143028.fb2 Les Infortunes De La Vertu - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 10

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– Je voudrais, me dit-il, que mon ami m’eût chargé de quelques dispositions favorables à votre égard, je les remplirais avec le plus grand plaisir; je voudrais même, me dit-il, qu’il m’eût dit que c’était à vous qu’il devait le conseil de garder sa chambre pendant qu’il sortait avec vous; mais il n’a rien fait de tout cela, il nous a seulement dit à plusieurs reprises que vous n’étiez point coupable et de ne vous poursuivre en quoi que ce soit. Je suis donc contraint à me borner aux seules exécutions de ses ordres. Le malheur que vous me dites avoir éprouvé pour lui me déciderait à faire quelque chose de plus de moi-même si je le pouvais, mademoiselle, mais je commence le commerce, je suis jeune et ma fortune est extrêmement bornée; pas une obole de celle de Dubreuil ne m’appartient, je suis obligé de rendre à l’instant le tout à sa famille. Permettez donc, Sophie, que je me restreigne au seul petit service que je vais vous rendre; voilà cinq louis, et voilà, me dit-il en faisant monter dans sa chambre une femme que j’avais entrevue dans l’auberge, voilà une honnête marchande de Chalon-sur-Saône ma patrie, elle y retourne après s’être arrêtée vingt-quatre heures à Lyon où elle a affaire.

«Madame Bertrand, dit ce jeune homme en me présentant à cette femme, voici une jeune personne que je vous recommande; elle est bien aise de se placer en province; je vous enjoins, comme si vous travailliez pour moi-même, de vous donner tous les mouvements possibles pour la placer dans notre ville d’une manière convenable à sa naissance et à son éducation. Qu’il ne lui en coûte rien jusque-là, je vous tiendrai compte de tout à la première vue… Adieu, Sophie…

Mme Bertrand part cette nuit, suivez-la et qu’un peu plus de bonheur puisse vous accompagner dans une ville, où j’aurai peut-être la satisfaction de vous revoir bientôt et de vous y témoigner toute ma vie la reconnaissance des bons procédés que vous avez eus pour Dubreuil.»

L’honnêteté de ce jeune homme qui foncièrement ne me devait rien me fit malgré moi verser des larmes; j’acceptai ses dons en lui jurant que je n’allais travailler qu’à me mettre en état de pouvoir les lui rendre un jour. Hélas, me dis-je en me retirant, si l’exercice d’une nouvelle vertu vient de me précipiter dans l’infortune, au moins pour la première fois de ma vie, l’apparence d’une consolation s’offre-t-elle dans ce gouffre épouvantable de maux, où la vertu me précipite encore. Je ne revis plus mon jeune bienfaiteur, et je partis comme il avait été décidé avec la Bertrand, la nuit d’après le malheur que venait d’éprouver Dubreuil.

La Bertrand avait une petite voiture couverte, attelée d’un cheval que nous conduisions tour à tour de dedans; là étaient ses effets et passablement d’argent comptant, avec une petite fille de dix-huit mois qu’elle nourrissait encore et que je ne tardai pas pour mon malheur de prendre bientôt en aussi grande amitié que pouvait faire celle qui lui avait donné le jour.

Mme Bertrand était une espèce de harengère sans éducation comme sans esprit, soupçonneuse, bavarde, commère, ennuyeuse et bornée à peu près comme toutes les femmes du peuple. Nous descendions régulièrement chaque soir tous ses effets dans l’auberge et nous couchions dans la même chambre. Nous arrivâmes à Lyon sans qu’il nous arrivât rien de nouveau, mais pendant les deux jours dont cette femme avait besoin pour ses affaires, je fis dans cette ville une rencontre assez singulière; je me promenais sur le quai du Rhône avec une des filles de l’auberge que j’avais priée de m’accompagner, lorsque j’aperçus tout à coup s’avancer vers moi le révérend père Antonin maintenant gardien des récollets de cette ville, bourreau de ma virginité et que j’avais connu, comme vous vous en souvenez, madame, au petit couvent de Sainte-Marie-des-Bois où m’avait conduite ma malheureuse étoile. Antonin m’aborda cavalièrement et me demanda quoique devant cette servante, si je voulais le venir voir dans sa nouvelle habitation et y renouveler nos anciens plaisirs.

