143028.fb2 Les Infortunes De La Vertu - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 4

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Et en même temps nous convînmes de nos faits: pour que le marquis donnât mieux dans le panneau, j’avais toujours conservé un certain air de répugnance, chaque fois qu’il développait mieux son projet ou qu’il m’en expliquait les moyens, et ce fut cette feinte si permise dans ma malheureuse position, qui réussit à le tromper mieux que tout.

Nous convînmes que dans deux ou trois jours plus ou moins, suivant la facilité que j’y trouverais, je jetterais adroitement un petit paquet de poison que me remit le marquis dans une tasse de chocolat que la comtesse avait coutume de prendre tous les matins; le marquis me garantit toutes les suites et me promit deux mille écus de rentes à manger ou près de lui, ou dans tel lieu que bon me semblerait le reste de mes jours; il me signa cette promesse sans caractériser ce qui devait me faire jouir de cette faveur, et nous nous séparâmes.

Il arriva sur ces entrefaites quelque chose de trop singulier, de trop capable de vous faire voir le caractère de l’homme atroce à qui j’avais affaire, pour que je n’en interrompe pas le récit que vous attendez sans doute de la fin de cette cruelle aventure où je m’étais engagée. Le surlendemain de notre entrevue, le marquis reçut la nouvelle qu’un oncle sur la succession duquel il ne comptait nullement venait de lui laisser quatre-vingt mille livres de rentes en mourant. Oh ciel, me dis-je en l’apprenant, est-ce donc ainsi que la justice céleste punit le complot des forfaits? j’ai pensé perdre la vie pour en avoir refusé un bien inférieur à celui-ci, et voilà cet homme au pinacle pour en avoir conçu un épouvantable. Mais me repentant aussitôt de ce blasphème envers la providence, je me jetai à genoux, j’en demandai pardon à Dieu et me flattai que cette succession inattendue allait au moins faire changer les projets du marquis… Quelle était mon erreur, grand Dieu!

– ô ma chère Sophie, me dit M. de Bressac en accourant dès le même soir dans ma chambre, comme les prospérités pleuvent sur moi! Je te l’ai dit vingt fois, il n’est rien de tel que de concevoir un crime pour faire arriver le bonheur, il semble que ce ne soit qu’aux malfaiteurs que sa route s’entrouvre aisément. Quatre-vingts et soixante, mon enfant, voilà cent quarante mille livres de rentes qui vont servir à mes plaisirs.

– Eh quoi, monsieur, répondis-je avec une surprise modérée par les circonstances auxquelles j’étais enchaînée, cette fortune inattendue ne vous décide pas à attendre patiemment cette mort que vous voulez hâter?

– Attendre, je n’attendrais pas deux minutes, mon enfant: songes-tu que j’ai vingt-huit ans et qu’il est bien dur d’attendre à mon âge? Que ceci ne change rien à nos projets, je t’en supplie, et que nous ayons la consolation de terminer tout ceci, avant l’époque de notre retour à Paris… Tâche que ce soit demain, après-demain au plus tard, il me tarde déjà de te compter un quartier de ta pension et de te mettre en possession du total.

Je fis de mon mieux pour déguiser l’effroi que m’inspirait cet acharnement dans le crime, je repris mon rôle de la veille, mais tous mes sentiments achevèrent de s’éteindre, je ne crus plus devoir que de l’horreur à un scélérat tellement endurci.

Rien de plus embarrassant que ma position; si je n’exécutais pas, le marquis s’apercevrait bientôt que je le jouais; si j’avertissais Mme de Bressac, quelque parti que lui fît prendre la révélation de ce crime, le jeune homme se voyait toujours trompé et se décidait peut-être bientôt à des moyens plus sûrs qui faisaient également périr la mère et qui m’exposaient à toute la vengeance du fils. Il me restait la voie de la justice, mais pour rien au monde je n’eusse consenti à la prendre; je me déterminai donc, quelque chose qui pût en arriver, à prévenir la comtesse; de tous les partis possibles, celui-là me parut le meilleur et je m’y livrai.

