera ton destin. Tu ne sais pas si tu ne souhaiteras pas, un jour, revoir la Bourgogne. Ne coupe pas les ponts derrière toi, c'est une manœuvre dangereuse. Dame Ermengarde peut dire qu'elle est toujours sans nouvelles et ignore ce que tu es devenue. Tes parents, eux, ne savent rien et ne risquent pas de te trahir. Le silence, vois-tu, est encore la meilleure sauvegarde...

C'était l'évidence même. Catherine, non sans soupirer intérieurement, s'installa dans la vie sans éclat qui devenait sienne, supportant comme elle pouvait les interminables séances de broderies auprès de la reine Marie.

Celle-ci était capable de pencher, durant des heures, son long nez et son ingrat visage sur des tapisseries ou des broderies et, dans cet art, elle était passée maîtresse. Catherine se résignait, tirait l'aiguille tandis que son esprit s'en allait vagabonder à la suite de l'armée de Jehanne. Par les fréquents messagers qu'envoyait le roi, elle apprit les victoires de Jargeau, Meung, Beaugency, Patay où la Pucelle abattit deux mille Anglais en laissant seulement trois Français sur le terrain. Puis le départ vers Reims à travers le dangereux pays de Champagne. On s'en allait vers le sacre et Catherine, naïvement, avait espéré que la reine rejoindrait son époux, comme son rang lui en faisait le devoir. Hélas, Madame Marie se contenta d'aller saluer son seigneur à Gien, laissant à Bourges la plus grande partie de sa suite dont Catherine, affreusement déçue.

— L'enfant que je porte me rend trop dolente pour pareil voyage, confia-t-elle au cercle laborieux de ses dames. Nous nous contenterons de prier pour les armes de mon seigneur et pour son sacre.

— Pour une fois que nous avions une chance de voir un sacre, soupira la jeune Marguerite de Culant qui brodait, de concert avec Catherine, une bannière pour le roi Charles. Et pour une fois que nous aurions pu danser !

C'était une jeune fille brune et vive, très gaie et c'était la seule des dames de la reine pour qui Catherine eût quelque sympathie. Elle et la jeune fille avaient fini par s'installer ensemble et tuaient le temps comme elles pouvaient en bavardant et en commentant les échos qui leur parvenaient des armées.

— Bah ! fit Catherine. Le roi reviendra pour la saison d'hiver et tout son entourage avec lui. Nous aurons, je pense, des fêtes, des danses...

Marguerite la regarda avec une sincère stupeur, son mince visage tout arrondi entre ses deux nattes roulées sur les oreilles.

Seigneur, ma chère ! Qui vous a fait croire cela. Bien sûr le roi va revenir, mais il ne restera guère à Bourges. C'est à Mehun qu'il tient sa Cour alors que la reine préfère Bourges où ses enfants ont leurs commodités. Nous resterons ici, nous aussi et ne verrons rien des fêtes de Mehun !

Catherine commençait à trouver qu'Arnaud, en l'envoyant auprès de la reine Marie, lui avait joué un vilain tour. Sans doute voulait-il avoir ses coudées franches et la jeune femme soupçonnait maintenant que tant de sollicitude pour sa personne ne cachait, au fond, que son perpétuel désir d'être débarrassé d'elle. Tandis que ses doigts habiles tissaient les fils d'or sur la soie bleue de l'étendard, traçant les sept lis de l'écusson royal, elle laissait vagabonder son imagination et accumulait les pensées amères. Après tout, qui prouvait qu'Arnaud ne lui avait pas menti en jurant que la belle La Trémoille n'était rien pour lui ? Lorsque Catherine l'avait rencontrée, sortant de la maison de saint Crépin, la dame n'avait rien de quelqu'un qui vient de se faire éconduire. Et le souci d'Arnaud de mettre Catherine à l'abri ne venait-il pas plutôt du désir d'éloigner une rivale dangereuse qui déplaisait tant à cette femme ?

Ces idées finirent par la tourmenter tellement qu'elle ne résista pas au désir d'en parler, oh très discrètement, et sur le ton indifférent de la conversation de salon, à la jeune Marguerite de Culant.

— J'ai ouï dire, à Loches, que messire de Montsalvy et la dame de La Trémoille étaient au mieux ensemble, fit-elle si négligemment que Marguerite ne soupçonna rien.

La jeune fille se mit à rire.

— Eh bien, cela m'étonnerait ! Messire de Montsalvy ne peut pas souffrir les La Trémoille, ni lui ni elle ! D'ailleurs, c'est bien simple : mes parents n'auraient jamais songé à lui, pour en faire éventuellement mon époux, s'il en était autrement.

Catherine sentit le sang abandonner ses joues et refluer vers son cœur.

Elle se hâta de cacher ses mains sous la soie bleue pour que Marguerite ne les vît pas-trembler.

— Un mariage ? articula-t-elle avec un petit rire forcé. Mes compliments

! Et je suppose que vous êtes très éprise de votre fiancé ? Il est fort beau et...

— Tout doux ! s'écria Marguerite en pinçant un brin de soie entre ses lèvres pour enfiler son aiguille. Rien n'est encore décidé et c'est fort bien ainsi. Mes- sire Arnaud est très beau, en effet, mais aussi très brutal à ce que l'on dit et, de toute façon, je ne l'aime pas.

Le ton décidé de la petite rendit un peu de vie à Catherine qui se sentait défaillir. Elle avait bien cru que sa vie s'arrêtait là. Mais si Marguerite n'aimait pas Arnaud...

— Lui vous aime peut-être ?

— Lui ? Il n'aime personne, que lui-même, et puis, dame Catherine, si vous voulez tout savoir : j'en aime un autre. Je vous le dis à vous parce que je vous aime bien et que vous êtes mon amie. Mais c'est un secret. Vous me le garderez, n'est-ce pas ?

— Bien entendu ! Soyez tranquille !

Elle respirait mais elle avait eu vraiment très peur et, si les Culant voulaient ce mariage, il risquait encore assez de se faire. Catherine sentit monter en elle un désir impérieux, irrésistible de revoir Arnaud. Ne reviendrait-il jamais de ce maudit sacre ? Elle ne pouvait tout de même pas courir les champs de bataille à sa recherche. Mais les semaines passèrent sans ramener Arnaud.

Quand vint l'automne, Catherine revit Jehanne et faillit ne pas la reconnaître tant elle était triste et abattue. La guerrière victorieuse d'Orléans avait fait place à une enfant amaigrie et inquiète. Après l'éclat sans pareil du sacre où elle avait pleuré de joie, après la joie immense de voir tomber devant elle les villages comme giboulées en mars, la Pucelle avait dû s'incliner devant les manœuvres tortueuses de La Trémoille, tout-puissant auprès du roi. Parce qu'un carreau d'arbalète l'avait blessée à l'épaule, devant la porte Saint-honoré, on l'avait obligée à quitter Paris, à se rabattre sur la Loire « pour hivernage » et l'armée avait traîné l'ange à sa suite comme une captive aux chaînes d'or.

— Ils disent que je dois me reposer, confia-t-elle à Catherine avec une indicible amertume. Mais j'aurais voulu voir Paris de plus près que je ne l'ai vu. Il fallait aller de l'avant, forcer la victoire. Dieu le voulait...

— Mais pas La Trémoille ! fit Catherine acerbe. Il vous déteste, Jehanne, et il vous jalouse. Pourquoi le roi écoute-t-il ce poussah orgueilleux ?

— Je ne sais...

Catherine alors n'avait pu retenir la question qui lui brûlait les lèvres.

Quand l'armée avait défilé dans les rues de Bourges, elle avait vainement cherché à l'avant-garde le chevalier à l'épervier d'argent. Nulle part elle n'avait vu Arnaud.

— Messire de Montsalvy ? Il ne lui est rien arrivé de fâcheux, n'est-ce pas ?

Le visage tiré de Jehanne d'Arc s'était éclairé d'un sourire.

— Il va bien. Je l'ai laissé à Compiègne que tient, pour le roi, le sire de Flavy. Flavy est un bon soldat mais il a le cœur d'une bête sauvage. Messire Arnaud a été chargé par moi de le surveiller... discrètement. Son cœur, à lui, est loyal et fidèle et j'ai toute confiance en lui...

Pareil compliment, venant de Jehanne, avait empli Catherine d'une joie instinctive, atténuant un peu la déception de n'avoir point vu revenir Arnaud. Et tandis que Jehanne trompait son impatience en coups de main contre Saint-Pierre-le-Moûtier qu'elle enleva, et la Charité-sur-Loire où le routier Perrinet Gressard la tint en échec, Catherine reprit sa vie d'oraisons et d'éternelles broderies.

Une seule fois, à la Noël, elle vit une vraie fête i et put contempler les splendeurs de Mehun-sur-Yèvre où le duc Jean avait entassé une fantastique collection de joyaux, tapisseries, livres rares, œuvres d'art, intailles, peintures et sculptures. Le château lui- même était un joyau : un jaillissement de pierres , blanches et lisses issu des eaux vertes de l'Auron,

| des tours altières couronnées de pierre ciselée, des 1 toits bleus timbrés de girouettes dorées, une chapelle aérienne à force de sveltesse, une inoubliable vision de beauté. Là, solennellement, le roi conféra à Jehanne d'Arc et à ses parents des lettres de noblesse pour eux et leurs descendants, ainsi que des armoiries montrant sur champ d'azur une épée couronnée d'or et flanquée de deux lis. Mais ces hochets de vanité ne consolaient pas celle qui était devenue ainsi Jehanne du Lis. Elle ne s'attarda pas dans les délices de Mehun et regagna Bourges où elle logeait chez une femme de grande vertu, Marguerite La Touroulde. La reine Marie, dont Charles VII ne souhaitait guère la présence, en fit autant et revint en son palais.

Catherine, bien entendu, suivit avec Marguerite de Culant et les autres dames de parage. Pour une fois, elle était heureuse de retrouver la vie morne qui l'irritait tant depuis son arrivée. Elle n'avait pas aimé le regard énigmatique mais étrangement pesant que La Trémoille avait laissé peser sur elle pendant la cérémonie d'anoblissement. Et les yeux verts de sa femme n'étaient guère plus rassurants.

L'hiver passa. Revint le printemps avec ses frêles verdures. Revint aussi le temps des armes et Jehanne, rongée d'inaction, n'y tint pas. Apprenant que Philippe de Bourgogne assiégeait Compiègne, elle partit, un matin, à l'aube, avec une poignée de compagnons...

Un soir de la fin mai, Catherine avait été chargée par la reine Marie de surveiller le transport de ses pelisses de fourrure que, chaque fin de printemps, elle faisait porter chez son pelletier pour qu'il les fît nettoyer, vérifier et mettre en état pour l'hiver suivant. C'était une femme fort économe que la reine Marie et elle prenait le plus grand soin de ses vêtements. Catherine était donc partie, à cheval, avec les deux chariots qui transportaient les fourrures royales, pour le court trajet séparant le palais de la boutique du pelletier.

Maître Jacques Cœur avait sa demeure et son magasin au coin de la rue des Armuriers et de la rue d'Auron, juste en face de la maison du prévôt de Bourges, Léodepart, dont il avait épousé la fille Macée. Catherine était venue plus d'une fois chez les Cœur où l'avait conduite Marguerite de Culant. Ils étaient jeunes, aimables et toujours prêts à rendre service. Et puis leur maison, égayée par une nichée de cinq enfants, était l'une des plus vivantes de Bourges. Catherine aimait y venir et prenait plaisir soit à jouer avec les petits, soit à bavarder avec la douce Macée, soit à admirer les peaux de bêtes rares et précieuses que Jacques se procurait à grand-peine, à cause de la dureté des temps et des dangers des chemins.

Elle escomptait, ce soir-là, sa mission remplie, passer la soirée avec ses amis qui, certainement, la garderaient à souper comme ils ne manquaient jamais de le faire. Et Catherine se laissait bercer au pas de son cheval dans les derniers poudroiements d'or du soleil. Il ferait bon, ce soir, souper à l'ombre du gros tilleul dans le jardin des Cœur où les roses et le chèvrefeuille embaumaient jusque dans la rue. L'évocation de ce parfum amena à ses lèvres une chanson mélancolique, un vieux lai de Marie de France :

Il en était de leurs deux cœurs tout ainsi que du chèvrefeuille Qui au coudrier se prenait...

Où battait, à cette heure, le cœur d'Arnaud ? Les murs de Compiègne le protégeaient-ils toujours ou bien Jehanne avait-elle réussi à dégager la ville et à rouvrir devant ses soldats la route de Picardie ? Là où était la Pucelle, rien de mauvais ne pouvait advenir à l'un de ses hommes. Elle portait avec elle la chance, la protection divine. Il suffisait de plonger au plein de l'eau tranquille de ses prunelles pour se sentir baigné de confiance et de force...

Perdue dans ses pensées, Catherine ne prêtait pas ; attention au mouvement de la rue. Elle n'entendit pas se rapprocher le galop d'un cheval et ne descendit de ses songes que lorsque le cheval en question l'eut rattrapée, dépassée et, voltant sur ses pattes postérieures, lui eut barré le chemin. Un homme en armure souillée de sang séché, si couvert de poussière que visage et acier avaient la même grisaille, le montait. Seuls les cheveux presque rouges avaient encore un peu de couleur et Catherine reconnut Xaintrailles. Elle eut une exclamation de surprise, sourit et tendait déjà les mains vers le capitaine mais lui, sans prendre la peine de saluer, jeta :

— Je viens du palais où l'on m'a dit que vous étiez en route pour la maison de Jacques Cœur. Je vous cherchais, dame Catherine.

Son large visage, si gai habituellement, était tiré, verdâtre sous les plaques de poussière mêlée de sueur qui le maculaient. Instinctivement, Catherine pressentit un malheur.

— Que se passe-t-il, messire ? Quel message que je devine terrible m'apportez-vous ? Dites vite... Arnaud ?

— Il est blessé... gravement et vous réclame ! Et puis... Jehanne est prisonnière du Bourguignon ! Je dois vous ramener...

Voyant que Catherine s'était arrêtée, les valets qui menaient les chariots en avaient fait autant. Mais la jeune femme, pétrifiée, les avait oubliés. On aurait dit que la foudre venait de la frapper. Elle restait là, immobile, très droite et le regard vide, sur son cheval qui grattait le sol d'un sabot impatient.

L'un des serviteurs s'approcha timidement, tira le bas de sa robe.

— Dame... Que faisons-nous ?

Elle regarda l'homme comme si elle le voyait pour la première fois, avec une espèce de surprise. Un frisson la traversa des pieds à la tête et elle parut reprendre conscience. Sa main eut un geste incertain.

— Allez sans moi ! Dites... à maître Cœur que je ne puis venir... qu'il fasse le nécessaire et saluez-le pour moi. Il me faut rentrer à l'instant...

Puis, comme le valet s'inclinait et s'éloignait, elle tourna vers Xaintrailles, muet, son visage douloureux.

— Dites-moi la vérité ! Il est mort, n'est-ce pas ?

— Non... puisqu'il vous demande. Mais si vous ne vous hâtez pas, il se peut que vous ne le retrouviez pas vivant...

Sous la douleur, Catherine ferma les yeux. Un flot de larmes s'en échappa, roulant sur ses joues tandis qu'un sanglot déchirait sa gorge. Ainsi, le destin avait frappé. Arnaud était mourant ! Comment pareille chose pouvait-elle être possible ? Est-ce qu'il n'y avait pas là quelque chose d'absurde et d'inimaginable ? Arnaud était aussi indestructible que la terre elle-même !...

Et d'ailleurs, Jehanne n'était-elle pas là ? Mais... Xaintrailles avait dit quelque chose au sujet de Jehanne ? Ah oui !... Qu'elle était prisonnière.

Prisonnière, la Pucelle ? Une autre absurdité ! Qui pouvait emprisonner l'envoyée du Seigneur ?

— Catherine ! s'impatienta Xaintrailles d'une voix rude. Il faut rentrer, vous préparer. Le temps presse !

Elle hocha la tête. Bien sûr, il fallait faire vite ! très vite ! Il n'y avait plus une minute à perdre. Elle tourna la tête de son cheval en direction du palais dont les toits d'ardoise s'incendiaient sous les derniers rayons rouges du soleil. Le ciel, tout là-haut, devenait sombre.

— Je vous suis, dit-elle simplement.

Une heure plus tard, Catherine, Sara et Xaintrailles quittaient Bourges tout juste avant la fermeture des portes. Un passage aux étuves, des vêtements frais et un repas solide avaient effacé, comme par enchantement, la fatigue du corps robuste du capitaine auvergnat. Mais son visage débarrassé du voile de poussière gardait sa tension tragique. Il chevauchait les dents serrées, la colère au fond de ses yeux bruns. Aux nouvelles qu'il apportait, il avait pensé, dans son honnêteté naïve, qu'une vague d'inquiétude et de crainte s'abattrait sur la Cour. Or, tandis que les trois cavaliers se dirigeaient, la mort dans l'âme, vers la porte Nord de l'enceinte, les sons joyeux des luths et des violes les accompagnèrent longtemps comme une dérision. Le roi et son indispensable La Trémoille étaient arrivés inopinément, venant de chasser. On avait improvisé un souper et des danses...

— Ils dansent, grommela Xaintrailles furieux avec un regard meurtrier aux fenêtres illuminées du palais. Ils dansent tandis que d'autres meurent et que le salut du royaume est en danger. Que le Diable les emporte !...

Seule, Yolande d'Aragon, depuis deux jours auprès de sa fille, s'était trouvée là au moment du départ. Sans un mot, elle avait mis dans la main de Xaintrailles une lourde bourse puis, comme le capitaine s'étonnait, elle avait dit, simplement :

— Faites l'impossible !

Ensuite, elle était partie sans se retourner tandis qu'ils s'éloignaient.

Durant des heures, protégés par la nuit profonde, les trois voyageurs chevauchèrent sans échanger un mot. Xaintrailles remâchait sa fureur et Catherine se perdait dans son angoisse. Elle et Sara avaient revêtu à nouveau le costume masculin, plus pratique pour une longue chevauchée, mais, au troussequin de sa selle, Catherine portait un lourd coffret dans lequel, mue par une impulsion irraisonnée, elle avait mis une forte somme en or et quelques-uns de ses bijoux les plus précieux, dont le fameux diamant noir de Garin dont elle n'avait jamais eu le courage de se séparer. En guerre, l'or est une arme puissante et Catherine avait appris à estimer cette puissance.

En quelques mots rapides, Xaintrailles lui avait appris ce qui s'était passé sous les murs de Compiègne, le 24 mai. Comment Jehanne, au cours d'une sortie sur le camp de La Venette, s'était laissé entraîner puis se trouvant en face du gros de l'armée de Jean de Luxembourg avait voulu battre en retraite vers Compiègne. Mais, quand elle avait atteint les portes de Compiègne, la herse était baissée et le pont relevé. Elle avait été prise avec Jean d'Aulon, son écuyer...

— Qui avait donné l'ordre de relever le pont ? demanda Catherine.

— Guillaume de Flavy ! Ce pourceau... ce traître ! C'est en voulant l'obliger à baisser le pont qu'Arnaud a été blessé. Il n'avait pas participé à la sortie, sur l'ordre exprès de Jehanne qui l'avait chargé d'inspecter les réserves. Il ne portait pas l'armure quand il a sauté sur Flavy, l'épée à la main. Les deux hommes se sont battus et Flavy a eu le dessus. Arnaud est tombé, percé d'outre en outre. Il avait eu le temps de voir Lionel de Vendôme... ce misérable à qui Arnaud a commis la sottise de laisser la vie à Arras, tirer Jehanne par ses hucques de velours pour la faire tomber de cheval. Depuis, la fièvre, le délire et la fureur se partagent son âme...

C'était à tout cela que Catherine songeait tout en éperonnant son cheval.

Le vent de la course lui fouettait le visage et lui faisait du bien. Elle ne sentait ni la fatigue, ni la faim, ni la soif et ne faisait plus qu'un avec la bête solide qui la portait, talonnée qu'elle était par la peur d'arriver trop tard et de ne plus trouver qu'un cadavre déjà froid. Pour se soutenir, elle n'avait qu'une pensée, mais grisante ; il l'avait demandée, elle ! C'était vers elle qu'il avait envoyé Xaintrailles ; vers elle seule !