– Voilà une bonne grosse maman, dit-il en parlant de celle qui m’accompagnait, qui sera également bien reçue, nous avons dans notre maison de bons vivants très en état de tenir tête à deux jolies filles. Je rougis prodigieusement à de pareils discours, un moment je voulus faire croire à cet homme qu’il se trompait; n’y réussissant pas, j’essayai des signes pour le contenir au moins devant ma conductrice, mais rien n’apaisa cet insolent et ses sollicitations n’en devinrent que plus pressantes. Enfin sur nos refus réitérés de le suivre, il se borna à nous demander instamment notre adresse; pour me débarrasser de lui, il me vint à l’instant l’idée de lui en donner une fausse; il la prit par écrit dans son portefeuille et nous quitta en nous assurant qu’il nous reverrait bientôt. Nous rentrâmes; chemin faisant j’expliquai comme je pus l’histoire de cette malheureuse connaissance à la servante qui était avec moi, mais soit que ce que je lui dis ne la satisfît point, soit bavardage naturel à ces sortes de filles, je jugeai par les propos de la Bertrand lors de la malheureuse aventure qui m’arriva avec elle, qu’elle avait été instruite de ma connaissance avec ce vilain moine; cependant il ne parut point et nous partîmes. Sorties tard de Lyon, nous ne fûmes ce premier jour qu’à Villefranche et ce fut là, madame, où m’arriva la catastrophe horrible qui me fait aujourd’hui paraître à vos yeux comme criminelle, sans que je l’aie été davantage dans cette funeste situation de ma vie, que dans aucune de celles où vous m’avez vue si injustement accablée des coups du sort, et sans qu’autre chose m’ait conduite dans l’abîme du malheur, que le sentiment de bienfaisance qu’il m’était impossible d’éteindre dans mon cœur.

Arrivées dans le mois de février sur les six heures du soir à Villefranche, nous nous étions pressées de souper et de nous coucher de bonne heure, ma compagne et moi, afin de faire le lendemain une plus forte journée. Il n’y avait pas deux heures que nous reposions, lorsqu’une fumée affreuse s’introduisant dans notre chambre nous réveilla l’une et l’autre en sursaut.

Nous ne doutâmes pas que le feu ne fût aux environs… juste ciel, les progrès de l’incendie n’étaient déjà que trop effrayants; nous ouvrons notre porte à moitié nues et n’entendons autour de nous que le fracas des murs qui s’écroulent, le bruit affreux des charpentes qui se brisent et les hurlements épouvantables des malheureux qui tombent dans le foyer.

Une nuée de ces flammes dévorantes s’élançant aussitôt vers nous ne nous laisse qu’à peine le temps de nous précipiter au-dehors, nous nous y jetons cependant, et nous nous trouvons confondues dans la foule des malheureux qui comme nous nus, quelques-uns à moitié grillés, cherchent un secours dans la fuite… En cet instant je me ressouviens que la Bertrand, plus occupée d’elle que de sa fille, n’a pas songé à la garantir de la mort; sans la prévenir, je vole dans notre chambre au travers de flammes qui m’aveuglent et qui me brûlent dans plusieurs endroits de mon corps, je saisis la pauvre petite créature, je m’élance pour la rapporter à sa mère; m’appuyant sur une poutre à moitié consumée, le pied me manque, mon premier mouvement est de mettre ma main au-devant de moi; cette impulsion de la nature me force à lâcher le précieux fardeau que je tiens, et la malheureuse petite fille tombe dans les flammes aux yeux de sa mère. Cette terrible femme ne réfléchissant ni au but de l’action que j’ai voulu faire pour sauver son enfant, ni à l’état où la chute faite à ses yeux vient de me mettre moi-même, emportée par l’égarement de sa douleur, m’accuse de la mort de sa fille, se jette impétueusement sur moi, et m’accable de coups. Cependant l’incendie s’arrête, la multitude des secours sauve encore près de la moitié de l’auberge. Le premier soin de la Bertrand est de rentrer dans sa chambre, l’une des moins endommagées de toutes; elle renouvelle ses plaintes, en me disant qu’il y fallait laisser sa fille et qu’elle n’aurait couru aucun danger.