– Madame, lui dis-je, le lendemain de ma dernière entrevue avec le marquis, j’ai quelque chose de la plus grande conséquence à vous révéler, mais à quelque point que cela vous touche, je suis décidée au silence, si vous ne me donnez avant votre parole d’honneur de ne témoigner à M. votre fils aucun ressentiment de ce qu’il a l’audace de projeter; vous agirez, madame, vous prendrez le meilleur parti, mais vous ne direz mot, daignez me le promettre ou je me tais.

Mme de Bressac, qui crut qu’il ne s’agissait que de quelques extravagances ordinaires à son fils, s’engagea par le serment que j’exigeais, et alors je lui révélai tout. Cette malheureuse mère fondit en larmes en apprenant cette infamie.

– Le scélérat, s’écria-t-elle, qu’ai-je jamais fait que pour son bien? Si j’ai voulu prévenir ses vices ou l’en corriger, quels autres motifs que son bonheur et sa tranquillité pouvaient m’engager à cette rigueur? A qui doit-il cette succession qui vient de lui échoir, si ce n’est à mes soins? Si je lui cachais, c’était par délicatesse. Le monstre! ô Sophie, prouve-moi bien la noirceur de son projet, mets-moi dans la situation de n’en pouvoir plus douter, j’ai besoin de tout ce qui peut achever d’éteindre dans mon cœur les sentiments de la nature…

Et alors je fis voir à la comtesse le paquet de poison dont j’étais chargée; nous en fîmes avaler une légère dose à un chien que nous enfermâmes avec soin et qui mourut au bout de deux heures dans des convulsions épouvantables. La comtesse ne pouvant plus douter se décida sur-le-champ au parti qu’elle devait prendre, elle m’ordonna de lui donner le reste du poison et écrivit dans l’instant par un courrier au duc de Sonzeval son parent, de se rendre chez le ministre en secret, d’y développer la noirceur dont elle était à la veille d’être victime, de se munir d’une lettre de cachet pour son fils, d’accourir à sa terre avec cette lettre et un exempt, et de la délivrer le plus tôt possible du monstre qui conspirait contre ses jours… Mais il était écrit dans le ciel que cet abominable crime s’exécuterait et que la vertu humiliée céderait aux efforts de la scélératesse.

Le malheureux chien sur lequel nous avions fait notre épreuve découvrit tout au marquis. Il l’entendit hurler; sachant qu’il était aimé de sa mère, il demanda avec empressement ce qu’avait ce chien et où il était. Ceux à qui il s’adressa, ignorant tout, ne lui répondirent pas. De ce moment sans doute il forma des soupçons; il ne dit mot, mais je le vis inquiet, agité, et aux aguets tout le long du jour. J’en fis part à la comtesse, mais il n’y avait pas à balancer, tout ce qu’on pouvait faire était de presser le courrier et de cacher l’objet de sa mission. La comtesse dit à son fils qu’elle envoyait en grande hâte à Paris, prier le duc de Sonzeval de se mettre sur-le-champ à la tête de la succession de l’oncle dont on venait d’hériter, parce que si quelqu’un ne paraissait pas dans la minute, il y avait des procès à craindre; elle ajouta qu’elle engageait le duc à venir lui rendre compte de tout afin qu’elle se décidât elle-même à partir avec son fils si l’affaire l’exigeait. Le marquis, trop bon physionomiste pour ne pas voir de l’embarras sur le visage de sa mère, pour ne pas observer un peu de confusion dans le mien, se paya de tout et n’en fut que plus sûrement sur ses gardes. Sous le prétexte d’une partie de promenade avec ses mignons, il s’éloigne du château, il attend le courrier dans un lieu où il devait inévitablement passer. Cet homme, bien plus à lui qu’à sa mère, ne fait aucune difficulté de lui remettre ses dépêches, et le marquis, convaincu de ce qu’il appelait sans doute ma trahison, donne cent louis au courrier avec ordre de ne jamais reparaître dans la maison, et y revient la rage dans le cœur, mais en se contenant néanmoins de son mieux, il me rencontre, il me cajole à son ordinaire, me demande si ce sera pour demain, me fait observer qu’il est essentiel que cela soit avant que le duc n’arrive, et se couche tranquille et sans rien témoigner. Si ce malheureux crime se consomma, comme le marquis me l’apprit bientôt, ce ne put être que de la façon que je vais dire… Madame prit son chocolat le lendemain suivant son usage, et comme il n’avait passé que par mes mains, je suis bien sûre qu’il était sans mélange; mais le marquis entra vers les dix heures du matin dans la cuisine, et n’y trouvant pour lors que le chef, il lui ordonna d’aller sur-le-champ lui chercher des pêches au jardin. Le cuisinier se défendit sur l’impossibilité de quitter ses mets, le marquis insista sur la fantaisie pressante de manger des pêches et dit qu’il veillerait aux fourneaux. Le chef sort, le marquis examine tous les plats du dîner, et jette vraisemblablement dans des cardes que madame aimait avec passion la fatale drogue qui devait trancher le fil de ses jours. On dîne, la comtesse mange sans doute de ce plat funeste et le crime s’achève. Je ne vous donne tout ceci que pour des soupçons; M. de Bressac m’assura dans la malheureuse suite de cette aventure que son coup était exécuté, et mes combinaisons ne m’ont offert que ce moyen par lequel il lui ait été possible d’y parvenir. Mais laissons ces conjectures horribles et venons à la manière cruelle dont je fus punie de n’avoir pas voulu participer à cette horreur et de l’avoir révélée… Dès qu’on est hors de table, le marquis m’aborde:

– Écoute, Sophie, me dit-il avec le flegme apparent de la tranquillité, j’ai trouvé un moyen plus sûr que celui que je t’avais proposé pour venir à bout de mes projets, mais cela demande du détail; je n’ose aller si souvent dans ta chambre, je crains les yeux de tout le monde; trouve-toi à cinq heures précises au coin du parc, je t’y prendrai, et nous irons faire ensemble une grande promenade pendant laquelle je t’expliquerai tout.

Je l’avoue, soit permission de la providence, soit excès de candeur, soit aveuglement, rien ne m’annonçait l’affreux malheur qui m’attendait; je me croyais si sûre du secret et des arrangements de la comtesse que je n’imaginai jamais que le marquis eût pu les découvrir. Il y avait pourtant de l’embarras dans moi:

Le parjure est vertu quand on punit le crime

a dit un de nos poètes tragiques, mais le parjure est toujours odieux pour l’âme délicate et sensible qui se trouve obligée d’y avoir recours; mon rôle m’embarrassait, ça ne fut pas long. Les odieux procédés du marquis, en me donnant d’autres sujets de douleur, me tranquillisèrent bientôt sur ceux-là. Il m’aborda de l’air du monde le plus gai et le plus ouvert, et nous avançâmes dans la forêt sans qu’il fît autre chose que rire et plaisanter comme il en avait coutume avec moi. Quand je voulais mettre la conversation sur l’objet qui lui avait fait désirer notre entretien, il me disait toujours d’attendre, qu’il craignait qu’on ne nous observât et que nous n’étions pas encore en sûreté. Insensiblement nous arrivâmes vers ce buisson et ce gros chêne, où il m’avait rencontrée pour la première fois; je ne pus m’empêcher de frémir en revoyant ces lieux, mon imprudence et toute l’horreur de mon sort semblèrent se présenter alors à mes regards dans toute leur étendue, et jugez si ma frayeur redoubla quand je vis au pied du funeste chêne où j’avais déjà essuyé une si terrible crise, deux des jeunes mignons du marquis qui passaient pour ceux qu’il chérissait le plus. Ils se levèrent quand nous approchâmes, et jetèrent sur le gazon des cordes, des nerfs de bœuf et autres instruments qui me firent frémir. Alors le marquis ne servant plus avec moi que des épithètes les plus grossières et les plus horribles:

– B…, me dit-il sans que les jeunes gens pussent l’entendre encore, reconnais-tu ce buisson dont je t’ai tirée comme une bête sauvage pour te rendre à la vie que tu avais mérité de perdre? Reconnais-tu cet arbre, où je te menaçai de te remettre si tu me donnais jamais sujet de me repentir de mes bontés? Pourquoi acceptais-tu les services que je te demandais contre ma mère si tu avais dessein de me trahir, et comment as-tu imaginé servir la vertu en risquant la liberté de celui à qui tu devais la vie? Nécessairement placée entre deux crimes, pourquoi as-tu choisi le plus abominable? Tu n’avais qu’à me refuser ce que je te demandais, et non pas l’accepter pour me trahir.

