143028.fb2 Les Infortunes De La Vertu - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 9

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– Va, lui dit-il, en lui brûlant la cervelle, va porter de mes nouvelles en l’autre monde, va dire au diable que Dalville, le plus riche des scélérats de la terre, est celui qui brave le plus insolemment et la main du ciel et la sienne.

Cette infortunée qui n’expire pas tout de suite se débat longtemps sous ses chaînes, spectacle horrible que l’infâme considère délicieusement; il l’en fait sortir à la fin pour y placer sa maîtresse, il veut lui voir faire trois ou quatre tours, recevoir de sa main une douzaine de coups de fouet de poste, et ces atrocités finies, l’abominable homme monte à cheval suivi de deux valets et s’éloigne pour jamais de nos yeux.

Tout changea dès le lendemain du départ de Dalville; son successeur, homme doux et plein de raison, nous fit relâcher dès l’instant.

– Ce n’est point là l’ouvrage d’un sexe faible et doux, nous dit-il avec bonté, c’est à des animaux à servir cette machine; le métier que nous faisons est assez criminel sans offenser encore l’être suprême par des atrocités gratuites.

Il nous établit dans le château, remit sans aucun intérêt la maîtresse de Dalville en possession de tous les soins dont elle se mêlait dans la maison, et nous occupa dans l’atelier, ma compagne et moi, à la taille des pièces de monnaie, métier bien moins fatigant sans doute et dont nous étions pourtant récompensées par de très bonnes chambres et une excellente nourriture. Au bout de deux mois le successeur de Dalville, nommé Roland, nous apprit l’heureuse arrivée de son confrère à Venise; il y était établi, il y avait réalisé sa fortune et y jouissait de toute la prospérité dont il avait pu se flatter.

Il s’en fallut bien que le sort de son successeur fût le même; le malheureux Roland était honnête, c’en était plus qu’il en fallait pour être promptement écrasé. Un jour que tout était tranquille au château, que sous les lois de ce bon maître, le travail quoique criminel s’y faisait aisément et avec plaisir, tout à coup les murs sont investis; au défaut de passage du pont, les fossés s’escaladent, et la maison, avant que nos gens aient le temps de songer à leur défense, se trouve remplie de plus de cent cavaliers de maréchaussée. Il fallut se rendre, on nous enchaîna tous comme des bêtes, on nous attacha sur des chevaux et on nous conduisit à Grenoble. Oh ciel, me dis-je en y entrant, voilà donc cette ville où j’avais la folie de croire que le bonheur devait naître pour moi! Le procès des faux monnayeurs fut bientôt jugé, tous furent condamnés à être pendus. Lorsqu’on vit la marque que je portais, on s’évita presque la peine de m’interroger et j’allais être condamnée comme les autres, quand j’essayai d’obtenir enfin quelque pitié du magistrat fameux, honneur de ce tribunal, juge intègre, citoyen chéri, philosophe éclairé, dont la bienfaisance et l’humanité graveront au temple de Mémoire le nom célèbre et respectable; il m’écouta… il fit plus, convaincu de ma bonne foi et de la vérité de mes malheurs, il daigna m’en consoler par ses larmes. ô grand homme, je te dois mon hommage, permets à mon cœur de te l’offrir, la reconnaissance d’une infortunée ne sera point onéreuse pour toi, et le tribut qu’elle t’offre en honorant ton cœur sera toujours la plus douce jouissance du sien. M. S. devint mon avocat lui-même, mes plaintes furent entendues, mes gémissements trouvèrent des âmes, et mes larmes coulèrent sur des cœurs qui ne furent pas de bronze pour moi et que sa générosité m’entrouvrit. Les dépositions générales des criminels qu’on allait exécuter vinrent appuyer par leur faveur le zèle de celui qui voulait bien s’intéresser à moi. Je fus déclarée séduite et innocente, pleinement lavée et déchargée d’accusation avec pleine et entière liberté de devenir ce que je voudrais. Mon protecteur joignit à ces services celui de me faire obtenir une quête qui me valut près de cent pistoles; je voyais le bonheur enfin, mes pressentiments semblaient se réaliser, et je me croyais au terne de mes maux, quand il plut à la providence de me convaincre que j’en étais encore bien loin.