Mais que devient-elle lorsque cherchant ses effets, elle se trouve entièrement volée! n’écoutant alors que son désespoir et sa rage, elle m’accuse hautement d’être la cause de l’incendie et de ne l’avoir produit que pour la voler plus à l’aise, elle me dit qu’elle va me dénoncer, et passant aussitôt de la menace à l’effet, elle demande à parler au juge du lieu. J’ai beau protester de mon innocence, elle ne m’écoute pas; le magistrat qu’elle demande n’était pas loin, il avait lui-même ordonné les secours, il paraît à la réquisition de cette méchante femme… Elle fourre sa plainte contre moi, elle l’étaye de tout ce qui lui vient à la tête pour lui donner de la force et de la légitimité, elle me peint comme une fille de mauvaise vie, échappée de la corde à Grenoble, comme une créature dont un jeune homme sans doute son amant l’a forcée de se charger malgré elle, elle parle du récollet de Lyon; en un mot, rien n’est oublié de tout ce que la calomnie envenimée par le désespoir et la vengeance peut inspirer de plus énergique. Le juge reçoit la plainte, on fait l’examen de la maison; il se trouve que le feu a pris dans un grenier plein de foin, où plusieurs personnes déposent m’avoir vue entrer le soir, et cela était vrai; cherchant un cabinet d’aisances mal indiqué par les servantes auxquelles je m’étais adressée, j’étais entrée dans ce grenier, et j’y étais restée assez de temps pour faire soupçonner ce dont on m’accusait. La procédure commence donc et se suit dans toutes les règles, les témoins s’entendent, rien de ce que je puis alléguer pour ma défense n’est seulement écouté, il est démontré que je suis l’incendiaire, il est prouvé que j’ai des complices qui pendant que j’agissais d’un côté, ont fait le vol de l’autre, et sans plus d’éclaircissement, je suis le lendemain dès la pointe du jour ramenée dans la prison de Lyon, et écrouée comme incendiaire, meurtrière d’enfant et voleuse.

Accoutumée depuis si longtemps à la calomnie, à l’injustice et au malheur, faite depuis mon enfance à ne me livrer à un sentiment quelconque de vertu qu’assurée d’y trouver des épines, ma douleur fut plus stupide que déchirante et je pleurai plus que je ne me plaignis. Cependant comme il est naturel à la créature souffrante de chercher tous les moyens possibles de se tirer de l’abîme où son infortune la plonge, le père Antonin me vint dans l’esprit; quelque médiocre secours que j’en espérasse, je ne me refusai point à l’envie de le voir, je le demandai. Comme il ne savait pas qui pouvait le désirer, il parut, il affecta de ne me point reconnaître; alors je dis au concierge qu’il était possible qu’il ne se ressouvînt pas de moi, n’ayant dirigé ma conscience que fort jeune, mais qu’à ce titre je demandais un entretien secret avec lui; on y consentit de part et d’autre. Dès que je fus seule avec ce moine, je me jetai à ses pieds et le conjurai de me sauver de la cruelle position où j’étais; je lui prouvai mon innocence, et je ne lui cacha pas que les mauvais propos qu’il m’avait tenus deux jours avant, avaient indisposé contre moi la personne à laquelle j’étais recommandée et qui se trouvait maintenant ma partie adverse. Le moine m’écouta avec beaucoup d’attention, et à peine eus-je fini:

– Écoute, Sophie, me dit-il, et ne t’emporte pas à ton ordinaire sitôt que l’on enfreint tes maudits préjugés; tu vois où t’ont conduite tes principes, tu peux maintenant te convaincre à l’aise qu’ils n’ont jamais servi qu’à te plonger d’abîmes en abîmes, cesse donc de les suivre une fois dans ta vie si tu veux qu’on sauve tes jours. Je ne vois qu’un seul moyen pour y réussir; nous avons un de nos pères ici proche parent du gouverneur et de l’intendant, je le préviendrai; dis que tu es sa nièce, il te réclamera à ce titre, et sur la promesse de te mettre au couvent pour toujours, je suis persuadé qu’il empêchera la procédure d’aller plus loin. Dans le fait tu disparaîtras, il te remettra dans mes mains et je me chargerai du soin de te cacher jusqu’à ce que de nouvelles circonstances me permettent de te rendre ta liberté, mais tu seras à moi pendant cette détention; je ne te le cèle pas, esclave asservie de mes caprices, tu les assouviras tous sans réflexion, tu m’entends, Sophie, tu me connais, choisis donc entre ce parti ou l’échafaud et ne fais pas attendre ta réponse.

– Allez, mon père, répondis-je avec horreur, allez, vous êtes un monstre d’oser abuser aussi cruellement de ma situation pour me placer ainsi entre la mort et l’infamie; sortez, je saurai mourir innocente, et je mourrai du moins sans remords.

Ma résistance enflamme ce scélérat, il ose me montrer à quel point ses passions se trouvent irritées; l’infâme, il ose concevoir les caresses de l’amour au sein de l’horreur et des chaînes, sous le glaive même qui m’attend pour me frapper.

Je veux fuir, il me poursuit, il me renverse sur la malheureuse paille qui me sert de lit, et s’il n’y consomme entièrement son crime, il m’en couvre au moins de traces si funestes qu’il ne m’est plus possible de ne pas croire à l’abomination de ses desseins.

– Écoutez, me dit-il en se rajustant, vous ne vouiez pas que je vous sois utile; à la bonne heure, je vous abandonne, je ne vous servirai ni ne vous nuirai, mais si vous vous avisez de dire un seul mot contre moi, en vous chargeant des crimes les plus énormes, je vous ôte à l’instant tout moyen de pouvoir jamais vous défendre; réfléchissez-y bien avant de parler, et saisissez l’esprit de ce que je vais dire au geôlier, ou j’achève à l’instant de vous écraser.

Il frappe, le concierge entre:

– Monsieur, lui dit ce scélérat, cette bonne fille se trompe, elle a voulu parler d’un père Antonin qui est à Bordeaux, je ne la connais ni ne l’ai jamais connue; elle m’a prié d’entendre sa confession, je l’ai fait, vous connaissez nos lois, je n’ai donc rien à dire, je vous salue l’un et l’autre et serai toujours prêt à me représenter quand on jugera mon ministère important.

Antonin sort en disant ces mots, et me laisse aussi stupéfaite de sa fourberie que confondue de son insolence et de son libertinage.

Rien ne va vite en besogne comme les tribunaux inférieurs; presque toujours composés d’idiots, de rigoristes imbéciles ou de brutaux fanatiques, à peu près sûrs que de meilleurs yeux corrigeront leurs stupidités, rien ne les arrête aussitôt qu’il s’agit d’en faire. Je fus donc condamnée tout d’une voix à la mort par huit ou dix courtauds de boutique composant le respectable tribunal de cette ville de banqueroutiers et conduite sur-le-champ à Paris pour la confirmation de ma sentence. Les réflexions les plus amères et les plus douloureuses vinrent achever alors de déchirer mon cœur.