Alors le marquis me conta tout ce qu’il avait fait pour surprendre les dépêches du courrier et quels étaient les soupçons qui l’y avaient engagé.

– Qu’as-tu fait par ta fausseté, indigne créature? continua-t-il, tu as risqué tes jours sans conserver ceux de ma mère, le coup est fait et j’espère à mon retour voir mes succès amplement couronnés. Mais il faut que je te punisse, il faut que je t’apprenne que le sentier de la vertu n’est pas toujours le meilleur et qu’il y a des positions dans le monde où la complicité d’un crime est préférable à sa délation. Me connaissant comme tu dois me connaître, comment as-tu osé te jouer à moi? t’es-tu figuré que le sentiment de la pitié que n’admit jamais mon cœur que pour l’intérêt de mes plaisirs, ou que quelques principes de religion que je foulai constamment aux pieds, seraient capables de me retenir…? ou peut-être as-tu compté sur tes charmes? ajouta-t-il avec le ton du plus cruel persiflage… Eh bien, je vais te prouver que ces charmes, aussi mieux dévoilés qu’ils peuvent l’être, ne serviront qu’à mieux allumer ma vengeance.

Et sans me donner le temps de répondre, sans témoigner la moindre émotion pour le torrent de larmes dont il me voyait inondée, m’ayant fortement saisi le bras et me traînant à ses satellites:

– La voilà, leur dit-il, celle qui a voulu empoisonner ma mère et qui peut-être a déjà commis ce crime affreux, quels qu’aient été mes soins pour le prévenir; j’aurais peut-être mieux fait de la remettre entre les mains de la justice, mais elle y aurait perdu la vie, et je veux la lui laisser pour qu’elle ait plus longtemps à souffrir; dépouillez-la promptement et liez-la le ventre à cet arbre, que je la châtie comme elle mérite de l’être.

L’ordre fut presque aussitôt exécuté que donné, on me mit un mouchoir sur la bouche, on me fit embrasser étroitement l’arbre, et on m’y garrotta par les épaules et par les jambes, laissant le reste du corps sans liens, pour que rien ne pût le garantir des coups qu’il allait recevoir. Le marquis, étonnamment agité, s’empara d’un nerf de bœuf; avant de frapper, le cruel voulut observer ma contenance; on eût dit qu’il repaissait ses yeux et de mes larmes et des caractères de douleur ou d’effroi qui s’imprégnaient sur ma physionomie… Alors il passa derrière moi à environ trois pieds de distance et je me sentis à l’instant frappée de toutes les forces qu’il était possible d’y mettre, depuis le milieu du dos jusqu’au gras des jambes. Mon bourreau s’arrêta une minute, il toucha brutalement de ses mains toutes les parties qu’il venait de meurtrir… je ne sais ce qu’il dit bas à un de ses satellites, mais dans l’instant on me couvrit la tête d’un mouchoir qui ne me laissa plus le pouvoir d’observer aucun de leurs mouvements.; il s’en fit pourtant plusieurs derrière moi avant la reprise des nouvelles scènes sanglantes où j’étais encore destinée… Oui, bien, c’est cela, dit le marquis avant de refrapper, et à peine cette parole où je ne comprenais rien fut-elle prononcée, que les coups recommencèrent avec plus de violence; il se fit encore une suspension, les mains se reportèrent une seconde fois sur les parties lacérées, on se parla bas encore… Un des jeunes gens dit haut: Ne suis-je pas mieux ainsi?… et ces nouvelles paroles également incompréhensibles pour moi, auxquelles le marquis répondit seulement: Plus près, plus près, furent suivies d’une troisième attaque encore plus vive que les autres, et pendant laquelle Bressac dit à deux ou trois reprises consécutives [ces] mots, enlacés de jurements affreux: Allez donc, allez donc tous les deux, ne voyez-vous pas bien que je veux la faire mourir de ma main sur la place? Ces mots prononcés par des gradations toujours plus fortes terminèrent cette insigne boucherie, on se parla encore quelques minutes bas, j’entendis de nouveaux mouvements, et je sentis mes liens se détacher. Alors mon sang dont je vois le gazon couvert m’apprit l’état dans lequel je devais être; le marquis était seul, ses aides avaient disparu…