Au sortir de prison je m’étais logée dans une auberge en face du pont de l’Isère, où l’on m’avait assurée que je serais honnêtement; mon intention d’après les conseils de M.S. était d’y rester quelque temps pour essayer de me placer dans la ville ou de retourner à Lyon si je n’y réussissais pas, avec des lettres de recommandation qu’il aurait la bonté de me donner. Je mangeais dans cette auberge à ce qu’on appelle la table de l’hôte, lorsque je m’aperçus le second jour que j’étais extrêmement observée par une grosse dame fort bien mise, qui se faisait donner le titre de baronne; à force de l’examiner à mon tour, je crus la reconnaître, nous nous avançâmes mutuellement l’une vers l’autre, nous nous embrassâmes comme deux personnes qui se sont connues, mais qui ne peuvent se rappeler où. Enfin la grosse baronne, me tirant à l’écart:

– Sophie, me dit-elle, me trompé-je, n’êtes-vous pas celle que j’ai sauvée il y a dix ans à la Conciergerie et ne remettez-vous point la Dubois?

Peu flattée de cette découverte, je répondis cependant avec politesse; mais j’avais affaire à la femme la plus fine et la plus adroite qu’il y eût en France, il n’y eut pas moyen d’échapper.

La Dubois me combla d’honnêtetés, elle me dit qu’elle s’était intéressée à mes affaires avec toute la ville mais qu’elle ignorait que cela me regardât; faible à mon ordinaire, je me laissai conduire dans la chambre de cette femme et lui racontai mes malheurs.

– Ma chère amie, dit-elle en m’embrassant encore, si j’ai désiré de te voir plus intimement, c’est pour t’apprendre que ma fortune est faite, et que tout ce que j’ai est à ton service.

Regarde, me dit-elle en m’ouvrant des cassettes pleines d’or et de diamants, voilà les fruits de mon industrie; si j’eusse encensé la vertu comme toi, je serais aujourd’hui pendue ou enfermée.

– Oh, madame, lui dis-je, si vous ne devez tout cela qu’à des crimes, la providence qui finit toujours par être juste ne vous en laissera pas jouir longtemps.

– Erreur, me dit la Dubois, ne t’imagine pas que la providence favorise toujours la vertu; qu’un faible moment de prospérité ne te plonge pas dans de telles erreurs. Il est égal au maintien des lois de la providence qu’un tel soit vicieux pendant que celui-ci se livre à la vertu; il lui faut une somme égale de vice et de vertu, et l’individu qui exerce l’un ou l’autre est la chose du monde qui lui est le plus indifférente. Écoute-moi, Sophie, écoute-moi avec un peu d’attention, tu as de l’esprit et je voudrais enfin te convaincre. Ce n’est pas le choix que l’homme fait du vice ou de la vertu, ma chère, qui lui fait trouver le bonheur, car la vertu n’est comme le vice qu’une manière de se conduire dans le monde; il ne s’agit donc pas de suivre plutôt l’un que l’autre, il n’est question que de frayer la route générale; celui qui s’écarte a toujours tort. Dans un monde entièrement vertueux, je te conseillerais la vertu parce que les récompenses y étant attachées, le bonheur y tiendrait infailliblement; dans un monde totalement corrompu, je ne te conseillerai jamais que le vice. Celui qui ne suit pas la route des autres périt inévitablement, tout ce qui le rencontre le heurte, et comme il est le plus faible, il faut nécessairement qu’il soit brisé. C’est en vain que les lois veulent rétablir l’ordre et ramener les hommes à la vertu; trop vicieuses pour l’entreprendre, trop faibles pour y réussir, elles écarteront un instant du chemin battu mais elles ne le feront jamais quitter.

Quand l’intérêt général des hommes les portera à la corruption, celui qui ne voudra pas se corrompre avec eux luttera donc contre l’intérêt général; or quel bonheur peut attendre celui qui contrarie perpétuellement l’intérêt des autres? Me diras-tu que c’est le vice qui contrarie l’intérêt des hommes, je te l’accorderai dans un monde composé en parties égales de vicieux et de vertueux, parce que alors l’intérêt des uns choque visiblement celui des autres, mais ce n’est plus cela dans une société toute corrompue; mes vices alors n’outrageant que le vicieux déterminent dans lui d’autres vices qui le dédommagent et nous nous trouvons tous les deux heureux.

