143028.fb2 Les Infortunes De La Vertu - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 2

Les Infortunes De La Vertu - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 2

– Que fait à un père qui a trop d’enfants l’amour de ceux qui ne lui sont d’aucun secours?

– Il vaudrait mieux qu’on nous eût étouffés en naissant.

– A peu près, mais laissons cette politique où tu ne dois rien comprendre. Pourquoi se plaindre du sort qu’il ne dépend que de soi de maîtriser?

– A quel prix, juste ciel!

– A celui d’une chimère, d’une chose qui n’a de valeur que celle que votre orgueil y met… mais laissons encore là cette thèse et ne nous occupons que de ce qui nous regarde ici tous les deux. vous faites grand cas de cette chimère, n’est-ce pas, et moi fort peu, moyen en quoi je vous l’abandonne; les devoirs que je vous imposerai, et pour lesquels vous recevrez une rétribution honnête, sans être excessive, seront d’un tout autre genre. Je vous mettrai auprès de ma gouvernante, vous la servirez et tous les matins devant moi, tantôt cette femme et tantôt mon valet de chambre vous soumettront…

Oh madame, comment vous rendre cette exécrable proposition? trop humiliée de me l’entendre faire, m’étourdissant pour ainsi dire, à l’instant qu’on en prononçait les mots… trop honteuse de les redire, votre bonté voudra bien y suppléer… Le cruel, il m’avait nommé les grands prêtres, et je devais servir de victime…

– Voilà tout ce que je puis pour vous, mon enfant, continua ce vilain homme en se levant avec indécence, et encore ne vous promets-je pour cette cérémonie toujours fort longue et fort épineuse, qu’un entretien de deux ans. vous en avez quatorze; à seize il vous sera libre de chercher fortune ailleurs, et jusque-là vous serez vêtue, nourrie et recevrez un louis par mois. C’est bien honnête, je n’en donnais pas tant à celle que vous remplacerez; il est vrai qu’elle n’avait pas comme vous cette intacte vertu dont vous faites tant de cas, et que je prise comme vous le voyez, environ cinquante écus par an, somme excédante de celle que touchait votre devancière. Réfléchissez-y donc bien, pensez surtout à l’état de misère où je vous prends, songez que dans le malheureux pays où vous êtes, il faut que ceux qui n’ont pas de quoi vivre souffrent pour en gagner, qu’à leur exemple vous souffrirez, j’en conviens, mais que vous gagnerez beaucoup davantage que la plus grande partie d’entre eux.

Les indignes propos de ce monstre avaient enflammé ses passions, il me saisit brutalement par le collet de ma robe et me dit qu’il allait pour cette première fois, me faire voir lui-même de quoi il s’agissait… Mais mon malheur me prêta du courage et des forces, je parvins à me dégager, et m’élançant vers la porte:

– Homme odieux, lui dis-je en m’échappant, puisse le ciel que tu offenses aussi cruellement te punir un jour comme tu le mérites de ton odieuse barbarie, tu n’es digne ni de ces richesses dont tu fais un si vil usage, ni de l’air même que tu respires dans un monde que souillent tes férocités.

Je retournais tristement chez moi absorbée dans ces réflexions tristes et sombres que font nécessairement naître la cruauté et la corruption des hommes, lorsqu’un rayon de prospérité sembla luire un instant à mes yeux. La femme chez qui je logeais, et qui connaissait mes malheurs, vint me dire qu’elle avait enfin trouvé une maison où l’on me recevrait avec plaisir pourvu que je m’y comportasse bien.

– Oh ciel, madame, lui dis-je en l’embrassant avec transport, cette condition est celle que je mettrais moi-même, jugez si je l’accepte avec plaisir.

L’homme que je devais servir était un vieil usurier qui, disait-on, s’était enrichi, non seulement en prêtant sur gages, mais même en volant impunément tout le monde chaque fois qu’il avait cru le pouvoir faire en sûreté. Il demeurait rue Quincampoix, à un premier étage, avec une vieille maîtresse qu’il appelait sa femme et pour le moins aussi méchante que lui.

– Sophie, me dit cet avare, à Sophie, c’était le nom que je m’étais donné pour cacher le mien, la première vertu qu’il faut dans ma maison, c’est la probité… si jamais vous détourniez d’ici la dixième partie d’un denier, je vous ferais pendre, voyez-vous, Sophie, mais pendre jusqu’à ce que vous n’en puissiez plus revenir. Si ma femme et moi jouissons de quelques douceurs dans notre vieillesse, c’est le finit de nos travaux immenses et de notre profonde sobriété… Mangez vous beaucoup, mon enfant?