– Eh bien, catin, me dit-il en m’observant avec cette espèce de dégoût qui suit le délire des passions, trouves-tu que la vertu te coûte un peu cher, et deux mille écus de pension ne valaient-ils pas bien cent coups de nerf de bœuf?…

Je me jetai au pied de l’arbre, j’étais prête à perdre connaissance… Le scélérat, pas encore satisfait des horreurs où il venait de se porter, cruellement excité de la vue de mes maux, me foula de ses pieds sur la terre et m’y pressa jusqu’à m’étouffer.

– Je suis bien bon de te sauver la vie, répéta-t-il deux ou trois fois, prends garde au moins à l’usage que tu feras de mes nouvelles bontés…

Alors il m’ordonna de me relever et de reprendre mes vêtements, et comme le sang coulait de partout, pour que mes habits, les seuls qui me restaient, ne s’en trouvassent point tachés, je ramassai machinalement de l’herbe pour m’essuyer.

Cependant il se promenait en long et en large et me laissait faire, plus occupé de ses idées que de moi. Le gonflement de mes chairs, le sang qui coulait encore, les douleurs affreuses que j’endurais, tout me rendit presque impossible l’opération de me rhabiller et jamais l’homme féroce auquel j’avais affaire, jamais ce monstre qui venait de me mettre dans ce cruel état, lui pour lequel j’aurais donné ma vie il y avait quelques jours, jamais le plus léger sentiment de commisération ne l’engagea seulement à m’aider; dès que je fus prête, il m’approcha.

– Allez où vous voudrez, me dit-il, il doit vous rester de l’argent dans votre poche, je ne vous l’ôte point, mais gardez-vous de reparaître chez moi ni à Paris, ni à la campagne. Vous allez publiquement passer, je vous en avertis, pour la meurtrière de ma mère; si elle respire encore, je vais lui faire emporter cette idée au tombeau; toute la maison le saura; je vous dénoncerai à la justice. Paris devient donc d’autant plus inhabitable pour vous que votre première affaire que vous y avez crue terminée n’a été qu’assoupie, je vous en préviens. On vous a dit qu’elle n’existait plus, mais on vous a trompée; le décret n’a point été purgé; on vous laissait dans cette situation pour voir comment vous vous conduiriez. vous avez donc maintenant deux procès au lieu d’un, et à la place d’un vil usurier pour adversaire un homme riche et puissant, déterminé à vous poursuivre jusqu’aux enfers, si vous abusez par des plaintes calomniatrices de la vie que je veux bien vous laisser.

– Oh, monsieur, répondis-je, quelles qu’aient été vos rigueurs envers moi, ne craignez rien de mes démarches; j’ai cru devoir en faire contre vous quand il s’agissait de la vie de votre mère, je n’en entreprendrai jamais quand il ne s’agira que de la malheureuse Sophie. Adieu, monsieur, puissent vos crimes vous rendre aussi heureux que vos cruautés me causent de tourments, et quel que soit le sort où le ciel vous place, tant qu’il daignera conserver mes déplorables jours, je ne les emploierai qu’à l’implorer pour vous.

Le marquis leva la tête, il ne put s’empêcher de me considérer à ces mots, et comme il me vit couverte de larmes, pouvant à peine me soutenir, dans la crainte de s’émouvoir sans doute, le cruel s’éloigna et ne tourna plus ses regards de mon côté. Dès qu’il eut disparu, je me laissai tomber à terre et là, m’abandonnant à toute ma douleur, je fis retentir l’air de mes gémissements, et j’arrosai l’herbe de mes larmes:

– ô mon Dieu, m’écriai-je, vous l’avez voulu, il était dans votre volonté que l’innocent devînt encore la proie du coupable; disposez de moi, seigneur, je suis encore bien loin des maux que vous avez soufferts pour nous; puissent ceux que j’endure en vous adorant me rendre digne un jour des récompenses que vous promettez au faible quand il vous a toujours pour objet dans ses tribulations et qu’il vous glorifie dans ses peines!