La vibration devient générale, c’est une multitude de chocs et de lésions mutuelles, où chacun regagnant à l’instant ce qu’il vient de perdre se retrouve sans cesse dans une position heureuse. Le vice n’est dangereux qu’à la vertu, parce que faible et timide elle n’ose jamais rien, mais qu’elle soit bannie de dessus la terre, le vice n’outrageant plus que le vicieux ne troublera plus rien, il fera éclore d’autres vices, mais n’altérera point de vertus. M’objectera-t-on les bons effets de la vertu? autre sophisme, ils ne servent jamais qu’au faible et sont inutiles à celui qui par son énergie se suffit à lui-même et qui n’a besoin que de son adresse pour redresser les caprices du sort. Comment veux-tu n’avoir pas échoué toute ta vie, chère fille, en prenant sans cesse à contresens la route que suivait tout le monde? si tu t’étais livrée au torrent, tu aurais trouvé le port comme moi. Celui qui veut remonter un fleuve arrivera-t-il aussi vite que celui qui le descend? L’un veut contrarier la nature, l’autre s’y livre. Tu me parles toujours de la providence, et qui te prouve qu’elle aime l’ordre et par conséquent la vertu? Ne te donne-t-elle pas sans cesse des exemples de ses injustices et de ses irrégularités? Est-ce en envoyant aux hommes la guerre, la peste et la famine, est-ce en ayant fourré un univers vicieux dans toutes ses parties, qu’elle manifeste à tes yeux son amour extrême de la vertu? et pourquoi veux-tu que les individus vicieux lui déplaisent, puisqu’elle n’agit elle-même que par des vices, que tout est vice et corruption, que tout est crime et désordre dans sa volonté et dans ses œuvres? Et de qui tenons-nous d’ailleurs ces mouvements qui nous entraînent au mal? N’est-ce pas sa main qui nous les donne, est-il une seule de nos volontés ou de nos sensations qui ne vienne d’elle? Est-il donc raisonnable de dire qu’elle nous laisserait, ou nous donnerait des penchants pour une chose qui lui serait inutile? Si donc les vices lui servent, pourquoi voudrions-nous nous y opposer, de quel droit travaillerions-nous à les détruire et d’où vient que nous résisterions à leur voix? Un peu plus de philosophie dans le monde remettra bientôt tout à sa place et fera voir aux législateurs, aux magistrats que ces vices qu’ils blâment et punissent avec tant de rigueur ont quelquefois un degré d’utilité bien plus grand que ces vertus qu’ils prêchent sans jamais les récompenser.

– Mais quand je serais assez faible, madame, répondis-je à cette corruptrice, pour me livrer à vos affreux systèmes, comment parviendriez-vous à étouffer le remords qu’ils feraient à tout instant naître dans mon cœur?

– Le remords est une chimère, Sophie, reprit la Dubois, il n’est que le murmure imbécile de l’âme assez faible pour ne pas oser l’anéantir.

– L’anéantir, le peut-on?

– Rien de plus aisé, on ne se repent que de ce qu’on n’est pas dans l’usage de faire. Renouvelez souvent ce qui vous donne des remords et vous parviendrez à les éteindre; opposez-leur le flambeau des passions, les lois puissantes de l’intérêt, vous les aurez bientôt dissipés. Le remords ne prouve pas le crime, il dénote seulement une âme facile à subjuguer.