Sous quelle étoile fatale faut-il que je sois née, me dis-je, pour qu’il me soit devenu impossible de concevoir un seul sentiment de vertu qui n’ait été aussitôt suivi d’un déluge de maux, et comment se peut-il que cette providence éclairée dont je me plais d’adorer la justice, en me punissant de mes vertus, m’ait en même temps offert aussitôt au pinacle ceux qui m’écrasaient de leurs vices? Un usurier, dans mon enfance, veut m’engager à commettre un vol, je le refuse, il s’enrichit et je suis à la veille d’être pendue. Des fripons veulent me violer dans un bois parce que je refuse de les suivre, ils prospèrent et moi je tombe dans les mains d’un marquis débauché qui me donne cent coups de nerf de bœuf pour ne vouloir pas empoisonner sa mère. Je vais de là chez un chirurgien à qui j’épargne un crime exécrable, le bourreau pour récompense me mutile, me marque et me congédie; ses crimes se consomment sans doute, il fait sa fortune et je suis obligée de mendier mon pain. Je veux m’approcher des sacrements, je veux implorer avec ferveur l’être suprême dont je reçois autant de malheurs, le tribunal auguste où j’espère me purifier dans l’un de nos plus saints mystères, devient l’affreux théâtre de mon déshonneur et de mon infamie; le monstre qui m’abuse et qui me flétrit s’élève à l’instant aux plus grands honneurs, pendant que je retombe dans l’abîme affreux de ma misère. Je veux soulager un pauvre, il me vole.

Je secours un homme évanoui, le scélérat me fait tourner une roue comme une bête de somme, il m’accable de coups quand les forces me manquent, toutes les faveurs du sort viennent le combler et je suis prête à perdre mes jours pour avoir travaillé de force chez lui. Une femme indigne veut me séduire pour un nouveau crime, je reperds une seconde fois le peu de biens que je possède pour sauver la fortune de sa victime et pour la préserver du malheur; cet infortuné veut m’en récompenser de sa main, il expire dans mes bras avant que de le pouvoir. Je m’expose dans un incendie pour sauver un enfant qui ne m’appartient pas, me voilà pour la troisième fois sous le glaive de Thémis. J’implore la protection d’un malheureux qui m’a flétrie, j’ose espérer de le trouver sensible à l’excès de mes maux, c’est au nouveau prix de mon déshonneur que le barbare m’offre des secours… ô providence, m’est-il enfin permis de douter de ta justice et de quels plus grands fléaux eussé-je donc été accablée, si à l’exemple de mes persécuteurs, j’eusse toujours encensé le vice? Telles étaient, madame, les imprécations que j’osais malgré me permettre… qui m’étaient arrachées par l’horreur de mon sort, quand vous avez daigné laisser tomber sur moi un regard de pitié et de compassion… Mille excuses, madame, d’avoir abusé aussi longtemps de votre patience, j’ai renouvelé mes plaies, j’ai troublé votre repos, c’est tout ce que nous recueillerons l’une et l’autre du récit de ces cruelles aventures.

L’astre se lève, mes gardes vont m’appeler, laissez-moi courir à la mort; je ne la redoute plus, elle abrégera mes tourments, elle les finira; elle n’est à craindre que pour l’être fortuné dont les jours sont purs et sereins, mais la malheureuse créature qui n’a pressé que des couleuvres, dont les pieds sanglants n’ont parcouru que des épines, qui n’a connu les hommes que pour les haïr, qui n’a vu le flambeau du jour que pour le détester, celle à qui ses cruels revers ont enlevé parents, fortune, secours, protection, amis, celle qui n’a plus dans le monde que des pleurs pour s’abreuver et des tribulations pour se nourrir… celle-là, dis-je, voit avancer la mort sans frémir, elle la souhaite comme un port assuré où la tranquillité renaîtra pour elle dans le sein d’un dieu trop juste pour permettre que l’innocence avilie et persécutée sur la terre ne trouve pas un jour dans le ciel la récompense de ses larmes.