Que pouvait signifier cet appel ultime au seuil de la mort, sinon qu'enfin il laissait parler son amour, qu'enfin il s'abandonnait. Et Catherine, du fond de son désespoir, implorait Dieu de permettre qu'elle arrivât à temps pour, au moins, recueillir le dernier regard, le dernier souffle de celui qui avait été toute sa vie et dont un tragique malentendu l'avait toujours séparée.

— Au moins cela, Seigneur, au moins cette minute-là ! suppliait tout bas Catherine. Après, je pourrai mourir...

Ce fut une chevauchée terrible, épuisante, aux limites même de la résistance humaine. On courait jusqu'à ce que les chevaux fussent près de tomber.

On s'arrêtait une heure, le temps de manger un peu de pain, d'avaler un verre de vin et de se tremper la figure dans une cuvette d'eau, pour Catherine et Sara tout au moins, tandis que Xaintrailles récupérait des chevaux frais qu'il payait royalement d'une poignée d'or pourvu qu'ils fussent solides. Lui-même mangeait en selle. Il paraissait construit d'un acier inaltérable. Rien n'avait de prise sur cet homme au courage inhumain qui, déjà, à l'aller, avait parcouru ce chemin au même train d'enfer. La fatigue et les courbatures brisaient Catherine mais pour rien au monde elle n'en eût convenu. Elle serrait les dents sur les gémissements qu'au galop du cheval lui arrachaient son dos meurtri, ses cuisses écorchées. Sara non plus ne disait rien. Comme Catherine, elle serrait les dents, comprenant trop bien que toute la vie de la jeune femme était suspendue au faible souffle subsistant encore dans le corps blessé d'Arnaud de Montsalvy. Et Sara n'osait même pas penser à ce qui se passerait si le capitaine avait cessé de vivre avant leur arrivée. Catherine avait tant souffert, par lui et pour lui, que la fidèle tzigane s'épouvantait de la somme de douleur que représenterait cette mort. Catherine surmonterait-elle cet écroulement de sa vie ?... ou bien...

Au soir du troisième jour, les trois cavaliers rompus de fatigue s'enfoncèrent enfin dans l'immense forêt de Guise qui, de Compiègne à Villers-Cotterêts, tenait tout le pays.

— Nous arrivons, fit Xaintrailles. Encore trois petites lieues ! Les Bourguignons et les Anglais sont campés au nord, passé l'Oise. On peut entrer par le sud sans difficultés. Cette forêt enveloppe la ville plus qu'à demi.

Catherine fit signe qu'elle avait compris. Même la parole lui était devenue pénible. Elle voyait les choses à travers un brouillard et suivait passivement, soutenue seulement par un instinct plus fort que sa lassitude. Derrière elle, Sara dormait à cheval et il avait fallu l'attacher à sa selle pour l'empêcher de tomber continuellement.

Ces trois dernières lieues parurent interminables à Catherine. Les arbres succédaient aux arbres sans jamais laisser deviner les murailles d'une ville.

Et ce voyage au bout de la nuit, au bout des arbres, avait quelque chose d'hallucinant !... Quand, enfin, la forêt s'éclaircit, livrant la silhouette rigide de Compiègne, Xaintrailles s'avança seul jusqu'au bord du fossé plein d'eau pour appeler le guetteur, ignorant si, en son absence, l'ennemi ne s'était pas rendu maître de la ville.

— S'il en est ainsi, avait-il dit à ses compagnes, vous fuirez aussitôt et chercherez refuge dans la forêt.

— N'y comptez pas ! lui avait répondu Catherine. Là où vous irez, j'irai !

Et il avait eu beaucoup de peine à la convaincre de le laisser avancer seul.

Mais la ville tenait toujours bon et, bientôt, le petit pont d'une poterne s'ouvrait devant les trois voyageurs qui le franchirent à pied, tenant leurs chevaux par la bride. Au-delà, un arbalétrier attendait, une torche à la main.

Xaintrailles s'adressa à lui, anxieusement.

— Sais-tu si le capitaine de Montsalvy est toujours vivant ?

— Il l'était encore au coucher du soleil, messire. Il avait même sa connaissance. Mais, pour l'heure présente, je l'ignore.

Sans répondre, Xaintrailles aida les deux femmes à remonter à cheval.

Sans lui, Catherine n'y fut sans doute jamais parvenue. Ses jambes tremblaient sous elle et refusaient de la porter. Xaintrailles l'enleva dans ses bras pour la remettre en selle puis rendit à la pauvre Sara à demi morte le même service.

Arnaud est à l'abbaye Saint Corneille où les religieux le soignent de leur mieux, chuchota-t-il. Pour Dieu, n'oubliez pas que vous êtes un garçon ! Les bénédictins sont sévères sur le chapitre des femmes. Et tâchez de faire entendre raison à votre suivante, si elle peut encore entendre quelque chose.

Bientôt, la haute ogive de pierre du portail abbatial se découpa dans la grisaille du jour levant. Xaintrailles se pendit à la cloche du tour et parlementa un instant avec le frère portier dont le visage méfiant était apparu derrière le grillage du guichet.

— Grâce à Dieu, soupira-t-il pour Catherine tandis que le moine faisait ouvrir la porte, Arnaud vit encore ! Il dort à ce qu'il paraît...

Tout en suivant Xaintrailles sous les arcades du cloître, Catherine adressa, du fond de son cœur, une ardente action de grâces à celui qui l'avait exaucée en permettant qu'elle revît Arnaud vivant. La vie, le courage lui revenaient.

Peut-être que tout n'était pas perdu, peut-être qu'il vivrait... et peut-être que le bonheur était pour demain.

Sur la couchette d'une cellule, Arnaud reposait, couché sur le dos, les yeux clos. Un moine veillait à son chevet, assis sur un escabeau, un chapelet aux doigts. Une chandelle de cire jaune, brûlant dans un chandelier de fer brut posé sur une table, éclairait seule la scène. A l'exception d'un crucifix au mur et d'un missel sur une planche, c'était tout l'ameublement de l'étroite pièce dans laquelle entrèrent Xaintrailles et Catherine. En les voyant paraître, le moine se leva.

— Comment va-t-il ? chuchota Xaintrailles.

Le religieux eut un geste vague et haussa les épaules.

Guère mieux ! Il souffre beaucoup mais il a retrouvé sa connaissance. Les nuits sont mauvaises. Il respire avec peine...

En effet, un bruit de soufflet de forge s'échappait de la poitrine haletante du blessé. Il était d'une pâleur de cire et deux plis profonds, ombrés de gris, se creusaient des ailes du nez aux commissures des lèvres. Ses mains, crispées sur le drap, allaient et venaient tragiquement. Catherine, bouleversée, incapable d'articuler un mot, se laissa glisser à genoux auprès du lit et d'un doigt léger, repoussa une mèche noire, collée au front par la sueur. Elle entendit Xaintrailles renseigner le moine.

— C'est la personne qu'il m'avait demandé de chercher. Voulez-vous nous laisser un moment, mon père ?

Sans se retourner, Catherine entendit le claquement léger des sandales sur la pierre du sol. La porte grinça en se renfermant. Arnaud ouvrit les yeux. Son regard, vague d'abord, joignit son ami, debout aux pieds du lit, puis se fit plus net.

— Jean !... fit-il dans un souffle. Te revoilà ? Est- ce que...

— Oui, murmura Xaintrailles. Elle est là ! Regarde...

Une intense expression de joie s'étendit sur le visage ravagé d'Arnaud.

Péniblement, il tourna la tête, vit Catherine qui se penchait vers lui.

— Vous êtes venue... Merci !

— Ne me remerciez pas, balbutia la jeune femme d'une voix si enrouée qu'elle ne la reconnut pas. Vous saviez bien que je viendrais. Pour vous, Arnaud, j'irais au bout du monde et...

— Il ne s'agit pas de... moi ! Je... meurs, mais... 1 d'autres vivent !

La joie qui, un instant, avait illuminé le visage du jeune homme s'était éteinte, comme effacée. Il détournait déjà les yeux et ses traits reprenaient leur immobilité sinistre. Seule, la bouche remuait mais la voix qui en sortait était si faible, que Catherine dut se pencher davantage pour mieux entendre.

— Écoutez... car j'ai peu de forces. Philippe... de Bourgogne tient Jehanne ! Elle est... prisonnière de Jean de Luxembourg, donc de lui. Il faut... que vous alliez vers lui... à son camp... et que vous obteniez la libération de Jehanne.

Atterrée, Catherine crut avoir mal entendu.

— Que j'aille chez le duc ? Moi ? Arnaud... vous ne pouvez pas vouloir cela ?

— Si... il le faut ! Vous seule pouvez... gagner cette bataille. Il vous aime!

— Non !... C'était presque un cri qui avait franchi les lèvres de Catherine.

— Honteuse, elle baissa le ton, reprit plus doucement : — Non, Arnaud... ne croyez pas cela ! Il ne m'aime plus. Son orgueil est immense et il ne m'a pas pardonné ma fuite. Mes terres ont été saisies par son ordre... je suis proscrite.

De plus, il est marié, je crois... et ne se soucie plus de moi.

Une brusque colère crispa la figure d'Arnaud, tendit son corps dans un effort pour se redresser. Mais, avec une plainte, il retomba sur son lit. Ce fut Xaintrailles qui répondit, d'une voix neutre.

— Vous vous trompez, Catherine. Votre pouvoir est entier, bien certainement, sur le duc Philippe. Au mois de janvier de cette année, il a, en effet, épousé l'infante Isabelle et de grandes fêtes ont eu lieu à Bruges pour cet événement. Mais la plus grande de ces fêtes, Philippe l'a consacrée à la création d'un ordre de chevalerie, fastueusement doté, vrai monument d'orgueil. Savez-vous, Catherine, comment s'appelle cet ordre ?

Elle hocha la tête, très vite et sans lever les yeux sur lui, pressentant qu'à nouveau elle allait se trou ver prisonnière du passé. La voix de Xaintrailles lui parvint comme du sommet d'une montagne.

— C'est l'ordre de la Toison d'Or. Et nul ne s'est trompé-sur l'origine de ce nom. Les gens de Bruges n'ont qu'une voix pour déclarer que Philippe ne l'aurait pas choisi s'il n'avait porté au cœur le regret d'une maîtresse à l'incomparable chevelure. C'est un hommage, Catherine, ne vous y trompez pas, et, pour être tellement public, tellement inouï, la plus criante des déclarations d'amour. Certes, votre pouvoir est intact et la confiscation de vos biens ne signifie rien d'autre que le dépit d'un homme frustré, le désir secret de vous voir revenir.

Toujours agenouillée auprès de la couchette, Catherine n'avait pas l'air d'entendre. Ses yeux brûlés de fièvre étaient rivés au visage d'Arnaud, cherchant désespérément à y saisir une dénégation, un refus des paroles de son ami. Mais non, il écoutait avec attention, suivant du regard le mouvement des lèvres du capitaine... Il n'avait même pas un regard pour elle, pas même quand Xaintrailles se tut et que Catherine, timidement, toucha sa main.

— Il faut... y aller ! dit-il seulement, c'est notre seule chance !...

Écrasée de chagrin et de déception, Catherine posa sa joue inondée de larmes sur la grande main brûlante.

— Arnaud..., supplia-t-elle, ne me demandez pas cela... Pas vous !

Les prunelles noires du jeune homme glissèrent vers elle, l'enveloppèrent de leur feu fiévreux. Il haletait et chaque parole semblait lui coûter une souffrance terrible.

— Je vous le demande pourtant... parce que vous êtes la seule... que Philippe écoutera... et parce que Jehanne... a plus d'importance pour le royaume... que vous... ou moi !

Une révolte souleva Catherine. Elle oublia d'un seul coup le lieu où elle se trouvait et jusqu'à la plus élémentaire prudence.

— Mais je vous aime ! s'écria-t-elle douloureusement, je vous aime à en mourir et vous voulez que je retourne auprès de Philippe ? Je sais que vous me méprisez, oh oui je le sais ! Mais je croyais que vous m'aimiez tout de même un peu... un tout petit peu !

Arnaud ferma les yeux. Son visage parut s'amenuiser encore sous le poids d'une infinie lassitude et sa voix ne fut plus qu'un souffle.

— Cela non plus... n'a pas d'importance... Jehanne... Jehanne seule !

La souffrance le tordit brusquement et de l'écume rose monta au coin de ses lèvres. La main de Xaintrailles pesa sur l'épaule de Catherine.

— Venez ! souffla-t-il, il n'en peut plus ! Il faut le laisser se reposer. Et vous aussi en avez besoin...

Il l'aidait à se relever, la dirigeait vers la porte. Elle voulut se retourner vers Arnaud, tendit une main qui implorait mais il ne la voyait pas. Il était inerte, à nouveau, comme insensible à tout. Catherine étouffa un sanglot mais laissa Xaintrailles l'emmener. Dans le couloir balayé d'un vent glacial et humide, ils retrouvèrent Sara, assise par terre. Elle se releva en les voyant et Xaintrailles, doucement, poussa Catherine dans ses bras.

— Elle a besoin de vous ! Je vais vous conduire à une cellule où vous pourrez reposer...

Brusquement, Catherine redressa la tête, enveloppant le capitaine d'un regard chargé de rancune.

— Vous saviez, n'est-ce pas, pour quelle raison il me faisait demander ?

Vous le saviez et pourtant vous ne m'en avez rien dit. Vous m'avez trompée indignement...

Non, je ne vous ai pas trompée ! Je vous ai dit seulement qu'il vous demandait et vous ne m'avez pas posé de questions. Il faut que vous compreniez, Catherine, que, pour nous tous, ses compagnons d'armes, Jehanne a plus d'importance que tout, comme vous l'a dit Arnaud. Elle est le salut du pays et sa capture par les Bourguignons est une immense catastrophe dont les conséquences ne se peuvent calculer. Il faut, vous entendez, il faut que quelqu'un aille rappeler à Philippe de Bourgogne qu'il est, d'abord et avant tout, un prince français... vous m'avez compris : FRANÇAIS ! 11 est temps qu'il s'en souvienne ! On dit que les Anglais, déjà, ont réclamé Jehanne comme leur dû. Et ça, il ne faut pas que ça se produise, à aucun prix...

— Et vous me disiez naguère qu'il m'aimait ! gémit Catherine amèrement. Seul son problème, à elle, l'occupait.

— Et je le dis toujours ! Mais il aime encore plus son devoir et son pays !

Pour sauver Jehanne, il vendrait à Philippe sa propre sœur ! Je comprends, croyez-le bien, l'ampleur du sacrifice que nous vous demandons... mais, Catherine, si vous aimez Arnaud, autant que vous le dites, il faut essayer de sauver Jehanne.

— Qui vous dit que j'y parviendrai, que Philippe m'écoutera ?

— S'il ne vous écoute pas, il n'écoutera personne ! Mais nous n'avons pas le droit de négliger une chance de cette importance !

Catherine poussa un profond soupir. Elle comprenait le point de vue des capitaines et, certes, ne pouvait pas leur donner tort. A leur place, sans doute, elle en eut fait autant. Pourtant, elle tenta de lutter encore.

— Le duc est bon chevalier. Il ne livrera pas la Pucelle...

Je voudrais en être certain. Et, s'il est bon chevalier, vous êtes vous l'incarnation même de cette chevalerie. Vous... la Toison d'Or !

Le mot frappa Catherine et la fit frissonner. Il lui sembla entendre, au fond de sa mémoire, la voix lointaine de Philippe, au temps de leurs amours.

C'était vrai qu'il l'appelait ainsi « Ma Toison d'Or ». C'était vrai aussi qu'il l'avait passionnément aimée... Comment, dans ces conditions, empêcher ces hommes, les compagnons fidèles de Jehanne d'Arc, de mettre en elle leur foi suprême ? Qui n'en eût fait autant ? Vaincue, elle baissa la tête.

— Je ferai ce que vous voudrez ! souffla-t-elle. Où se trouve le duc ?

— Je vais vous montrer. Venez, si vous n'êtes pas trop lasse.

Lasse ? Elle l'était à en mourir. Elle eût aimé se coucher là, au milieu du cloître, sur la terre déjà chargée des senteurs de l'été, pour y attendre que son cœur cessât de battre et que la prît un sommeil sans réveil. Mais elle suivit Xaintrailles jusqu'au clocher de la chapelle du couvent. Par une étroite fenêtre, le bras du capitaine s'étendit, montrant le ruban brillant de l'Oise au-delà des murailles, rose dans le soleil à son aurore. Au-delà s'élevaient des bastilles de bois, comme Catherine en avait vu à Orléans, et des lignes de tentes. Dans l'axe même du pont qui enjambait la rivière, dominant tous les autres comme un grand chêne au milieu d'une forêt, un immense tref de pourpre et d'or brillait dans la lumière naissante ; Catherine reconnut, flottant au sommet, la bannière de Philippe le Bon.

— Le camp de Margny, fit seulement Xaintrailles. C'est là que vous devez aller. Mais, auparavant, il vous faut prendre un peu de repos et vous restaurer. Vous aurez besoin de toutes vos forces...

C'est seulement au coucher du soleil que Catherine prit le chemin du camp bourguignon. Il fallait attendre la trêve tacite que ramenait la nuit avant de pouvoir l'envoyer chez l'ennemi. Vers le soir donc, elle monta à cheval et, franchissant la porte, s'engagea sur le pont qui enjambait l'Oise. Un écuyer de Xaintrailles, portant une blanche bannière de parlementaire, la précédait...

Tandis que les sabots de sa monture sonnaient sur les planches épaisses du pont, Catherine se laissait porter sans même chercher à guider l'animal. Elle se sentait le cœur lourd, la tête vide, et retrouvait à peu près les mêmes impressions qu'à Orléans, ce jour terrible entre tous où elle était montée dans le tombereau qui devait la mener au gibet. La sensation que plus rien n'avait d'importance ! Elle ne cherchait même pas à imaginer comment Philippe la recevrait, ni ce qu'elle lui dirait. Elle était décidée à faire l'impossible pour sauver Jehanne, obtenir au moins sa mise à rançon. Et ses projets d'avenir n'allaient pas au-delà.

Sur son dos, du haut des tours, elle sentait le poids des regards de tous ces hommes qui la regardaient partir : Xaintrailles, le gros et bestial Flavy qu'elle avait aperçu au moment de monter à cheval et tous les soldats penchés aux créneaux. Elle était prise entre deux murailles d'hommes implacables : ceux de Jehanne, ceux de Philippe qui renforçaient les Anglais et Arnaud, le plus cruel de tous, aux prises avec la mort au fond d'un monastère ! Un piège dont elle n'avait pas assez de forces pour se défaire.

Aux avant-postes, le pont une fois franchi, l'écuyer leva le drapeau. Elle entendit donner son nom au premier archer qui se présenta et dire que, dame de Bourgogne, elle désirait s'entretenir avec le duc Philippe. L'archer alla chercher un officier qui dépêcha un sergent vers la tente monumentale, énorme et écarlate dans le soir tombant. Passive, Catherine attendait, résignée à tout. Elle ne voulait même pas penser à Arnaud car son souvenir lui faisait mal comme une blessure que l'on ravive...

Le sergent revint bientôt, courant de toute la vitesse de ses jambes dans la poussière. Il semblait dans tous ses états.

— Messire Toison d'Or, roi d'armes de Bourgogne, arrive dans l'instant, Madame, s'écria-t-il. Il a bien voulu se déranger pour vous.

Le nom de Toison d'Or arracha à la visiteuse un sourire amer. Allait-on toujours le lui jeter au visage ? Mais son attention fut vite détournée par l'apparition véritablement fantastique qui, sortant du tref ducal, venait vers elle au galop d'un cheval. Un homme portant par-dessus l'armure une cotte d'armes éblouissante de soie et d'or qui reproduisait les blasons de toutes les possessions bourguignonnes. Et, sur cette cotte, un collier d'émaux et d'or large comme une collerette, au centre duquel pendait l'effigie d'un mouton d'or attaché par le ventre. Une toque empanachée complétait le costume fastueux de cet homme qui accourait. Approchant de Catherine, il sauta de cheval et courut à elle, les deux mains tendues.

— Catherine !... Chère Catherine ! Je n'espérais plus vous revoir !

Avec un étonnement mêlé de joie qui secoua un peu la torpeur où elle s'enlisait, Catherine reconnut son ami Jean Lefebvre de Saint-Rémy et, spontanément, lui tendit aussi les mains.

— Jean ! Comme je suis heureuse de vous rencontrer. Mais que vous voilà beau !