Qu’il vienne un ordre absurde de t’empêcher de sortir à l’instant de cette chambre, tu n’en sortiras pas sans remords, quelque certain qu’il soit que tu ne ferais pourtant aucun mal à en sortir. Il n’est donc pas vrai qu’il n’y ait que le crime qui donne des remords; en se convainquant du néant des crimes ou de la nécessité dont ils sont eu égard au plan général de la nature, il serait donc possible de vaincre aussi facilement le remords qu’on aurait à les commettre, comme il te le deviendrait d’étouffer celui qui naîtrait de ta sortie de cette chambre d’après l’ordre illégal que tu aurais reçu d’y rester. Il faut commencer par une analyse exacte de tout ce que les hommes appellent crime, débuter par se convaincre que ce n’est que l’infraction de leurs lois et de leurs mœurs nationales qu’ils caractérisent ainsi, que ce qu’on appelle crime en France cesse de l’être à quelque cent lieues de là, qu’il n’est aucune action qui soit réellement considérée comme crime universellement dans toute la terre et que par conséquent rien dans le fond ne mérite raisonnablement le nom de crime, que tout est affaire d’opinion et de géographie. Cela posé, il est donc absurde de vouloir se soumettre à pratiquer des vertus qui ne sont que des vices ailleurs, et à fuir des crimes qui sont de bonnes actions dans un autre climat. Je te demande maintenant si cet examen fait avec réflexion peut laisser des remords à celui qui pour son plaisir ou pour son intérêt aura commis en France une vertu de la Chine ou du Japon, qui pourtant le flétrira dans sa patrie. S’arrêtera-t-il à cette vile distinction, et s’il a un peu de philosophie dans l’esprit, sera-t-elle capable de lui donner des remords? Or si le remords n’est qu’en raison de la défense, n’en naît qu’à cause du brisement des freins et nullement à cause de l’action, est-ce un mouvement bien sage à laisser subsister en soi, n’est-il pas absurde de ne pas l’anéantir aussitôt? Qu’on s’accoutume à considérer comme indifférente l’action qui vient de donner des remords, qu’on la juge telle par l’étude réfléchie des mœurs et coutumes de toutes les nations de la terre; en conséquence de ce raisonnement, qu’on renouvelle cette action quelle qu’elle soit, aussi souvent que cela sera possible, et le flambeau de la raison détruira bientôt le remords, il anéantira ce mouvement ténébreux, seul fruit de l’ignorance, de la pusillanimité et de l’éducation. Il y a trente ans, Sophie, qu’un enchaînement perpétuel de vices et de crimes me conduit pas à pas à la fortune, j’y touche; encore deux ou trois coups heureux et je passe de l’état de misère et de mendicité dans lequel je suis née à plus de cinquante milles livres de rente. T’imagines-tu que dans cette carrière brillamment parcourue, le remords soit un seul instant venu me faire sentir ses épines? Ne le crois pas, je ne l’ai jamais connu. Un revers affreux me plongerait à l’instant du pinacle à l’abîme que je ne l’admettrais pas davantage; je me plaindrais des hommes ou de ma maladresse, mais je serais toujours en paix avec ma conscience. – Soit, mais raisonnons un instant sur les mêmes principes de philosophie que vous. De quel droit prétendez-vous exiger que ma conscience soit aussi feutre que la vôtre, dès qu’elle n’a pas été accoutumée dès l’enfance à vaincre les mêmes préjugés; à quel titre exigez-vous que mon esprit qui n’est pas organisé comme le vôtre, puisse adopter les mêmes systèmes? vous admettez qu’il y a une somme de maux et de biens dans la nature, et qu’il faut qu’il y ait en conséquence une certaine quantité d’êtres qui pratique le bien, et une autre classe qui se livre au mal. Le parti que je prends, même dans vos principes, est donc dans la nature; n’exigez donc pas que je m’écarte des règles qu’il me prescrit, et comme vous trouvez, dites-vous, le bonheur dans la carrière que vous suivez, de même il me serait impossible de le rencontrer hors de celle que je parcours. N’imaginez pas d’ailleurs que la vigilance des lois laisse en repos longtemps celui qui les transgresse; n’en venez-vous pas de voir l’exemple sous vos yeux mêmes? de quinze scélérats panai lesquels j’avais le malheur d’habiter, un se sauve, quatorze périssent ignominieusement.

– Est-ce cela que tu appelles un malheur? qu’importe premièrement cette ignominie à celui qui n’a plus de principes?