L’honnête M. de Corville n’avait point entendu ce récit sans en être prodigieusement ému; pour Mme de Lorsange, en qui (comme nous l’avons dit) les monstrueuses erreurs de sa jeunesse n’avaient point éteint la sensibilité, elle était prête à s’en évanouir.

– Mademoiselle, dit-elle à Sophie, il est difficile de vous entendre sans prendre à vous le plus vif intérêt… mais faut-il vous l’avouer, un sentiment inexplicable, plus vif encore que celui que je viens de vous peindre, m’entraîne invinciblement vers vous, et fait mes propres maux des vôtres. vous m’avez déguisé votre nom, Sophie, vous m’avez caché votre naissance, je vous conjure de m’avouer votre secret; ne vous imaginez pas que ce soit une vaine curiosité qui m’engage à vous parler ainsi; si ce que je soupçonne était vrai… ô Justine, si vous étiez ma sœur!

– Justine… madame, quel nom!

– Elle aurait votre âge aujourd’hui.

– ô Juliette, est-ce toi que j’entends, dit la malheureuse prisonnière en se précipitant dans les bras de Mme de Lorsange… toi, ma sœur, grand Dieu… quel blasphème j’ai fait, j’ai douté de la providence… ah, je mourrai bien moins malheureuse, puisque j’ai pu t’embrasser encore une fois!

Et les deux sœurs, étroitement serrées dans les bras l’une de l’autre, ne s’exprimaient plus que par leurs sanglots, ne s’entendaient plus que par leurs larmes… M. de Corville ne put retenir les siennes, et voyant bien qu’il lui était impossible de ne pas prendre à cette affaire le plus grand intérêt, il sortit sur-le-champ et passa dans un cabinet, il écrivit au garde des Sceaux, il peignit en traits de sang l’horreur du sort de l’infortunée Justine, il se rendit garant de son innocence, demanda jusqu’à l’éclaircissement du procès que la prétendue coupable n’eût que son château pour prison et s’engagea à la représenter au premier ordre du chef souverain de la justice. Sa lettre écrite, il en charge les deux cavaliers, il se fait connaître à eux, il leur ordonne de porter à l’instant sa lettre et de revenir prendre leur prisonnière chez lui, s’il en reçoit l’ordre du chef de la magistrature; ces deux hommes qui voient à qui ils ont affaire ne craignent point de se compromettre en obéissant, cependant une voiture avance…

– Venez, belle infortunée, dit alors M. de Corville à Justine qu’il retrouve encore dans les bras de sa sœur, venez, tout vient de changer pour vous dans un quart d’heure; il ne sera pas dit que vos vertus ne trouveront pas leur récompense ici bas, et que vous ne rencontriez jamais que des âmes de fer… suivez-moi, vous êtes ma prisonnière, ce n’est plus que moi qui réponds de vous.

Et M. de Corville explique alors en peu de mots tout ce qu’il vient de faire…

– Homme respectable autant que chéri, dit Mme de Lorsange en se précipitant aux genoux de son amant, voilà le plus beau trait que vous avez fait de vos jours. C’est à celui qui connaît véritablement le cœur de l’homme et l’esprit de la loi, à venger l’innocence opprimée, à secourir l’infortune accablée par le sort… Oui, la voilà… la voilà, votre prisonnière… va, Justine, va… cours baiser à l’instant les pas de ce protecteur équitable qui ne t’abandonnera point comme les autres… ô monsieur, si les liens de l’amour m’étaient précieux avec vous, combien vont-ils me le devenir davantage, embellis par les nœuds de la nature, resserrés par la plus tendre estime!

Et ces deux femmes embrassaient à l’envi les genoux d’un si généreux ami et les arrosaient de leurs pleurs. On partit.

