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Ils sont durs et cruels. Seulement, si messire Arnaud ne revenait pas...
— Vous ne voyez aucune raison de défendre les siens, articula durement Catherine qui se sentit pâlir.
Elle regarda la figure butée du bonhomme. Visiblement, il lui en voulait de ce qui venait de se passer, mais un certain respect habituel le retenait de le lui dire en face. Une fois de plus, ce fut Gauberte, d'ailleurs incapable de rester longtemps hors du débat, qui trancha la question.
— Messire Arnaud reviendra ! affirma-t-elle. Et, même s'il ne revenait pas, il a un fils et nous avons l'abbé Bernard pour co-seigneur
! On n'a que faire des Apchier ! Et maintenant tu peux dire à ta fille qu'avant de livrer Dame Catherine, puisque c'est à ça que vous avez l'air de penser dans la famille, on l'enverra, elle, hors des murailles de la ville et on l'y enverra toute nue, histoire de voir ce qu'en feront les «
seigneurs » qui lui font tellement envie !
— Ne recommencez pas ! coupa Catherine. Augustin, je n'en veux pas à votre fille. Elle doit avoir peur et c'est son excuse. De votre côté, n'en veuillez pas à Gauberte. Elle n'a agi que par amitié pour moi !
Allons, faites la paix !...
De mauvaise grâce, Fabre marmotta qu'il n'en voulait plus à Gauberte et celle-ci de son côté mâchonna qu'Azalaïs n'aurait plus rien à craindre d'elle si elle tenait sa langue. Catherine n'en demanda pas plus. L'incident était clos et chacun alla de son côté. Les commères reprirent leurs cruches et, après une dernière révérence à leur châtelaine, regagnèrent leurs cuisines en commentant l'événement.
Catherine, flanquée de Gauberte qui rentrait chez elle comme les autres, se dirigea vers l'abbaye où elle devait rencontrer le seigneur spirituel de Montsalvy.
Malgré toutes les marques d'attachement qu'on venait de lui prodiguer, la comtesse se sentait maintenant l'âme lourde et noyée de tristesse, parce que dans ce bloc massif de dévouement et de fidélité qu'était sa ville elle venait de découvrir une mince fissure. Bien mince, sans doute, et peut-être sans danger, mais c'était trop encore à un moment où la cité n'aurait dû former qu'une âme, qu'une volonté.
Bien sûr, Catherine n'avait jamais nourri beaucoup d'illusions sur le genre d'affection que pouvait lui porter Azalaïs depuis ce matin d'hiver où, dans la cour du château, elle avait surpris le regard dont la dentellière enveloppait son époux. Elle avait compris alors que Marie avait raison et que cette fille ne pouvait que la détester. Mais que son père adoptif pensât comme elle, c'était une découverte pénible car, tout naturellement, elle conduisait à songer que, peut-être, Augustin et sa fille n'étaient pas seuls dans leur manière de voir. De toute façon, il fallait veiller à ce que cet état d'esprit ne se propageât point et garder l'œil sur la dentellière.
Gauberte qui, sans rien dire, observait la châtelaine coupa court à ses pensées moroses avec son habituelle brusquerie.
— N'allez pas vous imaginer des Choses et vous mettre martel en tête, Dame Catherine. L'Augustin est tellement coiffé de son Azalaïs qu'il ne se rend pas compte qu'elle est la plus mauvaise bête que le soleil puisse ensoleiller. Tout ce qu'elle dit, c'est parole d'Évangile...
mais dans ces idées-là il est bien tout seul.
— Vous en êtes certaine ?
— Certaine ? Ah ! Pauvre Sainte Vierge ! Mais penser à ça, c'est nous faire injure à nous autres. D'ailleurs, quelle raison on aurait de partager les idées tordues de l'Azalaïs ? Elle n'est pas d'ici.
— Moi non plus ! dit Catherine doucement.
— Vous ?
De stupeur, Gauberte s'arrêta pile, posa sa cruche et hocha la tête d'un air tellement apitoyé que Catherine se demanda si Gauberte ne la prenait pas pour une simple d'esprit.
...Vous, bonne Vierge ! Mais vous êtes plus de chez nous que si, comme ce caillou - et la toilière s'abaissant vivement ramassa une pierre du chemin vous aviez été tirée de notre vieille terre. Vous êtes peut- être née à Paris, mais qu'est-ce qu'il vous en reste ? Messire Arnaud et vous, vous n'êtes qu'une seule chair, un seul cœur. Et si lui n'est pas d'ici, alors qui c'est qui en sera ? Et, sans vous, on ne l'aurait plus, messire Arnaud... Marchez, Dame Catherine ! Que vous le vouliez ou non, dans la muraille de Montsalvy, vous êtes la pierre angulaire et rien ni personne ne pourra vous en arracher... ou dire le contraire.
— Merci, Gauberte ! Mais je crois qu'il vaudrait mieux pour tout le monde qu'Azalaïs tînt sa langue et, surtout, qu'elle soit surveillée. Un tel état d'esprit est inadmissible dans une ville assiégée.
— Soyez tranquille, Dame Catherine, on l'aura à l'œil, la belle. A la moindre incartade, je vous préviens et vous la faites arrêter, même si ce pauvre imbécile d'Augustin doit en faire une maladie. Marchez, not'
Dame ! La consigne sera passée.
Puis, comme on était arrivé à la porte du monastère, Gauberte, sans laisser à Catherine le temps d'apprécier son émotion, lui adressa un plongeon rapide et, tournant les talons, regagna sa maison à grandes enjambées.
Luttant contre les larmes, mais curieusement réchauffée, la jeune femme franchit le portail du monastère, saluée par le frère portier qui l'informa qu'elle trouverait l'abbé Bernard dans la salle capitulaire.
— Il donne sa leçon au petit seigneur ! ajouta-t-il avec un bon sourire.
— Une leçon ? Aujourd'hui ?
— Mais oui ! Sa Révérence pense qu'un siège n'est pas une excuse suffisante pour perdre son temps !
« Ce genre de formule, c'était bien le style de l'abbé », pensa Catherine. Alors que l'on pouvait s'attendre, à chaque instant, à ce qu'une horde s'élançât à l'assaut de la ville, alors que son église, certainement, était emplie de fidèles venus demander l'intercession du ciel, lui continuait à instruire le petit Michel comme si de rien n'était.
Et, en effet, en gagnant la grande salle du chapitre, Catherine entendit la voix de son fils qui récitait un poème, de saison sinon de circonstance :
Je suis avril le plus jolys,
De tous en honneur et vaillance
Car nous fûmes tous affranchis
En mon temps par un coup de lance,
Par la saincte digne souffrance
De Dieu qui le monde créa...
Le grincement de la porte poussée par la main de Catherine interrompit le clair débit de la voix enfantine. Assis sur un escabeau d'où pendaient ses petites jambes, en face de l'abbé qui, debout devant lui, l'écoutait bras croisés et le menton dans la main, Michel, coupé en plein élan, tourna vers sa mère sa frimousse ronde où s'inscrivait une déception.
—
Oh ! Madame ma mère ! reprocha-t-il, pourquoi donc venez-vous céans à cette heure ?
— Est-ce que je ne devrais pas ?
—
Non, vous ne devriez pas ! J'espère que vous n'avez rien entendu ?
À cette question pleine d'angoisse, Catherine comprit que l'enfant devait être en train de répéter une petite poésie, sans doute destinée à lui être offerte, le matin de Pâques, avec les souhaits traditionnels.
Elle sourit avec une parfaite innocence :
—
Y avait-il quelque chose à entendre ? La porte était fermée et j'arrive tout juste. Je t'assure que je n'ai rien entendu. Mais si je t'ai dérangé, je t'en demande pardon.
—
Ce n'est rien, concéda Michel magnanime, si vous n'avez pas entendu.
—
La leçon est finie pour aujourd'hui, intervint l'abbé en posant sa main sur les boucles blondes de l'enfant. Tu as bien travaillé, Michel, et je crois que tu peux maintenant aller retrouver Sara.
Aussitôt, le petit garçon sauta à terre, courut à sa mère dont il entoura les jambes de ses petits bras.
— S'il vous plaît... est-ce que je peux ne pas rentrer tout de suite à la maison ?
— Où veux-tu donc aller ?
— Chez l'Auguste ! Il commence aujourd'hui à préparer la cire, pour le grand cierge de Pâques, et il m'a dit que je pouvais venir.
Elle l'enleva de terre, le serra contre sa poitrine et embrassa avec adoration ses joues rondes et duveteuses.
— Va, mon fils ! Mais n'ennuie pas Auguste et ne t'attarde pas trop. Sara s'inquiéterait.
Il promit tout ce qu'elle voulut, lui planta un gros baiser sur le bout du nez dans sa hâte d'aller admirer l'alchimie cirière d'Auguste Malvezin puis, se laissant glisser à terre, se sauva en courant, suivi par le regard tendrement indulgent de sa mère et de l'abbé.
— Il a toute l'ardeur et la curiosité de son père, remarqua celui-ci.
— C'est un vrai Montsalvy, dit fièrement Catherine, et je me demande s'il ne ressemblera pas davantage encore à son oncle Michel qu'à son père. Il a plus de douceur que mon époux, moins de goût pour la violence. Il est vrai qu'il est encore si petit !... Mais je vous avoue que certains, ici, m'étonnent : vous tout le premier. Nous sommes en danger et cependant vous donnez sa leçon à Michel, tandis qu'Auguste prépare le cierge de Pâques. Où serons-nous à Pâques, doux Jésus ?
Serons-nous même encore vivants ?
— Vous en doutez ? Votre confiance en Dieu ne va pas bien loin, ma fille : Pâques est dans un peu plus de deux semaines seulement !
J'admets que la fête n'aura peut-être pas toute la gaieté voulue, mais j'espère tout de même que nous serons tous là pour chanter les louanges du Seigneur.
— Qu'il vous entende ! Je suis venue vous demander ce que nous allons faire maintenant que ce pauvre frère... J'avais pensé que le souterrain du château...
— Bien entendu ! Nous allons nous en servir pour envoyer un nouveau messager.
Mais qui acceptera de risquer ainsi son existence ? La mort affreuse de frère Amable peut abattre les courages les mieux trempés.
— J'ai déjà l'homme qu'il nous faut, rassurez-vous, ma fille ! L'un des garçons de la Croix du Coq est venu se proposer. Il veut partir dès cette nuit.
— Si vite ? Mais pourquoi ?
— À cause du travail de la terre. Il a plu tout le jour et il gèlera peut-être cette nuit, mais, dès que la glèbe sera séchée, il faudra passer la herse et échardonner les céréales. Il y a aussi les choux et les légumes à planter. Si les routiers s'attardent, les travaux d'avril, si importants, ne pourront se faire et les récoltes seront perdues. Il n'est pas un homme d'ici qui ne soit prêt à risquer sa vie pour sauver sa terre.
— Quelqu'un a suggéré un autre moyen... plus simple de sauver Montsalvy.
— Lequel ?
— Livrer à Bérault d'Apchier ce qu'il convoite : les richesses du château et...
— Et vous ? Quelle folie ! Qui vous a mis pareille idée en tête ?
Elle le lui dit, retraçant rapidement la scène de la fontaine que l'abbé écouta avec une impatience non déguisée.
— C'est Gauberte qui a raison, s'écria-t-il quand la jeune femme eut fini. Elle a la tête mieux plantée sur les épaules que cette pauvre folle d'Azalaïs. Quant à Augustin, il est grandement coupable de mettre dans la tête de cette enfant des idées qui ne sont ni de sa condition, ni bien sages ! Voilà quelque temps déjà que je songe à la surveiller discrètement : elle a des fréquentations que je n'aime pas.
— Qui donc ? Un garçon ?
Non ; cela vaudrait mieux. C'est la Ratapennade. Bien souvent, ces temps derniers, on a rencontré la dentellière dans les environs de sa cabane. Si l'on n'y prend garde, la malheureuse est capable de risquer son âme pour tenter de réaliser ses rêveries insensées. Quant à vous, j'espère que vous n'allez pas vous laisser démoraliser par les divagations de ces deux fous. Si vous vous livriez, ne savez-vous pas que votre époux ne laisserait pas pierre sur pierre de cette cité ? Ne savez-vous pas à quel point sa colère est redoutable ?
— Je sais... oui... à condition qu'il revienne !
— Encore ?
Catherine baissa la tête, honteuse de sa faiblesse.
— Pardonnez-moi, mais je n'arrive pas à m'ôter ce tourment de l'esprit ! J'ai peur, mon Père... vous ne pouvez pas savoir à quel point j'ai peur. Pas pour moi, bien sûr... mais pour lui.
— Pour lui seulement ? Avez-vous retrouvé votre page ?
De la tête, elle fit un signe que non, chercha dans son aumônière son mouchoir, essuya les larmes qui perlaient à ses cils et se moucha.