– Quelques onces de pain par jour, monsieur, lui répondis-je, de l’eau, et un peu de soupe quand je suis assez heureuse pour en avoir.

– De la soupe, morbleu, de la soupe… regardez, ma mie, dit le vieil avare à sa femme, gémissez des progrès du luxe.

Depuis un an ça cherche condition, ça meurt de faim depuis un an et ça veut manger de la soupe. A peine le faisons-nous, une fois tous les dimanches, nous qui travaillons comme des forçats depuis quarante ans. vous aurez trois onces de pain par jour, ma fille, une demi-bouteille d’eau de rivière, une vieille robe de ma femme tous les dix-huit mois pour vous faire des jupons et trois écus de gages au bout de l’année si nous sommes contents de vos services, si votre économie répond à la nôtre et si vous faites enfin, par de l’ordre et de l’arrangement, un peu prospérer la maison. Notre service est peu de chose, vous êtes seule, il s’agit de frotter et de nettoyer trois fois la semaine cet appartement de six pièces, de faire le lit de ma femme et le mien, de répondre à la porte, de poudrer ma perruque, de coiffer ma femme, de soigner le chien, le chat et le perroquet, de veiller à la cuisine, d’en nettoyer les ustensiles qu’ils servent ou non, d’aider à ma femme quand elle nous fait un morceau à manger, et d’employer le reste du jour à faire du linge, des bas, des bonnets et autres petits meubles de ménage. vous voyez que ce n’est rien, Sophie, il vous restera bien du temps à vous, nous vous permettrons de l’employer pour votre compte et de faire également pour votre usage le linge et les vêtements dont vous pourrez avoir besoin.

Vous imaginez aisément, madame, qu’il fallait se trouver dans l’état de misère où j’étais pour accepter une telle place; non seulement il y avait infiniment plus d’ouvrage que mon âge et mes forces ne me permettaient d’entreprendre, mais pouvais-je vivre avec ce qu’on m’offrait? Je me gardai pourtant bien de faire la difficile, et je fus installée dès le même soir.

Si la cruelle position dans laquelle je me trouve, madame, me permettait de songer à vous amuser un instant quand je ne dois penser qu’à émouvoir votre âme en ma faveur, j’ose croire que je vous égaierais en vous racontant tous les traits d’avarice dont je fus témoin dans cette maison, mais une catastrophe si terrible pour moi m’y attendait dès la deuxième année, qu’il m’est bien difficile quand j’y réfléchis, de vous offrir quelques détails agréables avant que de vous entretenir de ce revers. vous saurez cependant, madame, qu’on n’usait jamais de lumière dans cette maison; l’appartement du maître et de la maîtresse, heureusement tourné en face du réverbère de la rue, les dispensait d’avoir besoin d’autre secours et jamais autre clarté ne leur servait pour se mettre au lit. Pour du linge ils n’en usaient point, il y avait aux manches de la veste de monsieur, ainsi qu’à celles de la robe de madame, une vieille paire de manchettes cousue après l’étoffe et que je lavais tous les samedis au soir afin qu’elle fût en état le dimanche; point de draps, point de serviettes et tout cela pour éviter le blanchissage, objet très cher dans une maison, prétendait M. Du Harpin, mon respectable maître. On ne buvait jamais de vin chez lui, l’eau claire était, disait Mme Du Harpin, la boisson naturelle dont les premiers hommes se servirent, et la seule que nous indique la nature; toutes les fois qu’on coupait le pain, il se plaçait une corbeille dessous afin de recueillir ce qui tombait, on y joignait avec exactitude toutes les miettes qui pouvaient se faire aux repas, et tout cela frit le dimanche avec un peu de beurre rance composait le plat de festin de ce jour de repos. Jamais il ne fallait battre les habits ni les meubles, de peur de les user, mais les housser légèrement avec un plumeau; les souliers de monsieur et de madame étaient doublés de fer et l’un et l’autre époux gardaient encore avec vénération ceux qui leur avaient servi le jour de leurs noces; mais une pratique beaucoup plus bizarre était celle qu’on me faisait exercer régulièrement une fois dans la semaine. Il y avait dans l’appartement un assez grand cabinet dont les murs n’étaient point tapissés; il fallait qu’avec un couteau j’allasse râper une certaine quantité du plâtre de ces murs, que je passais ensuite dans un tamis fin, et ce qui résultait de cette opération devenait la poudre de toilette dont j’ornais chaque matin et la perruque de monsieur et le chignon de madame. Plût à Dieu que ces turpides eussent été les seules où se fussent livrées ces vilaines gens; rien de plus naturel que le désir de conserver son bien, mais ce qui ne l’est pas autant, c’est l’envie de le doubler avec celui d’autrui et je ne fus pas longtemps à m’apercevoir que ce n’était que de cette façon que M. Du Harpin devenait si riche. Il y avait au-dessus de nous un particulier fort à son aise, possédant d’assez jolis bijoux et dont les effets, soit à cause du voisinage, soit pour lui avoir peut-être passé par les mains, étaient très connus de mon maître. Je lui entendais souvent regretter avec sa femme une certaine boîte d’or de trente à quarante louis qui lui serait infailliblement restée, disait-il, si son procureur avait eu un peu plus d’intelligence; pour se consoler enfin d’avoir rendu cette boîte, l’honnête M. Du Harpin projeta de la voler et ce fut moi qu’on chargea de la négociation.