Instinctivement, elle retrouvait pour lui le ton léger et familier de leurs anciennes relations et cela lui fut salutaire. Elle se ressaisit, retrouva tout son contrôle d'elle-même. Cependant, Saint-Rémy pivotait sur ses talons avec des mines de gravure de mode et terminait par un profond salut.

— Voyez en moi, ma chère amie, le roi d'armes Toison d'Or, élu à l'unanimité par les membres du collège héraldique de Bourgogne. Je suis devenu un grand personnage. Comment me trouvez-vous ?

— Magnifique ! Mais, Jean, c'est le duc que je voudrais voir. Pensez-vous qu'il me recevra ?

Le sourire s'effaça du visage de Saint-Rémy qui se rembrunit.

— Il vous attend ! Mais il n'est pas de bonne humeur, sachez-le. Il y a si longtemps, en fait, qu'il vous attend ! Où étiez-vous passée ? Et comme vous voilà faite ! Oh, vous êtes toujours aussi belle mais vous avez maigri... et puis, vous semblez lasse.

— Je le suis, mon ami. Lasse de tout, croyez- moi !

Le nouveau roi d'armes hocha tristement la tête et prit la bride du cheval de la jeune femme.

— J'espère que Monseigneur Philippe saura ramener le sourire dans vos yeux. Notre Cour a moins d'éclat depuis que vous avez disparu.

— Vous avez une duchesse...

— Elle a beaucoup d'allure, son éducation est parfaite et sa beauté incontestable. Mais elle est un peu statue et je la trouve froide. Venez vite.

Je bavarde, je bavarde et Monseigneur attend. Il est inutile d'augmenter sa colère !

Quelques instants plus tard, Catherine sautait de cheval devant l'entrée de la tente ducale, où veillaient deux soldats de la garde personnelle.

Instinctivement, Catherine chercha le plumet blanc de Jacques de Roussay mais le jeune capitaine n'était visible nulle part. Précédée de Saint-Rémy un peu nerveux tout à coup, elle pénétra dans l'immense pavillon de velours pourpre et de drap d'or. Une seconde après, elle était en face de Philippe le Bon.

En revoyant le duc, Catherine eut l'impression qu'il avait vieilli. Ses traits avaient quelque chose de plus accentué et d'un peu figé. Cela tenait peut-

être aussi aux ombres mouvantes des flambeaux déjà allumés et posés un peu partout. Il se tenait debout, très droit, auprès d'une table qui supportait un gros évangéliaire d'ivoire, une main posée dessus, dans une attitude de hauteur qui devait lui être devenue naturelle mais qui avait quelque chose d'un peu trop pompeux et officiel. Il portait le harnois de guerre avec, autour du cou, un grand collier d'or, où alternaient des briquets et des bouquets de flammes. Le même mouton d'or plié en deux terminait ce joyau, tout comme celui du roi d'armes.

Lentement, mais sans courber la tête, Catherine plia le genou, retrouvant d'instinct le vieux salut féodal en face de celui en qui elle ne voulait voir pour le moment que le suzerain. Le costume masculin qu'elle portait eut d'ailleurs rendu ridicule la révérence. Mais, d'un geste bien féminin, elle fit glisser sur ses épaules le capuchon noir qui enserrait sa tête, livrant aux lumières l'or de sa chevelure tressée. Philippe n'avait même pas cillé. Ses yeux gris demeuraient attachés au visage de Catherine sans qu'aucun sourire vînt en atténuer la dureté. Ce fut lui, pourtant, qui parla le premier.

— Vous voilà tout de même, Madame ? Je n'espérais plus vous revoir jamais. En vérité, je vous ai crue morte et je m'étonne de votre audace. Vous disparaissez deux ans... ou peu s'en faut et, tout soudain, vous revenez et réclamez audience comme si vous vous étiez toujours comportée convenablement et comme si cette faveur vous était due !

En parlant, la voix brève de Philippe s'élevait peu à peu. Catherine eut l'impression qu'il cherchait à monter lui-même sa colère et décida de payer d'audace.

— Pourquoi donc me l'avoir accordée si je n'y avais point droit ?

— Pour voir si je vous reconnaîtrais ; si vous étiez toujours semblable au souvenir que je gardais de vous. Grâce au ciel, il n'en est rien ! Vous avez beaucoup changé, Madame... et pas à votre avantage !

La brutalité de Philippe, son manque total de la plus élémentaire courtoisie n'impressionnèrent pas Catherine. Il y avait longtemps qu'il avait perdu le pouvoir de lui faire peur. Si même il l'avait jamais possédé ! Tout au contraire, cela l'aida à retrouver la pleine possession d'elle-même et elle se permit un mince sourire.

— Vous ne supposez pas, Monseigneur, que je suis venue jusqu'à vous pour vous prier de remplacer mon miroir ? Ces deux années écoulées vous ont été douces, profitables même. Pour moi, elles ont été deux années de misère et de souffrance.

— Qui donc vous obligeait à tant souffrir ?

Personne ! Et ne vous imaginez pas que je les regrette ! J'ai souffert, oui, mais j'ai du moins cessé de me mépriser.

L'éclair de colère qui brilla dans les yeux de Philippe fit comprendre à Catherine qu'elle avait été trop loin et que, si elle poursuivait sur ce ton, son ambassade serait gravement compromise dès le départ. Or, elle n'avait, tout compte fait, rien à reprocher à Philippe et elle désirait obtenir de lui une faveur insigne. Elle fit aussitôt marche arrière.

— Pardonnez-moi ! Mes paroles ont dépassé ma pensée. Je voulais dire seulement que, puisque vous alliez prendre femme, je n'avais plus rien à faire auprès de vous. J'ai appris que vous étiez marié... heureux, je pense ?

— Très !

— Vous m'en voyez ravie. Les prières que j'ai faites pour votre bonheur ont, du moins, été exaucées...

Un silence pesant tomba entre eux, troublé seulement par le grésillement des chandelles et par le bâillement prolongé d'un grand lévrier couché près de la porte. Catherine ne savait plus comment reprendre le dialogue et cherchait une idée. Mais, brusquement, Philippe quitta sa pose hiératique et, arrachant le large chapeau de feutre noir, orné d'une plume de héron et d'une boucle de rubis qui le coiffait, fit le tour de la table et saisit Catherine par le poignet.

— Assez de faux-fuyants et de paroles officielles ! J'ai droit, je pense, à une explication. Voilà deux ans... deux ans, tu m'entends, que je l'attends.

Pourquoi m'as-tu quitté ?

Le tutoiement ancien fit voler la gêne en éclats. Catherine se sentit sur un terrain solide.

Je te l'ai dit : parce que tu allais te marier. J'ai trop d'orgueil pour accepter une seconde place et je ne voulais pas, après ce que j'avais été pour toi, servir de risée aux gens de ta Cour.

Une surprise sincère se peignit sur la figure de Phi- lippe. -

— De risée ? Étais-je donc, à tes yeux, un si pauvre prince que tu me jugeais incapable de t'assurer un rang conforme à celui que je t'avais donné ? Toi qui pleurais notre fils ?

Catherine refusa de se laisser attendrir par le souvenir de l'enfant.

Oh bien sûr, je pense que tu songeais à me marier... une fois de plus !

Quel mari postiche me destinais-tu cette fois, après ce malheureux Garin dont tu avais si froidement exploité la terrible infirmité ? Saint-Rémy ?

Lannoy, Toulongeon ? Lequel de tes seigneurs était prêt à épouser ta maîtresse pour te plaire... et à fermer soigneusement les yeux ensuite ?

— Aucun ! Je n'ai jamais admis de te partager avec personne. Je t'aurais faite duchesse, princesse indépendante... tu aurais pu choisir celui de mes états qui t'aurait convenu. Comme si tu ne savais pas que je t'aimais plus que tout au monde... comme si je ne t'en avais pas donné assez de preuves ! Et tout récemment encore. Sais-tu ce que c'est que cela ?

Il arrachait d'un geste brutal son grand collier d'or et le mettait sous le nez de la jeune femme.

— Le sais-tu ?

— Mais oui, répondit-elle doucement... La Toison d'Or. L'ordre que tu as créé en l'honneur de ton mariage.

— Mon mariage ? À qui crois-tu que je pensais en lui donnant ce nom ? Qui a jamais étalé, auprès de moi, la plus merveilleuse des toisons d'or ? Qui ai-je jamais appelé ainsi, sinon toi ?

Avec rage, il lança le joyau dans un coin de la tente et, d'un geste vif, saisit la tête de Catherine,

déroula ses tresses, avec l'habileté qu'il apportait dans tout ce qui touchait la femme. Les lourds cheveux étincelants croulèrent sur les épaules de la jeune femme, ensevelissant le costume de daim noir, lui restituant comme par miracle sa splendeur ancienne. Puis, il la traîna devant le grand miroir de Venise qui décorait l'une des parois.

— Regarde ! Qui donc possède la vraie Toison d'Or?

Mais il ne lui laissa même pas le temps de se regarder. Avec une passion qu'il ne contrôlait plus, il l'avait prise dans ses bras et l'écrasait contre sa poitrine sans souci de la meurtrir aux pièces de fer de son armure.

— Catherine... Je t'aime toujours. Je n'ai jamais pu t'oublier...

— Tu le pourras maintenant... puisque j'ai tellement changé.

— Mais non... tu n'as pas tellement changé ! J'ai dit cela parce que, depuis deux ans, la colère m'étouffait. J'aurais pu dire n'importe quoi. Tu es toujours aussi belle, quoique plus maigre. Mais tes yeux n'en sont que plus grands, ta taille plus étroite. Catherine... mon amour. Je t'ai si souvent, si longtemps appelée... ma douce, ma belle, mon irremplaçable...

Prestement, il avait ouvert le col du pourpoint de daim pour trouver le creux tendre du cou, y enfouissait son visage. Prisonnière de ses bras solides, à demi renversée en arrière, Catherine se sentit défaillir. Le vieux charme qui, si longtemps, l'avait attachée à cet homme étrange et séduisant s'emparait d'elle à nouveau, curieusement puissant. Dans quelques secondes, il l'enlèverait dans ses bras, l'emporterait jusqu'au grand lit drapé d'or qui luisait doucement dans les profondeurs de la tente et elle n'aurait plus assez de forces pour résister à son désir... Mais, le temps d'un éclair, elle eut la vision d'Arnaud mourant, étendu sur l'étroite couchette de sa cellule, Arnaud à qui elle appartenait corps et âme. Qu'étaient les plaisirs charnels de jadis auprès de cette plénitude que lui seul savait lui donner ? Leurs amours violentes, sans tendresse, aussi cruelles qu'un combat où chaque adversaire guette la défaillance de l'autre, avaient malgré tout plus de saveur et de prix que les caresses de Philippe. Une révolte souleva tout le corps de Catherine.

Doucement, mais fermement, elle écarta le duc...

— Pas maintenant ! Laisse-moi !

Il la lâcha aussitôt, recula de quelques pas, les sourcils déjà froncés.

— Pourquoi ? À la fin, que veux-tu de moi, qu'es- tu venue chercher si tu n'es point venue renouer le fil de notre amour ?

Catherine hésita un instant. Le moment était-il bien choisi, à l'instant même où elle le décevait ? Mais, de toute façon, il fallait en finir.

— Je suis venue te demander une grâce, fit-elle calmement.

— Une grâce ?

Soudain, il éclata de rire, un vrai fou rire qui n'avait rien de forcé et qui le jeta, vidé de ses forces, sur un large fauteuil d'ébène. Il riait, il riait tellement, sans parvenir à retrouver son souffle, que Catherine, peu à peu, sentit la colère l'envahir.

— Je ne vois pas ce qu'il y a de si drôle ! dit- elle, un peu pincée.

— Drôle ?

Son rire s'arrêta net et il se releva, revint vers elle.

— Mon ange, ta naïveté n'a d'égale que ton inconscience. Tu m'as déjà tellement demandé de grâces que j'aurais dû deviner que tu en avais encore une en réserve. C'est une manie chez toi ! Qui donc veux-tu sauver, maintenant ?

— Jehanne la Pucelle.

Le nom tomba comme un boulet. Le visage, encore souriant, de Philippe se ferma instantanément. Comme s'il avait peur, cette fois, il s'éloigna de Catherine, remit entre elle et lui le rempart de la table.

— Non ! dit-il seulement.

La jeune femme cacha derrière son dos ses mains qui se mettaient à trembler. Philippe, elle le sentait bien, lui échappait à cette minute. D'un seul coup, l'amant passionné avait disparu derrière la silhouette rigide du duc de Bourgogne. Elle eut un faible sourire.

— Je me suis mal exprimée. Je suis venue te prier de fixer la rançon de la Pucelle comme les lois de la guerre t'en font un devoir. Quel que soit le prix, il est accepté d'avance.

— Les lois de la guerre ne concernent pas les suppôts de Satan. Cette fille est une sorcière, non un chevalier !

— Quelle absurdité ! Jehanne, une sorcière ? Elle est la loyauté, la limpidité, le pur courage et l'ardente piété. Il n'est pas de candeur plus grande que la sienne. Tu ne la connais pas...

— Tu la connais, toi, à ce qu'il paraît ?

— Je lui dois la vie. Et j'entends bien payer ma dette. On dit que tu songes à la livrer aux Anglais... mais j'ai refusé d'y croire.

— Et pourquoi, s'il te plaît ?

— Parce que ce serait indigne de toi... Indigne de cet ordre de chevalerie dont tu es si fier, s'écria Catherine, un doigt pointé vers le magnifique collier qui brillait faiblement parmi les soies touffues du tapis... et aussi parce que cela ne te porterait pas bonheur. Elle est, bien réellement, l'envoyée de Dieu!

— Sottises !

Quittant le refuge de la table, le duc s'était mis à marcher nerveusement, de long en large, à travers l'immense tref, sans même regarder Catherine.

— J'ai vu cette fille, si tu tiens à le savoir. Quand Lionel de Vendôme l'a prise et l'a remise à son chef, Jean de Luxembourg, j'ai voulu la rencontrer et je me suis rendu au château de Beaulieu où Luxembourg la tient captive. J'ai trouvé une outrecuidante personne, pétrie d'orgueil, qui, au lieu de s'humilier devant moi, n'a su me faire que des reproches...

— Est-ce que tu ne t'en fais jamais, toi-même, des reproches ? As-tu vraiment conscience d'agir toujours en fidèle vassal de la couronne de France ?

Philippe s'arrêta net et foudroya Catherine du regard. Deux taches rouges montaient à ses joues pâles et son regard flambait d'orgueil blessé.

— Vassal ? Quel est ce mot ? Je suis plus riche, cent fois plus puissant que ce fantoche de Charles qui se dit roi de France ! Je refuse l'hommage, je refuse de le reconnaître comme suzerain. Désormais, la Bourgogne sera libre, indépendante... un grand royaume qui deviendra peut-être un empire.

Je referai, autour d'elle, l'empire de Charlemagne... tous les peuples de la terre s'inclineront devant mon trône et ma couronne.

A son tour, Catherine se mit à rire, avec une nuance de mépris qui n'échappa pas à Philippe et arrêta net son discours.

— Qui te donnera cette couronne ? Dans quelle cathédrale iras-tu chercher l'onction sainte ? À Westminster, je pense, comme il convient au fidèle soutien de l'Anglais envahisseur. Car, pour Reims, la place est déjà prise. Par le choix de Dieu et par le sacre solennel, Charles VII est, bien réellement, seul et vrai roi de France. Ni toi, ni le jeune fantoche qui règne à Paris n'y pourront jamais rien. Il est le Roi. Ton ROI !

— Jamais je ne reconnaîtrai pour tel le meurtrier de mon père !

— Allons donc ! Je te connais bien. Si Charles y mettait le prix, t'offrait la moitié de son royaume et assez de terre pour satisfaire ton orgueil, tu mettrais bien ta main dans la sienne. Me crois-tu assez niaise pour n'avoir pas suivi, depuis deux ans, le double jeu, oh ! fort habile, que tu as joué ? On ne bâtit pas sur la trahison, Philippe... et le royaume de Bourgogne ne verra jamais le jour !

— Assez !

Il avait hurlé et sa main convulsive tourmentait la dague passée à sa ceinture ; Catherine lut dans ses yeux l'envie qu'il avait de la tuer mais ne s'en émut pas. Elle était au-delà de toute crainte et son regard étincelant ne se baissait pas. Au contraire, elle le défiait ! Ce fut lui qui capitula ; son regard vacilla, se détourna.

— Voilà donc où nous en sommes ? dit-il sourdement. Deux ennemis...

— Il ne tient qu'à toi que nous ne le Soyons plus. Accepte de mettre Jehanne à rançon et je ne te demanderai rien de plus. Bien mieux... je te reviendrai !

Philippe ne devina pas la somme de sacrifice et d'abnégation qu'enfermaient ces simples mots «je te reviendrai » mais ils le tinrent tout de même muet un instant. Finalement, il murmura :

— Non... même à ce prix, pourtant inestimable pour moi, je ne puis accepter. Cette fille a mis la Bourgogne en péril, je ne puis permettre qu'elle retrouve la liberté et continue à nous nuire.

— Promets au moins de ne pas la livrer à l'Anglais ?

— Impossible ! Dans le traité qui me lie à l'Angleterre, une clause stipule que les prisonniers pris en cette guerre lui seront remis afin qu'elle en dispose à son gré. Au surplus... elle est la prisonnière de Luxembourg, pas la mienne ! C'est à lui de décider.

— C'est ton dernier mot ?

— Le dernier ! Aucun autre n'est possible...

— Même... à moi ?

— Même à toi. Si tu étais à ma place, tu comprendrais...

Lentement, la jeune femme se détourna, se dirigea vers les tentures pourpres qui fermaient la tente. La partie, elle le comprenait bien, était perdue irrémédiablement, pour une raison contre laquelle elle ne pouvait rien

! Philippe avait peur... une peur terrible et primitive de cette fille étrange, littéralement tombée du ciel pour arracher de l'ornière le royaume de France.

Et cette peur dominait tous les autres sentiments. Catherine savait qu'il était inutile de lui demander le secret de l'entrevue qu'il avait eue avec la Pucelle parce qu'il aimerait mieux se couper la langue que le confier à qui que ce soit. Sans doute n'y avait-il pas eu le dessus. Mais, si la jeune femme comprenait la frayeur qui tenait le puissant duc de Bourgogne, cela n'empêchait pas, en elle-même, la colère et la déception de faire leur œuvre destructrice. Un goût amer emplissait la bouche et elle avait besoin de le cracher.

Tendant la main pour écarter les tentures de soie, elle se retourna, très droite, si mince dans son vêtement noir, au seuil du fragile palais. Les yeux froids, elle le toisa.

— Te comprendre ? Je suppose que, jadis, un homme qui se nommait Pilate a, lui aussi, demandé qu'on le comprenne. Si tu ne rends pas Jehanne, je ne te pardonnerai jamais ! Adieu !

Elle partit, sans se retourner, sourde même à ce qu'elle crut bien être l'écho de son nom, prononcé du fond de la tente. Cette fois, les ponts étaient bien coupés... jamais plus elle ne reverrait cet homme parce qu'il lui avait refusé la seule chose qui eût une réelle importance à ses yeux. Dehors, elle retrouva son cheval, son escorteur et aussi Saint-Rémy qui accourait à nouveau.

— Alors, Catherine, vous nous revenez ?

Elle secoua la tête, tendit la main au brillant gentilhomme.

— Non, Jean... Pardonnez-moi. Je crois même qu'il vous faudra oublier que vous m'avez jamais connu !

— Comment ? Monseigneur le Duc vous aurait refusé son pardon ? A qui ferez-vous croire une chose pareille ?

— A personne... car c'est moi qui n'en ai pas voulu ! Adieu, Jean... je ne vous oublierai pas. Vous avez toujours été un ami si fidèle...

Le visage long du jeune homme s'empourpra sous la poussée d'une émotion soudaine. Il serra très fort les doigts minces entre les siens.

— Et je le resterai ! J'ignore ce qui vous sépare de Monseigneur et je demeure son humble serviteur. Mais rien ni personne ne m'empêchera de rester votre ami !

Catherine, émue, sentit ses yeux s'embuer. Brusquement, elle se haussa sur la pointe des pieds, posa un baiser rapide sur la joue du roi d'Armes.

— Merci ! Je m'en souviendrai. Maintenant, adieu... Adieu, Seigneur Toison d'Or...