Elle comprenait qu'en lui parlant de Bérenger l'abbé cherchait surtout à détourner son esprit de ce danger inconnu que courait Arnaud.
— Je pense qu'il ne faut pas trop vous inquiéter pour lui. En rentrant, il a dû voir ce qui se passait... Il aura fait demi-tour et regagné Roquemaurel. Peut-être même aura-t-il prévenu Dame Mathilde et aurons-nous quelque secours de ce côté ?
— Cela m'étonnerait. Amaury et Renaud n'ont pas laissé grand monde au logis ! Il est vrai que cette vieille forteresse se garde toute seule ou presque. Mais je serais heureuse de savoir Bérenger à l'abri.
— Venez prier un moment avec moi, mon amie. C'est le meilleur secours que je puisse vous offrir. Dieu a déjà une telle habitude de faire pour vous des merveilles. Allons lui demander qu'il en fasse encore quelques unes...
Tous deux gagnèrent l'église où l'on disait les prières du salut. Un bruit d'abeilles l'emplissait, tissé par les voix feutrées d'une centaine de femmes et d'enfants agenouillés devant le maître-autel. Un vieux moine y officiait. Le murmure léger de sa voix cassée alternait avec le tonnerre des répons, articulés par des gosiers solides.
Au mur, les pieds torturés du grand Christ de bois peint disparaissaient dans le brasillement des cierges, allumés avec une telle profusion que le divin supplicié semblait surgir d'un bûcher et que, sur les vieilles dalles disjointes, s'étendaient de grandes plaques de cire jaune, pareilles à celles du verglas quand s'y mire un rayon de soleil.
L'abbé gagna son trône et Catherine son banc seigneurial qu'entouraient déjà la plupart des servantes du château.
Sous le capuchon d'une mante noire, elle vit le visage blond de Marie Rallard, lui sourit et lui fit signe de venir auprès d'elle, parce qu'elle sentait, tout à coup, le besoin d'être moins seule à son rang de châtelaine qui, même en face de Dieu, lui faisait peur et l'inquiétait.
Marie, elle le savait, n'était pas venue, comme les autres femmes, implorer du Ciel qu'il détournât d'elles sa colère. Elle n'avait pas peur
: cela se lisait dans l'eau tranquille de son regard. Et elle avait trop connu de dangereuses aventures, depuis sa Bourgogne natale jusqu'au harem de Grenade, pour s'effrayer d'un siège campagnard.
De son passage en pays maure, Marie avait gardé un certain sens de la fatalité, une résignation paisible aux caprices, parfois si incongrus, du destin et une étonnante faculté d'adaptation. En la regardant, telle qu'elle était à présent, pieusement agenouillée, son visage rose enserré d'une austère guimpe de batiste et ses cheveux nattés sous une cornette qui lui donnait l'air d'une petite nonne, les paupières baissées et les lèvres murmurantes de ferveur, Catherine se demandait si c'était bien la même femme qu'elle avait vue pour la première fois, étendue sur des coussins de soie et reflétant la nudité voluptueuse de son corps dans l'eau bleue d'une piscine, celle qui s'était appelée d'abord Marie Vermeil, puis Aïcha et qui, maintenant, par le miracle de l'amour, était devenue dame Marie Rallard, une femme respectable qui occupait auprès de la châtelaine le rang de dame de parage et avait, au château, charge de la garde-robe et de la lingerie.
Jamais, depuis qu'elle avait quitté Grenade, Marie n'avait seulement évoqué ce temps étrange où elle n'était qu'un petit animal de plaisir parmi tant d'autres au service d'une royale sensualité. Du jour où elle avait mis sa main dans celle de Josse Rallard, elle avait, à la manière d'un serpent qui mue, rejeté sa peau d'odalisque pour se couler avec une stupéfiante aisance dans celle d'une petite fille à son premier émerveillement et d'une épouse amoureuse.
Aujourd'hui, elle était naïvement reconnaissante au seigneur de Montsalvy de lui avoir laissé son époux quand il avait rassemblé ses hommes pour les conduire sous Paris.
Laissant Marie égrener sagement son chapelet, Catherine avec un soupir étouffé plongea son visage dans ses mains jointes. Mais elle ne pria pas. Elle s'en sentait incapable parce que l'incident créé par la dentellière était encore trop présent et, en quelque sorte, lui empoisonnait l'âme. Malgré ce que l'abbé lui avait dit, elle éprouvait un curieux malaise car il y avait un fond de vérité dans les paroles cruelles qu'Azalaïs lui avait jetées au visage, et si vraiment Apchier n'en voulait qu'à ses biens propres et à sa personne, les premiers morts, inévitables si le secours n'arrivait pas rapidement, pèseraient lourdement sur sa conscience.
Certes, le routier voulait aussi s'assurer le péage afin de rançonner les voyageurs à sa convenance, mais peut- être que, s'il obtenait ce qu'il désirait, les vies humaines pourraient être préservées. Et d'autre part...
Tant que dura l'office, Catherine se tortura avec ces pensées démoralisantes, tournant et retournant le problème dans tous les sens sans parvenir à lui trouver une solution. Elle s'apercevait brutalement qu'il n'était pas facile, quand on est née du peuple et que l'on s'y sent encore si profondément mêlée, d'emprunter les réactions et les façons de penser d'une noble dame pour laquelle le sacrifice de vies humaines est chose toute naturelle.
Bien sûr, Arnaud, elle le savait, n'aurait que mépris pour ses scrupules qu'il accueillerait d'un ricanement et d'un haussement d'épaules, mais, s'il était là, le problème ne se poserait même pas. Il était son problème, à elle, et sans doute le plus difficile qu'elle eût jamais eu à résoudre.
— Seigneur, envoyez-nous du secours ! Chuchota-t-elle, se décidant enfin à s'en remettre au Ciel. Faites que les choses n'en arrivent pas au point où le poids se ferait trop lourd ! Déjà, un homme a perdu la vie...
Tard dans la nuit, bien après que la dépouille du frère Amable eut été confiée à la terre en présence de la dame de Montsalvy, toute vêtue de noir, et de ceux des habitants que la garde des murailles ne retenait pas aux postes de guet, un homme s'enfonça dans les entrailles de la terre par l'échelle qui menait aux caves du donjon.
Il portait une torche, une dague et une lettre. Avant de disparaître dans l'ombre épaisse du souterrain, il adressa à Josse qui l'avait mené jusque-là un sourire, un clin d'œil et un geste d'adieu.
Mais personne ne devait le revoir vivant...
L'attaque eut lieu au lever du jour. Profitant de l'heure froide qui accompagne la fin de la nuit et qui trouve les hommes engourdis par une longue veille, en état de moindre défense, Bérault d'Apchier lança ses troupes à l'assaut de deux points des remparts qui lui semblaient plus vulnérables.
Sans bruit, au cours de la nuit, les routiers avaient réussi à combler une partie du fossé, d'ailleurs presque à sec, en y jetant des fascines et, dès que le ciel avait commencé de s'éclaircir vers le levant, des échelles avaient été portées à ces deux endroits.
Mais bien qu'effectuées aussi discrètement que possible, ces opérations avaient tout de même attiré l'attention des guetteurs et quand, entraînés par Gonnet, le bâtard, les soldats s'étaient élancés sur les échelles, ils avaient essuyé une telle averse de pierres et d'huile bouillante qu'ils s'étaient hâtés de battre en retraite.
Gonnet, brûlé à l'épaule, se retira en hurlant comme un loup malade et en montrant aux défenseurs de la ville un poing tremblant de colère.
Mais, deux heures plus tard, la ferme de la Sainte-Font brûlait jusqu'aux fondations.
Debout sur le chemin de ronde autour de Catherine, une partie des habitants la regarda flamber dans une épaisse fumée noire que le vent effilochait sur le ciel gris en longues traînées sales. Appuyée à l'épaule de son mari qui, machinalement, lui tapotait le dos sans parvenir à détacher son regard du désastre, Marie Bru pleurait à gros sanglots désespérés qui navraient Catherine.
— Nous vous rendrons tout cela, Marie, lui dit-elle doucement.
Quand ces bandits seront chassés, nous rebâtirons...
— Pour sûr ! affirma Saturnin. On s'y mettra tous. Le secours ne saurait tarder puisque nous n'avons pas de nouvelles de notre messager. C'est qu'il a pu passer.
Catherine lui jeta un regard reconnaissant. C'était juste ce qu'il fallait dire et, en attendant, pour consoler un peu Marie, elle lui offrit trois écus d'or.
Mais, le lendemain, une nouvelle attaque fut repoussée aussi victorieusement... et ce fut la ferme de la Croix du Coq qui brûla.
Au conseil du château, le soir venu, le vin aux herbes parut un peu amer à ceux qui avaient la charge de la cité.
— A une ferme ou une métairie par attaque et par jour, dit Félicien Puech, le meunier, résumant la pensée de tous, n'y aura plus autour de notre ville que de la terre brûlée quand viendra le saint jour de Pâques
! — Les secours seront là bien avant, riposta Nicolas Barrai. À
l'heure qu'il est, le Jeannet doit être à Carlat. Je veux bien gager mon casque contre un trognon de chou qu'avant deux jours nous verrons poindre quelques-unes des bonnes lances de Monseigneur Cadet Bernard 1 que nous aura envoyées Madame Eléonore, son épouse.
Mais, ni le lendemain, ni le jour suivant, les lances annoncées n'apparurent et l'inquiétude commença à poindre dans la petite communauté.
1 Surnom populaire donné à Bernard d'Armagnac, comte de Pardiac.
Même quand Félicien vint apporter au sergent, avec un grand sérieux, un énorme trognon de chou en le priant de le lui échanger contre son casque, il n'obtint que des sourires un peu contraints. On avait de moins en moins envie de rire à Montsalvy.
Ce qui apparut, en revanche, ce fut la pluie. Elle commença dans la nuit du dimanche des Rameaux, s'installa et parut décidée à demeurer une éternité. Mais ce n'était pas une de ces pluies de printemps, fines et douces, qui pénètrent bien la terre en gésine, y font gonfler la sève et poussent vers le ciel, drus et vivaces, les herbes des pâtures, les pousses tendres du blé ou du seigle et les bourgeons duveteux des châtaigniers. C'étaient de grandes averses rageuses, portées par le souffle furieux d'un vent de malheur, qui délavaient la terre aux pentes des coteaux et la faisaient couler, en ruisseaux noirs, vers le fond des vallées, dénudant le roc là où il n'y avait pas d'arbres pour interposer leurs racines, et déchirant les branches comme lambeaux de linge là où il y en avait.
La grêle vint ensuite. Ses bulles dures et placées, aussi grosses que des noix, trouèrent impitoyablement la glèbe délavée, hachant les premiers surgeons fragiles et détruisant les premières espérances de récolte.
Sur leurs murailles, les gens de Montsalvy, trempés jusqu'aux os, mais les yeux secs, regardèrent les torrents d'eau liquéfier leurs paysages. Le prochain hiver serait rude et imposerait des privations, mais qui pouvait être certain de vivre le prochain hiver ? La menace qui pesait sur la cité ne s'était pas éloignée. L'assiégeant était toujours là, au milieu d'une mer de boue, tapi sous ses tentes que la grêle avait transpercées quand la bourrasque ne les avait pas emportées aux cimes des arbres, aussi légèrement qu'un bonnet de fille par-dessus un moulin.
Contraints par le temps à cesser leurs attaques, ils n'en devenaient que plus tenaces et plus enragés. Leurs chefs, bien sûr, avaient élu domicile dans les quelques maisons désertées qui constituaient les deux petits fau bourgs, mais le gros de la troupe s'arrangeait comme il pouvait, grinçant des dents à la pensée des lits chauds et des toits solides tapis derrière ces grosses murailles si bien closes.
Inlassablement, quoique de plus en plus inquiets, Catherine et l'abbé Bernard se multipliaient pour maintenir le courage de leurs ouailles qui ne parlaient plus guère que par dictons :
« Avril le doux, quand il se fâche, est le pire de tous... » Soupirait l'un.
« Quand il pleut aux Rameaux, il pleut à la fenaison et aussi à la moisson ! » déclarait l'autre et il n'était personne qui n'exhumât du fond de sa mémoire quelque vieil adage plus pessimiste l'un que l'autre.
C'en était au point où le siège passait presque au second plan car, pour ces gens de la terre, le dommage de la terre primait toutes choses. Et les deux co-seigneurs de la ville avaient fort à faire pour lutter contre l'idée naturelle, née de ces pluies torrentielles, que le ciel se déclarait contre Montsalvy.
— Nous trouverons de quoi remplacer ce qui aura été détruit !
affirmait la châtelaine en pensant à son ami Jacques Cœur et aux réserves qu'il amassait dans ses comptoirs. Du moins ces pluies empêchent-elles l'ennemi de brûler d'autres fermes.