Après m’avoir fait un grand discours sur l’indifférence du vol, sur l’utilité même dont il était dans la société puisqu’il rétablissait une sorte d’équilibre que dérangeait totalement l’inégalité des richesses, M. Du Harpin me remit une fausse clé, m’assura qu’elle ouvrirait l’appartement du voisin, que je trouverais la boîte dans un secrétaire qu’on ne fermait point, que je l’apporterais sans aucun danger et que pour un service aussi essentiel je recevrais pendant deux ans un écu de plus sur mes gages.

– Oh monsieur, m’écriai-je, est-il possible qu’un maître ose corrompre ainsi son domestique? qui m’empêche de faire tourner contre vous les armes que vous me mettez à la main et qu’aurez-vous à m’objecter de raisonnable si je vous vole d’après vos principes?

M. Du Harpin très étonné de ma réponse, n’osant insister davantage, mais me gardant une rancune secrète, me dit que ce qu’il en faisait était pour m’éprouver, que j’étais bien heureuse d’avoir résisté à cette offre insidieuse de sa part et que j’eusse été une fille pendue si j’avais succombé. Je me payai de cette réponse, mais je sentis dès lors et les malheurs qui me menaçaient par une telle proposition, et le tort que j’avais eu de répondre aussi fermement. Il n’y avait pourtant point eu de milieu, ou il eût fallu que je commisse le crime dont on me parlait, ou il devenait nécessaire que j’en rejetasse aussi durement la proposition; avec un peu plus d’expérience j’aurais quitté la maison dès l’instant, mais il était déjà écrit sur la page de mes destins que chacun des mouvements honnêtes où mon caractère me porterait, devait être payé d’un malheur, il me fallait donc subir mon sort sans qu’il me fût possible d’échapper.

M. Du Harpin laissa couler près d’un mois, c’est-à-dire à peu près jusqu’à l’époque de la révolution de la seconde année de mon séjour chez lui, sans dire un mot, et sans témoigner le plus léger ressentiment du refus que je lui avais fait, lorsqu’un soir, ma besogne finie, venant de me retirer dans ma chambre pour y goûter quelques heures de repos, j’entendis tout à coup jeter ma porte en dedans et vis non sans effroi M. Du Harpin conduisant un commissaire et quatre soldats du guet auprès de mon lit.

– Faites votre devoir, monsieur, dit-il à l’homme de justice, cette malheureuse m’a volé un diamant de mille écus, vous le trouverez dans sa chambre ou sur elle, le fait est inévitable.

– Moi vous avoir volé, monsieur, dis-je en me jetant toute troublée au bas de mon lit, moi, monsieur, ah qui sait mieux que vous combien une telle action me répugne et l’impossibilité qu’il y a que je l’aie commise!

Mais M. Du Harpin faisant beaucoup de bruit, pour que mes paroles ne fussent pas entendues, continua d’ordonner les perquisitions, et la malheureuse bague fut trouvée dans un de mes matelas. Avec des preuves de cette force il n’y avait pas à répliquer, je fus à l’instant saisie, garrottée et conduite ignominieusement dans la prison du palais, sans qu’il me fût seulement possible de faire entendre un mot de tout ce que je pus dire pour ma justification.