M. de Corville et Mme de Lorsange s’amusaient excessivement de faire passer Justine de l’excès du malheur au comble de l’aisance et de la prospérité; ils la nourrissaient avec délices des mets les plus succulents, ils la couchaient dans les meilleurs lits, ils voulaient qu’elle ordonnât chez eux, ils y mettaient enfin toute la délicatesse qu’il était possible d’attendre de deux âmes sensibles… On lui fit faire des remèdes pendant quelques jours, on la baigna, on la para, on l’embellit; elle était l’idole des deux amants, c’était à qui des deux lui ferait plus tôt oublier ses malheurs. Avec quelques soins un excellent artiste se chargea de faire disparaître cette marque ignominieuse, fruit cruel de la scélératesse de Rodin.

Tout répondait aux vœux de Mme de Lorsange et de son délicat amant; déjà les traces de l’infortune s’effaçaient du front charriant de l’aimable Justine… déjà les grâces y rétablissaient leur empire; aux teintes livides de ses joues d’albâtre succédaient les roses du printemps; le rire effacé depuis si longtemps de ces lèvres y reparut enfin sur l’aile des plaisirs.

Les meilleures nouvelles arrivaient de Paris, M. de Corville avait mis toute la France en mouvement, il avait ranimé le zèle de M. S. qui s’était joint à lui pour peindre les malheurs de Justine et pour lui rendre une tranquillité qui lui était aussi bien due… Des lettres du roi arrivèrent enfin, qui purgeant Justine de tous les procès qui lui avaient été injustement intentés depuis son enfance, lui rendaient le titre d’honnête citoyenne, imposaient à jamais silence à tous les tribunaux du royaume qui avaient comploté contre cette malheureuse, et lui accordaient douze cents livres de pension sur les fonds saisis dans l’atelier des faux-monnayeurs du Dauphiné. Peu s’en fallut qu’elle n’expirât de joie en apprenant d’aussi flatteuses nouvelles; elle en versa plusieurs jours de suite des larmes bien douces dans le sein de ses protecteurs, lorsque tout à coup son humeur changea sans qu’il fût possible d’en deviner la cause. Elle devint sombre, inquiète, rêveuse, quelquefois elle pleurait au milieu de ses amis sans pouvoir elle-même expliquer le sujet de ses larmes.

– Je ne suis pas née pour un tel comble de bonheur, disait-elle quelquefois à Mme de Lorsange… oh ma chère sœur, il est impossible qu’il puisse durer.

On avait beau lui représenter que toutes ses affaires étant finies, elle ne devait plus avoir aucune sorte d’inquiétude; l’attention que l’on avait eue de ne point parler dans les mémoires qui avaient été faits pour elle d’aucun des personnages avec lesquels elle avait été compromise et dont le crédit pouvait être à redouter, ne pouvait que la calmer encore; cependant rien n’y parvenait, on eût dit que cette pauvre fille, uniquement destinée au malheur et sentant la main de l’infortune toujours suspendue sur sa tête, prévît déjà le dernier coup dont elle allait être écrasée. Mme de Lorsange habitait encore la campagne; on était sur la fin de l’été, on projetait une promenade qu’un orage affreux qui se fourrait, paraissait devoir déranger; l’excès de la chaleur avait contraint de laisser tout ouvert dans le salon.

L’éclair brille, la grêle tombe, les vents sifflent avec impétuosité, des coups de tonnerre affreux se font entendre. Mme de Lorsange effrayée… Mme de Lorsange qui craint horriblement le tonnerre, supplie sa sœur de feutrer tout le plus promptement qu’elle pourra; M. de Corville rentrait en ce moment; Justine, empressée de calmer sa sœur, vole à une fenêtre, elle veut lutter une minute contre le vent qui la repousse, à l’instant un éclat de foudre la renverse au milieu du salon et la laisse sans vie sur le plancher.