— Dieu est avec nous, au contraire, enchaînait l'abbé arrivant à la rescousse. Ne voyez-vous pas qu'il tient l'ennemi à distance ? Quand II combat pour vous et vous épargne des linceuls, qu'allez-vous vous inquiéter de quelques arpents de blé ou de seigle ravagés ? On ne fait pas l'omelette sans casser les œufs.
Mais il ordonnait tout de même de grandes prières publiques.
Jamais d'ailleurs, de mémoire des anciens, Semaine sainte n'avait été si fervente... ni si trempée.
La Confrérie de la Passion, qui avait tenu à honneur d'effectuer sa traditionnelle procession du Jeudi saint, vit sortir de ses hautes cagoules rouges ou noires, déteintes par l'eau, des hommes qui s'apparentaient curieuse ment aux Indiens d'Amérique ou aux Hommes bleus du désert.
Quant à Sara, elle s'usait les mains à malaxer des feuilles de chou écrasées dans de l'argile pour en enduire les rhumatismes réveillés de tous les vieux du pays.
Et, pour la majeure partie des habitants, le temps qu'ils ne passaient pas à prier ou à entretenir, sous des abris de fortune, les feux tenaces qui gardaient au chaud la poix protectrice et éclairaient, de nuit, les chemins de ronde, ils le passaient à scruter la route du nord dans l'espoir d'y voir poindre les fers brillants et les pennons colorés des lances d'Armagnac. Mais le désespérant horizon demeurait bouché, sans qu'aucune lueur d'espoir vînt l'éclairer.
Quand une semaine se fut écoulée depuis le départ de Jeannet, les gens de Montsalvy commencèrent à croire qu'il était arrivé quelque chose à leur messager. Ils en eurent d'ailleurs la confirmation de façon assez inattendue.
L'aube de Pâques qui était le 8 avril, jour de la Saint- Hugues, se leva avec peine, aussi pluvieuse que ses devancières. Le ciel était si bas et si pleurard que le monde, enveloppé d'un cocon mouillé, avait l'impression que le soleil l'avait abandonné à tout jamais pour une autre planète.
Comme tous les autres, Catherine avait quitté son lit avec le jour afin d'honorer la résurrection du Seigneur. De fête, bien sûr, il ne pouvait être question. Pourtant la messe que dirait tout à l'heure l'abbé Bernard serait une grand-messe à l'issue de laquelle le château et l'abbaye recevraient citadins et réfugiés pour un grand repas, qui ne serait pas festin mais qui, pris en commun, aurait tout de même un petit air d'exception.
En vue de ce repas, Sara, Donatienne et Marie s'agitaient comme aux plus beaux jours dans l'énorme cuisine du château.
Catherine s'apprêtait à aller les rejoindre pour mettre elle aussi la main à la pâte, quand Saturnin accourut, essoufflé, presque joyeux, lui toujours si grave. C'est que la nouvelle qu'il apportait constituait, selon lui, le meilleur des cadeaux de Pâques. Il semblait même si heureux que Catherine eut un coup au cœur.
— Le secours ! Il arrive ?
— Pas celui que nous attendions, Dame Catherine, mais un secours tout de même !
En effet, devant la porte d'Entraygues une petite troupe était occupée à enfoncer la ligne, assez faible, il est vrai, à cet endroit, des assiégeants pour se frayer un chemin jusqu'à la cité.
— Une petite troupe ? Combien d'hommes ?
— Une vingtaine, à ce qui m'a semblé. Ils n'ont pas de marque distinctive mais ils se battent bien. Nicolas attend vos ordres pour relever la herse.
— Je vous suis. Il n'y a pas de temps à perdre. A moins...
Elle garda pour elle la suite de sa pensée qui aurait fait tomber la joie du vieillard. Bérault d'Apchier était l'homme de toutes les ruses, de tous les traquenards. Qui pouvait dire si cette troupe « sans marque distinctive » mais qui « se battait si bien » ne constituait pas le meilleur des pièges et le plus sûr moyen de s'ouvrir les portes de la ville ?
Néanmoins, elle courut jusqu'à la porte où, en effet, un combat se déroulait. Armés de toutes pièces, une vingtaine de soldats à cheval s'étaient frayé un passage à travers la troupe d'Apchier, surprise par une attaque brusquée, et refluaient maintenant vers la ville en se défendant avec acharnement contre une troupe qui grossissait d'instant en instant.
— Qui êtes-vous ? cria Catherine qui avait hâtivement gagné le chemin de ronde.
— Ouvrez, bon sang ! hurla une voix haletante. C'est moi !
Bérenger !...
La voix en question provenait d'un étrange assemblage de pièces d'armure, assez disparates, qui composait l'un des cavaliers du centre.
Armé d'une gigantesque hache d'armes dont il faisait des moulinets presque aussi dangereux pour ses compagnons que pour l'ennemi, ce curieux soldat distribuait un peu au hasard des coups qui faisaient plus d'honneur à sa bonne volonté qu'à son expérience. Mais la voix bien connue du page eut le don de plonger Catherine dans une joie dont elle se serait crue bien incapable quelques instants plus tôt, une joie qui se répercuta sur tous les défenseurs de la porte.
Avant même qu'elle eût ouvert la bouche pour en donner l'ordre, Nicolas Barrai et deux de ses hommes s'étaient pendus aux treuils, relevaient la herse et abattaient le pont-levis en catastrophe, tandis qu'une ligne d'archers, postés aux créneaux, déchaînait sur les routiers une véritable grêle de flèches.
L'entrée de la petite troupe s'effectua avec une rapidité stupéfiante et, à peine le pont eut-il résonné sous le galop des chevaux, qu'il se relevait. Les flèches et les carreaux d'arbalètes de l'ennemi vinrent se planter dans les énormes ais en cœur de chêne qui le composaient, pendant qu'avec un affreux bruit de ferraille Bérenger de Roquemaurel, ôtant un heaume manifestement trop grand pour lui, sautait de son grand cheval presque dans les bras du sergent, que ledit casque faillit bien éborgner.
— Sang du Christ, mon garçon ! jura celui-ci. Quel redoutable combattant vous faites ! Mais comme vous voilà pâle après cette chaude bagarre ?
— Je n'ai jamais eu si peur de ma vie ! avoua ingénument le garçon qui, d'ailleurs, claquait des dents. Ah ! Dame ! Quelle joie de vous revoir ! ajouta-t-il en essayant vainement de plier sa carapace de fer pour s'incliner devant Catherine. J'ai fait aussi vite que j'ai pu, mais j'ai rencontré bien des traverses. J'espère, malgré tout, que vous n'avez pas eu trop à souffrir encore ?
— Non, Bérenger, tout va bien... ou presque bien. Mais vous, d'où venez-vous donc ?
— De chez moi où ma mère vous dit mille choses affectueuses et prie pour vous... et aussi de Carlat !
— De Carlat ? Mais ces hommes ? fit-elle en désignant les soldats qui, derrière les portes refermées, se regroupaient et mettaient lourdement pied à terre.
— En viennent aussi. C'est tout ce que messire Aymon du Pouget, le gouverneur, peut vous envoyer en fait de secours. Il en est tout à fait navré, mais la comtesse Eléonore vient de partir pour Tours où s'apprêtent déjà, à ce que l'on dit, les fêtes du mariage de Monseigneur le Dauphin avec Madame Marguerite d'Ecosse, et le sire du Pouget ne peut, sans dégarnir dangereusement sa forteresse, détacher plus d'hommes à votre service. Encore a-t-il préféré qu'ils ne portent ni tabard, ni couleurs, afin que les chiens puants qui vous attaquent ne puissent deviner que Carlat est moins bien gardé.
Celui des arrivants qui paraissait le chef de la troupe s'approcha et vint mettre genou en terre devant Catherine pour l'assurer que lui et ses hommes étaient tout prêts à mourir pour elle, mais Catherine ne trouva, pour le remercier, qu'un pâle sourire.
La déception était aussi un peu trop forte : vingt hommes, vingt hommes quand elle en espérait au moins deux cents ! Jamais, avec des effectifs si réduits, elle ne parviendrait à desserrer la tenaille de fer qui menaçait d'étouffer sa ville.
L'anxiété et le désarroi transparaissaient si bien sur son visage que Barrai, craignant l'effet sur la population qui accourait déjà aux nouvelles, se hâta d'intervenir.
— Il faut conduire ces hommes au château, Dame Catherine, les faire reposer et les réconforter car ils se sont bien battus. Et que dirons-nous de ce paladin inattendu ? s'écria-t-il en assenant sur le dos du page une claque qui le fit tousser.
Puis, plus bas :
— ...Il vaut mieux que la nouvelle ne se répande pas trop vite.
Pour le moment, seuls doivent être avertis le conseil... et l'abbé.
Celui-ci arrivait d'ailleurs, pataugeant joyeusement dans les flaques d'eau et sans souci de la pluie qui mouillait ses beaux ornements de fête.
Mis discrètement au courant de la situation, il entra dans le jeu sans sourciller et proclama bien haut la joie que lui causait le retour inopiné du page. Puis, il pressa tout le monde vers le château, se bornant à annoncer qu'après la messe, le Conseil se réunirait exceptionnellement dans la salle capitulaire du monastère.
La pluie, d'ailleurs, redoubla si violemment à cet instant que chacun tira de son côté pour se mettre au sec et pour commenter cette arrivée inattendue qui paraissait, à tous, le meilleur présage des bonnes intentions du ciel.
Tandis que Nicolas Barrai s'occupait de loger le renfort, Catherine ramena Bérenger au château et le confia à Sara.
Conduit aux étuves, le héros du jour fut déshabillé, trempé, ébouillanté, étrillé, séché et répandu sur une large dalle de pierre pour y être vigoureusement malaxé par Sara en personne, à grand renfort d'huile aromatique '.
Assise sur un escabeau à quelques pas, les mains nouées sur ses genoux et le front barré d'une ride soucieuse, Catherine écoutait le récit des aventures du page, récit fortement pimenté de gémissements de douleur que la poigne vigoureuse de Sara arrachait à sa victime.
Bérenger remontait lentement « de la pêche » à travers bois, quand les appels du tocsin l'avaient averti qu'il se passait à Montsalvy quelque chose d'insolite. Il était loin encore et le crépuscule était très avancé. En approchant de la ville alors que la nuit était totale, il avait vu des silhouettes de soldats se glisser vers la porte d'Entraygues déjà close. Il avait alors contourné la ville, vu le camp d'Apchier et assisté aux menaces du seigneur pillard.
— Pour ne pas vous faire courir un risque, j'ai préféré ne pas chercher à rentrer. Je me suis caché dans les ruines du Puy de l'Arbre.
1. Dans les châteaux du Moyen Age, les femmes de la maison étaient toujours chargées de laver aux étuves le seigneur, son fils et ses principaux officiers. C'était faire honneur à un hôte que de le confier aux soins des dames.
De là, je pouvais observer ce qui se passait chez l'ennemi... et, pour mon malheur, j'ai vu mettre à mort le moine. J'en ai éprouvé telle frayeur, dame Catherine, que je me suis sauvé, le plus loin que j'ai pu.
Je crois bien, ajouta-t-il en grimaçant un sourire piteux, que je ne serai jamais brave. Mes frères auraient honte de moi s'ils pouvaient me voir.
— S'ils vous avaient vu tout à l'heure, Bérenger, affirma Catherine gravement, ils n'auraient pu qu'être fiers de vous, au contraire. Vous vous battiez comme un preux.
— Alors, coupa Sara, cessez de geindre, preux chevalier. A-t-on jamais vu un paladin au cuir si sensible !
— Vous ne me massez pas, Sara, vous me battez comme plâtre.
Où en étais-je ? Ah oui, je me suis sauvé... Tout le jour je me suis caché dans le ravin, bien au-delà de la Sainte-Font, pour y attendre la nuit. L'idée m'était venue, en effet, de gagner l'entrée du souterrain et d'essayer de rentrer ainsi au château.
— Le souterrain ? fit Catherine. Vous le connaissez donc ?
Bérenger lui offrit un sourire mi-timide, mi-contrit, tandis que Sara le roulait dans une grande pièce de toile fine pour enlever le trop-plein d'huile.
— Il y en a un, presque semblable, chez nous. Je n'ai pas eu beaucoup de mal à le trouver en descendant aux caves du donjon. Et quelquefois les hommes de garde m'ont aidé à m'en servir quand je quittais le château...
— ...pour aller pêcher de nuit ! compléta Sara impitoyable.
Messire Bérenger, vous nous avez crus bien simples si vous vous êtes imaginé que vos escapades passaient inaperçues...
— Laisse, Sara ! coupa Catherine. Ce n'est pas le moment de lui chercher noise pour cela. Continuez, Bérenger : pourquoi alors n'êtes-vous pas rentré ?