Avant qu'il ait pu la retenir, elle avait sauté en selle, sans l'aide de personne, et piquait des deux en direction du pont. La nuit était complètement venue maintenant mais de nombreuses torches éclairaient le camp et les fantastiques silhouettes de ses machines de guerre au repos. Sur les murs de la ville, des pots à feu flambaient, couronne dansante suspendue dans l'obscurité. Bientôt Catherine et l'écuyer eurent disparu aux yeux de Saint-Rémy qui, très vite, furtivement mais avec une sorte de rage, essuya ses yeux à sa manche somptueuse.

Passée la porte de la ville, Catherine trouva Xaintrailles qui l'attendait avec une troupe tout armée. Les garçons qui la composaient ouvrirent des yeux ronds sous leurs chapeaux de fer en constatant que le messager de tout à l'heure était une femme comme l'attestaient les longs cheveux flottant sur son dos mais le capitaine leur imposa silence d'un geste sec. Saisissant le cheval au mors, il aida Catherine à descendre, nota sa rougeur.

— L'affaire a dû être chaude, marmotta-t-il. Vous avez l'air de sortir d'une dure bataille.

— Plus chaude encore que vous ne croyez. J'admets que vous aviez raison, messire Xaintrailles... mais j'ai échoué.

— Sans espoir ?

— Sans le moindre espoir. Il a peur...

Tenant toujours le cheval par la bride, Xaintrailles passa sa main libre sous le bras de Catherine et l'entraîna. Ils marchèrent un moment, en silence, puis le capitaine dit entre ses dents.

— J'aurais dû m'en douter ! Pour rien au monde il ne nous la rendrait. Le

Te Deum que Bedford a fait chanter à Paris donne la mesure de la peur qu'ils ont eue, tous tant qu'ils sont ! Il faudra trouver autre chose...

Mais Catherine, constatant qu'il lui faisait tourner le dos à l'abbaye Saint-Corneille et se dirigeait plutôt vers le vieux château de Charles V dont la masse triangulaire se découpait dans la nuit, s'arrêta net.

— Où me conduisez-vous ? Je veux retourner auprès d'Arnaud...

— C'est inutile. Il est inconscient. Et vous ne pouvez demeurer dans un couvent de bénédictins. Je vous ai fait préparer une chambre dans la maison d'une riche veuve où votre servante vous attend déjà. Demain matin vous pourrez venir aux nouvelles avant de repartir pour Bourges...

— Repartir pour Bourges ? Est-ce que vous êtes fou ? Pourquoi croyez-vous que je suis venue jusqu'ici ? Pour le plaisir contestable de me brouiller à mort avec Philippe de Bourgogne ? Tant qu'Arnaud y sera, j'y serai et aucune force humaine ne pourra m'en arracher, vous m'entendez ? Ni vous, ni personne...

— C'est bon ! fit-il conciliant avec un demi-sourire, ne criez pas si fort, vous allez ameuter tout le quartier ! Vous resterez, puisque vous y tenez, mais promettez-moi de n'aller au couvent qu'avec moi, sous ma garde. Je n'ai aucune envie que vous y fassiez du scandale. Au surplus, le siège va se durcir et je n'ai pas trop de tous mes hommes. Vous donner une escorte m'eût gêné. Allons, Catherine, cessez donc de me regarder avec cette mine furieuse. Vous n'avez pas encore compris, depuis le temps, que je suis votre allié ? Tenez, voici votre maison. Entrez et allez vous reposer, vous en avez le plus grand besoin.

— Mais... Arnaud ?

— Arnaud ne mourra pas cette nuit ! Le père prieur qui le soigne commence à reprendre espoir. Il dit qu'il devrait être mort depuis longtemps et que cette survie obstinée est bon signe. Il va essayer un nouveau traitement sur la nature duquel il reste muet comme une carpe...

Mal convaincue, Catherine enveloppa Xaintrailles d'un regard soupçonneux mais l'Auvergnat roux semblait curieusement détendu, ce soir. Il n'avait plus entre ses épais sourcils la barre soucieuse qu'il avait traînée tout le long de la route. Docile, déjà un peu rassurée, Catherine entra dans la maison dont il lui ouvrait la porte. Dans l'escalier, elle trouva Sara souriante.

— Viens, fit la tzingara, on t'a préparé un bon lit. Rien de comparable avec ces affreuses couchettes de moine ! Là-dedans, tu dormiras bien...

Il est certain que, le lendemain, Arnaud sans être encore vraiment mieux, avait perdu cet aspect cadavérique si terrifiant. Il était toujours pâle mais sa peau n'avait plus son reflet verdâtre et ses mains avaient enfin cessé leur tragique va-et-vient. Il écouta sans broncher le récit que lui fit Catherine de son entrevue avec Philippe de Bourgogne, indifférent en apparence, si lointain que la jeune femme se crut, une fois de plus, condamnée par lui.

— J'ai fait tout ce que j'ai pu, s'écria-t-elle alarmée. Je vous le jure ; mais il y a en lui certaines choses que nul ne peut vaincre...

— Appelez-les par leur nom, Catherine, intervint Xaintrailles. Le duc a peur de Jehanne, tellement peur que cela domine même son amour pour vous !

— Je m'en doutais un peu, fit enfin Arnaud, mais je n'aurais pas cru que ce fût à ce point. Vous n'avez rien à vous reprocher, Catherine, je suis sûr que vous avez fait de votre mieux. Maintenant... Jean va vous faire reconduire à Bourges.

Xaintrailles fit la grimace et vint se pencher au-dessus du lit de son ami pour être sûr que nul ne ; l'entendrait de l'extérieur.

— C'est ce que je comptais faire, mais elle ne veut pas. Elle veut rester.

— Pourquoi faire ? fit le blessé tout de suite mécontent.

Il était déjà tout prêt à se mettre en colère et Catherine préféra plaider elle-même sa cause.

— Pour vous aider ! Je devine que vous n'allez pas laisser les choses dans l'état où elles sont. Vous allez tout tenter, n'est-ce pas, pour délivrer Jehanne ? Alors, gardez-moi, laissez-moi vous aider... laissez- moi au moins cela...

Les yeux noyés de larmes, elle prit entre les siennes les mains d'Arnaud et s'y accrocha.

— Comprenez que j'ai échoué ! J'ai du mal à l'admettre et je peux beaucoup pour vous : j'ai de l'or, des joyaux qui valent une fortune.

— D'où sortez-vous tout cela ? demanda Xaintrailles moqueur.

— Vous allez voir...

Pressentant vaguement ce qui allait se passer, Catherine s'était munie en venant au couvent de la cassette emportée depuis Bourges et dont, jusque-là, elle avait négligé de parler à Xaintrailles. Elle alla la prendre sur la table où elle l'avait posée en entrant, l'apporta sur le pied du lit, l'ouvrit... La lumière pauvre de la cellule se concentra sur le fabuleux mélange de pierres et d'or, arrachant aux deux hommes une exclamation de surprise admirative.

— Bon sang ! grogna Xaintrailles. Quand je pense que nous avons traîné tout ça depuis Bourges. Il y avait de quoi nous faire étriper par n'importe quel parti rencontré... ennemi ou ami !

Avec un effort pénible, Arnaud était arrivé à se soulever. Sa main amaigrie fouillait les bijoux entassés en vrac, en tirait le grand collier d'améthystes que Garin, jadis, avait offert à Catherine pour leurs fiançailles.

— Je connais ce bijou..., fit-il lentement. Vous le portiez... à Arras, n'est-ce pas ?

Elle fut heureuse qu'il s'en souvînt, fouilla dans un coin du coffret et sortit une pochette de peau serrée par un cordon. L'instant suivant, l'énorme diamant noir étincelait au creux de sa main.

— Et celui-là, je le portais à Amiens quand vous avez défié le duc Philippe, fit-elle doucement.

Un fugitif sourire détendit les traits du blessé.

— Est-ce que vous croyez que je ne m'en souviens pas ? Ou bien que je ne vous avais pas vue ? Morbleu... vous écrasiez toutes les autres sous votre splendeur insolente dans votre robe noire ! Et vous voulez sacrifier tout cela pour une cause qui n'est même pas la vôtre ?

— Pour que vous compreniez que je veux vous aider, rectifia Catherine et pour que vous me rendiez au moins un peu d'estime. J'ai compris, depuis longtemps, que rien n'est possible entre nous, que rien ne peut nous être commun si ce n'est, peut-être, la mort. Laissez-moi au moins cela.

Elle avait parlé avec tant de passion que l'ironie s'effaça des yeux d'Arnaud. Un moment, ils demeurèrent fixés sur elle sans que la jeune femme pût déchiffrer leur expression. Enfin, il soupira :

— Vous êtes vraiment une étrange fille, Catherine ! Je crois bien... que je ne vous comprendrai jamais. Restez, si vous le voulez. A pareil prix, je serais ingrat et injuste de vous l'interdire.

Il avait trop parlé pour sa faiblesse et se laissait aller sur ses oreillers, tandis que les ailes de son nez se pinçaient. Mais Catherine était trop heureuse pour s'en inquiéter. D'un geste vif, elle rassembla les pierreries, les fourra dans le coffret et mit ce dernier dans les bras de Xaintrailles stupéfait.

— Gardez ça, messire Jean !... et cherchez par la ville un usurier qui vous l'achète. Il doit bien s'en trouver encore.

— Il s'en trouve encore mais nous sommes assiégés, vous l'oubliez. Ils ne se montreraient pas assez généreux. L'or liquide peut servir, dès maintenant, mais avec des pierres de cette valeur on rachèterait la vie d'un roi. Il serait fou de les lâcher à vil prix !

Le père prieur rentrait dans la cellule à cet instant, portant sur un plateau des bandes, de la charpie et divers pots et boîtes pour changer le pansement du blessé. Catherine et Xaintrailles, après un dernier regard sur Arnaud, sortirent et regagnèrent la rue. Au seuil, ils se séparèrent. Le capitaine devait aller vers les remparts où l'appelait son devoir de soldat. Catherine allait rentrer chez elle.

— Jusqu'à nouvel ordre, fit Xaintrailles, il vaut mieux que vous gardiez le trésor de guerre. Je ne me vois pas repousser l'assaut des Bourguignons avec une fortune sous le bras. Cachez-le bien !

— Soyez sans crainte. Bonne chance, messire !

Elle allait s'éloigner, quand il la rappela :

— Catherine ?

— Oui ?

Il grimaça un sourire et l'assaisonna d'une contrition comique :

— Nous ne valons pas cher, Montsalvy et moi. Je crois bien qu'aucun de nous n'a songé à vous dire merci !

Elle lui rendit son sourire, contente de lire tant d'amitié vraie dans le regard brun du compagnon d'Arnaud. Désormais, elle le sentait, elle pourrait compter entièrement sur Xaintrailles qui la soutiendrait de tout son pouvoir.

Une amitié sans prix, en vérité.

— C'est inutile, fit-elle gentiment. Moi, je vous dois bien plus !

Un charroi qui passait les sépara. Des hommes de la milice bourgeoise traînaient, dans des charrettes, des boulets de pierre destinés aux bombardes, des fagots et des jarres d'huile qu'ils allaient monter sur le rempart. Déjà du côté de la rivière on entendait tonner les canons anglais et bourguignons. La mati née arrivait en son milieu et l'ennemi décidait, sans doute, de passer à l'attaque. Mais, tandis que les hommes couraient aux murailles, les femmes continuaient tranquillement à s'occuper de leur ménage comme si de rien n'était, habituées au tintamarre et à l'agitation de la guêtre. Tout à l'heure, elles iraient rejoindre leurs hommes avec ce qu'il fallait pour panser les blessés : le vin et l'huile pour laver les plaies, le linge déchiré pour les bandes et les linceuls pour ensevelir les morts. Catherine décida de se joindre à elles puisqu'elle n'avait rien de mieux à faire. Elle rentra chez elle, mettre la cassette en lieu sûr, et changer ses vêtements d'homme pour une robe de futaine bleue que Sara lui avait procurée, puis, comme les autres, prit le chemin du rempart.

Une fois engagée, la guérison d'Arnaud fit des progrès extraordinairement rapides, due en grande partie à la constitution vigoureuse du capitaine.

Quand vint l'été, il put quitter enfin son lit au couvent Saint-Corneille et, dans les premiers jours d'août, reprendre sa place parmi les défenseurs de la ville. Car Compiègne tenait toujours, avec tant d'opiniâtreté que Philippe de Bourgogne, découragé et rappelé de surcroît à Liège par de graves perturbations, était parti, laissant l'armée à Jean de Luxembourg.

Contrairement à ce qu'avait craint Xaintrailles au moment de la capture plus que suspecte de Jehanne, Guillaume de Flavy poursuivait la défense de la ville avec un courage et une opiniâtreté remarquables. Le bruit courait parmi les capitaines qu'en relevant trop vite le pont-levis, le gros Flavy avait seulement assouvi la haine que portait à la Pucelle le chancelier archevêque de Reims Regnault de Chartres, son parent. Un service rendu entre cousins en quelque sorte...

Malheureusement, la situation empirait. L'investissement de Compiègne, malgré la forêt, était désormais total. Luxembourg tenait Royal-Lieu et la route de Verberie tandis qu'une grosse bastille, confiée aux sires de Créqui et de Brimeu, avait été bâtie sur le chemin de Pierrefonds, à l'orée de la forêt.

Les vivres devenaient rares, les convois ne pouvaient plus passer. Les communications avec le reste du pays n'étaient plus établies que par quelques hommes courageux qui, à la faveur de la nuit, parvenaient à quitter subrepticement la ville ou à y rentrer.

Catherine passait toutes ses journées auprès des murailles, à une sorte de poste de secours pour les blessés qui avait été établi par les dames de la ville.

Elle et Sara s'y rendaient chaque fois qu'une attaque s'annonçait et y travaillaient jusqu'aux extrêmes limites de leurs forces. La nuit, éreintées, elles s'écroulaient sur leurs lits et dormaient comme des souches malgré la faim qui venait et la chaleur.

L'été arrivait à son point le plus chaud et ajoutait aux souffrances des défenseurs de la ville. Les mouches, par épais nuages noirs, harcelaient les soldats et martyrisaient les blessés. Certains cas de peste s'étaient déclarés et, pour éviter la propagation du fléau, on murait les maisons contaminées, on brûlait les cadavres. Le peu de vivres que l'on pouvait se procurer encore ne se conservaient pas. Seule l'eau, grâce à la rivière, ne manquait pas mais il fallait aller la puiser de nuit pour ne pas tomber sous le feu de l'ennemi. Mais ce n'étaient pas les peines physiques qui atteignaient le plus cruellement Catherine. Chaque jour, habillée en garçon et sous la conduite de Xaintrailles, elle s'était rendue au couvent Saint- Corneille et, chaque jour, elle en sortait un peu plus triste, un peu plus découragée. Non qu'Arnaud fût réellement désagréable pour elle, mais il demeurait dans les limites étroites d'une stricte courtoisie, d'une simple politesse qui désolaient la jeune femme.

Elle eût aimé, faute de pouvoir le soigner, qu'il lui permît de demeurer longuement auprès de lui, qu'il lui parlât d'autre chose que du siège ou de la captivité de Jehanne... de lui, par exemple, de toutes ces années écoulées où il avait vécu sans qu'elle sût rien de lui, de son enfance aussi. Michel, durant les quelques instants passés avec elle dans la cave du Pont-au-Change, lui en avait parlé spontanément et avec des couleurs si chaudes que Catherine souhaitait d'Arnaud d'autres confidences. Mais, elle le sentait bien, il ne désarmait pas. Ses préoccupations passaient au-dessus d'elle, s'adressant toutes à la Libératrice, négligeant la femme qui souffrait à ses côtés. Quand elle revenait vers sa maison où l'attendait Sara, Catherine songeait bien souvent, et avec quelle tristesse, que le cadavre de Michel resterait sans doute un éternel obstacle entre eux puisqu'elle n'avait aucun moyen de faire comprendre à Arnaud qu'elle n'était pas coupable. Rien que sa parole ! Et il ne la croirait pas ; il ne l'avait jamais crue... Son actuelle façon d'être envers Catherine venait, visiblement, du fait que l'on ne peut rabrouer une femme qui est prête à sacrifier et sa vie et une fortune pour vous aider, sinon, et Catherine en avait le sentiment profond, il l'eût écartée de lui impitoyablement.

Par un espion espagnol, on eut des nouvelles de Jehanne. Elle avait tenté de s'échapper de Beaulieu et avait été conduite à Beaurevoir chez Jean de Luxembourg. Une nouvelle tentative avait failli lui être fatale. Jehanne avait manqué se tuer en sautant d'une tour. On l'avait ramassée à demi morte dans le fossé.

Mais les rigueurs du siège ne permettaient aucune tentative vers elle.

L'ennemi resserrait son étreinte, il devenait de plus en plus difficile de sortir.

Tout au plus parvint-on à faire passer un messager au maréchal de Boussac qui tenait la campagne en Normandie. La ville était à bout de souffle. La faim et la maladie fauchaient impitoyablement dans les rangs des vaillants défenseurs. Si les secours n'arrivaient pas très vite, la reddition viendrait à brève échéance.

— Être immobilisés ici, affamés comme des rats dans un trou, rageait Arnaud, tandis que les Bourguignons tiennent Jehanne et que le roi ne fait rien pour la sauver !...

— Tu penses bien que La Trémoille est là pour veiller au grain, ricanait Xaintrailles. Celui-là a juré la perte de Jehanne.

Enfin, comme octobre finissait, les secours arrivèrent. Un convoi de vivres parvint à passer, ranimant les courages, tandis que l'armée du maréchal de Boussac prenait les Anglo Bourguignons à revers. Malgré la défense que lui opposèrent Luxembourg et le comte de Huntington, les bastilles tombèrent les unes après les autres. Boussac, forçant le passage, entra dans la ville.

Une seule sortie, mais massive, eut raison de l'opiniâtreté des assiégeants.

On s'attendait pour le lendemain à une grande bataille rangée, il n'en fut rien. Quand le jour se leva, il éclaira le désert qui avait été le camp de l'ennemi : il avait disparu sans tambour ni trompettes. Compiègne était sauvée... et, juste au même moment, Arnaud se trouva complètement guéri.

Mais il ne tenait plus en place, piaffant d'impatience, avide de se lancer sur la trace de Jehanne pour essayer de l'arracher à ses ennemis. Lui, Xaintrailles et Catherine établissaient déjà un plan de campagne quand une terrible nouvelle les anéantit, réduisant en poussière leurs beaux projets : Jean de Luxembourg avait accepté les offres des Anglais. Il leur avait vendu sa prisonnière pour dix mille écus d'or1. Jehanne d'Arc était aux mains de ses ennemis mais nul ne savait encore ce qu'il allait advenir d'elle ni où elle se trouvait au. juste.

Le soir où la nouvelle leur parvint, les trois compagnons étaient réunis dans la maison de Catherine. Après un long moment de silence, Xaintrailles dit :

— Il faut nous séparer !

— Nous séparer ? s'écria Catherine tout de suite alarmée. Mais c'est impossible ! Vous m'aviez promis...

— Que vous nous aideriez à la délivrer ? Je vous le promets toujours mais pour le moment nous ne savons même plus où elle est ni vers quelle destination on la conduit. Tant que nous ne le saurons pas, nous ne pourrons rien faire.

— En Angleterre, sans doute, fit Arnaud !

— C'est possible et, dans ce cas, Catherine nous sera très utile en tant que bourguignonne. On ne doit guère connaître là-bas les potins de Bruges.

Nous passerons pour ses serviteurs. Mais, en attendant, il faut chercher.

Catherine, je vais vous faire accompagner au couvent des Bernardines de Louviers dont ma cousine est abbesse. La Hire tient la ville, elle n'est pas éloignée de Rouen, l'un des quartiers principaux des Anglais, ni de la mer.

Quand nous aurons une certitude, nous vous reprendrons. Voyons... vous n'allez pas pleurer. C'est la meilleure solution. Jusque-là vous nous gêneriez et...

La voix coupante d'Arnaud trancha le débat.

— Inutile de faire tant d'histoires ! Elle doit comprendre que des hommes de guerre ne peuvent la traîner partout avec eux. Nous irons la chercher quand nous aurons besoin d'elle, voilà tout !

Malgré les objurgations de Xaintrailles, Catherine

1. Environ 1 200 euros.

eut bien du mal à ne pas éclater en sanglots. Avec quelle hâte il saisissait le premier prétexte de se débarrasser d'elle ! Il n'y avait rien à faire ! Il la détestait réellement et la détesterait sans doute toute sa vie. Elle baissa la tête pour qu'il ne vît pas les larmes dans ses yeux.