Le procès d’une infortunée qui n’a ni crédit, ni protection est promptement fait en France. On y croit la vertu incompatible avec la misère, et l’infortune dans nos tribunaux est une preuve complète contre l’accusé; une injuste prévention y fait croire que celui qui a dû commettre le crime l’a commis, les sentiments s’y mesurent sur l’état dans lequel on vous trouve et sitôt que des titres ou de la fortune ne prouvent pas que vous devez être honnête, l’impossibilité que vous le soyez devient démontrée tout de suite.

J’eus beau me défendre, j’eus beau fournir les meilleurs moyens à l’avocat de forme qu’on me donna pour un instant, mon maître m’accusait, le diamant s’était trouvé dans ma chambre, il était clair que je l’avais volé. Lorsque je voulus citer le trait horrible de M. Du Harpin et prouver que le malheur qui m’arrivait n’était qu’une suite de la vengeance et de l’envie qu’il avait de se défaire d’une créature qui, tenant son secret, devenait maîtresse de sa réputation, on traita ces plaintes de récriminations, on me dit que M. Du Harpin était connu depuis quarante ans pour un homme intègre et incapable d’une telle horreur, et je me vis au moment d’aller payer de ma vie le refus que j’avais fait de participer à un crime, lorsqu’un événement inattendu vint, en me rendant libre, me replonger dans les nouveaux revers qui m’attendaient encore dans le monde.

Une femme de quarante ans que l’on nommait la Dubois, célèbre par des horreurs de toutes les espèces, était également à la veille de subir un jugement de mort, plus mérité du moins que le mien, puisque ses crimes étaient constatés, et qu’il était impossible de m’en trouver aucun. J’avais inspiré une sorte d’intérêt à cette femme; un soir, fort peu de jours avant que nous ne dussions perdre l’une et l’autre la vie, elle me dit de ne pas me coucher, mais de me tenir avec elle sans affectation, le plus près que je pourrais des portes de la prison.

– Entre minuit et une heure, poursuivit cette heureuse scélérate, le feu prendra dans la maison… c’est l’ouvrage de mes soins, peut-être y aura-t-il quelqu’un de brûlé, peu importe, ce qu’il y a de sûr c’est que nous nous sauverons; trois hommes, mes complices et mes amis, se joindront à nous et je te réponds de ta liberté.

La main du ciel qui venait de punir l’innocence dans moi servit le crime dans ma protectrice, le feu prit, l’incendie fut horrible, il y eut dix personnes de brûlées, mais nous nous sauvâmes; dès le même jour nous gagnâmes la chaumière d’un braconnier de la forêt de Bondy, espèce de fripon différent, mais des intimes amis de notre bande.

– Te voilà libre, ma chère Sophie, me dit alors la Dubois, tu peux maintenant choisir tel genre de vie qu’il te plaira, mais si j’ai un conseil à te donner, c’est de renoncer à des pratiques de vertu qui comme tu vois ne font jamais réussi; une délicatesse déplacée t’a conduite au pied de l’échafaud, un crime affreux m’en sauve; regarde à quoi le bien sert dans le monde, et si c’est la peine de s’immoler pour lui. Tu es jeune et jolie, je me charge de ta fortune à Bruxelles si tu veux; j’y vais, c’est ma patrie; en deux ans je te mets au pinacle, mais je t’avertis que ce ne sera point par les étroits sentiers de la vertu que je te conduirai à la fortune; il faut à ton âge entreprendre plus d’un métier, et servir à plus d’une intrigue quand on veut faire promptement son chemin… Tu m’entends, Sophie… tu m’entends, décide-toi donc vite, car il faut gagner du champ, nous n’avons de sûreté ici que pour peu d’heures.

– Oh madame, dis-je à ma bienfaitrice, je vous ai de grandes obligations, vous m’avez sauvé la vie, je suis désespérée sans doute de ne le devoir qu’à un crime et vous pouvez être très sûre que s’il m’eût fallu y participer, j’eusse mieux aimé périr que de le faire. Je ne sais que trop quels dangers j’ai courus pour m’être abandonnée aux sentiments d’honnêteté qui germeront toujours dans mon cœur, mais quelles que puissent être les épines de la vertu, je les préférerai toujours aux fausses lueurs de prospérité, dangereuses faveurs qui accompagnent un instant le crime. Il est dans moi des idées de religion qui grâces au ciel ne m’abandonneront jamais. Si la providence me rend pénible la carrière de la vie, c’est pour m’en dédommager plus amplement dans un monde meilleur; cette espérance me console, elle adoucit tous mes chagrins, elle apaise mes plaintes, elle me fortifie dans l’adversité et me fait braver tous les maux qu’il lui plaira de m’offrir. Cette joie s’éteindrait aussitôt dans mon cœur si je venais à le souiller par des crimes, et avec la crainte de revers encore plus terribles en ce monde j’aurais l’aspect affreux des châtiments que la justice céleste réserve dans l’autre à ceux qui l’outragent.