Quand je m'en suis approché, il faisait nuit noire et il était tard... bien plus de dix heures. L'endroit semblait désert mais, néanmoins, par prudence, je n'avançais que par petits bonds, prenant bien soin de rester constamment à l'abri des fourrés. Et bien m'en a pris, car, alors que je n'étais plus qu'à quelques toises, j'ai entendu des hommes qui parlaient. L'un d'eux se plaignait de la longueur de l'attente. Un autre, alors, a répondu-: « Patience ! Ce ne sera plus long maintenant. J'ai été prévenu qu'ils enverraient, cette nuit, un nouveau messager par le souterrain. »
Les deux femmes qui l'écoutaient eurent ensemble la même exclamation :
— Prévenu ? Mais par qui ?...
— Je n'en ai pas su davantage. Une troisième voix, fort rude, a imposé silence aux deux premières et tout est redevenu calme. Alors, je me suis fait aussi petit que je pouvais et, moi aussi, j'ai attendu.
Mais j'avais beau retenir ma respiration, mon cœur cognait si fort contre mes côtes qu'il me semblait que tout le pays pouvait l'entendre.
En même temps, je cherchais désespérément un moyen d'avertir l'homme qui allait sortir du souterrain. Je ne l'ai pas cherché longtemps : tout a été terriblement vite ! Quelque chose a surgi de l'éboulis qui cache la sortie du boyau. J'ai vu s'agiter les broussailles et une ombre plus dense s'en détacher, grandir, avancer avec précaution d'un ou deux pas. Mais le malheureux n'a pas pu en faire un troisième : avec un cri de victoire les hommes qui étaient cachés ont bondi sur lui, l'ont maîtrisé, emporté...
— Tué?
— Non. Ligoté seulement et bâillonné. Quelques instants plus tard, je les ai vus partir, riant et plaisantant. Ils emportaient sur leurs épaules un long paquet ficelé qui était votre messager. Mais, quand ils sont passés près du rocher où j'étais tapi, j'ai pu reconnaître celui qui les guidait. C'était...
— Ce Gervais, bien sûr ! s'écria Sara. L'engeance qui nous a amené cette peste en cottes de mailles. Il est le seul, chez les Apchier, à pouvoir connaître l'existence du souterrain.
Le seul ? Je commence à me le demander, fit Catherine avec un sourire amer. Le nombre de gens qui connaissent notre souterrain est proprement effarant, si l'on songe qu'il était censé demeurer secret : depuis Gauberte qui en parlait à voix plus que haute et intelligible à la fontaine, jusqu'à ce misérable Gervais dont je me repens de plus en plus d'avoir ménagé la vie. Il y a des clémences qui sont presque des crimes. Mais continuez : qu'avez-vous fait ensuite, Bérenger ?
— J'ai couru d'abord jusque chez nous pour avoir le conseil de ma mère et peut-être son aide. Elle est femme sage, avisée, et elle vous aime. Apprendre votre situation l'a mise en fureur en même temps qu'au désespoir, car mes frères n'ont laissé, à Roquemaurel, que cinq hommes d'armes presque hors d'usage et les chambrières. Tout le reste a pris le chemin de Paris avec eux pour chercher la gloire. La gloire ! Je vous demande un peu. Certains n'en reviendront pas et, parmi ceux qui reviendront, il y aura des borgnes, des bancals, des manchots et des culs-de-jatte, d'autres qui auront perdu...
— Bérenger ! coupa la châtelaine, je connais depuis longtemps vos idées sur la guerre, mais ce qui m'intéresse pour le moment c'est la suite de votre aventure. Nous aurons tout le temps, après, de philosopher.
Le page, dont Sara venait d'introduire les longues jambes maigres, aux genoux trop gros, dans des chausses collantes mi-partie verte et noire, devint rouge vif et glissa jusqu'à la jeune femme un regard penaud.
— Excusez-moi, Dame, j'oubliais votre hâte de savoir. Alors, ma mère m'a dit : "C'est à Carlat sans doute que Dame Catherine et l'abbé Bernard envoyaient leur messager. Comme il n'y parviendra jamais, il vous faut, Bérenger, essayer de le remplacer. Et tâchez, pour une fois, de faire honneur à votre nom, que diable !" Là-dessus, elle m'a donné un chanteau de pain, du lard, une gourde de vin, plus l'un des deux chevaux de labour qui lui restaient et sa bénédiction. Le cheval, lui, a reçu double ration d'avoine et une claque sur la croupe pour l'engager à trotter plus vite, et nous sommes partis...
» En faisant un long détour afin de ne pas risquer d'être pris par les éclaireurs d'Apchier, nous avons gagné Carlat où nous avons trouvé les choses dans l'état que j'ai dit... »
Il y eut un silence que ni Catherine, ni le page, ne songèrent à rompre. Dans l'esprit des deux femmes, déjà résignées à ne pas recevoir plus grand secours du suzerain, dont on avait tant attendu, une seule question régnait maintenant, insistante et grave par les dangers sournois qu'elle sous-entendait : qui, dans Montsalvy, entretenait des intelligences avec Gervais Malfrat et, par lui, osait ainsi trahir les siens ?
La question demeura fichée en Catherine, accrochée comme un hameçon au plus sensible de son âme, pendant tout le temps que dura la messe. Agenouillée sur son coussin de velours rouge et noyée dans les plis neigeux du grand voile de dentelle qu'en l'honneur de la Résurrection elle avait accroché à son hennin de velours du même violet que ses yeux, Catherine, les mains jointes, cherchait à deviner lequel de ces visages, qu'elle découvrait de son banc seigneurial placé en face du trône de l'abbé, était celui d'un traître... ou d'une traîtresse ?
L'idée était de Sara. Sans cacher son mépris, elle avait jeté, avec un haussement d'épaules :
— Pour renseigner le Gervais, ça ne peut être qu'une fille ! Il s'entend si bien à les mettre en folie.
Une fille ? Une femme ?... Peut-être ! Et Catherine fouillait sa mémoire pour essayer d'en extraire un nom, une figuré que l'on avait pu rapprocher de ceux de Gervais au moment où il avait été chassé.
Mais elle ne trouvait rien, que le souvenir de la pauvre petite Bertille.
Et pourtant, il fallait trouver ! Montsalvy était déjà en trop grand péril pour tolérer ce ver rongeur lové au plein de sa chair. Mais qui ? Tous ces gens qui étaient là devant elle, la comtesse les connaissait tous, personnellement.
Une petite ville, c'est comme une grande famille quand le seigneur aime assez son domaine pour ne pas trop s'attacher aux distances. Et parmi tous ces braves gens, il y avait des violents, il y avait des têtes dures, des cabochards, des rancuniers, des pas bien malins aussi, mais aucun qui fût capable d'une telle vilenie. Ils étaient tous droits, nets, propres dans leur âme comme ils l'étaient aujourd'hui dans les habits de fête qu'ils avaient revêtus malgré le siège.
Pourtant, il y avait quelqu'un...
Au conseil qui se tint, comme l'avait annoncé l'abbé et sitôt l'« lté missa est », dans la grande salle capitulaire, la révélation qu'apportait le récit du page fut accueillie par un silence de mort. Tous les visages s'étaient tendus, toutes les bouches s'étaient serrées et, dans tous les yeux, Catherine avait pu lire la même horreur incrédule : un traître parmi eux ? C'était impossible !
— Un traître, non ! Mais une traîtresse, oui, cria Martin Cairou dont la haine flambait au seul nom de Gervais et y retrouvant d'instinct l'idée de Sara. Il n'y a qu'une fille abêtie d'amour pour vendre les siens à ce paillard. Quelle est celle qu'il courtisait quand il a fait le malheur de ma petite ? Me semble qu'on le voyait tourner pas mal autour de ta Jeannette ! ajouta-t-il en se tournant brusquement vers Joseph Delmas qui aussitôt s'enflamma.
— Dis donc, Martin, c'est-y que tu essaierais de dire que ma Jeannette est une fille perdue, une sans-Dieu, capable de poignarder son père et sa mère dans le dos ? Je respecte ton malheur et je le plains, mais tu dépasses les bornes. Le Gervais, il tournait autour de toutes les filles qui ont le nez et les yeux à la bonne place ! Alors, pourquoi que ce serait ma Jeannette, plutôt que ta nièce Vivette ou la Babet de l'Auguste ?
On a le sang chaud en Auvergne et sur le point d'honneur on est fort chatouilleux. Du coup, Noël Cairou et Auguste Malvezin se lancèrent dans la dispute et, en quelques secondes, le conseil se mua en un concert discordant de cris, d'injures et de protestations menaçant de prendre une tournure si violente que, quittant son siège, l'abbé Bernard, après avoir échangé avec Catherine un regard angoissé, se jeta au milieu d'eux, séparant, avec une force dont on l'eût cru incapable, Martin et Joseph. Ne pouvant se mettre d'accord et hurlant comme des possédés, ceux-ci avaient commencé d'en venir aux mains.
— En voilà assez ! cria-t-il. Êtes-vous fous de vous battre ainsi, le saint jour de Pâques et dans la maison même de Dieu ? Ne comprenez-vous pas qu'en agissant ainsi, vous faites le jeu de l'ennemi ?
— Nous le ferions s'il ne s'agissait que d'un bruit, d'un propos en l'air, d'une insinuation. Mais il s'agit d'un fait, Votre Révérence. Il y a un traître ou une traîtresse parmi nous et nous devons le trouver.
— Vous ne le trouverez pas en vous battant ! s'écria Catherine qu'une idée venait de traverser. Mais il y a peut-être un moyen...
Plus encore que l'intervention de l'abbé, sa voix calme et l'annonce d'un moyen de percer le mystère apaisa les esprits. Instantanément, le silence se fit. Chacun se tourna vers elle, attendant la suite.
— Un moyen ? dit l'abbé. Lequel ?
Un à un, elle regarda tous ces visages tendus vers elle, comme pour leur demander à l'avance leur approbation. Puis, tranquillement :
— Il faut laisser courir le bruit que nous allons envoyer un nouveau messager par le souterrain. Nous cacherons soigneusement ce qu'il est advenu de Jeannet. A l'heure qu'il est, il doit être mort, le malheureux, mais si l'ennemi ne nous l'a pas fait savoir, c'est parce qu'il préfère nous entretenir dans l'espoir d'un secours. Nous dirons donc que, trouvant le temps long, nous envoyons à Carlat prier la comtesse Eléonore de faire diligence. Et une nuit prochaine, quelqu'un prendra le chemin suivi par Jeannet, mais ce quelqu'un ne sera pas seul. Une solide escorte l'accompagnera...
— Je ne comprends pas où vous voulez en venir, Dame Catherine.
Pourquoi envoyer une troupe maintenant que nous savons n'avoir rien à attendre de Carlat ? dit l'abbé.
Je veux en venir à ceci : Bérault d'Apchier, comme l'autre nuit, enverra une petite troupe pour s'emparer de notre nouveau messager.
D'après ce que m'a dit Bérenger, celle de l'autre nuit se composait de quatre hommes dont Gervais. Notre messager, en quelque sorte, servira d'appât. Au moment où les hommes d'Apchier s'empareront de lui, nos hommes à nous leur tomberont dessus, mais se garderont bien de les tuer. Je veux des prisonniers... je les veux vivants, surtout s'il s'agit de Gervais Malfrat.
— Et... que ferez-vous de ces hommes ?
— Elle pendra le Gervais, bien sûr ! s'écria Martin. Et c'est moi qui ferai office de bourreau.
— Peut-être ! Mais, avant, j'entends qu'on les fasse parler... par tous les moyens.
Les paroles de Catherine tombèrent sur les hommes assemblés avec la froide précision d'un coup de hache. Elles résonnaient d'une telle menace qu'abasourdis, ils regardèrent leur châtelaine. Elle se dressait devant eux, droite et mince comme une lame d'épée, aussi rigide d'ailleurs, et ils eurent tout à coup l'impression de ne l'avoir encore jamais bien vue, peut-être parce qu'ils n'avaient encore jamais vu dans ses yeux, toujours si doux, cette expression implacable et farouche.
Elle annonçait une résolution que rien ni personne ne ferait plier.
— Tous les moyens... répéta l'abbé avec une toute légère nuance d'incrédulité.
D'une brusque volte-face, elle se tourna vers lui, les joues enflammées, la bouche durcie :
— Oui, tous ! Y compris la torture ! Ne me regardez pas ainsi, mon Père ! Je sais ce que vous pensez. Je suis une femme et la cruauté n'est pas mon fait. Je hais ce moyen-là. Mais pensez aussi qu'il est deux choses qu'à n'importe quel prix il me faut apprendre, parce que notre vie à tous en dépend : le nom de la vipère qui se cache parmi nous... et la nature exacte du danger qui menace mon époux.
— Pensez-vous pouvoir apprendre tout cela de ceux que vous capturerez ?