— C'est bien, fit-elle tristement. J'irai dans ce couvent.

L'hiver enfermait dans sa gangue de glace et de neige la petite ville de Louviers, réduisant à rien son activité, aussi bien artisanale que militaire.

Les bras de l'Eure, prisonniers d'une couche glauque et blanche, immobilisaient les tanneries, les corroieries et les moulins, ceux tout au moins que la guerre n'avait pas détruits. Quant aux soldats, ils étaient : entrés dans l'habituelle période de vie végétative que ramenait chaque année la mauvaise saison. La neige, épaisse, feutrait les champs et les chemins. On ne pouvait franchir les murs de la ville sans enfoncer j jusqu'aux genoux. Pourtant, le printemps n'était pas bien loin. Février se terminait.

Depuis plus de trois mois qu'elle vivait chez les Bernardines, Catherine s'était pliée, sans effort apparent, aux règles rigides de la vie conventuelle.

La mère Marie-Béatrice, cousine de Xaintrailles, l'avait accueillie avec bonté. Elle ressemblait curieusement au grand capitaine rouquin et cette ressemblance avait été agréable à Catherine. Elle et Sara occupaient, dans le couvent, une grande chambre un peu mieux meublée que les cellules des nonnes mais elles mettaient un point d'honneur à participer autant que possible à la vie de la communauté.

Les longues stations à la chapelle, jadis si pénibles à la jeune Catherine lorsqu'elle accompagnait Loyse, lui étaient devenues agréables et même nécessaires. Elle avait l'impression qu'en parlant d'Arnaud à Dieu, elle se rapprochait un peu de lui. En vérité, elle n'avait plus guère d'espoir qu'en la Divine Puissance pour le lui ramener. Songerait-il vraiment à tenir sa promesse de la laisser les accompagner au secours de Jehanne ? Elle n'y croyait plus. Trois mois de silence absolu étaient passés et les bruits du monde s'éteignaient à la porte du couvent, même ceux de la guerre...

Pourtant, de cette guerre, Louviers avait eu sa large part. Prise et reprise, elle était depuis quelques mois aux mains de La Hire qui s'en était emparé après une fulgurante campagne normande au cours de laquelle il avait eu la gloire de reprendre Château-Gaillard aux Anglais. Maintenant, il tenait Louviers et le tenait bien. La terreur qu'inspirait son nom l'aidait à maintenir dans l'obédience l'arrière-pays et là où flottait son étendard noir à la vigne d'argent1 régnait une relative tranquillité bien que l'Anglais ne fût pas loin.

Chaque soir, avant de se coucher, Catherine passait un long moment sur une tourelle du couvent, regardant la campagne blanche où les chemins disparaissaient. Parfois, des cavaliers approchaient de la ville et, à ces moments-là, son cœur battait plus vite mais la déception venait aussitôt. Ce n'étaient jamais ceux qu'elle espérait voir venir. Jusques à quand lui faudrait-il demeurer ici, attendant vainement ? Devrait-elle encore partir par les chemins,

1. Armes parlantes : il s'appelait Etienne de Vignolles.

dans les dangers et la peur, à la recherche de celui qu'elle aimait et qui la repoussait si obstinément ?

— Tu devrais être plus calme, lui disait Sara. Les hommes oublient facilement les femmes quand le démon de la guerre les tient.

— Arnaud fait tout ce qu'il peut pour m'écarter de lui... Il ne viendra jamais me chercher.

— L'autre capitaine, celui qui a des cheveux rouges, tiendra la promesse qu'il t'a faite. J'en suis sûre, car, au moins, celui-là a de l'amitié pour toi.

Quant à l'autre, s'il est si dur, c'est peut-être qu'il a peur de toi et ne se sent pas sûr... Sois patiente, attends...

— Attendre, attendre, répondit Catherine avec un sourire amer. Je ne fais que cela ! Attendre et prier...

— Quand on prie, on ne perd jamais son temps. Continue !

Un matin, pourtant, comme Catherine sortait de la messe, une religieuse vint lui annoncer qu'on la demandait au parloir.

— Qui peut venir ? s'étonna Catherine en s'efforçant de faire taire en elle l'espoir brusquement surgi.

— Messire de Vignolles avec un moine et un autre personnage que je n'ai jamais vu.

Allons, ce n'étaient pas encore eux ! Tirant sur ses cheveux le voile de soie bleue qui allait glisser sur ses épaules, Catherine confia son livre d'heures à Sara et gagna le parloir. Mais, quand la porte s'ouvrit devant elle, elle reçut un si violent coup au cœur qu'elle dut se retenir pour ne pas crier. Arnaud était en face d'elle, avec frère Étienne Chariot et La Hire.

Vous ! souffla-t-elle, vous êtes venu... Gravement, sans sourire, il inclina brièvement sa haute taille.

— Je suis venu vous chercher. Frère Étienne que voici arrive de Rouen où Jehanne est captive depuis la Noël. Il nous apporte un moyen d'entrer dans la ville, ce qui n'est pas aisé car de nombreuses troupes anglaises la tiennent.

Catherine était heureuse de revoir frère Étienne. Il y avait beau temps qu'elle ne s'étonnait plus de le voir paraître ou disparaître sans prévenir. Elle savait que l'agent secret de Yolande d'Aragon ne pouvait avoir la vie de tout le monde. Mais elle serra chaleureusement les mains du petit cordelier.

— Ainsi, vous savez où est Jehanne ? demanda-t-elle sans regarder Arnaud car elle ne se sentait pas sûre d'elle et craignait de paraître trop émue.

— Elle est au château de Rouen1, gardée dans un cachot du premier étage de la tour de Bouvreuil qui donne sur les champs. Cinq soldats anglais la surveillent jour et nuit : trois dans le cachot même et deux à la porte. De plus, elle est enchaînée par les pieds à une énorme pièce de bois. Bien entendu, la tour et le château regorgent de soldats car le jeune roi Henry VI et le cardinal de Winchester2, son oncle, logent au château.

A mesure qu'il parlait, le cœur de Catherine se serrait, le visage d'Arnaud et de La Hire se rembrunissaient.

— Autrement dit, fit le Gascon, on ne peut l'atteindre ! Tuer cinq hommes n'est rien mais il semble qu'il y en ait beaucoup d'autres !

Frère Étienne haussa les épaules. Son visage jovial avait perdu sa gaieté.

Des plis nombreux se creusaient sur son front.

— Dans un cas semblable, la ruse a souvent plus de chances que la force.

Jehanne sort chaque jour pour se rendre aux séances du procès.

— Construit jadis par Philippe-Auguste.

— Henry Beaufort. On l'appelait aussi le cardinal d'Angleterre.

Un même cri sortit de la poitrine des trois auditeurs du moine.

— Un procès ? Qui le lui fait ?

— Qui voulez-vous que ce soit ? Les Anglais, bien sûr. Mais sous les couleurs d'un procès religieux. C'est devant un tribunal ecclésiastique qu'elle comparaît, composé exclusivement de prêtres dévoués aux Anglais. La plupart viennent de l'Université de Paris qui leur est tout acquise. L'évêque de Beauvais, Pierre Cauchon, le préside avec l'aide de son ami Jean d'Estivet, promoteur du procès. On dit qu'il a promis à Warwick la mort de Jehanne et je le crois capable d'y parvenir.

Le nom avait frappé Catherine. Elle revoyait l'universitaire aigri et besogneux du temps de la Caboche, le prélat bouffi d'orgueil et de suffisance rencontré à Dijon. Certes, le juge de Jehanne devait être à la hauteur des deux autres personnages. En se rappelant la dureté des petits yeux jaunes de l'évêque, la jeune femme frissonna. En de telles mains, Jehanne n'avait à attendre ni pitié ni merci.

— Le but de ce procès ? demanda La Hire avec hauteur.

— Déshonorer le roi de France en démontrant que sa couronne lui a été gagnée par une sorcière et une hérétique, apaiser la rancune des Anglais en livrant Jehanne au bûcher, répliqua tranquillement frère Étienne.

Un moment de silence suivit les terribles paroles dont chacun écoutait l'écho résonner au fond de sa conscience et de son cœur. Enfin, Arnaud soupira :

— C'est bon. Dites à Catherine ce que vous nous offrez...

Voici ! J'ai de la famille à Rouen. Une bien intéressante famille : mon cousin Jean Son est maître maçon... et il est chargé de l'entretien du château. Ce sont des gens très bien, jouissant d'une belle aisance et... de l'entière sympathie de l'occupant avec lequel ils entretiennent d'assez bonnes relations d'affaires et même un peu plus.

— Des amis des Anglais ? fit Catherine ahurie.

— Mais oui ! fit frère Étienne imperturbable. Je vous ai dit que mon cousin jouissait de la sympathie des Anglais mais je ne vous ai rien dit de ses sympathies à lui. C'est, au fond, un fidèle sujet du roi de France comme tous ceux de cette malheureuse cité de Rouen. Ses relations peuvent être fort utiles car, en plus, sa femme Nicole est lingère. Elle travaille pour le jeune roi et aussi pour la duchesse de Bedford qui est à Rouen en ce moment. C'est une femme fort revêche que dame Nicole... mais, grâce à elle, la duchesse a su que les gardes de Jehanne avaient tenté de la violer et ils ont été remplacés par d'autres qui ont reçu une sévère consigne. Mes cousins recevraient volontiers un ou deux membres de leur famille, réfugiés de Louviers par exemple. Personnellement, je verrais assez un ménage modeste... un maçon et son épouse, peut-être.

Ses yeux vifs allaient d'Arnaud à Catherine et revenaient au capitaine.

L'intention était claire mais le mot « ménage » empourpra les joues de la jeune femme. Arnaud ne disait rien. La Hire se frottait le menton en faisant une affreuse grimace tant il réfléchissait profondément.

— Une bonne idée ! fit-il enfin. Ça en ferait toujours deux dans la place !

— Trois, si vous voulez bien, dit frère Étienne. Vous pensez bien que j'y retourne ! Je suis venu seulement vous mettre au courant et voir avec vous ce que l'on pouvait faire. Quand j'ai appris que Madame de Brazey était ici, cela m'a donné des idées.

La Hire se tourna vers Arnaud qui ne soufflait toujours mot et lui appliqua sur l'épaule une claque retentissante.

— Qu'en dis-tu ? Te sens-tu des dispositions pour le métier de maçon et celui, bien plus pénible, d'homme marié, fictivement tout au moins ?

Les yeux sur Catherine, Arnaud répondit brièvement :

— Je suis d'accord !

— Et je suppose que dame Catherine l'est aussi. C'est bon. Vous partirez demain. Que Dieu et Notre- Dame vous viennent en aide car vous en aurez besoin.

La Hire avait raison de supposer que Catherine était d'accord. Elle était même presque folle de joie. Passer quelque temps, même sous un déguisement, pour la femme d'Arnaud, c'était un rêve comme jamais encore elle n'avait osé en caresser. L'aventure dangereuse allait-elle se changer en un rapprochement plus doux ? Qui pouvait savoir si, durant les heures d'intimité obligatoires que ce subterfuge leur vaudrait, elle ne trouverait pas le moyen de le rapprocher d'elle, de rallumer en lui le feu de la chair auquel, par deux fois, il avait succombé. Pour cacher sa joie, elle demanda :

— Qu'est devenu messire Xaintrailles ?

Ce fut Arnaud qui répondit, avec un haussement d'épaules agacé.

— Il a rencontré une espèce d'illuminé, un berger du Gévaudan nommé Guillaume qui prophétise et se dit envoyé de Dieu. Xaintrailles est en extase devant lui et le traîne partout à l'armée. Il compte sur lui pour l'aider à délivrer Jehanne1. Il espère nous rejoindre plus tard... mais je n'y compte pas.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu'il faut être complètement fou pour ne

1. Le berger ne dura pas longtemps. Talbot fit Xaintrailles prisonnier et se hâta de jeter le berger à l'Oise, dûment cousu en un sac de cuir.

pas voir que ce berger est un imposteur du même genre que cette fille de La Rochelle à qui Jehanne conseillait d'aller « faire son ménage et soigner ses enfants ». Il faut croire que Xaintrailles a perdu le sens, conclut Arnaud d'un ton rogue.

Un jour de la fin mars, peu après l'heure de none, un groupe misérable franchissait la porte du Grand- Pont et entrait dans Rouen : un homme, une femme, un moine. Le tout suffisamment poussiéreux et crotté pour ne s'attirer, de la part des archers anglais qui gardaient la porte, qu'un regard superficiel et dédaigneux. Ils jouaient aux dés sur un tonneau et ne se dérangèrent même pas pour visiter le baluchon que l'homme portait à l'épaule et qui devait contenir toute la fortune du ménage. Quant au moine, il n'avait visiblement pour toute richesse que son froc brun effrangé et son chapelet de buis. Il est probable qu'il en eût été tout autrement si les soldats de garde avaient pu deviner que la robe salie de la femme portait dans ses coutures une fortune de pierreries et surtout un gros diamant noir. Le reste de cette fortune se logeait dans les boules de buis du chapelet noué à la taille du moine.

Non rasé depuis trois jours, vêtu d'une souquenille crasseuse et de chausses trop larges qui tire- bouchonnaient autour de ses jambes nerveuses de cavalier, un bonnet informe drapé sur sa tête et se tenant aussi voûté que possible pour masquer sa haute taille, Arnaud était méconnaissable.

Catherine, habillée d'une robe bleue délavée, d'une cape brune trouée et les cheveux tirés impitoyablement sous une cornette qui n'avait pas été blanche depuis longtemps, ne lui cédait en rien.

— Jean Son et sa femme habitent dans la rue aux Ours, leur dit frère Etienne une fois franchi le dangereux passage du corps de garde, tout près du Beffroi. Ce n'est pas loin. Mais, pour l'amour de Dieu, mon cher ami, tâchez de baisser les yeux quand vous rencontrez un Anglais et ne le mitraillez pas de ce regard fulgurant qui sent son guerrier d'une lieue !

Arnaud, confus, grimaça un sourire et rougit.

— Je ferai de mon mieux. Mais c'est dur, frère Etienne ; la vue de leurs chapeaux de fer et de leurs hoquetons verts à croix rouge se prélassant à l'aise dans une ville française me fait voir rouge !

— Vous vous y ferez... du moins momentanément.

L'ancienne capitale des ducs de Normandie offrait

un visage d'une profonde tristesse qui ressortait étrangement sur la splendeur de son décor. Les hautes maisons à pignons, si belles avec leurs boisages apparents, leurs enseignes savamment découpées et l'élancement aérien des flèches d'église, les tours normandes magnifiées de gothique flamboyant, portant couronnes ciselées comme autant de reines, faisaient un cadre étrange aux silhouettes pressées, aux yeux baissés, aux visages mornes des habitants. Point de joyeux vacarme aux carrefours et, dans les échoppes à moitié vides, on sentait les restrictions. Des femmes silencieuses faisaient queue aux boulangeries, aux étals des bouchers et des tripiers, les pieds dans la neige avec l'espoir d'obtenir quelque chose. Par contre on voyait partout des soldats à casaque verte. Deux par deux ou trois par trois, ils déambulaient dans les ruelles, surveillant visiblement. Les consignes les plus sévères avaient été données depuis l'ouverture du procès qui tenait ses assises dans la chapelle du château, tant on craignait un coup de main soit dans le but de délivrer la prisonnière, soit pour attenter à la vie des hauts personnages que la forteresse abritait derrière son enceinte à sept tours.

Quand les trois compagnons atteignirent la boutique de lingerie, atours et colifichets en tous genres, que tenait dame Nicole Son, ils virent que la lingère était très occupée à servir deux dames richement vêtues dont l'accent anglais prononcé désignait des dames de l'entourage de la duchesse de Bedford. Elles maniaient des dentelles de Flandres et des pièces de fine toile de lin avec une avidité qui fit sourire Catherine. Sur le comptoir, coiffant une tête de bois, un grand hennin à triple voile vaporeux, tout couvert de dentelle de Malines, accrocha un instant son regard. La mode bourguignonne semblait l'emporter en Normandie !

Mais dame Nicole, une grande femme sèche et noiraude qui portait sans aucune grâce une robe de beau drap d'Elbeuf gris ourlé d'agneau noir et une grande croix d'or sur une gorgerette de lin finement plissé, leur adressa un regard tellement offusqué que frère Etienne jugea bon de prendre la direction des opérations :

— La paix soit avec vous, dame Nicole ! ânonna- t-il d'un air confit, voilà vos pauvres cousins de Louviers que je vous amène... en bien triste état.

Vous aurez, je pense, du mal à les reconnaître. Ils ont tout perdu. Ce bandit écorcheur, cet Etienne de Vignolles que Dieu damne, a brûlé leur maison, leur a tout pris. Je les ai trouvés sur la route à demi morts...

— Comme c'est triste ! fit Nicole en considérant le couple avec un parfait dégoût. Menez-les à la cuisine, mon père. J'ai à faire !

Les deux dames anglaises avaient abandonné leurs dentelles et regardaient, elles aussi, les nouveaux arrivants. Elles hochaient la tête et chuchotaient entre elles avec une si visible compassion que Catherine retint une brusque envie de rire. Jugeant tout de même qu'il fallait faire quelque chose, elle plongea dans une maladroite révérence, balbutia avec une timidité fort bien jouée :

— Bonjour, ma cousine !

Le geste de dame Nicole fut celui que l'on emploie d'ordinaire pour chasser les mouches.

— Plus tard, plus tard !... Allez à la cuisine ! Vous voyez bien que vous gênez !

A la suite du frère, ils se dirigèrent vers une porte qui ouvrait dans le fond du magasin mais, en passant près de l'une des deux dames, celle-ci fouilla vivement dans son escarcelle et fourra une pièce d'or dans la main de Catherine, trop éberluée pour réagir.

— Poor woman ! s'écria la dame chaleureusement... C'était pour avoir une nouveau robe !

Un si bon sourire accompagnait ces mots que Catherine ne put se défendre d'une sympathie réelle pour cette femme charitable qui savait compatir à la misère d'une autre femme. Elle la remercia d'une révérence et d'un :

— Merci, gracieuse dame... Que Dieu vous bénisse !

Mais dame Nicole avait l'air proprement scandalisée.

— Madame la comtesse est trop bonne... une telle générosité ! Allons, vous autres, filez !

Quand ils arrivèrent dans la grande cuisine, bien chauffée par un grand feu flambant dans la vaste cheminée, la pièce était vide mais la porte qui donnait sur la cour de derrière était entrouverte. La servante devait être au puits ou à la basse-cour. Arnaud, qui, depuis l'entrée dans la maison, avait gardé le silence à grand-peine, grogna entre haut et bas.

— S'il faut vivre avec cette Nicole, je crois que j'aimerais mieux coucher sur le port avec les débardeurs.

Chut ! coupa frère Étienne. Il ne faut surtout pas se fier aux apparences.

Vous changerez peut-être d'avis sur le compte de votre hôtesse. Ah, voici la servante ! Une forte fille armée de deux seaux pleins entrait à cet instant dans la cuisine et, la trouvant envahie, faillit tout lâcher.

— Vous voulez quoi, vous autres ? s'écria-t-elle d'un ton rogue.

Frère Étienne allait répondre mais, juste à cet instant, dame Nicole sortit de son magasin.

— Ce sont des cousins de mon époux qui nous viennent de Louviers et qui ont tout perdu, fit-elle sans rien perdre de son aspect revêche. Il faut bien que nous les accueillions. Tu leur donneras à manger, Margot, et puis tu les conduiras dans la soupente. Quand le maître rentrera, il décidera de ce qu'on en fera !

— Grand merci de votre charité, bonne dame, commença frère Étienne, mais Nicole lui coupa la parole en haussant les épaules.

— On est chrétien ou on ne l'est pas. Nous sommes déjà à l'étroit et les vivres sont rares mais je ne peux pas laisser à la rue des parents de mon époux. A propos, suivez-moi, mon père, j'aimerais bien vous parler...

Il la suivit sans empressement, laissant Arnaud et Catherine en compagnie de la servante qui les regardait par en dessous. Elle ne trouva sans doute rien d'extraordinaire car elle se mit en devoir d'emplir deux écuelles de soupe, coupa un gros quignon de pain bis et poussa le tout devant les nouveaux venus.

— Comme ça, vous venez de Louviers ?

— Oui, fit Catherine en plongeant une cuiller dans l'épaisse soupe qui sentait bon. De Louviers...

— J'ai des cousins là-bas, des tanneurs... Guillaume Lerouge, vous connaissez ?