Quand on a tout franchi, quand l’honneur n’est plus qu’un préjugé, la réputation une chimère, l’avenir une illusion, n’est-il pas égal de périr là, ou dans son lit? Il y a deux espèces de scélérats dans le monde, celui qu’une fortune puissante, un crédit prodigieux met à l’abri de cette fin tragique et celui qui ne l’évitera pas s’il est pris; ce dernier, né sans bien, ne doit avoir que deux points de vue s’il a de l’esprit: la fortune, ou la roue. S’il réussit au premier, il a ce qu’il a désiré; s’il n’attrape que l’autre, quel regret peut-il avoir puisqu’il n’a rien à perdre? Les lois sont donc nulles vis-à-vis de tous les scélérats, car elles n’atteignent pas celui qui est puissant, celui qui est heureux s’y soustrait, et le malheureux n’ayant d’autre ressource que leur glaive, elles doivent être sans effroi pour lui.

– Eh, croyez-vous que la justice céleste n’attende pas dans un monde meilleur celui que le crime n’a pas effrayé dans celui-ci?

– Je crois que s’il y avait un dieu, il y aurait moins de mal sur la terre; je crois que si le mal existe sur la terre, ou ces désordres sont nécessités par ce dieu, ou il est au-dessus de ses forces de l’empêcher; or je ne crains point un dieu qui n’est qu’ou faible ou méchant, je le brave sans peur et me ris de sa foudre.

– Vous me faites frémir, madame, dis-je en me levant, pardonnez-moi de ne pouvoir écouter plus longtemps vos exécrables sophismes et vos odieux blasphèmes.

– Arrête, Sophie, si je ne peux vaincre ta raison, que je séduise au moins ton cœur. J’ai besoin de toi, ne me refuse pas tes secours; voilà cent louis, je les mets à tes yeux de côté, ils sont à toi dès que le coup aura réussi.

N’écoutant ici que mon penchant naturel à faire le bien, je demandai sur-le-champ à la Dubois de quoi il s’agissait, afin de prévenir de toute ma puissance le crime qu’elle s’apprêtait à commettre.

– Le voilà, me dit-elle, as-tu remarqué ce jeune négociant de Lyon qui mange avec nous depuis trois jours?

– Qui, Dubreuil?

– Précisément.

– Eh bien?

– Il est amoureux de toi, il me l’a confié. Il a six cent mille francs ou en or, ou en papier dans une très petite cassette auprès de son lit. Laisse-moi faire croire à cet homme que tu consens à l’écouter; que cela soit ou non, que t’importe? Je l’engagerai à te proposer une promenade hors de la ville, je lui persuaderai qu’il avancera ses affaires avec toi pendant cette promenade; tu l’amuseras, tu le tiendras dehors, le plus longtemps possible; je le volerai pendant ce temps-là, mais je ne m’enfuirai point, ses effets seront déjà à Turin que je serai encore dans Grenoble. Nous emploierons tout l’art possible pour le dissuader de jeter les yeux sur nous, nous aurons l’air de l’aider dans ses recherches; cependant mon départ sera annoncé, il n’étonnera point, tu me suivras, et les cent louis te sont comptés en arrivant l’une et l’autre en Piémont.

– Je le veux, madame, dis-je à la Dubois, bien décidée à prévenir le malheureux Dubreuil de l’infâme tour qu’on voulait lui jouer; et pour mieux tromper cette scélérate: Mais réfléchissez-vous, madame, ajoutai-je, que si Dubreuil est amoureux de moi, je puis en tirer bien plus ou en le prévenant, ou en me vendant à lui, que le peu que vous m’offrez pour le trahir?

– Cela est vrai, me dit la Dubois, en vérité je commence à croire que le ciel t’a donné plus d’art qu’à moi pour le crime.

Eh bien, continua-t-elle en écrivant, voilà mon billet de mille louis, ose me refuser maintenant.

– Je m’en garderai bien, madame, dis-je en acceptant le billet, mais n’attribuez au moins qu’à mon malheureux état, et ma faiblesse et le tort que j’ai de vous satisfaire.

– Je voulais en faire un mérite à ton esprit, dit la Dubois, tu aimes mieux que j’en accuse ton malheur, ce sera comme tu voudras, sers-moi toujours et tu seras contente.