Oui. S'il s'agit de Gervais. Il est dans les secrets de Bérault. Et s'il dirigeait la capture du premier messager, il n'y a aucune raison pour qu'il ne dirige pas aussi celle du second. Je veux mettre la main sur cet homme parce qu'il est la cause première de tous nos maux. Et, cette fois, Votre Révérence, sachez qu'il n'aura à attendre de moi ni pitié ni merci.
Une véritable acclamation salua cette déclaration. Dans le ton rude de la châtelaine, les notables de Montsalvy retrouvaient quelque chose de la voix dominatrice d'Arnaud et en étaient réconfortés. Ils avaient craint de Catherine la timidité, l'indécision et la sensibilité inhérentes à sa nature féminine, mais puisqu'elle parlait en chef de guerre, ils étaient prêts à la suivre jusqu'au bout du monde.
Un élan de gratitude jeta Martin Cairou à ses pieds. Le visage crispé, mais les yeux à la fois pleins de larmes et pleins d'éclairs, il saisit l'ourlet d'hermine de la robe pour y poser ses lèvres.
— Dame ! s'écria-t-il, quand nous aurons pris ce maudit, vous n'aurez pas à chercher bien loin un bourreau. C'est moi qui m'en chargerai et, sur la mémoire de mon enfant, je vous jure qu'il parlera.
— Non, Martin, ce n'est pas vous que j'en chargerai. Un tourmenteur n'est pas un vengeur : il doit être froid, indifférent. Vous avez trop de haine et cette haine vous emporterait. Vous le tueriez.
— Non... Je jure que non !
— Et puis, s'il est aussi lâche que je le crois, nous n'aurons peut-
être pas besoin d'en venir à cette extrémité.
Doucement, mais fermement, elle le releva et plongea dans le regard bouleversé du père ses yeux qui avaient retrouvé toute leur douceur :
— N'insistez pas ! Justice sera faite, cette fois, et bien faite. Qu'il vous suffise de savoir qu'il sera pendu... et que vous pourrez y assister. Maintenant, mes amis, il nous faut dresser notre plan dans tous ses détails.
Cela dura longtemps et il était déjà tard quand, enfin, les notables de la ville purent rejoindre les convives qui se pressaient dans la grande salle du château autour des chapelets de saucisses, des jambons séchés et des fromages.
Catherine et l'abbé demeurèrent un instant seuls dans la salle désertée, écoutant la rumeur presque joyeuse qui accueillait les conseillers à leur sortie de l'abbaye.
L'abbé Bernard poussa un profond soupir, puis, quittant son siège, glissa les mains au fond de ses larges manches et alla lentement vers la châtelaine. Le front légèrement baissé, elle l'attendait visiblement de pied ferme, accrochée à sa décision et sachant d'ailleurs parfaitement ce qu'il allait lui dire.
— Vous avez prononcé des paroles dangereuses, Dame Catherine.
Pensez-vous qu'il soit sage d'éveiller ainsi la violence dans leurs âmes
? — La violence, mon Père, ce n'est pas moi qui l'ai choisie : ce sont ceux qui nous attaquent. Et quelles armes, plus conformes à la loi du Christ, avez-vous à nous offrir quand la trahison est dans la cité, quand l'ennemi connaît nos secrets, nos mouvements, dès l'instant où nous en décidons ? Si les défenses du souterrain n'étaient si bien faites et si solides, Bérault d'Apchier, grâce au misérable qui le renseigne, serait déjà ici, au cœur de notre ville ! Me diriez-vous qu'il n'emploierait pas la violence et que ses mains seraient pleines de lys et de rameaux d'olivier en venant jusqu'à nous ?
— Je sais, Dame Catherine ! Je sais que vous avez raison, mais ces armes terribles... la potence... la torture... est-ce bien à vous, une femme, de les employer ?
Elle se dressa de toute sa hauteur, encore grandie par la flèche de velours violet qui couronnait ses tresses dorées.
— À cette heure, l'abbé, je ne suis plus une femme. Je suis le seigneur de Montsalvy, son défenseur et son garant. On m'attaque : je me défends ! Qu'aurait fait, à votre avis, monseigneur Arnaud, en admettant qu'il se fût trouvé dans notre situation ?
Il y eut un petit silence. Puis l'abbé eut un petit rire sans joie, haussa les épaules et détourna la tête.
— Bien pire, je le sais bien ! Mais il est lui... et vous êtes vous !...
— Non, s'écria-t-elle d'une voix où vibrait toute sa passion. Nous ne sommes qu'un ! Et vous le savez mieux que quiconque. Alors, seigneur abbé, oubliez Dame Catherine et laissez agir Arnaud de Montsalvy !...
Son orgueilleuse profession de foi, son cri d'amour qui affirmait avec une ardeur proche du désespoir ce tout et cette identité avec l'homme aimé, pour lesquels, depuis le jour de leur rencontre sur une route flamande, Catherine avait lutté jusqu'aux limites du possible, elle l'écoutait résonner encore au plus profond d'elle-même, tandis que, le soir venu, elle parcourait le chemin de ronde pour une dernière inspection des postes de garde avant de s'en aller prendre un peu de repos.
Elle était lasse, soucieuse aussi car, en prenant ainsi, seule, une grave décision, presque contre l'avis de l'abbé, elle avait du même coup chargé ses épaules de l'écrasant fardeau d'une responsabilité sans partage. Mais Arnaud n'aimait pas le partage et il fallait que, même en son absence, sa volonté demeurât primordiale et prépondérante.
La pluie s'était enfin décidée à cesser avec la tombée du jour, mais un vent glacé avait pris sa place. Il s'engouffrait dans l'enfilade des hourds et chassait les nuages comme un troupeau emballé sous le fouet d'un berger fou. Cette nuit, sans doute, il gèlerait et ce que les averses torrentielles avaient épargné, le gel achèverait de le détruire.
De toute façon, la saison serait dure et, quand l'ennemi aurait été refoulé, il faudrait écrire en hâte à Bourges pour aviser Jacques Cœur d'une situation si difficile, lui demander de transformer en blé, en fourrage, en vin, en sucre et en tout ce qui pourrait manquer pour l'hiver prochain les redevances fort larges qu'il payait toujours à la dame de Montsalvy au titre de l'investissement jadis effectué par elle et qui avait permis au négociant de prendre un nouveau départ après le naufrage qui l'avait ruiné.
Jacques, elle en était certaine, comprendrait sans peine qu'elle renonçât à l'or, aux précieuses épices et aux soieries dont il la pourvoyait régulièrement et dont elle n'aurait que faire dans un pays affamé. Le plus difficile serait sans doute de trouver ces céréales, cette nourriture, alors que dans tant de régions de France elles étaient encore si rares...
Enveloppée dans une grande mante noire d'où n'émergeait que sa tête, seulement couverte d'un voile, Catherine faisait lentement le tour des murs d'enceinte, passant d'une zone éclairée par les feux à une zone d'ombre épaisse où la silhouette des guetteurs se distinguait à peine de la masse opaque des merlons.
Partout on la saluait avec une bonne humeur née de ce repas qu'elle avait offert tout à l'heure. On lui tendait un gobelet de vin chaud qu'elle refusait d'un sourire avant de s'éloigner. Perdue dans ses pensées, elle continuait sa ronde solitaire, cherchant une solution à tous ces problèmes qui s'étaient abattus sur elle.
Elle venait de quitter la tour qui regarde vers Pons et s'engageait dans l'aléoir obscur reliant cette tour à celle du milieu, quand elle eut soudain la sensation d'une présence alors qu'elle venait de franchir le trou noir de l'un des escaliers creusés à même l'épaisseur de la muraille. Quelqu'un respirait tout près d'elle. Pensant qu'il s'agissait de l'un des soldats réfugié là pour échapper au courant d'air glacé qui soufflait dans le chemin couvert, elle tournait la tête pour lui jeter un
« bonsoir » quand, soudain, elle se sentit saisie aux épaules et poussée en avant.
Elle eut un cri qui se mua en hurlement d'horreur en s'apercevant que le plancher d'un mâchicoulis avait été retiré. A ses pieds s'ouvrait un vide énorme par où montait l'haleine humide du fossé, un vide vers lequel on la poussait impitoyablement.
— À moi !... À l'ai...
Les mains qui la tenaient accentuèrent leur pression. Affolée, elle tendit les bras, cherchant à se raccrocher à quelque chose, mais ses mains glissèrent sur la pierre, tandis qu'un coup brutal assené dans son dos la jetait à terre.
Elle tomba heureusement en travers du mâchicoulis ouvert, le haut des cuisses, le ventre et la poitrine dans le vide, se raidit et réussit tout de même à s'agripper aux planches encore en place. A nouveau, elle hurla à s'arracher la gorge, tandis que l'invisible ennemi frappait ses reins et son dos à coups de pied pour l'enfoncer dans le trou. Une douleur soudaine lui traversa l'épaule, plus aiguë que les autres. Mais ses cris avaient été entendus. On accourait. Les coups cessèrent de pleuvoir alors que la lumière d'une torche pénétrait dans le couloir.
— Dame Catherine ! s'écria Donat de Galauba, le vieux maître d'armes qui accourait flanqué de deux autres hommes. Mais que s'est-il passé ?
Il se penchait déjà pour relever la jeune femme dont les mains crispées faiblissaient.
— Attention ! prévint l'un des hommes, le mâchicoulis est ouvert sous elle. Vous risquez de l'envoyer au bas des murs.
— Faites vite !... gémit-elle. Je... je tombe !
Rapidement, Donat écarta la grande mante étalée qui cachait l'ouverture, saisit fermement la jeune femme par la taille, tandis que l'un des hommes s'accrochait à sa ceinture pour l'empêcher d'être entraîné par le poids et que l'autre, se glissant le long du mur, allait détacher les doigts de Catherine tellement raidis qu'ils en étaient tétanisés.
Doucement, ils relevèrent la jeune femme, la retournèrent et la posèrent un peu plus loin. Son visage était d'un blanc de craie et elle tourna vers le vieux maître d'armes, qui se penchait sur elle, un regard encore plein d'horreur.
— Il était là... caché dans l'ouverture de l'escalier. Il s'est jeté sur moi par-derrière...
— Qui était-ce ? L'avez-vous vu ?
Non... non, je n'ai pas pu le reconnaître. Il a voulu me jeter en bas, mais Dieu m'a fait tomber comme vous m'avez trouvée... Alors il m'a donné des coups... de poing... de pied... je ne sais pas.
Pour toute réponse, le vieux Donat sortit de sous la jeune femme l'une des mains qui la tenaient et la lui montra. Cette main était humide et rouge de sang.
— Vous êtes blessée ! Il faut vous porter immédiatement au château. Sara vous soignera...
Elle hocha la tête avec agitation.
— Blessée ? Je ne sais pas... Je ne me suis pas rendu compte. Mais courez !... Laissez-moi là... cela ne doit pas être grave. Il faut retrouver cet homme.
— Les hommes qui étaient avec moi se sont lancés à sa poursuite.
Ne bougez pas, ne vous agitez pas.
Mais la peur qu'elle avait eue avait brisé ses nerfs. Elle hoquetait et gémissait tout à la fois en s'accrochant aux épaules du vieil homme.
— Il faut que je sache... Je veux savoir qui a voulu... On me hait, Donat... On me hait et je veux savoir...
Doucement, comme un père qui console sa fille, il caressa le front mouillé de sueur.
— Personne ne vous hait ici, Dame Catherine ! Mais nous savions déjà qu'il y avait un traître. De là à se muer en assassin, il n'y a pas bien loin. Mais ne soyez pas en peine, on le retrouvera...
C'était apparemment plus facile à dire qu'à faire car lorsque les deux soldats revinrent, ils étaient bredouilles. L'escalier débouchait dans une ruelle étroite et sombre qui contournait l'abbaye et rejoignait les piliers de la halle et les gros contreforts de la grange aux dîmes.
Tout cela était désert à cette heure et rien n'était plus aisé que de se fondre parmi toute cette obscurité. Mais s'ils n'avaient pu retrouver l'agresseur, les deux hommes avaient clamé la nouvelle de l'agression dont Catherine avait été victime et ce fut une petite foule bruyante et houleuse qui la rapporta jusqu'au château où, à demi évanouie, elle fut remise aux mains de Sara et de Donatienne qui se hâtèrent de la coucher.
Elle reprit tout à fait ses esprits sous la main de Sara qui, après avoir nettoyé la plaie qu'elle portait à l'épaule,
appliquait dessus un cataplasme de feuilles de plantain. La blessure, heureusement, n'était pas grave. Les plis de la grande cape noire qui enveloppait Catherine avaient trompé l'assassin, d'ailleurs pressé, et il n'avait frappé du couteau que pour lui faire lâcher prise et réussir enfin à la jeter dans le vide.
De toute évidence, il eût de beaucoup préféré que sa mort eût l'air d'un accident.