Mme de Lorsange jette un cri lamentable… elle s’évanouit;

M. de Corville appelle au secours, les soins se divisent, on rappelle Mme de Lorsange à la lumière, mais la malheureuse Justine était frappée de façon à ce que l’espoir même ne pouvait plus subsister pour elle. La foudre était entrée par le sein droit, elle avait brûlé la poitrine, et était ressortie par sa bouche, en défigurant tellement son visage qu’elle faisait horreur à regarder. M. de Corville voulut la faire emporter à l’instant. Mme de Lorsange se lève avec l’air du plus grand calme et s’y oppose.

– Non, dit-elle à son amant, non, laissez-la sous mes regards un instant, j’ai besoin de la contempler pour m’affermir dans la résolution que je viens de prendre; écoutez-moi, monsieur, et ne vous opposez point surtout au parti que j’adopte et dont rien au monde ne pourra me distraire à présent. Les malheurs inouïs qu’éprouve cette malheureuse, quoiqu’elle ait toujours respecté la vertu, ont quelque chose de trop extraordinaire, monsieur, pour ne pas m’ouvrir les yeux sur moi-même; ne vous imaginez pas que je m’aveugle sur ces fausses lueurs de félicité dont nous avons vu jouir dans le cours de ces aventures les scélérats qui l’ont tourmentée. Ces caprices du sort sont des énigmes de la providence qu’il ne nous appartient pas de dévoiler, mais qui ne doivent jamais nous séduire; la prospérité du méchant n’est qu’une épreuve où la providence nous met, elle est comme la foudre dont les feux trompeurs n’embellissent un instant l’atmosphère que pour précipiter dans les abîmes de la mort le malheureux qu’elle éblouit… En voilà l’exemple sous nos yeux; les calamités suivies, les malheurs effrayants et sans interruption de cette fille infortunée sont un avertissement que l’Éternel me donne de me repentir de mes travers, d’écouter la voix de mes remords et de me jeter enfin dans ses bras.

Quel traitement dois-je craindre de lui, moi… dont les crimes vous feraient frémir, s’ils étaient connus de vous… moi dont le libertinage, l’irréligion… l’abandon de tous principes ont marqué chaque instant de la vie… à quoi devrais-je m’attendre, puisque c’est ainsi qu’est traitée celle qui n’eut pas une seule erreur volontaire à se reprocher de ses jours… Séparons-nous, monsieur, il en est temps… aucune chaîne ne nous lie, oubliez-moi, et trouvez bon que j’aille par un repentir éternel abjurer aux pieds de l’être suprême les infamies dont je me suis souillée. Ce coup affreux pour moi était néanmoins nécessaire à ma conversion dans cette vie, et au bonheur que j’ose espérer dans l’autre; adieu, monsieur, vous ne me verrez jamais. La dernière marque que j’attends de votre amitié est de ne faire même aucune sorte de perquisition pour savoir ce que je suis devenue; je vous attends dans un monde meilleur, vos vertus doivent vous y conduire, puissent les macérations où je vais, pour expier mes crimes, passer les malheureuses années qui me restent, me permettre de vous y revoir un jour. Mme de Lorsange quitte aussitôt la maison, elle fait atteler une voiture, prend quelques sommes avec elle, laisse tout le reste à M. de Corville en lui indiquant des legs pieux, et vole à Paris où elle entre aux carmélites dont au bout de très peu d’années elle devient le modèle et l’exemple, autant par sa grande piété que par la sagesse de son esprit et l’extrême régularité de ses mœurs. M. de Corville, digne d’obtenir les premiers emplois de sa patrie, n’en est honoré que pour faire à la fois le bonheur du peuple, la gloire de son souverain et la fortune de ses amis. ô vous qui lirez cette histoire, puissiez-vous en tirer le même profit que cette femme mondaine et corrigée, puissiez-vous vous convaincre avec elle que le véritable bonheur n’est que dans le sein de la vertu et que si Dieu permet qu’elle soit persécutée sur la terre, c’est pour lui préparer dans le ciel une plus flatteuse récompense.

Fini au bout de quinze jours, le 8 juillet 1787.