Tout s’arrangea; dès le même soir je commençai à faire un peu plus beau jeu à Dubreuil, et je reconnus effectivement qu’il avait quelque goût pour moi. Rien de plus embarrassant que ma situation; j’étais bien éloignée sans doute de me prêter au crime proposé, y eût-il eu trois fois plus d’argent à gagner, mais il me répugnait excessivement de faire pendre une femme à qui j’avais dû ma liberté dix ans auparavant; je voulais empêcher le crime sans le dénoncer, et avec toute autre qu’une scélérate consommée comme la Dubois, j’y aurais certainement réussi. voici donc à quoi je me déterminai, ignorant que la manœuvre sourde de cette abominable créature non seulement dérangeait tout l’édifice de mes projets honnêtes, mais me punirait même de les avoir conçus.

Au jour prescrit pour la promenade projetée, la Dubois nous invita l’un et l’autre à dîner dans sa chambre; nous acceptâmes, et le repas fait, Dubreuil et moi descendîmes pour presser la voiture qu’on nous préparait. La Dubois ne nous accompagnant point, je fus donc seule un instant avec Dubreuil avant que de monter en voiture.

– Monsieur, lui dis-je précipitamment, écoutez-moi avec attention, point d’éclat, et observez surtout rigoureusement ce que je vais vous prescrire. Avez-vous un ami sûr dans cette auberge?

– Oui, j’ai un jeune associé sur lequel je puis compter comme sur moi-même.

– Eh bien, monsieur, allez promptement lui ordonner de ne pas quitter un instant votre chambre de tout le temps que nous serons à la promenade.

– Mais j’ai la clé de cette chambre dans ma poche; que signifie ce surplus de précaution?

– Il est plus essentiel que vous ne croyez, monsieur, usez-en de grâce ou je ne sors point avec vous. La femme de chez qui nous sortons est une scélérate, elle n’arrange la partie que nous allons faire ensemble que pour vous voler plus à l’aise pendant ce temps-là. Pressez-vous, monsieur, elle nous observe, elle est dangereuse; que je n’aie pas l’air de vous prévenir de rien; remettez promptement votre clé à votre ami, qu’il aille s’établir dans votre chambre avec quelques autres personnes si cela lui est possible et que cette garnison n’en bouge que nous ne soyons revenus. Je vous expliquerai tout le reste dès que nous serons en voiture.

Dubreuil m’entend, il me serre la main pour me remercier, et vole donner des ordres relatifs à ma recommandation; il revient, nous partons et chemin faisant, je lui dénoue toute l’aventure. Ce jeune homme me témoigna toute la reconnaissance possible du service que je lui rendais, et après m’avoir conjurée de lui parler vrai sur ma situation, il me témoigna que rien de ce que je lui apprenais de mes aventures ne lui répugnait assez pour l’empêcher de me faire l’offre de sa main et de sa fortune.

– Nos conditions sont égales, me dit Dubreuil, je suis fils d’un négociant comme vous, mes affaires ont bien tourné, les vôtres ont été malheureuses; je suis trop heureux de pouvoir réparer les torts que la fortune a eus envers vous. Réfléchissez-y, Sophie, je suis mon maître, je ne dépends de personne, je passe à Genève pour un placement considérable des sommes que vos bons avis me sauvent; vous m’y suivrez, en y arrivant je deviens votre époux et vous ne paraissez à Lyon que sous ce titre.

Une telle aventure me flattait trop pour que j’osasse la refuser, mais il ne me convenait pas non plus d’accepter sans faire sentir à Dubreuil tout ce qui pourrait l’en faire repentir.