La nuit venait, j’étais hors d’état d’aller plus loin, à peine pouvais-je me soutenir; je me ressouvins du buisson où j’avais couché quatre ans auparavant dans une situation bien moins malheureuse sans doute, je m’y traînai comme je pus et m’y étant mise à la même place, tourmentée de mes blessures encore saignantes, accablée des maux de mon esprit et des chagrins de mon cœur, j’y passai la plus cruelle nuit qu’il soit possible d’imaginer. La vigueur de mon âge et de mon tempérament m’ayant donné un peu de force au point du jour, trop effrayée du voisinage de ce cruel château, je m’en éloignai promptement, je quittai la forêt et résolus de gagner à tout hasard les premières habitations qui s’offriraient à moi, j’entrai dans le bourg de Claye éloigné de Paris d’environ six lieues. Je demandai la maison du chirurgien, on me l’indiqua; je le priai de me panser, je lui dis que fuyant pour quelque cause d’amour la maison de ma mère à Paris, j’étais malheureusement tombée dans cette forêt de Bondy, où des scélérats m’avaient traitée comme il le voyait; il me soigna, aux conditions que je ferais une déposition au greffier du village; j’y consentis; vraisemblablement on fit des recherches dont je n’entendis jamais parler, et le chirurgien ayant bien voulu que je logeasse chez lui jusqu’à ma guérison, il s’y employa avec tant d’art qu’avant un mois je fus parfaitement rétablie.

Dès que l’état où j’étais me permit de prendre l’air, mon premier soin fut de tâcher de trouver dans le village quelque jeune fille assez adroite et assez intelligente pour aller au château de Bressac s’informer de tout ce qui s’y était passé de nouveau depuis mon départ. La curiosité n’était pas le seul motif qui me déterminait à cette démarche; cette curiosité, peut-être dangereuse, eût assurément été déplacée, mais le peu d’argent que j’avais gagné chez la comtesse était resté dans ma chambre, à peine avais-je six louis sur moi et j’en possédais près de trente au château. Je n’imaginais pas que le marquis fût assez cruel pour me refuser ce qui était à moi aussi légitimement, et j’étais convaincue que sa première fureur passée, il ne me ferait pas une seconde injustice; j’écrivis une lettre aussi touchante que je le pus… Hélas, elle ne l’était que trop, mon cœur triste y parlait peut-être encore malgré moi en faveur de ce perfide; je lui cachais soigneusement le lieu que j’habitais, et le suppliais de me renvoyer mes effets et le peu d’argent qui se trouverait à moi dans ma chambre. Une paysanne de vingt à vingt-cinq ans, fort vive et fort spirituelle, me promit de se charger de ma lettre, et de faire assez d’informations sous main pour pouvoir me satisfaire à son retour sur tous les différents objets sur lesquels je la prévins que je l’interrogerais; je lui recommandai expressément de cacher le lieu dont elle venait, de ne parler de moi en quoi que ce soit, de dire qu’elle tenait la lettre d’un homme qui l’apportait de plus de quinze lieues de là. Jeannette partit, c’était le nom de ma courrière, et vingt-quatre heures après elle me rapporta ma réponse. Il est essentiel, madame, de vous instruire de ce qui s’était passé chez le marquis de Bressac, avant que de vous faire voir le billet que j’en reçus.