Cette fois, ce fut Arnaud qui se lança dans la bataille. Il s'arrêta de laper sa soupe à grand bruit, dans le meilleur style croquant, leva les yeux vers la grosse fille.

— Sûr ! Guillaume Le rouge ? J'pense bien que j'le connais... Pauvre gars ! L'a été pendu l'autre jour par c'bandit d'Vignolles ! Ah ! on vit d'drôles de jours. C'est dur pour l'pauvre monde.

Catherine, sidérée, n'en croyait pas ses oreilles. Depuis leur arrivée à Rouen, elle craignait à chaque instant qu'Arnaud ne trahît son origine seigneuriale par ses manières mais, tout à coup, il se montrait plus fort qu'elle à ce jeu. Il avait gagné d'ailleurs car Margot soupirait avec conviction :

— J'pense bien qu'c'est dur ! Mais ici, vous s'rez point trop malheureux.

Oh la maîtresse n'est point commode ! Pour être dure, l'est dure ! Mais on mange bien. V's'avez l'air solide, vous. Maître Jean vous trouvera de l'ouvrage et vot'femme trouv'ra à faire ici. L'aut'servante est morte. Alors, c'est pas l'travail qui manque.

— Et comme j'le crains pas, l'travail ! assura Catherine tandis qu'Arnaud, apparemment satisfait, achevait d'engloutir sa soupe.

Quand ce fut fini, il torchonna l'écuelle avec un morceau de pain, vida son gobelet d'un trait et s'essuya la bouche avec sa manche.

— Ça va mieux ! fit-il d'un air enchanté. Fameuse, la soupe !

Et, pour mieux montrer tout le bien qu'il en pensait, il lâcha un rot retentissant.

— V'nez alors, fit la servante, j'vais vous montrer vot' chambre. Dame, c'est point luxueux, ni même chauffé. Mais à deux, ajouta-t-elle avec un clin d'œil complice, on s'réchauffe, pas vrai ?

La soupente, nichée tout en haut de la maison, sous le pignon du grand toit à double pente, offrait l'aspect d'une boîte en forme de pyramide tronquée. Un certain nombre d'objets hors d'usage s'y entassaient et il y régnait un froid de loup. Mais Margot apporta deux paillasses qu'elle entassa l'une sur l'autre et un nombre suffisant de bonnes couvertures de laine.

— Demain, fit-elle, on f'ra un peu d'ménage là-d'dans. Mais, pour ce soir, l'important c'est qu'vous ayez point froid. R'posez-vous un brin.

Quand elle fut sortie, Catherine et Arnaud se retrouvèrent seuls et restèrent un moment, face à face, à se contempler. Puis, brusquement, Catherine éclata de rire. Il y avait trop longtemps qu'elle en avait envie.

— J'ignorais que vous possédiez de tels talents ! fit-elle moqueuse en prenant soin, toutefois, de voiler sa voix. Vrai, dans votre rôle de croquant, vous êtes parfait ! D'une vérité ! Et moi qui craignais votre trop grande hauteur.

— Je vous ai dit que j'ai été élevé comme un petit paysan... En fait, ajouta-t-il avec un sourire soudain qui illumina son visage, je crois bien que j'ai toujours été un paysan déguisé. Et je ne suis pas sûr de ne pas en être fier. Je ne suis pas du tout fait pour la vie mondaine... mais je dois reconnaître que vous vous tirez parfaitement de votre rôle, vous aussi !

Et, tout d'un coup, lui aussi se mit à rire, rejoignant Catherine dans cette gaieté franche qui les détendait et balayait pour un temps les rancœurs, les mauvais souvenirs. Ils riaient comme deux enfants qui ont fait une bonne farce, complices et accordés comme jamais peut-être ils ne l'avaient encore été, même au plus ardent des heures naguère partagées. Ils riaient encore quand dame Nicole pénétra dans la soupente, un paquet sous le bras.

— Chut ! fit-elle un doigt sur la bouche. On pourrait vous entendre et pour des réfugiés dépouillés de tout, vous me semblez un peu gais...

Elle souriait cette fois et Catherine constata que ce sourire conférait un charme extraordinaire à son long visage sans grâce. Elle jeta le paquet de vêtements sur les couvertures puis, tout naturellement, plongea dans une révérence.

— Messire et vous Madame, pardonnez l'accueil que j'ai dû vous faire...

et, par la même occasion, pardonnez-moi aussi mes rebuffades futures et ma mauvaise humeur à venir ! Je ne suis pas sûre de la servante, loin de là, ni d'ailleurs de personne !

Soulagée d'un grand poids car elle se sentait mal à l'aise depuis son arrivée chez les Son, Catherine alla spontanément embrasser Nicole tandis qu'Arnaud l'assurait qu'ils lui étaient, au contraire, grandement reconnaissants. Il valait bien mieux qu'il en fût ainsi. Ceci mis au point, Nicole ne s'attarda point pour que Margot ne se posât pas de questions. On leur apporta des ustensiles de toilette et de l'eau. Quand rentra maître Jean Son, ils étaient propres et présentables quoi que fort modestement vêtus comme il convient à des parents pauvres.

À première vue, le maître maçon n'était pas plus sympathique que son épouse. Gros et rougeaud, bouffi de graisse et d'orgueil, il promenait sur toutes choses un regard endormi, content de soi et vaguement condescendant qui ne plaidait pas en faveur de son intelligence. Mais ses « cousins » ne tardèrent pas à comprendre que cet aspect sottement inoffensif cachait un esprit clair et lucide, un réel courage et une profonde astuce normande.

— Reposez-vous ce soir, leur dit-il tout bas quand la servante eut fini de servir le souper. Demain, je vous montrerai notre cave. C'est là que nous tenons nos réunions sans crainte d'être entendus.

Quand le couvre-feu sonna, on dit la prière en commun puis chacun se retira chez soi. Arnaud et Catherine retrouvèrent leur mansarde et le cœur de la jeune femme se mit à battre sur un rythme plus rapide. Cette cohabitation la gênait et la remplissait de joie tout à la fois car, enfin... Margot n'avait pré paré qu'un seul lit. Elle ne savait pas bien si elle devait se réjouir ou craindre de nouvelles rebuffades. Mais, une fois entré, Arnaud ôta calmement l'une des deux paillasses du lit, l'entassa dans un coin et prit une couverture. Dans les objets de rebut, il avait trouvé une vieille tenture déchirée en grosse toile, qu'il tendit soigneusement entre Catherine et lui grâce au solivage du toit.

Elle le regardait faire, interdite, un peu déçue, il faut le dire. Quand il eut terminé, il se tourna vers elle, sourit et s'inclina aussi courtoisement que s'ils eussent été dans un château au lieu d'occuper un galetas sordide.

— Bonne nuit ! fit-il aimablement, bonne nuit... ma chère femme !

Quelques minutes plus tard, un ronflement sonore apprit à Catherine qu'il dormait bel et bien. La journée avait été dure et la jeune femme eût aimé en faire autant mais elle était trop énervée pour trouver le sommeil. Longtemps, elle se tourna et se retourna sur sa paillasse sans parvenir à s'endormir. Elle en voulait à Arnaud, à elle-même, au monde entier. Et si seulement cet imbécile avait bien voulu ronfler moins fort !

Une étrange existence commença, de ce moment, pour les deux compagnons d'aventure. Tout le jour, sous la surveillance de Nicole, Catherine travaillait d'arrache-pied dans la maison, aidant Margot à la cuisine, au lavage, au ménage et au repassage, essuyant de fréquentes rebuffades, surtout quand des étrangers étaient au magasin, bref jouant parfaitement son rôle de parente pauvre recueillie par charité. De son côté, Arnaud était entré pleinement dans sa peau de maçon. Le fait qu'il savait écrire lui avait valu d'échapper à de redoutables acrobaties sur les échafaudages et Jean Son, en lui confiant des fonctions de secrétaire, lui avait évité bien des curiosités et des étonnements de la part des autres ouvriers. Comme il était le cousin du patron, nul ne voyait d'inconvénient à ce qu'il fût traité un peu mieux que les autres...

Mais, la nuit venue et Margot endormie, il se tenait dans la cave des Son des conciliabules où la maçonnerie n'avait que fort peu de place. C'était là que l'on recevait des nouvelles sûres du procès grâce à certains Frère Prêcheurs de l'ordre de Saint Dominique, appartenant au couvent Saint-Jacques, qui suivaient régulièrement les séances, devenues privées au début du mois de mars. Ces moines, frère Isambert de La Pierre et frère Martin Ladvenu, aidaient Jehanne de tout leur pouvoir et la conseillaient de leur mieux quand ils pouvaient l'approcher. Mais Cauchon et Warwick faisaient bonne garde autour de leur proie et frère Isambert, qui avait conseillé à Jehanne d'en appeler au Pape et au Concile de Bâle, se vit menacer d'être mis dans un sac et jeté à la Seine par le terrible évêque de Beauvais. Tous deux plaignaient la Pucelle et l'admiraient profondément. Ils retraçaient pour Jean Son et ses amis son calvaire de chaque instant, rapportaient ses réponses, toujours si simples, si claires et si pleines de foi, aux pires pièges tendus par les docteurs, partiaux et avides de plaire au vainqueur, qui l'interrogeaient. Jehanne se défendait avec une intelligence, une maîtrise et une précision, dans sa mémoire des réponses déjà faites, qui tenaient du prodige, surtout lorsque l'on considérait que cette enfant de dix-huit ans ne savait ni lire ni écrire. Tout juste signer son nom.

— Tout, dans ce procès, est illégal, faux, pourri, disait frère Isambert de sa belle voix grave. Cauchon a promis de la tuer mais il désire surtout jeter le discrédit sur le roi de France. Et, pour en arriver là, il ne reculera devant rien !

On sut, par lui, que Jehanne avait été conduite dans la salle de tortures du donjon mais qu'elle était demeurée ferme et droite devant les fouets armés de plomb dont on la menaçait, que rien ne parvenait à abattre son extraordinaire courage. Mais, plus les jours passaient et plus elle était difficile à atteindre.

Jean Son, accompagné d'Arnaud qui, pour être mieux déguisé, avait laissé pousser sa barbe, s'était rendu à la tour de Bouvreuil sous prétexte d'examiner la maçonnerie et de s'assurer qu'aucune galerie n'avait été creusée pour faire évader la prisonnière. Tous deux étaient revenus désespérés.

— Nul ne peut lui parler. Elle est gardée à vue, plus que sévèrement. Et le château regorge de soldats. Nous avons été fouillés au moins dix fois à l'aller et au retour. Il faudrait une armée solide pour attaquer pareille forteresse, dit Arnaud en se laissant tomber sur un escabeau. Nous n'y arriverons jamais... Jamais !

Un moment, les conjurés avaient songé à tenter d'acheter certains juges au moyen des bijoux de Catherine. Mais frère Isambert les en avait dissuadés.

— Ce serait inutile. Il me répugne de porter pareil jugement sur des hommes d'Église mais ils accepteraient la fortune offerte... et vous livreraient aussitôt. Aucun d'eux n'hésiterait, même un instant, à manger à plusieurs râteliers. Ceux qui étaient de bonne foi, comme l'évêque d'Avranches, se sont récusés depuis longtemps.

— Que faire, alors ? demanda Catherine.

Maître Jean Son haussa ses grasses épaules et

avala d'un trait un plein pot de vin pour se donner du courage.

— Attendre le jour de la condamnation... puisqu'elle doit immanquablement venir et tenter quelque chose à ce moment-là. C'est notre seule chance... la seule chance de Jehanne, que Dieu ait pitié d'elle, dit-il.

Quand ils quittaient le profond caveau voûté, ancien cellier roman, qui servait de cave à Jean Son et se retrouvaient dans leur soupente, Arnaud et Catherine ne trouvaient plus rien à se dire. Entre eux se dressait l'ombre tragique et pitoyable de la prisonnière. Elle les unissait dans le même effort, la même volonté de l'arracher à un sort injuste mais, en même temps, elle les séparait de toute la hauteur de son martyre. Comment s'abandonner à l'amour quand on savait tout ce que, si près, endurait la jeune fille?

Mais, un soir, comme on allait se mettre à table pour le souper, quelqu'un frappa au volet de la rue. Margot alla ouvrir. Un homme de haute taille, tout vêtu de noir, entra.

— Le bonsoir à tous ! fit-il, et pardon si je dérange. Il faut que je voie maître Son.

L'homme portait un capuchon qui cachait une partie de son visage mais Catherine vit clairement qu'à son aspect Nicole avait pâli et frissonné. Elle se pencha vers sa pseudo-cousine, demanda tout bas :

— Qui est-ce ?

— Geoffroy Terrage... le bourreau ! fit l'autre d'une voix blanche. Sans même prendre la peine de dissimuler son expression de dégoût, Jean Son s'était levé de table et avait interposé sa massive personne entre les femmes frissonnantes et la silhouette noire de l'exécuteur.

— Que veux-tu ? demanda-t-il rudement.

— J'ai besoin de vous, maître Son, et dès demain. J'ai reçu ordre de faire dresser pour après-demain, jeudi 24 mai, une haute maçonnerie de plâtre dans le cimetière Saint-Ouen.

— Pourquoi faire cette maçonnerie ?

Terrage détourna les yeux, pris d'une gêne subite devant tous ces regards fixés sur lui et dont aucun ne songeait à dissimuler son angoisse.

— Un bûcher ! fit-il courtement.

Puis, comme nul ne soufflait mot dans les assistants glacés d'horreur, il ajouta :

— Un bûcher assez haut pour que, de partout, on puisse voir la condamnée... trop haut pour qu'une fois allumé, je puisse l'atteindre par-derrière et l'étrangler discrètement.

Malgré le sentiment du danger couru, Catherine ne put se taire.

— Jehanne n'est pas condamnée, que je sache !

Le bourreau haussa les épaules, indifférent.

— Que voulez-vous que je vous dise ? On m'a donné des ordres, je les exécute. Je peux compter sur vous, maître Son ?

— Ça sera fait ! répondit le maître maçon sans parvenir à dissimuler tout à fait le tremblement de sa voix. Bonsoir !

— Bonsoir !

Quand il fut sorti, tous restèrent figés sur place, même Margot qui, sa marmite dans les mains, regardait d'un air stupide la porte par laquelle le bourreau était sorti. Au bout d'un instant seulement, elle vint poser sa charge sur la table, se signa vivement.

— Pauvre fille ! fit-elle. Le bûcher... c't'une mort affreuse !

Tard dans la soirée, longtemps après que se fut terminé le plus silencieux de leurs soupers communs, les habitants de la maison de la rue aux Ours retrouvèrent dans le cellier frère Isambert et frère Étienne, revenu le soir même d'une mission à Louviers. Le dominicain et le cordelier étaient d'une gravité de mauvais augure. Leurs visages creusés de rides montraient une profonde tristesse.

Non, elle n'est pas condamnée, expliqua frère Isambert à la question d'Arnaud, mais peu s'en faut. Jeudi, elle doit être conduite au cimetière de l'abbaye Saint-Ouen pour y être publiquement admonestée et pressée d'abjurer ses fautes, de se soumettre à l'Église... telle qu'elle est si misérablement représentée ici, c'est-à-dire à maître Cauchon. Si elle refuse, on la jette au feu ; si elle accepte...

— Si elle accepte ? répéta Nicole.

Le moine haussa ses maigres épaules sous le froc blanc et le manteau noir qui le vêtaient. Son visage émacié se tendit :

— On devrait, normalement, la remettre à un couvent pour y être gardée et y subir la pénitence qu'il plaira au tribunal de lui infliger. Mais je sens qu'il y a là un piège, que Cauchon prépare quelque chose. Il a trop souvent promis à Warwick que Jehanne mourrait.

Tandis que chacun pesait, au fond de son esprit, les paroles du moine, maître Son avait tiré de sa poche un rouleau de parchemin qu'il étalait sur un tonneau. Pour l'empêcher de se rouler à nouveau, il posa dessus un chandelier de fer puis lissa de la main la peau craquante et brunie par le temps. Alors que tous les autres affichaient une mine sombre, lui- même avait l'air curieusement satisfait. Sa femme le remarqua.

— On dirait que ce que vient de dire frère Isambert te fait plaisir ?

— Beaucoup plus que tu ne crois car j'entrevois une possibilité sérieuse de sauver Jehanne. Ceci, ajouta-t-il en désignant son parchemin, est un plan très ancien de l'abbaye Saint-Ouen, dont, entre parenthèses, j'ai aussi l'entretien. Et ce plan est, selon moi, d'un intérêt capital. Venez plutôt voir...

Ils se massèrent autour de lui, penchant au-dessus de ses épaules leurs visages avides. Longtemps, Jean Son parla, à voix contenue.

Afin d'être sûre de pouvoir se placer où Jean Son et Arnaud le lui avaient prescrit, Catherine avait gagné, tôt dans la matinée, le cimetière de l'abbaye Saint-Ouen. Elle devait se tenir sur les marches d'un calvaire à demi écroulé, face aux tribunes préparées pour les juges et au petit échafaud sur lequel Jehanne allait prendre place. Non loin de là, entre les tribunes et le portail sud de l'église Saint-Ouen, se dressait sinistrement le bûcher édifié la veille par le maître maçon, croulant sous les piles de fagots. Nicole, peu après, s'installa avec une bande de commères endimanchées sous l'une des galeries de bois qui entouraient l'enclos des morts et dans les toitures desquelles s'entassaient les vieux ossements des corps déjà relevés. On appelait cela un charnier. Le cimetière s'emplissait rapidement, la douceur du temps et la curiosité ayant fait sortir presque tous les Rouennais de chez eux. La plupart devaient voir Jehanne pour la première fois en cette occasion.

Bientôt, Catherine reconnut Arnaud. Vêtu de son costume noir, étriqué et râpé, le dos rond, la tête cachée par un vaste chaperon vert sombre, il s'installa aussi près que possible de l'échafaud préparé pour Jehanne, juste derrière les cordons d'archers anglais. Ceux-ci formaient, avec leurs piques tenues en travers, une barrière solide, mais tout de même possible à renverser pour un homme aussi vigoureux que le capitaine. Les autres conjurés devaient être à leur place : Jean Son dans le beffroi de la ville et frère Étienne à l'intérieur de l'église Saint-Ouen.

Le plan conçu par le maçon était d'une grande simplicité. Dans les vieux plans de l'église, il avait découvert, plusieurs années auparavant, l'existence d'un souterrain joignant la campagne qui aboutissait sous une dalle de la vieille crypte romane. Sans trop savoir pourquoi, il n'en avait jamais soufflé mot à personne et s'en félicitait maintenant. Il savait exactement sous quelle dalle ouvrait l'antique escalier et, tandis que ses ouvriers élevaient le soubassement de plâtre commandé par le tribunal, il avait, sous couleur d'examiner les piliers de la crypte, descellé la dalle et indiqué à frère Étienne le moyen de la lever sans peine. Le costume de cordelier du moine lui permettait d'entrer de jour comme de nuit dans n'importe quelle église sans que personne s'en étonnât. Pour le moment, il devait être en prières dans la crypte, attendant qu'Arnaud lui amenât la fugitive.

Les consignes distribuées portaient que l'on ne devait pas bouger avant la sentence. À ce moment, deux éventualités pouvaient se présenter : ou bien Jehanne s'en remettait au jugement de l'Église et serait confiée à des nonnes, ou bien elle refusait et serait donnée au bourreau. Dans l'un et l'autre cas, Catherine devait à ce moment précis entrer en convulsions, jouant la femme hystérique, et Nicole, sous couleur de lui porter secours, devait accroître la confusion dans le cimetière. D'autre part, Jean Son, posté dans le beffroi de la ville d'où il pouvait voir et surtout entendre les hurlements stridents que les deux femmes avaient mission de pousser, mettrait en branle, au même moment, les deux cloches d'alarme, Rouvel et Cache-Ribaud dont la voix formidable avait toujours, au cours des siècles, appelé les gens de Rouen à la défense ou à la révolte. Ce tocsin inattendu achèverait de créer un tumulte et une agitation suffisants pour permettre à Arnaud, avec l'aide de frère Isambert qui n'était jamais loin de Jehanne, d'arracher la prisonnière à ses gardes et de la jeter dans l'église. Avec un homme comme Cauchon, le droit d'asile ne jouerait sans doute guère mais il suffirait de gagner deux ou trois minutes sur les poursuivants pour que la dalle se fût refermée sur Jehanne.