Il me sut gré de ma délicatesse, et ne me pressa qu’avec plus d’instance… Malheureuse créature que j’étais, fallait-il donc que le bonheur ne s’offrît jamais à moi que pour me faire plus vivement sentir le chagrin de ne pouvoir jamais le saisir, et qu’il fût décidément arrangé dans les décrets de la providence, qu’il n’éclorait pas de mon âme une vertu qu’elle ne me précipitât dans le malheur! Notre conversation nous avait déjà conduits à deux lieues de la ville, et nous allions des cendre pour jouir de la fraîcheur de quelques allées sur le bord de l’Isère, où nous avions eu dessein de promener, lorsque tout à coup Dubreuil me dit qu’il se trouvait infiniment mal… Il descend, d’affreux vomissements le surprennent, je le fais à l’instant remettre dans la voiture, et nous revolons en hâte vers Grenoble; Dubreuil est si mal qu’il faut le porter dans sa chambre. Son état surprend ses amis qui selon ses ordres n’étaient pas sortis de son appartement. Je ne le quitte point… un médecin arrive; juste ciel, l’état de ce malheureux jeune homme se décide, il est empoisonné… A peine apprends-je cette affreuse nouvelle que je vole à l’appartement de la Dubois… la scélérate… elle était partie… je passe chez moi, mon armoire est enfoncée, le peu d’argent et de hardes que je possède est enlevé, et la Dubois, m’assure-t-on, court depuis trois heures la poste du côté de Turin… Il n’était pas douteux qu’elle ne fût l’auteur de cette multitude de crimes, elle s’était présentée chez Dubreuil, piquée d’y trouver du monde, elle s’était vengée sur moi, et elle avait empoisonné Dubreuil au dîner pour qu’au retour, si elle avait réussi à le voler, ce malheureux jeune homme, plus occupé de sa vie que de la poursuivre, la laissât fuir en sûreté, et pour que l’accident de sa mort arrivant pour ainsi dire dans mes bras, j’en fusse plus vraisemblablement soupçonnée qu’elle. Je revole chez Dubreuil, on ne me laisse point approcher, il expirait au milieu de ses amis, mais en me disculpant, en les assurant que j’étais innocente, et en leur défendant de me poursuivre. A peine eut-il feutré les yeux, que son associé se hâta de venir m’apporter ces nouvelles en m’assurant d’être très tranquille… Hélas, pouvais-je l’être, pouvais-je ne pas pleurer amèrement la perte du seul homme qui, depuis que j’étais dans l’infortune, se fût aussi généreusement offert de m’en tirer… pouvais-je ne pas déplorer un vol qui me remettait dans le fatal abîme de la misère dont je ne pouvais venir à bout de me sortir? Je confiai tout à l’associé de Dubreuil, et ce qu’on avait combiné contre son ami, et ce qui m’était arrivé à moi-même; il me plaignit, regretta bien amèrement son associé et blâma l’excès de délicatesse qui m’avait empêchée de m’aller plaindre aussitôt que j’avais été instruite des projets de la Dubois. Nous combinâmes que cette horrible créature, à laquelle il ne fallait que quatre heures pour se mettre en pays de sûreté, y serait plus tôt que nous n’aurions avisé à la faire poursuivre, qu’il nous en coûterait beaucoup de frais, que le maître de l’auberge, vivement compromis dans les plaintes que j’allais faire et se défendant avec éclat, finirait peut-être par écraser quelqu’un qui ne semblait respirer à Grenoble qu’en échappée d’un procès criminel et n’y subsister que des charités publiques… Ces raisons me convainquirent et m’effrayèrent même tellement que je me résolus d’en partir sans prendre congé de M. S. mon protecteur. L’ami de Dubreuil approuva ce parti, il ne me cacha point que si toute cette aventure se réveillait, les dépositions qu’il serait obligé de faire me compromettraient, quelles que fussent ses précautions, tant à cause de ma liaison avec la Dubois qu’à cause de ma dernière promenade avec son ami, et qu’il me renouvelait donc vivement d’après tout cela le conseil de partir tout de suite de Grenoble sans voir personne, bien sûre que de son côté, il n’agirait jamais en quoi que ce pût être contre moi. En réfléchissant seule à toute cette aventure, je vis que le conseil de ce jeune homme se trouvait d’autant meilleur qu’il était aussi certain que j’avais l’air coupable comme il était sûr que je ne l’étais pas; que la seule chose qui parlât vivement en ma faveur – l’avis donné à Dubreuil, mal expliqué peut-être par lui à l’article de la mort – ne deviendrait pas une preuve aussi triomphante que je devais y compter, moyen en quoi je me décidai promptement.

J’en fis part à l’associé de Dubreuil.