– Voilà des systèmes absurdes qui te conduiront bientôt à l’hôpital, ma fille, dit la Dubois en fronçant le sourcil, crois-moi, laisse là la justice céleste, tes châtiments, ou tes récompenses à venir, tout cela n’est bon qu’à oublier quand on sort de l’école ou qu’à faire mourir de faim si l’on a la bêtise d’y croire, quand on est une fois dehors. La dureté des riches légitime la coquinerie des pauvres, mon enfant; que leur bourse s’ouvre à nos besoins, que l’humanité règne dans leur cœur, et les vertus pourraient s’établir dans le nôtre, mais tant que notre infortune, notre patience à la supporter, notre bonne foi, notre asservissement ne serviront qu’à doubler nos fers, nos crimes deviendront leur ouvrage et nous serions bien dupes de nous les refuser pour amoindrir un peu le joug dont ils nous chargent. La nature nous a fait naître tous égaux, Sophie; si le sort se plaît à déranger ce premier plan des lois générales, c’est à nous d’en corriger les caprices, et de réparer par notre adresse les usurpations des plus forts… J’aime à les entendre, ces gens riches, ces juges, ces magistrats, j’aime à les voir nous prêcher la vertu; il est bien difficile de se garantir du vol quand on a trois fois qu’il ne faut pour vivre, bien difficile de ne jamais concevoir le meurtre quand on est entouré que d’adulateurs ou d’esclaves soumis, énormément pénible en vérité d’être tempérant et sobre quand la volupté les enivre et que les mets les plus succulents les entourent, ils ont bien de la peine à être francs quand il ne se présente jamais pour eux aucun intérêt de mentir. Mais nous, Sophie, nous que cette providence barbare dont tu as la folie de faire ton idole, a condamnés à ramper sur la terre comme le serpent dans l’herbe, nous qu’on ne voit qu’avec dédain, parce que nous sommes pauvres, qu’on humilie parce que nous sommes faibles, nous qui ne trouvons enfin sur toute la surface du globe que du fiel et que des épines, tu veux que nous défendions du crime quand sa main seule ouvre la porte de la vie, nous y maintient, nous y conserve, ou nous empêche de la perdre; tu veux que perpétuellement soumis et humiliés, pendant que cette classe qui nous maîtrise a pour elle toutes les faveurs de la fortune, nous n’ayons pour nous que la peine, que l’abattement et la douleur, que le besoin et que les larmes, que la flétrissure et l’échafaud! Non, non, Sophie, non, ou cette providence que tu révères n’est faite que pour nos mépris, ou ce ne sont pas là ses intentions…

Connais-la mieux, Sophie, connais-la mieux et convaincs-toi bien que dès qu’elle nous place dans une situation où le mal nous devient nécessaire, et qu’elle nous laisse en même temps la possibilité de l’exercer, c’est que ce mal sert ses lois comme le bien et qu’elle gagne autant à l’un qu’à l’autre.

L’état où elle nous crée est l’égalité, celui qui le dérange n’est pas plus coupable que celui qui cherche à le rétablir, tous deux agissent d’après des impulsions reçues, tous deux doivent les suivre, se mettre un bandeau sur les yeux et jouir.

Je l’avoue, si jamais je fus ébranlée, ce fut par les séductions de cette femme adroite, mais une voix plus forte qu’elle combattait ses sophismes dans mon cœur, je l’écoutai et je déclarai pour la dernière fois que j’étais décidée à ne me jamais laisser corrompre.

– Eh bien, me dit la Dubois, fais ce que tu voudras, je t’abandonne à ton mauvais sort, mais si jamais tu te fais prendre, comme ça ne peut pas te fuir par la fatalité qui, tout en sauvant le crime, immole inévitablement la vertu, souviens-toi bien du moins de ne jamais parler de nous.