Avant que les Anglais aient trouvé le point de la fuite, la Pucelle et ses sauveteurs seraient dans la campagne et rejoindraient, après la chute du jour, La Hire qui s'avancerait avec un détachement aussi près que possible de la ville. Revenue de son malaise apparent, il serait facile à Catherine de rejoindre peu après les fugitifs...

Le public emplissait maintenant le cimetière, et le calvaire auquel s'appuyait Catherine était battu par une mer humaine qu'heureusement elle dominait sans peine. Là-bas, près des tribunes, une vague d'acier hérissée de piques signala un détachement de soldats, puis la tribune des juges s'emplit de robes noires et blanches sur lesquelles tranchait le violet pourpre de l'évêque. De loin, il parut énorme à Catherine, ses grasses épaules réchauffées, malgré la douceur du temps, d'un camail d'hermine sur lequel tranchait grotesquement l'écarlate de son visage. Haut dans le ciel, traversé du vol noir et blanc des hirondelles, le tintement du glas tomba lourdement de la tour ciselée de l'église. Catherine, le cœur étreint d'une soudaine angoisse, vit arriver le bourreau et ses aides puis, encadrée de soldats, une mince silhouette vêtue de noir.

Quand Jehanne apparut sur l'échafaud qui lui était réservé, un long murmure traversa la foule, murmure où entrait beaucoup de pitié.

—Qu'elle est jeunette et maigre ! chuchotait une femme.

— Pauvrette, reprenait un vieillard à barbe blanche, ils ont dû lui en faire voir dans sa prison, ces maudits Godons que Dieu damne !

— Chut !... faisait à son tour une jeune fille. Si l'on vous entendait...

Bientôt, d'ailleurs, tout le monde se tut. Un homme en robe noire s'était placé debout auprès de Jehanne agenouillée, un parchemin ceinturé de rouge entre les doigts. Quelqu'un, derrière Catherine, chuchota avec un respect craintif.

— C'est maître Guillaume Erard, de la Sorbonne. Il va prêcher.

De fait, le docteur en robe noire commençait d'une voix à la fois sonore et onctueuse un long et emphatique sermon qui avait pour thème : « Le rameau ne peut produire du fruit s'il n'est demeuré à la vigne... » Mais Catherine n'écoutait pas. Elle regardait Jehanne, effrayée de la trouver si pâle, et si maigre. La Pucelle flottait littéralement dans son costume d'homme en serge noire. Ses cheveux allongés encadraient un visage si creusé que les limpides ; yeux bleus semblaient en avoir dévoré toute la substance. Mais son courage paraissait entier.

Au bas de sa tribune, juste derrière le cordon de troupes, Catherine pouvait voir une tache vert foncé : le chaperon d'Arnaud dont, dans sa propre chair, elle éprouvait toute la tension nerveuse. Tout à l'heure, de sa force et de sa rapidité dépendraient le salut de Jehanne et le sien propre. Arnaud allait jouer sa vie, quand il se lancerait pour s'emparer de la prisonnière. Ni lui ni Catherine ne l'ignoraient et, quand ils s'étaient séparés, au matin de ce jour, le jeune homme s'était, pour une fois, départi de son masque glacé... oh, un tout petit instant ! Il avait pris la main de Catherine, usée et abîmée par les lessives, et l'avait appuyée vivement contre ses lèvres.

— Ne m'oubliez pas tout à fait, si je meurs... avait-il murmuré.

L'émotion avait tellement étranglé Catherine qu'elle n'avait rien pu dire.

Des larmes avaient empli ses yeux mais il s'éloignait déjà, ridicule et touchant dans ce costume trop étroit pour son corps vigoureux. Tout ce qu'avait pu faire la jeune femme c'était enfermer au plus chaud de son cœur cet instant fugitif...

La voix du prédicateur venait de s'enfler, obligeant les oreilles de Catherine à l'attention :

— Oh, maison de France ! clamait-il, tu n'avais jamais connu de monstres jusqu'ici, mais, à présent, te voilà déshonorée en prêtant foi à cette femme, magicienne, hérétique, superstitieuse...

Mais à son tour la voix claire de Jehanne s'élevait, calme, glacée de dédain :

— Ne parle point de mon roi ! cria-t-elle. Il est bon et vrai chrétien !

La foule vibra comme une corde tendue mais ce ne fut qu'un fugitif éclat.

Le ronronnement d'Erard avait repris et Catherine s'en désintéressa. Le moment approchait, elle le sentait...

Quand il fut là, tout se passa si vite qu'elle crut perdre la tête. Entre les deux tribunes, il y avait tant d'agitation qu'il était impossible de comprendre ce qui se passait. Tout le monde criait à la fois. Catherine vit un moine glisser un papier et une plume dans la main de Jehanne qui semblait cette fois tout à fait affolée. Autour d'elle la foule devenait houleuse... Jehanne fit un signe sur le papier et on la poussa au bas de l'échafaud. On allait l'emmener, mais où ? Catherine vit qu'Arnaud se tournait vers le côté où elle se trouvait, comprit que le moment était venu...

Alors, elle se lança dans la bagarre. Avec un cri perçant qui fit retourner une partie de la foule, elle tomba en arrière, donnant tous les signes d'une crise nerveuse. Elle chut rudement sur les marches croulantes du calvaire, se fit mal mais n'en cria que plus fort. Le visage de Nicole, distendu par les cris qu'elle poussait, elle aussi, lui apparut, porté par la foule. Le tumulte devint extrême, aussitôt dominé par les bourdons du beffroi. La foule rugit, forma de grands remous. Renversée à terre au milieu de gens qui cherchaient à la relever, Catherine ne voyait rien. Mais une voix tonnante domina la tempête.

— Arrêtez aussi cette femme dont les convulsions ont causé ce scandale !

Nicole, les yeux dilatés d'épouvante, disparut, avalée par la foule comme par miracle. Un instant plus tard, la poigne sans douceur des soldats anglais ramassait Catherine, la remettait debout rudement. Alors, elle vit...

Elle vit Cauchon, violet de rage, le doigt tendu vers elle... Et Jehanne que les soldats entraînaient vers la prison. Elle vit Arnaud, luttant encore contre trois archers anglais, avec l'énergie du désespoir. Et elle comprit que le coup avait échoué... que tout était perdu...

Une heure plus tard, meurtris par les coups reçus et chargés de chaînes, mais côte à côte, Arnaud et Catherine comparaissaient devant l'évêque de Beauvais. Tous deux faisaient bonne contenance. Il n'était plus temps de courber l'échiné et de se cacher derrière de fausses identités.

— Tout est perdu, chuchota Arnaud à sa compagne quand ils franchirent la porte du donjon. Il nous reste à bien mourir... moi tout au moins !

Un coup de poing d'un archer lui imposa silence et Catherine vit un peu de sang couler de sa lèvre fendue. Maintenant, debout tous deux devant la haute cathèdre de chêne dans laquelle Cauchon entassait sa vaste personne, le menton dans la main en une attitude qu'il pensait pleine de dignité, ils laissaient peser sur eux le silence, le regard faux du prélat.

— Des perturbateurs ! grogna celui-ci... de pauvres misérables fous qui voulaient enlever la sorcière, je pense ! Où allons-nous si des croquants se mêlent d'avoir une opinion...

Il semblait prodigieusement ennuyé par ce qu'il considérait comme un incident. Son regard était vide d'intérêt. Il commença à ronger l'ongle de son pouce gauche, puis cracha. Et, brusquement, le regard éteint s'alluma. Une flamme d'étonnement, de stupeur encore incrédule. Il se leva de son siège, en descendit les marches, lourdement, vint à Catherine qui, la tête haute, le regardait approcher... D'un revers de sa main grasse, il fit sauter le bonnet de la tête de la jeune femme découvrant les tresses d'or de ses cheveux. Un mauvais sourire plissa les rides de sa figure.

— Il me semble vous avoir dit un jour que je ne vous oublierais pas, dame Catherine, mais, sur ma foi, je n'aurais pas cru avoir l'occasion de vous le prouver dans de telles circonstances. Je savais déjà vos exploits, comme tout un chacun en Bourgogne, mais j'ignorais ce qu'il était advenu de vous.

Nous conspirons, si je comprends bien ? Nous nous intéressons à cette magicienne infâme qui ne mérite même pas le fagot sur lequel elle grillera...

Il est vrai qu'entre ribaudes, on se comprend, on sympathise...

La voix cinglante d'Arnaud lui coupa la parole.

— Laisse-la tranquille, révérend pourceau ! Elle n'a fait que se trouver mal au spectacle de tes exploits contre une autre femme. Ce sont là, je sais, tes adversaires préférées, mais tu ferais mieux de t'occuper de moi. J'en vaux la peine.

Cauchon s'était tourné vers lui et l'examinait avec plus d'attention. Mais la lumière était pauvre dans cette pièce voûtée percée d'une mince meurtrière.

Le prélat alla à la cheminée où l'on venait d'allumer un feu pour combattre l'humidité des murs, saisit un brandon allumé et l'approcha du jeune homme.

— Qui donc es-tu, toi ? fit-il avec curiosité. Ton visage ne m'est pas inconnu... mais où donc t'ai-je vu ?

— Cherche ! jeta Arnaud goguenard. Et mets-toi bien dans la tête que tu n'as ici qu'un adversaire : moi ! Cette femme n'a rien à voir dans cette histoire...

Comprenant qu'Arnaud cherchait à la sauver, Catherine protesta. En tout et pour tout, elle voulait partager son sort, quel qu'il fût !

— Merci de votre générosité, mais je refuse. Si vous êtes coupable, je le suis aussi...

— Sottise ! cria Arnaud furieux. J'ai agi seul !

Le regard incertain de l'évêque allait de l'un à

l'autre. Il flairait là un mystère et cherchait à l'éclaircir.

— Le bourreau vous mettra d'accord, fit-il avec un rire enroué. Mais si vous me disiez votre nom, je verrais peut-être plus clair. Etes-vous, comme Madame de Brazey, un transfuge de Bourgogne ?

Un indescriptible mépris crispa tous les traits d'Arnaud.

Moi ? Un Bourguignon ? Tu m'insultes, évêque ! Je n'ai plus rien à perdre à te dire mon nom. Il te servira du moins à comprendre que je n'ai rien de commun avec cette folle. Je m'appelle Arnaud de Montsalvy et je suis capitaine du roi Charles ! Elle est bourguignonne... Les siens, au temps de la Caboche, ont tué mon frère. Et tu voudrais que je lui sois lié en quoi que ce soit ? Tu es fou, évêque, si tu peux croire une chose pareille...

Un flot de larmes jaillit des yeux de Catherine. Sans doute Arnaud n'avait-il en vue que son salut à elle mais le dédain dont il l'enveloppait était plus qu'elle n'en pouvait supporter. Désespérée, elle cria :

— Ainsi, tu me repousses encore... même maintenant ? Pourquoi ne veux-tu pas que je meure avec toi ? Dis, pourquoi ?

Elle tendait vers lui ses mains enchaînées, prête à se traîner à ses pieds pour un seul mot moins dur. Tout disparaissait du décor redoutable, du prélat sectaire et haineux qui l'écoutait. Seul demeurait cet homme passionnément aimé qui la rejetait à cette heure suprême. Raidi, les dents serrées, Arnaud regardait droit devant lui, refusant de s'attendrir.

— Finissons-en, évêque ! Fais-la relâcher. Je t'avouerai tout ce que j'ai fait contre toi.

Mais Pierre Cauchon éclatait de rire et, emporté par cette gaieté pleine de fiel, alla s'abattre sur son fauteuil. La bouche grande ouverte montrant les quelques dents gâtées qui lui restaient, il riait, il riait sous les yeux des deux autres, interdits. Il se calma sur un hoquet, passa sa langue sur ses lèvres sèches comme un gros chat qui s'apprête à dévorer une souris. Une lueur haineuse s'alluma dans son regard tandis qu'il revenait vers les prisonniers.

Sa grosse main empoigna le col de l'habit d'Arnaud.

— Un Montsalvy, hein ? Le frère du jeune Michel, j'imagine ? Et tu penses que je vais croire ta petite fable ? Tu me prends pour un simple d'esprit, ou bien penses-tu que je n'ai pas de mémoire ? La relâcher ? Ta complice ?... Alors que je sais, mieux que personne, combien elle et les siens ont toujours été dévoués à ta famille ?

— Dévoués à ma famille ? Les Legoix ? Tu perds l'esprit ?

Une colère folle s'emparait du gros évêque, l'étouffant à demi. Il hoquetait mais ses paroles n'en perdirent rien de leur intelligibilité.

— Je déteste qu'on se moque de moi. J'étais l'un des chefs des émeutes cabochiennes, blanc-bec ! Et je sais mieux que toi qu'il y avait Legoix et Legoix. Penses-tu me faire accroire que tu ignores ce que celle-ci, quand elle n'était encore qu'une gamine, a fait pour sauver ton frère ? Que je suis trop gâteux pour me rappeler que deux enfants ont arraché un prisonnier que l'on menait à Montfaucon, au péril de leur vie et avec un courage digne d'une meilleure cause, qu'ils l'ont caché dans la cave du père de la fille... la cave où il a été découvert... la cave de ce Gaucher Legoix que j'ai fait pendre aussitôt à sa propre enseigne de maudit orfèvre armagnac ? Gaucher Legoix

!... son père à elle !

D'un doigt tremblant de fureur, il désignait Catherine qui l'écoutait avec une joie, une émotion qu'il ne pouvait comprendre. Étranglant de rage, il ajouta :

— Elle... Catherine Legoix... la petite putain qui avait caché ton frère dans son lit et que, maintenant, tu oses me demander de relâcher, pauvre imbécile !

— Pas dans mon lit, protesta Catherine à qui l'indignation avait rendu toute sa lucidité : dans la cave !

Mais Arnaud n'écoutait plus ni elle, ni Cauchon. Il la regardait seulement comme jamais encore il ne l'avait regardée. Le cœur tremblant, Catherine n'osait y croire. Il y avait, dans les yeux noirs du jeune homme, une joie immense et aussi tout l'amour, toute la passion qu'elle avait désespéré d'y voir jamais. Sans la quitter des yeux, il murmura :

— Tu ne sais pas ce que tu viens de faire pour moi, évêque ! Sinon, je crois bien que tu le regretterais !... Catherine, mon amour... mon seul, mon merveilleux amour... pourras-tu jamais me pardonner ?

Ah, certes, ils étaient bien loin du donjon sinistre, des murs suintants et du vieillard quinteux qui étouffait dans son haut fauteuil, cherchant avec des râles un air qui fuyait ses poumons malades. La colère furieuse à laquelle il s'était laissé emporter avait déclenché une violente crise d'emphysème. Il râlait avec au fond de la gorge un tragique crépitement qui ponctuait ses efforts pour respirer. Mais il eût pu mourir auprès d'eux sans qu'Arnaud et Catherine, perdus dans leur rêve, lui prêtassent la moindre attention. Ils goûtaient cette minute unique, tellement inattendue, qui abattait entre eux tous les obstacles, d'un seul coup, qui réduisait à un faible tas de cendres les années écoulées, les rancœurs, les jalousies, les cruautés de jadis.

— Je n'ai rien à te pardonner, murmura enfin Catherine, ses yeux violets chargés d'extase... puisque je peux maintenant te dire que je t'aime...

Mais les râles de l'évêque avaient attiré un moine qui leva les bras au ciel et se précipita au secours de son patron. Entre deux quintes de toux, celui-ci désigna les deux prisonniers d'une main tremblante :

— Au cachot... ces deux-là... chacun dans un cachot... au secret !

Les archers les emmenèrent hors de la salle sans que leurs regards se fussent séparés. Leurs mains enchaînées les empêchaient de se toucher mais le muet langage des yeux les faisait proches comme aucune étreinte n'avait jamais réussi à le faire. Ils avaient tous deux la certitude que, de tout temps, ils avaient été élus, désignés pour se compléter, être chacun l'univers entier de l'autre et, dans leur bonheur présent, ils oubliaient non seulement tout ce qui les avait si longtemps séparés, mais encore la mort qui s'apprêtait pour eux...

Les "geôliers avaient si peur qu'ils pussent communiquer entre eux qu'on les enferma dans des tours différentes et au fond de basses-fosses. Arnaud était enchaîné au plus bas de la tour du Beffroi et Catherine dans un cachot de la tour des Deux-Écus, formant ainsi, avec la tour de Bouvreuil où languissait la Pucelle, un triangle tragique. Mais, bien que Catherine n'eût encore jamais connu prison si cruelle, car on l'avait descendue par une corde au fond d'un trou fangeux où ne pénétrait pas la moindre lumière, elle y vivait plus heureuse qu'elle ne l'avait jamais été dans le palais de Philippe ou dans l'hôtel fastueux de son mari défunt. Son amour lui tenait lieu de lumière, de chaleur, de tout ce nécessaire qui lui eût manqué si cruellement.

Elle était en état de grâce, soutenue dans sa misère par la pensée d'Arnaud, malheureuse seulement d'imaginer ses souffrances à lui. Une seule crainte : ne pas le revoir avant de mourir, mais cette crainte ne la tourmentait pas beaucoup : elle connaissait trop Pierre Cauchon pour le croire capable de se priver de ce divertissement de choix : leur offrir à chacun la torture de l'autre.

Le temps passait, pourtant, sans que rien ne vînt, ni juges, ni interrogatoires, et le geôlier était muet. Catherine avait compté que cinq ou six jours avaient dû passer, d'après le rythme des relèves de la garde, mais comment savoir si elle ne se trompait pas, au fond de ce trou sans le moindre rayon de jour ? Sans doute, si cet ensevelissement se fût prolongé, Catherine eût-elle plongé, peu à peu, dans le désespoir. Elle n'en eut pas le temps. Le reflet d'une torche éclaira le trou puant où elle croupissait, une corde descendit alourdie d'un geôlier qui fit remonter la prisonnière. Elle se retrouva au grand soleil de la cour Châtelaine, clignant des yeux comme un oiseau nocturne.

Des soldats qui semblaient attendre se mirent à rire en la voyant paraître, maladroite dans ses liens. L'un d'eux saisit un seau d'eau, le lui jeta : — Pouah ! s'écria-t-il... fille sale ! Le jeu plut aux autres. Ce fut à qui arroserait Catherine. L'eau froide la suffoqua d'abord mais le soleil chauffait déjà bien. Elle éprouva une joie secrète en sentant que la fange du cachot glissait d'elle, avec chaque seau... Un ordre bref vint du corps de garde et les soldats abandonnèrent les seaux. Ruisselante, Catherine sentit soudain son cœur se dilater de bonheur : de la tour du Beffroi sortait un être titubant dont les mains enchaînées tâtonnaient devant lui, en aveugle. Il était sale, amaigri mais aucune misère ne pouvait empêcher Catherine de reconnaître Arnaud. Leurs gardes les entourant, ils ne pouvaient courir l'un vers l'autre mais, pour elle, le savoir vivant était une joie sans prix... On remplaça les chaînes par des cordes, on les poussa en avant, à coups de bois de lance en direction du pont-levis du château. L'heure de mourir était venue, bien certainement, et on les menait sur quelque place de la ville pour faire de leur supplice un exemple...

Quand les prisonniers débouchèrent avec leur escorte sur la place du Vieux-Marché, Catherine, malgré l'état de grâce dans lequel elle vivait depuis plusieurs jours, sentit son courage l'abandonner et la peur se glisser en elle.

C'est que la mort, quand elle se présente sous une certaine forme, est particulièrement épouvantable. Devant elle, Catherine voyait, empilée sur un cube de maçonnerie haut d'un étage, une véritable montagne de bûches et de fagots, terminée en son sommet par un sinistre madrier d'où pendaient des chaînes. Son regard éperdu chercha celui d'Arnaud. Sourcils froncés, mâchoires serrées, il regardait, lui aussi, le bûcher, luttant peut-être contre la même peur. Catherine songea que dans le combat il devait regarder l'ennemi de cette manière. Mais il dut penser à elle car ses yeux se tournèrent vers la jeune femme avec tant d'amour et de pitié qu'elle sentit sa peur diminuer un peu. Autour du bûcher, des hommes en guenilles s'affairaient, entassant encore des fagots sous la direction du bourreau...

La place était pleine de monde mais surtout de soldats anglais. Les gens de la ville devaient se contenter, pour voir, des fenêtres, des toits et des piliers de la vieille halle car il y avait bien six ou sept cents soldats sur la place triangulaire dont la flèche de Saint-Sauveur ponctuait le sommet. Dans l'espace vide, outre le haut bûcher, il y avait un petit échafaud supportant un gibet mais Catherine savait que ce gibet était là en permanence et, d'ailleurs, personne ne s'en occupait.