La comtesse de Bressac, tombée grièvement malade le jour de ma sortie du château, était morte subitement la même nuit. Qui que ce soit n’était venu de Paris au château, et le marquis dans la plus grande désolation prétendait que sa mère avait été empoisonnée par une femme de chambre qui s’était évadée le même jour et que l’on nommait Sophie; on faisait des recherches de cette femme de chambre, et l’intention était de la faire périr sur un échafaud si on la trouvait. Au reste le marquis se trouvait par cette succession beaucoup plus riche qu’il ne l’avait cru, et les coffres-forts, les pierreries de Mme de Bressac, tous objets dont on avait peu de connaissance, mettaient le marquis, indépendamment des revenus, en possession de plus de six cent mille francs ou d’effets ou d’argent comptant. Au travers de sa douleur affectée, il avait, disait-on, bien de la peine à cacher sa joie, et les parents convoqués pour l’ouverture du corps exigée par le marquis, après avoir déploré le sort de la malheureuse comtesse, et juré de la venger si celle qui avait commis un tel crime pouvait tomber entre leurs mains, avaient laissé le jeune homme en pleine et paisible possession du finit de sa scélératesse. M. de Bressac avait parlé lui-même à Jeannette, il lui avait fait différentes questions auxquelles la jeune fille avait répondu avec tant de fermeté et de franchise qu’il s’était déterminé à lui faire une réponse, sans la presser davantage.

– La voilà, cette fatale lettre, dit Sophie en la sortant de sa poche, la voilà, madame, elle est quelquefois nécessaire à mon cœur et je la conserverai jusqu’à mon dernier soupir; lisez-la si vous le pouvez sans frémir.

Mme de Lorsange, ayant pris le billet des mains de notre belle aventurière, y lut les mots suivants:

«Une scélérate capable d’avoir empoisonné ma mère est bien hardie d’oser m’écrire après cet exécrable délit. Ce qu’elle fait de mieux est de bien cacher sa retraite; elle peut être sûre que l’on l’y troublera si on l’y découvre. Qu’ose-t-elle réclamer… que parle-t-elle d’argent et d’effets? Ce qu’elle a pu laisser équivaut-il les vols qu’elle a faits, ou pendant son séjour dans la maison, ou en consommant son dernier crime?

Qu’elle évite un second envoi pareil à celui-ci, car on lui déclare qu’on ferait arrêter son commissionnaire jusqu’à ce que le lieu qui recèle la coupable fût connu de la justice.»

– Continuez, ma chère enfant, dit Mme de Lorsange en rendant le billet à Sophie, voilà des procédés qui font horreur… Nager dans l’or et refuser à une malheureuse qui n’a pas voulu concourir à un crime ce qu’elle a légitimement gagné, est une infamie qui n’a point d’exemple.

– Hélas, madame, continua Sophie en reprenant la suite de son histoire, je fus deux jours à pleurer sur cette malheureuse lettre, et je gémissais bien plus des procédés horribles qu’elle peignait que des refus qu’elle contenait. Me voilà donc coupable, m’écriai-je, me voilà donc une seconde fois déférée à la justice pour avoir trop respecté ses décrets… Soit, je ne m’en repens pas; quelque chose qui puisse m’arriver, je ne connaîtrai ni la douleur morale, ni les remords, tant que mon âme sera pure, et que je n’aurai d’autres torts que d’avoir trop écouté les sentiments d’équité et de vertu qui ne m’abandonneront jamais.

Il m’était cependant impossible de croire que les recherches dont le marquis me parlait fussent bien réelles; elles avaient si peu de vraisemblance, il était si dangereux pour lui de me faire paraître en justice que j’imaginai qu’il devait au-dedans de lui-même se trouver infiniment plus effrayé de ma présence auprès de lui, si jamais il venait à la découvrir, que je ne devais frémir de ses menaces. Ces réflexions me décidèrent à rester dans l’endroit même où je me trouvais, et à m’y placer si je le pouvais, jusqu’à ce que mes fonds un peu plus accrus me permissent de m’éloigner.

M. Rodin, c’était le nom du chirurgien chez lequel j’étais, me proposa lui-même de le servir. C’était un homme de trente-cinq ans, d’un caractère dur, brusque, brutal, mais jouissant d’ailleurs dans tout le pays d’une excellente réputation; fort adonné à son talent, n’ayant aucune femme chez lui, il était bien aise, en rentrant, d’en trouver une qui prît soin de son ménage et de sa personne; il m’offrait deux cents francs par an et quelques profits de ses pratiques, je consentis à tout.