Pendant que nous raisonnions ainsi, les trois compagnons de la Dubois buvaient avec le braconnier, et comme le vin communément a l’art de faire oublier les crimes du malfaiteur et de l’engager souvent à les renouveler au bord même du précipice duquel il vient d’échapper, nos scélérats ne me virent pas décidée à me sauver de leurs mains sans avoir, envie de se divertir à mes dépens. Leurs principes, leurs mœurs, le sombre local où nous étions, l’espèce de sécurité dans laquelle ils se croyaient, leur ivresse, mon âge, mon innocence et ma tournure, tout les encouragea. Ils se levèrent de table, ils tinrent conseil entre eux, ils consultèrent la Dubois, tous procédés dont le mystère me faisait frissonner d’horreur, et le résultat fut enfin que j’eusse à me décider avant de partir à leur passer par les mains à tous quatre, ou de bonne grâce ou de force; que si je le faisais de bonne grâce, ils me donneraient chacun un écu pour me conduire où je voudrais, puisque je me refusais à les accompagner; que s’il fallait employer la force pour me déterminer, la chose se ferait tout de même, mais pour que le secret fût gardé, le dernier des quatre qui jouirait de moi me plongerait un couteau dans le sein et qu’on m’enterrerait ensuite au pied d’un arbre. Je vous laisse à penser, madame, quel effet me fit cette exécrable proposition; je me jetai aux pieds de la Dubois, je la conjurai d’être une seconde fois ma protectrice, mais la scélérate ne fit que rire d’une situation affreuse pour moi, et qui ne lui paraissait qu’une misère.

– Oh parbleu, dit-elle, te voilà bien malheureuse, obligée de servir à quatre garçons bâtis comme cela! il y a dix mille femmes à Paris, ma fille, qui donneraient de bien beaux écus pour être à ta place à présent… Écoute, ajouta-t-elle pourtant au bout d’un moment de réflexion, j’ai assez d’empire sur ces drôles-là pour obtenir ta grâce si tu veux t’en rendre digne.

– Hélas, madame, que faut-il faire? m’écriai-je en larmes, ordonnez-moi, je suis toute prête.

– Nous suivre, prendre parti avec nous et commettre les mêmes choses sans la plus légère répugnance, à ce prix je te garantis le reste.

Je ne crus pas devoir balancer; en acceptant je courais de nouveaux dangers, j’en conviens, mais ils étaient moins pressants que ceux-ci, je pouvais les éviter et rien ne pouvait me faire échapper à ceux qui me menaçaient.

– J’irai partout, madame, dis-je à la Dubois, j’irai partout, je vous le promets, sauvez-moi de la fureur de ces hommes et je ne vous quitterai jamais.

– Enfants, dit la Dubois aux quatre bandits, cette fille est de la troupe; je l’y reçois, je l’y installe; je vous défends de lui faire violence, ne la dégoûtons pas du métier dès le premier jour; vous voyez comme son âge et sa figure peuvent nous être utiles, servons-nous-en pour nos intérêts, et ne la sacrifions pas à nos plaisirs…

Mais les passions ont un degré dans l’homme, où nulle voix ne peut les captiver; les gens à qui je devais avoir affaire n’étaient en état de rien entendre; se présentant à moi tous les quatre à la fois dans l’état le moins fait pour que je pusse me flatter de ma grâce, ils déclarèrent unanimement à la Dubois que quand l’échafaud serait là, il faudrait que je devinsse leur proie.

– D’abord la mienne, dit l’un d’eux, en me saisissant à brasse-corps.

– Et de quel droit faut-il que tu commences? dit un second en repoussant son camarade et m’arrachant brutalement de ses mains.

– Ce ne sera parbleu qu’après moi, dit un troisième.

Et la dispute s’échauffant, nos quatre champions se prennent aux cheveux, se terrassent, se pelotent, se culbutent et moi trop heureuse de les voir dans une situation qui me donne le temps de m’échapper, pendant que la Dubois s’occupe à les séparer, je m’élance, je gagne la forêt et perds en un instant la maison de vue.

– Être suprême, dis-je en me jetant à genoux, dès que je me crus en sûreté, être suprême, mon vrai protecteur et mon guide, daigne prendre pitié de ma misère; tu vois ma faiblesse et mon innocence, tu vois avec quelle confiance je place en toi tout mon espoir; daigne m’arracher aux dangers qui me poursuivent, ou par une mort moins ignominieuse que celle à laquelle je viens d’échapper, daigne au moins me rappeler promptement vers toi.