En ouvrant les yeux, Catherine vit autour d'elle les trois visages de Donatienne, de Sara et de Marie qui s'étageaient à son chevet, semblables à quelque allégorie des trois âges de la vie. Les traits de la vieille femme avaient revêtu une sorte de gravité offensée. Le visage de Sara était fermé, buté, mais Catherine savait que sous cette froideur apparente couvait le volcan d'une immense fureur. Seul, celui de Marie, plus tendre, était noyé de larmes.
Pour les rassurer, pour effacer cette anxiété qu'elle lisait dans ces trois paires d'yeux si dissemblables, Catherine s'efforça de leur sourire.
— Ce n'est rien, dit-elle. J'ai eu surtout très peur.
— Et tu as encore peur, gronda Sara. Qui ne l'aurait, d'ailleurs ?
Comment imaginer que dans cette ville où chacun t'aime et célèbre tes vertus il a pu se trouver quelqu'un d'assez ignoble...
— ...pour en avoir assez, sans doute, de ce que tu appelles si pompeusement « mes vertus ». Je ne suis qu'une femme comme les autres, ma bonne Sara. Et même si tu ne le comprends pas, parce que tu m'aimes, il est assez normal que j'aie quelques ennemis... même si c'est très désagréable à admettre.
— Celui qui vous a attaquée est plus qu'un ennemi, s'écria Marie.
Celui-là, il vous hait.
Donatienne alors sortit du silence réprobateur qu'elle observait. Elle donnait l'impression qu'en s'attaquant à Catherine, l'invisible ennemi l'avait offensée personnellement.
Personne ici n'a de raisons valables de haïr notre dame, affirma-t-elle péremptoire. Je pense, pour ma part, que cet homme a agi par ordre et que ses sentiments n'ont rien à voir avec son geste. Disons... qu'il déteste moins Dame Catherine qu'il n'aime les Apchier. On a dû penser, chez ces gens, qu'une fois notre châtelaine abattue, l'abbé, qui n'est pas homme de guerre et qui a toute la douceur d'un véritable saint, ne ferait pas tant de difficultés pour admettre un nouveau co-seigneur, surtout si...
Elle s'arrêta, gênée tout à coup par cette pensée qui, l'habitant depuis plusieurs jours, venait de remonter si naturellement à ses lèvres. Ce fut Catherine qui, sombrement, acheva sa pensée incomplètement formulée :
— Surtout si, comme l'a prédit Bérault, monseigneur ne devait jamais revenir de cette guerre.
Tout à coup, elle se redressa sur ses oreillers, si brusquement d'ailleurs que son épaule blessée lui arracha une plainte. Elle négligea la douleur et, regardant l'un après l'autre les trois visages tendus vers elle :
— ...Il faut que vous me promettiez, au cas où il m'arriverait malheur... Non, non ! Ne protestez pas : cela peut se produire. Il est probable même que mon mystérieux agresseur, voyant son coup manqué, cherchera à le renouveler, en admettant qu'il en ait le temps...
— Il ne l'aura pas ! protesta farouchement Marie. Josse bat la ville à l'heure présente, cherchant, interrogeant, fouillant les maisons et les consciences. Quand on vous a ramenée, tout à l'heure, il était comme fou. "J'ai juré sur ma vie à messire Arnaud qu'il n'arriverait rien à Dame Catherine, ni aux enfants, durant son absence, répétait-il. Si l'assassin avait réussi son coup, je n'avais plus qu'à mourir !..."
Ce serait la dernière chose à faire, car si j'avais disparu c'est alors que Michel et Isabelle auraient le plus besoin de défenseurs, fit Catherine sévèrement. En fait, c'est de cela que je veux parler. Jurez-moi, si je viens à mourir, de sauver mes enfants par tous les moyens. Cachez-les parmi ceux de la ville car, si Montsalvy tombait aux mains de Bérault, il n'épargnerait pas mes petits. Cachez-les... tenez, parmi ceux de Gauberte ! Elle m'est dévouée et elle en a déjà dix : deux de plus ne se verraient même pas. Puis, le calme revenu, conduisez-les à Angers, auprès de la reine Yolande qui saura les faire élever comme il convient et, aussi, maintenir leurs droits... venger leurs parents !
Jurez-le-moi !...
Donatienne et Marie levaient déjà la main, mais Sara, qui était occupée à essuyer les siennes à une serviette, jeta le linge avec colère et fit, avec agitation, deux ou trois tours dans la chambre. Son teint brun était devenu très rouge et ses yeux noirs lançaient des éclairs trop brillants pour que quelques larmes n'y fussent pas mêlées.
— Tu n'es pas encore morte, que je sache ! s'écria-t-elle. Tu es là, à dicter tes dernières recommandations comme si nous étions des simples d'esprit ! Crois-tu donc que nous aurions besoin d'un serment pour faire notre devoir au cas où...
Tout à coup, s'arrêtant net, elle regarda Catherine avec des yeux dilatés d'où ruisselaient les larmes puis, comme un grand oiseau sombre, elle s'abattit à genoux auprès du lit et enfouit son visage dans les couvertures.
— ...Je te défends de parler de ta mort ! sanglotait- elle, je te le défends ! Si tu mourais... crois-tu que ta vieille Sara pourrait encore respirer l'air du Bon Dieu, regarder son soleil alors que tu serais descendue dans la nuit ? Ce n'est pas possible... Je ne pourrais pas...
Ne me demande pas de jurer... parce que je ne pourrais pas tenir ma promesse.
Elle sanglotait maintenant et Catherine, émue par ce désespoir qui traduisait si bien la tendresse de sa vieille compagne, attira sa tête contre sa poitrine et se mit à la bercer comme un petit enfant, mais sans parvenir à articuler une seule parole tant l'émotion lui serrait la gorge.
Depuis des années, Sara tenait auprès d'elle la place d'une seconde mère. Elle avait tout partagé avec Catherine, les pires heures plus encore que les meilleures et, bien des fois, elle avait risqué sa vie pour celle qu'elle appelait son enfant. Parfois, d'ailleurs, Catherine se prenait à penser que la femme de Bohême rencontrée à la Cour des Miracles au temps du malheur tenait plus de place en son cœur que sa propre mère qui vivait loin d'elle sur la terre bourguignonne. Elle en avait un peu honte, mais elle savait depuis longtemps que le cœur maîtrise difficilement ses élans et ne bat pas toujours dans le sens que l'on souhaiterait...
Quand Josse apparut, quelques instants plus tard, l'émotion avait gagné les deux autres femmes et, dans la chambre de Catherine, tout le monde pleurait sur ce qui aurait pu être.
La mine sombre, les traits tirés par une anxiété d'autant plus profonde qu'il se refusait à l'accepter, Josse regarda les quatre femmes, posa un instant la main sur l'épaule de Marie dans un geste familier de protection, lui sourit de son curieux sourire en demi-lune qui relevait les commissures de ses lèvres sans les desserrer, puis salua sa maîtresse qui, repoussant doucement Sara, paraissait attendre qu'il parlât.
— Il semble que vous ayez eu affaire à un fantôme capable de fondre dans la pierre des murs, Dame Catherine. Personne n'a rien vu, rien entendu. L'homme doit être diantrement habile. Ou alors il a des complices...
Catherine se raidit. Les paroles de Josse creusaient davantage la lézarde que le récit de Bérenger avait fait naître dans le mur de fidélité dont elle se croyait si bien entourée.
Des complices ? Peut-être, après tout... Qui pouvait d'ailleurs affirmer que son agresseur était le même homme que le traître ? L'idée de son entourage n'était- elle pas que ce traître était une femme ? Cela faisait deux ennemis d'autant plus redoutables qu'ils étaient protégés par le manteau de la confiance...
Envahie d'une peine amère, Catherine ferma les yeux, serrant les paupières pour retenir de nouvelles larmes, de découragement cette fois. A quoi bon lutter s'il lui fallait combattre ses propres amis ?
Josse s'approcha à toucher le lit et, pour la ramener à la réalité, posa doucement ses doigts sur le poing qu'elle serrait instinctivement sur le drap. Ses yeux se rouvrirent aussitôt :
— Oui, Josse ?
— Vous êtes lasse et je vous demande pardon, mais Nicolas désire savoir si la décision prise en conseil tient toujours et si vous êtes toujours décidée...
— Plus que jamais ! Nous agirons demain soir. Trouvez un homme capable de... faire parler celui que nous espérons prendre. Mais surtout pas Martin Cairou. Il a trop de haine. Quant à moi, j'attendrai le résultat de l'expédition dans la salle basse du donjon : je veux être renseignée aussitôt que possible.
— Dans la salle basse ? Mais pourrez-vous seulement quitter votre lit demain ?
Les feux de la colère avaient séché ses yeux. Un peu de fièvre mettait des taches rouges à ses joues pâles, mais dans le regard qu'elle levait sur son intendant, il y avait une inflexible volonté qui rendait bien inutile toute autre forme de réponse.
Josse Rallard ne s'y trompa pas. Saluant profondément, il sortit de la chambre.
— Douce Dame ! hasarda Bérenger, vous ne devriez pas être ici. Il fait froid, humide et vous êtes souffrante. Voyez : vos mains tremblent...
C'était vrai. Malgré l'épaisse robe de velours gris et la pelisse fourrée de vair qui l'enveloppaient, Catherine claquait des dents. Ses pommettes rouges et ses yeux trop brillants dénonçaient la fièvre, mais elle s'obstinait à demeurer là, dans cette salle basse, lourdement voûtée d'ogives, où le froid tombait comme une chape de plomb malgré le brasero empli de braises qui rougeoyait près du tabouret où la jeune femme s'était assise.
La pièce était sinistre. Située sous le sol du donjon, dont elle tenait toute la superficie, elle ouvrait par deux couloirs sur les prisons du château. Des prisons qui, jusqu'à présent, n'avaient servi à rien d'autre qu'à entreposer les saloirs et les futailles car, taillées dans le roc, elles constituaient d'excellents celliers.
Catherine ne les avait pas fait construire par plaisir ; mais aucun château digne de ce nom ne pouvait se dispenser de posséder des locaux de justice.
Au centre de la salle, sous la clef de voûte fleuronnée à laquelle pendait un anneau de fer, une large trappe était ouverte, dévoilant les premiers barreaux d'une échelle qui plongeait dans l'obscurité. Cette échelle menait à une autre salle, de même superficie que la première et qui était censée être une oubliette. Mais, en fait, elle servait de point de départ au fameux souterrain. Celui-ci, établi dans un antique boyau creusé par un ruisseau souterrain disparu, s'enfonçait loin sous le plateau. Encore était-il défendu par de puissantes grilles de fer que l'on ne pouvait forcer sans donner l'alarme aux soldats qui, de jour comme de nuit, veillaient dans la salle basse, au cas où l'ennemi aurait réussi à découvrir l'entrée secrète.
Cette nuit-là, cependant, la châtelaine et son page étaient seuls, au milieu d'un profond silence. Le crépitement des braises la troublait de temps en temps, et aussi la respiration de Bérenger qui, par instants, s'oppressait.
Il y avait près d'une heure maintenant que, guidés par Josse, qui s'était attribué le dangereux rôle du messager, quelques-uns des hommes de la ville s'étaient enfoncés dans les ténèbres souterraines.
Nicolas Barrai les menait et, pour la circonstance, on les avait armés autant qu'il était possible de le faire sans les rendre trop bruyants.
Outre Nicolas et deux de ses hommes, l'expédition se composait des deux fils Malvezin, Jacques et Martial, de Guillaume Bastide, le talmelier qui avait la force d'un taureau, et du gigantesque Antoine Couderc, le maréchal-ferrant. Tous avaient des haches et des dagues.
Seul l'Antoine ne portait que la lourde masse qui lui servait à battre le fer.
— Je ne saurais pas manier autre chose, mais ça, je sais m'en servir
! affirmait-il. Et, croyez-moi, j'en découdrai bien quelques-uns. Ce sera déjà une consolation pour nos morts !
Car, cette fois, l'assaut, que Bérault d'Apchier avait lancé contre la ville dès le lever du jour avait été meurtrier. Rendus enragés par des jours et des jours d'inaction sous la pluie, les routiers s'étaient jetés aux échelles avec une fureur telle qu'on avait eu grand-peine à les contenir. Un moment même la barbacane de la porte d'Aurillac avait bien failli être emportée, mais le vieux Donat de Galauba, voyant le danger, s'était rué au secours de la défense avec une poignée de garçons de ferme dont, depuis le début du siège, il avait essayé de faire des soldats. Galvanisés par son exemple, les jeunes gars avaient accompli des prodiges, mais trois d'entre eux étaient tombés sur le chemin de ronde et Donat lui-même, la gorge traversée d'un carreau d'arbalète, avait terminé là, dans le feu de la bataille, une vie d'honneur et de fidélité tout entière consacrée aux armes de la maison de Montsalvy. A cette heure, il reposait dans sa vieille armure, couché au milieu de la grande salle du château sur la bannière de Montsalvy qu'il avait toujours si vaillamment défendue.