M. Rodin possédait une connaissance trop exacte de mon physique pour ignorer que je n’avais jamais vu d’homme, il était également instruit du désir extrême que j’avais de me conserver toujours pure, il m’avait promis de ne me jamais tracasser sur cet objet; en conséquence nos arrangements mutuels furent bientôt pris… Mais je ne me confiai point à mon nouveau maître, et il ignora toujours qui j’étais.

Il y avait deux ans que j’étais dans cette maison et quoique je ne laissasse pas que d’y avoir beaucoup de peine, la sorte de tranquillité d’esprit dont j’y jouissais m’y faisait presque oublier mes chagrins, lorsque le ciel qui ne voulait pas qu’une seule vertu pût émaner de mon cœur sans m’accabler aussitôt d’infortune, vint encore m’enlever à la triste félicité où je me trouvais un instant pour me replonger dans de nouveaux malheurs.

Me trouvant seule un jour à la maison, en parcourant divers endroits où mes soins m’appelaient, je crus entendre des gémissements sortir du fond d’une cave; je m’approche… je distingue mieux, j’entends les cris d’une jeune fille, mais une porte exactement fermée la séparait de moi; il me devenait impossible d’ouvrir le lieu de sa retraite. Mille idées me passèrent alors dans l’esprit… Que pouvait faire là cette créature? M. Rodin n’avait point d’enfants, je ne lui connaissais ni sœurs, ni nièces auxquelles il pût prendre intérêt; l’extrême régularité dans laquelle je l’avais vu vivre ne me permettait pas de croire que cette jeune fille fût destinée à ses débauches. Pour quel sujet l’enfermait-il donc? Étonnamment curieuse de résoudre ces difficultés, j’ose interroger cette enfant, je lui demande ce qu’elle fait là et qui elle est.

– Hélas, mademoiselle, me répond en pleurant cette infortunée, je suis la fille d’un bûcheron de la forêt, je n’ai que douze ans; ce monsieur qui demeure ici m’a enlevée hier, avec un de ses amis, dans un moment où mon père était éloigné; ils m’ont liée tous les deux, ils m’ont jetée dans un sac plein de son, au fond duquel je ne pouvais crier, ils m’ont mise sur un cheval en croupe et m’ont entrée hier au soir de nuit dans cette maison; ils m’ont déposée tout de suite dans cette cave; je ne sais ce qu’ils veulent faire de moi, mais en arrivant, ils m’ont fait mettre nue, ils ont examiné mon corps, ils m’ont demandé mon âge, et celui enfin qui avait l’air d’être le maître de la maison a dit à l’autre qu’il fallait remettre l’opération à après-demain au soir, à cause de mon effroi, qu’un peu tranquillisée, leur expérience serait meilleure, et que je remplissais bien au reste toutes les conditions qu’il fallait au sujet.

Cette petite fille se tut après ces mots et recommença à pleurer avec plus d’amertume; je l’engageai à se calmer et lui promis mes soins. Il me devenait assez difficile de comprendre ce que M. Rodin et son ami, chirurgien comme lui, prétendaient faire de cette infortunée; cependant le mot de sujet, que je leur entendais souvent prononcer dans d’autres occasions, me fit à l’instant soupçonner qu’il se pouvait fort bien qu’ils eussent l’effroyable projet de faire quelque dissection anatomique sur cette malheureuse enfant; avant que d’adopter cette cruelle opinion, je résolus pourtant de m’éclairer mieux. Rodin rentre avec son ami, ils soupent ensemble, ils m’éloignent, je fais semblant de leur obéir, je me cache, et leur conversation ne me convainc que trop du projet horrible qu’ils méditent.

– Jamais, dit l’un d’eux, cette partie de l’anatomie ne sera parfaitement connue, qu’elle ne soit examinée avec le plus grand soin sur un sujet de douze ou treize ans ouvert à l’instant du contact de la douleur sur les nerfs; il est odieux que de futiles considérations arrêtent ainsi le progrès des arts…

Eh bien, c’est un sujet de sacrifié pour en sauver des millions; doit-on balancer à ce prix? Le meurtre opéré par les lois est-il d’une autre espèce que celui qui va se commettre dans notre opération, et l’objet de ces lois si sages n’est-il pas le sacrifice d’un pour sauver mille? Que rien ne nous arrête donc.