Les soldats poussèrent leurs prisonniers en avant mais, au lieu de les diriger vers le bûcher, on les arrêta près de deux grandes tribunes tendues de pourpre qui avaient été dressées le dos à la vieille hostellerie de la Couronne et qui commençaient à s'emplir de prêtres et de dignitaires anglais. Les archers les enveloppèrent si étroitement qu'ils n'étaient guère visibles pour la foule mais, en se retrouvant tout près d'Arnaud, Catherine sentit tout son courage lui revenir ; leurs mains liées ne pouvaient se joindre mais leurs bras pouvaient se toucher. Très vite, Arnaud murmura :

— Ce n'est pas nous qui devons mourir là, Catherine. Ce bûcher attend quelqu'un... et je crains de deviner qui ! Regarde les tribunes...

— Silence ! grogna le sergent qui commandait l'escorte.

Sur la plus grande tribune, en effet, apparaissaient maintenant des évêques, parmi lesquels Catherine reconnut Cauchon. Ils entouraient une énorme silhouette en simarre de pourpre et collet d'hermine : le cardinal de Winchester auprès duquel se dressait, arrogant et tout armé, le comte de Warwick. Ces importants personnages prirent place dans des fauteuils et le gros cardinal fit un geste. Comme si elles n'attendaient que ce signal, les cloches de la ville se mirent à sonner en glas : Saint-Sauveur d'abord, puis Saint-Etienne, puis la cathédrale, Saint-Maclou, Saint-Ouen et toutes les autres. Les notes lugubres tombaient sur l'âme de Catherine. Elle se glaçait malgré le chaud soleil qui avait déjà séché ses vêtements et ses cheveux. Un tombereau déboucha d'une ruelle, entouré d'une centaine de piquiers anglais.

Enchaînée aux ridelles de ce tombereau, il y avait une forme blanche coiffée d'une sorte de mitre :

— Jehanne, gémit Catherine d'une voix que le chagrin étrangla... C'est Jehanne. Mon Dieu !

Le chant du « Miserere » rugi par les gosiers solides d'une cinquantaine de moines étouffa ses paroles mais elle tourna vers Arnaud un regard qui s'affolait.

— Est-ce que... nous allons voir cette horreur ?

Il ne répondit pas, hochant simplement la tête, mais Catherine put voir deux grosses larmes rouler sur ses joues. La jeune femme baissa la tête et se mit à pleurer. Ses mains liées la faisaient souffrir et elle regrettait éperdument de ne pouvoir s'en cacher les yeux, s'en boucher les oreilles pour ne plus entendre ces cloches, ce chant sinistre et les rires grossiers des soldats. Dès lors, l'immense tragédie se déroula, pour Catherine, comme un épouvantable cauchemar, qui atteignit son point culminant lorsqu'elle vit la blanche silhouette liée, tout là-haut, au sommet de l'énorme bûcher. Ses yeux noyés de larmes brouillaient les choses mais elle reconnut frère Isàmbart. Monté sur le bûcher, il continuait d'exhorter Jehanne. Catherine entendit demander une croix, vit le sergent qui se tenait devant elle se baisser, ramasser deux brindilles de bois et les lier ensemble d'un lacet arraché à sa tunique puis les tendre à la martyre. Le bourreau courait déjà tout autour du bûcher, une torche à la main. Une fumée noire se leva, les flammes crépitèrent, bondirent vers le ciel. Une atroce odeur de soufre et de bitume emplit l'air. À bout de forces, recrue d'horreur, Catherine se plia en deux, vomissant le peu que contenait son estomac révulsé.

— Mon Dieu ! cria Arnaud en se tordant dans ses liens, Catherine !... Ne meurs pas !... Pas toi !

Sans rien dire, le sergent anglais se glissa parmi ses camarades, courut vers l'auberge de la Couronne, en revint avec un pot de vin dont, avec précaution, il fit boire quelques gorgées à Catherine. La malheureuse se sentit un peu mieux. Le vin coulait comme une flamme dans son corps, ranimant la vie. Elle tenta un pauvre sourire pour remercier celui qui la secourait, vit que c'était un homme déjà âgé dont la grosse moustache et les cheveux grisonnaient. Sous le casque elle vit aussi qu'il avait les yeux pleins de larmes.

— Merci, mon camarade..., fit près d'elle la voix grave d'Arnaud.

Le soldat secoua ses lourdes épaules, essuya rageusement ses joues humides et bougonna avec un regard au bûcher.

— Je ne fais pas la guerre aux femmes, moi. Je ne suis pas l'évêque Cauchon...

Il parlait un français hésitant, rocailleux mais le ton suppléait.

Le bûcher maintenant était complètement enflammé. Un cri sortit du milieu des flammes. C'était la suppliciée. Elle criait « Jésus ». On ne la voyait plus mais frère Isambart, au risque de prendre feu, tendait toujours vers elle la grande croix processionnelle qu'il était allé chercher à l'église. Le brasier ronflait, vomissant des torrents de fumée noire. Aucun son ne venait plus de son cœur ardent. Alors, le bourreau écartant soudain les flammes, le corps de Jehanne apparut. Elle était morte. Le feu avait brûlé sa chemise révélant, voilé de sang, déjà noirci, son corps de jeune fille. Cette horreur fut trop pour Catherine. Cette fois, elle s'évanouit...

Elle rouvrit les yeux sur un choc violent. Quelqu’un lui administrait des gifles, puis quelque chose de brûlant coula dans sa gorge. Elle toussa, cracha et, finalement, se retrouva assise, les yeux grands ouverts. Le sergent anglais qui lui avait fait boire du vin pendant le supplice de Jehanne était agenouillé auprès d'elle, une gourde à la main.

— Ça va mieux ? demanda-t-il doucement.

— Oui... un peu... Merci ! Mais Arnaud... où est Arnaud ?

Elle se trouvait dans une pièce basse et nue, assise sur une jonchée de paille. Le caveau prenait jour, très haut, par un soupirail, mais n'avait pas trop l'air d'une prison.

— Votre compagnon ? Il est à côté, sous solide surveillance... Je vous ai mise ici pour que vous repreniez vos sens, tranquille.

— Où sommes-nous ?

— Au corps de garde de la porte du Grand-Pont. Les ordres sont que l'on vous y garde à vue jusqu'à la nuit tombée. Ne m'en demandez pas plus...

Tâchez de dormir...

Il s'éloignait déjà, lourdement, traînant ses semelles de fer sur les dalles raboteuses. Catherine voulut faire un geste mais ses mains étaient toujours liées. Elle se laissa retomber sur la paille, les larmes aux yeux.

— Arnaud !... Je voudrais tant le voir !

— Vous le verrez plus tard. Pour l'instant, c'est interdit.

Le sergent allait sortir. Elle le rappela :

— Un moment, je vous prie ! Vous avez été bon pour moi. Pourquoi ?

Vous êtes anglais, pourtant !

— Ça vous paraît une raison suffisante pour ne pas avoir pitié d'une pauvre fille ? fit-il avec un sourire triste. C'est que, voyez-vous, j'ai une fille moi aussi. Elle habite avec sa mère, un village du côté d'Exeter... et vous lui ressemblez un peu. Quand on vous a traînée sur la place, tout à l'heure, j'ai cru la voir. Ça m'a fait mal !

Sans doute ne voulait-il pas en dire davantage car il se hâta de sortir et ferma la porte, très soigneusement, derrière lui. Catherine entendit des bruits de voix, de l'autre côté, mais ne chercha pas à deviner ce qu'elles disaient.

Elle se sentait trop lasse même pour essayer de comprendre ce qu'elle faisait dans ce corps de garde. Pourquoi ne les avait-on pas ramenés à la prison, pourquoi fallait-il rester là jusqu'à la nuit ? Au surplus, la réponse serait bientôt là. Elle entendit la grosse horloge du beffroi sonner sept coups et ferma les yeux, avide d'un peu de repos.

Peu à peu, l'ombre envahit sa prison, glissant par l'étroite fenêtre au-delà de laquelle on devinait les bruits du fleuve. Les contours de la pièce devinrent flous puis disparurent. Bientôt, Catherine n'eut plus d'autre éclairage que le rai de lumière jaune passant sous la porte. Elle voulut se lever pour écouter ce qui se disait derrière cette porte où des voix d'hommes parlaient toujours mais elle était attachée au mur. Et, d'ailleurs, la porte ne tarda pas à s'ouvrir.

Deux archers parurent, encadrant un homme en robe noire et bonnet carré ; un autre suivit et Catherine poussa un cri de terreur en reconnaissant Geoffroy Terrage, le bourreau. Il portait quelque chose de blanc sur le bras.

L'un des archers libéra Catherine et délia même ses mains puis la força à s'agenouiller, pesant des deux mains sur ses épaules. L'homme noir toussota, tira un parchemin de sa poche et commença à le lire à la lumière qui venait de la porte ouverte.

« Par ordre du tribunal ecclésiastique de cette ville de Rouen, les nommés Pierre et Catherine Son (c'étaient les faux noms dont s'étaient affublés Arnaud et Catherine), coupables d'intelligence avec la magicienne dite La Pucelle, arse et brûlée ce jour en la place du Vieux-Marché à Rouen, sont condamnés à être noyés en Seine par la main du bourreau jusqu'à ce que mort s'ensuive... »

Une colère folle souleva brusquement Catherine qui se redressa, prête à sauter au visage de l'homme en noir.

— Condamnée ? Et qui donc nous a jugés ?... Le document ne me concerne en aucune manière. Je ne suis pas Catherine Son, je suis Catherine de Brazey et mon compagnon est le noble seigneur Arnaud de Montsalvy...

Si elle avait cru impressionner le juge, elle se trompait. Il poussa un profond soupir de lassitude en regardant le bourreau.

— Faites votre office, maître Geoffroy... Monseigneur l'évêque nous avait bien prévenus que ces malheureux n'avaient pas tout leur bon sens et que le démon d'orgueil les tourmentait. Elle aussi se prend pour une haute et puissante dame.

Terrage partit d'un gros rire et jeta l'objet blanc qu'il portait au bras sur Catherine.

— Mets ça... et vite si tu ne veux pas que je le fasse moi-même.

C'était une longue chemise blanche. Catherine eut l'impression bizarre, absurde que tout recommençait. Était-elle bien à Rouen ou bien étaient-ce encore les murs d'Orléans qui l'entouraient ? Une fois de plus, elle allait à la mort. Mais aucune révolte ne lui vint. Elle allait mourir, soit... mais elle allait mourir avec Arnaud, unie à lui pour l'éternité. Qu'importait, dans ce cas, le mode d'exécution, que ce soit l'eau ou la corde, pourvu que ce ne fût pas l'abominable feu.

Rapidement, elle se dévêtit, les yeux baissés pour éviter les regards des hommes, enfila la chemise et coulissa calmement le cordon du cou.

— Je suis prête ! fit-elle avec une hauteur qui troubla les bourreaux.

On la fit sortir du corps de garde, puis franchir la porte de la ville. Le couvre-feu était sonné et il n'y avait personne dans les rues. Un vent vif soufflait de la mer et, dans le ciel, des nuages gris sombre couraient sur l'immensité noire. Au milieu du Grand- Pont, il y avait un groupe d'hommes éclairés de torches dont les flammes s'effilochaient au vent. Catherine comprenait parfaitement la manœuvre de Cauchon. Condamner et faire exécuter des gens de leur qualité eût été difficile, d'autant plus qu'il n'ignorait pas les liens qui, si longtemps, avaient attaché Catherine à Philippe de Bourgogne. Mais ainsi il était tranquille. Qui donc lui reprocherait d'avoir fait jeter nuitamment à la Seine deux croquants convaincus de connivence avec Jehanne d'Arc et à demi fous de surcroît ?...

C'était, en vérité, fort habile...

Catherine se sentait calme jusqu'au plus profond de son être. Elle put même regarder l'eau noire dont le vent lui apportait l'haleine humide. Ainsi, c'était là que tout finissait ? Il n'y avait vraiment plus rien à espérer, si ce n'est une vie meilleure dans l'au- delà?. Au fond, c'était très bien ainsi. Ils allaient mourir ensemble, les ennemis de naguère qu'un si profond amour unissait maintenant pour l'éternité. Ce rêve-là, au moins, Catherine l'aurait réalisé...

Quand elle rejoignit, entre ses gardes, le groupe qui attendait au milieu du pont, elle vit Arnaud au centre. On l'avait dépouillé de ses vêtements sordides et déchirés, à l'exception d'une pièce de toile qui ceignait ses reins.

Il était magnifiquement insolite comme une statue antique dans un bourbier.

Les mains liées derrière le dos, il la regardait approcher et il souriait...

Catherine comprit qu'à lui aussi ces noces de mort suffisaient, qu'il ne demandait rien de plus. Étendu aux pieds du jeune homme, un immense sac de cuir, tout ouvert, attendait avec trois boulets de pierre. Un prêtre, auprès de lui, élevait une croix de bois noir...

— Vous avez une minute pour vous repentir de vos fautes, fit le bourreau d'un ton rogue.

Alors, côte à côte, ils s'agenouillèrent aux pieds du prêtre, comme deux époux dans une chapelle, courbèrent la tête. Les paroles d'absolution leur parvinrent comme du fond d'un rêve. Puis l'exécuteur demanda encore :

— Avez-vous un dernier souhait ?

Ce fut Arnaud qui répondit, les yeux fixés sur Catherine :

— Déliez-moi que je puisse la prendre dans mes bras. Ainsi, la mort lui sera plus facile et à moi aussi.

D'un regard, Geoffroy Terrage consulta l'homme noir. La figure du bourreau semblait ravagée par un tourment intérieur. Il paraissait nerveux, inquiet. Le juge eut un geste d'indifférence.

— Faites, s'ils le désirent...

Un coup de dague et les liens d'Arnaud tombèrent. Aussitôt, il prit Catherine entre ses bras, la serra contre sa poitrine et couvrit son visage de baisers.

— Ce ne sera pas long, tu verras, lui dit-il tendrement... Un jour, quand j'étais enfant, j'ai failli me noyer dans un lac de mon pays, j'ai perdu connaissance... On ne souffre pas... Il ne faut pas avoir peur.

— Avec toi, je ne crains pas la souffrance, Arnaud ! Seulement j'aurais voulu avoir encore un peu de temps pour te dire mon amour...

— Mais nous allons avoir tout le temps, ma mie... l'éternité, l'éternité à nous deux.

Derrière eux quelqu'un renifla puis une voix anonyme, mais enrouée, demanda :

— Vous... êtes prêts ?

— Nous sommes prêts, faites ! répondit Arnaud, les lèvres dans les cheveux de Catherine.

Ils ne regardaient plus qu'eux et ne virent pas le bourreau glisser les boulets au fond du sac. Toujours enlacés, on les coucha dans l'ouverture large et puis, une totale obscurité les enveloppa avec une odeur puissante de suint. La voix du prêtre qui murmurait les prières des agonisants ne leur parvenait plus que lointaine. Catherine eut, tout à coup, très chaud. Elle eut un tremblement, un réflexe de peur qu'Arnaud calma d'un baiser. Puis, elle sentit que plusieurs mains les saisissaient, les soulevaient.

— N'aie pas peur, murmurait Arnaud contre sa bouche... je t'aime !

Ils tombèrent dans un vide qui leur parut énorme. Il y eut un violent bruit d'éclaboussement, un choc suivi d'un froid glacial. Le sac si lourdement chargé venait de toucher l'eau. Elle se refermait sur lui... Tout était fini, bien fini. Catherine enlacée à Arnaud songea qu'elle emportait avec elle son amour. Il était là tout contre elle, mêlé à elle, deux chairs confondues. Il buvait son souffle... ce souffle qui déjà se faisait court. Elle commençait à suffoquer. Des éclairs rouges, aveuglants, passaient derrière ses paupières closes. L'air lui manquait. Dans le sac de cuir épais, peu à peu, l'eau glaciale rampait comme une bête immonde et visqueuse. Catherine détacha ses lèvres de celles d'Arnaud, voulut murmurer encore :

— Je t'aime...

Mais le souffle lui fit défaut. Elle plongea au fond d'un gouffre énorme et noir, délivrée enfin de la souffrance, de la crainte, des hommes, seule au fond de la mort avec celui qu'elle aimait...

— J'ai cru que je n'arriverais pas à accrocher ce maudit sac ! fit dans l'obscurité la voix endormie de Jean Son. Il était tellement lourd !

Heureusement, ma lame coupait comme un rasoir !

Encore à demi inconsciente, Catherine s'étonnait d'entendre, dans la mort, la voix des vivants. Mais quelque chose d'âpre et de parfumé coula sur ses lèvres et lui fit ouvrir les yeux.

Il faisait noir et froid, et là-haut, dans le ciel, une grosse étoile brillait...

Mais il faisait si froid ! Catherine se mit à claquer des dents.

— Il faut lui enlever cette chemise trempée, dit encore la voix familière.

Il y a des vêtements secs dans la barque...

Elle comprit néanmoins qu'elle ne rêvait pas, qu'elle était sauvée quand elle vit une ombre épaisse se pencher sur elle, entendit la voix d'Arnaud, sentit ses mains qui la dépouillaient, lui passaient quelque chose de sec et de moelleux.

— Comment vous remercier, Jean ? Vous avez accompli un miracle en nous tirant de là. Cela tient du prodige ! disait-il.

Mais non, mais non, fit l'autre en riant... J'ai assez de relations chez les Anglais pour avoir pu me renseigner. J'ai su ce qui vous attendait et je me suis glissé à l'eau, sous le pont, là où l'on jette habituellement les condamnés. Évidemment, j'avais un peu peur d'être rouillé. Il y a longtemps que je ne nage plus. Mais j'ai eu la chance d'accrocher votre sac et de le fendre sur toute sa longueur. Il est au fond de l'eau, maintenant, et vous bien vivants, c'est tout ce qui compte !... Maintenant, partez vite !... Il faut mettre autant de chemin que vous pourrez entre vous et Rouen d'ici le jour. La barque est solide. Il y a une perche, de l'or, des vivres... Vous n'avez qu'à remonter jusqu'à Pont-de-L’arche, puis gagner Louviers. Je vous laisse !

Bonne chance !

— Merci encore ! murmura Arnaud.

Péniblement, Catherine se redressa. Elle était assise

dans une barque et dans l'ombre, elle sentit que les bras d'Arnaud l'entouraient, l'enveloppaient de leur force. Sur la berge, une silhouette replète s'éloignait.

— Est-ce que... nous sommes vraiment sauvés ?

Elle devina son sourire dans la nuit, sentit la chaleur de ses lèvres sur ses yeux.

— Mais oui ! Sauvés, libres.... C'est merveilleux !

— Mourir ensemble aussi, c'était merveilleux...

Le rire d'Arnaud, le rire d'autrefois, plein de force

et de gaieté, mais ouaté de prudence, tinta à ses oreilles.

— On dirait que tu le regrettes ?

— Un peu, soupira Catherine... C'était beau ! Qu'allons-nous faire, maintenant ?

— Nous allons vivre... et être heureux ! Nous avons un tel retard à rattraper.

Il s'était levé et, le suivant des yeux, Catherine vit sa silhouette vigoureuse se découper en noir intense sur la nuit. Il détachait la barque cachée parmi des roseaux, cherchait la perche, l'enfonçait dans l'eau et, d'un effort puissant, lançait le bateau dans le courant. Quelque chose de blanc passa au-dessus d'eux avec un cri désagréable puis piqua droit dans l'eau noire.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda Catherine.

— Une mouette. Elle pêche... Je t'apprendrai aussi à pêcher quand nous serons à Montsalvy.

— À Montsalvy ?

— Bien sûr ! C'est là que je t'emmène !... Chez moi, chez toi, chez nous...

Je n'oublie pas le compte que j'ai à régler avec Cauchon mais d'abord il faut bâtir notre bonheur. Il y a trop longtemps que nous l'attendons.

Une joie profonde envahit Catherine. Elle s'étendit au fond de la barque, apaisée, heureuse, laissant le bateau glisser au fil de l'eau. Pour la première fois de sa vie, elle découvrait le bonheur de ne plus décider de soi, de laisser une force plus puissante et plus douce vous emporter. Elle ne regrettait plus les noces mortelles. Au bout de ce chemin de nuit et d'eau, il y avait la vie à deux... La vie avec le seul homme qu'elle eût jamais aimé. Tout était bien !