Catherine, elle-même, avait placé sa grande épée sous ses deux mains jointes et déposé à ses pieds, sur un coussin de velours, les gantelets et les éperons d'or.
Elle l'avait fait pieusement et avec une sorte de tendresse. Elle avait pleuré aussi sur ce vieux serviteur dont elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'il était mort pour elle. Mais sa colère et sa haine s'étaient accrues de ses larmes et de ses regrets. C'était avec une volonté plus farouche que jamais qu'elle avait donné le signal du départ de l'expédition.
— Il me faut des prisonniers, avait-elle répété à Nicolas. Au moins un, si c'est le bon !
Maintenant, elle attendait, luttant de son mieux pour dominer sa fièvre et sa faiblesse. Malgré les compresses de Sara, et le baume dont elle l'avait enduite, son épaule la brûlait et gênait les mouvements de son bras.
— Que c'est long ! Mon Dieu que c'est long ! mur- mura-t-elle entre ses dents. Pourvu que les choses n'aient pas mal tourné !
Le page, qui osait à peine respirer de crainte de troubler les pensées sombres de sa maîtresse, prit son courage à deux mains :
— Voulez-vous que j'aille voir, Dame Catherine ?
Je pourrais descendre à l'entrée du souterrain et écouter si je les entends venir ?
Elle s'efforça de lui sourire, sachant bien ce qu'avait pu coûter cette proposition à sa prudence naturelle.
— C'est inutile. Il fait trop noir dans ce trou et vous vous rompriez le cou sans profit pour personne.
— Je pourrais prendre l'une des deux torches qui nous éclairent...
— Non, Bérenger, restez tranquille. Votre place est près de moi.
D'ailleurs, il me semble que j'entends des pas...
— En effet... mais ils viennent de l'étage supérieur, pas du souterrain.
Un instant plus tard, en effet, l'abbé Bernard, flanqué des deux frères Cairou, apparaissait au bas de l'escalier du donjon. En apercevant Catherine repliée sur elle- même dans les fourrures d'où n'émergeait que son visage tiré, il hocha la tête avec une exclamation où entraient à la fois de la pitié et du mécontentement.
— Je pensais bien vous trouver ici. Vraiment, mon amie, vous n'êtes pas raisonnable ! Que ne laissez-vous Josse et Nicolas mener cette affaire ? Ils sont grandement capables de s'en tirer à votre entière satisfaction. N'avez-vous pas confiance en eux ?
— Vous savez bien que si ! Mais ceci est une opération de justice et la justice est mienne. Elle est mon devoir... et mon droit.
— Elle est aussi le mien. Laissez-moi vous remplacer, Catherine.
La fièvre vous brûle et vous ne vous soutenez qu'à peine. Rentrez chez vous et laissez-moi faire : je vous promets que vous serez contente.
Mais, par pitié pour vous-même, écoutez-moi : vous avez une mine épouvantable.
La jeune femme était si lasse qu'elle allait peut-être se laisser convaincre, mais à cet instant précis un énorme vacarme éclata sous ses pieds, tandis que la tête casquée de Nicolas jaillissait du sol.
Nous avons réussi, Dame Catherine ! Annonça- t-il, haletant encore de l'effort du combat. Nous le tenons !
Aussitôt, Catherine fut debout. Elle était devenue encore plus pâle peut-être, mais une flamme nouvelle brillait dans ses yeux.
— Gervais ? souffla-t-elle. Vous l'avez pris ?
— On vous l'amène...
En effet, le trou central vomit, à la manière d'un volcan, une lave bouillonnante de ferraille et d'hommes qui essayaient de sortir tous à la fois et qui parlaient tous en même temps. La salle basse, si muette l'instant précédent, s'emplit de bruit et de fureur...
Poussé par la poigne brutale du forgeron, un homme dont les mains étaient liées derrière son dos vint s'abattre aux pieds de la châtelaine.
Sous la trace de sang, issue d'une blessure à la tête, qui le maculait, son visage était couleur de cendres. Il ne restait rien de la vanité fanfaronne de Gervais Malfrat à cette minute où il se retrouvait, seul et désarmé, au milieu de ce cercle humain où il pouvait sentir la haine brûler comme l'air trop chaud d'une fournaise.
C'était normalement un garçon de belle taille. Ses cheveux étaient presque roux, sa peau blanche tavelée de son et ses yeux hésitaient entre le jaune foncé et le brun. Solidement bâti, il était fier de ses muscles dont il aimait à faire étalage aux yeux des filles dans les assemblées et les fêtes locales. Mais la terreur qui l'habitait le recroquevillait au point de le réduire de moitié. Et il restait là, le nez dans la poussière, semblable à quelque chapon troussé pour la broche sans oser seulement lever les yeux sur ces gens qui le cernaient, par crainte de ce qu'il pourrait lire dans leurs regards.
Quand on l'avait jeté sur le sol, la figure de Martin Cairou s'était illuminée d'une joie sauvage. Il avait fait un mouvement pour se jeter sur le prisonnier, mais l'abbé Bernard l'avait empoigné par le bras et fermement retenu.
— Non, Martin ! Reste tranquille ! Ce n'est pas à toi que cet homme appartient : c'est à nous tous.
—
C'est à Bertille qu'il appartient. Vie pour vie, seigneur abbé !
—
Allons ! Ne me fais pas regretter de t'avoir laissé venir.
—
Ce n'est peut-être pas une si mauvaise idée, fit Catherine songeuse.
Un instant, elle considéra attentivement l'homme qui haletait à ses pieds puis, se tournant vers Nicolas qui, rouge d'orgueil, attendait visiblement des compliments.
—
Vous n'avez fait qu'un prisonnier, sergent ? Cet homme était seul ?
—
Vous voulez rire, Dame Catherine ? Ils étaient huit !
— Où sont les autres, alors ?
—
Morts ! Nous ne sommes pas assez bien pourvus en vivres pour nourrir des vautours captifs !
—
Je ne crois pas que celui-là aura le temps de nous coûter très cher, fit la jeune femme.
Ces mots, et surtout ce qu'ils sous-entendaient, redoublèrent la terreur de Gervais. Il se risqua à lever sur la châtelaine un regard vacillant.
— Grâce ! bredouilla-t-il. Ne me tuez pas !
Livide, la bouche molle, des rigoles de sueur coulant sur ses joues mal rasées, il bavait, déjà aux prises avec une répugnante agonie.
Catherine eut un frisson de dégoût.
—
Quelle raison puis-je avoir de t'épargner ? Je t'ai déjà fait grâce une fois et c'était une fois de trop puisque tu nous as ramené cette bande de loups affamés !
— Ce n'est pas moi !
—
Pas toi ? cria le père de Bertille. Laissez-le-moi, Dame Catherine. Je vous jure que dans quelques minutes il chantera une autre chanson !
—
Je veux dire, se hâta de corriger Gervais, que ce n'est pas moi qui ai donné aux Apchier l'idée de venir ici. Ils y songeaient depuis la grande fête de l'automne et ça, moi, je l'ignorais quand ils m'ont recueilli là-haut, sur l'Aubrac, à moitié gelé et mourant de faim.
Mais c'est bien toi qui leur as dit que messire Arnaud avait quitté le pays avec ses hommes, constata l'abbé Bernard. C'est donc la même chose ! Pire encore, peut-être, car, sans toi, les femmes, les enfants et les vieillards de notre cité ne seraient pas en péril.
Rampant du ventre et des genoux, Gervais se traîna vers lui :
— Votre Révérence !... Vous êtes un homme de Dieu... Un homme de miséricorde !... Ayez pitié de moi ! Je suis jeune ! Je ne veux pas mourir ! Dites-leur de me laisser vivre !
— Et le pauvre frère Amable ? gronda le talmelier, il n'était pas si vieux lui non plus. As-tu aussi prié tes amis d'Apchier de lui laisser la vie ?
— Je ne pouvais rien ! Que suis-je pour donner conseil à des seigneurs ? Je ne suis pour eux qu'un manant.
— Pour nous aussi ! grogna le forgeron. Mais tu devais leur être un manant bien utile et plutôt bien vu, car tu paradais avec assez d'arrogance, au soir de leur arrivée...
— Et le deuxième messager, le Jeannet... celui que tu attendais comme cette nuit à la porte du souterrain, renchérit Bastide, il est encore bien en vie, sans doute ?
Tout autour du misérable, maintenant, les accusations jaillissaient comme des flèches et, sous leur rafale, Gervais se tassait de plus en plus, courbant l'échiné et rentrant la tête dans ses épaules comme sous l'attaque d'un essaim de guêpes, sans plus chercher à répondre ou à se défendre.
Un moment, Catherine les laissa faire sans intervenir. La haine et la fureur qui émanaient de ce cercle d'hommes achevaient de porter à son point culminant la terreur du prisonnier et c'était ce qu'elle souhaitait.
Assise sur son tabouret, muette et frissonnante dans les fourrures qu'elle serrait autour d'elle, la jeune femme évitait même de regarder cette loque humaine qui se traînait à ses pieds. Pareille lâcheté l'écœurait. Pourtant, de ce lâche terrorisé, il lui fallait encore tirer la vérité...
Quand elle sentit qu'il était à point, elle leva la main, imposant, par ce simple geste, silence à ses compagnons puis, du bout du pied, elle toucha l'épaule de l'homme affalé à terre.
— Écoute-moi, maintenant, Gervais Malfrat ! Tu as vu ces bommes, tu les as entendus ? Tous te haïssent et il n'en est pas un qui ne souhaite te faire endurer tous les tourments de l'enfer avant de permettre à ton âme misérable de s'évader de ton corps. Pourtant, tu peux encore t'éviter un univers de souffrance...
Gervais, instantanément, releva la tête. Elle lut un espoir dans son regard vacillant.
— Vous me feriez grâce encore, gracieuse dame ! Oh, dites... dites vite à quel prix !
Elle comprit qu'il était prêt à parler, à dire n'importe quoi pourvu qu'il pût croire à sa vie. Rien n'était plus facile que de promettre mais, même pour un coquin de cette espèce, elle ne voulait pas employer le mensonge ni une ruse aussi vile. Quoi qu'il lui en coûtât, elle le détrompa aussitôt.
— Non, Gervais ! Je ne te ferai pas grâce parce que je n'en ai plus la possibilité. Tu n'es pas mon prisonnier : tu es celui des gens de cette cité dont aucun ne comprendrait que nous te laissions poursuivre ta vie néfaste. Mais tu auras une mort rapide si tu réponds à deux questions... deux seulement.
— Pourquoi pas la vie ? La vie sauve, Dame Catherine, ou je ne répondrai à rien ! Que m'importe ce que vous voulez savoir si je dois mourir tout de même.
— Il y a mourir et mourir, Gervais ! Il y a la corde, la flèche, la hache ou la dague qui tuent en un instant... et puis il y a l'estrapade, les tenailles, le plomb fondu, les fers rouges... tout ce que l'on peut endurer des heures... des jours parfois et qui fait qu'alors on appelle, on désire la mort comme un bien suprême.
A chacun des mots terribles prononcés par Catherine, Gervais avait poussé un gémissement. Ils s'achevèrent en long hurlement :
— Non ! non... Pas ça !
— Alors parle ! Sinon, sur l'honneur du nom que je porte, je te livre au tourmenteur, Gervais Malfrat !
Mais la terreur n'avait pas encore complètement obscurci l'esprit du vaurien. Une expression de ruse passa sur son visage défait.
— Vous faites pas plus féroce que vous n'êtes, Dame Catherine ! Je sais aussi bien que vous qu'il n'y en a pas à Montsalvy !
— Il y a moi ! cria Martin Cairou qui ne pouvait plus se contenir.
Donnez-le-moi, Dame ! Je vous promets qu'il parlera et qu'aucun de ses cris, aucune de ses supplications ne me fera cesser le supplice...
Attendez ! Je vais vous montrer.
Vivement, le toilier se pencha, saisit près du brasero un long tisonnier de fer qu'il plongea dans les flammes au milieu d'un silence de mort.
On entendit haleter Gervais.
— Regarde cet homme, dit alors Catherine. Il te hait ! À cause de toi son enfant a choisi la mort. Et lui, voilà des jours et des nuits... des nuits surtout, qu'il rêve de te tenir à sa merci pour te faire endurer une éternité de douleurs dans l'espoir qu'elles apaiseront un peu les siennes. Tu as raison de dire que nous n'avons pas de tourmenteur à Montsalvy, mais c'est parce que nous n'en avons jamais eu besoin.
Cependant, pour toi, il y en aura un... et c'est toi-même qui l'auras fait naître... Parles-tu ?
Dans les braises, la longue tige de fer était devenue incandescente.
Martin la reprit d'une main ferme, tandis que, sans s'être concertés mais d'un même mouvement, Antoine Couderc et Guillaume Bastide empoignaient Gervais dont le hurlement fut celui d'un loup à l'agonie, tandis que tous ses muscles tétanisés se contractaient dans l'angoisse de la souffrance proche.
— NOOOOOOOOOOon !...
Martin s'avançait déjà. Catherine saisit son bras, le retint, puis s'adressant à Gervais qui se débattait furieusement aux mains de ses gardiens auxquels les deux fils Malvezin durent prêter main-forte :
—
Parle ! Sinon, dans un instant, on t'aura dépouillé de tes vêtements, attaché à cet anneau qui pend de la voûte et nous te laisserons à Martin !
— Que... voulez-vous savoir ?
—
Deux choses, je te l'ai dit. D'abord le nom de ton complice ! Il y a, dans cette ville, un misérable qui te renseigne et qui nous trahit.
Je veux son nom.
— Et la... deuxième question ?
—
Bérault d'Anchier a clamé à tous les échos de ce pays que le seigneur de Montsalvy n'y reviendrait jamais. Je veux savoir ce qu'il trame pour avoir telle assurance. Je veux savoir ce qui menace mon époux !
—
Je vous l'ai dit, Dame... je suis trop petit compagnon pour être honoré des secrets d'Apchier...
Catherine ne le laissa pas poursuivre. Sans hausser le ton, elle ordonna :
—
Déshabillez-le et pendez-le par les poignets à cet anneau...
—
Non ! Par pitié ! Non !... Ne me faites pas de mal ! Je vais parler... Je vais dire ce que je sais.
—
Un instant ! coupa l'abbé Bernard. Je vais consigner tes déclarations. Tu es ici devant un tribunal, Gervais. J'en serai le greffier.
Calmement, il tira de son scapulaire une feuille de papier roulée ', une plume d'oie et décrocha de sa ceinture un petit encrier. Puis il fit signe à l'un des soldats de lui prêter son dos cuirassé comme pupitre.
— Voilà, fit-il avec satisfaction, nous t'écoutons !
Alors, regardant tour à tour l'abbé qui attendait, la plume en l'air, la châtelaine qui, un coude aux genoux et le menton dans sa main, dardait sur lui des yeux impitoyables, et le père de Bertille qui remettait au feu son tisonnier, Gervais articula :
—
Gonnet... le bâtard d'Apchier, n'est plus au camp. Il est parti au matin du Vendredi saint pour Paris...
— Tu mens ! s'écria Nicolas. Le bâtard a été brûlé 1. Les moulins à papier existaient depuis près d'un siècle, tel celui de Richard de Bas, près d'Ambert, qui date de 1356.
à l'épaule au moment du premier assaut qu'ils ont donné. Il n'a pas pu partir !
— Je jure qu'il est parti, cria Gervais. On a la peau dure dans cette famille. Et puis, c'est son épaule qui lui fait mal, pas ses fesses. Il peut monter à cheval...
— Je te crois ! coupa Catherine avec impatience. Continue... Dis-nous ce qu'il est allé faire à Paris.
— Rejoindre messire Arnaud. On ne m'a pas mis au courant, bien sûr, mais quand on écoute derrière la toile d'une tente la nuit, on entend bien des choses...
Un éclat de rire de Nicolas lui coupa la parole de nouveau :
— Si tu espères nous faire croire que ton bâtard est parti assassiner messire Arnaud au beau milieu des troupes de monseigneur le Connétable, tu nous prends pour des idiots, ou alors il a le goût du martyre ton Gonnet ! Outre qu'il n'est pas manchot, notre maître, il a autour de lui une garde que lui envierait le Roi. On n'abat pas un Montsalvy quand il a, auprès de lui, un La Hire, un Xaintrailles, un Bueil, un Chabannes... ou alors c'est que l'on accepte de se laisser écorcher vif ensuite.
— Je n'ai pas dit qu'il allait l'assassiner... pas tout de suite, du moins ! Les Apchier sont plus malins que ça. Gonnet va à Paris...
pour combattre avec les capitaines. Il va prétendre être venu servir le Roi pour essayer de gagner des éperons de chevalier. Tout au moins, c'est ce qu'il dira et Messire Arnaud n'aura aucune peine à trouver ça tout naturel. Il sait que Gonnet est bâtard, qu'il n'a pas grand-chose à attendre de l'héritage paternel, puisque Bérault d'Apchier a deux fils légitimes. Personne ne s'étonnera qu'un garçon élevé dans le goût des armes cherche à se tailler une place au soleil, n'est-ce pas ?
L'esprit tendu, Catherine cherchait à démêler la trame, encore obscure, de ses ennemis et dont le dessein lui échappait encore.
Tu veux dire, fit-elle pensant tout haut plus qu'elle l'interrogeait, que Gonnet va chercher, en rejoignant mon époux, à obtenir sa protection et, en lui offrant de combattre sous sa bannière, gagner sa confiance ?
— C'est à peu près ça...
— Il aura du mal. Monseigneur n'aime pas beaucoup les Apchier, légitimes ou non, mais il essayait d'entretenir des relations de bon voisinage, voilà tout.
— Il ne les aime pas, mais il écoutera Gonnet. Le bâtard n'est pas assez sot pour se présenter comme un petit saint et jouer les bons apôtres. D'abord, il prendra sa part du combat sans hésiter. Cela ne lui coûtera guère car il est brave. Mais il obtiendra sans peine l'attention de messire Arnaud quand il lui apprendra que son père, ce vieux bandit, et ses frères assiègent Montsalvy...
— Comment ? Il veut l'avertir ?
— Mais naturellement. Comprenez, Dame Catherine : Gonnet va débarquer au camp du Connétable encore tout fumant d'une fausse colère : son père, ses frères se sont jetés sur Montsalvy, cette aubaine, mais ils ont refusé de partager avec lui. On l'a chassé, battu, blessé même car il va exploiter sa blessure et prétendre s'être battu avec l'un de ses frères. Il brûle de se venger. Alors il s'est enfui et il est venu prévenir le légitime propriétaire du mal qu'on lui faisait pour se faire un allié, de préférence reconnaissant. Ce langage-là, messire Arnaud le trouvera assez naturel chez un Gonnet d'Apchier...
Il n'y avait plus besoin d'inciter Gervais à parler. Moussé par l'espoir que la dame de Montsalvy, reconnaissante, consentirait enfin à lui laisser la vie, il ne tarissait plus de détails ni d'explications.
Catherine l'écoutait, les pupilles dilatées d'horreur. Malgré la fièvre qui la brûlait, elle sentait un froid de glace s'insinuer dans ses veines, car elle entrevoyait maintenant une affreuse noirceur, une espèce d'abîme répugnant ouvert sous ses pas et sous ceux de son époux, mais sans parvenir à en mesurer encore la profondeur. Les hommes qui l'entouraient éprouvaient, d'ailleurs, la même sensation et ce fut Nicolas Barrai qui posa la question suivante.
— Qu'est-ce que le bâtard espère en apprenant à messire Arnaud ce qui se passe ici ?
— Qu'il abandonnera alors l'armée pour revenir ici. Gonnet, bien sûr, le suivra pour « savourer sa vengeance ». Il n'y aura plus autour d'eux tous ces capitaines, ces soldats, et alors, sur les mauvais chemins du retour...
— S'il revient, il ne reviendra pas tout seul, j'imagine, s'écria Couderc indigné. Il n'aura peut-être plus ses vaillants amis ni les troupes du Connétable, mais il aura ses hommes à lui « sur les mauvais chemins du retour », il aura ses chevaliers et nos gars à nous qui n'auront que trop envie de frotter les oreilles d'un Apchier, vrai ou faux. Tu crois qu'ils laisseront ton Gonnet l'assassiner sans s'en occuper ?
— Gonnet emporte avec lui un poison... un poison qui n'agit pas trop vite et qui n'altère pas le goût du vin. A l'étape du soir, quand les chevaliers vident quelques gobelets pour se remettre des fatigues de la route, le bâtard n'aura pas beaucoup de mal à le faire avaler à messire Arnaud et il aura, ensuite, tout le temps de disparaître !
Un grondement de colère retentit dans la salle basse, jaillit spontanément de toutes les poitrines, écho indigné du cri d'angoisse de Catherine.
D'un même mouvement, le sergent, le forgeron et le talmelier s'étaient jetés sur Gervais pour l'étrangler. L'abbé eut juste le temps de s'élancer devant le prisonnier pour lui éviter d'être abattu sur place.
— Restez tranquilles ! ordonna-t-il. Cet homme n'a pas fini de parler. Allons, reculez-vous ! Ce n'est pas lui qu'il faut empêcher de nuire pour l'instant. Dis-moi, Gervais, ajouta-t-il en se retournant vers le garçon qui s'abritait derrière sa robe noire, si Gonnet d'Apchier possède un poison si puissant et si discret, que ne l'emploie-t-il dès qu'il aura trouvé messire Arnaud ? De Paris aussi il aura le temps de disparaître ?
Bien sûr, Votre Révérence ! Mais ce que veut Bérault d'Apchier, ce n'est pas seulement la mort de messire Arnaud... c'est aussi sa déchéance.
— Comment ?
— Si le seigneur de Montsalvy quitte le siège de Paris et abandonne l'armée pour retourner chez lui, comment sera-t-il jugé par ses pairs ? Je ne sais pas comment Gonnet s'y prendra, mais il veillera à ce que ce départ ait l'air d'une fuite... ou d'une trahison. "Il est toujours possible, a-t-il dit, de laisser derrière soi une trace compromettante et je verrai à saisir une occasion." Et comme messire Arnaud disparaîtra peu après, Bérault d'Apchier aura toutes les facilités pour se faire donner, en toute propriété et très légitimement, les biens d'un traître ! Ce ne sera pas la première fois que le roi Charles VII frappera la maison de Montsalvy !
Cette fois, il n'y eut ni cris de colère, ni même de commentaires.
L'indignation, le dégoût tenaient tous ces braves gens muets de stupeur.
Mais Catherine se leva et son regard fier fit le tour de l'assemblée.
— Alors, nous n'avons rien à craindre ! Monseigneur a trop le sens de son devoir... et trop de confiance en vous tous, ses vassaux, et en moi, sa femme, pour déserter en face de l'ennemi uniquement afin de voler à notre secours. Même s'il savait Montsalvy en flammes, il ne quitterait pas l'armée que la campagne ne soit achevée, et cette fois moins encore que jamais, car c'est de Paris qu'il s'agit, la ville capitale du royaume qu'il faut enfin arracher à l'Anglais et rendre à notre Roi !
Ton Gonnet perdra son temps, ajouta-t-elle en se tournant vers Gervais, le seigneur de Montsalvy ne désertera pas, même pour nous tirer de péril. Tout au plus enverra- t-il avec la permission du Connétable ce qu'il pourra distraire de ses troupes personnelles.
Les paroles de la jeune femme firent l'effet d'un flot d'huile jetée sur une eau bouillonnante. Toutes les poitrines se dégonflèrent, tous les visages s'apaisèrent et l'on échangea même des sourires à la fois ravis et triomphants.
— Mais bien sûr ! fit Guillaume Bastide. Messire Arnaud saura faire ce qu'il faut pour nous aider sans risquer sa réputation de chevalier et le chien bâtard en sera pour ses frais.
— Ben voyons ! grogna Nicolas en haussant les épaules. Il n'est pas tombé de la dernière pluie et les malices des Apchier sont trop grosses pour lui.
Alors, Gervais se mit en colère. De la plus imprévisible façon, cet homme lié de cordes et qui se savait promis au gibet parut trouver insupportable que l'on n'accordât pas plus de crédit à ce qu'il disait.
Sans même songer davantage à marchander ses renseignements, emporté par une aveugle fureur, il hurla :
— Bande d'abrutis ! Qu'est-ce que vous avez à vous rengorger comme des dindons, à jouer les esprits forts et à vous congratuler ? Je vous dis moi qu'il suivra Gonnet et qu'il reviendra. Parce qu'il ne pourra pas faire autrement. Comment est-ce que vous croyez qu'il va réagir, votre messire Arnaud, quand Gonnet lui dira que sa femme est la maîtresse de Jean d'Apchier, que c'est elle qui a fait venir son amant ici pour lui livrer la ville... et quand il lui donnera la preuve qu'ils couchent ensemble ?
Il y eut un silence de mort. Incapables d'en croire leurs oreilles, tous se regardèrent, tandis que Catherine, devenue aussi grise que sa robe, restait figée sur place, les yeux démesurément agrandis... Puis, d'une voix blanche qui n'avait pas l'air de lui appartenir, fixant droit devant elle un point de la muraille, elle répéta :
— La preuve ?... Quelle preuve ?